Onze

Nombre de nouveaux objets célestes orbitaient autour de l’étoile que les hommes appellent Caliban. La plupart, de petite taille, étaient les débris déchiquetés des vaisseaux du Syndic qui s’étaient fait sauter eux-mêmes ou auxquels l’Alliance avait fait subir le même sort pour interdire à l’ennemi de les renflouer et de les réarmer. On apercevait aussi, parmi les décombres du combat, un essaim de capsules de survie du Syndic, éparpillées sur une vaste zone de l’espace et hébergeant les rescapés qui avaient réussi à quitter leur vaisseau avant la fin. Petites, désarmées et tout juste assez autonomes pour trouver la sécurité à l’intérieur du système, les capsules ne représentaient pas une menace pour la flotte victorieuse de l’Alliance.

« Ces naufragés pourraient de nouveau combattre. Et ils le feront certainement, s’insurgea Desjani. Je ne dis pas que nous devrions nous entraîner au tir sur leurs capsules, mais les rassembler et capturer leurs occupants ne serait pas une mauvaise idée. »

Avant de secouer négativement la tête, Geary lui fit comprendre qu’il y réfléchissait, « Où les mettrions-nous ? Ils satureraient tous les cachots des vaisseaux et il en resterait encore en surnombre. Sans compter qu’il nous faudrait les nourrir. »

Desjani fit la grimace puis acquiesça de la tête. « Sécurité et logistique. Deux entraves persistantes aux meilleures idées.

— Bien dit, sourit Geary. Mais j’ai déjà été témoin d’un tas de projets qui ne tenaient aucun compte de la réalité, ce qui ne semblait nullement perturber leurs initiateurs.

— Bien sûr que non. Pourquoi saboter un bon plan en permettant à la réalité de s’y immiscer ? » Elle sourit à son tour. « Ce fut une splendide victoire, capitaine Geary.

— Merci. Mais il reste certaines tâches en souffrance. Comment repérer celle de ces capsules qui héberge le plus haut gradé rescapé du Syndic ? »

Dépêcher des messages à diverses capsules pour trouver enfin celle qui contenait le commandant du Syndic et établir une liaison avec elle exigea un bon moment. Ainsi qu’il s’avéra, le commandant en chef de la flotte avait survécu ; cela dit, Geary se demanda si cet officier s’en congratulerait très longtemps.

Son uniforme élégamment coupé avait souffert de quelques outrages sous la forme de diverses brûlures et lacérations. Son visage, aussi livide que s’il était en état de choc, trahissait toute la stupeur d’un homme incapable de comprendre ce qui s’était passé. Geary ne reconnut pas le commandant en chef, mais ce dernier, lui, le dévisagea d’un œil incrédule. « C’est pourtant vrai, chuchota-t-il.

— Quoi donc ? » s’enquit Geary, qui connaissait déjà la réponse.

Au lieu de la lui fournir, l’autre tenta de se blinder. « Ma flotte ne se r-rendra jamais », bredouilla-t-il.

Geary ne put s’interdire d’arquer les sourcils d’étonnement. « En toute franchise, vous n’en avez plus le loisir. Il ne vous reste rien à rendre. Votre flotte a cessé d’exister. Tous vos vaisseaux ont été détruits.

— Nous pouvons encore nous b-battre.

— Au corps à corps, voulez-vous dire ? Mais, voyez-vous, lui expliqua Geary, vous combattre ne nous passionne plus. Votre ex-armada n’en a plus la capacité militaire et, pour être tout à fait sincère, nous ne tenons pas à nous embarrasser d’un grand nombre de prisonniers. » Le commandant en chef réussit le tour de force de pâlir un peu plus mais garda le silence. « J’ai deux choses à vous dire. Tout d’abord, il reste des gens à nous sur un astéroïde de ce système. Je vous fais parvenir les coordonnées de son orbite. Si vous nourrissez quelques doutes sur l’identité de cet astéroïde, n’hésitez pas à nous contacter. Veillez à ce qu’aucune de vos autres capsules de survie n’y atterrisse. Je vais en retirer mon personnel et je ne souhaite nullement croiser vos réfugiés, car cette rencontre pourrait, par inadvertance, se solder par de nouveaux bains de sang. »

Son interlocuteur hocha la tête sans mot dire.

« L’autre chose que je tenais à vous dire, c’est que nous avons inspecté toutes les installations des Mondes syndiqués du système de Caliban et que les villes abandonnées correspondant aux coordonnées que je vais vous faire parvenir sont toujours en état. Vos gens n’auront aucun mal à réactiver leurs systèmes de survie. J’ai le regret de vous dire que nous avons abondamment pillé les réserves de vivres qui y étaient encore stockées après leur désertion, mais il devrait en rester assez pour nourrir votre personnel jusqu’à ce que d’autres unités des Mondes syndiqués arrivent dans ce système et découvrent votre débâcle. Je vous promets également d’informer toutes les planètes et autres représentants de vos nations de votre présence ici, dès que nous entrerons en contact avec les unes ou les autres, de manière à assurer votre sauvetage. »

Nouveau hochement de tête. Le commandant en chef du Syndic donnait l’impression d’être de plus en plus déboussolé, comme s’il attendait la chute de la seconde chaussure de la paire.

« Je regrette que ma flotte ne puisse s’attarder plus longtemps dans ce système, poursuivit Geary. De ce fait, il est hors de question de prodiguer des soins médicaux à vos blessés. Mais les installations médicales préservées que nous avons inspectées dans ce système, si elles sont quelque peu vétustes et limitées, semblent toutes en état de fonctionner et devraient encore contenir en quantité suffisante de quoi pourvoir à ces soins. »

Le commandant en chef retrouva enfin la voix. « Pourquoi me dites-vous tout ça ?

— J’honore les obligations que m’imposent les lois de la guerre, mon honneur et celui de mes ancêtres, répondit lentement et fermement Geary. Une dernière chose, à présent. » Il se pencha plus près. « Lorsque vous aurez renoué les communications avec vos supérieurs, veuillez, s’il vous plaît, les aviser que toute autre flotte des Mondes syndiqués qui tenterait d’engager le combat avec la mienne subirait le même sort. »

Le Syndic se contenta de soutenir longuement son regard. « Qui donc êtes-vous ? finit-il par demander, la voix si sèche qu’elle en était presque inaudible.

— Vous le savez. J’ai vu que vous me reconnaissiez.

— Vous êtes… Il est mort !

— Non. Je ne suis pas mort. » Geary larda de l’index l’image de son interlocuteur. « Je m’appelle John Geary. Voilà très longtemps, on me surnommait Black Jack Geary. Je commande désormais cette flotte et je la ramène au bercail. Tous ceux qui tenteront de l’arrêter auront affaire à moi. »

Il vit brusquement plusieurs des ressortissants du Syndic présents dans la capsule de survie de leur commandant en chef effectuer le même geste sur leur poitrine. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait d’un signe très antique, destiné à repousser les forces du mal. Croyez ce que vous voulez, tant que ça vous épouvante assez pour vous empêcher de vous en prendre encore à cette flotte.

Mais en être le témoin direct devrait me perturber davantage. La coprésidente Rione aurait-elle dit vrai ? Commencerait-on à voir en moi une espèce de surhomme ?

Après une telle victoire, ne vais-je pas me mettre à y croire moi-même ? Il adressa un signe de tête au commandant en chef du Syndic. « Ne le prenez pas en mauvaise part, mais nous ne nous reverrons certainement pas avant la fin de cette guerre. » Il coupa la communication et fixa longuement la place où s’était tenu l’hologramme de son interlocuteur.

Peut-être qu’un retour à la réalité me remettra les pieds sur terre. Il tripota les commandes de son écran jusqu’à obtenir un relevé des pertes infligées à la flotte de l’Alliance, parcourut le rapport des yeux puis appuya de nouveau sur ses commandes. « D’autres rapports sur nos pertes nous parviennent-ils encore ? »

La question parut surprendre le capitaine Desjani. « Ils sont constamment remis à jour en fonction des informations fournies par les vaisseaux.

— Ceci ne peut pas être exact. »

Elle afficha les mêmes données. « Rien n’indique que le flux des données a été corrompu. Vigie des communications, veuillez vérifier les informations que nous recevons sur l’état des vaisseaux. Voyez si tout nous parvient correctement.

— Oui, commandant. » Une minute plus tard, il rendait son rapport. « Aucun problème de ce côté, commandant.

Toutes les sources sont actives, sauf celles coupées par la perte de leur vaisseau. »

Desjani jeta à Geary un regard appuyé. « Un combat étrangement unilatéral, fit-elle remarquer. J’ai moi-même du mal à accorder foi à ces résultats, mais ce n’en est pas moins un indicateur fiable des pertes et dommages infligés à la flotte.

— Que les vivantes étoiles en soient remerciées. » Geary parcourut de nouveau des yeux la courte liste, à la réjouissante brièveté, des pertes subies par la flotte de l’Alliance. « C’est ainsi que ça doit marcher. En théorie. En tirant profit de notre avantage numérique, en exploitant les faiblesses de la formation adverse et en concentrant notre feu sur des points stratégiques, nous avons submergé la flotte du Syndic et nous l’avons empêchée de nous rendre la pareille. Que son commandant en chef se soit battu stupidement ne nous a pas nui non plus.

— Il aura sans doute cru que nous combattrions comme d’habitude, laissa tomber Desjani en secouant la tête pour témoigner de sa manifeste incrédulité. Je n’aurais jamais imaginé que ça ferait une telle différence.

— Si le courage seul décidait de l’issue d’une bataille, l’histoire aurait pris un tout autre cours. » Il se contraignit à relire lentement l’inventaire de leurs pertes. Unilatéral, peut-être, mais même une victoire unilatérale peut coûter cher au vainqueur. « Diable ! » Il venait de reconnaître le nom du vaisseau en tête de liste et sentit tout son corps s’engourdir. L’Arrogant. Perdu corps et biens. Commandant Hatherian. Quelle tristesse !

« Capitaine ? » Desjani jeta un coup d’œil. « Oh ! L’Arrogant. Surcharge du réacteur. »

Geary était incapable de la regarder en face. « Vous avez une idée de ce qui s’est passé ?

— C’est dans le dossier récapitulatif, capitaine. Vous voyez ? Pendant que la Fox cinq deux traversait pour la première fois la formation du Syndic, l’Arrogant se trouvait à proximité de plusieurs unités légères qui essuyaient le feu d’un bon nombre de vaisseaux lourds ennemis. L’Arrogant s’est interposé et a tout pris à leur place. » Elle hocha la tête, lugubre. « Le capitaine Hatherian s’est montré un excellent commandant.

— Oui. » Conscient que, s’il n’avait pas transféré Hatherian sur l’Arrogant, cet officier serait encore sur l’Orion et en vie, Geary n’osait pas répondre. Mais il fallait aussi ajouter que, s’il n’avait pas confié le commandement de la Fox cinq deux au capitaine Numos et si ce dernier n’avait pas gaspillé son avantage en laissant certains de ses vaisseaux essuyer un feu nourri de l’ennemi, l’Arrogant n’aurait pas été contraint de se sacrifier pour les protéger. Là encore c’est ma faute. Je n’aurais pas dû donner ce commandement à Numos alors que je ne me fiais pas à lui. « Nous avons aussi perdu quelques unités légères. Le Dague, le Rapide et le Venin. Et un autre croiseur lourd. L’Envieux.

— Oui, c’est terrible. Nous avons besoin de tous nos escorteurs. Mais nous avons récupéré une partie de leur équipage. »

Geary se borna à la fixer en essayant de comprendre comment un officier de la flotte, citoyenne de l’Alliance, pouvait prendre avec une telle sérénité la perte de vaisseaux et de leur équipage. Desjani donnait l’impression d’être attristée par ces deuils et de jubiler en même temps. Les miens seraient-ils devenus assez barbares pour se contrefiche de la perte de bâtiments et de la mort de leurs matelots ?

Puis Desjani montra la liste des pertes, le visage si sombre qu’il en conçut du soulagement. « Aucune victoire ne s’obtient sans en payer le prix, pas même les nôtres, capitaine. Mais ceux que nous avons perdus aujourd’hui n’ont pas à craindre de se présenter devant leurs ancêtres. » Elle secoua la tête, le regard absent. « Après la bataille d’Easir, nous ne savions plus que penser. Nous conservions sans doute la mainmise sur ce système, mais à quel prix ! Nous avions perdu tous les croiseurs et la moitié des cuirassés présents dans le système, et nos escorteurs légers avaient été décimés. Certes, pour chacun de nos vaisseaux perdus, les Syndics en avaient perdu un, mais avions-nous réellement fait honneur à nos ancêtres ? On ne peut jamais savoir, en pareil cas. » Elle s’interrompit encore. « Je n’étais encore qu’un jeune lieutenant de vaisseau à l’époque. On m’a bombardée capitaine de corvette le lendemain. On avait besoin de nouveaux officiers. »

Oh, bon Dieu ! Je n’avais rien compris. Geary opina sans mot dire, en s’efforçant de dissimuler la gêne et la honte qu’il éprouvait à l’idée d’avoir pu s’imaginer que Desjani et ses camarades restaient indifférents à leurs pertes. Elles les affectent. Mais ils en ont pris l’habitude. Ils ont vu mourir tant des leurs. Si fréquemment. C’est une cruelle réalité, mais ils ne se laissent pas abattre.

Il se demanda combien de vaisseaux et de spatiaux avaient disparu à Easir. Et s’il aurait jamais le courage de se pencher sur l’histoire de cette bataille pour le découvrir. Tu le savais, Geary. Tu savais qu’ils avaient subi de terribles pertes au fil des ans. Mais tu ne le ressentais pas personnellement. Tu ne comprenais pas l’effet que ça leur faisait. Ils s’y sont faits, se sont habitués à voir mourir leurs camarades et leurs amis, comme ça risquait d’arriver à n’importe qui. Mais pas moi. La guerre, cette guerre, est encore toute nouvelle pour moi alors qu’elle dure depuis un siècle. Il sentit de nouveau le froid l’envahir en songeant à ceux de son équipage tombés au combat, voilà si longtemps, à Grendel. Et, pour la toute première fois, il se demanda si Desjani éprouvait la même sensation glacée au souvenir de ses camarades morts.

Il tendit le bras pour lui étreindre l’épaule, s’attirant de sa part un regard étonné. « Ils leur ont tous fait honneur, Tanya. À leurs ancêtres, à eux-mêmes et à ceux d’entre nous qui ont survécu à cette bataille pour la gagner. Merci. »

Elle afficha une expression intriguée. « De quoi, capitaine ?

— D’avoir honoré leur mémoire par vos propres hauts faits. De poursuivre la tâche pour laquelle ils sont morts. »

Desjani secoua la tête en détournant les yeux. « Je ne suis pas une exception, capitaine Geary.

— Je sais. » Il laissa retomber sa main. « Mais je suis honoré de vous connaître, vous et les autres spatiaux de cette flotte. »

Il reporta le regard sur la liste des vaisseaux détruits puis sur l’inventaire détaillé des dommages infligés aux autres. Ce dernier pointage était beaucoup trop long, mais aucun vaisseau n’avait très gravement souffert. Néanmoins, des hommes et des femmes avaient trouvé la mort lors de l’éventration des compartiments qu’ils occupaient par les tirs ennemis. Il se rendit compte que Desjani l’observait farouchement. « Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais pas si vous comprenez bien ce qui s’est passé ici, capitaine Geary. Je vous ai parlé d’Easir. Ceux qui y ont survécu se regardaient eux-mêmes comme des survivants. Il n’y a ni orgueil ni gloire là-dedans, comme je l’ai dit. Mais, à Caliban, vous avez accompli quelque chose. » Elle montra la liste des défunts. « Leurs descendants s’enorgueilliront d’avoir perdu leurs ancêtres dans cette bataille, et ceux qui y auront survécu pourront, jusqu’à la fin de leurs jours, se vanter légitimement d’y avoir participé. »

Mais il secoua la tête. « C’était loin d’être un combat équitable. Notre supériorité numérique sur les Syndics était dès le départ conséquente. Même si l’on ne tient pas compte de la désastreuse stratégie de leur commandant, ce n’était pas une si grande victoire. » Il se garda bien d’ajouter qu’il soupçonnait certains de n’être guère impressionnés.


Geary s’accorda une brève détente, les yeux fermés, en respirant lentement et profondément. Je commence décidément à exécrer ces réunions stratégiques. Il releva la tête et balaya la tablée du regard.

La plupart des officiers présents donnaient ouvertement l’impression de partager l’exultation de Desjani quant à la récente victoire. À l’exception manifeste de commandants de vaisseau qui, assis de part et d’autre de Numos et de Faresa, faisaient bloc autour d’eux et, dans le meilleur des cas, présentaient un visage de marbre quand ils ne fulminaient pas carrément. Geary les dévisagea l’un après l’autre tout en déchiffrant l’étiquette indiquant le nom de leur bâtiment, et il se rendit compte que tous avaient été affectés à la Fox cinq deux durant la bataille. Certains soutenaient son regard, mais les plus nombreux détournaient les yeux.

Il s’adossa à son siège, scruta un instant les visages des autres officiers « assis » à la table puis celui du capitaine Desjani, seule autre personne physiquement présente dans la salle de réunion. « Nous quitterons bientôt le système de Caliban. Nous avons achevé notre travail ici et nous avons mis la piquette aux Syndics. J’aimerais féliciter personnellement tous les vaisseaux de cette flotte pour la part qu’ils ont prise dans cette victoire. » Nombre de sourires (et une hostilité accrue de la part du groupe de Numos) accueillirent cette déclaration. « Je compte quitter Caliban demain. Nous piquerons vers le point de saut donnant accès à un système du nom de Sutrah. Sutrah n’a probablement pas été abandonné, car il présente une planète hospitalière, mais ses défenses ne doivent pas être considérables.

— Pourquoi pas Cadez ? » s’enquit enfin Numos d’une voix glaciale.

Geary lui jeta un regard appuyé. « Parce que Cadez me semble justement une destination trop flagrante. L’étoile se trouve sur l’hypernet du Syndic et en droite ligne de l’Alliance. »

Cette fois, ce fut Faresa qui prit la parole, sur son ton acerbe habituel. « Nous pourrions accéder de là-bas à l’hypernet du Syndic et rentrer rapidement au bercail. Pourquoi vous y refusez-vous ? »

Geary sentit sa tête s’embraser. « Je tiens autant que vous tous à rentrer chez nous au plus vite.

— Vraiment ? le défia Faresa.

— Vraiment. Je vous rappelle, capitaine, que tout système du Syndic consigné sur son hypernet peut être promptement renforcé. À la place de son commandant en chef, si je savais que nous nous trouvions à Caliban, j’enverrais à Cadez des renforts substantiels pour prévenir notre arrivée et nous interdire d’utiliser son portail de l’hypernet.

— Dans la mesure où ils ont un portail à Cadez, les Syndics n’ont pas besoin de points de saut, pas vrai ? demanda le commandant Cresida en affectant la nonchalance. Ils pourraient donc effroyablement les miner.

— Exact », approuva Tulev en hochant la tête.

Numos balaya l’argument d’un geste. « Et d’une, je n’ai pas peur d’affronter une flotte puissante du Syndic. » Tant ses paroles que son ton laissaient entendre que la récente victoire de Caliban n’avait pas grande valeur à ses yeux, puisque la flotte du Syndic était largement inférieure en nombre.

Le capitaine Duellos exprima son opinion sans ambages, en fixant le lointain. « Pourtant, lors du dernier combat, vos accrochages avec les Syndics n’ont guère été impressionnants. »

De fureur, Numos vira à l’écarlate. Mais ce fut le capitaine Faresa qui répondit : « Le capitaine Numos n’y peut rien si les vaisseaux sous son commandement étaient délibérément placés de manière à lui interdire de jouer un rôle décisif dans la bataille. »

Tulev secoua la tête. « Le commandant de la flotte a donné des ordres corrects à toutes les formations. Vous les avez entendus comme moi.

— Vous étiez très loin de la mienne sur le moment, et encore plus des Syndics ! » aboya Numos.

Au tour de Duellos de rougir. « Les vaisseaux placés sous mon commandement ont engagé davantage de combats avec l’ennemi que les vôtres !

— Mesdames et messieurs, nous ne sommes pas réunis ici pour mettre en doute le courage de quiconque. » Geary avait parlé assez fort pour mettre un terme à l’algarade.

Numos reporta son attention sur lui. « Si l’on m’avait laissé l’occasion de le faire, je n’aurais permis à personne d’en douter, déclara-t-il comme s’il n’avait pas entendu son ultime remontrance.

— Si vous vous étiez convenablement plié à vos instructions, vous en auriez eu amplement l’occasion, rétorqua Geary.

— Vous vous trouviez à de nombreuses secondes-lumière de l’endroit où j’accrochais l’ennemi, pourtant vous avez insisté pour garder le contrôle absolu des manœuvres de mes vaisseaux.

— Les autres formations ne m’ont posé aucun problème, capitaine Numos. Elles ont suivi les ordres. »

Numos se pencha en avant, haussant le ton. « Seriez-vous en train de nous dire que le seul devoir d’un commandant de vaisseau de la flotte de l’Alliance est de les suivre avec exactitude ? Sans jamais jouir de la latitude d’employer nos vaisseaux comme nous l’ont enseigné nos longues années d’expérience ? »

Geary réprima laborieusement son envie de lui répondre sur le même ton gouailleur et, avant de s’exprimer, consacra un bon moment à recouvrer son sang-froid. « Vous savez pertinemment que vos instructions, relativement à cette bataille, vous conféraient également l’autorité de modifier vos positions si vous estimiez que la situation stratégique l’exigeait, capitaine Numos. N’essayez pas de nous faire porter, à moi ni à aucun autre, la responsabilité des conséquences de vos actes. »

Numos lui rendit son regard, le visage dur. « M’accuseriez-vous d’incompétence ? Insinueriez-vous que je suis responsable des pertes que nous avons subies ? Seriez-vous…

— Capitaine Numos ! tonna Geary, en ne prenant conscience de la sonorité de sa voix qu’en voyant réagir les autres. C’est moi qui porte la responsabilité de nos pertes dans cette bataille. J’étais aux commandes et je ne recule pas devant les responsabilités qu’implique le commandement ! » Numos fit mine de reprendre la parole, mais il le coupa sèchement. « Quant à vous, capitaine, si vous continuez d’adopter cette attitude insubordonnée et bien peu professionnelle, vous risquez dangereusement d’être relevé de votre commandement et de votre autorité. Me fais-je bien comprendre ? »

Les mâchoires de Numos s’activèrent, mais il garda le silence. Juste à côté de lui, le capitaine Faresa jeta à Geary un regard assez féroce pour perforer la plus épaisse des armures.

Geary fit de nouveau le tour de la table des yeux. Il s’attendait plus ou moins à ce que ceux qui s’étaient rassemblés autour de Numos prissent encore son parti, mais il constata, non sans surprise, que sa menace avait ébranlé de nombreux autres officiers. Puis, à leur expression et leur maintien, il prit conscience d’autre chose, d’une vérité qui le stupéfia. Notre victoire ne les a pas entièrement satisfaits, c’est cela ? Nous l’avons remportée en combattant d’une façon différente et ça leur a déplu. Ils voulaient vaincre, sans doute, mais pas à ce prix. Pas en changeant leur manière habituelle de combattre, mais en mettant tout l’accent sur le courage individuel et l’héroïsme débridé. Et, maintenant, ils refusent de me voir briser un des leurs en exigeant de lui qu’il se plie davantage à la discipline.

Il y avait des exceptions, comme le capitaine Desjani, qui rayonnait toujours d’une fierté sans mélange au souvenir de leur grande victoire. Geary se rendit soudain compte que les adorateurs de Black Jack Geary se divisaient désormais en deux camps. Le plus petit, celui des officiers qui, telle Desjani, se persuadaient qu’il ne pouvait pas se tromper, était disposé à suivre tous ses ordres. Le plus important comptait sans doute sur lui pour les conduire à la victoire, mais sans rien changer. Leur souhait, c’était qu’un héros légendaire menât contre l’ennemi les charges héroïques qu’ils avaient toujours connues. Et que ce héros exigeât d’eux qu’ils ne livrent que des batailles où chaque vaisseau œuvrerait effectivement comme une partie d’un grand tout leur posait problème.

Ils voudraient un héros qui confirmât le bien-fondé de tout ce qu’ils ont fait jusque-là, tout en l’améliorant. Mais, maintenant, ils se rendent compte que je ne suis pas de cet acabit.

Le silence s’éternisait, et Geary s’aperçut que tous attendaient encore qu’il reprit la parole. « J’aimerais vous faire savoir que je n’avais jamais rencontré un plus vaillant groupe d’officiers. Tous, pris individuellement, vous êtes aussi braves qu’agressifs. » Jusqu’à la sottise. Être prêt à mourir reste aussi nuisible que craindre la mort. Comment les en persuader ? « J’espère que cette dernière bataille vous aura prouvé que les bonnes tactiques… » Non. Flûte ! Ils vont se dire que, selon moi, celles qu’ils employaient naguère étaient mauvaises. C’était sans doute le cas, mais je ne tiens pas à le leur dire. « … que des tactiques efficaces peuvent nous permettre d’infliger à l’ennemi des pertes plus sérieuses que celles que nous subissons nous-mêmes. Nous formons une flotte. Une organisation destinée au combat. Si nous nous en servons, elle peut nous conférer une force impressionnante. Je n’ai jamais voulu donner à aucun de mes commandants l’impression qu’il devait suivre mes ordres à la lettre. Il est essentiel de réagir aux modifications des conditions existantes. Le commandant Hatherian, que ses ancêtres puissent l’honorer, a fait exactement ce qu’il fallait quand il a déplacé l’Arrogant de la position qui lui avait été assignée pour protéger d’autres vaisseaux en péril. »

Pas moyen de dire comment ils réagissaient à ses paroles. Il commençait à se demander s’il réussirait jamais à comprendre ces spatiaux de l’Alliance, dont la mentalité et les habitudes étaient si différentes, au bout d’un siècle et de tant de changements, de celles qu’il avait connues.

« Nous irons donc à Sutrah. Nous évaluerons les conditions qui y règnent et nous tâcherons d’apprendre tout ce que nous pourrons sur les mouvements du Syndic, tout en décidant de notre destination suivante. » Il y eut quelques hochements de tête d’approbation, mais nul ne prit la parole.

« C’est tout. Encore toutes mes félicitations pour la manière dont vous vous êtes battus hier. »

Il se rassit et regarda les hologrammes s’effacer rapidement. L’air un tantinet intriguée par son comportement dépressif, le capitaine Desjani prit congé de lui et se hâta de retourner à ses responsabilités de commandant de bord. Geary s’aperçut qu’un hologramme était resté dans la salle après le départ de tous les autres. « Capitaine Duellos. »

Duellos répondit d’un hochement de tête. « Vous avez compris, n’est-ce pas ? dit-il.

— Je crois. Pardonnez-moi d’être aussi brutal, mais comment peuvent-ils se montrer si foutrement stupides ? »

Duellos secoua la tête en soupirant. « Habitudes. Tradition. Je vous ai déjà dit à quel point la fierté comptait pour cette flotte. La fierté et l’honneur, les dernières choses auxquelles on peut se raccrocher quand tout le reste s’est écroulé. Eh bien, ils sont fiers de la manière dont ils ont toujours combattu. »

Geary secoua la tête à son tour. « Ne pourraient-ils pas comprendre qu’il en existe de plus efficaces ?

— Oh, ça prendra du temps, du moins si l’on nous en accorde. » Voyant que Geary le fixait, Duellos esquissa un sourire fugace. « Après notre irruption et notre débâcle dans le système mère des Syndics, j’ai décidé que nous ne reverrions probablement pas notre patrie. Et envisagé, ce faisant, l’éventualité d’un échec.

— Nous rentrerons.

— Je n’ose pas encore entièrement y croire, mais, si nous regagnons jamais l’espace de l’Alliance, je vous offrirai tous les verres que vous pourrez avaler. » Duellos semblait vanné. « Vous devez comprendre que la plupart des officiers qui sont sous vos ordres n’ont pas l’habitude d’une poigne de fer.

Encore heureux que vous ne soyez pas porté sur la stricte discipline. J’ai eu connaissance de tels cas par des bouquins. Un commandant de cette espèce aurait déjà perdu la direction de sa flotte. Ces officiers ont réellement besoin d’être guidés, mais ils n’accepteront jamais le knout.

— Je ne suis pas un fanatique du chat à neuf queues, mais il faut bien que j’arrive à leur inculquer les anciennes méthodes.

— Oui, mais, comme je l’ai dit, ça prendra du temps. Celui d’oublier les vieilles habitudes et d’en acquérir de nouvelles. Celui d’accumuler des victoires qui les renforceront. » Duellos se leva et se prépara à partir. « Je vous en supplie, ne désespérez pas. Nous avons tous besoin de vous, même ceux qui ne le croient pas. Surtout ceux-là, devrais-je peut-être dire. »

Geary lui adressa un sourire pincé. « Je ne peux pas me permettre de renoncer.

— Non, en effet. » Il le salua puis son hologramme s’effaça.

Geary se releva de son siège d’une poussée des bras, en fixant d’un œil noir le compartiment désert. Il faut que je tienne moins de réunions. Non. Autant je les déteste, autant je dois continuer à en organiser. C’est ma seule occasion de rencontrer tous ces officiers, même si je n’apprécie guère ce que je vois.

Il regagna sa cabine, à ce point absorbé dans ses pensées qu’il s’étonna de se retrouver devant son écoutille. Il envisagea un instant, en se frottant les yeux, de recourir à des médocs mais vota finalement contre. Certes, on lui avait affirmé qu’ils ne provoquaient aucune dépendance physique, mais une accoutumance psychologique au confort temporaire qu’ils lui prodiguaient était bien la dernière chose dont il avait besoin.

La journée est d’ores et déjà fichue, alors autant m’atteler à la paperasse. Geary afficha sa messagerie et expédia aussi vite qu’il le pouvait le matériel entrant, jusqu’à tomber en arrêt devant un message : « Compte rendu d’exploitation des renseignements concernant les installations des Mondes syndiqués dans le système de Caliban. » J’ignorais que les Syndics y avaient laissé quelque chose d’exploitable.

Il en entreprit la lecture, d’abord intégrale puis en diagonale, car il devint vite manifeste que les Syndics n’avaient pas laissé grand-chose d’intéressant derrière eux ; quant à ce qui l’était, c’était vieux de plusieurs décennies et, par le fait, probablement inutilisable.

Une petite minute.

Il cessa de dérouler les informations et revint en arrière pour retrouver ce qui avait attiré son attention. Voilà ! La chambre forte des bâtiments du QG a été forcée à un moment donné, très longtemps après le départ des autorités du Syndic. On a procédé à une évaluation après examen des dommages causés à la chambre forte lorsqu’elle a été fracturée à l’aide d’outils électriques. L’analyse du stress infligé au métal quand il a été découpé indique qu’il se trouvait à température ambiante quand lesdits outils sont entrés en action, ce qui n’aurait pu se produire après l’abandon du bâtiment désaffecté. Autant qu’on puisse le déterminer, la chambre forte était vide quand on l’a scellée, de sorte que les raisons de son effraction restent obscures. Dans la mesure où les renseignements qu’ont tenté de recueillir les agents de l’Alliance ne peuvent rendre compte de ces dommages, on ne peut que les imputer à des éléments criminels, encore que les raisons qui ont pu les pousser à fracturer la chambre forte d’une installation désaffectée restent incompréhensibles. Il est également impossible de comprendre pourquoi ceux qui ont procédé à cette effraction se sont servis de forets dont le calibre ne correspond à aucune perceuse en usage dans les Mondes syndiqués ni dans l’Alliance. Nous ne pouvons qu’en conclure que l’emploi de ces forets au format hors norme était destiné à interdire qu’on identifiât leur origine.

Geary relut plusieurs fois le dernier paragraphe du compte rendu en s’efforçant de découvrir ce qui l’avait gêné. Que la chambre forte eût été fracturée longtemps avant l’arrivée de la flotte de l’Alliance à Caliban était dépourvu de sens, bien entendu. Quelqu’un avait dû se persuader qu’il s’y trouvait des objets de valeur, mais les Syndics étaient des fanatiques des procédures standard, et quiconque aurait partie liée avec eux saurait très certainement qu’une telle procédure impliquait le retrait de tout ce que contenait la chambre forte avant l’abandon du système stellaire.

L’hypothèse selon laquelle ces forets de perceuse hors norme auraient interdit de remonter leur piste jusqu’à la source. C’était ça. La conclusion logique ne tenait pas debout. Il serait nettement plus facile de remonter jusqu’à l’origine de forets hors norme que de forets standard, puisque d’innombrables millions de ces derniers étaient utilisés tant dans les Mondes syndiqués que dans l’Alliance.

Mais ça laissait la question en suspens. Pourquoi, en ce cas, prendre la peine d’employer des forets hors norme ?

À moins qu’ils ne fussent les seuls dont on disposait. Parce qu’on n’appartenait ni aux Mondes syndiqués ni à aucun monde connu de l’Alliance.

Un foutu saut qualitatif, Geary. Ça ne te serait même pas venu à l’esprit si les fusiliers n’avaient pas émis l’hypothèse que les Syndics redoutaient des intelligences non humaines. Mais les fusiliers eux-mêmes ne tenaient pas à s’attarder sur cette conclusion. Ils avaient simplement ressenti le besoin de la soulever. Forets de perceuse hors norme et systèmes d’exploitation effacés ne constituent pas spécialement une preuve indubitable de la présence d’intelligences extraterrestres dans l’espace du Syndic.

Mais je dois me poser la question. Ce compte rendu sur des forets hors norme contribue à les faire cadrer avec un scénario cohérent, même s’il peut paraître absurde. Combien de détails infimes de ce genre ont-ils été classés et oubliés parce qu’on leur a trouvé une explication plus plausible ? Une explication évitant d’affirmer que des intelligences extraterrestres étaient mêlées à l’affaire, ce dont tout le monde aurait ri. J’ai parcouru les dossiers classifiés de l’Indomptable sans découvrir aucune preuve de l’existence d’intelligences non humaines. Mais, même de mon temps, on estimait déjà probable que nous étions seuls dans l’univers, et l’on tend souvent à déformer les faits dans le sens des présomptions prépondérantes, jusqu’à ce qu’ils les corroborent.

Le carillon du sas lui signala la présence d’un visiteur. Il n’avait pas vraiment envie de faire la conversation mais ne voyait aucune raison de se soustraire à une affaire qui risquait d’être importante. « Entrez. »

Victoria Rione s’exécuta, le visage impavide comme à son habitude, sans trahir aucune de ses pensées. « Pouvons-nous parler, capitaine Geary ? »

Il se leva. « Bien sûr. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une affaire trop grave. » Comme, par exemple, de m’accuser encore d’être un dictateur en puissance. « Puis-je vous poser d’abord une question ?

— Naturellement. »

Il lui indiqua un fauteuil puis se rassit dans le sien. « Madame la coprésidente, je présume que, si je vous le demandais, vous seriez disposée à partager avec moi toute information classifiée. »

Elle lui jeta un regard intrigué. « Vous avez accès à toutes celles qui se trouvent à bord de ce vaisseau, capitaine Geary. »

Il baissa la tête pour lui cacher sa grimace. « Il existe peut-être des données trop sensibles pour figurer dans la banque d’un bâtiment, serait-il le vaisseau amiral. Des informations uniquement réservées aux canaux gouvernementaux. »

Elle secoua lentement la tête. « Je ne vois pas à quoi vous faites allusion.

— L’Alliance disposerait-elle, à votre connaissance, de renseignements relatifs à l’existence d’intelligences non humaines ? »

La tête de Rione se figea brusquement. « Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Parce qu’à Caliban un événement a conduit certains de mes officiers à formuler des hypothèses en ce sens.

— J’aimerais assez connaître lequel. Pour répondre à votre question, je ne suis au courant de rien de tel. Quoi qu’il en soit, je n’ai assurément rien vu qui confirmât cette hypothèse. » Elle leva les yeux au ciel, comme si elle s’attendait à y trouver des signes de l’existence d’une intelligence extraterrestre. « La rencontre avec des non-humains serait un événement pour le moins exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Ils pourraient beaucoup nous apprendre. Nous expliquer peut-être ce que nous ne comprenons toujours pas. Voire sur nous-mêmes. » Elle lâcha un petit rire sans joie. « Comme, par exemple, pourquoi nous avons consacré cent années standard à guerroyer. Ou même pourquoi cette guerre s’est déclenchée. »

Geary s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais ces derniers mots l’en retinrent. « Nous n’avons jamais su pourquoi les Syndics avaient lancé leurs premières attaques ? »

Rione lui adressa un regard dubitatif. « Non. Pas le moment choisi pour leur déclenchement, en tout cas. Comme vous pourrez sans doute le confirmer, ces premières attaques ont été pour nous une surprise totale, car rien ne laissait entendre que la tension avait atteint un tel niveau. »

Il rumina un instant cette affirmation, en se remémorant très distinctement le choc qu’il avait ressenti à Grendel quand il était devenu flagrant que les Syndics attaquaient. Une surprise totale, comme elle venait de le dire. « On en a désormais éclairci les raisons, j’imagine ?

— Non. Nos meilleures estimations apportent des réponses complexes, capitaine Geary. Tout reste très flou. Les facteurs semblent avoir été très nombreux.

— “Semblent avoir été.” » Il se mordit les lèvres pendant quelques secondes. « Donc nous ne connaissons toujours pas la raison précise de leur agression. Pourquoi ils ont attaqué à ce moment-là. Pourquoi ils ont attaqué tout court.

— Non, répéta Rione. Pas avec certitude. Leur conseil exécutif n’a divulgué ses délibérations à personne. La réponse est probablement enfouie dans les dossiers secrets du gouvernement des Mondes syndiqués. »

Geary acquiesça d’un hochement de tête, mais son cerveau venait de formuler une question incontournable. « Nous ne sommes donc informés d’aucun… facteur extérieur qui aurait pu influer sur leur décision ? »

Elle montra ses paumes en un geste trahissant son incompréhension. « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Un facteur extérieur ? » Elle écarquilla les yeux, « Vous ne faites pas allusion à ces intelligences non humaines, au moins ? C’est pour cela que vous me posiez des questions à leur sujet ? Vous n’insinuez tout de même pas qu’elles pourraient être impliquées dans cette guerre ou en être la cause ?

— Non. Bien sûr que non. »

Loin de moi l’idée de le suggérer ouvertement. Mais je m’interroge. Si les Syndics ont effectivement rencontré des extraterrestres, de quand est-ce que ça date ? De plus de quarante-deux ans, indubitablement, si ce qu’ils ont fait avant d’abandonner Caliban signifie bien ce que ça paraît signifier.

Ont-ils rencontré des extraterrestres ? Quand les ont-ils découverts ? Que s’est-il passé ?

Y a-t-il un rapport avec le déclenchement de cette guerre ? Cette rencontre pourrait-elle expliquer pourquoi ils nous ont agressés, et pourquoi cette guerre perdure alors que la victoire d’un des camps semble impossible ? Mais quel rapport entre tout cela ?

Geary afficha un sourire poli. « Merci, madame la coprésidente. Bon, que puis-je pour vous, à présent ? »

Rione eut l’air légèrement surprise de le voir changer de sujet, mais elle ne fit pas mine de protester. « Il me semble que je devais vous répéter ce que m’ont dit mes commandants de vaisseau. Ceux qui restent loyaux au capitaine Numos s’efforcent de répandre dans la flotte le bruit que vous les auriez délibérément écartés du combat, lui et sa formation, pour vous attribuer toute la gloire de la victoire. »

Geary se surprit à éclater de rire. « Hélas, j’étais déjà au courant. Je suis persuadé qu’ils ne tarderont pas non plus à vous rapporter les épouvantables détails de la dernière réunion stratégique.

— Vous avez donc déjà affronté le problème ?

— Affronté ? Oui. » Il laissa transparaître ses sentiments. « Réglé ? C’est une autre paire de manches. Il est plus vaste et complexe qu’il n’y paraît.

— Vous faites allusion aux remaniements que vous avez apportés aux tactiques de la flotte de l’Alliance ? »

Il se contenta de la fixer longuement avant de répondre : « Combien d’espions exactement comptez-vous dans ma flotte, madame la coprésidente ? »

Elle réussit l’exploit d’afficher une mine légèrement estomaquée. « Pourquoi aurais-je infiltré des taupes dans une flotte amie, capitaine Geary ?

— Je peux imaginer tout un tas de raisons, dont, par exemple, vous tenir informée de ce que médite son amiral, suggéra-t-il. Je commence même à croire que vous ne vous fiiez pas entièrement non plus à l’amiral Bloch. »

Rione resta de marbre. « C’était un homme ambitieux.

— Et je sais déjà ce que vous pensez des ambitieux.

— Les ambitieuses me font le même effet, capitaine Geary. Êtes-vous fier de votre victoire à Caliban ? »

Pris de court par cette question abrupte, il s’apprêtait à dire oui mais ravala sa réponse, d’autres pensées venant de le tarauder. « D’une certaine façon, reconnut-il finalement. C’était la première fois que je commandais une flotte en action. Il me semble avoir passablement bien réglé ses manœuvres tactiques et convenablement prévu les réactions de l’ennemi. Mais c’était loin de la perfection. » Il s’interrompit de nouveau. « Je regrette de n’être pas parvenu au même résultat sans perdre un seul vaisseau ni même un seul homme. Mais je suis fier de cette flotte. Elle s’est bien battue.

— En effet. Les fruits de cette bataille sont pour le moins gratifiants.

— Est-ce vraiment ce que vous ressentez actuellement, madame la coprésidente ? Vous ne regrettez pas de m’avoir laissé le contrôle des vaisseaux de votre République et de la Fédération du Rift ? »

Elle secoua la tête. « Non. Tant que nous conservons notre sincérité – et nous la conservons, n’est-ce pas, capitaine Geary ?… Je dois néanmoins vous révéler une chose que vous finirez de toute façon par apprendre. Notre victoire a beaucoup impressionné mes commandants de vaisseau, même si une majorité d’entre eux partagent le malaise de nombreux officiers de l’Alliance quant à la manière dont elle a été remportée. Bien évidemment, dans la mesure où Black Jack Geary était un héros étranger, leur scepticisme à son égard est plus fort que celui des officiers de l’Alliance. Désormais… (elle poussa un profond soupir) ils se montrent plus enclins à percevoir une certaine vérité dans cette légende.

— Que les ancêtres me viennent en aide ! » Geary laissa de nouveau transparaître ses sentiments ; dorénavant, il se fiait assez à Rione pour se permettre au moins ça. « Ce mythe ne contient aucune vérité, comme vous le savez parfaitement. »

Elle crispa si fort les mâchoires que ses maxillaires saillirent. « Bien au contraire, capitaine Geary. Je vous l’ai dit. Vous êtes cette figure de légende.

— Vous savez que c’est faux !

— Je sais que vous avez arraché cette flotte au système mère du Syndic. Que vous l’avez amenée jusque-là et que vous avez remporté une victoire triomphale. Et je sais qu’aucun homme ordinaire n’en aurait été capable ! » Elle le fusillait du regard, comme pour le défier de la démentir.

Au lieu de réagir par la colère, Geary se surprit à éclater d’un rire empreint d’autodérision. « Chère madame la coprésidente, je n’en serais pas à ce point si un tas de gens ne m’avaient pas pris pour un cadeau des étoiles à la flotte de l’Alliance. Mais vous savez tout autant que moi qu’un nombre croissant de gens en viennent à douter de plus en plus de cette “vérité”. »

Rione lui rendit son sourire, mais sa voix exprimait plus de sarcasme que d’humour. « J’ai le pressentiment que vous trouverez le moyen de vous y faire, capitaine Geary. »

Il s’inclina légèrement et lui retourna l’ironie coup pour coup : « Merci de m’accorder votre confiance. »

Rione se leva et s’éloigna de quelques pas avant de se retourner pour le dévisager. « Je constate que vous avez dit “confiance” et non “loyauté”. »

Il haussa les épaules. « Ça revient au même.

— Que non pas. Je vais vous faire une autre confidence, capitaine Geary. Je ne suis pas surhumaine. J’aimerais beaucoup croire en vous, me persuader que vous êtes notre seul espoir et un cadeau de nos ancêtres. Mais je n’ose m’y résoudre. »

Le sourire de Geary s’évanouit et il fixa le pont quelques secondes. « Nous sommes au moins deux dans ce cas. Si j’y accordais foi moi-même, je serais pour cette flotte une menace plus dangereuse que l’ennemi.

— J’en conviens. Difficile à présent de douter de vous. » Elle sourit de nouveau, d’un sourire cette fois visiblement sincère. « Vous avez remporté votre victoire à Caliban, capitaine Geary. Que comptez-vous faire maintenant ? »

Il s’approcha du panorama étoilé. Pour la première fois depuis très longtemps, il le scruta jusqu’à reconnaître quelques étoiles de l’espace de l’Alliance. Encore si lointaines ! Son arrière-petit-neveu Michael Geary, mort à bord de son vaisseau le Riposte dans le système mère du Syndic, ne reverrait jamais l’espace de l’Alliance. Pas plus que l’équipage de l’Arrogant. Mais il restait encore de nombreux équipages qui comptaient sur Black Jack Geary pour les ramener au bercail, ainsi qu’une nièce, là-bas, une nièce qui pourrait lui parler de la famille qu’il avait perdue voilà un siècle. « Ce que je compte faire ? Comme vous l’avez très certainement entendu dire, je vais conduire cette flotte à Sutrah. Et, plus tard, la ramener à bon port, quels que soient les obstacles qui se dresseront sur son chemin. »

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