Quelque neuf heures plus tard, Geary veilla soigneusement à se trouver sur la passerelle de l’Indomptable pour assister au « retour au bercail » des vaisseaux marchands du Syndic.
« Ils en ont réduit deux en poussière d’étoile avec de très, très gros missiles, lui apprit Desjani. Dommage que vous ayez raté ça, mais, si vous avez envie d’assister plus tard à l’événement, l’enregistrement se trouve dans la bibliothèque tactique.
— Quelle espèce de missile peut bien produire ce genre de dégâts ? s’étonna-t-il.
— Mes spécialistes de l’armement me disent qu’il doit s’agir d’armes de bombardement planétaire. Il y a peu de chances d’atteindre un vaisseau de guerre avec, mais les cargos arrivaient sur une trajectoire déterminée et ne pouvaient esquiver. La moitié des missiles ont toutefois manqué leur cible. »
Des armes de bombardement planétaire ? Pourquoi les Syndics en auraient-ils besoin dans un système aussi reculé que celui de Corvus ? Elles devaient être stockées sur une de ces deux bases militaires en orbite, voire sur les deux, puisqu’il n’y avait pas de gros vaisseaux de guerre dans ce système ; on les y conservait donc exprès. Il se frottait le menton en feignant d’examiner les positions de la flotte alors qu’il s’efforçait en réalité d’élucider cette énigme. Le seul usage que les Syndics auraient, pu en faire, c’était contre une planète de Corvus. Mais pourquoi auraient-ils… Oh ! Secoue-toi un peu, Geary. Tu sais comment les autorités du Syndic gardent le contrôle. En recourant à tous les moyens nécessaires. Conserver sur place des armes destinées à bombarder une planète n’est pour eux qu’un des moyens de s’assurer la docilité de la population.
Je n’ai jamais aimé les dirigeants du Syndic. Je commence maintenant à réellement les détester. Il scruta l’image de la planète habitée. Pas franchement un séjour édénique. Pas assez d’eau, déjà. Une atmosphère un peu trop mince. Pourtant une planète capable de nourrir une population relativement élevée. Je ne suis pas fâché de n’avoir pas exercé de représailles contre ces gens. Ils ont déjà suffisamment de soucis à se faire avec leurs propres dirigeants. « Du nouveau sur les capsules de survie éjectées par les cargos ?
— Elles arrivent juste derrière les vaisseaux marchands. » Desjani donnait l’impression d’avoir mangé un truc immonde. « Les défenses orbitales du Syndic en ont dégommé quelques-unes.
— Enfer !
— On peut parier sans risque de se tromper qu’ils ont cru que nous mentions en affirmant qu’elles n’étaient pas piégées, et ils préfèrent tuer quelques-uns des leurs plutôt que de tomber dans notre panneau. Vous savez comme ils sont.
— Oui, en effet. » Geary secoua la tête. « Mais je devais tenter le coup. »
Desjani haussa les épaules. « On peut raisonnablement s’attendre à ce que quelques-unes atteignent intactes la surface, puisque les défenses orbitales ont dû concentrer leur tir sur les cargos. Pour ce que ça vaut…
— Merci. Une fois qu’elles auront atterri, les habitants de cette planète se rendront compte que nous n’avions pas menti.
— Et peut-être regretteront-ils d’avoir tué les soldats qui occupaient les autres, suggéra-t-elle sans conviction.
— J’imagine. » Il se pencha en avant pour étudier les images projetées face à son fauteuil. « Impact imminent.
— En effet. » La voix de Desjani trahissait à présent une joie mauvaise. « Les installations orbitales font un gibier facile. »
En dépit de la contrariété que lui inspirait le sort de certains « matelots de la marchande », Geary ne put réprimer un sourire en l’entendant proférer cette dernière vérité. Les militaires ne cessent d’administrer la preuve que les objets en orbite fixe ne sont pas seulement un gibier facile à tirer mais d’ores et déjà un gibier mort quand ils affrontent un adversaire mobile, pourtant les gouvernements civils n’arrêtent pas d’en construire. « Elles rassurent la population des planètes autour desquelles elles orbitent. C’est du moins ce qu’on nous expliquait la dernière fois que j’étais dans l’espace de l’Alliance. J’ignore si cette analyse est toujours en vigueur.
— Ça n’a pas changé. Ils n’ont toujours pas compris. Nous devrions peut-être leur envoyer une vidéo de ça », ajouta Desjani avec un nouveau sourire.
Geary se concentra sur son hologramme, où la vue très agrandie de la zone proche de la planète habitée était émaillée de légendes indiquant l’identité de divers objets. En dépit de tous les efforts des défenses du Syndic, plusieurs cargos fonçaient toujours vers une collision avec les deux bases militaires. Il s’inquiétait un peu de toucher par erreur la planète, mais les cargos étaient montés du plan du système vers la flotte de l’Alliance et ils avaient été renvoyés sur la même trajectoire. Compte tenu de cet angle d’attaque, ils se séparaient à présent en deux groupes qui chacun frapperait une cible de part et d’autre de la planète. Aucun ne menaçait de piquer sur elle à angle aigu, de sorte que, si jamais l’un d’eux s’égarait, il rebondirait certainement sur l’atmosphère.
Il jeta un coup d’œil aux indicateurs de temps et de distances, non sans se remémorer qu’il assistait à des événements qui s’étaient déroulés une heure et demie plus tôt. Les images semblaient à ce point présentes qu’il était difficile de se rappeler que leur lumière avait voyagé si longtemps.
« Dix minutes avant le visuel du premier impact », annonça la vigie de l’armement.
De petits éclairs clignotaient fugitivement près des points brillants représentant les cargos. Geary fit le point sur une des installations orbitales et agrandit l’image jusqu’à ce que le cargo le plus proche de sa cible adoptât la silhouette d’un vaisseau. Une seconde plus tard, ce vaisseau se mit à grossir si démesurément qu’il vérifia ses commandes en se demandant s’il ne continuait pas à zoomer.
Ce n’était pas le cas. « Le cargo de tête qui visait l’installation orbitale Alpha du Syndic a été détruit », annonça la vigie. Le bâtiment ne grossissait que parce que sa coque avait explosé ; tout ce qui, un instant plus tôt, constituait encore le cargo et sa cargaison se répandait maintenant dans le vide, tandis que la vitesse acquise continuait de charrier ces débris vers leur cible alors même que ses moteurs étaient réduits au silence.
La base orbitale du Syndic venait de tirer ce qui ressemblait à des lances de l’enfer qui, certes, flagellaient les épaves, mais se montraient incapables de les dévier en assez grand nombre de leur route ; et, alors que le feu du Syndic se concentrait sur les fragments du cargo de tête, le suivant, dont les moteurs continuaient d’accélérer, parvint à leur hauteur, Geary sentit ses mâchoires se crisper quand les défenses rapprochées de la base retournèrent leur tir contre le cargo encore intact, mais il ne voyait pas bien en quoi ça les avancerait. De toute évidence, la base était fichue. Il espérait que les défenses étaient en mode automatique et qu’on n’avait laissé personne à bord de la forteresse pour y trouver la mort dans une vaine tentative de sauvetage.
Quelques minutes plus tard, le deuxième cargo frappait de plein fouet le flanc de l’installation du Syndic et en fracassait une large section. Les débris du vaisseau, également réduit à l’état d’épave par la collision, rebondirent et poursuivirent leur chemin.
Juste derrière, l’énorme nuage de débris de l’ex-cargo de tête fouetta à son tour l’installation orbitale. Fasciné malgré lui, Geary fixait la base du Syndic dont toute la structure, titubant sous ces impacts répétés, se déformait et se fracturait sous le choc des milliers de tonnes de matériel qui l’éperonnaient à haute vélocité. On avait la curieuse impression qu’elle se dissolvait à mesure que les vagues successives de débris la déchiquetaient. Les optiques de l’Indomptable épousèrent le mouvement et la vue changea. Sous la puissance des coups portés par les épaves, les restes de la base étaient arrachés à leur orbite et repoussés de plus en plus loin de la planète qu’elle avait tout à la fois protégée et menacée pendant si longtemps. L’image devint floue quand les fragments s’éparpillèrent dans le vide, s’écartant des points d’impact pour masquer à la flotte de l’Alliance le spectacle de ces ravages.
Geary réduisit l’agrandissement pour jouir d’une vue d’ensemble de la zone et vit les derniers cargos dépasser à toute allure l’emplacement antérieur de leur cible. Comme prévu, leur angle de pénétration leur interdisait à tous de marmiter la planète habitée. L’un d’eux heurta la couche supérieure de l’atmosphère selon un angle relativement aigu mais rebondit sa coque éventrée par la friction et le choc déversant sa cargaison tandis que l’épave elle-même allait valdinguer dans l’espace. Trois autres piquèrent en vrille dans les couches supérieures de l’atmosphère et forèrent dans son ciel ; le temps que leur fuselage se vaporise en plasma, des trous incandescents se creusèrent dans le ciel de la planète, puis les scories de ce qui était un vaisseau et sa cargaison furent de nouveau évacués dans le vide, brillant encore ardemment de la chaleur qu’elles irradiaient.
« Vu de la surface, le spectacle devait être époustouflant, fit-il remarquer.
— Encore plus beau de l’autre côté, déclara Desjani. Il était dans l’obscurité. Je vous le repasse ?
— Ouais. » Les détails différaient en cela que les trois premiers cargos rescapés manquaient tous leur cible de près ou de loin, mais le dénouement restait identique puisque le quatrième, sur un coup de chance, la frappait directement, creusait un énorme cratère dans l’installation du Syndic et en détruisait probablement tout l’équipement par la seule puissance du choc. Seuls deux cargos pénétraient puis ressortaient de l’atmosphère, mais Geary dut convenir que Desjani avait raison. Sur fond de ciel noir, les féroces traînées des vaisseaux perdus se détachaient si brillamment que les systèmes optiques de l’Indomptable avaient dû ajuster leur sensibilité pour éviter la surexposition.
Je me demande ce que la flotte du Syndic a pensé de notre petite représentation. Geary vérifia sa position. Elle ne la verra pas avant deux heures. Nous ne connaîtrons donc sa réaction que huit heures plus tard au bas mot. Cela dit, à part nous insulter ; ils ne peuvent pas faire grand-chose.
« Pourquoi n’avons-nous pas reçu un autre ultimatum ? s’enquit Desjani comme si elle lisait dans ses pensées. Ce détachement du Syndic a eu largement le temps de nous faire parvenir une demande de reddition.
— Excellente question. Ça ne leur nuirait nullement. Sans doute n’entendent-ils plus offrir à quiconque une chance de capituler. »
Desjani eut un sourire en coin. « Avec tout le respect que je vous dois, capitaine, je ne crois pas que les Syndics aient jamais eu sincèrement l’intention d’accepter notre reddition. Quelles qu’aient été leurs conditions et celles que nous aurions acceptées, elles n’auraient eu aucune valeur.
— Si j’en juge par ce qu’ils ont fait à l’amiral Bloch et à ses compagnons dans leur système mère, je ne peux qu’en convenir.
— Je pensais aussi à ce qui vient d’arriver ici.
— Autre bon exemple, capitaine. Vous avez entièrement raison. » Geary se gratta derrière l’oreille. « Mais, s’ils n’en ont jamais eu l’intention, pourquoi se donner la peine d’exiger notre reddition ou de nous offrir de capituler ? »
La réponse lui vint cette fois de la coprésidente Rione. « Ils ne veulent pas montrer leur faiblesse en exigeant des conditions qu’ils seraient ensuite incapables d’imposer par la force. »
Geary se retourna et vit Rione assise dans le fauteuil de l’observateur. « Pardon, madame la coprésidente. Je ne savais pas que vous étiez montée sur la passerelle.
— Je suis entrée au moment où les cargos du Syndic pénétraient dans l’atmosphère de la planète habitée, capitaine Geary. » Les traits de Rione s’assombrirent momentanément sous le coup de la tristesse. « Si je comprends bien, l’accord que j’avais passé avec eux a été violé.
— On peut le dire ainsi, répondit Desjani d’une voix neutre.
— Mais vous n’y êtes pour rien, ajouta Geary en jetant un regard à Desjani.
— Je ne vous présente pas moins toutes mes excuses. » Rione désigna d’un coup de menton les écrans holographiques installés devant les fauteuils de Geary et Desjani. « Comme je viens de le dire, les commandants des Mondes syndiqués ne peuvent plus exiger notre reddition. C’est une question de politique et d’image. Cette flotte a échappé au piège que le Syndic lui avait tendu dans son système mère et traverse actuellement le système de Corvus sans chercher à se camoufler. Les commandants du Syndic ne peuvent plus nous faire plier, et cet état de fait devient de plus en plus flagrant. Dans ces circonstances, pour réaffirmer leur puissance, ils doivent soit nous détruire, soit nous contraindre à implorer la capitulation. »
Geary médita ces paroles en se massant le menton. « Ça me paraît plausible. » Il lança un regard à Desjani, qui opina à contrecœur. « Il existe peut-être aussi une autre raison. Je parie qu’en ce moment même le commandant en chef de la flotte syndic qui nous pourchasse sait qu’un puissant comité d’accueil nous attend à Yuon. Il se figure qu’il émergera là-bas sur nos talons, pour nous achever alors que nous serons déjà en train d’essayer de nous arracher à cette embuscade. De sorte qu’il – ou elle – se refuse à parler de reddition tant qu’il – ou elle – se verra en passe de devenir le “vainqueur de Yuon”.
— C’est tout aussi plausible », convint Rione.
Geary jeta encore un regard à l’écran, en réduisant l’échelle de manière à afficher dans le cadre la totalité du système de Corvus ; la flotte de l’Alliance et le lourd détachement de celle du Syndic ne formaient plus chacun qu’un petit point lumineux franchissant à une allure d’escargot les gouffres séparant le point d’émergence du prochain point de saut. La flotte de l’Alliance avait pratiquement traversé le système à présent et n’était plus qu’à une journée de trajet du saut qui la conduirait, du moins fallait-il l’espérer, à Caliban et la sécurité. Ce qui me rappelle qu’une importante tâche en souffrance m’attend.
« Je serai dans ma cabine. »
Il passa en coup de vent devant Rione, qui lui jeta un regard trahissant comme un infime soupçon. Une fois seul et tranquille, il afficha la liste de noms que lui avait fournie le capitaine Duellos, en quête d’un nouveau commandant pour l’Arrogant. Il s’était fait le serment de retirer ce commandement à Vebos dès qu’ils auraient quitté Corvus, et il comptait bien tenir parole.
Les candidats étaient nombreux puisqu’il pouvait piocher dans une flotte entière. Néanmoins, Duellos avait pris la peine d’afficher certains noms en surbrillance. En les comparant aux états de service de chacun, ainsi qu’au souvenir (très bref, voire nul) qu’il en avait gardé, il se rendit compte qu’ils faisaient partie des officiers doués pour leur métier, mais pas des admirateurs de Black Jack Geary.
Un nom, celui du commandant Hatherian, officier actuellement responsable de l’armement de l’Orion, arrêta son regard. Un subordonné de Numos, donc, ce qui aurait dû le rendre immédiatement suspect à ses yeux. D’après son expérience, les gens comme Numos tendaient à s’entourer de sous-fifres qui, à tout le moins, feignaient de prendre leur supérieur pour l’étoile la plus brillante du firmament. Mais Duellos avait l’air de croire que Hatherian méritait qu’on s’intéressât à lui. Et le dernier rapport d’aptitude fourni par Numos sur Hatherian était bon mais pas éblouissant. Visiblement, ce n’était pas son chouchou.
Hmm. Hatherian est capitaine de frégate, tout comme Vebos. Je me demandais justement ce que j’allais faire de Vebos.
Il pondit très soigneusement deux messages et finit par les télécharger avant de retourner sur la passerelle, où Rione était toujours assise avec Desjani sans qu’aucune ne parût prêter attention à la présence de l’autre. « J’envoie des ordres à l’Arrogant et à l’Orion, déclara-t-il à Desjani.
— Oui, capitaine. » Elle se demandait manifestement pourquoi il avait jugé utile de lui en faire part, mais elle lut les messages sortants puis s’efforça de rester impassible. « Prévoyez-vous que l’application de ces instructions pourrait créer des troubles ?
— Pas à l’Orion. » S’il avait bien cerné Numos, cet homme se prenait pour un chef adulé. Même s’il ne pensait pas grand bien du commandant Hatherian, Numos s’imaginerait vraisemblablement qu’il lui serait plus fidèle qu’à Geary. Ayant déjà travaillé avec des hommes de cet acabit, Geary savait que ça ne se passait pas forcément ainsi. Se soustraire au commandement d’un supérieur de cette espèce pouvait être un grand soulagement, et la loyauté qui résistait à la rupture d’une telle association était minime, sinon nulle.
Il s’assit et attendit.
Moins d’une heure plus tard, une navette quittait l’Orion pour gagner l’Arrogant. Desjani afficha quelques chiffres. « Elle mettra deux heures pour l’atteindre, signala-t-elle.
— Je reviens. » Geary quitta la passerelle et se contraignit à regagner un autre réfectoire pour feindre d’y prendre un autre repas et y afficher sa confiance quant au retour dans l’espace de l’Alliance. Il tenta vainement de se reposer ensuite avant de regagner la passerelle.
« La navette de l’Orion est encore à une demi-heure de l’Arrogant.
— Merci, capitaine Desjani. L’Arrogant lui a-t-il envoyé un message ?
— Non, capitaine. Autant qu’on puisse le dire, il ne l’a pas encore repérée. »
Geary pianota sur le bras de son fauteuil en réfléchissant aux choix qui lui resteraient si Vebos continuait de se conduire comme un imbécile. Il voyait bien plusieurs issues mais ne tenait pas à ce que la situation dégénérât davantage. Prenant enfin sa décision, il tapa une adresse de contact qui ne lui devenait que par trop familière. « Colonel Carabali, je viens d’envoyer une navette de l’Orion à l’Arrogant.
— Oui, capitaine. » Carabali le scrutait en se demandant manifestement en quoi ça la concernait.
« La navette transporte le capitaine Hatherian, qui doit relever le capitaine Vebos de ses fonctions de commandant de l’Arrogant et le remplacer. Quant à Vebos, il a reçu l’ordre de se présenter sur l’Orion pour y occuper le poste de nouvel officier de l’armement.
— Oui, capitaine.
— La tradition des gardes d’honneur vous est-elle familière, colonel Carabali ?
— Oui, capitaine.
— Il me semble qu’il serait courtois, de la part de vos fusiliers présents sur l’Arrogant, de présenter les armes en l’honneur du commandant qui quitte le bord. »
Carabali, qui sans nul doute avait durant toute sa carrière dû se plier à d’étranges requêtes de la part de ses supérieurs, réussit à ne pas prendre une mine stupéfaite. « Capitaine ?
— Oui. » Geary eut un sourire qu’il espérait bienveillant. « Une sorte de garde d’honneur. Il ne serait pas mauvais, me semble-t-il, que vos fusiliers de l’Arrogant se présentent au commandant Vebos pour l’informer qu’ils vont l’escorter jusqu’à cette navette. »
Le colonel Carabali se dérida lentement. « Tous mes fusiliers de l’Arrogant ? Vous voulez qu’ils aillent trouver le commandant Vebos pour lui annoncer qu’ils vont lui… rendre les honneurs ? C’est bien ça ?
— Exactement. Pour l’escorter hors du vaisseau.
— Et s’il déclinait cet honneur ? Comment devront-ils réagir ?
— Si cela se produisait, qu’ils restent en position autour du commandant Vebos et vous contactent. Vous me joindrez à votre tour et nous déciderons de la meilleure manière de persuader le commandant Vebos d’accepter, compte tenu de la situation, qu’un tel honneur lui soit rendu.
— Oui, capitaine, je vais donner des ordres à cet effet. Il n’est pas question d’autoriser des armes à sortir de l’armurerie, j’imagine ? »
Geary réprima difficilement un sourire. Le colonel Carabali n’avait pas oublié que Vebos avait en personne ordonné le bombardement de ses hommes. « Pas d’armes, colonel ! S’il le faut, nous le sortirons de l’Arrogant par son fond de culotte. Mais, à mon avis, le commandant Vebos lui-même devrait se rendre compte qu’il n’aura guère le choix, ainsi entouré par l’infanterie. En outre, il est transféré sur l’Orion. »
Le visage de Carabali s’éclaira de compréhension. « Je vois. Oui. Ça devrait arranger nos affaires. Je vous tiens au courant, capitaine Geary. » Elle salua et son image disparut.
Lui-même se pencha en arrière, vit que Desjani le regardait et s’interdit de sourire. « Une garde d’honneur ? s’enquit-elle.
— Oui, répondit Geary aussi dignement que possible.
— Pourquoi sur l’Orion, si je peux me permettre cette question ? »
Geary regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne les entendait et baissa la voix. « Ça m’a semblé un bon moyen de réduire le nombre des bâtiments que je dois tenir à l’œil. De plus, ça donne à Numos une occasion de travailler avec Vebos. Et vice-versa.
— Je comprends. Qui se ressemble s’assemble. La navette de l’Orion est en approche finale. L’Arrogant ne l’a toujours pas hélée. »
Plus petit que l’Orion, l’Arrogant ne disposait pas d’un appontement pour les navettes. La pinasse se rapprocha donc de son sas principal, déroula un tube de raccordement et s’amarra à l’extérieur du vaisseau.
« Selon nos relevés à distance, le sas de l’Arrogant ne s’est pas encore ouvert. »
Geary regarda l’heure. « Aucune nouvelle pour l’instant du colonel Carabali. Patientons encore quelques minutes. »
Cinq minutes plus tard, le colonel Carabali appelait, le visage parfaitement impassible. « Le commandant Vebos et son escorte se dirigent vers le sas de l’Arrogant. »
Geary opina tout aussi solennellement. « Aucun problème ?
— Rien qu’une douzaine de fusiliers en uniforme de cérémonie ne puissent régler. Mais je dois reconnaître que l’absence totale de réaction de l’équipage de l’Arrogant aux vociférations du commandant Vebos a été le facteur décisif.
— Évidemment. Les matelots savent que le capitaine Hatherian vient d’être nommé leur nouveau commandant. Le capitaine Vebos ne jouit plus d’aucune autorité sur eux.
— Effectivement, capitaine, convint le colonel. La perte du capitaine Vebos n’a pas eu l’air de les plonger dans un bien grand désarroi.
— Ça ne me surprend pas outre mesure, colonel. »
Il jeta un coup d’œil à Desjani, qui venait de signaler : « Le sas de l’Arrogant s’est ouvert. Le commandant Hatherian sort. Sa garde d’honneur emmène… excusez-moi… escorte le capitaine Vebos jusqu’à la navette. » Quelques instants s’écoulèrent. « La garde d’honneur quitte la navette. Le sas de l’Arrogant se referme. »
Geary adressa un signe de tête à l’hologramme de Carabali. « Merci de la faveur que nous ont faite vos fusiliers, colonel.
— Tout le plaisir était pour nous, capitaine. » Elle salua.
La navette se détacha de l’Arrogant et rebroussa chemin vers l’Orion. L’espace d’un instant, Geary prit en pitié son équipage, cloîtré jusqu’à son débarquement avec un capitaine Vebos probablement fou de rage. Puis il réduisit l’échelle de son écran pour suivre de nouveau des yeux la progression de la flotte du Syndic, qui gagnait lentement du terrain sur celle de l’Alliance, avant de reporter le regard sur le point de saut qui l’attendait. Si seulement tout pouvait se faire aussi vite, net et sans bavures que la relève de Vebos de son commandement.
Dans sept heures, la flotte de l’Alliance atteindrait le point de saut et dirait adieu à Corvus. Du moins si rien ne clochait d’ici là. À condition, par exemple, que les systèmes de propulsion du Titan ne s’inversent pas complètement avant de le faire décrocher puis tomber en spirale dans un mini trou noir dont il ne ressortirait jamais. Geary envisagea par deux fois ce scénario, se rendit compte qu’il n’y avait pas seulement réfléchi mais n’était pas loin de le prendre au sérieux, puis prit conscience de son état de fatigue. « Je vais essayer de dormir un peu. »
Il se leva, sortit de la passerelle et constata, non sans surprise, que la coprésidente Rione était encore assise dans le siège de l’observateur. Elle arqua un sourcil à son passage. « Une scène des plus intéressantes, capitaine Geary.
— Vous voulez parler de ce qui s’est passé avec Vebos ?
— Oui. C’était destiné à encourager les autres, j’imagine ? »
Il fronça les sourcils en se demandant où il avait déjà entendu cette phrase. « Pas tout à fait. Vebos a donné la preuve qu’il n’était pas assez intelligent pour assumer le commandement d’un vaisseau. Il ne s’agit pas de moi. Mais du sort de l’équipage de l’Arrogant et de tous ceux qui dépendront du comportement de ce vaisseau. »
Elle lui jeta un regard empreint d’une infime touche de scepticisme. Geary lui décocha le plus fugace des sourires puis quitta la passerelle.
S’étant préalablement assuré qu’on le sonnerait pour le réveiller, il y revint quelques heures plus tard lorsque la flotte de l’Alliance sauta hors du système stellaire de Corvus, talonnée de très loin par ses poursuivants du Syndic.
Il contemplait depuis un bon moment les étranges lueurs de l’espace du saut, affalé sur un fauteuil de sa cabine et conscient que deux semaines de transit dans cet espace attendaient encore la flotte avant qu’elle ne sût enfin ce qui la guettait à Caliban. J’ai tellement à faire et si peu de possibilités de le réaliser pendant le saut, compte tenu de mes moyens rudimentaires de communication avec le reste de la flotte tant que nous ri aurons pas regagné l’espace conventionnel. Je devrais me contenter de me reposer. D’essayer de recouvrer mes forces, des forces qui ne me sont pas revenues depuis qu’on m’a réveillé de mon hibernation.
Les médecins de la flotte, que son état physique avait fait tiquer, lui avaient prescrit certains médocs, de l’exercice et du repos. Tâchez d’éviter le stress, l’avaient-ils prévenu. Il s’était borné à les fixer en se demandant s’ils étaient conscients, dans son cas, du grotesque de cette prescription.
Ce qui empirait encore les choses, c’était qu’il ne savait pas exactement jusqu’à quel point il pouvait révéler sa faiblesse à des tiers. Desjani vénérait sans doute jusqu’à l’air qu’il respirait, mais il ignorait comment elle réagirait si elle finissait par se convaincre qu’il n’était pas un héros envoyé par les vivantes étoiles. Ce serait sans doute différent s’il avait eu, avec elle ou un autre officier, une relation de travail à long terme. Mais, dans la mesure où il avait littéralement resurgi du passé pour tomber sur la flotte, il n’en connaissait aucun intimement.
Rione, elle, ne l’adulait pas et ne serait sans doute pas surprise de l’entendre lui confier ses inquiétudes. Elle risquait même d’être de bon conseil puisque, jusque-là, il avait toujours été impressionné par la qualité de son jugement. Mais il ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait se fier à la coprésidente de la République de Callas. La dernière chose dont il avait besoin, c’était d’une politicienne instruite de ses petits secrets et susceptible de les troquer avec ses ennemis contre les avantages qu’ils pourraient éventuellement lui rapporter.
Personne à qui parler, personne avec qui partager le fardeau du commandement.
Non, c’était faux. De fait, il y avait bien quelqu’un à qui il devait depuis longtemps une conversation. J’ai l’air malin de parler d’honorer mes ancêtres alors que je ne leur ai même pas présenté mes respects officiellement depuis ma sortie d’hibernation.
Il afficha des directions dans le secteur de l’Indomptable qu’il recherchait, persuadé qu’en dépit de tous les autres bouleversements ce lieu existerait encore à bord du vaisseau. Et c’était le cas. Il s’extirpa de son fauteuil, consulta l’heure pour s’assurer que le compartiment en question ne serait pas bourré de monde, rajusta son uniforme, prit une profonde inspiration puis piqua vers le secteur ancestral.
Deux ponts plus bas et tout près de l’axe de l’Indomptable, sa destination se trouvait dans une des zones les mieux protégées du bâtiment. Il fit halte devant l’écoutille donnant accès au compartiment ancestral, constata avec soulagement que personne n’était là pour l’y voir entrer, puis la poussa et se retrouva face à une enfilade de petites cabines aussi familières que rassurantes. Il en choisit une au hasard, inoccupée, referma soigneusement sa porte insonorisée puis prit place sur le banc de bois traditionnel installé devant la petite étagère où reposait une simple bougie. Il prit le briquet posé juste à côté, alluma la bougie et la fixa un instant en silence avant de pousser un soupir. « Pardon d’avoir mis si longtemps, honorables ancêtres, s’excusa-t-il en s’adressant aux esprits que la lumière et la chaleur de la flamme devaient censément attirer. J’aurais dû rendre hommage à mes ancêtres depuis longtemps, mais, comme vous le savez certainement, les événements se sont bousculés. Et j’ai dû régler de nombreux problèmes que je n’étais pas préparé à affronter. Certes, ce n’est pas une excuse, mais j’espère que vous voudrez bien me pardonner. »
Il s’interrompit. « Vous vous demandiez peut-être où j’étais tout ce temps. Peut-être aussi le saviez-vous. Peut-être Michael Geary vous en a-t-il informés à présent, si, comme je le crains, il est mort à bord de son vaisseau. Permettez-moi de vous dire qu’il vous a fait honneur. S’il vous plaît, dites-lui de ma part que je regrette de ne l’avoir pas mieux connu.
» Il s’est passé beaucoup de temps depuis ma dernière visite. Il y a eu de grands changements, la plupart, sinon tous, dans le mauvais sens. C’est du moins ce que je crois. Je peux difficilement prétendre me passer des conseils et de tout le soutien qu’on pourrait me prodiguer. Quoi que vous puissiez faire pour moi, je vous en serai reconnaissant. Je vous remercie sincèrement de l’aide que vous nous avez déjà apportée en nous permettant d’arriver jusque-là. »
Il marqua une nouvelle pause, non sans se demander pour la énième fois pourquoi le fait de s’adresser à ses ancêtres lui inspirait autant de réconfort. Il ne se regardait certes pas comme un croyant invétéré mais n’en avait pas moins toujours l’impression, à ces occasions, que quelqu’un l’écoutait. Et, si l’on ne pouvait faire des confidences à ses propres ancêtres, à qui d’autre se fier ? « Je suis dans une situation très difficile. Je fais de mon mieux, mais je ne suis pas certain que ce soit suffisant. Nombre de gens dépendent de moi. Certains vont mourir. Je ne peux pas faire comme si cela n’arrivera pas. Même si je ne prends que de bonnes décisions, cette flotte perdra obligatoirement quelques vaisseaux avant de rentrer à bon port. Si je commets des erreurs… » Il s’interrompit en songeant au Riposte. « Si je commets d’autres erreurs, de nombreuses personnes pourraient mourir.
» Le voyage sera long jusqu’à l’espace de l’Alliance. Je ne sais même pas ce que nous trouverons à notre arrivée. J’espère pouvoir mettre hors de combat assez de vaisseaux syndics pour les empêcher d’exploiter notre défaite dans leur système mère. Mais nous n’aurons aucun moyen de savoir si les Syndics n’ont pas profité, pour fondre sur l’Alliance, des avantages que leur ont rapportés leur victoire et l’actuelle incapacité de la flotte à intervenir. Du moins, pas avant de nous en être suffisamment rapprochés pour obtenir des renseignements crédibles. »
Il s’interrompit de nouveau. « Ce n’est pas tant pour moi que je m’inquiète. J’ai l’impression que j’aurais dû mourir voilà un siècle. Mais je ne peux pas m’abandonner à ce sentiment parce que je me soucie du sort de tous ces gens qui ont placé tant de confiance en moi. Aidez-moi, s’il vous plaît, à prendre les bonnes décisions et à faire les bons choix, pour que je perde le moins d’hommes et de vaisseaux possible. Je vous promets de faire de mon mieux pour vous contenter, vous et les vivants. »
Il fixa encore longuement la flamme de la bougie puis tendit la main pour la moucher, se leva et sortit.
Plusieurs matelots le virent quitter le secteur ancestral et le regardèrent avec effarement, il les salua d’un hochement de tête. Enfer, au lieu d’arpenter ces ponts, je devrais être un des ancêtres défunts à qui les gens vont présenter leurs hommages. Et ils le savent.
Mais les spatiaux ne réagissaient pas comme s’ils avaient affaire à un intrus dont la présence serait déplacée. Deux d’entre eux le saluèrent avec la raideur un peu gauche des novices. Geary se surprit à sourire en leur retournant leur salut. Puis il crut lire une lueur de méfiance dans le regard de deux autres et son sourire s’effaça. Ses propres hommes ne devaient pas le craindre. « Quelque chose ne va pas ? » Celui à qui il s’était adressé blêmit. « N-non, capitaine. » Geary le scruta. « Vous êtes sûr ? Vous m’avez l’air soucieux. Si vous voulez qu’on en parle d’homme à homme, j’ai un peu de temps devant moi. »
Le matelot hésitait encore à répondre quand sa camarade s’éclaircit la voix. « C’est pas nos affaires, capitaine.
— Vraiment ? » Geary regarda autour de lui et constata que les autres avaient l’air désemparés. « J’aimerais malgré tout savoir ce qui vous tracasse. »
La fille pâlit légèrement à son tour puis reprit la parole d’une voix entrecoupée. « C’est seulement de vous croiser. Des bruits ont couru.
— Des bruits ? » Il s’interdit de se renfrogner. Se donner en spectacle dans l’exercice de sa foi lui déplaisait certes, mais l’affaire semblait bien plus grave. « À quel propos ?
— Personne ne vous avait vu ici depuis que… euh… depuis qu’on vous a ramassé, capitaine, répondit un de ceux qui l’avaient salué, alors qu’il fixait encore les plus inquiets d’un œil agacé. Et, puisqu’on a quitté le système mère du Syndic, eh bien, capitaine… certains se demandent si ce qui s’est passé là-bas n’aurait pas un rapport avec ça. »
Geary espérait ne pas trahir l’exaspération que lui inspirait cette déclaration confuse. « Ça ? Quoi, particulièrement ? » Puis il comprit. « Vous voulez parler du Riposte, n’est-ce pas ? » L’expression des matelots était plus parlante que des mots. « De la mort probable de mon arrière-petit-neveu ? »
Il baissa les yeux, refusant momentanément de les regarder, et secoua la tête. « Vous pensiez que je craignais d’entrer ici pour l’affronter ? Mais à quel sujet ? » Il releva la tête et lut de nouveau sur leurs traits la réponse à sa question. « J’ignore ce que vous savez exactement, mais le capitaine Michael Geary s’est porté volontaire pour rester en arrière avec son Riposte et retenir les Syndics. S’il ne l’avait pas fait, j’aurais sans doute dû en donner l’ordre, puisque c’était ma responsabilité, mais je n’en ai pas eu besoin. Son équipage et lui se sont volontairement sacrifiés pour nous. »
Il vit à leurs visages qu’ils ne l’avaient pas su. Super. Ils s’imaginaient que j’avais envoyé mon arrière-petit-neveu à une mon certaine. Le plus affreux, c’est que j’y aurais sans doute été contraint. « Je n’ai rien à craindre quand j’affronte mes ancêtres. Pas plus qu’un autre, j’imagine. C’est tout bonnement qu’il s’est passé tant de choses que je n’ai pas pu descendre ici plus tôt.
— Bien sûr, capitaine, répondit promptement un matelot.
— Vous n’avez peur de rien, pas vrai, capitaine ? » s’enquit précipitamment un autre.
Un de mes adorateurs. Comment répondre à ça ? « Je crains, comme tout un chacun, de ne pas faire de mon mieux. Et je reste donc sur le qui-vive. » Il sourit pour leur signifier qu’il plaisantait et eux s’esclaffèrent à ce signal. Ne lui restait plus qu’à s’arracher le plus vite et discrètement possible à cette conversation. « Navré d’avoir dû vous éloigner de votre propre culte. »
Ils répondirent par un concert de protestations, laissant entendre qu’ils en étaient les premiers responsables, puis le laissèrent passer. En les dépassant, il remarqua que les deux plus inquiets de tout à l’heure semblaient désormais moins gênés en sa présence. À sa propre surprise, lui-même se sentait moins mal à l’aise. Sans doute avait-il jusque-là hésité, à sa façon, à affronter l’affaire du Riposte mais était-il parvenu à l’accepter en s’en ouvrant à des tiers.
Il reprit le chemin de sa cabine. Le fardeau qui pesait sur ses épaules lui parut momentanément allégé.
« Pouvons-nous parler en tête-à-tête, capitaine Geary ? »
Geary referma le dossier sur lequel il travaillait, une des simulations à laquelle il voulait que s’entraînât la flotte une fois à Caliban. C’était un programme déjà ancien dont le prédécesseur ancestral lui avait jadis été familier, mais cette mouture elle-même, bien plus récente, n’avait pas été réactualisée depuis un bon moment. Il comptait adapter les paramètres de la simulation à l’état actuel de la flotte et à ce qu’il avait vu des capacités modernes des Syndics. Mais il aurait amplement le temps de s’en occuper avant leur arrivée à Caliban, tandis que le capitaine Desjani devait probablement distraire une partie du temps qu’elle consacrait à ses devoirs de commandant de l’Indomptable pour lui parler.
« Bien sûr », dit-il.
Desjani se tut un instant, comme pour remettre de l’ordre dans ses pensées. « Je sais que c’est déjà vieux d’une semaine, mais j’espérais que vous m’expliqueriez pourquoi vous avez décidé de renvoyer les équipages des cargos du Syndic en sécurité. Je peux comprendre ce que vous ressentez quant à la façon dont sont traités les prisonniers de guerre, mais ces types ne portaient pas l’uniforme. Ils étaient en civil. Ce qui, au mieux, en fait des saboteurs que les lois de la guerre ne protègent pas. » Elle donna un instant l’impression d’avoir terminé puis ajouta hâtivement : « Je ne remets pas votre décision en cause, bien évidemment.
— Je compte sur vous pour m’interroger quand vous ne comprenez pas mes actes, capitaine Desjani. Vous saurez peut-être quelque chose que j’ignore. » Il ferma un instant les yeux et se massa le front pour chasser la tension qui s’accumulait derrière. « Vous avez raison, bien entendu, quand vous affirmez que rien ne nous contraignait à tenter de leur sauver la vie. De fait, nous aurions pu les exécuter tous sans qu’on pût nous le reprocher. » Il eut un sourire torve. « Vous ne me l’avez pas demandé directement, mais je vais néanmoins vous répondre. Je suis persuadé que mes ancêtres, comme les vôtres, n’auraient pas vu d’un mauvais œil que nous traitions ces Syndics d’une manière plus rude et irrévocable. »
Le regard de Desjani trahissait un étonnement manifeste. « Alors pourquoi, capitaine Geary ? Ils étaient déguisés et s’apprêtaient sournoisement à tuer un grand nombre des nôtres et détruire certains de nos vaisseaux. Pourquoi leur faire grâce ?
— C’est une question compréhensible. » Il soupira et montra le champ d’étoiles toujours accroché à une cloison. « Je pourrais vous répondre que la miséricorde met parfois du baume au cœur quand elle n’est ni nécessaire ni prévisible. Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais il m’arrive de me dire que mon âme a besoin de tout le réconfort qu’on peut lui prodiguer. » L’espace d’un instant, Desjani afficha une mine interloquée, avant de sourire comme si elle s’était persuadée qu’il plaisantait. « Mais c’est loin d’être la seule raison, poursuivit-il. D’autres, nettement plus prosaïques, m’ont poussé à les laisser partir.
— Plus prosaïques ? » Le regard de Desjani se détacha de Geary pour se reporter sur le champ d’étoiles.
« Ouais. » Il se pencha et montra l’hologramme. « Tôt ou tard, tous les systèmes du Syndic auront vent de ce qui s’est passé ici. Oh, bien sûr, il y aura une version officielle selon laquelle l’Alliance, avant d’être repoussée grâce à la vaillance des défenseurs locaux, s’apprêtait à transformer tous les centres urbains du système de Corvus en un cratère fumant. Ils débiteront ce genre de sottises sans tenir aucun compte de ce que nous avons fait.
» Toutefois, les Syndics eux-mêmes sont incapables d’interdire la propagation de rumeurs non officielles. En conséquence, les populations des autres Mondes syndiqués vont entendre d’autres sons de cloche par le bouche-à-oreille : en l’occurrence que nous n’avons jamais essayé de bombarder une ville. Bien sûr, elles pourraient se dire que nous n’en avons pas eu le temps. Mais elles apprendront aussi que nous avons bien traité leurs concitoyens prisonniers et que, quand nous pouvions en faire ce qui nous chantait, nous avons respecté la vie de tous ceux qui sont tombés entre nos mains. »
Desjani laissa transparaître ses doutes. « Les Syndics s’en moqueront probablement. Ils n’y verront qu’un signe de faiblesse.
— Croyez-vous ? » Il haussa les épaules. « Il se peut. Tout ce que nous aurions fait pourrait passer pour tel. Maltraiter des prisonniers, m’a-t-on souvent dit, peut être interprété comme la preuve qu’on se sent trop faible pour respecter les règles, trop terrifié pour risquer de perdre un éventuel avantage.
— Vraiment ? » Desjani le fixait, manifestement stupéfaite.
« Ouais. » Il laissa un instant vagabonder ses pensées vers une salle de conférence très éloignée dans l’espace et le temps. « C’est cela qu’on m’a inculqué : le respect des règles traduit force et assurance. C’est sans doute discutable, mais, pour l’instant, en termes purement pratiques, je veux croire que quelqu’un, quelque part, traitera mieux les prisonniers de l’Alliance à cause de ce que nous avons fait. Plus crucial encore, ceux que nous combattrons à l’avenir hésiteront peut-être moins à se rendre au lieu de se battre jusqu’à la mort. Ils auront entendu dire que nous avons convenablement traité ceux de nos ennemis qui ont déposé les armes, que nous nous sommes interdit de nuire aux civils et que nous n’avons pas non plus laissé un sillage de destructions lors notre passage dans le système de Corvus ; et que, même quand on nous a haineusement provoqués, nous nous sommes contentés de frapper les responsables de cette attaque sournoise. Quelqu’un dont nous aurons besoin sur le trajet de retour s’en souviendra peut-être. »
Desjani semblait de nouveau dubitative, « je conçois certes que ça pourrait nous profiter la prochaine fois que nous tenterons d’exiger des fournitures d’un système du Syndic que nous traverserons. Mais les Syndics restent des Syndics, capitaine Geary. Ils ne changeront pas de comportement parce que nous ne les imitons pas.
— Non ? Leurs chefs, sans doute. Entre nous, je déteste tous les dirigeants du Syndic que j’ai croisés jusque-là. » Desjani sourit, rassurée par cette dernière assertion. « Mais j’ai la conviction qu’il ne subsistera aucun doute, dans l’esprit de tous ceux qui entendront parler de cette flotte ou qui la verront, sur notre absence de faiblesse. Ils sauront que nous nous abstenons de certains agissements à notre portée. » De nouveau glacé intérieurement, Geary fixa les étoiles en songeant à cet abîme qui le séparait de Desjani : un siècle riche en événements. « Que mes ancêtres m’assistent, Tanya, mais la population du Syndic n’est pas moins humaine que nous. Elle aussi doit sentir le poids et la tension de la guerre. Crever de douleur à l’idée d’envoyer à la mort ses fils et ses filles, ses hommes et ses femmes, dans un conflit apparemment interminable. » Il la fixa droit dans les yeux. « Reconnaissons-le. En faisant comprendre au Syndic de la rue que nous jouerons franc-jeu avec lui, nous n’avons pas grand-chose à perdre.
— Et tous ces fanatiques qui étaient prêts à mourir ? Ils ne manqueront certainement pas d’essayer encore.
— C’est possible, convint-il. Mais ils avaient prévu de périr d’une mort glorieuse. Au lieu de cela, ils sont rentrés chez eux dans les vapes, et leurs vaisseaux ont démoli leurs propres bases. Aucune gloire là-dedans. Ce qu’ont gagné quelques-uns d’entre eux, c’est d’être assassinés par leur propre camp. Peut-être cela suffira-t-il à doucher l’enthousiasme des prochains candidats au suicide. Quand des gens se disent prêts à mourir, les tuer ne sert qu’à leur permettre d’atteindre leur objectif. Notez que je suis prêt à exaucer leur vœux s’il faut en arriver là, mais selon mes conditions. Je ne tiens pas à ce que leur mort inspire d’autres kamikazes. »
Elle eut un lent sourire. « Vous avez frustré les Syndics de leur projet de détruire la flotte, et quelques fanatiques de leur désir de mourir en frappant ou en tentant de frapper ce coup mortel. Aucun d’eux n’a eu ce qu’il espérait.
— Non. Aucun. » Il fixa de nouveau les étoiles en se demandant où, parmi elles, s’embusquaient présentement les plus grosses unités de la flotte du Syndic et vers où elles se dirigeaient pour tenter de rattraper et détruire celle de l’Alliance. « S’ils tiennent tant que cela à mourir de nos mains, ils devront se ménager une autre occasion. Et, s’il faut en venir là, nous leur ferons ce plaisir. À nos conditions. »