L’image du colonel Carabali salua Geary. « Mes fusiliers sont prêts à sécuriser la base du Syndic, capitaine Geary. »
Geary baissa les yeux sur le monde gelé, désormais à moins d’une minute-lumière de l’Indomptable. « Veillez à ce qu’ils sachent que nous voulons le moins de casse possible quand elle sera prise. Quand nous y aurons récupéré tout ce qui pourrait nous être utile, nous détruirons ce qu’il reste de potentiel militaire, mais je tiens beaucoup à ce qu’on ne perce pas de trous ce que nous souhaiterions embarquer.
— On leur demandera d’éviter les dommages collatéraux dans la mesure du possible, capitaine Geary. »
Geary s’apprêta à lui demander si cette réponse signifiait qu’ils allaient désormais suivre scrupuleusement ses ordres, puis il se retint. On ne demande pas à des fusiliers spatiaux s’ils obéiront aux ordres, à moins que les choses n’aient changé au-delà de l’imaginable. On part du principe qu’ils le feront et voilà tout.
« Très bien. Débarquez vos hommes. L’Arrogant, l’Exemplaire et le Courageux ont déjà disposé les défenses anti-spatiales près de la base et garderont leur position au-dessus de vous au cas où vous auriez besoin de leur puissance de feu.
— Merci, capitaine Geary. Mes fusiliers remettront sous peu cette base entre vos mains. Intacte », ajouta-t-elle avec un bref rictus qui pouvait passer pour un sourire.
Geary se rejeta en arrière en se massant le front, se demandant pourquoi tout semblait tour à tour arriver trop vite ou trop lentement, sans aucune réelle transition entre ces deux tempos. Il reporta le regard sur l’écran, où les vaisseaux de sa flotte qui ne s’employaient pas à investir la base du Syndic avaient décéléré à 0,05 c. Depuis qu’ils n’affrontaient plus des combattants ennemis qui les incitaient à se disperser, la formation avait recouvré un semblant d’ordre. Le Titan et les autres auxiliaires avaient de nouveau des escorteurs et étaient en train de virer, légèrement au-dessus de la flotte, pour adopter une trajectoire directe vers le point de saut d’où, dans quelques jours, ils sortiraient du système de Corvus.
Ses yeux se posèrent sur les croiseurs de combat qui continuaient de rejoindre précipitamment le reste de la flotte et il fronça les sourcils. De combien de jours disposé-je dans ce système ? Quel délai a-t-il fallu aux Syndics pour réorganiser leur flotte, décider du nombre de vaisseaux qu’ils enverraient à nos trousses par le point de saut et y plonger effectivement ? J’y ai déjà réfléchi mille fois et j’en arrive toujours au même résultat : je n’ai aucun moyen de le savoir. Mais, à l’exception des mines que j’ai ordonné à Duellos de disposer autour du point d’émergence, je n’ose toujours rien laisser d’autre sous bonne garde.
Il se pencha sur le dernier signe d’activité du Syndic dans le système de Corvus. Il pouvait certes déterminer le lieu où parvenaient déjà les ondes lumineuses signalant l’entrée de sa flotte, en observant l’expansion, à la vitesse de la lumière, d’une sphère dans ce système. Bizarre de se dire que le seul monde habité ne serait pas informé avant un certain temps de l’arrivée des bâtiments de l’Alliance et de la destruction, quelques heures plus tard, des trois vaisseaux du Syndic. La guerre avait enfin atteint Corvus, mais la plupart des habitants de ce système n’en auraient vent que dans plusieurs heures.
Il n’avait plus reçu de nouvelles du commandant du Syndic. Soit cet homme s’absorbait dans la lecture de ses « instructions » pour savoir ce qu’il devait faire ensuite, soit il était mort lors du bombardement préliminaire de la base. En songeant à la perte des équipages de deux vaisseaux du Syndic qui avaient combattu jusqu’à la mort, il ne pouvait s’empêcher de pencher pour la seconde explication.
Il tripatouilla ses commandes, finit par trouver celle qui lui permettait d’obtenir des informations sur la base toute proche du Syndic. Certaines images semblaient confirmer qu’elle avait effectivement stocké des provisions et des fournitures pour les vaisseaux qui transitaient par le système. Présumer qu’elles seraient toujours là, même en cas d’abandon de la base, restait assez peu risqué, dans la mesure où les réexporter aurait entraîné des frais supérieurs à leur valeur, tandis que conserver des vivres congelés et à l’abri des intempéries posait rarement un problème sur des planètes habituellement trop éloignées de leur étoile pour jouir d’une atmosphère digne de ce nom. Ces stocks sont censément réservés aux vaisseaux de guerre du Syndic, bien sûr, mais je n’ai nullement l’intention de me montrer pointilleux. J’espère que leur tambouille est meilleure que celle qu’on sert à bord des vaisseaux de l’Alliance, mais j’en doute.
Par mes ancêtres ! Voilà que je me mets à plaisanter, maintenant. Je dois réellement commencer à dégeler.
Je me demande si j’y tiens.
« Capitaine Geary. » Il jeta un regard derrière lui et vit la coprésidente Rione, toujours assise sur son siège de la passerelle, le visage impassible. « Pensez-vous que toute résistance du Syndic dans le système de Corvus a été annihilée ?
— Non. » Il désigna l’écran devant son fauteuil en se demandant ce qu’il devait en montrer à Rione. « Comme vous avez pu le voir, nos fusiliers sont en train de prendre la base militaire de la quatrième planète. Il en existe deux autres autour de la deuxième, celle qui est habitée. On n’y est même pas encore prévenu de notre arrivée.
— Représentent-elles des menaces pour la flotte ?
— Non. Elles sont obsolètes et conçues pour défendre la planète, dont nous n’avons rien à faire. Je ne compte pas me les mettre à dos si je peux m’en passer. »
Elle lui jeta un regard surpris. « Ne devrions-nous pas anéantir tous les moyens militaires du Syndic dans ce système ?
— Ces forteresses ne sont pas une menace pour nous et ne vaudraient d’ailleurs même pas la peine d’être déménagées si le Syndic le souhaitait, répondit Geary. Mais il faudrait que je distraie des vaisseaux pour les détruire, en gaspillant des munitions et en me demandant si les débris de ces forteresses ne risqueraient pas d’endommager des cibles civiles quand elles pénétreraient dans l’atmosphère.
— Je vois. » Desjani opina. « Il serait stupide de dilapider sur elles nos réserves déjà limitées de munitions, et vous ne tenez pas non plus à diviser la flotte.
— Exact. » Rien ne montrait qu’il avait noté l’absence de réaction de Desjani à son évocation de cibles civiles. Du coin de l’œil, il vit que Rione les fixait tous les deux intensément.
La coprésidente montra d’un geste l’écran de Geary. « Vous avez rappelé les forces qui gardaient le point de saut ?
— Oui. Si une flotte en émergeait maintenant, elle serait trop puissante pour que mes croiseurs s’y opposent et je ne suis pas prêt à les sacrifier, eux ni aucun autre vaisseau, dans le seul dessein d’affaiblir l’avant-garde de la flotte du Syndic lancée à nos trousses. »
Rione étudia de nouveau l’hologramme. « Selon vous, nos bâtiments ne battraient pas en retraite assez vite pour nous rejoindre ?
— Oui, madame la coprésidente, c’est bien mon avis. » Tout en parlant, Geary faisait courir son doigt sur l’hologramme. « Voyez-vous, tout ce qui émergerait du point de saut serait probablement lancé à grande vitesse, 0,1 c, disons, exactement comme nous à notre émergence. Tant qu’ils montaient la garde, mes croiseurs épousaient le mouvement du point de saut dans le système, mais son déplacement est beaucoup trop lent. Les Syndics auraient sur eux un très gros avantage en matière de vitesse ; trop important pour que mes croiseurs, ou tout autre vaisseau de cette flotte, puissent les distancer avant d’être réduits à l’état d’épaves. »
Desjani avait suivi l’échange sans l’interrompre, mais elle se tournait à présent vers Rione. « Si nous disposions de vaisseaux automatisés, nous pourrions en sacrifier quelques-uns à cette mission sans prendre le risque de perdre du personnel. Mais nous n’en avons aucun. »
Pressentant, au vu de l’expression de Desjani et de Rione, que cette déclaration cachait un lourd passé, Geary fronça les sourcils. « Cette suggestion a-t-elle été émise ? La construction de vaisseaux de guerre automatisés ?
— Effectivement », répondit sèchement Rione.
Les traits du capitaine Desjani se durcirent. « De l’avis de nombre d’officiers, si la construction de vaisseaux dépourvus d’équipage et contrôlés par des intelligences artificielles était approuvée, nous en tirerions de gros avantages dans une situation comme celle-ci. »
Rione soutint le regard de Desjani. « Eh bien, je crains fort que ces officiers ne connaissent une grosse déception. Une de mes dernières activités avant de quitter l’espace de l’Alliance avec cette flotte a été de participer à un vote de l’assemblée de l’Alliance sur le lancement d’un tel programme. La motion a été largement battue. Le gouvernement civil de l’Alliance ne tient pas à confier des armes, ni la décision quant à leur emploi, à des intelligences artificielles, surtout si on laisse à ces IA le contrôle de vaisseaux capables d’infliger d’énormes dégâts à des planètes habitées. »
Desjani piqua un fard. « Si l’on mettait aussi en place des IA de surveillance…
— Elles seraient sujettes aux mêmes faiblesses potentielles ; instabilité et comportement imprévisible.
— Installons une directive ! »
Rione secoua implacablement la tête. « Toute IA capable de contrôler un vaisseau de guerre serait aussi en mesure d’apprendre à l’outrepasser. Et qu’arriverait-il si l’ennemi apprenait à y accéder par l’espionnage ou l’expérimentation ? Je me refuse à lui donner le contrôle de vaisseaux que nous avons construits. Non, capitaine, nous ne pensons pas pouvoir nous fier à des IA opérant de façon autonome. Et je vous promets que l’assemblée de l’Alliance n’est pas prête à se laisser fléchir là-dessus. Pas pour l’instant, ni même dans un futur proche. »
Fumace, Desjani se fendit d’un signe de tête tout juste courtois et se tourna vers son écran.
« Quoi qu’il en soit, reprit Geary en feignant d’ignorer la querelle qui venait de les opposer, maintenant que nous avons éliminé les forces spatiales du Syndic dans ce système, je vais, par la force, exiger de cette planète habitée qu’elle nous fasse parvenir des cargos remplis à ras bord de tout ce qu’il nous faut. De vivres, principalement. Et peut-être aussi quelques batteries d’énergie, du moins si nous pouvons adapter au nôtre le matériel du Syndic. »
Un officier aux cheveux striés de gris secoua la tête à côté de lui. « Impossible, capitaine. Il est délibérément conçu pour rester incompatible. Tout comme leurs armes. Mais, si nous parvenons à leur extorquer les matériaux bruts requis, le Titan et le Djinn pourront usiner d’autres armes. Le Titan peut également fabriquer d’autres batteries. Le Sorcier aussi.
— Merci. » Geary s’était efforcé de témoigner autant d’appréciation qu’il en éprouvait pour ce court et précis briefing. « Ces vaisseaux peuvent-ils me faire part de leurs besoins ?
— Nous détenons toutes les informations nécessaires à bord de l’Indomptable, capitaine. Pourvu, bien sûr, que les dernières actualisations soient fiables.
— Vous êtes aux Fournitures ? »
L’officier grisonnant salua maladroitement, comme si ce geste lui était inhabituel. « Au Génie, capitaine.
— Vérifiez que nous sommes bien informés des besoins prioritaires de chacun de ces vaisseaux.
— À vos ordres, capitaine ! » L’officier rayonnait, visiblement honoré de se voir confier une mission par Geary.
Ce dernier se tourna vers Desjani. « Au moins aurai-je la certitude d’exiger des Syndics de ce système un tribut approprié. »
La coprésidente Rione se leva, fit quelques pas et se pencha sur Geary. « En faisant de telles réquisitions, capitaine Geary, vous informez aussi les Syndics de nos plus graves lacunes », murmura-t-elle, assez bas pour ne se faire entendre que de lui et de Desjani.
Celle-ci fit la grimace. Geary la devina mécontente, mais il devait reconnaître que Rione avait raison. « Des suggestions ? marmonna-t-il sur le même ton.
— Oui. Incluez quelques fausses pistes dans vos requêtes. Les Syndics ne sauront pas distinguer celles de vos exigences qui correspondent à nos besoins réels de celles qui ne seront qu’un “luxe”, faute d’un terme mieux adapté.
— Bonne idée. » Geary lui adressa un sourire en biais. « Vous n’auriez pas aussi, par hasard, une petite idée de l’autorité à laquelle nous devrions présenter ces requêtes ?
— Seriez-vous en train de me recruter, capitaine Geary ?
— Je n’emploierais pas ce terme, madame la coprésidente. Mais vous avez tous les talents requis, et, si vous consentiez à vous porter volontaire pour cette fonction avant que je ne vous l’offre, ce serait fort aimable à vous.
— J’y songerai. » Rione désigna de nouveau l’écran de Geary du menton. « Je crois comprendre la majeure partie de ce qui se produit actuellement, à l’exception de l’activité qui règne autour de la corvette qui s’est rendue.
— On la dépouille de toutes les pièces détachées qui pourraient nous servir », lui assura Geary. Il concentra lui-même son attention sur cette information puis se rembrunit et l’étudia plus attentivement. Il lança à Desjani un regard inquisiteur, mais elle lui signifia qu’elle ne voyait strictement rien d’anormal, ce qui ne manqua pas de le turlupiner davantage, et il tendit la main vers ses commandes de communication. « Audacieux, pourquoi toutes les capsules de survie de la corvette du Syndic convergent-elles vers vous ? »
L’autre vaisseau n’était pas loin, de sorte que sa réponse leur parvint presque en temps réel. « Nous pouvons cannibaliser certains équipements de ces modules, capitaine. Les rations et les supports vitaux d’urgence en particulier.
— Comptez-vous laisser la corvette intacte ? » Non qu’elle représentât d’ailleurs une très grande menace, mais Geary n’avait nullement l’intention de laisser derrière lui un seul vaisseau de guerre ennemi opérationnel, que ses systèmes de combat eussent ou non été détruits.
« Non, capitaine, répondit l’Audacieux. Elle sera désintégrée dès que nous aurons fini de la dépouiller, par la surcharge d’un réacteur dont l’explosion sera déclenchée par télécommande. »
Geary patienta, mais, constatant que l’Audacieux n’ajoutait rien, il enfonça la touche des communications. « Qu’avez – vous l’intention de faire de son équipage, Audacieux ? » s’enquit-il. Il ne tenait pas à distraire un vaisseau de la flotte en l’envoyant déposer les prisonniers à la surface d’une planète ou en quelque autre lieu sûr.
« Il est toujours à bord de la corvette, capitaine. » Au son de sa voix, on comprenait que la question de Geary avait surpris son interlocuteur.
Geary attendit encore un instant que l’Audacieux finît de répondre à sa question. Il allait de nouveau presser la touche des communications quand il se rendit compte, horrifié, que la réponse était achevée. « Qu’avez-vous l’intention de faire de son équipage ? – Il est toujours à bord de la corvette, capitaine. » Et la corvette allait être détruite par l’explosion de son propre réacteur.
Il regarda sa main, son index toujours posé sur la touche, et constata que son avant-bras tremblait. Il se demanda dans quelle mesure son organisme réagissait au choc qu’il venait d’éprouver en comprenant les implications de cette réponse. Ils vont tout bonnement faire sauter les prisonniers avec leur bâtiment. Par mes ancêtres, qu’est-il donc advenu des miens ? Il jeta un regard au capitaine Desjani, qui discutait avec une des vigies de l’Indomptable et avait l’air de se désintéresser de sa conversation avec l’Audacieux. Rione, quant à elle, semblait de nouveau assise derrière lui, hors de son champ de vision.
Il ferma les yeux en essayant de rassembler ses idées puis les rouvrit lentement et, finalement, avançant le doigt avec la plus grande prudence, il relança la communication. « Audacieux, ici le capitaine Geary. » Vous vous apprêtez à commettre un meurtre collectif, tas de salauds. « Renvoyez immédiatement ces modules de survie à la corvette du Syndic. »
Quelques secondes s’écoulèrent. « Capitaine ? demanda l’Audacieux. Vous vouliez qu’on les détruise, non ? Nous pouvons réemployer certains de leurs composants. »
Geary fixa le vide devant lui et répondit d’une voix sourde : « Ce que je veux, Audacieux, c’est qu’on autorise l’équipage de cette corvette à l’évacuer dans ces modules de survie pour se mettre à l’abri avant sa destruction. Est-ce bien clair ? »
De nouveau un blanc, encore plus long. « Nous sommes censés les laisser partir ? » La voix du capitaine de l’Audacieux trahissait son incrédulité.
Geary remarqua que le capitaine Desjani le fixait. Il reprit la parole, ignorant son regard, et martela lentement et pesamment chacun de ses mots. « C’est exact, Audacieux. La flotte de l’Alliance n’assassine pas ses prisonniers. Elle n’enfreint pas non plus les lois de la guerre.
— Mais… mais… nous avons… »
Le capitaine Desjani se pencha sur lui. « Les Syndics… » murmura-t-elle d’une voix pressante.
Geary perdit tout contrôle. « Je me moque de ce qui s’est passé avant ! rugit-il, s’adressant tout à la fois au circuit de communication et à la passerelle de l’Indomptable. Je me moque de ce que fait l’ennemi ! Je ne permettrai pas à un seul vaisseau sous mon commandement de massacrer des prisonniers ! Je ne laisserai pas déshonorer cette flotte, l’Alliance et les ancêtres de tous ceux qui se trouvent à bord de mes vaisseaux par des crimes de guerre perpétrés sous les yeux des étoiles omniscientes ! Nous sommes des spatiaux de l’Alliance et nous nous conformerons au sens de l’honneur auquel croyaient nos ancêtres ! D’autres questions ? »
Le silence régna. Le capitaine Desjani le dévisageait, le visage pétrifié, d’un œil stupéfait. L’Audacieux répondit enfin ; la voix de son capitaine était étouffée. « Les modules de survie sont sur le chemin de la corvette, capitaine Geary. »
Il s’efforça de maîtriser sa voix. « Merci.
— Si vous désirez ma démission…
— Non. » Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis sa dernière vague de faiblesse, mais l’une d’elles semblait sur le point de se manifester et il s’efforça de la repousser sans l’assistance d’un médoc. « J’ignore une bonne partie de ce qui a conduit à cette situation. J’ai toutes les raisons de croire que vous pensiez faire votre devoir tel que vous le concevez. Mais je me dois de souligner que toutes les violations aux lois de la guerre qui se sont produites jusqu’ici doivent cesser. Nous sommes l’Alliance. Nous avons de l’honneur. Si nous nous y tenons, nous vaincrons. Sinon… nous ne méritons pas de vaincre.
— Oui, capitaine. » Difficile de dire, à la seule voix du capitaine de l’Audacieux, ce qu’il pensait vraiment des déclarations de Geary, mais au moins obéissait-il aux ordres.
Geary s’affala dans son fauteuil ; il avait l’impression d’avoir autant vieilli en quelques minutes que pendant son siècle d’hibernation. Le capitaine Desjani contemplait la passerelle, le visage défait.C’est un bon officier. Tout comme le capitaine de l’Audacieux. Elle est seulement mal inspirée. Quelque part durant mon sommeil, un tas de valeurs sont parties à vau-l’eau. « Capitaine Desjani…
— Capitaine… ? » Desjani déglutit et releva la tête. « Pardonnez-moi de vous interrompre, capitaine, mais, pendant que vous communiquiez avec l’Audacieux, les fusiliers ont signalé qu’ils avaient investi la base du Syndic et se livraient à présent aux opérations de nettoyage…
— Merci, capitaine Desjani. Je tenais à vous dire…
— Ils ont fait prisonniers presque tous les hommes de sa garnison, capitaine. »
Geary hocha la tête en essayant de comprendre pourquoi elle s’obstinait à lui couper la parole.
« L’ensemble de la flotte a entendu ce que vous avez dit à l’Audacieux. Mais les fusiliers, eux, n’ont sûrement pas surveillé le canal que vous utilisiez. »
Il imprima enfin. Des prisonniers. En grand nombre. Et, qu’elle partageât ou non l’opinion de Geary, le capitaine Desjani allait le couper jusqu’à ce qu’il eût enfin compris ce qui risquait de se passer dans cette base. « Trouvez-moi le colonel Carabali.
— Elle n’est pas joignable pour l’instant, capitaine, j’ignore pour quelle raison, mais nous avons un lien audio et vidéo avec le réseau du QG de la force de débarquement.
— Connectez-moi sur ce réseau ! » Son écran clignota et la projection en 3D des vaisseaux et du système stellaire de Corvus fut remplacée par un panneau composé d’au moins trente photos individuelles alignées en rangées et en colonnes. Il lui fallut un bon moment pour comprendre qu’il avait sans doute sous les yeux la représentation vidéo de tous les chefs d’escouade de la troupe d’assaut des fusiliers. Il tendit la main pour en effleurer une et l’image s’agrandit en repoussant les autres de côté. Il en toucha une deuxième, et la première et la seconde adoptèrent les mêmes dimensions, tandis que les autres s’alignaient autour, à sa disposition. Wouah. Joli joujou. Je me demande combien de commandants de vaisseau s’amusaient avec pendant qu’ils perdaient de vue le tableau d’ensemble.
Geary scruta les images des yeux en quête de traces des prisonniers ou d’un signe indiquant que l’une d’elles était, de toute évidence, un lien avec le commandant de la troupe d’assaut. Son regard s’arrêta sur une image montrant la paroi métallique d’une coursive en train de se bosseler sous les impacts de grosses balles solides qui la perçaient de nombreux trous. Un flux de symboles la traversait ; il vit un bras gesticuler dans le cadre puis des fusiliers charger, silhouettes inhumaines dans leur cuirasse de combat. Deux d’entre eux arrosèrent la direction générale d’où provenaient les balles qui avaient frappé la paroi d’une sorte de tir de barrage, puis un troisième souleva un gros tube à l’horizontale et tira.
L’image vibra. Les fusiliers foncèrent tête baissée ; sa vue du combat tressautait au rythme du galop de celui d’entre eux qui la retransmettait. L’homme tourna le coin en courant et parcourut un long couloir nanti à son extrémité d’une manière de poste de contrôle. S’attendant plus ou moins à des dégâts massifs provoqués par le projectile lancé par le gros tube, Geary ne vit que des corps qui jonchaient le sol, vêtus d’une cuirasse différente de celles des fusiliers. Une arme contondante ? Ils ont dû s’en servir parce que j’ai ordonné d’éviter au maximum les dommages collatéraux à l’installation. Ces soldats du Syndic devraient donc être encore vivants.
Cette pensée le ramena malgré lui à sa tâche en cours. Il scruta de nouveau les images, en remarqua finalement une qui balayait une vaste salle ou un hangar noir de monde. Il l’effleura et elle grossit. Là. Ce sont les Syndics. « Comment puis-je m’adresser à quelqu’un avec cet appareil, capitaine Desjani ? »
Elle montra un symbole au bas de l’image. « Touchez simplement cette icône.
— Avez-vous enfin réussi à contacter le colonel Carabali ?
— Pas encore, capitaine. »
Je vais donc devoir passer outre. Il toucha l’icône, « Ici le capitaine Geary. »
L’image tressauta. Une seule fois. « Oui, capitaine ?
— À qui ai-je l’honneur ?
— Au major Jalo, capitaine. Commandant en second de la troupe de débarquement. Le colonel Carabali m’a ordonné de superviser les opérations de nettoyage destinées à sécuriser la principale installation pendant qu’elle vérifie s’il reste des poches de résistance dans les zones externes.
— Ce sont là tous les Syndics prisonniers ?
— Pas encore, capitaine. Les balayages révèlent quelques derniers bastions.
— Que… » Comment formuler cette question ? « Quels sont les ordres du colonel Carabali concernant les prisonniers ?
— Je n’ai pas reçu d’ordres définitifs, capitaine. La procédure normale, c’est de les livrer à la flotte. »
Intéressant. Les fusiliers savent-ils ce qu’on fait des prisonniers ? Ou bien font-ils semblant de n’en rien voir pour garder bonne conscience ? Geary s’apprêtait à poser une autre question quand l’image tressauta de nouveau. Tout ce qui était dans le cadre vacilla. « Qu’est-ce que c’était que ça ? »
La voix du major Jalo lui parvint plus vite, tendue, remontée et prête à l’action. « Une très forte explosion, capitaine. En voilà une autre, ajouta-t-il vainement quand l’image tressauta derechef. Quelqu’un bombarde la zone avec de la grosse artillerie. »
De la grosse artillerie ? Notre infanterie a d’ores et déjà investi la base et les vaisseaux en surplomb ont retiré les défenses anti-spatiales. Par mes ancêtres ! Les vaisseaux en surplomb… « Capitaine Desjani ! Est-ce qu’un des vaisseaux postés au-dessus de la base ne serait pas en train de tirer ? »
Il vit danser encore une ou deux fois l’image du major Jalo pendant qu’elle répondait. « L’Arrogant canonne un secteur proche de la base, capitaine Geary. J’ignore quelle est sa cible.
— Gardez ces prisonniers jusqu’à nouvel ordre de ma part ! aboya-t-il à l’intention du major Jalo, avant de se rejeter en arrière pour fixer d’un œil noir le quadrillage d’images. Comment dois-je m’y prendre pour récupérer l’hologramme de la flotte ? »
Desjani tendit le bras et tapa une touche. La représentation holographique du système de Corvus réapparut, avec les vaisseaux de la flotte éparpillés un peu partout. Geary tripota un instant la touche des communications en fulminant intérieurement. « Arrogant ! Veuillez identifier votre cible ! » Il attendit, la moutarde lui montant au nez, que l’Arrogant daignât lui répondre. Mais le vaisseau se tint coi et continua de marmiter la surface proche de la base. « Arrogant, ici le capitaine Geary. Cessez le feu ! Je répète : Cessez le feu ! »
L’autre vaisseau ne se trouvait qu’à quelques secondes-lumière, mais une minute entière s’écoula encore sans qu’il réponde. Geary compta silencieusement jusqu’à cinq tout en réfléchissant à ses options. « Capitaine Desjani. De l’Exemplaire ou du Courageux, lequel a le meilleur commandant ? » Elle n’hésita pas une seconde. « L’Exemplaire, capitaine. Commandant Basir.
— Merci. » Il pressa la touche des communications. « Commandant Basir de l’Exemplaire, vous me recevez ?
— Oui, capitaine. » Moins de trente secondes pour la réponse.
« Pouvez-vous identifier la cible sur laquelle tire l’Arrogant ? »
Long silence cette fois-ci. « Non, capitaine.
— Avez-vous, vous, l’Arrogant ou le Courageux, reçu une demande d’appui de la part des fusiliers spatiaux ?
— Non, capitaine. Pas l’Exemplaire, tout du moins. Et je n’ai capté aucune requête de ce genre adressée au Courageux ou à l’Arrogant sur le réseau de coordination avec les fusiliers spatiaux. »
Je ne sais pas ce que fabrique ce crétin de l’Arrogant, mais si ce vaisseau continue de bombarder la surface à l’arme lourde, il risque de blesser nos fusiliers, sans même parler des dommages qu’il pourrait faire subir aux réserves de la base. Et je sais pertinemment, maintenant, qu’il ne réagit, à aucune menace faite à ces fusiliers ni à lui-même. « Merci, Exemplaire. »
Il balaya du regard le personnel présent sur la passerelle de l’Indomptable. « Puis-je contrôler l’armement de l’Arrogant ? Avons-nous un moyen d’outrepasser son contrôle par télécommande ? »
Tous secouèrent la tête, mais seule Desjani parla. « Non, capitaine. Comme nous en avons déjà discuté, ajouta-t-elle en se débrouillant pour jeter un regard noir dans la direction générale de Rione sans pour autant la fixer, on pense que permettre aux systèmes d’un vaisseau d’être contrôlés par radio ouvre la voie à des failles que l’ennemi pourrait exploiter. »
La voix de Rione se fit entendre. « Toute intrusion de l’ennemi dans les systèmes de commande à distance ouvrirait un boulevard aux virus paralysants…
—… et à un tas d’autres choses que de bonnes transmissions militaires pourraient faire, même sans l’appui de l’espionnage. Merci, je sais. J’ai espéré pendant un moment que quelqu’un aurait trouvé un moyen de pallier ce problème pendant le dernier siècle. » Une pensée lui vint et un sourire dévoila ses dents. « Mais il y a au moins une chose que je peux contrôler sur l’Arrogant. »
Desjani arqua un sourcil interrogateur. « Il y a bien des fusiliers spatiaux à son bord, pas vrai ? » Elle hocha la tête.
Il tapa sur la touche des communications. « Arrogant, ici le capitaine Geary. Vous mettez en danger la vie de notre personnel à la surface. Cessez le feu immédiatement ou je relève votre capitaine de son commandement et j’ordonne aux fusiliers présents à votre bord de le mettre aux arrêts. Je ne me répéterai pas. »
Bien qu’il s’en fichât royalement pour l’heure, il ne put s’empêcher de se demander comment la flotte prendrait cet ultimatum. Mais le capitaine Desjani donnait l’impression de méchamment exulter. Visiblement, le commandant de l’Arrogant ne jouissait pas non plus de son admiration.
« L’Arrogant a cessé le feu, signala-t-elle quelques secondes plus tard d’une voix prudemment neutre.
— Parfait. »Tirer sur des ombres est une chose. Dans le feu du combat, on ne repère que trop aisément une cible ennemie là où il n’y en a pas. Mais ce taré de l’Arrogant est trop borné ou trop stupide, voire les deux, pour comprendre son erreur ou cesser le tir quand je l’ai ordonné. Il faut que je me débarrasse le plus tôt possible de ce commandant. Un souci de plus.
« Capitaine ? » Geary et Desjani tournèrent en même temps les yeux vers la vigie qui venait de parler. « Nous avons de nouveau le colonel Carabali en ligne. »
Carabali semblait aussi furieuse que Geary quelques instants plus tôt. « Toutes mes excuses, capitaine Geary. Mon unité a été contrainte de se réfugier sous un abri protégé par un bouclier, de sorte que nous ne pouvions plus communiquer avec personne.
— Contrainte de s’abriter ? La résistance des Syndics serait-elle encore forte autour de la base ?
— Non, capitaine. » Carabali donnait l’impression de prendre sur elle pour s’interdire de râler. « Nous avions d’abord poursuivi des troupes du Syndic dans ce bunker. Mais, alors que nous allions en ressortir, un de nos vaisseaux a entrepris de nous bombarder. »
L’Arrogant. Tirant sur un site occupé par les nôtres. Ce crétin de commandant de vaisseau raté. « Vous avez perdu des gens ?
— Non, capitaine. Grâce en soit rendue à nos ancêtres.
— Très bien. » Mais, si tel avait été le cas, j’aurais fait pendre cet imbécile. « Aucune idée de ce que visait l’Arrogant ?
— J’espérais que vous le sauriez, capitaine Geary », répondit-elle sans hâte.
Le sous-entendu prudent faillit lui arracher un sourire, mais, conscient que le commandant des fusiliers n’était sans doute pas d’humeur à comprendre l’humour noir de la situation, il réussit à rester impassible. « Non. À mon tour de m’excuser pour le délai qui a précédé le cessez-le-feu de l’Arrogant. Je veillerai à prendre des mesures pour qu’un tel incident ne se reproduise pas.
— Merci, capitaine Geary. Le major Jalo me dit que vous avez pris langue avec lui à propos des prisonniers.
— C’est exact. » Geary marqua une pause en se demandant comment il allait présenter l’affaire. Comptiez-vous les assassiner ; colonel ? « J’ignore quelle est la procédure habituelle en ce qui concerne les prisonniers de guerre. »
Les yeux de Carabali s’étrécirent. « D’ordinaire nous les remettons à la flotte, capitaine. » Tout, de son ton à sa posture, véhiculait un message sous-jacent : Je suis bien persuadée que vous savez ce qu’elle en fait une fois qu’ils ne sont plus entre nos mains.
L’échange avait ranimé la fureur de Geary. Comment ose-t-elle jouer la sainte-nitouche ? À croire que les fusiliers évitent, en détournant les yeux, de se laisser directement impliquer dans ces massacres ! Pas franchement la plus vertueuse des conduites. Mais au moins ne se salissent-ils pas les mains. Je dois leur reconnaître ça. Mais il se contenta de répondre : « Ça va changer. Vous resterez désormais responsables de vos prisonniers et vous prendrez toutes dispositions pour qu’ils soient enfermés dans une zone bénéficiant de toutes les conditions nécessaires au maintien de la vie, ainsi que des moyens de demander de l’aide après notre départ. »
L’expression de Carabali s’altéra. « J’ai cru comprendre que la base était totalement détruite, capitaine.
— Assez d’espace vital, de vivres, d’eau et de conditions normales pour que les prisonniers encore vivants le restent jusqu’à leur sauvetage, ainsi qu’un premier moyen de communiquer avec la planète habitée de ce système, et un moyen de secours. » Débiter ces quelques exigences était aisé pour Geary. Tout le monde les connaissait jadis par cœur. On exigeait de chaque officier qu’ils les apprennent. Et qu’ils s’y plient. « Ils seront mis sous bonne garde et traités conformément aux lois de la guerre jusqu’à notre départ. D’autres questions ? »
Carabali le regardait comme si elle le jaugeait. « Dois-je comprendre que ces ordres me sont destinés personnellement ? Qu’aucun contrordre ne saurait venir d’un autre officier de la flotte sans votre confirmation ?
— Oui, colonel. Je suis persuadé que vous saurez les exécuter en restant fidèle à leur esprit aussi bien qu’à leur lettre.
— Merci, capitaine Geary. Je comprends et j’obéirai. » Elle lui adressa un salut millimétré puis son image se dissipa.
Geary s’adossa à son siège en se frottant les yeux puis regarda de nouveau Desjani. « Merci, capitaine.
— Je n’ai fait que mon devoir, capitaine Geary. » Elle regardait ailleurs, refusait de croiser ses yeux.
Il balaya la passerelle du regard et se rendit compte que les autres officiers et matelots préféraient détourner les leurs plutôt que de le regarder en face. « Capitaine Desjani…
— Procédure standard », le coupa-t-elle à voix basse.
Geary se tut et prit une profonde inspiration. « Depuis combien de temps ?
— Je n’en sais rien.
— Officielle ? »
Cette fois, Desjani marqua une pause puis secoua la tête, toujours sans la tourner vers lui. « Jamais. Rien d’écrit. Tacite. »
Ainsi, vous saviez tous que c’était mal. Que ça ne pouvait que l’être. Sinon ce serait couché par écrit.
Mais, tant que rien n’était consigné, vous pouviez toujours prétendre que tout était d’équerre. Pas de rapport écrit, c’est tout.
« Nous vous avons entendu réagir, capitaine, reprit Desjani d’une petite voix. Nous avons vu votre réaction. Comment avons-nous pu laisser faire ? Nous avons déshonoré nos ancêtres, n’est-ce pas ? Nous vous avons déshonoré, vous. »
Alors même que Desjani évitait son regard, Geary se sentit obligé de détourner les yeux. Ils l’ont bel et bien fait. Ils ont commis des atrocités. Ce sont de braves gens, mais ils ont fait des choses horribles. Comment réagir ? « Capitaine Desjani… vous tous… ce que vous avez fait par le passé reste une affaire entre vos ancêtres et vous. Demandez-leur pardon, pas à moi. J’aimerais… J’aimerais vous rappeler à tous qu’un jour nous serons jugés sur nos actes. Ce n’est pas à moi de vous juger. Je n’en ai pas le droit. Mais je ne permettrai pas à des troupes sous mon commandement de se livrer à des agissements déshonorants. Je ne permettrai pas à quelques-uns des meilleurs officiers et engagés que j’aie jamais rencontrés de ternir leurs états de service. Et vous êtes de bons officiers qui commandent à de bons spatiaux. À des matelots de la flotte de l’Alliance. Nous le sommes tous autant que nous sommes. Il y a certaines choses que nous refusons de faire. Dorénavant, veillons à ce que nos actes rejaillissent glorieusement sur nos ancêtres et sur nous. Vivons selon les critères les plus élevés, de crainte de nous apercevoir, quand nous aurons gagné cette guerre, que notre miroir nous renvoie le visage de notre défunt ennemi. »
Un brouhaha se fit entendre : autant de murmures d’acquiescement. Geary regarda autour de lui et, cette fois, tous le fixaient droit dans les yeux. C’était un début.
Pour la première fois, il se demanda s’il n’avait pas joué de bonheur en ratant le dernier siècle.
Bien que Geary sût pertinemment que seuls le capitaine Desjani et lui étaient présents en personne, la salle de conférence semblait à nouveau occupée par cette table interminable devant laquelle étaient installés tous les commandants de la flotte. Pour l’instant, les yeux de tous ces officiers étaient braqués sur lui, et leurs visages affichaient toute la gamme des expressions, de la fidélité à l’hostilité en passant par une bonne dose de stupeur.
« Caliban ? » s’étonna la voix rauque du capitaine Faresa. Elle désigna d’un geste dédaigneux l’hologramme de navigation qui flottait au-dessus de la table et montrait les étoiles du secteur. « Vous voulez qu’on saute vers Caliban ? »
Geary hocha la tête en s’efforçant de ravaler sa colère. Il en était au point où la seule évocation du capitaine Faresa (et du capitaine Numos par voie de conséquence) le mettait en rogne. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de distraction. En outre, ce n’était pas professionnel, et il ne pouvait guère exiger des autres qu’ils fissent preuve de professionnalisme s’il en manquait lui-même. « J’ai donné mes raisons. »
Le capitaine Numos secoua la tête d’une manière qui lui rappela le bureaucrate du Syndic. « Je ne peux pas donner mon accord à une décision aussi stupide qu’irréfléchie.
— Elle me semble pourtant très sensée à moi, intervint le capitaine Tulev en se renfrognant.
— Ça ne m’étonne pas », déclara Numos sur un ton désobligeant.
Tulev rougit mais poursuivit d’une voix égale : « Le capitaine Geary a analysé le comportement vraisemblable de l’ennemi dans cette situation. Je ne trouve aucune faille à son raisonnement. Les Syndics ne sont pas des imbéciles. Leur flotte principale nous attendra à Yuon.
— Auquel cas nous la combattrons.
— La nôtre se remet à peine de ce qu’elle a subi dans le système mère du Syndic ! Nous ne pourrons remplacer nos pertes qu’à notre retour. Vous-même devez vous rendre compte, j’en suis sûr, que nous ne pouvons prendre le risque d’un autre engagement avec des forces supérieures.
— La timidité devant l’ennemi… commença Numos.
— Ce n’est pas la timidité qui nous a mis dans ce mauvais pas, le coupa Desjani, ignorant le regard noir qu’il lui lançait. Mais parce que nous avons préféré nous montrer agressifs plutôt que réfléchir à ce que nous faisions. » Elle se tut, tandis que tous les autres officiers la dévisageaient d’un œil incrédule, quand ils n’affichaient pas leur incompréhension.
Le capitaine Faresa prit la parole, d’une voix à laquelle elle avait sans doute instillé, croyait-elle, toute la condescendance dont elle était capable : « Devons-nous comprendre que le commandant d’un vaisseau de l’Alliance regarde l’agressivité comme une tare ? »
Geary se pencha. « Non. Vous devez seulement comprendre que l’agressivité irréfléchie en est une. C’est en tout cas mon opinion, capitaine Faresa. »
Faresa plissa les yeux, en même temps qu’elle ouvrait la bouche pour répondre puis restait figée dans cette position. Geary la regardait sans laisser transparaître son amusement. Vous vous apprêtiez à évoquer les traditions de la flotte, n’est-ce pas, Faresa ? Voire à citer Black Jack Geary. Mais je suis le seul à qui vous ne puissiez opposer ces arguments.
« Il est de notoriété publique qu’un sommeil prolongé en hibernation affecte les gens », déclara d’une voix précipitée un commandant assis un peu plus loin à la table. Il s’interrompit, maintenant qu’il était le centre de l’attention générale, puis reprit à la même vitesse : « Cet officier n’est pas celui qui a inspiré la flotte pendant un siècle. Ce n’est plus le même. »
Tous les regards se braquèrent sur Geary, qui se rendit compte que ce commandant venait de dire à voix haute ce que ses ennemis devaient chuchoter depuis qu’il avait pris le commandement. À sa grande surprise, la critique ne le mit pas en fureur. Sans doute sa propre exécration de l’image héroïque de Black Jack Geary était-elle si violente qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce qu’un tiers le dissociât de cette chimère. À en juger par l’expression des officiers assis à la table, la plupart désapprouvaient cette dernière déclaration. Ça crevait les yeux. Visiblement, nombre d’entre eux vénéraient toujours Black Jack. D’autres donnaient l’impression de ne guère apprécier le manque de professionnalisme de ce commentaire. Geary espérait que quelques-uns au moins lui accordaient leur confiance pour les décisions qu’il avait prises jusque-là.
Si bien qu’au lieu de se laisser emporter par la passion, il se rejeta délibérément en arrière pour regarder son adversaire droit dans les yeux. Une « plaque d’identification » portant le nom de l’homme et celui de son vaisseau se matérialisa aussitôt : commandant Vebos de l’Arrogant. Ben voyons ! « Commandant Vebos, je ne prétends pas être un surhomme. Je suis toutefois l’officier qui a conduit cette flotte hors du système mère du Syndic alors qu’elle était menacée d’une destruction imminente. Je sais commander une flotte. Je sais donner des ordres. Parce que j’ai appris à en recevoir, talent que tout officier devrait impérativement cultiver. Vous n’êtes pas d’accord, commandant ? »
Vebos blêmit à cette allusion indirecte à son bombardement de la base du Syndic. Mais il n’en fonça pas moins bille en tête. « D’autres officiers auraient fait mieux. Le capitaine Numos, par exemple. À l’heure qu’il est, nous serions déjà à mi-chemin de chez nous !
— À l’heure qu’il est, il nous aurait déjà envoyés dans les camps de travail du Syndic, fit sèchement remarquer le capitaine Duellos. Encore qu’il ait proposé de s’enfuir seul à bord de l’Orion quand les Syndics s’emploieraient à achever nos vaisseaux endommagés. »
Au tour de Numos de virer à l’écarlate de fureur. « Je ne tolérerai pas… »
Geary abattit son poing sur la table et le silence se fit. « Je refuse que mes officiers calomnient publiquement leurs pairs », déclara-t-il.
Duellos se leva et inclina la tête en direction de la place qu’occupait Numos. « J’en demande pardon au capitaine Geary et au capitaine Numos. »
Geary lui rendit son signe de tête. « Merci, capitaine Duellos. Il est crucial que nous restions concentrés. Cette flotte traverse le système de Corvus vers le point de saut qui conduit à Caliban. Nous négocions en ce moment même avec les autorités du Syndic de la deuxième planète. Nous leur avons demandé de nous fournir des provisions et des matériaux bruts pendant ce transit, faute de quoi la flotte infligerait de graves dommages à leur planète. » Geary songea que, de toute l’assistance, Desjani serait la seule à pressentir qu’il n’avait nullement l’intention de bombarder réellement le monde habité pour châtier ses occupants. « Je reste persuadé que les Syndics nous attendront en force à Yuon. Je vais conduire cette flotte à Caliban. Et, avec l’aide de nos ancêtres, je la ramènerai chez nous. »
Quelques officiers restaient mécontents ou sceptiques, mais la plupart donnèrent au moins leur consentement en bougonnant. Geary inspecta un instant des yeux les rangées de commandants de vaisseau, en s’efforçant de repérer ceux qui risquaient de lui poser des problèmes, puis préféra se l’interdire.
Pas question de devenir un commandant en chef à la mode du Syndic, qui joue à des jeux politiciens et purge ceux de ses officiers qu’il soupçonne de « déloyauté ». Mais, par les vivantes étoiles, quand nous quitterons ce système, le capitaine Vebos ne commandera plus l’Arrogant. Cet homme n’est pas seulement déloyal et insubordonné. C’est un imbécile.
Le nombre des officiers installés à la table diminuait rapidement à mesure qu’ils coupaient la connexion permettant à leur image d’assister à la conférence. Les dimensions apparentes de la table (et de la salle elle-même) se réduisaient en fonction de cette diminution. L’hologramme de nombre d’entre eux semblait s’arrêter brusquement devant lui pour lui adresser quelques mots d’encouragement. Geary les remerciait aussi courtoisement qu’il le pouvait, en s’efforçant de ne pas faire la grimace à la vue de tous ceux qui continuaient de le fixer d’un œil plein d’admiration, comme s’ils voyaient enfin Black Jack Geary en chair et en os.
Le capitaine Duellos fut le dernier à se retirer, non sans lui adresser un sourire. « Peut-être auriez-vous dû confier la garde du point d’émergence à Numos et à l’Orion, dit-il.
— Pourquoi aurais-je fait cela ?
— Vous auriez pu l’y larguer. »
Geary s’esclaffa malgré lui. « Son équipage ne mérite pas un pareil sort. »
Duellos sourit derechef. « C’est vrai. Il souffre déjà suffisamment comme ça, j’imagine.
— Navré d’avoir dû vous fustiger quand Numos et vous avez commencé à vous prendre le bec. Vous aurez sans doute compris pourquoi je suis intervenu.
— Effectivement, capitaine. Mais je dois avouer que je ne regrette pas d’avoir fait cette observation et rappelé à mes pairs la ligne d’action que Numos avait tenté d’adopter dans le système mère du Syndic. » Il marqua une pause. « Vous avez mon soutien inconditionnel, sachez-le.
— Merci.
— Pas Black Jack Geary. Vous. »
Geary arqua un sourcil. « Vous avez compris que je n’étais pas ce “héros” ?
— Et vous m’en voyez ravi, répondit Duellos. Il m’a toujours terrifié.
— Nous sommes donc deux dans ce cas.
— Le capitaine Desjani est un excellent officier. Vous pouvez vous fier à elle.
— Je le sais déjà. » Geary fit la grimace. « Puisque nous parlons de confiance, pourriez-vous me recommander un officier pour commander l’Arrogant ?
— Je peux vous citer quelques noms. Un petit conseil, capitaine Geary ? »
Geary hocha la tête. « Je suis toujours prêt à écouter l’avis des bons officiers. »
Duellos se fendit d’une petite courbette. « Merci. Ne remplacez pas Vebos par quelqu’un dont vous seriez persuadé que sa loyauté vous est acquise. On soupçonnerait une purge. »
Geary se mordit la lèvre pour s’interdire de trahir sa surprise : Duellos venait de faire écho à la pensée qui l’avait traversé lui-même un peu plus tôt. « Ça ne s’est assurément jamais produit au sein de la flotte de l’Alliance, j’imagine ? »
Pour la première fois, Duellos afficha une mine lugubre. « Je sais que vous êtes déjà informé de certains événements qui se sont produits dans cette flotte, capitaine Geary.
— Malheur ! » marmonna Geary avant de secouer la tête. Des purges dans la flotte de l’Alliance. Incroyable. Quand ? Où ? Je ne tiens pas vraiment à le savoir. « Merci, capitaine. Je me souviendrai de votre conseil. Pouvoir me fier implicitement à des officiers tels que vous et Desjani est réconfortant.
— Nous pouvons aussi nous fier à nos ancêtres, suggéra Duellos. Je ne me regarde pas comme quelqu’un de très religieux et je n’ai jamais non plus souscrit au credo selon lequel le défunt Black Jack Geary ressusciterait au moment où nous aurions le plus besoin de lui. Mais le fait que vous nous avez rejoints n’en demeure pas moins encourageant. »
Geary grogna. « Je ne devrais pas me plaindre d’avoir été retrouvé, j’imagine, puisque, sinon, je serais resté mort encore bien plus longtemps. Mais je ne suis pas persuadé que mes ancêtres eux-mêmes peuvent m’être d’un très grand secours dans cette situation. »
Duellos balaya l’argument du revers de la main et sourit. « Alors peut-être les miens pourront-ils nous aider à esquiver la flotte ennemie et à piller ses fournisseurs. Par voie d’expérience, je veux dire. Il y a quelques pirates dans mon arbre généalogique.
— Vraiment ? On doit aussi trouver quelques squelettes dans les placards de ma famille. Quelques-uns de mes ancêtres étaient avocats.
— Oh ! Toutes mes condoléances.
— Il faut apprendre à vivre avec. »
Duellos recula d’un pas et salua. « Vous nous avez rappelé à tous que certains de nos agissements ont souillé la mémoire de nos ancêtres, vous savez. Mais vous l’avez fait de la façon la plus courtoise possible. En disant “nous” et en vous plaçant à nos côtés. Et en nous plaçant aux vôtres. Nombreux seront ceux qui s’en souviendront. »
Geary lui rendit son salut, non sans se demander lequel de ses ancêtres lui avait inspiré ces paroles. Parce que je suis au moins sûr d’une chose : je n’y avais pas réfléchi avant. « Merci.
— Ce n’est que la stricte vérité, capitaine. » Duellos baissa la main et son image s’évanouit.
Geary s’assit pesamment dans sa cabine et fixa d’un œil lugubre l’écran qu’il venait d’activer. L’hologramme montrait la situation dans le système de Corvus : quelques vaisseaux de l’Alliance terminaient le boulot à la base du Syndic, sur la planète gelée, tandis que le reste de la flotte, regroupé en une formation relativement acceptable, poursuivait la traversée du système stellaire.
Quatorze heures depuis notre entrée dans ce système. Combien de temps encore avant que n’y fasse irruption une flotte plus sérieuse du Syndic ?
Pas croyable à quel point je me sens vanné. Puis-je me permettre de dormir un peu ? La flotte ne va-t-elle pas voler en éclats dès que je cesserai de la surveiller ?
Le carillon de son sas se fit entendre. Geary se redressa pesamment pour adopter une posture plus convenable. « Entrez.
— Capitaine Geary. » La coprésidente Rione, le visage toujours aussi impavide, s’était exprimée sur un ton officiel. « Pouvons-nous parler ?
— Bien sûr. »
Il lui indiqua un siège de la main, mais Rione se contenta d’avancer de quelques pas pour se planter devant le diorama du paysage spatial accroché aux cimaises d’une cloison. « En tout premier lieu, capitaine, j’espère que mes interventions sur la passerelle n’ont pas entravé votre travail.
— En aucun cas. Vous l’avez même fait à bon escient. J’ai apprécié votre avis. »
Un sourire fugace retroussa les lèvres de Rione. « Plus que le capitaine Desjani, je présume.
— C’est le commandant de l’Indomptable, souligna Geary d’une voix soigneusement neutre. La passerelle est sa salle du trône, si l’on peut dire. Le lieu où s’exerce son autorité. Tout commandant de vaisseau verrait sans doute d’un mauvais œil qu’un tiers fît mine d’y substituer la sienne. »
Rione tourna la tête le temps de lui adresser un coup d’œil inquisiteur. « Réagit-elle de la même manière en ce qui vous concerne ?
— Non. Je connais le protocole et j’y joue un rôle bien établi. Je la laisse gérer son vaisseau pendant que je m’efforce de diriger la flotte. Tout cela se conçoit aisément. Mais aucun protocole ne régit la présence d’un civil de haut rang sur la passerelle. Les frictions sont donc prévisibles. Le capitaine Desjani, néanmoins, est un très bon officier. Elle s’habituera à vos apparitions et ne se conduira pas irrespectueusement envers vous.
— Merci, capitaine Geary. » Rione inclina brièvement la tête. « J’aimerais vous faire comprendre que, de mon côté, je n’ai pas pris en mauvaise part les paroles un peu fortes du capitaine Desjani quant au problème de la guerre robotique. C’est un débat sans fin, et j’apprécie sincèrement l’opinion des combattants, mais j’imagine difficilement qu’on puisse confier des armes à des intelligences artificielles.
— Pour être tout à fait franc, je suis de votre avis. » Il haussa les épaules. « Le même problème se posait de mon temps. Si une IA n’est pas assez futée pour se servir d’une arme de façon autonome, on ne peut guère s’y fier au feu. Et, si elle l’est suffisamment, on ne peut pas s’y fier du tout. »
Les lèvres de Rione esquissèrent un autre sourire fugitif. « C’est vrai. Mais il serait temps que je vous soumette le problème qui m’amène ici. » Geary patienta pendant que Rione contemplait le panorama céleste. « Je me trouve contrainte de vous faire un aveu, capitaine Geary. Vous m’avez fait honte.
— S’agit-il de cette affaire de prisonniers… ?
— Effectivement. Vous devez être fatigué de nous entendre exprimer notre sentiment.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Non. Je ne le pense pas. » La coprésidente Rione semblait s’être de nouveau plongée dans la contemplation des étoiles. « Je ne suis pas de ces gens qui regrettent le passé, capitaine Geary. Qui pensent que les anciennes traditions étaient nécessairement meilleures. Mais je sais, depuis un bon moment, que les pressions exercées par cette guerre ont fini par changer ceux qui la mènent. Et dans quelle mesure on néglige ce fait. Nous avons oublié un grand nombre de valeurs cruciales. »
Geary se rembrunit et feignit de regarder ses mains. « Vous avez tous traversé de dures épreuves.
— C’est une explication, pas une excuse. » Rione avait de nouveau baissé la tête et sa bouche n’était plus qu’une mince ligne blanche. « Il n’est que trop facile de devenir l’ennemi exécré, n’est-ce pas, capitaine Geary ?
— C’est bien pour cela qu’on a inventé les lois de la guerre et qu’on s’efforce d’inculquer le sens de l’honneur à nos combattants.
— Les lois de la guerre ne servent à rien si ceux qui devraient s’y plier n’y croient pas. L’honneur peut être biaisé, retourné contre son propre objectif, jusqu’à donner l’impression de justifier les plus atroces exactions. Vous ne l’ignorez pas, capitaine Geary. »
Geary opina pesamment. « Je ne suis pas en position de juger qui que ce soit, madame la coprésidente. J’ai joui de la prérogative d’esquiver les nombreuses années de guerre qui ont conduit à cet état de fait.
— Prérogative ? Vous ne donnez pas l’impression d’avoir beaucoup apprécié cette expérience. » Rione avait relevé la tête, mais elle ne regardait toujours pas dans sa direction. « Au cours des dernières heures, quand mes loisirs me l’ont permis, j’ai revisité mes archives classifiées pour étudier la véritable histoire de cette guerre et tenter de déterminer comment nous en étions arrivés là. Sachez que ce n’est pas le fruit d’un processus délibéré. J’ai pu relever les occasions où ces règles ont été infléchies, toujours pour les meilleures raisons du monde. Et pour, la fois suivante, les infléchir un peu plus.
— Pour les meilleures raisons du monde, répéta Geary sans s’émouvoir.
— Oui. Peu à peu, au fil du temps, nous avons été conduits à tolérer certains comportements. À nous persuader que les déplorables agissements des Mondes syndiqués justifiaient les nôtres. Moi-même, j’ai fini par l’accepter et n’y voir qu’une malencontreuse réalité de la guerre. » Elle finit par le regarder en affichant une expression indéchiffrable. « Et, là-dessus, vous nous rappelez à tous ce que penseraient nos ancêtres de tels comportements. Vous étiez le seul à le pouvoir, car personne d’autre n’était en mesure de nous parler aussi clairement du passé. Vous nous avez rappelé que cette guerre avait commencé parce que nous différions des Mondes syndiqués. Parce qu’ils s’autorisaient des gestes auxquels l’Alliance ne se serait jamais livrée. »
Geary opina de nouveau ; le regard de Rione le mettait mal à l’aise. « Je n’ai jamais cru que l’Alliance ait pris tout à trac la décision d’enfreindre les lois de la guerre. Le processus a dû s’enclencher comme vous venez de le décrire. On commence par dévaler la pente glissante pour se retrouver tout en bas sans avoir vraiment compris ce qui s’était passé. Tout cela en raison de ce vieil argument : qui veut la fin veut les moyens. On se donne le droit de transgresser les règles parce qu’il est essentiel de gagner.
— Vieux et erroné, n’est-ce pas ?
— Il me semble. Si l’Alliance prend modèle sur le Syndic, à quoi bon en triompher ?
— Je vous ai entendu le dire. Je suis d’accord. » Rione le salua d’une inclinaison de la tête. « Vous nous avez remis en mémoire qui nous étions jadis, capitaine Geary. Et vous avez eu le courage et la correction de vous conformer aux comportements honorables auxquels vous tenez, serait-ce en prenant le risque de vous aliéner ceux qui croient en vous dans cette flotte et sont prêts à vous suivre. »
Geary secoua la tête. « Je ne suis pas un homme courageux, madame la coprésidente. J’ai simplement agi d’instinct.
— En ce cas, j’espère que vous continuerez de suivre cet instinct. À notre première rencontre, je vous ai dit que je n’avais pas besoin de héros et que je craignais de vous voir mener cette flotte à sa perte. Je reconnais volontiers m’être trompée jusque-là. » Elle inclina de nouveau la tête et prit congé.
Geary réfléchit à ce que Rione venait de lui dire en se frottant le front. Elle ne m’a pas exactement approuvé sans condition, pas vrai ? Je n’ai pas, « jusque-là », réalisé ses pires prévisions. Mais ce n’est pas grave. Elle m’aidera à rester honnête avec moi-même. Pas envie de me retrouver à croire que je mérite tous ces regards d’adoration qu’on me prodigue dans cette flotte.
Il songea à remonter sur la passerelle de l’Indomptable puis se dit qu’il lui faudrait affronter les visages de ceux qui s’y trouveraient. J’ai eu ma dose de drame pour aujourd’hui, me semble-t-il. Il se contenta donc de l’appeler pour annoncer qu’il allait prendre un peu de repos et s’assurer qu’on le réveillerait s’il se passait quelque chose d’important.
Sept heures plus tard, une sonnerie le tirait du sommeil en sursaut. « Ici Geary. » Il s’efforça de se réveiller complètement, désagréablement surpris de se sentir si fatigué après avoir dormi si longtemps. De toute évidence, il ne s’était pas rétabli autant qu’il l’avait cru de sa longue hibernation.
« Ici la passerelle, capitaine Geary. Pardon de vous réveiller, capitaine. Vous avez demandé qu’on vous prévienne…
— Ouais, ouais. De quoi s’agit-il ?
— Nous avons repéré d’importants éléments de la flotte du Syndic au point d’émergence. Le capitaine Desjani estime qu’il s’agit du principal détachement lancé à notre poursuite. »