Deuxième partie L’homme de la ville bleue

Vendredi 28 septembre

Ascension droite : 16 55 19,6

Déclinaison : − 74 42 34

Élongation : 83,1

Delta : 0,376 ua

1

Voici pourquoi je sais qu’elle n’est pas morte : parce qu’à chaque fois, elle ne l’est pas. Comme la fois où je l’ai retrouvée à White Park, cachée telle une fée malicieuse dans l’ombre sous le toboggan, après l’enterrement de papa. Tu as cru que j’étais partie, moi aussi, pas vrai, Hen ? Et elle avait raison, c’était ce que j’avais cru, et depuis ce jour-là elle m’a régulièrement donné des raisons de le croire de nouveau. Depuis l’année de la mort de nos parents, j’ai toujours porté en moi cet avant-goût de son destin fatal, comme une aigreur d’estomac, cette vieille certitude qu’un jour elle aussi disparaîtrait au loin : un de ses crétins de petits copains bons à rien allait l’impliquer dans un deal de drogue qui tournerait mal, ou bien la mob pourrie qu’elle conduisait pendant son année de seconde allait déraper sur une plaque de verglas, ou plus simplement elle serait la gamine qui boit trop pendant la fête et que l’on emporte sur une civière pendant que les autres restent plantés comme des bovins, le regard fixe dans le clignotement rouge des gyrophares.

Et pourtant, chaque fois, encore et toujours, elle a réussi à surnager entre les marées de son existence, comme un poisson aperçu le temps d’un éclair dans l’écume sombre, même durant ces derniers mois terribles. Ce n’est pas elle mais son gros nul de mari, Derek, qui a disparu, sacrifié sur l’autel des objectifs troubles de son organisation de fêlés. Et ce n’est pas elle, mais moi qui ai failli mourir dans un fortin du sud-ouest du Maine, d’une balle dans le bras alors que je recherchais un disparu. C’est Nico, cette fois-là, qui m’a sauvé, moi, en arrivant à l’horizon dans cet hélicoptère stupéfiant, inimaginable.

Mais quand même. Il n’empêche que, de nouveau, elle n’est plus là, et la terreur monte comme une maladie dans mes tripes, la conviction qu’elle est morte ou mourante quelque part, et je dois me forcer à me rappeler qu’elle s’en est toujours, toujours sortie. Sans une égratignure. Elle est quelque part. Elle va bien.

* * *

Une seule route relie le commissariat à la ville proprement dite, et, puisque nous sommes au fin fond du Midwest américain, cette route s’appelle évidemment Police Station Road : un demi-kilomètre bucolique d’asphalte en pente, serpentant entre les clôtures de prés à chevaux et les granges rouge vif. Sur la droite, une éolienne, à quelque distance de la route, penchée comme si quelqu’un avait essayé de la renverser mais s’était lassé. Houdini tousse dans le panier accroché à mon guidon. La remorque vide brinquebale derrière nous en attendant d’être chargée.

Le jour se lève, il pleuviote encore, et dans les ors et le pourpre des arbres, ternis par la pluie, dans le chant des grillons qui s’appellent entre eux, les corbeaux lancent leur croassement plaintif. Je me surprends à imaginer une minute la paix qui régnera sur le monde lorsque les humains seront partis, lorsque les étendues asphaltées seront envahies par les herbes folles et que les oiseaux auront l’usage du ciel entier.

Je sais, bien sûr, que ce n’est qu’une rêverie de plus, encore un souhait largement répandu : le monde post-apocalyptique virginal et pastoral, débarrassé des cités sales et des machines bruyantes de l’humanité. Car ces arbres du Midwest au feuillage roux vont flamber dès les premiers instants de la fournaise. Les arbres du monde entier vont s’embraser comme du petit bois sec. En peu de temps, des nuages de cendre vont venir cacher le soleil et mettre un coup d’arrêt brutal à la photosynthèse, étouffant dans l’œuf toute luxuriance. Les écureuils rôtiront, les papillons et les fleurs aussi, les coccinelles rampant sur les feuilles d’herbe. Les opossums se noieront dans leurs terriers.

Ce qui va arriver ne sera pas la reconquête de la Terre par une Mère Nature triomphante, une répudiation karmique de la mauvaise intendance appliquée par une humanité arrogante. Rien de ce que nous avons jamais fait n’aura plus la moindre importance. Cet événement a toujours attendu la planète des hommes, sur toute l’étendue de notre histoire, il était en route vers nous, quoi que nous fassions.

* * *

« Zut ! dis-je en dévalant la bretelle de sortie d’autoroute, au moment où l’immense parking apparaît en contrebas. Zut, zut, zut. »

Le SuperTarget a été pris. Je vois des gens armés de mitraillettes déambuler sur le toit de l’hypermarché, et je me mets instinctivement à les compter – un, deux, trois, quatre… –, bien qu’une seule personne avec une mitraillette sur le toit d’un hypermarché soit déjà de trop. Cinq escabeaux métalliques – de ces escabeaux à roulettes qui coulissent le long des rayonnages pour que les clients puissent atteindre les étagères les plus hautes – ont été sortis et poussés jusqu’aux entrées du parking, où ils font office de minarets. Une personne est postée en haut de chacun. La plus proche de moi est une femme d’âge moyen, pimpante, qui porte un maillot de softball rouge, un bandana de la même couleur retenant sa cascade de cheveux noirs, et qui a sa propre mitraillette.

Je descends de vélo et lève la main vers elle. Elle me retourne mon signal, puis pousse un cri : « Heeey-ho ! » Alors, à l’autre bout du parking, un individu juché sur un autre escabeau – lui aussi en maillot rouge, mais je ne peux pas voir si c’est un homme ou une femme, jeune ou vieux – lui répond de même : « Heeey-ho ! », puis on entend un autre appel, et encore un autre, qui se déplacent le long d’un cercle, et enfin un vieux pick-up Dodge apparaît au coin du bâtiment en vomissant des vapeurs d’huile végétale et faisant voler les gravillons. Il s’arrête dans un crissement de pneus à quelques pas de moi, si bien que je recule et lève les mains en l’air.

« Bonjour ! » dis-je d’une voix forte.

Un mégaphone fixé sur le toit, au-dessus du siège conducteur, émet un larsen strident. Je grimace. La femme sur son escabeau aussi. Puis quelqu’un commence à parler dans le mégaphone, depuis l’intérieur du véhicule.

« C’est à… » La voix est noyée par un nouveau larsen, puis on entend un « oh, bon sang » marmonné et quelqu’un règle le volume. « C’est à vous, ici ?

— Non. »

Il veut parler du parking, du magasin : est-ce que moi, ou moi et une bande de compagnons, peut-être tous vêtus d’un pantalon bleu sans fantaisie et d’une veste marron pour nous reconnaître entre nous, de même que ces gens sont tous en maillot de softball, avons déjà dit « prem’s » pour cet hypermarché ? Avons-nous déclaré que l’endroit était notre base, notre campement temporaire, ou avions-nous l’intention de le vider entièrement pour assurer notre ravitaillement et nos divertissements pendant la dernière semaine avant l’impact ? « Non, dis-je de nouveau. Je suis de passage. »

La femme juchée sur l’escabeau roulant nous observe avec un intérêt modéré. Je garde les mains en l’air, juste au cas où.

« Ah, d’accord, fait la voix dans le mégaphone. Ouais, nous aussi. »

Les occupants du toit se sont rassemblés au bord pour m’observer. Mitraillettes, maillots rouges. À la périphérie de mon champ de vision, je peux apercevoir l’arrière du SuperTarget, où des silhouettes floues s’activent autour de la rampe de livraison. Ils sont en train de faire une razzia sur le magasin. Des cartons, des palettes entières enveloppées de plastique transparent. Il ne restait déjà pas grand-chose lors de notre premier passage, mais le peu qu’il y avait est en train de partir. Le désespoir m’envahit. Il ne me faut qu’une chose : cette masse de forgeron.

« Il y a un article, à l’intérieur, dont j’aurais bien besoin.

— Eh bien… » Un nouveau hurlement de larsen. « Bon Dieu, ça m’énerve, ce truc ! »

Le bruit cesse abruptement lorsque l’homme éteint le mégaphone et ouvre sa portière pour se pencher à l’extérieur. Des lunettes, l’air affable. Un maillot rouge pour lui aussi, avec le prénom « Ethan » brodé sur la poche de poitrine. Une petite bedaine sur une carcasse athlétique. Il pourrait être coach de basket dans un collège. « Pardon. C’est idiot, ce machin. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?

— Une masse de forgeron. Il y en a une là-dedans. Une Wilton à manche en fibre de verre. » Je fais un pas vers lui, capte son regard, souris et lève une main, comme si nous faisions connaissance autour d’un barbecue. « J’en ai vraiment besoin.

— Oui, euh… Bon, d’accord, attendez une minute. »

Il se gratte la joue, indécis, lève un doigt, rentre la tête dans l’habitacle. Je l’entends parler dans une CB ou un talkie-walkie. Puis il se penche de nouveau à l’extérieur et m’observe en souriant tout en attendant la réponse d’un décideur. Il me dirait volontiers oui, je le vois bien. Si cela ne tenait qu’à Ethan, je passerais tranquillement. Il pleut toujours ; une pluie incessante, légère et régulière. Je passe les mains sur le pelage de Houdini. Je jette un coup d’œil à la femme sur l’escabeau : elle a le regard perdu dans le vague, elle s’ennuie, laisse ses pensées vagabonder. Il y a encore un an et demi, elle aurait été en train de lire ses messages sur son smartphone.

Le talkie-walkie résonne dans le pick-up. Ethan rentre la tête et l’écoute pendant un moment, en hochant le menton. J’observe ses traits à travers le pare-brise, jusqu’à ce qu’il ressorte la tête. « Bon, écoutez, l’ami. Vous avez quelque chose à nous donner en échange ? »

Je dresse rapidement dans ma tête l’inventaire de mes possessions : veste et pantalon, chaussures et chemise. Carnet, stylo. Un SIG Sauer P229 chargé et une boîte de munitions calibre .40. Une vieille photo cornée d’une fille disparue. « Pas vraiment, non, malheureusement. Mais cette masse… pour tout vous dire, elle est à moi.

— Comment ça, à vous ? »

Je ne sais pas quoi répondre. Je l’ai vue le premier ? J’en ai absolument besoin ? « C’est juste un outil, dis-je d’une voix que je sens monter dans les aigus, devenir suppliante, désespérée. Rien qu’une petite chose. »

Ethan se masse le menton. Il est embêté. Nous le sommes tous. « Et la remorque ? Vous pourriez peut-être nous laisser cette remorque. »

Il lève les yeux vers la femme sur son escabeau, qui a l’air sceptique.

Je contemple notre chariot rouge tout cabossé. Nous l’avons traîné depuis Concord. Les roues sont voilées. « Le problème, c’est que si je vous donne ma remorque, je ne pourrai pas rapporter la masse là où j’en ai besoin.

— Ah, diable, fait l’homme en soupirant. Nous voilà dans, euh… comment on appelle ça, déjà ?

— Une impasse ? » propose la femme depuis son minaret.

Avant que j’aie pu ajouter un mot, quelqu’un crie « Heeey-ho ! » dans la zone de chargement, suivi de quelqu’un d’autre sur le toit, puis de l’homme le plus proche de nous sur un escabeau, et Ethan doit filer : il claque sa portière, fait un demi-tour rapide sur le parking et repart par là où il est venu. La femme au bandana me regarde, muette, et hausse les épaules, que voulez-vous que je vous dise ?

« Merde », dis-je entre mes dents.

Houdini pousse son aboiement râpeux, catarrheux, et je me baisse pour le gratter entre les oreilles.

* * *

J’ignore ce qui se passera si je rentre sans le marteau.

Cortez aura d’autres tours dans son sac, ou non, et si c’est non, nous n’aurons plus qu’à rester les bras ballants, à boire du mauvais café bizarre et à entretenir une conversation décousue jusqu’à mercredi midi, où la conversation s’arrêtera et où tout prendra fin.

Il y a un clocher et puis un autre, il y a le gros bulbe d’un château d’eau portant le mot rotary peint en lettres immenses, un grand classique des petits bourgs perdus. Des cornouillers d’automne bordent les trottoirs, les feuillages sont orange et rouge, les branches alourdies par la pluie. Il n’y a pas un chat, ou plutôt pas un être humain.

Je vais forcément trouver mon bonheur : les petits patelins comme celui-ci ont encore des quincailleries, ou du moins elles en avaient jusqu’à l’an dernier, des petites boutiques familiales, aimées des habitants, perdant de l’argent tous les ans. Il y aura bien une masse à la quincaillerie, et même toute une rangée, un présentoir, et j’en prendrai une, je l’attacherai sur la remorque et je la traînerai jusqu’à Police Station Road.

Nous remontons Main Street sur toute sa longueur, un pas-de-porte après l’autre : marchand de glaces, pizzeria, pharmacie. Un bar de style saloon appelé le Come On Inn. Personne nulle part, aucun signe de vie. « Une ville bleue », dis-je à Houdini alors que nous errons vaguement dans la boutique du marchand de glaces. Le museau plongé dans une boîte de cornets, il espère dénicher quelque chose à se mettre sous la dent. Il y a un placard à balais au sous-sol de l’unique édifice municipal, en brique rouge. Dedans, une puanteur âcre d’ammoniaque et d’eau sale, un empilement de cônes de chantier orange vif, des marques dans le mur décomptant les jours qui restent, gravées par un employé d’entretien désœuvré. Pas de masse de forgeron. Pas le moindre outil.

* * *

Nous avons attribué des couleurs aux villes à cause du paquet de Post-it multicolores que Cortez avait sur lui : un souvenir de son entrepôt Office Depot. Chaque fois que nous quittions une ville, nous lui donnions une couleur, histoire de garder le fil, et de nous distraire un peu. Nous recensions les degrés de dissolution, la mesure dans laquelle chaque bourg ou localité s’était effondré sous le poids de cette intolérable imminence. Les villes rouges étaient celles qui bouillonnaient de violence active : les villes en feu, les villes pleines de bandes de maraudeurs, de fusillades en plein jour, de pillards et de défenseurs de vivres, de maisons en état de siège. Nous ne rencontrions que très rarement les forces de l’ordre en service actif : on croisait des petites patrouilles de la Garde nationale dans les villes rouges, sans qu’il soit dit clairement si c’était officiel ou non – des jeunes gars courageux, qui braillaient des appels à l’ordre, qui tiraient en l’air.

Becket, dans le Berkshire, était une ville rouge : dix adolescents nous ont pris en chasse sur leurs mobylettes pétaradantes en hurlant des chants guerriers comme des sauvages. Stottville, dans l’État de New York, était rouge. De Lancy, Oneonta. Dunkirk, le bled où nous avons sauvé la petite famille de l’incendie mais l’avons laissée sans défense sur les marches de la caverne – rouge écarlate.

Les villes vertes étaient tout le contraire, des communautés où il semblait qu’une sorte de pacte de bonne entente, tacite ou explicite, avait été conclu. Les habitants ratissaient les feuilles, promenaient des poussettes, se saluaient de la main. Des chiens en laisse, ou sautant après un Frisbee. À Media, dans l’Ohio, nous avons vu avec stupeur au moins trois cents personnes chanter à tue-tête la musique de Bob l’Éponge dans un parc municipal au crépuscule. Après la chorale, tout le monde s’est attardé sur la pelouse : il y avait un cercle de tricot, un club de lecture, un atelier de fabrication de bougies, un autre de fabrication de balles de pistolet. Le club de tir avait organisé une rotation de chasseurs-cueilleurs, qui arpentaient les bois et prés locaux pour rapporter du gibier et le distribuer par ordre de priorité : aux femmes et aux enfants, aux personnes âgées et aux infirmes.

Le signe infaillible que l’on se trouvait dans une ville verte était l’existence d’un système de ramassage des ordures. Un tas de déchets brûlant à la périphérie de la commune, ou une simple décharge toujours en service, des gens apportant leurs poubelles ou leur rebut, se mettant en quatre pour le bien commun. Si nous ne voyions pas d’ordures entassées sur les trottoirs, Cortez et moi, en arrivant dans un endroit donné, nous savions que nous pourrions y prendre une nuit de repos sans danger.

Les villes noires sont désertes. Les villes bleues semblent désertes, mais ne le sont pas. Simplement, elles sont tellement calmes qu’elles pourraient aussi bien l’être. Elles sont vides à l’exception d’un pas pressé de temps en temps, d’âmes nerveuses filant d’un point à un autre, certaines se sentant plus en sécurité de jour, d’autres de nuit. Coulant des regards par les fenêtres, les mains crispées sur une arme à feu, mesurant ce qui leur reste.

Quand vient midi, nous avons déjà visité tout le centre-ville, Houdini et moi, et je réoriente ma recherche, à contrecœur, vers les domiciles privés. J’établis le protocole suivant : frapper, attendre, frapper encore, attendre encore, entrer. Je trouve des maisons encombrées de petits effets personnels : vêtements hors de saison, moules à gaufres, trophées sportifs, le genre de choses que l’on laisse derrière soi lorsqu’on part précipitamment. Mais les cabanes à outils sont vides, tout comme les frigos, les placards et les jerrycans. Devant une petite maison de plain-pied proprette, revêtue d’aluminium, je frappe, j’attends, frappe encore, attends encore, entre, et je trouve un très vieux monsieur, minuscule, endormi dans un fauteuil, un magazine Time aux couleurs délavées étalé sur la poitrine, comme s’il s’était endormi il y a deux ans et était sur le point de se réveiller pour trouver une terrible surprise. Je recule sur la pointe des pieds et ferme la porte sans bruit.

Une ville bleue. Une ville bleue typique.

* * *

Il est maintenant 14 heures à ma Casio. Le soleil a fini par chasser les nuages. Le temps passe et passe encore.

L’idée m’arrive de nulle part, spontanément, immense comme un vaisseau spatial emplissant le ciel : Elle est morte, là-bas. Là-bas dans les bois. Quelque part où je ne l’ai pas vue.

Ou alors, elle est dans ce trou et elle n’en sortira pas, parce qu’elle ne le veut pas, et ce que je suis en train de faire, moi, ici, c’est gaspiller le temps qu’il me reste.

Avance, Hen. Continue d’avancer. Fais ce que tu as à faire. Elle va bien.

Sur Brookside Drive, à six rues à peine du bâtiment de la Légion américaine, il y a une petite maison en brique toute simple, partiellement cernée par un mur anti-explosion, une barrière de béton haute de trois mètres. C’est du sérieux : on pourrait croire que ce modeste pavillon sans étage est en fait une ambassade américaine à Bagdad ou à Beyrouth. Du béton épais, à la surface lisse, avec de fines meurtrières, comme pour tirer des flèches. Cette fortification a été édifiée pour endurer non pas la fin, mais les événements qui la précèdent. Les voleurs. Les bandits de grand chemin.

Je lance un appel en direction des meurtrières.

« Bonjour ! Il y a quelqu’un ? »

Un fracas de mitrailleuse assourdissant déchire le ciel. Je me plaque au sol. Houdini, fou de terreur, court en rond, poursuivant sa queue. Une nouvelle volée de tirs.

« D’accord, d’accord ! dis-je le plus fort possible dans la pelouse boueuse sur laquelle je me suis jeté.

— J’ai encore le droit de défendre ma maison ! lance une voix épaisse et rauque, légèrement démente, quelque part derrière le mur. Je suis chez moi, j’ai bien le droit de me défendre.

— Oui, monsieur. Oui, monsieur, je sais. »

C’est un homme des villes bleues. Je ne vois pas son visage, mais je perçois sa peur, sa colère. Je relève la tête lentement, très lentement, pour bien regarder le canon de l’arme, long et raide comme la trompe d’un fourmilier, dépassant de l’une des meurtrières. « Je m’en vais. Navré de vous avoir dérangé. »

Et c’est ce que je fais, je m’éloigne, sans geste brusque, à quatre pattes, le derrière en l’air.

En rampant hors de ce guêpier, je passe tout contre la base du mur, et je remarque au passage la marque de fabrique de celui qui l’a construit. Un mot unique, coloré en rouge sombre : joy.

2

Les seuls suicidés que je découvre à Rotary se trouvent sur la galerie extérieure d’une maison de Downing Drive : des coups de fusil, le mari et la femme, un pichet de citronnade entre eux deux sur la table à plateau de verre, des cristaux de sucre visibles sur les bords et des quartiers de citron pourrissant au fond. Le mari tient encore le fusil, serré entre ses mains, enfoncé entre ses genoux. J’analyse rapidement la scène, d’instinct, sans même le vouloir. C’est lui qui a tiré, il l’a tuée d’abord, proprement, puis a retourné l’arme contre lui-même ; il a pris une cartouche dans la pommette – un premier essai, raté –, puis une seconde, sous le menton, sous un angle correct.

J’éprouve une brève bouffée d’affection pour le mort, dont le bas du visage n’est plus qu’un trou rouge, pour avoir honoré leur marché. D’abord sa femme, puis lui-même, et il est allé jusqu’au bout, comme promis. Les abeilles bourdonnent autour du pichet de citronnade, attirées par ses derniers effluves sucrés.

Ils n’ont pas de masse de forgeron. Je vais voir au garage, puis à l’intérieur, même, dans les placards. Simplement, la masse n’est pas un outil très répandu chez les particuliers.

Houdini et moi descendons les marches et rejoignons Downing Drive, où nous sommes accueillis par des bouffées d’une odeur chaude qui remonte la rue pour venir nous englober, et je jure que nous nous regardons, le chien et moi, et que, même si évidemment il ne peut pas parler, nous nous disons : « Ça ne serait pas du poulet grillé ? »

La salive envahit ma bouche, et Houdini se met à tourner vivement sa petite tête en tout sens. Il a les yeux brillants de joie, comme deux billes toutes neuves. « Va ! » dis-je, et le chien se rue vers la source de ce fumet.

Je cours derrière lui. Nous enfilons en sprint une rue adjacente que je n’avais pas encore explorée, une longue voie étroite qui s’éloigne d’Elm Street en direction de l’ouest. Encore des petites maisons aux volets fermés, une station-service dont les pompes ont été arrachées du sol. Tandis que je cours après le chien, mon estomac se met à gronder et j’ai un petit rire, un petit rire saccadé de fou, à envisager la possibilité que ce soit une sorte de mirage : le cinglé courant derrière une vision floue d’oasis, le grand policier affamé se précipitant aux trousses d’un illusoire plat de poulet.

La rue remonte un peu, traverse deux carrefours, et là, à droite, il y a un parking – au centre duquel, vision déconcertante, s’élève la forme caractéristique d’un restaurant Taco Bell. Le hideux décor extérieur violet et jaune, les murs en stuc bas de gamme, une de ces petites structures construites par millions à la périphérie des villes au cours du dernier demi-siècle de civilisation américaine. Mais ce n’est pas de la sous-cuisine mexicaine qui s’y prépare. L’odeur est maintenant épaisse autour de Houdini et moi. C’est une odeur de poulet grillé, riche, légèrement fumée, impossible à confondre avec une autre. Je m’essuie le menton : je salive comme un personnage de dessin animé.

Il y a de la musique, aussi, c’est l’autre bizarrerie. Nous voilà en train de traverser le parking du Taco Bell, lentement, moi devant, l’arme au poing, Houdini marchant sagement sur mes talons, et nous écoutons une musique lourdement rythmée en provenance du restaurant – ou plutôt de derrière le restaurant, dirait-on –, de la musique tapageuse, de grosses guitares, des voix qui braillent.

Je m’immobilise et pousse un sifflement bref pour appeler le chien, qui s’assoit à contrecœur derrière moi. J’observe attentivement le bâtiment, les vitres brisées qui laissent apercevoir des banquettes en skaï, des tables en Formica, des distributeurs de serviettes en papier. Un annuaire téléphonique maintient la porte ouverte.

Ce sont les Beastie Boys, la musique qui hurle à l’autre bout du parking. La chanson « Paul Revere », de cet album qui a fait un tabac. La brise nous apporte l’odeur de poulet en même temps que les basses.

« Assis. Pas bouger », dis-je au chien avec autorité. Il m’obéit, plus ou moins, en gigotant avec excitation, pendant que je longe prudemment le petit édifice kitsch.

« Qui est là ? »

Personne ne me répond, mais je ne suis pas certain de m’être fait entendre par-dessus la musique. Je n’ai jamais été un grand fan des Beastie Boys. J’avais un ami, Stan Reingold, qui s’est passionné pour le hip-hop pendant environ une semaine, au collège. Il y a quelques années de cela, j’ai appris qu’il s’était engagé dans l’armée et qu’il s’était retrouvé en Irak avec la 101e division aéroportée. Il peut être n’importe où à l’heure qu’il est, bien sûr. J’élève le SIG Sauer à hauteur de mon torse, et je fais un grand pas pour enjamber la haie basse et rejoindre l’allée réservée au service en voiture.

Je ne crois plus sérieusement qu’il puisse s’agir d’un mirage. L’odeur du poulet qui cuit est trop forte, mêlée au parfum de goudron qui monte de l’asphalte mouillé par la pluie. C’est peut-être un piège : on attire les passants innocents avec de la musique de fête et des odeurs délicieuses, et ensuite… qui sait ?

Un énorme camping-car m’empêche de voir ce qui se passe là-bas : long d’au moins huit mètres, il est garé perpendiculairement au restaurant, l’arrière côté mur. Le véhicule massif est posé sur des parpaings, toutes portes ouvertes, vitres baissées. Des vêtements sont étalés sur le pare-brise et suspendus au capot ouvert. Les flancs marron clair sont décorés de bandes rouges, avec la marque highway pirate calligraphiée à l’aérographe. La musique émane du camping-car, semble-t-il. Houdini pousse un petit jappement à mes pieds – il en a assez d’attendre. Je me baisse pour le caresser en espérant qu’il va se taire. Il n’est pas très bien dressé, ce chien.

La musique s’arrête, il y a un court silence, puis elle recommence. Bon Jovi, maintenant, « Livin’ on a Prayer ». Nous continuons d’avancer, Houdini et moi. Nous longeons sans bruit le flanc du véhicule et, une fois que je l’ai contourné par l’arrière, j’ai enfin une vue dégagée sur le parking. Et sur un homme qui pointe un fusil vers ma tête.

« Stop, me lance-t-il. Tu bouges plus, et tu fais taire ton clebs. »

Je m’immobilise. Par bonheur, Houdini en fait autant. Ils sont deux, un homme et une femme, tous deux à moitié à poil. Lui est torse nu, en caleçon et tongs, les cheveux châtains et sales, avec une coupe mulet qui a repoussé. Elle porte une longue robe à fleurs informe, cheveux roux, soutien-gorge noir. Tous deux ont une bière dans une main et un fusil dans l’autre.

« OK, mon frère, OK, me dit l’homme en me dévisageant avec attention. Ne m’oblige pas à te faire sauter le caisson, d’accord ? » Gros biceps suants, front rougeaud.

« Je n’en ferai rien.

— Il n’en fera rien ! reprend la femme avant de boire une rasade de bière. C’est un bon garçon, hein ? Ça se voit. T’es un bon gars, toi. »

Je fais oui de la tête. « Je suis un bon garçon.

— Ouais. Il va être très sage, le garçon. »

Elle me lance un clin d’œil. Je la regarde, médusé. C’est Alison Koechner. La première fille que j’ai aimée. Ce corps mince et blanc, ces boucles orangées, comme des rubans de bolduc sur un paquet cadeau.

« Moi, c’est Billy, se présente le type. Elle, c’est Sandy. »

Je cligne des paupières. « Sandy. Ah. »

Elle sourit. Ce n’est pas du tout Alison. Aucune ressemblance. Enfin, pas vraiment. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me racle la gorge. « Pardon de vous tomber dessus comme ça. Je ne vous veux aucun mal.

— Merde, mon pote, nous non plus », me répond Billy.

Sa voix est chaude et alcoolisée, trempée de rire et de soleil.

« Pas le moindre mal », renchérit Sandy.

Ils trinquent, tous deux encore souriants, l’arme en main, levée et pointée sur moi. Je leur retourne leur sourire, mal à l’aise, puis il y a un long moment où tout le monde est convaincu des bonnes intentions de chacun, mais où nous restons figés, nos armes sorties. L’usage du monde. Derrière Billy et Sandy, entre leur camping-car et l’arrière du Taco Bell, se trouve le petit univers intime qu’ils se sont créé. Un bon vieux grill à charbon, lourd et noir, qui vomit de la fumée comme un moteur à vapeur. Une tireuse à bière bricolée, enchevêtrement de tuyaux en plastique raccordés à des cylindres et à des fûts. Et là, derrière une clôture basse en grillage, une petite troupe de poules agitées qui piétinent sur une mince couche de paille – elles se courent après et se contournent sur leurs bizarres pattes d’extraterrestres, en caquetant tels de joyeux badauds attendant un concert ou une exécution sur un champ de foire.

Billy brise l’immobilité de notre tableau vivant en avançant d’un pas, et je recule de même, pointe de nouveau le SIG vers son front. Il plisse les yeux et écarte sa tête, à la manière d’un lion esquivant un moustique.

« OK, mon pote, parlons peu mais parlons bien. C’est moi qui ai la bière, et c’est moi qui ai le fusil, tu le vois, ça, hein ? Tu peux prendre la bière et rester un peu avec nous, on te donnera même un petit quelque chose à manger avant que tu dégages. On a un poulet sur le feu en ce moment même, vu que l’heure du dîner approche. C’est un gros, hein, chérie ?

— Oh oui, répond-elle. Claudius. »

Elle sourit largement. Pendant une demi-seconde de confusion, je crois qu’elle m’appelle Claudius, avant de comprendre qu’elle parle du poulet.

« Trois par jour, m’annonce-t-elle. C’est comme ça qu’on fait le compte à rebours. »

Billy hoche la tête. Puis il renifle, ébouriffe ses cheveux drus. « Ou alors, option B, tu fais quelque chose de marrant, t’essaies de nous piquer un poulet, et Sandy te descend.

— Moi ? s’offusque-t-elle en riant.

— Ouais, toi. » Billy me sourit, comme si nous étions complices. « Elle tire mieux que moi, surtout quand il est tard et que j’ai un peu picolé.

— Merde, Billy, tu picoles en permanence !

— Et toi, alors ? »

Cette femme n’a rien de commun avec Alison Koechner, je le vois bien, maintenant. La ressemblance s’est retirée comme une marée.

« Alors, mon frère ? Une bière ou une balle ? »

J’abaisse mon arme. Sandy abaisse la sienne, et enfin Billy fait de même et me tend une bière, qui est tiède, amère et délicieuse.

« Merci. Je m’appelle Henry Palace », dis-je tandis qu’ils reculent et me font signe d’entrer dans leur petite cour. Le chien me suit en traînant la patte, les yeux rivés sur les poulets, ces étranges créatures grasses et emplumées.

Un nouvel air tonitruant sort des enceintes, du heavy metal, un morceau que je n’identifie pas. Deux hamacs accrochés entre le restaurant et le camping-car se balancent légèrement au-dessus d’assiettes en carton pleines de vieux os de poulet. Des lanternes chinoises sont accrochées aux arbres tout autour. Les enceintes sont installées à l’extérieur du véhicule ; le moteur au point mort alimente la musique, les lumières, le monde.

Je me demande fugacement comment va Trish McConnell, à Police House. Le Dr Fenton, à l’hôpital de Concord. L’inspecteur Culverson ; l’inspecteur McGully, où qu’il se soit retrouvé. Ruth-Ann, ma serveuse préférée de mon restaurant préféré. Tout le monde ailleurs dans le temps, en train de faire autre chose.

« Mais sérieusement, mec, me dit Sandy en me posant une main dans le bas du dos. Tu déconnes avec nos poules, on t’explose la tronche. »

* * *

Le poulet est succulent. J’en prends poliment une portion, mais Billy et Sandy m’encouragent à me resservir, si bien que j’en reprends et que j’en donne à Houdini, qui dévore avec vigueur, ce qui est agréable à voir. Je propose, en guise de garniture, trois sachets de cacahuètes rôties au miel, que mes hôtes acceptent avec délices, saluant ma générosité par une série de toasts enthousiastes.

Ils vivent ici, « à cet endroit en particulier », depuis environ un mois, peut-être six semaines, ils ne savent plus trop. Mais c’est leur troisième installation. « La troisième, dit Billy, et sans doute la dernière, pas vrai ? »

Les poules, ils les ont apportées de leur second domicile, une ferme entre ici et Hamlin, la ville la plus proche sur l’autoroute qui arrive du sud. Ils sont douillettement installés dans un hamac, moi assis par terre, le dos contre le véhicule, et nous savourons les dernières cacahuètes. Ces poules, fait remarquer Sandy en secouant joyeusement sa chevelure, c’est « un pur cadeau des dieux, mon pote ».

« Il nous en reste seize, de ces petites princesses, maintenant. Trois par jour multiplié par cinq jours, ça fait quinze.

— Plus une en bonus, ajoute Billy.

— Ah oui, une poule en bonus. » Elle lui presse le bras.

Ils sont agréables à écouter, ces deux-là ; c’est comme un petit spectacle, une comédie légère. Leur plaisir à être ensemble se combine avec le crépuscule et la bruine pour former une sorte de brouillard anesthésiant. J’appuie ma tête en arrière et j’exhale, en les écoutant simplement discuter, finir les phrases commencées par l’autre et rire comme des enfants. Ils traînent toute la journée, me disent-ils, fument des cigarettes, baisouillent, boivent de la bière, mangent du poulet. Il se trouve que tous deux ont grandi ici, à Rotary, Ohio, ils sont allés ensemble au bal de fin d’année du lycée, mais qu’ensuite, à l’âge adulte, ils sont partis ailleurs, chacun de son côté. Billy a vécu « un peu partout », a fait un peu de taule, a décroché une libération conditionnelle – j’y suis encore, officiellement, dit-il en pouffant de rire. Sandy, de son côté, a fait deux ans de fac à Cincinnati, épousé « un connard de classe internationale », puis divorcé, tout cela pour finir serveuse dans un diner du côté de Lexington.

Ils ont repris contact dans les premiers temps de la menace, à la fin du printemps ou au début de l’été de l’an dernier, lorsque la probabilité de l’impact était encore basse mais en ascension rapide ; basse, mais assez haute pour que les gens commencent à rechercher les amours perdues et les opportunités manquées.

« On s’est retrouvés, dit Billy. Par Facebook et tout ça. »

L’été s’est consumé pour laisser place à l’automne, et la probabilité n’en finissait plus de monter. Le monde a commencé à chanceler et à trembler, Billy et Sandy à s’envoyer de drôles d’e-mails dans lesquels ils parlaient de se remettre ensemble, de faire leurs adieux au monde la main dans la main.

« Le jour où ce foutu bazar a été sûr à cent pour cent, cette saloperie d’Internet marchait plus. » Il s’ébouriffe les cheveux. « Et j’avais jamais pris son numéro de téléphone, figure-toi… couillon, hein ?

— Ouaip, lâche Sandy. Évidemment, moi non plus. »

Il lui sourit, elle fait de même, incline la tête, sirote sa bière. Il raconte l’histoire et elle intervient de temps en temps, pour ajouter un détail, le corriger gentiment, en caressant son biceps moite. J’ai conscience qu’une voix intérieure insistante m’exhorte à me remettre en route, à rester concentré sur l’objectif, à trouver une masse de forgeron et retourner au garage… mais je suis incapable de bouger, le dos calé contre le camping-car, les genoux remontés, savourant toujours à petites gorgées la bière qu’ils m’ont offerte tout à l’heure, en regardant le couchant colorer la cime des arbres. La tête hirsute de Houdini est comme un ours en peluche blanc sur mes genoux.

« Alors en gros, je me suis dit : “Qu’est-ce qu’on s’en fout, merde ?” J’ai démarré le Pirate et je suis venu la chercher. Et je peux te dire une chose… pardon, mon pote, tu t’appelles…

— Henry. Ou… Hank.

— Hank, tranche Sandy, comme si c’était elle qui avait posé la question. Ça me plaît. Le plus dingue, c’est que mes affaires étaient prêtes. Je l’attendais.

— Putain, t’y crois, à ça ? Elle m’attendait. Elle m’a dit qu’elle savait que je viendrais la chercher.

— C’est vrai, confirme-t-elle avec un ferme hochement de tête, un léger sourire d’ivresse dans les yeux. Je savais, c’est tout. »

Ils secouent la tête en contemplant leur bonne fortune, entrechoquent les longs cols de leurs bouteilles de bière. J’observe leurs menus gestes, Billy fabriquant un cendrier miniature avec du papier alu et faisant tomber sa cendre dedans, Sandy dansant assise, façon robot, au son d’un morceau de beatbox qui sort des enceintes.

Je ferme les yeux une minute et somnole un peu. À un certain niveau, bien sûr, j’ai conscience que mon insistance illogique pour certaines idées concernant ma sœur – en particulier ma conviction têtue non seulement qu’elle est en vie, mais aussi que je vais la retrouver et la ramener à la maison, dans une ville qui n’existe même plus –, toutes ces pensées magiques se répandent, sont en train de croître vers l’extérieur comme le halo de lumière autour d’une bougie. Si Nico a réussi à rester en vie en se cramponnant à l’idée folle que la crise de l’astéroïde était évitable, que la menace pouvait être éliminée, alors peut-être avait-elle raison. Peut-être qu’il ne va rien se passer.

Nico va bien. Tout va s’arranger.

Je me réveille au bout d’une minute ou deux, cligne des yeux, étire ma nuque douloureuse, sors mon carnet, et je me mets au travail.

Non, Billy et Sandy n’ont pas de masse de forgeron. Pas de marteau-piqueur ni de perceuse non plus. Ce qu’ils ont, c’est de l’essence, assez pour faire tourner encore quelques jours le moteur du camping-car, histoire d’avoir de la musique ; ils ont de la bière et ils ont des poules, et c’est à peu près tout.

Puis je me dis : « Bah, pourquoi pas ? » et je sors de ma poche la photo de l’album du lycée, dans son porte-cartes en plastique de la bibliothèque municipale de Concord. Je l’en extrais avec soin, car les bords commencent à se corner.

Non, ils ne l’ont pas vue. Ils n’ont pas vu grand monde, à vrai dire, et certainement pas une version adulte de cette lycéenne binoclarde en tee-shirt noir et à l’air rebelle. Personne qui ressemble à cela dans les parages.

3

Le petit campement de Billy et Sandy ne manque pas d’un certain charme, dans le genre déglingué, une fois la nuit tombée ; il leur reste assez de courant pour allumer les lanternes et danser serrés sous les globes jaunes, dans les volutes odorantes qui émanent du grill. Sandy dodeline légèrement de la tête sur le rythme tonitruant du rock’n’roll, ses longues boucles emmêlées rebondissant en cadence, les mains de Billy lui enserrant la taille comme un gilet de sauvetage.

Je me lève, époussette mon pantalon et les regarde dans le scintillement des étoiles en songeant à mes parents décédés. Ce n’est peut-être pas que Nico me manque, que je la cherche, c’est peut-être juste l’intensité de ces journées, le fait que je me demande ce qu’ils auraient fait de tout cela.

Tous les ans, pendant le sublime automne du New Hampshire, lorsque les feuillages commençaient tout juste à changer de couleur et que le ciel était chaque matin d’un bleu parfait, jour après jour, mon père disait quelque chose comme : « Septembre est le roi des mois. Pas uniquement ici : partout. Dans le monde entier. Septembre, c’est la perfection. » Debout devant la maison, ses lunettes remontées sur le front, penché en avant, les paumes appuyées contre la rambarde en bois de la galerie, il inhale l’odeur franche d’un feu de feuilles mortes, à quelques jardins d’ici. Et ensuite ma mère, secouant la tête, avec un petit soupir et un claquement de langue gentiment réprobateur : « Tu n’as jamais mis les pieds ailleurs. Tu as vécu toute ta vie en Nouvelle-Angleterre.

— Oh, c’est sûr. Mais j’ai raison quand même. » Il l’embrasse. Il m’embrasse. « J’ai raison. » Il embrasse la petite Nico.

Le poulet suivant s’appelle Auguste et il sera servi à minuit, mais il faut que je m’en aille. J’ai du boulot. Je regarde au-delà du camping-car, et la rue est si noire…

Billy retourne vers leur brasserie de fortune pour remplir sa bouteille, laissant Sandy onduler sur la piste de danse, et je me rends compte que je dois encore l’interroger sur un point.

« Que sais-tu de la police, Billy ?

— Tu peux répéter la question, Hank ? »

Il m’observe pendant qu’une bière mousseuse coule du robinet sale dans sa bouteille.

« Les forces de l’ordre, dans le coin. À Rotary, je veux dire. Tu sais quelque chose dessus ?

— Oh, de parfaits enfoirés. Comme tous les flics, d’ailleurs. »

En voyant ma tête, il pouffe de rire et recrache de la bière par le nez. « Oh, non ! » Il rigole, s’essuie le menton du dos de la main. « Je me disais que tu me faisais une drôle d’impression, j’avais complètement… »

Il s’interrompt, crie à Sandy, qui oscille, les yeux fermés, en chantonnant sur « Enter Sandman » de Metallica : « Eh, Sandy ! C’est un flicard ! »

Elle garde les yeux fermés, lève distraitement un pouce, continue de danser.

« Bon, mon pote, tu vas pas me mettre au trou parce que ma pompe à bière est pas aux normes, hein ? Je le ferai plus. » Il se marre, il n’en revient pas.

« Je ne suis plus dans la police. Mon poste a été supprimé. »

Billy reprend une grosse lampée de bière. « Merde, tu sais quoi ? C’est ce que tout le monde devrait dire. La planète entière, mon pote. “Notre poste a été supprimé.” Ha ha !

— Bon, alors. Les policiers du coin. »

Il secoue la tête. « Ouais, comme je disais : sans vouloir te vexer, les poulets d’ici, c’étaient des cas classiques de flics violents. Ils étaient comme ça quand j’étais môme, en tout cas, et en général ça s’arrange pas avec le temps, tu vois ?

— Combien de temps sont-ils restés en service ?

— Après la nouvelle, tu veux dire ? » Billy réfléchit, passe une main trempée de bière dans ses cheveux. « À peu près deux secondes, pour la plupart. Même le chef, Mackenzie, un porc de première, celui-là. Eh, Sandy, tu te rappelles Dick Mackenzie ? » Sandy, de nouveau, lève le pouce sans ouvrir les yeux. « Un porc, hein ? »

Elle lève le pouce plus haut. Billy se retourne vers moi. « Je te jure, mon pote. Dès que c’est devenu sérieux, la plupart se sont tirés vite fait. »

C’est l’histoire que j’ai déjà déduite du gros registre en cuir de l’inspecteur Irma Russel : je la vois clairement, la page où elle a écrit Jason est parti, trois points d’exclamation. C’est ainsi que moi-même je suis devenu, pour un temps très bref, inspecteur à la PJ de Concord. Des départs, des morts. Un créneau inattendu s’est ouvert. Le bon côté des choses.

« Y en a quand même qui sont restés un peu, ajoute Billy. Les bons. Jusqu’à l’émeute.

— L’émeute ? Quelle émeute ? »

Là, je suis intéressé. Je plisse les paupières pour mieux me concentrer, secoue la tête pour chasser l’effet léger de mon unique bière.

« Une émeute de taulards. Au pénitencier de l’État. »

Je bats des paupières. « Creekbed.

— Voilà, c’est ça. C’était… ah… Sandy, tu te rappelles quand ça s’est passé, Creekbed ?

— En mai. »

Il fronce les sourcils. « Non. En juin, je crois.

— Le 9 juin.

— Si tu le dis, mon pote. »

Je hoche la tête. Je le dis, oui. La dernière notice d’Irma Russell, 9 juin, écriture nette, Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?

« Je tiens ça d’un pote qui l’a su par un type qu’il connaît, un junkie fumeur de meth qui y était, et qui s’en vantait, apparemment, ce malade. D’après ce que disait le junkie, tout ce qui portait encore un insigne de police a été envoyé là-bas, au pénitencier de Creekbed. Faut dire que les matons s’étaient déjà fait la malle, en laissant les cellules fermées, tu vois, du coup les taulards crevaient la dalle et ça les rendait dingues. Ils pensaient que tout le monde les avait oubliés et qu’ils allaient clamser là-dedans. »

Je vois. Et ils avaient raison, ils auraient tous clamsé, comme des rats en cage – comme le copain de la mère de Cortez, Kevin, l’ancien marine. Tous ceux qui seront enfermés quelque part quand viendra le mercredi fatal : tous les détenus, toutes les personnes âgées, les grabataires, les gens atteints d’obésité morbide qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans l’aide d’un déménageur de pianos. Tout le monde, en fait, nous tous, coincés sur place, telle la jeune héroïne dans les vieux westerns, ligotée sur les rails tandis que le train lui arrive dessus.

« Alors ils ont foutu le feu, me dit Billy.

— Les flics ?

— Non, mon vieux, les taulards. Le pote de mon pote et ses copains. Ils devaient être genre deux cents là-dedans. » La bouteille de Billy est de nouveau vide. Il presse le levier pour la remplir. « Ils ont foutu le feu à leur turne, juste pour attirer un peu l’attention, et les quelques flics qui restaient, les flics et les pompiers, les… comment, déjà ? Les mecs des ambulances. Ils sont tous allés là-bas. Et là, je crois que ça a, euh… ça a tourné au vilain. »

Il regarde Sandy par-dessus son épaule, puis se penche pour continuer la conversation tout bas, comme pour la protéger de tels propos, pour ne pas lui gâcher de précieux instants avec ce genre de choses.

« Vraiment vilain. Dès qu’ils en ont eu libéré quelques-uns, les types ont commencé à leur prendre leurs armes, à descendre les flics, les pompiers, tout. Et ils en ont enfermés dans l’incendie, tu vois, juste pour… » Il hausse les épaules. « Juste comme ça. » Il plonge le regard au fond de sa bouteille. « Bon, j’aime pas les flics… Le prends pas mal, comme je te l’ai dit, ajoute-t-il avec un petit rire. Mais ça… » Il se tait, se racle la gorge, tâche de remettre une étincelle dans son sourire. « Enfin bref, voilà, c’est à peu près tout, en ce qui concerne les flics. Depuis, c’est chacun pour soi, tu vois ?

— Oui. Sûr. Je vois.

— C’est à peu près la même histoire là d’où tu viens ?

— Bah oui, à peu près. »

Et en le disant, je revois la scène, Concord en feu, le Capitole rougeoyant parmi les flammes.

Villes rouges, villes bleues, noires. C’est bientôt terminé. On y est presque.

Je consigne la conversation sur Creekbed dans mon petit carnet bleu : la date, la succession des événements. Tout en écrivant, je commence à me demander s’il n’y a pas un rapport, une connexion quelconque avec le groupe de Nico et de Jordan et leur présence à Rotary, Ohio. Ce que je sais, c’est que Nico a été convoquée ici à la mi-juillet, après que le scientifique au projet clandestin a été localisé à Gary, dans l’Indiana. Même si cette partie-là est vraie, et elle ne l’est sans doute pas, c’est difficile d’imaginer Jordan et ses alliés rassemblant les ressources et la stratégie nécessaires pour provoquer une émeute pénitentiaire, un incendie terrible, et tout cela rien que pour se débarrasser des derniers flics du commissariat de Rotary, Ohio.

Tout de même, je note l’idée par écrit. Les minces pages de mon carnet sont couvertes de nouveaux points d’interrogation.

Ma compassion pour l’inspecteur Irma Russel, je la condense en cinq secondes. Dix secondes. Ce n’est pas mon histoire. Pas mon enquête. Mais tout de même, on imagine : la prison ardente, les secouristes se ruant sur les lieux, les détonations, les flammes, les gens tambourinant sur les murs des cellules, hurlant, brûlés vifs derrière des portes en verre épais.

« Oh, et Billy, je voulais te demander : tu sais quelque chose sur le commissariat en lui-même ?

— Non.

— À quelle époque il a été construit ? S’il y a une cave en dessous ?

— Mon pote, je viens de te dire que j’en sais rien. »

Son grand sourire d’aficionado du barbecue vacille. Sandy s’approche doucement de la brasserie de fortune avec un sourire impénétrable. Billy est en train de se demander : combien de temps dois-je accorder à ce type ? Combien de minutes, sur celles qui restent, pour l’inconnu avec son carnet et ses questions, qui n’a rien à offrir en retour ?

« Merci, Billy, dis-je en refermant ledit carnet. Tu m’as bien aidé.

— Pas de souci, mon pote, lâche-t-il en s’éloignant. Bon, je m’en vais tuer Auguste. »

* * *

Maintenant, il est temps de partir. Il est plus que temps. La lune s’est levée.

Mais je suis monté avec Sandy dans le camping-car, d’où je regarde Billy choisir et abattre le dernier poulet de ces vingt-quatre heures. Houdini est resté dehors, à côté du poulailler, la gueule posée sur ses pattes : il surveille Billy marchant à grands pas entre les volailles qui se dandinent. Billy a enfilé de longs gants jaunes, qui lui remontent presque jusqu’aux coudes, et passé un lourd tablier de boucher sur son torse nu ; on voit des touffes de poils noirs dépasser au-dessus. L’enclos a l’air neuf. Les tasseaux qui joignent les poteaux verticaux et retiennent le grillage sont en pin, lisses et réguliers, deux pouces sur quatre, récemment taillés et mesurés avec précision. Les poteaux, eux, sont en béton. À la base de l’un d’eux, un petit logo de trois lettres : le mot joy en capitales.

« Eh ! fais-je soudain. Dis-moi, Sandy. Le poulailler.

— Pas mal, hein ? »

Subjuguée, elle regarde Billy, avec ses gants jaunes, séparer Auguste le condamné de ses congénères.

« Sandy, qui a construit cet enclos pour vous ?

— Le poulailler ?

— Oui. Qui l’a fabriqué ?

— Un type, me répond-elle en bâillant. Un amish.

— Un amish ? »

Billy et le poulet ne sont plus qu’une tache floue à la périphérie de mon champ de vision. Ma cervelle tourne à plein régime. Billy soulève l’oiseau par le cou, le tient en l’air comme pour en évaluer le poids. Les yeux de Houdini suivent la victime qui s’agite en caquetant.

Cet amish, me raconte Sandy, Billy l’a rencontré à Rotary même. « Il se trouvait en ville, en train de coller des affichettes. Petits boulots, bétonnage. Prêt à échanger son travail contre des vivres, enfin tu vois, quoi. » Elle me dévisage, remarque mon expression attentive – bétonnage, suis-je en train de penser, rien qu’un petit mot, bétonnage –, et continue de parler. « C’est marrant, d’ailleurs, j’étais justement en train de dire à Billy qu’il fallait qu’on se construise un poulailler pour y mettre ces foutues volailles, et il me répond qu’il n’a aucune idée de comment faire. Et une demi-heure plus tard, on tombe sur ces mecs.

— Ces mecs ? Il y avait plus d’un amish ?

— Non. Un amish. Un grand bonhomme, plus tout jeune, avec une méchante barbe, noire, un peu grisonnante. Il devait venir du bas du comté, c’est là qu’ils vivent dans le coin. Mais il avait deux étrangers avec lui, tu vois ?

— Des réfugiés de la catastrophe.

— Oui, voilà, exactement. Des réfugiés. L’air complètement largué. Chinois, peut-être ? J’en sais rien. Ils n’ont pas dit un mot, ils ne faisaient que bosser. De gros bosseurs, d’ailleurs. Mais c’était l’amish le patron.

— Vous avez pris son nom ?

— Eh bien, tu sais quoi ? Moi non. Et je sais que Billy non plus. Je crois qu’on l’a juste appelé “l’amish” pendant les quatre heures qu’il a passées ici. Ça ne l’a pas fait rigoler, mais il a supporté. »

Billy appuie la petite face pincée du poulet contre le dessus d’un vieux cageot retourné pour l’immobiliser. L’oiseau, d’instinct, essaie de tourner la tête vers le haut, si bien qu’il semble regarder droit devant, tandis que la grosse paluche de Billy l’empêche de gigoter. Il abat sa hache d’un grand geste, tranche le petit cou, et le sang jaillit dans toutes les directions. Billy détourne la tête, juste une seconde, avec une pure expression d’horreur et de dégoût. Le corps du poulet tressaute, tenu à deux mains. Houdini s’anime et se met à aboyer comme un fou en direction du cadavre frémissant dont le cou béant pisse toujours le sang.

Je reprends mon crayon et reprends la conversation avec Sandy, notant tout, d’une écriture rapide, toutes les informations nouvelles, et j’approche rapidement de la fin de mon carnet. Un amish, venu du bas du comté – c’est loin, ça, le bas du comté ? – c’est à soixante-cinq bornes. Deux réfugiés de la catastrophe dans son équipe – ou des Asiatiques, en tout cas – mais tu es sûre que c’était lui le patron ? – sans aucun doute. Du bétonnage – c’est vous qui lui avez demandé de faire le poulailler en béton ? – non, c’est lui qui l’a proposé, il s’y connaît en béton, alors que nous, tu parles…

Mes doigts tiennent le crayon à leur manière familière, mon cœur fait ce qu’il fait quand je travaille, il absorbe les faits comme une éponge, c’est une mécanique bien huilée. Sandy ouvre de grands yeux amusés tandis que je hoche le menton et répète ses mots, reviens en arrière pour être sûr de ne pas me tromper, la respiration rapide, en proie à un agréable accès de confiance en moi, la conviction que je possède l’instinct et l’intelligence nécessaires pour mener à bien ce travail-là. Cinq ans ? Dix ans ?

Je prends conscience que j’ai les yeux fermés, je réfléchis à fond, puis je les rouvre et constate que Sandy me fixe – non, ce n’est pas qu’elle me fixe, elle m’étudie rêveusement, me considère avec une sorte d’intérêt abstrait, et pendant une brève seconde étrange j’ai l’impression qu’elle voit à l’intérieur de mon crâne, qu’elle regarde les pensées qu’il y a là-dedans tournoyer, virer et graviter les unes autour des autres de manière organisée.

Je m’éclaircis la gorge, toussote. Une goutte de sueur court sur sa poitrine, disparaît entre ses seins.

« Elle s’appelait comment ? me demande-t-elle.

— Qui ça ?

— La femme. N’importe quelle femme. Une des femmes. »

Je rougis. Je regarde par terre, puis relève les yeux vers elle. Elle m’a rappelé Alison Koechner à première vue, mais c’est le nom de Naomi qui me vient. Je le murmure. « Naomi. »

Sandy se penche en avant et m’embrasse, et je lui retourne son baiser, en me pressant contre elle, emballé par mon ardeur pour l’enquête, qui accélère et se mue en cette autre sensation, cette sensation euphorisante et terrifiante – pas l’amour, mais la chose qui y ressemble – les corps s’élevant l’un vers l’autre, les terminaisons nerveuses qui s’ouvrent et se cherchent – une sensation dont je sais, alors même qu’elle coule dans mes veines et mes articulations, que je ne l’éprouverai sans doute plus jamais. C’est la dernière fois, pour ça. Sandy sent la cigarette et la bière. Je l’embrasse, fort, longtemps, puis nous nous détachons l’un de l’autre. La lune, levée, pleine, éclatante, entre dans le camping-car par la fenêtre de la kitchenette.

Billy est là. Il regarde en silence, en tenant le poulet par son moignon de cou, le corps dodu pivotant sous son poing, une vapeur montant du corps encore chaud de l’animal. Il a retiré son tablier, et son cou et ses épaules sont nappés de sueur, son torse nu est éclaboussé de sang, du sang aussi sur l’ourlet de son caleçon. Il sent le charbon et la terre.

« Billy… » dis-je, et Sandy frissonne légèrement à côté de moi, à cause de l’alcool ou de la peur, je ne sais pas. Quelle absurdité, si je meurs là, tout de suite, si c’est le bout du chemin, quelle idée ridicule, mourir à J moins cinq, d’un coup de fusil, à cause d’un triangle amoureux.

« Reste encore une demi-heure, lâche-t-il. Reprends du poulet, va.

— Non, merci.

— T’es sûr ? »

Sandy traverse l’espace exigu de la kitchenette pour aller le prendre par la taille, et il lui rend son étreinte tout en tenant le poulet à bout de bras.

« Je vais le plumer. »

Je pourrais rester, vraiment. Je crois qu’ils voudraient bien de moi. Je pourrais m’installer un coin à moi, à côté du Highway Pirate, m’y faire tout petit et attendre que les choses se passent.

Mais non, ce n’est pas… ça ne va pas arriver.

« Merci. Franchement. » Des faits nouveaux. Des possibilités nouvelles. « Merci beaucoup. »

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