Rien.
Ils avaient quitté l’espace du saut en alerte générale, prêts au pire, conscients qu’ils risquaient de rencontrer des mines sur leur chemin et une flotte du Syndic juste derrière. Et qu’il leur faudrait peut-être traverser la seconde en combattant s’ils voulaient survivre fût-ce un jour de plus. Mais seul le vide attendait les sondages fébriles des systèmes de visée de l’Alliance.
Le système stellaire de Caliban, autant que pouvaient en juger les meilleurs instruments de détection dont disposait l’Alliance, était totalement privé de vie. Rien de vivant n’y était détectable, aucun vaisseau ne s’y déplaçait et il n’émanait de nulle pièce d’équipement, fût-ce de réserve, une signature thermique discernable. Des gens avaient vécu à Caliban autrefois, mais tout y était désormais mort, et tout y était silence.
« Pas de mines, loués soient nos ancêtres ! exulta le capitaine Desjani. Personne, autrement dit, ne s’attendait à notre arrivée. Vous les avez devancés, capitaine Geary.
— Il faut croire. » Pas de fausse modestie. Nous sommes là parce que je l’ai ordonné et uniquement pour cette raison. « Caliban ne m’a plus l’air très flambard, pas vrai ?
— Il ne l’a jamais été. »
Cinq planètes, dont deux si petites qu’elles méritaient à peine ce nom. Toutes inhospitalières pour l’homme, en raison de températures beaucoup trop basses ou élevées et d’atmosphères inexistantes ou toxiques. Plus la kyrielle habituelle de cailloux et de boules de glace ; mais eux-mêmes semblaient bien peu nombreux et insignifiants comparés à ceux d’autres systèmes stellaires. Pourtant des gens y avaient bâti leur maison. Le système de Caliban n’avait rien de particulier, à part la gravité de son étoile qui autorisait les points de saut. Geary n’avait aucun mal à se dépeindre son histoire humaine, tant les astres qui avaient connu la même étaient nombreux.
Avant l’hypernet, des vaisseaux avaient été contraints de traverser Caliban pour gagner d’autres systèmes. Et, pour cette raison, on y avait bâti à la hâte deux ou trois chantiers spatiaux pour la réparation d’avaries urgentes, l’entretien et l’approvisionnement des vaisseaux en transit et de ceux qui restaient dans le système et transportaient les travailleurs et leurs familles. Chantiers et familles avaient eu besoin de certains services, de sorte que de petites villes avaient poussé par endroits. Enfouies sous le sol d’une planète hostile ou creusées dans un gros astéroïde, elles avaient offert les prestations que les petites bourgades ont de tout temps rendues. Certains vaisseaux en transit transportaient des passagers ou des cargaisons destinés à Caliban. Et, bien entendu, plutôt que de rapporter en masse des matériaux bruts d’une autre étoile, on y avait exploité des mines pour les fournir ; des gens y avaient travaillé, un gouvernement local avait été chargé de maintenir l’ordre, avec, pour le surveiller, des représentants de l’autorité centrale du Syndic.
Quant au reste, Geary n’en avait connaissance que par ouï-dire. L’hypernet était né et les vaisseaux n’avaient plus eu besoin de passer par Caliban ni, d’ailleurs, par d’innombrables systèmes. On avait fermé les chantiers spatiaux, dont l’activité s’était de plus en plus raréfiée, et, privées de ces emplois, les petites villes s’étaient vite étiolées. À un moment donné, ses points de saut étaient devenus la seule raison de passer par Caliban. Aujourd’hui, il n’en existait plus aucune de s’y attarder. Combien d’années les derniers comptoirs ont-ils bien pu tenir ? Pas tant que ça, sans doute. Dans un système du Syndic, chacun était sans doute employé par une société, et les entreprises tendent à enrayer leurs pertes bien avant que les particuliers ne songent à renoncer. Il ne reste plus personne aujourd’hui. Toutes les installations que nous voyons sont éteintes. Plus de sources d’énergie ni de systèmes de survie en activité. Ils ont tout coupé. Je parie que la dernière personne à quitter le système s’est souvenue d’éteindre la lumière.
Comparée à la durée de vie d’une étoile, celle de la présence humaine dans ce système n’avait été qu’un battement de cils. Pour une raison qu’il ignorait lui-même, un froid glacial s’empara de nouveau de l’observateur conscient de ce phénomène qu’était Geary.
Mais il se secoua. Tout astronaute apprend très vite que rien dans l’espace n’est humain. Ses seules dimensions, ce vide infini, la mort qu’il porte partout en lui sauf dans ces infimes poches où l’homme peut arpenter la surface d’une planète en respirant et en offrant au vent son visage nu. Ce n’est ni bon ni mauvais, disait le vieil adage. C’est ainsi, tout simplement.
Il est trop vaste pour nous et, pour lui, nous ne sommes là que le temps d’un clin d’œil, avait déclaré un vieux chef à Geary quand il n’était encore qu’un jeune aspirant, si jeune qu’il avait du mal à s’en souvenir. Un jour, n’importe quand, il peut t’éliminer, parce que, même s’il ne se soucie nullement de ton existence, il te tuera s’il le peut en un éclair. Ensuite, si les étoiles consentent à exaucer tes prières, tu vivras à jamais dans leur chaleur et leur lumière. Sinon, autant profiter de ton mieux du reste de tes jours. En parlant de ça, est-ce que je t’ai raconté la fois où mon ancien vaisseau a visité Virago ? Alors, ça, c’était une nouba.
Geary se rendit compte qu’il souriait au souvenir du vieux chef et des histoires, souvent égrillardes, qu’il lui racontait sur sa vie dans l’espace. « Capitaine Desjani, je compte placer la flotte en orbite autour de Caliban. Faites-moi part, s’il vous plaît, de vos recommandations quant au choix exact de cette orbite. S’il vous en vient à l’esprit. »
Elle lui jeta un regard légèrement étonné. « On va rester là ?
— Le temps de voir ce que les Syndics auront abandonné sur place en matière d’équipement et de minerais. » Il avait vérifié l’état de la flotte pendant le saut depuis Corvus et s’était aperçu, non sans déplaisir, que certains vaisseaux commençaient à manquer cruellement de l’essentiel. Ce dénuement n’était encore critique pour aucun, mais ils étaient loin d’être rentrés à bon port. Et il avait une autre tâche à remplir, exigeant le séjour prolongé des vaisseaux dans l’espace conventionnel. Une tâche impérative avant que la flotte n’affrontât de nouveau un combat.
Desjani hocha la tête. « Heureusement que les réserves de vivres de la base du Syndic étaient en bon état de conservation. Nous n’en trouverons vraisemblablement pas ici.
— Tout à fait d’accord. » Geary réfléchit aux choix qui s’offraient à lui puis ordonna aux vaisseaux de décélérer à un pour cent de la vitesse de la lumière pour s’enfoncer lentement dans le système vers Caliban. Cela lui laisserait le temps d’évaluer avec précision ce que lui transmettraient les senseurs de la flotte sur les installations fermées par le Syndic.
D’apprendre ce que l’ennemi avait laissé derrière lui et qui pouvait correspondre aux besoins de la flotte. Et de parler à ses commandants de vaisseau.
Le capitaine Duellos appela. « Je vous recommande de poster quelques croiseurs de combat près du point d’émergence pour le garder. »
Geary secoua la tête. « Pas cette fois. Je tiens à ce que la flotte reste unie. Nous ne pouvons pas simultanément nous déployer pour exploiter ce que les Syndics ont abandonné et monter la garde au point de saut.
— Très bien, capitaine Geary. »
Desjani lui jeta un regard difficilement déchiffrable. « Duellos n’a jamais aimé l’amiral Bloch, vous savez.
— Je l’ignorais.
— Il ne trouvait pas ses décisions avisées. Tandis qu’il se plie assez aisément aux vôtres. Intéressant. »
Geary eut un petit sourire. « Sans doute parce que je n’ai pas fait trop de sottises jusque-là. »
Desjani sourit à son tour puis se retourna pour examiner le message qui venait de s’afficher sur son écran. « Mon officier des opérations nous recommande de nous placer en orbite sur ces coordonnées. » Geary se démancha le cou pour les consulter et constata qu’il s’agissait d’une zone située à deux heures-lumière du point de saut, à l’intérieur du système. Il compara ces coordonnées avec celles des installations du Syndic d’ores et déjà repérées et approuva de la tête. « Ça me paraît parfait. Allons-y. Veuillez indiquer aux autres vaisseaux l’orbite que nous comptons adopter et ordonnez-leur de maintenir la formation autour de l’Indomptable.
— Oui, capitaine. » Desjani entreprit de donner les ordres requis pendant qu’il se penchait sur son écran pour étudier les données qui lui étaient retransmises.
À peine avait-il commencé d’examiner les rapports relatifs à ce qu’on pouvait savoir des installations du Syndic et se rendait-il compte qu’il lui faudrait envoyer des équipes d’éclaireurs pour découvrir ce qu’on pouvait exactement trouver dans chacune qu’il recevait un appel du commandant du Titan.
Super. Qu’est-ce qui cloche encore ?
Mais le visage de l’officier ne trahissait ni inquiétude ni alarme. Le capitaine du Titan donnait l’impression d’être un peu trop jeune pour occuper ce poste, mais son ton et son comportement étaient tous deux empreints d’une relative assurance. « Salutations, capitaine Geary.
— Salutations. Le Titan aurait-il encore un problème ?
— Non, capitaine. Nos réparations avancent un peu plus tous les jours et nous recouvrerons bientôt toute notre capacité de propulsion. »
La nouvelle lui arracha un léger sourire. « C’est un sacré soulagement. Je dois avouer que votre bâtiment m’a beaucoup préoccupé. »
Le capitaine du Titan comprit l’allusion et y répondit par un tressaillement surjoué. « Nous sommes reconnaissants à nos nombreux escorteurs d’avoir fait tous ces efforts pour nous garder indemnes. Enfin… toutes proportions gardées. Nous devions procéder à d’assez considérables réparations et nous avons apprécié de n’avoir pas à en ajouter d’autres à une liste déjà longue. »
Cette fois, Geary sourit largement. L’absence de toute opposition dans le système l’avait, pour une fois, mis d’excellente humeur. « Je peux le comprendre. Vous avez fait du bon travail. Que puis-je pour vous maintenant ?
— J’aimerais vous présenter une suggestion et une requête. » Une petite fenêtre s’ouvrit, montrant une représentation du système de Caliban. « Nous avons la confirmation qu’il existait ici des mines de métaux.
— Ouais. Et elles ont été fermées, comme tout le reste.
— Certes, mais mes gens pourraient réactiver leur équipement automatisé s’il est encore intact. À en juger par les apparences, les habitants de Caliban n’ont pas dû beaucoup entamer les réserves de minerais de ce système, et nous pourrions utiliser certains de ces métaux à la fabrication de pièces détachées et d’armement pour les vaisseaux de la flotte. »
Geary s’adossa à son siège et réfléchit à la proposition. « Pourrez-vous raffiner tout le minerai que nous extrairons ou devrons-nous réactiver aussi les installations sidérurgiques du Syndic ? »
Le capitaine du Titan balaya l’argument d’un geste. « Aucun problème, capitaine. J’en ai la conviction. Certaines de ces mines se trouvent sur des astéroïdes. Ce qui implique des filons de minerai pur. Nous n’aurons ni à le raffiner ni à le purifier. Nous devrons le transformer en alliage, mais nous en avons la capacité.
— Dans quel délai ? Combien de temps vous faudra-t-il pour réactiver les mines, extraire le minerai et le charger sur le Titan ? Et quelques-uns des autres auxiliaires en auront aussi l’usage, j’imagine ? »
Le capitaine du Titan hésita pour la première fois. « Si tout marche à la perfection, le minerai sera à bord dans une semaine. Et, oui, effectivement, d’autres vaisseaux des forces auxiliaires peuvent utiliser ces métaux. Nous attarder dans ce système comporte un risque, j’en suis conscient, mais, avec ces métaux, nous pourrions usiner tout ce dont nous aurions besoin pour continuer. »
Geary baissa les yeux et réfléchit. Si tout ne marche pas à la perfection, et ce sera probablement le cas, ça prendra sans doute plus d’une semaine. Malheureusement, je n’ai aucune idée exacte du temps que mettront les Syndics à comprendre que nous sommes allés à Caliban, ni du délai qui leur sera ensuite nécessaire pour y expédier une force conséquente. C’est donc une gageure. Mais je comptais de toute façon passer un bon moment dans ce système. Et, si je ne tiens pas ce pari, qui sait quand nous aurons de nouveau l’occasion de réapprovisionner les ateliers de ces auxiliaires ?
À propos d’auxiliaires, qui donc commande cette division de la flotte ? Qui aurait dû m’appeler pour me présenter lui-même cette suggestion ? Il tapota quelques touches et ressentit une certaine satisfaction en réussissant à activer la bonne commande, tandis que les données correctes s’affichaient sous ses yeux. « Une dernière question. Je crois comprendre que le commandant de la division des auxiliaires est le capitaine Gundel du Djinn. Pourquoi ne m’a-t-il pas fait cette proposition au nom de tous les vaisseaux qui pourraient en profiter ? »
Geary se persuada qu’il venait de surprendre une fugace lueur de culpabilité dans le regard du commandant du Titan. « Le capitaine Gundel est très occupé, capitaine. De nombreux problèmes réclament son attention immédiate.
— Je vois. » Il me semble, du moins. « Très bien. Entamez les préparatifs de concrétisation de votre projet. Dès que vous enverrez des équipes inspecter physiquement les installations, faites-le-moi savoir.
— À vos ordres, capitaine. »
Geary fixa quelques instants le point de l’espace où s’étaient affichées les dernières images tout en réfléchissant à ses options. Puis il haussa les épaules et contacta directement le capitaine Gundel. La vigie de la passerelle du Djinn répondit sur-le-champ, mais un bon moment s’écoula avant que Gundel lui-même n’apparût, l’air visiblement contrarié. Il servait manifestement dans la flotte depuis un bon moment : sa tenue oscillait étrangement entre l’étalage obsessionnel de ses nombreuses décorations et le débraillé de son uniforme. « Oui ? Qu’y a-t-il ? »
Geary ne put s’empêcher de remarquer que, en dépit du tempérament belliqueux de son interlocuteur, aucune de ces décorations ne récompensait un acte d’héroïsme au feu. Il demeura impassible mais arqua un sourcil. « Capitaine Gundel, ici le capitaine Geary, commandant de la flotte.
— Je sais. Que voulez-vous ? »
Parle-moi encore sur ce ton et je te fais pendre par les pieds. « J’aimerais qu’on me recommande la ligne à suivre pour réactiver les installations minières désaffectées du Syndic afin d’en extraire des minerais pour les auxiliaires. »
Les lèvres de Gundel s’activèrent hargneusement. « Je vais devoir étudier l’affaire. Pendant… un mois, disons. Il me faudra sans doute ordonner une inspection préalable exhaustive de ces installations avant de vous faire parvenir mes recommandations écrites.
— Il me les faut aujourd’hui même, capitaine Gundel.
— Aujourd’hui ? Impossible. »
Geary patienta un instant, mais Gundel n’avait manifestement pas l’intention de lui proposer une alternative. « Quels sont les besoins prioritaires du Djinn à l’heure actuelle ? »
Gundel cligna des yeux, de toute évidence pris de court. « Je peux vous les transmettre sous quelques jours… Pas sûr.
— Vous êtes le commandant du Djinn. Vous devriez n’avoir que cela en tête.
— J’ai de nombreuses responsabilités ! Vous et moi n’avons visiblement pas la même conception des devoirs d’un commandant de division ! »
Vous et moi n’avons visiblement pas la même conception du commandement de cette flotte ! Mais, bien que la moutarde lui montât au nez, Geary s’astreignit à faire bonne figure. « Merci, capitaine Gundel. »
Il coupa la communication, conscient que cette interruption brutale agacerait infiniment Gundel, puis fixa encore le vide quelques instants. Si Gundel se conduisait ainsi avec ses supérieurs, on n’avait aucune peine à s’imaginer comment il se comportait envers ses subordonnés. Ce qu’on pouvait sans doute tolérer de la part d’un officier capable, mais pas d’un homme qui donnait l’impression de briller par son incompétence et refusait de se plier à des ordres limpides. Qu’il dût gicler crevait les yeux, mais la relève d’un officier supérieur d’une telle ancienneté devrait se faire avec doigté, sans donner à des gens comme le capitaine Numos d’autres justifications à la colère qu’ils couvaient contre Geary. La voie la plus directe et la plus diplomatique serait sans doute une promotion le soustrayant à son commandement… mais le moyen, dans une flotte n’offrant aucune possibilité d’avancement, de bombarder une vieille baderne à un grade supérieur ?
Qu’aurait dit mon vieux chef ? À part, bien sûr, « Prends une cuite et regarde si ça va mieux au réveil ». Minute. Le règlement. Il affirmait qu’on peut toujours y trouver de quoi justifier ce qu’on envisage. Jusque-là, ce conseil m’a toujours profité.
Il afficha le règlement de la flotte et entreprit quelques recherches à l’aide de mots-clés, en explorant les textes en quête d’un article qui pourrait éventuellement l’aider. À sa grande surprise, la réponse jaillit assez vite. Mais ai-je vraiment envie de faire ça ? Il revint aux états de service et afficha les données des dossiers personnels des autres commandants de vaisseau de la division des auxiliaires. Le commandant du Titan, comme il l’avait pressenti, était passablement jeunot pour occuper ce poste, même en tenant compte de la moyenne d’âge actuelle des officiers de la flotte. Ce qui expliquait sans doute son zèle et son empressement à le contacter pour lui faire part de sa suggestion. D’un autre côté, étant donné son ancienneté, Gundel était trop âgé pour commander le Djinn, vaisseau d’un moindre tonnage. Toute la différence qui sépare un officier ambitieux, compétent et soucieux de bien faire d’un type qui cherche uniquement à se planquer dans sa confortable sinécure.
Mais il y avait également le capitaine Tyrosian du Sorcière. Expérimentée, certes, mais pas exceptionnellement chevronnée. Ingénieur estimé, officier bien noté, assez d’ancienneté pour briguer un commandement plus élevé. Pour ce que ça valait, elle avait belle allure sur le papier.
Geary passa un autre appel. Le capitaine Tyrosian était sur sa passerelle et se rendit aussitôt disponible. Elle lui jeta un regard respectueux, mais il lui sembla lire une certaine méfiance dans ses yeux. « Oui, capitaine ? »
Respect de l’étiquette. Ça lui ajoute tout de suite des points. « Je prends simplement contact en personne avec tous les commandants des auxiliaires. Comment se comporte le Sorcière ?
— Comme nos rapports l’indiquent, capitaine. Nous n’avons que peu souffert pendant la bataille dans le système mère du Syndic, de sorte que, pour l’heure, notre travail consiste surtout à reconstituer les réserves de munitions de la flotte.
— Où en êtes-vous de vos stocks de matériaux bruts ? »
Le capitaine Tyrosian n’hésita pas une seconde. « Il nous en faudrait davantage.
— Dans quel délai pourriez-vous me fournir un rapport sur les possibilités de réapprovisionnement ? »
Elle le fixa d’un œil encore plus cauteleux. « Dès que vous me le demanderiez, capitaine, mais il vous faudrait faire passer cette requête par mon commandant de division. »
Parfait, capitaine Tyrosian. Vous savez ce qui se passe, vous êtes prête à faire ce qu’on vous demande, mais aussi à me rappeler que je dois me plier à la voie hiérarchique. « Merci, capitaine Tyrosian. »
Il consulta l’heure. Laissons s’écouler un délai acceptable. Deux heures.
Il consacra cet intervalle à travailler à ses simulations de combat destinées à l’entraînement de la flotte, tandis que celle-ci s’enfonçait à une allure paresseuse dans le système de Caliban, puis rappela le Djinn. « Capitaine Gundel ? »
Gundel donnait l’impression d’être encore plus irascible. « J’ai un tas de choses à faire.
— Alors vous ne serez pas mécontent d’entendre ce que j’ai à vous dire, capitaine Gundel. Je me suis rendu compte que j’avais besoin d’un homme susceptible de travailler à l’établissement des besoins à long terme de cette flotte. Quelqu’un d’assez expérimenté pour rassembler de façon exhaustive toutes les données requises, même si cette tâche demande un bon bout de temps. » Il sourit à Gundel, lequel, de manière un tantinet condescendante, tentait de donner l’impression qu’il approuvait cette décision. « Mais, si d’autres responsabilités venaient sans arrêt distraire cet officier de sa mission, il lui serait impossible de se concentrer sur elle. Je vous prends donc dans mon état-major, capitaine Gundel, à titre d’ingénieur en chef-conseil. » Il lui sourit de nouveau.
Gundel semblait maintenant en état de choc.
« Bien entendu, reprit Geary sur le ton de l’excuse, vous êtes conscient que le règlement de la flotte interdit le cumul des postes de commandant de vaisseau ou plus élevés en grade avec ceux d’officier d’état-major. Trop de préoccupations et de responsabilités conflictuelles. Le professionnel que vous êtes doit sûrement le comprendre. De sorte que, pour pouvoir jouir de l’avantage exclusif de vos conseils, je me dois de vous relever de votre commandement du Djinn. Vous aurez besoin d’un bon bureau pour rédiger le rapport que vous m’adresserez, et je sais qu’un petit vaisseau comme le Djinn ne dispose guère d’espace libre ; vous devrez donc vous transférer sur le Titan. Je veillerai à ce qu’on vous fournisse un bureau convenable à son bord. Et de même, bien sûr, dans la mesure où vous ne commanderez plus le Djinn, le capitaine Tyrosian du Sorcière sera désormais le commandant de la division des auxiliaires.
» Alors, pas de questions ? Excellent. Puisque nous sommes pressés par le temps, veuillez remettre avant minuit le commandement du Djinn à votre second. Vous serez transféré dès demain sur le Titan. »
Gundel retrouva enfin sa voix. « Vous… Vous ne pouvez pas…
— Oh que si. » Geary reprit un visage austère et sa voix se fit plus sèche. « Mes ordres seront transmis au Titan, au Djinn et au Sorcière dès la fin de cette conversation. Nul officier aussi chevronné que vous ne songerait à tergiverser en recevant l’ordre d’une nouvelle affectation, j’imagine. » Geary marqua une pause, sachant que ces paroles ne manqueraient pas de rappeler à Gundel l’exemple de l’ex-commandant Vebos de l’Arrogant. Puis il contint encore un instant son irritation, le temps de le laisser réfléchir aux avantages qu’offriraient à un officier de son acabit l’exonération de ses responsabilités de commandement et la possibilité de se consacrer à un interminable projet de recherches sans qu’on pût pour autant le soupçonner d’avoir été relevé de ses fonctions pour une raison de service. Geary vit l’expression de Gundel s’altérer dès qu’il prit conscience de l’aubaine que représentait une telle affectation pour un officier aux ambitions limitées. « Cela posera-t-il un problème ?
— Non. Non, aucun. » Geary vit le regard de son interlocuteur changer de nouveau d’expression, comme s’il réfléchissait encore aux choix qui s’offraient à lui, puis Gundel hocha pensivement la tête et reprit contenance. « Un emploi avisé de votre personnel. Il va sans dire que je regrette de devoir quitter le Djinn.
— Bien sûr.
— Mais j’ai formé moi-même mon second. Il devrait avoir profité des leçons qu’il aura prises durant ma période de service et faire un commandant très convenable pour le Djinn.
— C’est bon à savoir.
— Le capitaine Tyrosian aura également, me semble-t-il, tiré profit des observations qu’elle a pu faire quand j’étais commandant de division.
— En ce cas, il ne saurait être question de revenir en arrière, affirma Geary, pressé de mettre un terme à ce torrent apparemment inépuisable de rodomontades.
— Vous vous rendez compte, bien entendu, que la rédaction du rapport que vous me demandez exigera un très long processus, du moins si je veux rendre un travail convenable.
— Prenez tout le temps nécessaire. » Plus ce sera long, mieux ce sera, puisque vous ne serez plus dans mes jambes ni dans celles de personne. « Merci, capitaine Gundel. » Geary coupa précipitamment la connexion avant que son interlocuteur n’ajoutât autre chose. Avec un peu de chance, je n’aurai plus jamais à lui parler. Il peut travailler sur ce rapport autant d’années qu’il lui plaira, jusqu’à sa retraite si besoin, et le transmettre ensuite au malheureux qui commandera alors la flotte.
Geary envoya les messages qu’il avait préparés puis appela le Sorcière et le Titan pour informer les commandants de ces vaisseaux des nouvelles dispositions. Le capitaine Tyrosian donna l’impression d’être aussi stupéfaite que Gundel. Mais elle obtempéra aussitôt, en acceptant de concocter un projet qui permettrait peut-être l’exploitation des installations minières du Syndic, et se ragaillardit en prenant conscience qu’elle commandait désormais la division et que son Sorcière en était le nouveau vaisseau amiral. Sachant qu’il allait maintenant travailler avec elle, Geary faillit pousser un soupir de soulagement en mettant un terme à leur conversation.
D’un autre côté, le commandant du Titan, que la perspective de n’être plus à la botte de Gundel enchantait visiblement, redoutait tout aussi manifestement de devoir héberger son ex-commandant de division sur son vaisseau, et pour une durée indéterminée. « Il ne fait plus partie de votre chaîne de commandement, lui affirma Geary. Fournissez-lui tous les matériaux qu’il vous demandera et trouvez-lui un lieu de travail agréable. Vous ne le verrez probablement jamais.
— Oui, capitaine. Merci, capitaine Geary.
— Merci ? De quoi ? » chercha-t-il à savoir.
Le jeune officier hésita. « De ne pas m’avoir viré par le sas à grands coups de pied pour m’être adressé directement à vous en passant par-dessus la tête du capitaine Gundel.
— Si les installations minières du Syndic redémarrent, ce sera une aubaine pour cette flotte. Vous aviez une bonne raison. Mais n’en faites pas une habitude.
— Promis, capitaine. »
Quelques heures plus tard, Geary se souvenait de rappeler le nouveau commandant du Djinn. Il avait sciemment transféré Gundel sur le Titan pour l’empêcher de harceler son remplaçant. L’ex-bras droit semblait assez compétent. De fait, Geary avait la conviction qu’il avait toujours réellement régi les affaires du Djinn, tandis que Gundel feignait constamment d’être débordé. Le nouveau commandant de ce vaisseau parvint à cacher la liesse qu’il ressentait à l’idée de n’être plus le subordonné de Gundel, mais il faut dire aussi qu’après avoir travaillé si longtemps avec lui il devait avoir acquis une certaine expérience en matière de dissimulation des sentiments.
Geary examina la position de la flotte à l’intérieur du système de Caliban. Depuis plusieurs heures, elle dérivait lentement vers l’étoile. Même si les Syndics qui la pourchassaient dans le système de Corvus avaient finalement décidé de sauter vers Caliban plutôt que vers Yuon, ils n’arriveraient pas avant quelques heures. Mais, plus il y réfléchissait, moins il craignait une poursuite immédiate. Si les Syndics avaient eu le moindre soupçon à cet égard, ils auraient à tout le moins dépêché un dispositif destiné à détecter l’arrivée de la flotte de l’Alliance à Caliban. La seule absence d’un vaisseau éclaireur chargé de la repérer puis de filer les en informer le renseignait suffisamment sur leur conviction fermement ancrée : la flotte de l’Alliance allait gagner Yuon ou Voss ; ils concentraient donc tous leurs efforts sur ces deux systèmes.
Malheureusement, parvenir à cette conclusion impliquait qu’il ne pouvait repousser plus longtemps une corvée qui s’imposait depuis qu’il était entré dans ce système ; bien à contrecœur, Geary envoya donc à tous ses commandants l’ordre de procéder à une réunion générale immédiate.
La salle de conférence lui parut de nouveau immense, avec sa table qui s’étirait à l’infini, en même temps qu’il se demandait quel délai mettrait le déplaisir que lui inspiraient ces réunions pour se transformer en haine viscérale. Le procédé des visioconférences ne facilitait que trop la tenue de ces conseils stratégiques, mais il s’apercevait peu à peu que lui-même les compliquait davantage, dans la mesure où tout le monde pouvait aisément y assister pour mettre son grain de sel. Le logiciel donnait la parole à tous ceux qui voulaient s’exprimer, sans tenir compte de ce que lui-même éprouvait, et il lui était impossible de fixer délibérément des rendez-vous interdisant à ses principaux adversaires d’y assister.
Du coup, nous revoilà tous présents. Une grande et heureuse famille. Geary s’efforçait de ne pas tourner les yeux vers le capitaine Faresa, qui devait certainement lui lancer un de ses regards acerbes. « Je tenais à vous faire part à tous de mon intention de m’attarder quelque temps à Caliban. Nous y trouverons peut-être des matériaux utiles, et le Syndic a bien peu de chances de nous y poursuivre dans l’immédiat… »
Le capitaine Faresa le coupa comme il s’y attendait : « Si les Syndics apparaissent, la flotte de l’Alliance compte-t-elle encore fuir ? »
Il lui décocha un regard inexpressif dans l’espoir de la déstabiliser. « Nous n’avons pas fui à Corvus mais refusé le combat.
— C’est du pareil au même ! Et devant une force inférieure à la nôtre ! »
Geary scruta l’un après l’autre les visages de ses capitaines en s’efforçant d’évaluer, à leur expression et à leur attitude, à qui allaient leurs sympathies. Il se rendit compte qu’un nombre bien trop élevé approuvaient intérieurement les déclarations de Faresa. Cette prise de conscience l’ébranla sans doute, mais l’on ne pouvait s’y tromper. « Si je puis me permettre de le rappeler au capitaine Faresa, notre seul dessein, en gagnant Corvus, était de traverser le système pour arriver à un autre point de saut. Je n’ai vu aucune raison de permettre à une flotte du Syndic inférieure en nombre de nous détourner du but que nous nous étions fixé.
— Ils croient que nous avons fui ! »
Geary secoua la tête et se fendit d’un sourire fugace. « Les Syndics croient à tout un tas de choses stupides. » À son grand soulagement, son commentaire déclencha les rires de nombreux capitaines. Il avait réfléchi à la meilleure façon d’aborder les événements de Corvus si quelqu’un décidait de soulever la question : minimiser l’importance de la flotte du Syndic lui avait paru la meilleure solution.
— Le capitaine Faresa rougit, mais le capitaine Numos intervint avant qu’elle ne reprit la parole : « Il n’en demeure pas moins qu’ils sont certainement persuadés que nous avons eu peur de les affronter. »
Geary arqua un sourcil. « Je n’ai pas eu peur des Syndics, moi », déclara-t-il. Il les laissa se pénétrer de sa déclaration, tandis que Numos le fusillait du regard. « Je refuse de laisser l’ennemi nous dicter notre comportement. Si nous avions rebroussé chemin pour engager le combat, uniquement parce que nous… parce que nous nous soucions de ce qu’il pense de nous… eh bien, nous leur aurions permis de déterminer notre ligne d’action à notre place. »
Il pointa tour à tour Faresa et Numos du doigt. « Je vous rappelle à tous les deux que les Syndics savaient que nous gagnerions Corvus. C’était la seule étoile accessible depuis le point de saut de leur système mère que nous avons emprunté. » Il avait failli dire « par où nous nous sommes échappés », mais il ne tenait pas, même si elles étaient fondées à un pour cent, à étayer les allégations selon lesquelles la flotte se serait soustraite aux combats. « La force qui nous poursuivait n’était sans doute qu’une première vague. D’autres auraient suivi. Qu’aurions-nous pu faire, avec nos vaisseaux endommagés, si une seconde était apparue ? Nous ne disposions d’aucun havre sûr dans un système du Syndic. Tout bâtiment endommagé aurait été condamné en même temps que son équipage. En quoi est-ce que ça aurait servi notre cause ? En quoi aurait-ce pu servir aux gens que nous commandons ? Livreriez-vous un combat à mort, par pur orgueil, dans un système stellaire sans aucune importance stratégique ? »
Le capitaine Faresa le dévisagea sans mot dire, mais Numos secoua la tête. « C’est pour l’orgueil que se bat cette flotte. C’est la fierté qui maintient sa cohésion. Sans elle, nous ne sommes plus rien. » Son ton laissait clairement entendre que Geary aurait dû le savoir et que cette ignorance était inexcusable.
Geary se pencha vers l’hologramme de Numos, conscient de trahir sa fureur : « Cette flotte ne se bat pas pour l’orgueil mais pour la victoire. Ce sont l’honneur, le courage, la foi en nous-mêmes et en ce pour quoi nous nous battons qui maintiennent sa cohésion. L’orgueil n’est rien en soi, sinon une arme entre les mains de l’ennemi, qu’il emploiera allègrement pour nous conduire à notre perte. »
Le silence retomba. Une lueur satisfaite rôdait dans le regard de Numos, comme s’il s’imaginait avoir marqué des points contre lui. Sachant qu’il ne pouvait se permettre de perdre son sang-froid, Geary se calma. Il suivit du regard les longues rangées de capitaines dont l’image semblait assise à la table, en s’efforçant de deviner s’il avait perdu son influence et sans trop savoir ce qu’il allait dire ensuite. « Si je puis me permettre de poursuivre, les Syndics ne savent pas encore que nous sommes à Caliban. Ils ne se rendront même pas compte avant plusieurs jours que nous n’avons pas gagné Yuon. Là seulement, ils commenceront à nous chercher ailleurs. Nous devons mettre à profit ce délai pour réapprovisionner nos stocks dans la mesure du possible. Nos auxiliaires… (il désigna du menton la place qu’occupait le capitaine Tyrosian) vont veiller à réunir autant de matériaux bruts qu’ils le pourront, tout en fabriquant dans le même temps davantage d’articles correspondant aux besoins de cette flotte, articles qui seront distribués ensuite à ceux des vaisseaux à qui ils manqueront.
— Le capitaine Tyrosian est responsable de la division des auxiliaires ? Qu’est-il advenu du capitaine Gundel ? demanda un officier en dévisageant Tyrosian d’un œil intrigué, mais sans hostilité.
— Le capitaine Gundel a reçu une nouvelle affectation : il doit m’assister dans l’établissement des besoins à long terme de cette flotte, répondit Geary. Il est transféré sur le Titan.
— J’ai entendu dire qu’il avait été relevé de son commandement », intervint un autre.
Les nouvelles vont vite. Ça, au moins, n’a pas changé depuis mon époque. Il se tourna vers Tyrosian. « Le règlement de la flotte interdit à un officier d’exercer le commandement d’un vaisseau lorsqu’il fait partie de l’état-major. J’ai donc été contraint de confier le commandement du Djinn au second du capitaine Gundel, ajouta-t-il. Celui-ci a pleinement consenti à ces changements. »
Peu habituée à être le centre de l’attention générale, Tyrosian se contenta d’opiner.
« Le capitaine Gundel serait-il du même avis si on lui posait la question ? le défia le même officier.
— Si mes déclarations ne vous semblent pas dignes de confiance, n’hésitez pas à le contacter directement, répondit sèchement Geary. Mais, je vous préviens, il risque de vous répondre qu’il est trop occupé pour supporter d’incessantes interruptions. »
Des sourires fleurirent autour de la table. Comme Geary l’avait pressenti, nombre de commandants avaient eu affaire au capitaine Gundel quand il était responsable des auxiliaires, et tous étaient informés de son manque à peine déguisé d’amabilité.
L’officier qui l’avait défié voyait lui aussi les sourires et, de toute évidence, se rendait compte qu’il ne se ferait pas beaucoup de partisans en contestant le transfert de Gundel. « Très bien. Je voulais seulement m’en assurer, voilà tout.
— Parfait. » Geary promena lentement le regard autour de la table. À en juger par la plupart des expressions, il conservait encore sa mainmise sur la flotte. Mais trop d’entre eux donnent l’impression d’apprécier les arguments de Numos. Pourquoi ? Un trop grand nombre, en dépit du bon sens et de la simple jugeote, semblent se plaindre d’avoir évité le combat à Corvus. S’ils tiennent tant à se battre, ils devront d’abord apprendre à le faire. « Pendant que nous sommes là, nous allons faire quelque chose d’autre. »
Tous le regardaient, tantôt avec empressement, tantôt avec méfiance. « J’ai eu l’occasion de voir la flotte en action. » L’heure était venue pour lui de recourir au langage le plus diplomatique possible. Il regretta de ne pouvoir se fier suffisamment à Rione, s’agissant des affaires internes de la flotte, pour lui demander de l’aider à choisir ses mots. « La bravoure du personnel de cette flotte et les capacités de ses vaisseaux sont véritablement impressionnantes. Vous pouvez en être fiers. » Il avait lâché cette dernière phrase sur une inspiration, dans l’espoir de reprendre la haute main dans la querelle qui l’avait opposé à Numos. « La victoire au combat n’est pas notre seul but. Il s’agit surtout d’infliger à l’ennemi les pertes les plus lourdes possibles en n’en subissant nous-mêmes que les plus légères. Nous pouvons prendre certaines dispositions afin d’augmenter nos chances de remporter des victoires de cette sorte. »
La méfiance s’inscrivait toujours sur le visage des officiers. Geary activa un autre écran, montrant des formations de combat qu’il avait naguère pratiquées pour apprendre à coordonner les manœuvres des vaisseaux et les regrouper à des points stratégiques. Il avait longuement réfléchi à la manière dont il lui faudrait s’y prendre pour leur expliquer qu’ils ignoraient totalement comment on mène une bataille. « Coordination, travail d’équipe et formations des vaisseaux permettant de tirer le plus grand profit possible de ces deux talents. Certes, il faut une grande pratique pour y parvenir, mais les Syndics ne se seront pas préparés à se défendre contre cette tactique, et ce sera notre récompense.
— Nous pouvons faire adopter ces formations aux vaisseaux, objecta une voix, mais, face à un ennemi qui agit et riposte, elles seront pires qu’inutiles sans une coordination de l’action précise à travers des minutes-lumière. C’est tout le problème. Le décalage des données dans le temps finit par tout compliquer. Nous maîtrisons certes les rudiments mentionnés dans les manuels de stratégie, mais nul aujourd’hui ne sait plus manœuvrer ces formations. »
Le commandant Cresida du Furieux s’exprima pour la première fois : « C’était vrai jusque-là, mais il me semble que nous disposons à présent d’un homme de l’art. De quelqu’un qui a appris à le faire voilà très longtemps. » Elle décocha à Geary un sourire morose.
Il vit l’illumination se répandre lentement d’un bout à l’autre de la table virtuelle. Numos et Faresa eux-mêmes donnaient l’impression d’être provisoirement incapables d’une rebuffade. Saisis l’occasion au vol. « On peut le faire. Ça exigera du travail. Nous procéderons à des simulations et à des exercices d’entraînement pendant que nous serons dans ce système. À des manœuvres de la flotte. Certes, quelques-unes des ruses que je connais semblent désormais oubliées. Je vous les enseignerai, et nous pourrons ensuite surprendre ensemble les Syndics. »
En dépit de quelques expressions sceptiques éparpillées çà et là, la majorité des commandants de vaisseau affichaient soulagement et intérêt. « Nous pratiquerons ces formations, simulerons des combats et manœuvrerons. » D’autres visages encore s’éclairèrent à la mention de ces simulations, comme si l’attention qu’il portait à la préparation aux futures batailles leur ôtait le poids d’autres soucis. « Je vais établir un programme, poursuivit-il. L’entraînement sera intense, car j’ignore s’il pourra durer très longtemps. Des questions ?
— Où irons-nous en partant d’ici ? s’enquit le capitaine Tulev.
— On y réfléchit encore. Comme vous le savez, nous avons plusieurs choix.
— Vous ne craignez donc pas que nous devions quitter précipitamment Caliban ? » Il jeta à Geary un regard laissant clairement entendre qu’il connaissait déjà la réponse.
Geary sourit lentement, reconnaissant à Tulev de lui avoir fourni l’occasion de répondre avec fermeté : « Nous quitterons Caliban quand ça nous conviendra, capitaine. »
Une manière de hourra explosa d’un bout à l’autre de la table, la plupart des commandants exprimant leur approbation de ce témoignage de fermeté. Geary garda le sourire, en dépit du soulagement qu’il éprouvait d’avoir réussi, du moins en apparence, à expliquer à ces hommes et ces femmes, sans froisser leur susceptibilité ni offenser leur orgueil, qu’ils avaient besoin d’un rude entraînement. « C’est tout. Je travaille déjà à l’établissement de cet emploi du temps et je le transmettrai à tous les vaisseaux dès qu’il sera prêt. »
Le capitaine Desjani se leva, lui fit un signe de tête et sortit aussitôt de la salle en vérifiant sur son assistant personnel les dernières interventions dont devait s’acquitter le commandant de l’Indomptable. L’image des autres officiers commençait de disparaître à mesure qu’ils filaient répéter à leurs propres subalternes la teneur de la réunion. Geary reporta son intérêt sur l’un d’eux et brandit une main comminatoire. « Deux mots en privé, s’il vous plaît, capitaine Duellos. »
Duellos acquiesça d’un hochement de tête, en même temps que son image « se dirigeait » vers Geary, que celles des officiers encore présents s’évaporaient comme crève un amas de bulles de savon, et que les dimensions apparentes de la salle se réduisaient pour lui rendre ses proportions réelles. « Oui, capitaine Geary ? »
Celui-ci se frotta la nuque en se demandant comment il allait poser sa question. « J’aimerais connaître votre sentiment sur un certain point. À un moment donné de cette réunion, il a été question d’orgueil et de notre refus d’engager le combat à Corvus. Quelle impression cela vous laisse-t-il ? »
Duellos inclina la tête pour le regarder. « Vous tenez particulièrement à avoir mon avis ? Je ne peux guère me prétendre représentatif des autres capitaines de cette flotte.
— Je le sais. J’aimerais néanmoins connaître le fond de votre pensée et votre opinion sur ce qu’en disent les autres.
— Très bien. » Un coin de sa bouche se retroussa. « J’ai compris ce que vous avez dit de l’orgueil. Mais sachez que c’est une des pierres de touche de cette flotte.
— Je n’ai jamais dit qu’ils ne devaient pas être fiers ! » D’agacement, Geary avait brandi les paumes.
Cette fois, les deux coins de la bouche de Duellos tressaillirent comme s’il s’efforçait de trouver un certain humour à l’affaire. « Non. Mais on ne peut pas sous-estimer la valeur de l’orgueil. Il y a eu des moments, capitaine Geary, où c’était la seule chose qui nous soutenait encore. »
Geary secoua la tête et détourna le regard : « Je vous respecte beaucoup trop pour penser qu’un vain orgueil puisse être votre seule motivation. Je crois que ce que vous appelez l’orgueil recouvre bien davantage. La foi en vous-même, peut-être, ou la persévérance devant l’adversité. Ce sont là des vertus dont on peut être fier. Rien à voir avec l’orgueil. »
Duellos soupira. « Je crains que nous n’ayons perdu notre aptitude à faire la distinction. Quelque part entre votre époque et la nôtre. La guerre déforme toutes choses et corrompre l’esprit humain n’est pas le moindre de ses méfaits.
— Donc vous croyez, vous aussi, que nous aurions dû engager le combat à Corvus ?
— Non. Absolument pas. Ç’eût été stupide, pour les raisons que vous avez avancées. Mais… (il hésita) puis-je vous parler franchement ?
— Bien sûr. Si je vous pose la question, c’est parce que je compte sur votre franchise. »
Duellos se fendit de nouveau de son petit sourire. « Je ne peux pas me targuer de toujours connaître la vérité. Je peux seulement vous dire ce que je crois vrai. Il vous faut comprendre que, si la plupart des commandants de vaisseau croient de toutes leurs forces en Black Jack Geary, d’autres, assez nombreux, se demandent si vous êtes resté le même. Un moment, ajouta-t-il en constatant que Geary s’apprêtait à répliquer. Je sais que vous n’avez jamais été cet homme. Mais, dans tout ce que vous faites, ils traquent les qualités de Black Jack Geary. »
Geary y réfléchit un instant. « Et s’ils ne trouvaient pas en moi ce qu’ils croient être ses qualités ?
— Ils mettraient en doute vos capacités à garder le commandement de cette flotte, déclara platement Duellos. Depuis que vous en avez pris la tête, d’aucuns ont répandu le bruit que vous étiez un homme vidé de sa substance, détérioré par une longue période de sommeil de survie, la coquille creuse et ravagée du grand héros. Si jamais vous en veniez à donner l’impression que vous n’avez pas la volonté d’affronter l’ennemi, les rumeurs selon lesquelles votre âme a déserté votre corps en sortiraient encore renforcées.
— Enfer ! » Geary se massa le visage à deux mains. Certes, il détestait qu’on le prît pour une figure de légende, mais passer pour une sorte de zombie sans âme ne lui semblait guère plus enviable. Et risquait de nuire gravement à son aptitude à commander la flotte. « Certains officiers contestent-ils ces rumeurs ?
— Bien sûr, capitaine. Mais les paroles d’un homme tel que moi ne pèsent pas lourd pour ceux qui doutent de vous. Ceux qu’on pourrait infléchir guettent vos moindres gestes. »
De nouveau, Geary montra ses paumes d’exaspération. « Je ne peux guère m’inscrire en faux, n’est-ce pas ? Je ne vous demanderai même pas qui répand ces rumeurs, car je suis bien certain que vous ne me répondriez pas. J’ai accepté ce commandement pour ramener cette flotte à bon port, capitaine Duellos. Si je peux le faire sans livrer un grand combat, ça signifiera que j’y suis parvenu sans perdre davantage de vaisseaux. »
Duellos le scruta longuement. « Capitaine Geary, ramener cette flotte chez elle n’est pas une fin en soi. Je n’irai pas jusqu’à dire que ce n’est pas une affaire importante, mais la flotte n’existe que pour combattre. Si nous devons mettre un terme à cette guerre, ce n’est qu’en vainquant les Syndics. Tous les dégâts que nous pourrions leur infliger sur le trajet seraient bénéfiques pour l’Alliance. Et, tôt ou tard, elle devra de nouveau les affronter. »
Geary resta un bon moment la tête farcie d’idées noires, puis il opina pesamment. « Je comprends.
— Ce n’est pas tant que nous aspirions à mourir loin de chez nous, voyez-vous. » Duellos réussit cette fois-ci à afficher un sourire désabusé.
« Je comprends parfaitement. » Geary se tapota la poitrine à l’endroit du cœur, là où les quelques rubans ornant son uniforme contrastaient de façon saisissante avec les rangées de décorations gagnées au feu par son interlocuteur. Le bleu clair parfaitement reconnaissable de la médaille d’honneur de l’Alliance, récompense de la « dernière bataille » livrée par Geary, qu’il ne pensait pas mériter mais que le règlement lui imposait de porter, tranchait sur le lot. « Nous avons tous grandi avec ça. Combattre et mourir sont des réalités qu’il nous faut accepter. J’ai gardé la mentalité du siècle dernier, quand la paix était la norme et la guerre une éventualité. Pour moi, le combat n’était qu’un jeu, une application virtuelle de la théorie, où les arbitres comptaient les points en fin de partie pour départager les vainqueurs des perdants et où, ensuite, tous buvaient un verre ensemble en se racontant des salades sur leurs tactiques géniales. Maintenant, c’est réel. Tout s’est passé si vite à Grendel que je n’ai pas eu le temps de saisir que nous étions en guerre. » Il fit la grimace. « Votre flotte est bien plus importante que celle qui existait de mon temps. En une seule bataille, je pourrais perdre plus de matelots qu’il n’en servait dans celle que j’ai connue. J’en suis donc encore à m’adapter à cet état de fait, à l’idée que je me suis retrouvé propulsé dans une guerre qui dure depuis une éternité. »
Un nuage assombrit les traits de Duellos. « Je vous envie, capitaine », déclara-t-il à voix basse.
Geary hocha la tête et lui décocha un mince sourire. « Ouais. Je n’ai vraiment aucune raison de me plaindre, n’est-ce pas ? Je vous remercie pour votre sincérité, capitaine Duellos. J’apprécie la franchise de vos avis. »
Duellos s’écarta d’un pas, s’apprêtant à disparaître, puis se figea. « Puis-je vous demander comment vous réagiriez si une flotte du Syndic surgissait à Caliban ?
— En comparant les choix qui s’offriraient à moi et en optant pour le meilleur en fonction des circonstances.
— Bien entendu. Je suis certain que vous prendrez une position “inspirée”, capitaine. » Duellos salua et son image s’évanouit.
Geary se retrouva de nouveau seul dans une salle désertée et passa un bon moment à fixer l’hologramme des étoiles qui flottait au-dessus de la table de conférence.