L’espace du saut n’avait pas changé. Geary savait qu’il n’aurait pas dû s’y attendre (que représentait un siècle de vie humaine au regard de celle de l’univers ?), mais l’idée que les nouveaux systèmes de l’hypernet soient visibles dans le vide, tel un réseau de mailles, l’avait obsédé. Au lieu de cela, l’espace du saut ne présentait que le même sempiternel panorama infini d’un noir profond qui semblait constamment sur le point de virer à une grisaille encore plus lugubre. Quelques rares lueurs, répondant à une trame inintelligible et à des mystères encore non élucidés, éclaboussaient cette immensité.
« Les spatiaux affirment que ces lumières sont celles des demeures de nos ancêtres. »
Geary releva les yeux vers le capitaine Desjani, « Ils le disaient déjà de mon temps. » Il n’avait pas envie de parler mais s’y sentait contraint. Elle avait pris le temps de passer le voir dans la vaste cabine naguère attribuée à l’amiral Bloch, qui était désormais ses quartiers. Geary se garda bien d’ajouter que, depuis son sauvetage, il ne pouvait plus contempler la grisaille infinie de l’espace du saut sans avoir mal dans ses os, comme si le froid qu’ils avaient enduré durant son hibernation ne les avait jamais quittés.
Desjani fixa un instant l’écran avant de reprendre la parole : « Certains disent que vous êtes allé là-bas. Dans ces lumières. Que vous y attendiez que l’Alliance eût besoin de vous. »
Geary s’esclaffa, incapable de se retenir en dépit de la tension qu’il percevait dans son rire. « Si j’avais eu le choix en l’occurrence, m’est avis que je ne serais pas revenu.
— Eh bien, ils ne disent pas que vous avez choisi mais qu’on avait besoin de vous.
— Je vois. » Geary la regarda. Il ne riait plus. « Qu’en pensez-vous ?
— Vous voulez la vérité ?
— Je ne vous ai jamais demandé que ça. »
Elle sourit. « C’est vrai. Je crois que, si nos ancêtres devaient effectivement intervenir directement dans nos affaires et qu’ils ont fait le choix de vous rendre à cette flotte, ils ont très bien agi.
— Capitaine, au cas où ça ne vous aurait pas encore sauté aux yeux, je ne suis pas le Black Jack Geary dont on vous parle en classe.
— Non, répondit-elle. Vous êtes encore mieux.
— Quoi ?
— Je suis sérieuse. » Le capitaine Desjani se pencha et appuya sa phrase d’un geste. « Un héros légendaire peut sans doute être une source d’inspiration, mais il n’est guère utile quand on passe à l’action concrète. Je ne jurerais pas que le Black Jack Geary dont on m’a rebattu les oreilles aurait pu arracher cette flotte au système du Syndic. C’est ce que vous avez fait.
— Parce que vous me prenez tous pour Black Jack Geary !
— Mais vous l’êtes ! Sinon, tous ceux d’entre nous qui ont survécu seraient déjà en route pour les camps de travail du Syndic. Vous savez parfaitement que c’est vrai. Si vous ne vous étiez pas trouvé là, cette flotte aurait été anéantie. »
Geary fit la moue. « Vous partez du principe que nul ne serait intervenu. Vous ou le capitaine Duellos, par exemple.
— Les capitaines Faresa et Numos nous dépassent en ancienneté, le capitaine Duellos et moi. Ils ne nous auraient pas suivis. Quelques-uns auraient probablement envisagé de fuir jusqu’au point de saut, mais en trop petit nombre pour survivre au long voyage de retour. Non, la flotte se serait effondrée et ses vaisseaux se seraient éteints l’un après l’autre. » Desjani fit la grimace puis sourit encore. « Vous l’avez empêché. »
Geary haussa les épaules et changea de sujet de conversation : « Vous disiez avoir quelque chose pour moi.
— Oui. Nous avons reçu un message du commandant Cresida du Furieux. »
Il lui jeta un regard éberlué. « Transmis juste avant que nous ne sautions ?
— Non. Il y a un bon moment que nous avons mis au point un moyen de communiquer dans l’espace du saut. Nous ne pouvons pas transmettre de très lourds flux de données, mais au moins envoyer des messages simples.
— Oh. » Il rumina quelques instants son « il y a un bon moment » avant de se remémorer ce qui avait amené sa question. « Que nous veut le commandant Cresida ? » Desjani lui passa un carnet. Il jeta un coup d’œil dessus et lut le bref message. « Elle présente sa démission ? »
Desjani secouait la tête quand il releva les yeux. « Je n’ai pas lu le message, capitaine Geary. Il vous était adressé “personnellement”.
— Oh. » Il faut que je cesse de répéter ça. « Eh bien, c’est pourtant le cas. Elle souhaite démissionner à cause du Riposte. » Le seul énoncé du nom de ce vaisseau lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre.
« Mais vous aviez ordonné…
— Le capitaine du Riposte s’était porté volontaire », déclara Geary d’une voix que lui-même trouva blanche, « Non. Parce que le plan qu’elle a échafaudé exigeait, pour que le Titan pût faire le saut, le sacrifice d’un autre vaisseau. » Geary s’affala sur son siège ; il fixa le carnet en se demandant s’il avait besoin d’un autre coup de fouet chimique ou s’il réagissait seulement à la tension, parce qu’il songeait à ce qui avait mal tourné et au prix que ça leur avait coûté. Cresida a fait de son mieux. Alors que presque tous les autres restaient assis sur leur cul, déjà prêts à régler leurs propres obsèques, elle a proposé de s’atteler à ce plan. Michael Geary l’aimait bien, me semble-t-il. Et j’ai approuvé ce plan. Moi-même. « Il n’y avait pas, selon moi, d’autre solution pour sauver le Titan. Pas avec les atouts qu’elle avait en main. » Desjani le regardait sans rien dire. « Puis-je rédiger ma réponse là-dessus ?
— Oui. La plus courte possible, bien entendu. »
Geary prit le stylet et écrivit : Au commandant Cresida, du Furieux. Requête refusée. Vous gardez toute notre confiance. Respectueusement. John Geary.
Il tendit le carnet à Desjani, qui lui lança un regard inquisiteur. Geary lui signifia qu’elle pouvait lire. Elle s’exécuta, opina du bonnet puis sourit légèrement. « Exactement ce à quoi je m’attendais de votre part, capitaine. »
Geary la scruta ; il avait l’impression qu’un grand vide l’habitait. Quoi que je fasse, on l’interprète comme si on ne pouvait s’attendre qu’à cela de la part du légendaire Black Jack Geary. Ou de quelqu’un qui lui soit encore supérieur. Puissent nos ancêtres nous venir en aide ! Pourquoi refusent-ils donc de voir en moi celui que je suis réellement ?
Cela dit, que sais-je d’eux moi-même ?
Il jeta un autre regard à Desjani, en s’efforçant de la jauger comme s’il la voyait pour la première fois. « Quel est votre prénom, au fait ? »
Bref sourire. « Tanya.
— Il ne me semble pas avoir déjà connu une Tanya.
— Le prénom a été très populaire à un moment donné. Vous savez comment ça se passe. Un tas de femmes de ma génération le portent.
— Ouais. Les prénoms, ça va, ça vient, pas vrai ? D’où êtes-vous ?
— De Kosatka.
— Vraiment ? J’y suis passé. »
Elle lui jeta un regard incrédule. « Dans le système lui-même ou bien avez-vous atterri ?
— Atterri. » Les souvenirs se bousculaient dans sa tête et laissaient un arrière-goût agréable dans leur sillage. « J’étais encore aspirant. Mon vaisseau avait été envoyé à Kosatka dans le cadre d’une délégation de l’Alliance à un mariage royal. Une grosse affaire. Toute la planète était plongée en pleine hystérie collective et on s’est décarcassé pour nous plaire. Je n’ai jamais eu droit à autant de repas et de boissons gratuits. » Il lui sourit puis s’aperçut qu’elle ne voyait pas de quoi il parlait. « Ça n’est pas passé à la postérité, j’imagine.
— Euh… non. Il faut croire que non. » Elle sourit poliment. « Kosatka ne se passionne plus autant qu’avant pour la famille royale. »
Geary hocha la tête en s’efforçant de garder le sourire. « On oublie très vite, apparemment, les inoubliables magnificences d’antan.
— Toujours est-il que je ne suis pas persuadée que quelqu’un se souvienne encore de votre séjour à Kosatka. C’est très particulier. Ça vous a plu ? »
Son sourire recouvra sa sincérité. « Ouais. Je ne me souviens d’aucun paysage spécifique ni de rien d’approchant, mais la planète m’a paru très hospitalière. Très confortable. Certains de l’équipage parlaient même de revenir s’y installer après avoir pris leur retraite. » Il eut un rire contraint. « Mais je parie qu’elle a dû changer.
— Pas tant que ça. Je ne suis pas rentrée chez moi depuis longtemps, mais c’est encore ainsi que je m’en souviens.
— Bien sûr. C’est votre monde natal. » Ils gardèrent un instant le silence puis Geary exhala pesamment. « Alors, comment c’est, chez nous ?
— Capitaine ?
— Chez nous. L’Alliance. À quoi ressemble-t-elle aujourd’hui ?
— C’est… toujours l’Alliance. » Elle secoua la tête, soudain plus vieille et fatiguée qu’une seconde plus tôt. « Cette guerre a été très longue. On doit tellement investir dans l’armée, pour construire de nouveaux vaisseaux, de nouvelles défenses, de nouvelles forces terrestres. Et y envoyer tant de nos jeunes. Tous nos mondes avaient en commun cette richesse, mais elle s’est tarie. »
Refusant de la regarder, Geary fixa ses mains en fronçant les sourcils. « Parlez-moi franchement. Le Syndic est-il en train de l’emporter ?
— Non ! »
La réponse avait jailli si vite qu’il se demanda si elle ne reflétait pas une manière de credo plutôt qu’une analyse professionnelle. « Mais nous non plus, concéda-t-elle. C’est trop dur. Les distances impliquées, l’aptitude des deux bords à se remettre de leurs pertes en jetant de nouvelles forces dans la bataille, l’équilibre de l’armement. » Elle soupira. « C’est depuis longtemps le match nul. Le pat. »
Un pat. Ça semblait logique, pour ces mêmes raisons qu’avait avancées Desjani. Tant l’Alliance que les Mondes syndiqués étaient trop puissants pour être vaincus en moins de quelques siècles de guerre. « Pourquoi diable, aussi, les Mondes syndiqués ont-ils déclenché une guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner ? »
Desjani haussa les épaules. « Vous les connaissez. Un État corporatif, gouverné par des tyrans qui se flattent d’être les serviteurs du peuple qu’ils ont réduit en esclavage. Les mondes libres de l’Alliance représentaient une menace permanente pour les dictateurs des Mondes syndiqués : l’exemple vivant d’une société où un gouvernement représentatif et les libertés civiques pouvaient coexister dans une sécurité et une prospérité dont les Syndics ne pouvaient même pas rêver. C’est pour cette raison que la Fédération du Rift et la République de Callas ont fini par rejoindre les rangs de l’Alliance dans ce conflit. Si les Syndics parvenaient à écraser l’Alliance, ils fondraient ensuite sur tous les autres mondes encore libres. »
Geary opina. « La direction du Syndic a toujours redouté une révolte sur une de ses planètes. Est-ce pour cela qu’ils nous ont agressés ? Parce que faire de l’Alliance, de la séduisante alternative qu’elle représentait, une constante menace de guerre était la seule façon de garder le contrôle de ses masses ? »
Cette fois, Desjani se rembrunit légèrement puis haussa de nouveau les épaules. « J’imagine, capitaine. Pour être franche, la guerre a commencé il y a très longtemps. Je ne me suis jamais réellement penchée sur les circonstances exactes de son déclenchement. Tout ce qui importe à mes yeux, comme à ceux de tous les ressortissants de l’Alliance, bien entendu, c’est que les Syndics nous ont attaqués sans provocation de notre part. Ou plutôt de nos aïeux. Nous ne pouvons pas leur permettre d’en tirer profit.
— En ont-ils profité ? s’enquit Geary.
— Pas que je sache, répondit Desjani en affichant un sourire féroce qui s’effaça aussitôt. Nous non plus, d’ailleurs, inutile de le préciser.
— Personne n’en profitera et personne n’en sortira vainqueur. Pourquoi ne pas y mettre un terme, en ce cas ? Négocier ? »
Desjani tourna brusquement la tête pour le dévisager : « Impossible !
— Mais, si ni l’Alliance ni le Syndic ne peuvent l’emporter…
— Nous ne pouvons pas leur faire confiance ! Ils n’honoreraient pas leurs engagements. Vous le savez. L’attaque que vous avez enrayée il y a si longtemps était un coup de poignard dans le dos, une traîtrise que nous n’avions pas provoquée. Non ! » Elle secoua la tête, furieuse cette fois. « Avec des gens comme les Syndics, les négociations sont impossibles. Il faut les écraser pour interdire à leur malfaisance de s’étendre davantage et de se solder par le meurtre d’autres innocents. Quel qu’en soit le prix. »
Il détourna de nouveau les yeux en songeant aux épreuves qu’un siècle de guerre avait infligées, non seulement à l’économie mais aussi aux mentalités. Desjani a sans doute raison en affirmant que les raisons précises qui ont poussé les Syndics à l’agression voilà un siècle n’ont plus aucune importance. Mais il faudra me souvenir de vérifier quelque part pour découvrir quelles sont les causes exactes de cette guerre au lieu de m’en tenir tout bonnement à l’amoralité des chefs du Syndic. Point tant, d’ailleurs, qu’ils n’aient pas déjà amplement prouvé qu’ils étaient capables d’atrocités. L’amiral Bloch pourrait assurément témoigner de la futilité d’engager avec eux des négociations. Mais si aucun des deux camps ne peut l’emporter ni ne veut négocier, tous deux, bons ou mauvais, sont condamnés à mener une guerre éternelle. Geary reporta le regard sur Desjani et constata qu’elle l’observait à présent avec calme et assurance. Persuadée que je vais abonder dans son sens… Ne suis-je pas le légendaire Black Jack Geary ?
Desjani hocha la tête à cet instant précis, comme si elle lisait dans ses pensées. « Vous comprenez maintenant à quel point il est important que nous rentrions chez nous. Cette frappe sur la planète mère du Syndic aurait dû faire enfin pencher la balance de notre côté. Elle a échoué, mais si nous parvenons à rapporter chez nous la clef de leur hypernet et à la dupliquer, les Syndics se retrouveront confrontés à une situation intenable. Il leur faudra détruire leur propre réseau ou vivre avec la certitude que nous pouvons à tout moment et n’importe où le retourner contre eux. »
Geary lui rendit son hochement de tête. « Et, s’ils le détruisaient, l’Alliance pourrait déplacer ses forces tellement plus vite qu’elle réussirait sans cesse à les concentrer pour écraser tour à tour chacune de leurs places fortes, alors qu’ils s’échineraient à essayer de nous coincer. Ce serait déjà dans ce seul domaine un énorme avantage. Je ne peux qu’imaginer celui qu’en tirerait l’Alliance au plan économique. Pourquoi ont-ils pris le risque de nous livrer une de leurs clefs ? »
Desjani fit la grimace. « De leur point de vue, ce stratagème devait sembler imparable : nous faire miroiter, en guise d’appât, l’accès au système mère du Syndic, nous en offrir la clef par l’entremise d’un traître présumé puis nous tendre un piège si loin de chez nous que nous ne pourrions pas en réchapper. » Elle sourit. « Mais ils ignoraient que nous vous avions. »
Oh, au nom des vivantes étoiles ! Mais, puisqu’elle avait amené le sujet sur le tapis… « Comment m’avez-vous retrouvé ? Après tout ce temps ? Pourquoi pas plus tôt ? » Ces questions lui avaient déjà traversé l’esprit, bien entendu, mais, peu enclin à s’attarder sur les événements qui l’avaient coupé de sa propre époque pour le jeter parmi ces inconnus si familiers, il n’avait pas cherché à en connaître les réponses.
Desjani tapa sur la tablette qui les séparait et activa une image holographique montrant des systèmes stellaires. « Saviez-vous que vous pouviez faire ça ? Votre ultime combat… Excusez-moi… celui que nous avons cru le dernier s’est déroulé ici. » Elle montra une étoile que rien ne distinguait des autres. « Grendel. »
Geary hocha la tête et fit courir son doigt le long d’un alignement de soleils. « Une simple étape sur un itinéraire de transit normal. D’où le passage de mon convoi dans cette zone.
— Oui. Mais, en même temps, très proche de l’espace du Syndic, ce qui explique la présence avec ce convoi d’une escorte de routine. Correct ? » Geary opina, pendant que, de la main, Desjani montrait les étoiles au-delà. « Les Syndics pouvaient sauter droit dans le système de Grendel. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait quand ils vous ont attaqué. » Elle s’accorda une courte pause. « Ensuite, eh bien, j’ai cru comprendre que le système avait été sécurisé, mais que des vaisseaux des Syndics continuaient sans cesse d’en sauter puis d’y revenir dans l’espoir de pêcher d’autres cargaisons. Tout devait s’effectuer dans des conditions de combat, de sorte qu’à force les diverses batailles avaient laissé dans tout le système de plus en plus d’épaves et de carcasses à la dérive et qu’on avait fini par abandonner Grendel, en n’y maintenant que quelques systèmes d’alerte automatisés, chargés de nous prévenir de leurs intrusions. Sauter en toute sécurité par Beowulf, Caderock et Rescat semblait plus raisonnable que relever le défi de Grendel. » Nouveau haussement d’épaules. « Et, une fois l’hypernet installé, personne n’avait plus besoin de prendre cette peine. »
Geary fixait l’hologramme ; quand il songeait à toutes ces décennies durant lesquelles son module de survie avait erré dans un système solaire désert, où ne subsistaient plus que des épaves laissées par la guerre, le froid de l’espace lui faisait l’impression de suinter à travers les cloisons qui l’entouraient. « Mais vous l’avez traversé, vous.
— Oui. Nous devions sauter dans un système du Syndic où existait un portail de leur hypernet, et Grendel offrait un point de départ idéal. Isolé, tranquille, désert. » Elle passa lentement l’index à travers l’hologramme de l’astre solitaire. « Nos senseurs sont meilleurs qu’avant. Plus sensibles. Ils ont capté l’énergie qui alimentait votre capsule et la faible chaleur qu’elle engendrait. Il pouvait s’agir de la déperdition d’énergie d’un drone espion du Syndic, aussi avons-nous enquêté. » Elle fit la moue. « Les médecins de la flotte ont estimé qu’il ne vous restait plus, au mieux, que quelques années de survie avant épuisement total de l’énergie de votre module. »
Le froid le transperça, menaçant de geler son haleine dans sa gorge. « Je n’étais pas au courant.
— Ils ne sont pas censés vous maintenir si longtemps en vie, vous savez ? S’il a continué à fonctionner, c’est parce que vous étiez la seule personne à bord. Si un autre rescapé avait drainé avec vous son énergie pour rester en hibernation…
— Quel veinard je fais. »
Desjani rivait de nouveau son regard sur lui. « Ceux qui pensent que ce n’était pas une simple question de chance sont nombreux, capitaine Geary. Pour que vous vous retrouviez en vie à bord de ce vaisseau de guerre au moment précis où l’Alliance comptait sur vous, il a fallu une incroyable succession d’heureux hasards. Juste quand nous avions besoin de vous. »
Génial. Une preuve de plus, pour les croyants, que j’ai été envoyé par les vivantes étoiles pour… faire quoi ? S’attendent-ils « uniquement » à ce que je ramène cette flotte à bon port ou n’est-ce que le début de leur rêve ?
Comment leur expliquer ça autrement ? Et qu’arrivera-t-il quand ils s’apercevront, que je ne suis qu’un être humain faillible comme les autres, à qui le destin a joué une succession de tours pendables ?
Geary se rendit compte qu’elle le dévisageait avec inquiétude. « Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?
— Non ! C’est juste que… vous êtes resté longtemps silencieux à fixer le néant. Je commençais à me faire du mouron. »
L’effet de la dernière fournée de médocs devait commencer à faiblir, à moins que les récents événements n’aient eu aussi raison de leur efficacité. « J’ai besoin de me reposer un peu, je crois.
— Vous n’avez aucune raison de vous en priver. La durée de transit par saut jusqu’à Corvus est de trois semaines. Largement le temps de vous rétablir. » Desjani afficha un bref instant une mine coupable. « Les médecins de la flotte aimeraient vous revoir le plus tôt possible. J’étais censée vous en faire part. »
Je n’en doute pas. Et vaut-il mieux les éviter ou aller les trouver ? « Merci. Et merci aussi pour tout le reste, Tanya. Je suis content d’être sur l’Indomptable. »
Stupéfiant comme un sourire pouvait changer le visage de Desjani. « Tout comme moi, capitaine Geary. »
Il resta un long moment assis après son départ, incapable de puiser en lui l’énergie mentale et physique nécessaire à une autre activité. Trois semaines jusqu’à Corvus. Pas si long que ça, sans doute, mais une éternité pour une flotte de vaisseaux dont l’avenir donnait encore récemment l’impression de se limiter à soixante minutes.
On avait renouvelé la literie à un moment donné, lui épargnant ce dilemme : appeler au secours pour demander qu’on change ses draps ou dormir dans ceux de l’amiral Bloch. Il dormit longtemps, d’un sommeil agité et peuplé de rêves très vifs dont il ne se rappelait plus rien à ses brefs réveils.
Il finit par se lever, incapable de retrouver le sommeil dans le brouhaha étouffé du travail quotidien à bord de l’Indomptable, qui lui parvenait au travers des cloisons de sa cabine mal insonorisée. Soulagé de se sentir un peu moins faible, il fouilla dans les compartiments en s’efforçant d’ignorer tout ce qui ressemblait à un effet personnel de l’amiral Bloch, et finit par découvrir des barres énergétiques encore empaquetées qui, autant qu’il pût en juger, devaient être aussi âgées que lui-même.
Mais il était encore loin de savourer ce qu’il avalait, et ces rations feraient un petit-déjeuner parfaitement suffisant.
Quoi, maintenant ? Il jouissait désormais d’un grand luxe de loisirs. La flotte de l’Alliance passerait plusieurs semaines dans l’espace du saut. Il pourrait enfin découvrir ce qui s’était passé depuis qu’il était entré dans son module de survie avant d’entamer son long siècle de sommeil. À en croire ce qu’il avait déjà vu et entendu, le plus clair de l’histoire récente ne ferait sans doute pas une lecture bien plaisante, mais, s’il souhaitait comprendre ces inconnus qu’on avait brutalement placés sous son commandement, il devait impérativement s’informer.
Ainsi qu’il s’avéra, la version moderne du Manuel du spatial contenait ce qui ressemblait à un résumé assez convenable des événements survenus depuis son « dernier combat ».
Il sauta hâtivement le compte rendu de son ultime bataille. Les louanges, même de routine, l’avaient toujours mis mal à l’aise, si bien que la lecture d’un récit hagiographique de ses exploits faillit lui flanquer la nausée. D’autant que des officiers aussi expérimentés et équilibrés que le capitaine Desjani semblaient persuadés que les vivantes étoiles l’avaient envoyé pour sauver l’Alliance.
Mais, alors qu’il s’apprêtait à lire ce qui suivait la narration du « dernier combat de Black Jack Geary », il s’arrêta net sur la date. Vieille de près d’un siècle. Pour moi, tout cela me fait l’effet d’être arrivé voilà moins de deux semaines. Je m’en souviens si nettement. Je me rappelle la bataille, mon équipage montant dans les modules de survie pendant que mon vaisseau était déchiqueté tout autour de moi et que la camarde ricanait déjà, perchée sur mon épaule. Ça ne fait jamais que deux semaines. Pour moi.
Ils sont tous morts. Ceux qui ont trépassé à bord comme ceux qui ont réussi à s’échapper. Ça revient au même, maintenant. Et même les enfants de ces rescapés sont morts. Il ne reste plus que moi.
Il baissa la tête et, pendant un bon moment, ne put penser qu’à son seul chagrin.
Geary finit par lire toute l’histoire et se rendre compte qu’elle était un compte rendu inlassablement optimiste des batailles perdues ou gagnées, et qu’elle parvenait même à faire passer pour les étapes d’un plan plus vaste ce en quoi il voyait plutôt des défaites. Mais c’était l’histoire officielle. Ce que lui avait dit le capitaine Desjani (en parlant d’un match nul qui se poursuivait de décennie en décennie) sautait aux yeux dès qu’on lisait entre les lignes. Plus on se rapprochait du présent, plus les exhortations au patriotisme semblaient devenir criantes, signe certain, selon Geary, d’un moral perçu comme défaillant.
Le Manuel du spatial avait toujours été conçu pour enseigner les rudiments, de sorte que sa teneur ne pouvait guère étayer la conviction de Geary selon laquelle les officiers et les matelots de la flotte de l’Alliance étaient en moyenne très jeunes et leur entraînement réduit au strict minimum. Mais, en sa qualité de commandant de la flotte, il pouvait accéder à tous les dossiers personnels qu’il souhaitait consulter, et ceux qu’il compulsa au hasard lui apprirent tous la même chose : la majeure partie du personnel de la flotte n’avait qu’une expérience douloureusement limitée. Quelques-uns, mais ce n’était qu’une infime minorité, avaient survécu assez longtemps, grâce à leur bonne étoile ou à une aptitude innée, pour savoir réellement ce qu’ils faisaient. Toutes ces grandes victoires célébrées par le récit qu’il venait de lire avaient manifestement prélevé un lourd tribut. Et, bien que l’histoire officielle ne reconnût aucune défaite, Geary pressentit qu’elles n’avaient pas manqué, elles non plus, de coûter très cher en vies humaines.
Il se demanda comment des officiers comme les capitaines Numos et Faresa avaient pu rester en vie quand tant d’autres avaient trouvé la mort. Il ne les avait pas côtoyés bien longtemps, c’était entendu, mais ils ne lui avaient pas fait l’effet d’être particulièrement doués. Il les soupçonnait de ressembler à certains officiers qu’il avait connus de son temps, de ceux qui se débrouillent toujours pour faire prendre à autrui tous les risques et s’évertuent à préserver leur image tout en évitant toute initiative qui pourrait nuire tant à cette image qu’à leur petite santé. Mais il n’en avait pas la preuve, de sorte que, pour l’heure du moins, il devrait se contenter de tenir Numos et Faresa à l’œil, dans l’espoir que l’un ou l’autre confirmerait ou infirmerait ses soupçons.
Après avoir tergiversé autant qu’il le pouvait, Geary se ceignit les reins et afficha le dossier personnel du commandant Michael Geary. Ainsi qu’il s’en était douté, et comme le prouvait la manière avec laquelle il avait manœuvré son vaisseau lors de son dernier combat, son arrière-petit-neveu faisait partie des officiers chevronnés et expérimentés rescapés. Et ce n’était pas parce qu’il s’était défilé, bien au contraire. Toute sa vie durant, il s’était efforcé de se montrer à la hauteur de l’héroïsme de Black Jack Geary. Il avait finalement atteint ce but en tombant au combat.
Une foule d’amateurs et une poignée de rescapés. Non… tous étaient des survivants… les survivants d’un conflit qui durait depuis très, très longtemps, entrecoupé de cessez-le-feu manifestement consentis de part et d’autre pour la seule raison que les deux camps devaient se réarmer après avoir subi des pertes particulièrement lourdes.
Il faut que je parle à ces gens. Geary fixait la porte de sa cabine, réconforté par la protection qu’elle lui offrait mais, en même temps, conscient qu’il ne pouvait pas se terrer plus longtemps. Je dois apprendre à les connaître, vérifier jusqu’à quel point ils sont capables de résister à la pression. Si j’en juge par ceux que j’ai déjà rencontrés, ils tiendront encore un moment grâce à cette confiance irrationnelle qu’ils ont en moi, mais qu’arrivera-t-il si je me fourvoie trop souvent, si je leur fais clairement comprendre que je ne suis pas le Black Jack Geary de la légende, mais seulement le commandant John Geary, promu capitaine après sa « mort » et pas bien sûr de savoir comment il doit s’y prendre pour les ramener chez eux en vie ? Que se passera-t-il ?
La seule réponse à cette question résidait de l’autre côté de la porte de sa cabine.
Durant les quelques jours qui suivirent, Geary consacra pratiquement la moitié de son temps à l’étude et l’autre moitié à déambuler dans les coursives de l’Indomptable. Il s’était vaguement fixé le but d’essayer de visiter tous les compartiments du vaisseau, ne serait-ce que parce qu’il savait qu’en se montrant à l’équipage il lui remontait le moral. Il aspirait aussi désespérément à lui prouver qu’il n’était qu’un homme avant de donner de nouveau la preuve de sa faillibilité, mais il n’était pas persuadé de beaucoup progresser dans ce sens.
Au cours d’une de ces errances, il s’arrêta devant le compartiment contenant le projecteur de champ de nullité du vaisseau. Ses servants se tenaient autour de l’appareil, souriants, tandis qu’il examinait l’engin massif et trapu. Quelque chose dans la silhouette et la taille de l’arme lui évoquait un troll géant mythique accroupi et attendant patiemment qu’une proie se présente à sa portée. Geary dissimula de son mieux ses inquiétudes et leur sourit en retour. « L’arme est-elle parée pour l’emploi ?
— Oui, capitaine ! » Le chef de l’équipe, si jeune d’apparence que Geary se demanda s’il se rasait depuis longtemps, posa sur le monstre une main jalouse. « Elle est en parfaite condition. Nous procédons tous les jours à des tests de contrôle, comme l’exige le manuel, et, dès que quelque chose donne l’impression d’être légèrement déréglé, nous veillons aussitôt à le réparer. »
Une fille de l’équipe prit la parole, sur un ton tout aussi orgueilleux que celui de son supérieur direct. « Nous serons prêts, capitaine. Tout vaisseau du Syndic passant à notre portée sera proprement brumisé. »
Geary mit un bon moment à comprendre que le terme « brumisé » faisait allusion à ce qui restait d’un objet (ou d’un être) après qu’un champ de nullité l’avait réduit en particules subatomiques. Il hocha néanmoins la tête et accueillit la fanfaronnade d’un sourire. Les canonniers aiment leur pièce. Ç’avait toujours été le cas et ça le serait toujours. C’était pour cela qu’ils étaient canonniers. Et ses ancêtres savaient combien la flotte avait besoin de bons canonniers. « La prochaine fois qu’on se rapprochera des Syndics, nous veillerons à vous autoriser ce tir. » L’équipe tout entière sourit et brandit victorieusement le poing.Je n’ai pas le cœur de leur avouer qu’il nous est impossible de mettre l’Indomptable en danger, du moins si je peux l’empêcher. Mais, que cela me plaise ou non, nos chances de nous retrouver à proximité des Syndics avant la fin de cette odyssée ne sont, hélas, que trop fortes.
Les servants de la batterie de lances de l’enfer n’étaient pas aussi exaltés, mais, en revanche, leurs joujoux personnels n’étaient pas, comme le projecteur de champ de nullité, des armes flambant neuves qu’ils seraient les premiers à servir. Geary les reconnut sur-le-champ, bien qu’elles fussent trois fois plus massives que celles qu’il avait connues jadis.
Un sous-off vétéran de la batterie tapota une des armes. « Je parie que vous regrettez de n’avoir pas disposé d’une de ces gamines au cours de votre dernière bataille, hein, capitaine ? »
Geary réussit à afficher le même sourire poli. « Elle m’aurait été bien utile.
— Mais vous n’en aviez nullement besoin, capitaine, ajouta précipitamment le chef. Votre bataille… Tout le monde la connaît par cœur. Les armes d’aujourd’hui sont fabuleuses, mais on ne fait plus de spatiaux ni de vaisseaux comme autrefois. »
Geary savait qu’il parlait vrai, mais il était aussi informé d’une autre vérité. Il contempla un instant la surface mate du projecteur de lances de l’enfer puis secoua la tête. « Vous vous trompez, chef. » Il arqua ensuite un sourcil en dévisageant les autres. « Un des avantages du poste de commandant de la flotte, c’est que je peux dire à un chef qu’il se trompe. » Tous éclatèrent de rire puis cessèrent tout net quand il reprit la parole d’une voix mesurée : « On fait encore de bons vaisseaux et de bons équipages. Vous avez tous pu voir le Riposte. » Sa voix avait grippé sur le dernier mot, mais ce n’était pas grave, car il avait vu la réaction des spatiaux et su qu’ils comprenaient et ressentaient la même chose. « Nous allons réparer les avaries de nos vaisseaux, réapprovisionner notre stock de munitions et, la prochaine fois que nous croiserons la flotte du Syndic, nous lui ferons payer la perte du Riposte au centuple. »
Ils applaudirent. Lui se sentait vaguement dans la peau d’un charlatan, prononçant des paroles auxquelles il ne croyait pas lui-même. Mais ils devaient avoir foi en eux et, abusés ou non, en lui.
« Vous serez fier de nous avoir sous vos ordres, Black Jack ! » beugla le chef en couvrant les acclamations de sa voix alors que Geary tournait déjà les talons.
Puissent mes ancêtres me venir en aide ! Mais il se retourna et reprit la parole tandis que son auditoire se taisait pour l’écouter : « Je le suis déjà. »
Et ils l’acclamèrent de nouveau, mais ce n’était pas grave car, cette fois, il avait dit l’entière vérité.
Il dut se faire escorter par le capitaine Desjani pour aller voir la clef de l’hypernet dans sa zone sécurisée. De la taille environ de la moitié d’un conteneur de chargement, le dispositif occupait la plus grande partie de l’espace du compartiment où il reposait. Geary en fit le tour, vit les câbles d’alimentation qui s’y insinuaient en serpentant et ceux des commandes qui y entraient ou en sortaient. Il le fixa longuement, en se demandant comment un objet d’aspect aussi banal pouvait bien être aussi important.
« Capitaine Geary. » Le seul bon point de l’expression de la coprésidente Victoria Rione, c’était qu’elle était un tantinet moins froide que sa voix.
« Madame la coprésidente. » Geary recula d’un pas pour la laisser entrer dans sa cabine. Il s’était efforcé de se passer des médocs et n’en avait pris aucun aujourd’hui, de sorte qu’il se sentait encore plus mal que d’habitude et n’était guère d’humeur à recevoir. Mais, compte tenu de l’autorité qu’elle exerçait sur certains vaisseaux de la flotte, il ne pouvait décemment pas la renvoyer. « À quoi dois-je l’honneur de votre visite ? »
De toute évidence, il n’avait pas entièrement réussi à effacer tout sarcasme de sa voix, car la froideur de l’expression de Rione descendit encore de quelques degrés vers le zéro absolu. Mais elle entra, attendit qu’il eût fermé la porte puis le dévisagea sans mot dire.
Si elle essaie de me démonter, elle y réussit pleinement. Pressentant que Rione se servait de la colère de ses adversaires pour les pousser à dire ou faire des choses qu’ils regrettaient ensuite, il s’efforça de ne pas la laisser lui porter sur le système. « Voulez-vous vous asseoir ?
— Non. » Elle se tourna et fit les trois pas qui la rapprochaient de la cloison opposée, apparemment absorbée dans la contemplation du diorama qui y était accroché. C’était un reliquat de l’amiral Bloch, bien entendu ; une stupéfiante vue de l’espace, exactement ce qu’on pouvait s’attendre à trouver dans la cabine d’un officier de la flotte. Rione consacra une bonne minute à l’observer puis se tourna de nouveau vers lui. « Aimez-vous les images de champs d’étoiles, capitaine Geary ? »
La pluie et le beau temps. Il ne s’était pas attendu à ça et sa méfiance ne fit qu’augmenter. « Pas particulièrement.
— Vous pouvez en changer. Afficher ici toutes les images de l’iconothèque du vaisseau.
— Je sais. » Il n’ajouta pas qu’il n’avait pu se résoudre à l’effacer car c’était pour lui un témoignage de l’ancienne présence en ces lieux de l’amiral Bloch.
Rione le scruta encore quelques secondes avant de reprendre la parole. « Quelles sont vos intentions, capitaine Geary ? »
Mes intentions sont parfaitement honorables, madame. Cette pensée incongrue lui vint spontanément, le poussant à feindre une quinte de toux pour éviter d’éclater de rire. « Excusez-moi, madame la coprésidente. Je compte ramener cette flotte dans l’espace de l’Alliance, comme nous en avons déjà discuté.
— N’éludez pas la question, capitaine. Nous nous dirigeons vers le système de Corvus. J’aimerais savoir ce que vous comptez faire ensuite. »
Si je le savais, je vous le dirais. Mais peut-être la visite de Rione n’était-elle pas une si mauvaise chose après tout. Elle faisait partie des rares personnes qui ne vénéraient pas jusqu’à l’espace où Geary évoluait, avait déjà fait clairement comprendre qu’elle n’hésiterait pas à exprimer son opinion et, autant qu’il pût en juger par leur conversation précédente, elle avait la tête sur les épaules. D’accord, elle n’essayait pas non plus de dissimuler l’inimitié qu’il lui inspirait, mais, à la différence de gens comme les capitaines Numos et Faresa, au moins le mépris de la coprésidente de la République était-il tempéré par une certaine dose de sens commun. « J’aimerais en parler avec vous.
— Vraiment ? » Tant le ton que l’expression de Rione trahissaient son scepticisme.
« Bien sûr. »
Geary fit un pas vers la table et entreprit de manipuler laborieusement les commandes, toujours aussi peu familières, de son écran. Des étoiles scintillèrent au-dessus de la table, puis clignotèrent et s’éteignirent. Il essaya de nouveau en jurant dans sa barbe et, cette fois, l’hologramme resta stable. « Nous avons plusieurs possibilités.
— Possibilités ?
— Oui. » Si elle peut se faire comprendre à demi-mot, moi aussi. Il manipula de nouveau soigneusement les commandes et une image miniaturisée de la flotte de l’Alliance, telle qu’elle apparaîtrait actuellement aux yeux d’un observateur divin, remplaça les étoiles. « Nous traverserons probablement le système de Corvus avec une tête d’avance sur les vaisseaux du Syndic qui sortiront après nous de l’espace du saut. De quelques heures, à tout le moins. »
Rione fronça les sourcils et vint se placer à côté de lui en frôlant presque son bras du sien, mais sans réagir davantage à sa présence, apparemment, que s’il n’était qu’une des cloisons. « La flotte du Syndic nous talonnait quand nous avons sauté. Elle nous soufflera encore dans le cou, probablement, quand nous entrerons dans le système de Corvus.
— Je ne crois pas. » Geary montra l’hologramme. « Nous serons disposés de cette manière en sortant de l’espace du saut. C’est une formation très convenable. Plus capital encore, notre puissance de feu sera considérable à l’arrière-garde.
— Supérieure à celle du Syndic ? »
La raillerie, décidément, ne seyait guère à la coprésidente Rione. « Ponctuellement, oui. Quand nous avons sauté, les Syndics s’efforçaient d’arrêter ou de ralentir suffisamment certaines de nos unités les plus lentes pour permettre à leurs gros vaisseaux de les rattraper et de les détruire. Mais, s’ils sortent de l’espace du saut juste derrière nous, la situation sera différente. Leurs unités légères fonceront bille en tête sur le gros de notre flotte. Nous pourrions dépêcher de l’avant nos vaisseaux les plus lents pendant que les meilleurs s’attarderaient pour canonner leurs bâtiments légers à leur sortie du saut. » Il s’interrompit puis secoua la tête. « Non, ils ne nous auront certainement pas suivis dans la foulée. Ils auront pris le temps de regrouper leurs forces. Ils ne peuvent pas sauter en adoptant leur formation en front, car elle se déploie si largement que ses ailes les plus extérieures ne se trouveraient plus dans le point de saut. Ils rappelleront leurs avisos et leurs autres unités légères, redisposeront les plus lourdes, puis… »
Elle arqua un sourcil. « Puis ?
— Vaste question. » Geary la regarda en se demandant s’il pouvait se fier à elle et à son jugement. Que tu t’y fies ou non, elle soulèvera peut-être un lièvre que tu n’as pas su voir. « J’aimerais connaître votre avis sur une question. »
Rione lui lança un regard circonspect, trahissant toujours le même scepticisme. « Mon avis ?
— Oui. Sur la suite.
— Alors, avant de poursuivre, permettez-moi de vous dire ceci : ne surestimez pas vos forces, capitaine Geary. »
Il se rembrunit, conscient de sa faiblesse physique et la méprisant, tout comme l’allusion que venait apparemment d’y faire Rione. « Qu’entendez-vous exactement par là ? Je suis physiquement capable de…
— Non. Pas vos forces personnelles. Celles de votre flotte. » Elle balaya d’un geste négligent l’hologramme de l’armada de l’Alliance. « Cela ne vous en donne qu’une image superficielle. Vous ne savez rien de son aspect interne.
— Essayez-vous de me dire que je ne peux pas me fier à mes informations ?
— Vos informations sur la flotte sont fiables jusqu’à un certain point. » Elle réitéra son geste avec un dépit manifeste. « Je ne connais pas le terme exact pour décrire le problème. Cette flotte est comme un morceau de métal qui donne l’impression d’être très solide, mais qui se brise assez aisément au moindre choc. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Il voyait parfaitement. « Friable. Ce que vous suggérez, c’est que la flotte est friable. D’aspect robuste, mais cassante. Je me trompe ? »
Rione lui jeta un regard surpris. « C’est exactement ce que je veux dire.
— Mais pas pour des raisons matérielles. Pas en raison de défectuosités des vaisseaux ou de leur armement.
— Je commence à croire que vous savez pertinemment que ce n’est pas à cela que je faisais allusion. »
Je commence à croire, moi, que vous êtes davantage que ce que vous paraissez, coprésidente Rione. « J’apprécie votre sincérité.
— Mais elle ne semble pas vous désarçonner. En toute franchise, j’aurais cru que vous prendriez la mouche. »
Geary lui adressa un sourire visiblement affecté. « J’adore surprendre les gens. » Excellente raison, au demeurant, de lui cacher que je n’ai aucune intention de laisser cette flotte rester friable si je peux l’en empêcher. On peut reforger le métal, le tremper. Et cette flotte aussi. Que moi ou un autre puisse y parvenir dans les circonstances actuelles est une autre paire de manches. « J’ai tenté d’apprendre à mieux connaître… (il faillit dire “ces gens” mais se reprit) cette flotte. Tous ces hommes sont courageux mais, comme on me l’a expliqué voilà quelque temps… (un peu plus d’une semaine) ils sont harassés.
— Ce n’est pas un épuisement qu’on peut soigner par une nuit de sommeil, capitaine Geary.
— Je sais, madame la coprésidente.
— Si vous jetez ces vaisseaux dans une autre bataille, même dans les conditions que vous dépeignez, ils risquent de vous faire faux-bond. »
Geary baissa les yeux en se mordant les lèvres. Précisément ce que je redoute, mais j’ignore ce qu’elle pourrait répéter à d’autres. « Je n’ai pas l’intention, à l’heure actuelle, d’engager cette flotte dans un combat décisif.
— Cette déclaration n’est en rien rassurante. Le retour de ces vaisseaux dans 1 espace de l’Alliance est d’une importance cruciale, tant pour cette dernière que pour la République de Callas et la Fédération du Rift.
— J’en suis conscient, madame la coprésidente.
— Nous devons éviter de perdre d’autres bâtiments. »
Geary la fusilla du regard. « Madame la coprésidente, contrairement à ce que vous semblez croire, je n’ai pas l’habitude de dilapider les vaisseaux et la vie de mes hommes comme de la menue monnaie ferraillant au fond de mes poches. » Il plissa les yeux, mais Rione garda un instant le silence. « Je n’ai pas l’intention de chercher l’affrontement. J’ignore si les Syndics seront en mesure de nous imposer un tel engagement. Mais, quoi qu’il arrive, je ferai de mon mieux pour augmenter nos chances. »
Rione laissa perdurer un instant le silence avant de répondre. « On peut difficilement prendre ça pour une promesse, capitaine Geary.
— Je ne fais aucune promesse que je ne peux pas tenir. Je ne suis pas en mesure de maîtriser les réactions des Syndics et j’ignore quelles situations il nous faudra affronter. Vous êtes certainement assez au fait des réalités militaires pour comprendre qu’il faut parfois mettre en danger nos unités.
— Telles que le Riposte ? »
Il lui jeta un regard noir. « Oui », lâcha-t-il, la voix rauque.
Rione, au lieu de répondre aussitôt, donna l’impression de le jauger du regard. « Très bien, capitaine Geary. Je dois cependant ajouter que, en ce qui concerne le Riposte, je me suis montrée négligente. » Elle inclina légèrement la tête vers lui. « Puis-je vous présenter, personnellement et officiellement, au nom de la République de Callas, mes condoléances pour ce deuil qui affecte votre famille, et vous remercier du sacrifice de votre parent ? »
Il contempla le plancher le temps de se composer un visage puis lui rendit sa courbette. « Merci, madame la coprésidente. J’ignorais que vous étiez informée de mes liens familiaux avec le commandant du Riposte. » Il était conscient de la raucité de sa voix mais savait aussi qu’il n’y pouvait strictement rien.
« Oui. J’aurais dû vous exprimer ma sympathie beaucoup plus tôt. Veuillez me le pardonner.
— Ce n’est pas grave. » Il se redressa et inspira profondément. « Il y a eu d’innombrables sacrifices. » Rione n’affichait toujours pas une mine amicale, mais elle donnait l’impression d’être un peu plus chaleureuse. Cela dit, parler du défunt était la dernière chose qu’il avait envie de faire, aussi changea-t-il de sujet de conversation sans craindre de se trahir trop ouvertement. « Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’aimerais connaître votre avis sur un problème. » Il détacha son regard de Rione, se concentra sur les commandes de la console et activa de nouveau un hologramme des étoiles. « Nous allons sortir du saut ici, à l’intérieur du système de Corvus. Nous le traverserons rapidement, en amassant toutes les provisions dont nous pourrons nous emparer dans le temps qui nous sera imparti. »
Il montra du doigt le point d’émergence puis tourna l’index vers un autre secteur. « Voici les points de saut à partir du système de Corvus. Trois destinations possibles s’offrent à nous. » Il surligna une étoile. « Yuon en fait partie, et elle est assez proche sur notre route, par un itinéraire menant tout droit à l’espace de l’Alliance. » Une autre étoile s’éclaira. « Voss, qui s’enfonce un peu plus profond dans celui du Syndic, dans le sens diamétralement opposé. » Troisième étoile. « Caliban, ce qui revient plus ou moins à nous faire longer l’espace du Syndic de l’intérieur, mais d’où nous pourrons sauter vers quatre autres étoiles. » Il s’interrompit. « À la place des commandants du Syndic, laquelle de ces trois destinations vous attendriez-vous à nous voir choisir, coprésidente Rione ? »
Elle n’hésita pas une seconde. « Yuon.
— Parce que ?
— Nous fuyons, capitaine Geary. La flotte fuit pour sauver sa peau. Et Yuon nous offre le plus court trajet vers chez nous. Moins rapide, certes, que l’hypernet. Mais beaucoup plus que les deux autres branches de l’alternative. »
Il reporta le regard sur l’hologramme en se frottant la joue. « Le choix ne vous semble-t-il pas un peu trop évident ? Si flagrant que la flotte du Syndic hésite à s’y engouffrer pour nous y attendre ?
— Je répète : notre flotte fuit le système mère du Syndic. Nous sommes en territoire hostile. Continuer de fuir reste la seule solution raisonnable.
— D’accord. J’admets que nous devons fuir. Nous devons aussi éviter d’être rattrapés, ce qui nous oblige à nous écarter de tout itinéraire évident.
— Théoriquement, oui. Mais les réalités de notre situation limitent nos choix. Les Syndics se douteront que vous voudrez gagner Yuon, capitaine Geary. »
Il lui fit un sourire entendu. « Mais je ne veux pas gagner Yuon, madame la coprésidente. »
Elle se raidit et il vit ses yeux se glacer. « Voss ! Vous comptez vous enfoncer de nouveau dans le système mère du Syndic, puis sauter encore une fois en espérant surprendre ses défenses, tandis que la flotte qui nous poursuit… »
Geary montra ses deux mains, les paumes ouvertes tendues devant lui. « Non.
— Non ? » Elle fit un pas de côté comme pour le contourner prudemment et le scruta.
« Non. Dans un monde idéal, peut-être. » Dans un monde idéal, nous ne fer ions pas la guerre depuis un siècle. « Mais je suis en mesure de lire les rapports d’avarie de nos vaisseaux, de faire le total des munitions que nous avons dépensées et de connaître l’état de nos stocks de vivres et de fournitures. Tout comme d’établir l’aptitude de la flotte à mener une autre bataille décisive. » Il secoua la tête. « Ce serait prendre un risque démentiel.
— J’en conviens. » Rione s’était exprimée cauteleusement, comme si elle s’attendait encore à un nouveau piège de sa part.
« Mais les Syndics devront parer aussi à ce risque, pas vrai ? Envoyer vers Voss une flotte capable de nous barrer la route, autrement dit, tout en maintenant à portée de main des renforts pour leur système mère. Juste au cas où je serais cinglé, ajouta-t-il sèchement. Ce qui les conduira à diviser et affaiblir la flotte qu’ils ont lancée à nos trousses.
— Vous visez donc bel et bien Yuon ?
— Non. Je veux aller à Caliban.
— Caliban ? » De Geary, le regard de Rione se reporta sur l’hologramme. « Qu’est-ce que Caliban peut bien nous offrir ?
— Du temps et une plus grande sécurité. » Il brandit encore la paume pour prévenir toute objection. « Je sais que le temps joue aussi contre nous. Mais la flotte jouira d’un délai plus long pour se rétablir. Nos auxiliaires sont en train de fabriquer de nouvelles munitions, lances de l’enfer et spectres, et nous embarquerons à Corvus, du moins je l’espère, des matériaux pour en fabriquer d’autres. Nous réparerons d’autres avaries. Certes, une fois qu’on aura gagné Caliban, la route sera longue pour rentrer. Et nous manquerons désespérément de provisions, de sorte qu’il nous faudra trouver sur place ce dont nous aurons besoin. Mais nous aurons là-bas le choix, pour notre saut suivant, entre deux étoiles propices : un gros risque ou la sécurité. Ce qui contraindra les Syndics à surveiller quatre positions éloignées, même s’ils ont réussi à localiser la flotte entre-temps. »
Rione opina, la mine pensive. « Et qu’en est-il de cette plus grande sécurité ? »
Il montra de nouveau les étoiles. « Nous avons subi une défaite et les Syndics sont désormais, de très loin, supérieurs en nombre. Mais celui des vaisseaux de leur flotte n’est pas illimité. Plus elle se divise pour tenter de nous rattraper, plus nos chances seront grandes si elle y parvient. Ici, déclara-t-il en montrant Yuon. Ils devront poster assez de vaisseaux ici pour nous infliger davantage de dommages si jamais nous décidions de traverser ce système. Mais ils devront aussi en poster dans celui de Voss pour parer à cette éventualité. Et il leur faudra, en même temps, continuer d’exercer une pression sur nous, c’est-à-dire lancer à nos trousses, vers Corvus, un détachement assez puissant.
— Je vois. Ce qui ne leur laissera guère de jeu pour Caliban. Si vous ne vous trompez pas. Mais comment pouvez-vous certifier qu’ils négligeront la possibilité que vous choisissiez Caliban ?
— Je ne pense pas qu’ils la négligeront, rectifia-t-il. Je pense qu’ils n’y verront que la moins probable de nos destinations et la regarderont comme moins cruciale que Yuon ou Voss. Le choix d’une de ces étoiles poserait immédiatement un grave problème aux Syndics. Si nous options pour Caliban, nous n’en resterions pas moins un problème, mais un problème qu’ils auraient, selon eux, tout le temps de régler. » Il baissa les yeux sur la représentation de Caliban. Si seulement je savais ce dont ils disposent dans ce système… Le peu de renseignements dont nous jouissons sont vieux d’un demi-siècle. Enfer, j’aimerais bien savoir aussi ce qu’ils ont à Corvus !
« Pourquoi m’expliquez-vous tout ça ? »
Il lui jeta un regard. « Comme je vous l’ai dit, je voulais avoir votre avis.
— Vous avez déjà pris votre décision, me semble-t-il. »
Il s’efforça de masquer son irritation. « Non. J’essaie d’échafauder un plan et j’hésite entre plusieurs options. Vous réfléchissez d’une manière différente et je tiens à connaître vos impressions. »
L’espace d’un instant, Geary aurait juré que Rione avait l’air légèrement amusée. « Eh bien, à votre place, je choisirais Yuon…
— Je vois.
— Je n’ai pas fini. Moi, j’aurais choisi Yuon. Mais ce que vous avez dit était vrai et je vous ai moi-même prévenu contre un engagement décisif. Je crois désormais, tout comme vous, que Caliban serait le meilleur choix. »
Geary lui fit un sourire en coin. « Puis-je en conclure, en ce cas, que les vaisseaux de la République et du Rift se plieront à mes ordres et gagneront Caliban ?
— Oui, capitaine Geary. » Son expression s’altéra. « Mais la tâche d’obtenir la même approbation du reste de la flotte de l’Alliance ne sera dévolue qu’à vous seul, je le crains. »
Elle pense que ça me posera un problème. Je n’avais pas vu si loin. Les commandants des vaisseaux m’ont tous suivi hors du système mère du Syndic. Mais ils étaient menacés d’une mort imminente… pourtant certains d’entre eux voulaient encore en débattre.
Et tous sont épuisés et souhaitent rentrer chez eux.
Rione semblait de nouveau étudier l’hologramme. « Je connais bien peu de détails de votre vie personnelle, capitaine Geary, à mon grand regret. Aviez-vous laissé quelqu’un derrière vous ? »
Il médita la question. « Tout dépend de ce que vous entendez par là. Mon père et ma mère étaient encore en vie. Mon frère était marié. Mais il n’avait pas d’enfants. » Bizarre de pouvoir dire une chose pareille sans voir aussitôt l’image de l’homme mûr qu’avait été le petit-fils de son frère, mort sur le Riposte.
« Pas de compagne ?
— Non. » Il se rendit compte qu’elle le regardait et se demanda comment une réponse monosyllabique pouvait lui en révéler autant sur lui. « Rien de durable.
— Peut-être aussi bien, non ?
— Ouais, en regard de ce qui m’est arrivé. » Il secoua la tête. « J’aurais cru qu’on aurait enfin trouvé le moyen d’allonger l’espérance de vie.
— Non, hélas. » De toute évidence, Rione continuait en parlant d’étudier l’hologramme. « Vous savez ce qui s’est passé chaque fois qu’on a essayé. La nature nous permet de maintenir les êtres humains vigoureux et en bonne santé presque jusqu’à la fin, mais celle-ci survient toujours, bien que les scientifiques aient réussi à dématérialiser le corps humain, pratiquement au niveau quantique, pour le reconstruire ensuite dans l’espoir de modifier la donne. »
Se sentant à nouveau fatigué, Geary s’assit, s’adossa à son siège et ferma un instant les yeux. « Voilà qui suffirait à redonner foi en Dieu.
— À inciter les gens à y réfléchir, du moins. » Elle lui jeta un regard. « Y a-t-il une demeure ancestrale dans la famille ?
— Non, à moins qu’on n’en ait construit une depuis mon dernier séjour.
— Où vivrez-vous quand nous aurons regagné l’espace de l’Alliance ?
— Je n’en sais rien. » Il fixait le vide, les pensées vagabondes. « Je dois contacter quelqu’un sur l’Intrépide, où que se trouve ce vaisseau. »
Rione ne chercha pas à cacher sa surprise. « Vous connaissez quelqu’un sur un vaisseau dans l’espace de l’Alliance ?
— Pas vraiment. J’ai un message pour elle, qu’on m’a demandé de lui transmettre. » Il rumina quelques instants le sujet pendant que Rione attendait la suite, puis il haussa les épaules. « Ensuite, j’irai peut-être à Kosatka.
— Kosatka ?
— C’était une belle planète autrefois. Il paraît que c’est toujours vrai.
— Kosatka, répéta Rione. Je ne crois pas que votre destinée réside à Kosatka, capitaine Geary.
— Prédiriez-vous l’avenir comme vous lisez dans les pensées ?
— Je ne lis que dans les yeux, capitaine. » La coprésidente regagna l’écoutille et s’arrêta dans le sas. « Merci de m’avoir consacré quelques instants, et merci aussi pour vos confidences.
— Quand vous voudrez. » Il se redressa à demi pour la regarder partir puis se laissa lourdement retomber, de nouveau épuisé, en se demandant pourquoi il avait une boule dans l’estomac.
« Caliban ? » Le capitaine Desjani dévisagea Geary. « Mais le trajet de retour passe par Yuon.
— Les Syndics savent que vous en êtes convaincue, capitaine. Ils nous y attendront.
— Mais pas en force suffisante pour…
— Comment pouvez-vous le savoir ? » Geary se rendit compte qu’il aboyait et réprima sa fureur. « Vous me l’avez dit vous-même. Les vaisseaux du Syndic présents dans leur système natal pourraient gagner… euh… Zaqi par l’hypernet puis sauter vers Yuon en un peu moins de temps qu’il ne nous en faudrait pour arriver à Corvus, traverser ce système et sauter vers Yuon. Toute leur foutue flotte, hormis les bâtiments qui nous pourchassent et jailliraient du point d’émergence pour nous frapper dans le dos, pourrait nous y guetter.
— Mais Yuon… » Elle ne termina pas sa phrase.
Geary perçut son épuisement et son désespoir, et il eut honte de s’être fâché. « Je suis désolé, Tanya. Je sais à quel point vous avez envie de rentrer. Moi aussi, je tiens à nous ramener à bon port.
— L’Alliance a besoin de cette flotte, capitaine Geary. Et aussi de l’Indomptable et de ce qu’il transporte. Le plus tôt sera le mieux.
— Les Syndics nous attendront à Yuon, Tanya. Si nous passons par là, nous ne rentrerons jamais. »
Elle finit par hocher la tête. « Ils ne nous comprennent que trop bien, n’est-ce pas ? Les Syndics savaient que nous sauterions sur l’appât qu’ils nous tendaient… Frapper leur système mère, ajouta-t-elle, voyant qu’il ne répondait pas tout de suite. Et, maintenant, ils savent que nous allons rentrer chez nous en passant par Yuon.
— J’en ai bien peur.
— Mais vous êtes plus clairvoyant. Vous savez qu’il nous faut prendre un autre itinéraire. »
Geary réprima un grognement d’exaspération. Peut-être n’ai-je pas un besoin aussi impérieux que vous tous de rentrer chez moi ! « Je vais notifier à tous les vaisseaux notre destination prévue avant de quitter l’espace du…
— Capitaine !
— Quoi ? »
Le capitaine Desjani avait rectifié la position. « Capitaine, vous devez en informer personnellement chaque commandant de vaisseau. »
Geary s’efforça de masquer son agacement. « On m’a dit qu’un message transmis durant un saut n’avait aucune chance d’être intercepté. Et, de toute façon, je ne compte pas soumettre cette décision à un vote.
— Je n’ai pas dit qu’il fallait la soumettre à un vote, capitaine, mais que vous deviez le leur dire en personne. » Elle avait dû lire ce qu’il ressentait sur son visage. « Je sais bien que vous ne procédiez pas ainsi de votre temps, mais c’est comme ça qu’on fait aujourd’hui. » Elle s’accorda une nouvelle pause. « Vous devez intervenir personnellement, capitaine ! Vous ne pouvez pas vous contenter d’un bref message écrit. »
Affronter à nouveau cette marée d’officiers était bien la dernière chose dont il avait envie, conscient que, si certains croyaient en lui avec la même ferveur que Desjani, d’autres le prenaient pour un vieux fossile bon pour la casse. « Tanya, nous allons probablement être affreusement débordés durant chaque seconde de notre traversée du système de Corvus. Même si les vaisseaux des Syndics ne sautent pas immédiatement après nous, ils finiront bien par débouler à un moment donné. Nous ignorons de quelles défenses ils disposent à Corvus. Nous allons devoir décider des installations qu’il nous faudra piller, en éliminant toute velléité de résistance par la force ou l’intimidation… » Desjani se contentait de soutenir son regard avec entêtement. Cède. Mes tripes me soufflent qu’elle a raison. J’ai dû la convaincre en personne de la nécessité d’éviter Yuon. Si elle refuse à présent de se laisser persuader, c’est que sa conscience professionnelle lui dicte que je dois absolument décider moi-même les autres capitaines de vaisseau à passer par Caliban.
Ça fait un bien fou de voir qu’elle ne flanche pas quand elle sait que je me trompe, alors qu’elle me croit un cadeau des dieux à cette flotte.
Il opina sans toutefois se donner la peine de dissimuler sa réticence. « D’accord, Tanya. Vous avez gagné. Dès que nous aurons la certitude que les vaisseaux du Syndic lancés à nos trousses ne jailliront pas dans l’immédiat du point d’émergence de l’espace du saut, j’organiserai une visioconférence pour les informer tous, personnellement, de ma décision de passer par Caliban plutôt que par Yuon. » Elle ne répondit pas. « Très bien. Je leur expliquerai aussi pourquoi.
— Merci, capitaine. Vous comprenez, j’espère…
— Si fait. Et je vous remercie d’avoir si bien étayé vos recommandations.
— Ce qui nous attend à Corvus ne saurait être bien dangereux, capitaine Geary. On n’y connaîtra même pas l’issue de la bataille qui s’est déroulée dans le système du Syndic.
— Ouais. » Peut-être cela pourra-t-il nous servir. « Mais Corvus est si proche de ce système qu’elle pourrait bien se révéler coriace. »
Desjani balaya l’argument d’un geste. « Elle n’est pas sur l’hypernet du Syndic. »
Geary songea à la façon dont elle avait formulé sa phrase. « Ça en dit sans doute plus long que ce que j’en peux comprendre. Expliquez-vous, je vous prie. »
Elle eut d’abord l’air surprise puis elle hocha la tête. « Je croyais que vous étiez au courant, mais comment pourriez – vous le savoir ? L’hypernet permet de se rendre rapidement et directement de son point de départ à sa destination. Nul besoin de procéder par étapes successives.
— Oh. » Enfer, j’ai encore remis ça ! « Tandis qu’avec les translations par sauts vous devez passer d’un premier système à un second à portée du premier, et ainsi de suite jusqu’à arriver à destination.
— Oui. » Elle hocha de nouveau la tête. « De très nombreux systèmes n’avaient d’importance que parce qu’il fallait les traverser pour se rendre ailleurs. Une fois qu’on a installé un réseau hypernet, tous les transits s’interrompent. »
Geary y réfléchit. « Ça n’a guère dû profiter aux systèmes transitoires, j’imagine.
— Non. On ne s’y rend plus que pour une raison personnelle ou pour certains attraits particuliers de ces systèmes. Mais, si un système possède des caractéristiques spéciales, il figurera sur le réseau hypernet. »
L’image d’innombrables rameaux brisés en train de se flétrir alors que le tronc principal continuait de prospérer s’imposa à son esprit. « Que sont-ils devenus ? »
Elle haussa les épaules. « Certains ont investi toutes leurs ressources dans des tentatives pour se faire attribuer un portail de l’hypernet, mais bien peu y sont parvenus. D’autres ont essayé d’acquérir cette spécificité afin que des groupes de pression exigent qu’on le leur attribue. Là encore, les réussites sont rares. La plupart n’étaient guère riches au départ et ils ont lentement décliné à mesure que le trafic commercial les évitait et qu’ils perdaient le contact avec les percées technologiques et culturelles qui transitent par l’hypernet. Les meilleurs et plus brillants éléments de ces systèmes cherchent toujours à émigrer, bien sûr, vers des planètes reliées à l’hypernet.
— Je vois. » Un peu comme moi. Isolé et de plus en plus démodé. Dépassé par l’hypernet et l’histoire. Je me demande comment réagiront certains de ces systèmes du Syndic quand j’y ferai passer la flotte. Au moins réintégreront-ils l’histoire.
Nous sortirons dans une semaine de l’espace du saut à Corvus, et nous saurons alors comment ce système a évolué depuis qu’il a été évincé de l’hypernet. Je ferais bien de peaufiner mon discours pour les commandants de vaisseau, et continuer d’espérer que le plan des Syndics ne soit pas assez retors pour inclure la pose, à Corvus, d’une chausse-trape destinée à tout vaisseau de l’Alliance qui aurait réussi à sauter hors de leur système mère.