Mercredi 22 août

Ascension droite : 18 26 55,9

Déclinaison : − 70 52 35

Élongation : 112,7

Delta : 0,618 ua


Ça y est, j’ai réussi à calmer Abigail, j’ai réussi à démarrer une conversation, j’ai fait palpiter des éclairs de lucidité dans son regard.

Je lui ai montré mon insigne et mon arme, lui ai expliqué que j’étais un ex-policier de Concord travaillant sur une enquête, pas un extraterrestre traînant derrière lui un voile de poussière cosmique, ni un agent de la NASA venu lui injecter de l’antimatière. Nous sommes assis à une petite table bancale au fond de la boutique, dans l’arrière-salle où j’ai un jour regardé Jordan accéder à Internet, entrer dans la base de données du NCIC, où je me suis soumis à son dédain goguenard afin qu’il m’aide à résoudre une affaire.

Nous sommes assis à la table et Abigail me raconte d’une voix entrecoupée, fatiguée, que Jordan n’est pas là et qu’elle ignore où il se trouve.

« Il devrait être ici. On devait rester ici ensemble. C’étaient les instructions.

— Les instructions de qui ? »

Elle hausse les épaules. Ses gestes sont saccadés, douloureux.

« C’est Jordan qui parlait avec eux.

— Avec qui ? »

Nouveau geste d’impuissance. Elle regarde fixement la table et y fait glisser un morceau de papier déchiré avec son doigt, dans une direction puis une autre, comme si elle le déplaçait sur un plateau de jeu invisible.

« Quelles étaient les instructions ?

— Rester… rester ici.

— À Concord.

— Oui. Ici. Résolution avait été retrouvé. Sur une base. À Gary, dans l’Indiana.

— Résolution. C’est le savant ? Hans-Michael Parry ?

— Oui. Et les autres allaient le chercher pour passer à la dernière phase, mais nous, on devait rester ici. » Elle relève la tête, pointe la lèvre inférieure. « Lui et moi. Mais ensuite, Jordan est parti. Disparu, envolé. J’étais toute seule. Alors, la poussière a commencé à arriver. » Elle en bégaie. « E-e-elle est entrée, comme ça. »

On dirait que tout lui revient en tête, tout son tourment invisible : elle commence à jeter des regards autour d’elle, scrute les coins de la pièce d’un œil noir, frotte sa peau là où celle-ci est couverte de poussière cosmique.

« Et c’était quand, ça ? Abigail ? Quand est-il parti ?

— Ça ne fait pas très longtemps. Une semaine ? Deux ? C’est difficile à dire, parce qu’après la poussière a commencé à arriver. À entrer partout.

— Je sais que c’est difficile, lui dis-je tout en pensant : “Reste avec moi, jeune fille, juste encore un peu. On y est presque.” Et donc, les autres, quand ils sont partis, ils comptaient se rendre à Gary, Indiana ? »

Elle se rembrunit, se mordille la lèvre. « Non, non. Ça, c’est là où ils ont trouvé Résolution. Mais le point de ralliement, c’était dans l’Ohio. Un commissariat dans l’Ohio. »

L’Ohio. L’Ohio. Aussitôt qu’elle le dit, je sais que c’est là que je vais me rendre, aussitôt que le mot sort de sa bouche. C’est la cible. Le dernier domicile connu de la personne disparue. Nico est dans l’Ohio.

Je me penche en avant sur ma chaise, tellement impatient que je manque renverser la table. « Où ça, dans l’Ohio ? Quelle ville ? »

J’attends sa réponse en retenant mon souffle, oscillant tout au bord de la révélation, telle une goutte d’eau sur le bord d’un verre.

« Abigail ?

— Je sens la Terre tourner. Voilà ce qui se passe, aussi. Ça me donne le vertige, le mal de mer. Mais je ne peux pas m’arrêter de le sentir. Est-ce que… est-ce que vous comprenez ça ?

— Abigail, comment s’appelle l’endroit où ils sont dans l’Ohio ?

— D’abord, il faut que vous m’aidiez, dit-elle en tendant ses mains gantées de latex pour couvrir les miennes. Je ne pourrai jamais le faire. J’ai trop peur.

— Faire quoi ? »

En le disant, je sais déjà de quoi elle parle, je le vois couler de ses yeux. Elle pousse un de ses semi-automatiques vers moi, à travers le plateau de la table.

« Je connais le nom de la ville. J’ai une carte. Mais ensuite, vous le faites, et vite. »

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