Quatrième partie Allez, au boulot

Lundi 1er octobre

Ascension droite : 16 49 50,3

Déclinaison : − 75 08 48

Élongation : 81,1

Delta : 0,142 ua


Tout est exactement tel que je l’ai laissé en partant.

Le commissariat de Rotary évoque un petit bateau gris, amarré dans le demi-jour. L’allée d’accès, un U en gravier. Deux mâts, deux drapeaux en berne. J’approche dans le silence de l’aube, en faisant crisser le gravier sous mes gros godillots, tel un montagnard regagnant la civilisation après un long exil dans la nature, sauf que la civilisation a disparu. Il n’y a plus qu’un bâtiment municipal terne, planté comme une ruine au milieu d’une pelouse non tondue. Il pleut de nouveau. Il a plu par intermittences toute la nuit.

J’ai dormi pendant cinq heures, au cœur de la nuit, sur le côté de la route, sous le même panneau vous êtes ici qu’à l’aller, ma veste pliée de manière à me faire un oreiller, mon arme de service dans le creux du bras.

À présent c’est le matin, je quitte l’allée pour marcher dans l’herbe et je les sens, je perçois leur présence… je les entends presque, là-dessous, sous mes pieds, remuant dans leur antre souterrain, le terrier qu’ils se sont creusé et qu’ils ont investi, le dédale qu’ils occupent. Mon esprit a construit des mythologies autour d’eux tous, a enveloppé leurs noms d’auras malveillantes. Tick, la face allongée, bizarre. La fille noire très mince, boudeuse et cruelle. Astronaut, avec ses cheveux broussailleux et sa ceinture d’armes. Tous sont désormais inscrits à l’encre noire dans mon carnet bleu. Des suspects. Des témoins, même si je ne sais pas bien de quoi. Ils sont tous là, en bas, à trottiner comme des araignées, et ils ont ma sœur avec eux.

Nous sommes lundi. Lundi matin ; 9 h 17, d’après ma Casio. Plus que deux jours. J’ai presque atteint la porte du commissariat lorsqu’un raclement bref résonne juste au-dessus de moi. Le toit. Je recule d’un bond, dégaine mon arme et crie : « Police ! »

Une vieille habitude. C’est plus fort que moi. J’ai le cœur battant. Silence. Dix secondes… vingt… puis je recule lentement, un grand pas après l’autre, en essayant de gagner un endroit d’où je puisse voir ce qui se passe là-haut.

De nouveau ce bruit, un raclement puis un bruissement, et encore du silence.

J’essaie encore, plus fort. « S’il y a quelqu’un là-haut, montrez-vous immédiatement. » Que dire ensuite ? Je suis armé. Bah, tout le monde l’est, armé. « Police ! »

Une grêle de petits cailloux et de terre tombe du ciel, sur ma tête et ma figure. Des gravillons rebondissent sur mon crâne, la poussière m’emplit les yeux.

Je grogne en recrachant des débris, et regarde en haut.

« Oh non ! Mon poulet ! Je t’avais pas vu. » C’est Cortez, uniquement sa trogne, large, laide et goguenarde, dépassant du bord du toit. Il ricane pendant que j’abaisse mon arme. Je me racle la gorge et crache un épais globule de glaires dans l’herbe. Un sale tour qu’il m’a joué, puéril, et qui ne lui ressemble pas tout à fait. Je ne vois que la moitié supérieure de son corps. Il est allongé à plat sur le toit, le torse passé par-dessus le rebord, ses grosses mains pendant dans le vide. La droite est ouverte, montrant la paume qui vient de lâcher la terre et les cailloux. Son autre main est un poing serré. Derrière lui, le ciel est une étoffe de nuages gris et sombres.

« Qu’est-ce que tu fais là-haut ? »

Il hausse les épaules. « Je tue le temps. Je traîne. J’investigue. J’ai trouvé des panneaux solaires ici, au fait. Branchés sur des accumulateurs. Je ne sais pas ce que ta frangine et ses petits camarades ont descendu là-dessous, mais en tout cas c’est chargé. »

Je hoche la tête en chassant des débris de ma moustache, et je me remémore la description qu’Atlee m’a faite de lourdes caisses, descendues une par une. Qu’y avait-il dedans ? Alors, cette question entraîne l’autre, celle à laquelle je n’arrive pas à répondre et que je n’arrive pas non plus à oublier : où ont-ils déniché un hélicoptère ?

Je la chasse, serre les dents. Rester concentré sur l’objectif. « Cortez, tu peux descendre ? Il faut qu’on se mette au boulot. »

Il reste sur place, appuie son menton sur une de ses mains, comme s’il se prélassait dans l’herbe en été.

« Cortez, ils sont en bas. J’ai parlé avec le type qui a installé ce bouchon en béton. Apparemment, c’était le plan de secours, le plan B. Ils se sont rendu compte que toutes ces histoires de savant et de déflagration à distance n’étaient que des contes à dormir debout, et ils sont descendus sous terre.

— Ah. Fascinant. »

Cortez ouvre l’autre main et me jette au visage une nouvelle pluie de terre et de pierres. Un caillou pointu me griffe le coin de l’œil.

« Hé, ho ! » C’est tout ce que j’ai le temps de dire avant qu’il se jette du toit, de tout son corps, les bras en croix, pour m’atterrir dessus telle une chauve-souris géante. Il agrippe mes cheveux, me vrille la tête et m’enfonce la figure dans le sol boueux. Ses bras sont puissants, il a toujours été plus fort qu’il n’en a l’air, c’est un ressort bandé. Je me débats, soulève ma bouche du sol pour dire « Arrête ! » et il m’écrase de tout son poids, un genou enfoncé dans mon dos. Je ne comprends rien à ce qui se passe, c’est à mi-chemin entre la bagarre de gosses et une réelle agression, car il essaie vraiment de me faire mal en ce moment, de me briser l’échine.

« J’avais aussi mon seau, là-haut, crache-t-il entre ses dents, le seau dans lequel j’ai pissé. J’allais le vider sur ta sale petite tronche de poulet, mais ça, c’est mieux. C’est plus intime. »

Il me tord durement le cou d’un côté, m’enfonce encore la tête dans la boue. Je reste là à suffoquer en me demandant à quel moment de ma future carrière de policier j’aurais enfin eu le talent d’être, au moins de temps en temps, celui qui prend l’autre par surprise. Abigail, dans la boutique Next Time Around, me tenant à sa merci, festonnée d’armes comme un sapin de Noël. Puis Atlee me forçant à traverser les bois. L’homme invisible, à Rotary, derrière son mur anti-explosion en béton, derrière le canon de sa mitraillette. On dirait une blague. Je suis un personnage de cartoon. Tout le monde saute sur le dos de l’inspecteur Henry Palace !

« Je croyais qu’on était copains, gronde Cortez. On n’est pas copains ?

— Mais si ! »

J’ai réussi, je ne sais comment, à me tortiller assez pour me tourner sur le dos et lui faire face, mais voilà qu’il presse mon visage dans sa main, ses doigts d’acier enserrant ma mâchoire et mes joues comme un masque de hockey. J’ai encore de la boue et des saletés dans la gorge.

« Cortez… » dis-je entre ses doigts.

Il resserre son emprise. « Je croyais qu’on était partenaires. »

Et soudain, je pige. Je sais de quoi il parle.

« Pardon ! » La fille, la cellule, la clé. Cela me semble si loin, tout ça : cette décision impulsive, de l’enfermer et de jeter la clé à l’intérieur. Les jours qui se sont écoulés depuis ont été bien remplis. « C’est vrai, Cortez, je suis désolé ! »

Ses yeux sont deux fentes rageuses, deux trous dans un masque. « Tu as pensé bien faire, pas vrai ? »

Je hoche la tête comme je peux, avec ses doigts qui agrippent ma tête comme des tentacules.

Il serre encore plus fort. « Tu fais toujours ce que tu penses être le mieux. C’est ton contrat avec toi-même. Pas vrai ?

— Si. C’est vrai. » Ma voix sort assourdie, distordue.

« Eh ouais. Le flic. »

Il a craché le mot comme un juron, comme une insulte – flic –, mais tout à coup il me lâche et se lève en riant, un rire victorieux de tyran. Il se détourne parce qu’il croit la conversation terminée, mais elle ne l’est pas : je me hisse à quatre pattes et me propulse, comme un lutteur, vers ses genoux pour le faire tomber, je l’abats comme un arbre, et cette fois c’est moi qui ai le dessus, comme ça, soudain, c’est moi qui lui envoie un faible coup de poing dans la figure.

« Ouille ! fait-il. Merde.

— Comment as-tu su ? »

J’empoigne le devant de son tee-shirt sale. Ma main me fait mal après ce coup, ma paume brûlée hurle, pliée serré dans mon poing.

« Comment j’ai su quoi ? »

Mais il sourit en léchant la goutte de sang qui a jailli sur sa lèvre inférieure. Il sait à quoi je fais allusion.

« Comment as-tu su que j’avais verrouillé la cellule ? » Il montre les dents.

Je me penche sur lui. « Comment ? »

Son sourire s’élargit, montrant toutes ses dents tordues, avant de disparaître abruptement. Son expression devient sincère – celle d’un homme qui passe aux aveux. Je suis toujours sur lui, je le plaque au sol.

« Je me sentais seul, confesse-t-il. Tellement seul ! Et le temps file, tu sais ? » Sa voix s’abaisse jusqu’à un chuchotement spectral. Ses yeux sont deux mares gelées. « Je me suis dit que j’allais entrer me payer du bon temps. Avec elle. » Il se passe la langue sur les lèvres. « Tu aurais fait pareil.

— Non.

— Si, mon garçon. Mon garçon tout seul. Regarde dans ton cœur.

— Non. »

Je recule ma tête, mais il remonte la sienne vers moi, et me glisse directement dans l’oreille : « Hé. Couillon. Elle est réveillée. »

Je lâche Cortez, bondis sur mes pieds et pars en courant. Oh, mon Dieu. Oh, non. Il reste par terre à rigoler, mort de rire pendant que je fonce vers l’entrée, riant et criant dans mon dos : « Elle est debout depuis hier soir. Elle m’a réveillé à force de brailler, mais elle veut pas me laisser entrer ! »

Sa voix triomphante, ravie, et moi qui agrippe la poignée pour tirer la porte.

« Elle est pas contente, Henry, mon vieux. Pas contente du tout ! » Il s’amuse comme un petit fou, ravi de ma détresse, et me lance encore : « J’en reviens pas que tu m’aies mis un bourre-pif ! »

* * *

Lily est debout contre le mur du fond, tremblante, les bras serrés autour du corps. Le moignon ombilical de la perfusion pend de son bras, là où elle l’a arraché. Elle a aussi arraché le pansement de sa gorge, et sa plaie, rose et à vif, luit comme un grotesque bijou extraterrestre.

« Qui êtes-vous ? me lance-t-elle farouchement.

— Je m’appelle Henry. Je suis policier.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? me hurle-t-elle alors. Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Rien, rien ! »

Elle me fixe du regard, craintive et provocante à la fois, comme un animal malade que je serais venu euthanasier. Elle pointe un doigt tremblant vers la poche de sérum qui pend encore au plafond derrière moi. « Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Du sérum physiologique, c’est tout. Du chlorure de sodium à 90 %. » En voyant l’horreur incrédule dans ses yeux, j’ajoute : « De l’eau, Lily, c’est de l’eau salée, pour vous réhydrater. Vous en aviez besoin.

— Lily ?

— Ah, oui, je… »

Pourquoi est-ce que je l’appelle ainsi, moi ? Où avons-nous déniché ce prénom ? J’ai oublié. Aucune importance. Elle me regarde bouche bée. Déroutée, désarçonnée. Mes doigts sont blancs, serrés sur les barreaux.

« J’ai fait pipi, dit-elle soudain.

— À la bonne heure ! Bravo. » Je lui parle comme à une enfant, je dis n’importe quoi. « Cela veut dire que vous vous remettez. » J’essaie de l’apaiser. « C’est moi qui vous ai mis ici, d’accord ? Vous dormiez. Mais vous êtes en sûreté. Vous allez bien. Tout va s’arranger. »

Ce n’est pas vrai, et elle le sait : tout ne va pas s’arranger, c’est comme ça. Évidemment. Elle est pâle comme la mort, agitée de tremblements violents, son visage exprime un pitoyable mélange de peur et d’étonnement.

« Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas, au juste. J’essaie de le comprendre.

— Où suis-je ? »

Elle humecte ses lèvres d’un coup de langue et regarde autour d’elle. Je ne sais pas par où commencer. Vous êtes dans le commissariat. Vous êtes au déversoir de la Muskingum. Vous êtes sur Terre. J’ignore ce qu’elle sait. Je me demande à quoi je ressemble. Je regrette de n’être pas rasé. Je voudrais être moins grand. Je sens la terre et le feu.

« Vous êtes au rez-de-chaussée, dis-je finalement.

— Et les autres ? »

J’ai des picotements dans la nuque. Les autres. Tick, Astronaut, la fille noire, le jeune aux baskets bleu vif.

« Je ne sais pas où ils sont.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Henry Palace.

— Henry, souffle-t-elle, puis : Palace. »

Et elle me regarde, et ses yeux s’agrandissent en passant sur mon visage. « Henry, Henry, dit-elle, puis elle me regarde bien en face, droit dans les yeux. Vous avez une sœur ? »

* * *

C’est comme la dernière fois : je courais après le chien et Cortez courait après moi, nous trois filant vers le corps de la fille dans la clairière, mais cette fois je cours après Lily, qui ne s’appelle pas Lily, en écrasant brindilles et fourrés sous mes pieds qui martèlent le sol, et des ronces s’accrochent à mes jambes de pantalon tels des esprits vengeurs essayant de me faire tomber. Comme la dernière fois, même chemin, une pente orientée à l’ouest qui s’éloigne du commissariat, puis longe le ru… mais ensuite, Lily vire soudain à gauche et je la suis, elle franchit un petit pont de corde, et je la suis encore et toujours.

Cache-cache. À travers bois. Il pleut. Mon cœur galope dans ma poitrine, bondit en avant de moi.

Et j’ai cette pensée folle : c’est bien, ce long moment passé à simplement courir. Le moment d’avant l’arrivée, où que nous allions. Mon pouls est un rugissement d’océan dans mes oreilles. Le soleil, un pâle cercle jaune qui perce à peine les nuages de pluie. Continuons de courir à jamais. Car je le sens, oh oui, je le sens… je sais ce qui m’attend.

Lily s’arrête net en atteignant une ligne de buissons bas, et son dos se raidit, sa tête pivote très légèrement vers la gauche puis vers le bas, son corps entier a un mouvement de recul lorsqu’elle voit ce qu’elle a devant elle. Mais je sais ce que c’est, je le sais déjà. J’ai la poitrine bloquée comme si quelqu’un la serrait avec une ceinture. Les poumons brûlants d’avoir couru. Je sais déjà.

Je me déplace au ralenti. Passe devant une Lily statufiée, traverse des taillis pour entrer sur un petit tertre, un espace dégagé entre les arbres.

Il y a un corps au centre de la clairière. Je trébuche sur des racines, et même sur mes pieds, comme un idiot. Je bascule en avant, retrouve mon équilibre, puis m’accroupis, pantelant, à côté du corps.

C’est elle, je sais que c’est elle. Elle est couchée sur le ventre, mais c’est bien elle.

Lily gémit derrière moi, à l’orée de la clairière. Je retourne le corps, et oui, c’est bien elle, je n’ai pas un instant d’hésitation, pas le plus léger répit : le visage est immédiatement, et sans conteste, celui de Nico. Un jean, un tee-shirt à manches longues, des sandales marron comme celles que porte Lily. Elle s’est débattue, elle aussi, avant d’être égorgée : un hématome sous l’œil, des égratignures sur les joues et le front, un mince filet de sang couleur rouille sous le nez. Des blessures de rixe de bar, rien de grave, sauf quand on regarde juste un peu plus bas, car là il y a sa gorge – déchirée, affreuse, rose, rouge et noire, mais je ne prête aucune attention à tout cela, vraiment, non, je prends son pouls… c’est ridicule, elle est glacée et cireuse, mais je pose deux doigts sur le creux doux, juste en dessous du maxillaire inférieur, juste au-dessus de la violente ligne rouge de sa plaie, je pose mes doigts et regarde s’écouler une minute à ma Casio, et il n’y a aucun pouls, parce qu’elle est morte.

Son visage est doucement penché d’un côté et ses yeux sont fermés, comme si elle dormait. Elle est en paix, c’est ce que l’on dirait, les gens disent toujours ce genre de choses, mais c’est une affirmation erronée – les pensées roulent et grondent dans ma tête, le chagrin me serre la gorge à m’étouffer – elle n’est pas en paix, elle est morte, elle était en paix lorsqu’elle riait d’une fine remarque, elle était en paix lorsqu’elle fumait une cigarette, qu’elle écoutait Sonic Youth. Elle aimait tous ces groupes alternatifs des années 1980 et 1990, ces morceaux pour radio de fac. Hüsker Dü, les Pixies. La chanson de ces petits malins de The Replacements qui parle d’une hôtesse de l’air.

Il y a de la terre sur ses joues. Je l’essuie avec mon pouce. Quelques cheveux sont collés en travers de son front telles de délicates fêlures. Toute sa vie, Nico a été ravissante, et elle a toujours essayé de faire comme si elle ne l’était pas. Si jolie, et si contrariée de l’être.

Je lève les yeux vers le ciel, vers l’incertain soleil gris puis au-delà, en m’imaginant que je peux voir 2011GV1 à son emplacement actuel. Il est proche, maintenant, à un peu plus de trois millions de kilomètres, notre plus proche voisin. Il paraît que pendant les deux dernières nuits on le verra à l’œil nu, une nouvelle étoile, une tête d’épingle en or dans les cieux noirs. Il paraît que juste avant l’impact, le ciel s’illuminera férocement, comme si le soleil explosait, et qu’ensuite nous le sentirons, même de l’autre côté de la Terre nous le sentirons, le monde entier vacillera sous le choc. Il paraît que du point d’impact, tant de débris seront projetés que l’atmosphère de la Terre en sera couverte en quelques heures.

Je me lève, m’éloigne en titubant, puis je saisis mon front à deux mains et me griffe lentement le visage : j’enfonce les doigts dans mes yeux, dans mes joues, dans ma ridicule moustache de flic, défigure mes lèvres et ma bouche, creuse des sillons rageurs dans mon menton. Les oiseaux échangent des gazouillis dans les arbres autour de nous. Lily, la fille, là, dont j’ignore le prénom : elle est toujours en lisière de la clairière, et elle sanglote sans un mot. Un gémissement discordant de fantôme.

Allez, inspecteur, me presse Culverson, gentiment mais fermement. Allez, au boulot.

Je fais demi-tour et me rapproche à nouveau, je me force à examiner le corps comme n’importe quel corps, la scène de crime comme n’importe quelle scène de crime.

Sa gorge est ouverte, comme l’était celle de Lily. Son visage est couvert d’égratignures et de légers hématomes, comme l’était celui de Lily. Et ses cheveux : il en manque une touffe à l’arrière, juste au-dessus de la nuque. Elle a eu de vilaines coupes de cheveux ces dernières années – taillés n’importe comment, tout court, à la punk –, alors c’est difficile à dire… mais je pense qu’ils ont été arrachés. Je secoue la tête, passe la main dans mes propres cheveux courts. J’exige un résumé des découvertes, et il me revient avec la voix du Dr Alice Fenton, médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire, encore une vieille connaissance : Nous avons ici une femme blanche, vingt et un ans, traces de lutte comprenant des incisions aux doigts, aux paumes et aux avant-bras ; cause de la mort : perte de sang massive due à une lacération traumatique des structures de la gorge, infligée par un couteau ou autre objet tranchant manié par un assaillant extrêmement déterminé.

Je me mords la lèvre. J’observe son visage, ses yeux clos. Quoi d’autre ?

Cette clairière est plus petite que celle où nous avons découvert la première victime, la victime qui a survécu. La trouée où nous l’avons trouvée était nette et circulaire, encerclée par des pins. Cet endroit-ci est plus irrégulier, plus exigu, entouré non par des arbres forestiers mais par une végétation basse et laide, hérissée de ronces et d’épines.

Mais nous rencontrons ici les mêmes difficultés pour rassembler des indices, le même sol inutilisable, constitué d’une boue pâteuse. Impossible de relever des empreintes de pas.

Je me remets debout. La tête me tourne, je vois des étoiles. Je marche en ronds serrés. Quoi d’autre ?

Ralentis, Palace, me dit l’inspecteur Culverson, ralentis, me dit l’agent McConnell, et j’intime à mes fantômes de se taire, maintenant, je leur dis de se tenir tranquilles une minute parce que je n’arrive pas à ralentir, je ne veux pas… il n’y a pas le temps.

Lily se tient toujours au bord de la clairière, tremblante et gémissante.

Je m’approche d’elle d’un pas rapide. « Dites donc. Vous. Est-ce que ça va ? »

Elle secoue la tête et s’essuie la bouche sur une de ses manches. « Non », dit-elle dans un souffle, presque sans remuer les lèvres.

Je fais encore un pas, m’approche tout près d’elle pour entendre ce qu’elle me dit.

« Je ne sais pas ce qui s’est passé.

— Comment ça, vous ne savez pas ?

— Je me revois en train de courir. Dans les bois.

— Pour fuir quoi ?

— Juste… C’est tout ce que je me rappelle. Je courais.

— Mais devant qui ? »

Elle veut parler mais n’y arrive pas, les mots ne sortent pas, sa bouche reste ouverte et sa mâchoire tremble.

« Vous fuyiez qui, Lily ?

— Je ne me rappelle pas ! » Ses mains montent à hauteur de sa bouche. « Il le fallait. Je n’avais pas le choix. Je devais le faire. Juste… courir. »

Les mots s’échappent un par un derrière la barrière de ses mains, enfermés chacun dans sa petite bulle. « Courir… courir… courir… »

Je lui redemande ce qu’elle fuyait, qui elle fuyait, pourquoi courir ainsi, mais c’est terminé, elle s’est arrêtée net, comme une horloge. Ses mains redescendent de sa bouche figée, et son visage est totalement impénétrable, le regard fixé droit devant elle. Je scrute ses pupilles comme si c’étaient d’étroites fenêtres, comme si, à force, j’allais voir à travers et plonger dans le théâtre sombre de son esprit, voir ce qui est arrivé à ma sœur se dérouler dans les yeux de Lily.

Lily n’est pas son prénom. Je ne le connais toujours pas. Il faut que je l’apprenne.

Il faut que j’apprenne tout.

L’agresseur trouve deux filles dans la kitchenette.

Il les accule dans un coin et égorge la victime n° 1. Supposant qu’elle est morte, il poursuit la victime n° 2 dans les bois. Et, c’est plus fort que moi, je repense à ce bon vieux Billy, là-bas près de son camping-car, Billy dans son tablier sanguinolent, tenant par le cou un poulet condamné.

Sur ces entrefaites, la victime n° 1, qui est blessée mais en vie, se remet péniblement debout pour sortir de là en empruntant le couloir, laissant derrière elle une traînée de sang.

Le coupable a plus de succès avec la victime n° 2. Il la rattrape ici, dans cette clairière ; il lui tranche la gorge jusqu’à la trachée et elle meurt pour de bon. La victime n° 1, pendant ce temps, titube jusqu’à s’effondrer dans une autre clairière, dans ces bois sanglants.

Le tueur rentre, essoufflé, avec son couteau d’où goutte encore le sang, il reprend le couloir jusqu’à la kitchenette, puis… disparaît.

Le sous-sol. Il faut que je descende dans ce sous-sol.

Je pivote pour repartir, rejoindre Cortez, me remettre au travail, mais là je m’arrête.

Entrées et sorties, me souffle Culverson. Termine la scène.

Il a raison, sauf que dans un éclair de lucidité je me rends compte que ce n’est pas lui qui a raison c’est moi, c’est moi qui me rappelle que c’est une erreur de débutant, quitter une scène de crime sans songer aux entrées et aux sorties. C’est lui que j’entends, mais en réalité c’est moi – chaque fois que j’entends une voix me dire de faire quelque chose, que ce soit la voix douce de l’inspecteur Culverson, celle de ma mère, celle de mon père, de Fenton ou de Trish McConnell. À un certain point, il faut bien s’avouer à soi-même qu’on est tout seul.

J’arpente à présent le périmètre, lentement, sous la pluie. Je cherche un endroit où les buissons seraient écrasés, là où la victime ou le tueur a surgi, je guette d’éventuelles traces de la présence d’un tiers, et ce que je découvre à la place, gisant là, inoffensif à côté d’un buisson au bout de la clairière, c’est un sac à dos portant le logo Batman.

Je le fixe avec stupéfaction pendant quelques secondes, après quoi j’en chasse la terre à petits coups de pied et je me baisse pour le soulever. Il m’est instantanément familier, voire réconfortant : son poids, le contact des bretelles. C’est mon sac à dos, de quand j’étais petit. En CM1, CM2. Visiblement, Nico me l’a emprunté à une époque, et elle s’en servait ici, elle l’emmenait partout avec elle, mais dans mon chagrin et mon désarroi c’est une vision stupéfiante et magique : un objet a été fourré dans une machine à voyager dans le temps au début de l’été de mes neuf ans, et relâché ici, dans les bois, au moment de la mort de ma sœur. Je l’élève prudemment jusqu’à mon nez, comme s’il pouvait encore sentir les pelures de gomme, le sandwich à la mortadelle, le Scratch’ Sniff.

Ce n’est pas le cas. Il sent la terre et la forêt. Il est gonflé en haut, mais léger et bosselé. Je tire sur la fermeture Éclair, et voilà qu’en dégringolent des sachets de pop-corn, de chips et de snacks : Lay’s, Cheetos, Kit Kat, barres de céréales.

Je jette un regard vers le corps, son corps, en secouant la tête. « Je le savais, dis-je à ma sœur. Je savais que c’était toi. »

Elle a pris tout le contenu du distributeur, on dirait bien, même les articles nuls dont personne ne veut jamais, les gaufrettes Necco, les pastilles de menthe et les fins paquets de Wrigley’s. Je l’imagine faufilant son bras dans les entrailles de la machine, encore et encore, tordant un cintre en crochet pour tout attraper. La vieille astuce. De rien, les gros !

Sous les bonbons et les chips, je trouve le reste des affaires de Nico. Des shorts et des tee-shirts. Deux pistolets, une boîte de munitions fermée avec du scotch. Une paire de talkies-walkies – pas juste un, la paire. Des culottes et des soutiens-gorges. La Ferme des animaux. Un coupe-vent, roulé en boule et maintenu par un élastique. Une lampe torche en plastique rouge, que j’allume et éteins. Le fond du vieux sac à dos Batman est renforcé par des couches et des couches de gros scotch marron, pour éviter qu’il craque et que tout le sac se vide.

Je chasse les larmes de mes yeux, du dos de la main.

Elle s’en allait.

Le reste de ce club ridicule avait enfin abandonné sa grotesque idée fondatrice, avait accepté, à une semaine de la fin, que le fameux scientifique rebelle soit mort, ou resté en prison, ou aux abonnés absents – compris que Godot n’allait pas arriver, tout compte fait.

Mais pas Nico. Pas ma petite sœur cabocharde. Elle ne pouvait se résoudre à l’évidence.

La situation est ce qu’elle est, lui a dit Astronaut, et elle a répondu : Pas d’accord.

Même alors que tous les autres étaient prêts à passer au plan B, à se glisser en sous-sol, à s’enfermer et se boucher les oreilles, mon incorrigible petite sœur butée se tirait avec un sac à dos rempli de junk food, en route pour une installation militaire à six cents kilomètres d’ici, pour traquer le fameux Hans-Michael Parry comme si c’était Bigfoot, l’attraper et le mettre au pas.

Elle allait sauver le monde toute seule, bon sang, s’il le fallait.

Je m’autorise à rire, juste un tout petit peu, mais pas longtemps, car son plan n’a pas fonctionné, parce que quelqu’un ne voulait pas qu’elle s’en aille. Quelqu’un l’a poursuivie, elle et Lily aussi, il leur a tranché la gorge et les a laissées mourir.

En passant le sac Batman sur mon épaule, je découvre un dernier indice, juste à côté du corps de Nico, dépassant de la boue. Un fin bâtonnet de plastique moulé noir, recourbé à un bout et irrégulier à l’autre, comme si on l’avait brisé.

C’est une branche de lunettes de soleil. Je la sors de la boue. Je la tiens longtemps dans ma paume, puis la range soigneusement dans ma poche. La pluie dégouline sur mon visage.

Je ne sais encore rien, pas vraiment, j’ai encore presque tout à apprendre sur ce qui est arrivé à Nico.

Mais ça, ce petit morceau de plastique, je sais ce qu’il signifie.

* * *

« L’acceptation de la perte n’est pas un objectif – c’est un voyage. » Cela m’a été expliqué par un thérapeute spécialisé, lequel professait que se remettre de la mort inattendue d’un proche « n’est pas un événement qui se produit discrètement à un moment précis dans le temps », mais plutôt un « processus » qui se déroule lentement au long des années d’une vie. J’ai rencontré tout un défilé de psys dans le même genre au cours de mon adolescence, un cortège de représentants de la profession, plus ou moins compétents : des experts du deuil, des psychothérapeutes, des pédopsychiatres. Mon grand-père m’y conduisait et s’impatientait ouvertement dans la salle d’attente, en faisant ses mots croisés, une American Spirit attendant d’être allumée derrière l’oreille. Son scepticisme jetait une ombre très nette sur tous les efforts pour m’aider à aller mieux. « Il faut du temps pour guérir », m’annonçaient invariablement ces experts.

Mes parents étaient morts. Tous les deux. Une partie de moi m’avait été arrachée. « La guérison viendra, en temps voulu. »

Du temps, évidemment, je n’en ai plus. Je ne guérirai pas. Aucune chance que cela arrive.

Je soulève Nico dans mes bras et la serre contre moi pour la ramener, à travers bois, vers le commissariat.

« Allez, dis-je doucement à Lily, à la fille au prénom inconnu. Allez, venez, maintenant. »

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