Mercredi 22 août

Ascension droite : 18 26 55,9

Déclinaison : − 70 52 35

Élongation : 112,7

Delta : 0,618 ua


« Alors, c’est une résidence fermée.

— Oui. Non. Enfin… “Résidence fermée” donne l’impression que c’est un centre pour criminels ou pour toxicomanes. Là, c’est une maison de policiers. »

Abigail est sceptique. Elle rumine la nouvelle une minute, les yeux brillants au-dessus de son masque antipoussière. Elle n’est pas encore entièrement convaincue, mais elle semble avoir renoncé à l’idée que je lui mette une balle dans la tête. Je pense que cette question-là est réglée.

« Et s’ils me détestent tous, là-bas ?

— Personne ne va vous détester. »

Je soupèse cette phrase en même temps que je la prononce. Certains la détesteront. L’agent Carstairs la détestera parce qu’elle n’est pas flic ; l’agent Melwyn la détestera parce qu’elle sera envoyée par moi, et que je lui ai reproché de laisser l’éclairage extérieur allumé toute la nuit. L’agent Katz l’aimera bien, parce qu’elle est jeune et jolie. La plupart ne la détesteront pas, mais ils seront méfiants parce qu’elle vient de l’extérieur, et parce qu’à l’évidence elle est folle – mais de toute manière, à l’heure qu’il est, la plupart des gens le sont aussi.

« Tout va bien se passer, lui dis-je. Il y aura de la place pour vous, puisque je m’en vais. L’Oiseau de nuit réglera tous les détails.

— L’Oiseau de nuit ?

— Elle est formidable. Vous verrez. »

Enfin, Abigail se lève et secoue pour ouvrir un énorme sac-poubelle noir, qu’elle commence à remplir de vêtements, d’armes à feu, de livres, une brosse à cheveux, un tapis de sol. Elle détache de sa ceinture tout son arsenal, ne garde que le pistolet enfoncé dans sa botte et emballe le reste dans une valise à roulettes.

Pendant qu’elle fait ses préparatifs, je feuillette le document de quarante ou cinquante pages qu’elle m’a passé avec la carte indiquant l’itinéraire pour Rotary. Elle l’a sorti d’une valise à double fond, et la couverture est tamponnée top secret en rouge, comme dans les films. Mon regard passe sur des paragraphes denses, bourrés de détails impénétrables et d’équations complexes pleines de lettres grecques : distance orbitale optimale, rapport vélocité à l’impact (en km/s)/libération d’énergie cinétique (en gigajoules, GJ), rapport rendement énergétique (en kilotonnes, kt)/vélocité de masse/densité initiale, centre visé/centre de gravité.

Avant-dernière page : conclusions. Dernière page : protocole. Je n’y comprends absolument rien.

Sur le verso, blanc, du document top secret, je note la chronologie que j’ai réussi à soutirer à Abigail, pour structurer le récit. À la mi-juillet, Jordan lui annonce que Hans-Michael Parry, alias Résolution, a été localisé à Gary, dans l’Indiana ; il lui dit que bientôt, les diverses « équipes » se rassembleront dans l’Ohio, dans le commissariat d’une petite bourgade appelée Rotary. Mais ensuite, après le 21 juillet – après que Jordan a mis Nico dans cet hélico, elle et une autre fille de l’université du New Hampshire, il raconte à Abigail que les ordres ont changé. Jordan et elle doivent rester postés à Concord, parce que leur fonction est maintenant celle d’une « équipe de secours ».

Et ensuite, subitement, le matin du 13 août, Jordan disparaît. Rien n’indique qu’il ait été agressé, mais il ne laisse pas non plus de mot ni de nouvelles instructions. Il est simplement « parti », me dit Abigail, soit pour Rotary soit pour une nouvelle aventure : ça, elle n’en a aucune idée.

Il est simplement parti, et depuis elle est restée seule ici, à jeter des regards inquiets dans les coins, à sentir la rotation de la Terre dans son oreille interne et à suffoquer dans la poussière cosmique.

À présent, elle semble plus claire, plus calme, comme si le simple fait d’avoir un endroit précis où aller lui permettait de marcher plus droit dans son monde tordu. Elle s’en va vers la porte sans un regard en arrière.

En lui emboîtant le pas pour m’en aller, je découvre au passage, sur une étagère, une paire de lunettes noires Ray-Ban. Je les ai déjà vues : ce sont les lunettes moches que Jordan avait sur le nez lors de notre première rencontre, à l’UNH.

Je les soulève, les fais tourner entre mes doigts.

« Jordan a oublié ses lunettes de soleil.

— Ça ? fait Abigail. Vous plaisantez ? Il en a je ne sais combien de paires. »

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