Première partie American Spirit

Jeudi 27 septembre

Ascension droite : 16 57 00,6

Déclinaison : − 74 34 33

Élongation : 83,7

Delta : 0,384 ua

1

Je m’inquiète pour mon chien.

Il boite, maintenant, en plus de tout le reste, en plus de la toux sèche qui secoue son petit corps quand il respire, en plus des vilaines teignes inextricablement emmêlées dans ses poils collés par la crasse. Je ne sais pas où ni quand il a attrapé ça, cette claudication prononcée de la patte avant droite, mais le voilà qui sort laborieusement de la salle des pièces à conviction derrière moi, passe entre mes jambes et continue en clopinant dans le couloir. Il se traîne, le pauvre, le nez contre la plinthe, le pelage taché mais encore blanc.

Je l’observe avec un profond malaise. Ce n’est pas sympa de ma part, d’avoir emmené Houdini avec moi. Une erreur que j’ai commise sans même y penser, infliger à mon chien les rigueurs d’un long voyage incertain, l’eau croupie à boire et la nourriture rare, la marche forcée sur des bretelles d’autoroutes désertes et à travers des champs en friche, les peignées avec les animaux errants. J’aurais dû le laisser avec McConnell et nos compagnons, dans notre planque du Massachusetts, le laisser avec les enfants de McConnell, tous les gosses et les autres chiens, dans cet environnement confortable et sûr. Mais je l’ai emmené. Je ne lui ai jamais demandé s’il voulait venir – et de toute manière, un chien ne pouvait pas soupeser en toute conscience les risques et les avantages d’une telle entreprise.

Je l’ai emmené, nous avons parcouru avec difficulté plus de mille trois cents kilomètres en cinq longues semaines, et la fatigue pèse sur le chien, pas de doute.

« Vraiment désolé, mon petit pote », dis-je tout bas.

Il tousse.

Je m’arrête dans le couloir, inhalant les ténèbres, les yeux levés vers le plafond.

J’ai trouvé la même chose dans la salle des pièces à conviction que partout ailleurs : un épais manteau de poussière sur les étagères, des armoires renversées et vidées de leur contenu. Des odeurs de moisi et de renfermé. À la Régulation, sur un bureau entre les ordis éteints et la vieille console à commande au pied Radiocommand, il y avait un antique sandwich, entamé et couvert de fourmis. Rien de bon, rien qui puisse m’aider ou me donner de l’espoir.

Nous sommes arrivés très tard hier soir, nous avons commencé la fouille immédiatement, et maintenant, trois heures plus tard, alors que le soleil commence à se lever – des rayons pâles et ternes traversent la vitre de la porte d’entrée, au bout du couloir, côté est –, nous avons passé en revue l’essentiel du bâtiment, et rien. Rien. Un petit commissariat, semblable à celui de Concord, où je travaillais avant. Plus petit, même. J’ai passé la nuit à quatre pattes, avec ma loupe et ma grosse lampe torche Eveready, à passer les lieux au peigne fin, pièce par pièce : Accueil, Régulation. Administration, Cellule de détention, Pièces à conviction.

Une certitude glacée m’envahit lentement, comme une eau sale montant dans un puits : il n’y a rien.

L’agent McConnell le savait. Elle me l’avait dit, que je poursuivais une chimère. « Tu as quoi ? Le nom d’un bled ? » Voilà ce qu’elle m’a dit.

« Un bâtiment. Le commissariat. Dans un petit bled de l’Ohio.

— L’Ohio ? » Sceptique. Les bras croisés. Renfrognée. « Tu ne la retrouveras jamais. Et même si tu la retrouves ? Alors ? »

Je me rappelle ce que cela m’a fait de la voir en colère, en sachant qu’elle avait de bonnes raisons de l’être. J’ai hoché la tête sans répondre. J’ai continué de faire les cent pas.

À présent, dans la lumière terne de l’aube, dans ce couloir vide d’un poste de police vide, je serre le poing droit, l’élève à quarante-cinq degrés puis l’abats en arrière, comme le chien d’une arme à feu, contre le mur dans mon dos. Houdini se retourne pour me regarder fixement : ses yeux d’animal, noirs et vifs, luisent comme des billes dans la pénombre.

« D’accord, lui dis-je. » Il émet un bruit mouillé du fond de la gorge. « D’accord. On va continuer à chercher. »

* * *

À quelques pas de moi, dans ce même couloir, une plaque rend hommage aux états de service de Daniel Arnold Carver, à l’occasion de son départ à la retraite du commissariat de Rotary (Ohio) au grade de lieutenant, en l’an de grâce 1998. À côté, une guirlande de cartes en papier de bricolage, réalisées par les enfants du coin : des bonshommes-flics saluant gaiement de la main, dessinés à la craie grasse, joyeusement bariolés, et Merci pour la visite ! inscrit en dessous, de l’écriture nette de la maîtresse. Les cartes sont accrochées à des tortillons de scotch jauni ; la plaque est légèrement de travers, et couverte d’un bon centimètre de poussière.

La pièce suivante se trouve à gauche, un peu plus loin que la plaque et les dessins d’enfant. Elle a beau être marquée inspecteurs, la première chose que je remarque en entrant est qu’il n’y en avait qu’un, d’inspecteur. Un seul bureau, un seul fauteuil pivotant. Un téléphone fixe, au fil coupé, le combiné reposant librement sur la base, comme si c’était un accessoire de théâtre. Une plante morte qui pend au plafond : tiges desséchées, bouquets de feuilles brunes. Une bouteille en plastique renversée, à moitié aplatie.

J’imagine parfaitement l’inspecteur qui travaillait dans cette pièce, renversé en arrière dans son fauteuil, fignolant les détails d’une prochaine descente sur un labo de fabrication de méthamphétamine, peut-être, ou pestant avec un humour bourru contre quelque directive idiote venue des crânes d’œuf de l’Administration. En flairant l’atmosphère, je crois détecter une trace de l’odeur rance de ses cigares.

De ses cigares à elle, en fait. À elle. Sur le bureau, il y a un gros registre en cuir, avec un nom soigneusement inscrit à la règle-pochoir dans le coin supérieur droit : inspecteur irma russel. « Mes excuses, inspecteur Russel, dis-je en lui adressant un salut réglementaire, où qu’elle soit à l’heure qu’il est. Je n’ai pas été très malin sur ce coup-là. »

Je repense à l’agent McConnell. Elle a fini par m’embrasser, en se haussant sur la pointe des pieds, sur le perron. Ensuite, elle m’a poussé, fort, à deux mains, pour m’envoyer à l’aventure.

« Allez, va-t’en », m’a-t-elle dit. Affectueuse, triste. « Crétin, va. »

La lumière de ce jour gris ayant du mal à traverser la fenêtre poussiéreuse de la salle des inspecteurs, je rallume la torche, la tiens au-dessus du registre de l’inspecteur Russel, et je me mets à le feuilleter. La première notice remonte à sept mois tout juste. 14 février. Le jour de la Saint-Valentin, l’inspecteur Russel a rapporté, de son écriture minutieuse, que des coupures de courant alternées avaient été décrétées pour tous les bâtiments municipaux à l’échelle nationale, et que dorénavant tout serait archivé à l’encre sur papier.

Les notices suivantes retracent la chronique d’un déclin. Le 10 mars, il y a eu une petite émeute dans un entrepôt de vivres du comté voisin de Brown, émeute qui s’est rapidement propagée, résultant dans des troubles à l’ordre public dont la gravité n’avait pas été anticipée. Il est noté, le 30 mars, que les effectifs des forces de police sont gravement amputés, à 35 % du niveau de l’année précédente. (Jason est parti !!! note, pathétique, l’inspecteur Russell, avec des points d’exclamation hérissés de surprise et de déception.) Le 12 avril, un violeur de la dernière heure a été appréhendé : il s’agissait de Charlie, des Aliments pour bétail Blake !!!

Je souris. Je l’aime bien, cet inspecteur Russell. Je ne suis pas fan de tous ces points d’exclamation, mais elle, elle me plaît.

Je suis l’écriture soignée au fil des mois. La dernière notice, datée du 9 juin – il y a seize semaines – dit seulement Creekbed, puis Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?

Je m’attarde un moment, penché sur le registre. Houdini entre à petits pas dans la pièce, et sa queue effleure ma jambe de pantalon.

Je sors mon mince carnet bleu de ma poche intérieure et je note : 9 juin, et Creekbed, et Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?, en essayant d’écrire petit, de serrer les mots. C’est le dernier de ces carnets que je possède. Mon père était prof de fac, et à sa mort il a laissé des boîtes et des boîtes de ces carnets d’examens, mais j’en ai utilisé beaucoup depuis mon entrée dans les forces de l’ordre, et beaucoup d’autres ont été perdus dans l’incendie qui a ravagé ma maison. Chaque fois que j’y écris quelque chose, j’ai un petit frisson d’angoisse : que ferai-je quand je n’aurai plus de pages ?

Je ferme les tiroirs du bureau de l’inspecteur Russel et replace le registre là où il était, ouvert comme je l’ai trouvé.

* * *

Également dans ma poche, rangée dans un porte-cartes en plastique rouge de la bibliothèque municipale de Concord, il y a une photo format portefeuille de ma sœur, celle qui a été prise pour son album-souvenir de classe de seconde. Nico en lycéenne rebelle et branchée, tee-shirt noir pourri et lunettes à deux balles, bien trop cool pour être coiffée. Elle a la lèvre inférieure en avant, la bouche tordue : Je sourirai quand je voudrai, pas quand un naze me demandera de dire « cheese ». Je regrette de ne pas avoir une photo plus récente sur moi, mais je les ai perdues dans l’incendie ; à vrai dire, ma frangine est sortie du lycée il y a seulement huit ans et la photo reste d’actualité, elle ressemble encore à Nico Palace, physiquement comme psychologiquement. L’envie me démange d’exécuter les rituels habituels, de montrer la photo à des inconnus – « Avez-vous vu cette fille ? » –, d’élaborer une série de déductions et de déductions de ces déductions.

En plus de la photo et du carnet, dans ma veste beige usée, j’ai quelques outils d’investigation basiques : une loupe ; un couteau suisse ; un mètre ruban de trois mètres ; une seconde lampe torche, plus petite et plus fine que la Eveready ; une boîte de munitions calibre .40. Mon pistolet, le SIG Sauer P229 de service que je porte depuis maintenant trois ans, est dans son étui, sur ma hanche.

La porte s’ouvre avec un cliquetis puis se referme, et je lève la torche vers Cortez.

« Peinture en bombe, me lance-t-il en brandissant une bombe aérosol et en la secouant avec enthousiasme. À moitié pleine.

— D’accord. Super.

— Tu m’étonnes que c’est super, mon poulet ! renchérit Cortez en regardant sa trouvaille avec un ravissement de gamin, la retournant dans ses mains rudes. Utile pour marquer une piste, et facile à transformer en arme. Une bougie, un trombone, une allumette, et voilà : un lance-flammes. J’ai déjà vu faire. » Un clin d’œil. « Je l’ai déjà fait.

— D’accord. »

C’est ainsi qu’il parle, Cortez le voleur, mon improbable comparse : comme si le monde devait continuer pour toujours, comme si lui, ses hobbies et ses habitudes étaient éternels. Il soupire, secoue tristement la tête devant mon indifférence, et glisse dans le noir comme un fantôme, s’éloignant au bout du couloir pour continuer sa quête d’un butin. Elle n’est pas là, me souffle l’agent McConnell à l’oreille. Sans jugement, sans colère. Notant simplement l’évidence. Tu as fait tout ce chemin pour rien, inspecteur Palace : elle n’est pas là.

La journée avance. Les rayons d’or terne se rapprochent peu à peu de moi, là, au bout du couloir sombre. Le chien est quelque part où je ne peux pas le voir, mais suffisamment près de moi pour que je l’entende tousser. La planète oscille sous mes pieds.

2

À côté de la salle des inspecteurs se trouve une porte marquée vestiaire, et cette pièce-là aussi est emplie d’objets qui me sont familiers : des coupe-vent accrochés à des patères, une casquette de base-ball bleue et élimée, une paire de chaussures de chantier Carhartt aux lacets raidis. Les vêtements civils des policiers. Dans un coin, un drapeau américain sur une minable hampe à tête d’aigle en plastique. Une notice du comité d’hygiène et de sécurité est punaisée en bas d’un panneau d’affichage, la même que celle que nous avions à Concord, et que l’inspecteur McGully aimait lire tout haut, d’une voix dégoulinante de dédain : « Génial, des conseils sur la manière de s’asseoir. Notre job, c’est de se faire tirer dessus, bordel ! »

Contre le mur du fond, un tableau blanc sur ses roulettes bancales porte une exhortation non datée, tout en majuscules et soulignée trois fois : faisez gaffe à vous les trouducs ! J’ai un demi-sourire en imaginant le jeune sergent fatigué en train d’écrire ce message, dissimulant sa peur derrière un humour de flic dur à cuire. faisez gaffe à vous les trouducs. Garde un œil sur nous, d’ac ? Ça n’a pas été une période facile pour les forces de l’ordre, ces derniers mois, vraiment pas.

Je passe une porte au fond du vestiaire pour entrer dans un espace encore plus réduit, une kitchenette-salle de pause : évier, frigo, micro-ondes, table ronde et chaises en plastique noir. J’ouvre le frigo et le referme immédiatement pour bloquer une vague de puanteur tiède : aliments avariés, pourriture.

Debout devant le distributeur de friandises, je contemple un instant mon reflet déformé dans le Plexiglas. Il n’y a plus rien à manger là-dedans, rien que les tortillons métalliques, telles des branches nues en hiver. Mais la vitre n’est pas brisée, comme semblent l’être toutes les vitres du monde ces jours-ci. Personne ne s’est attaqué à cette machine avec une batte de base-ball ou un gros godillot Carhartt pour dérober ses trésors.

Elle a sans doute été vidée il y a une éternité, peut-être par l’inspecteur Russel, ou par son décevant ami Jason avant son départ… sauf que lorsque je m’accroupis, pose un genou à terre et regarde de près, je trouve une fourchette en plastique qui maintient en position ouverte le volet horizontal du bas, celui par où arrive la nourriture. Je l’éclaire : la fourchette est dangereusement arquée, la tension de son plastique dur résistant précairement au poids de la trappe à friandises.

Mince alors, voilà ce que je me dis : ceci pourrait bien être exactement ce que je cherche, sauf que non.

Car en théorie, bien sûr, une fourchette en plastique pourrait rester dans cette position pendant très longtemps, peut-être même des mois, mais d’un autre côté, l’une des nombreuses exclusions temporaires récoltées par ma sœur au cours de sa carrière mouvementée au lycée de Concord avait pour motif exactement la même astuce : forcer le distributeur de la salle des professeurs pour le dépouiller intégralement de ses barres chocolatées et de ses paquets de chips, en ne laissant que les barres de régime au yaourt et un petit mot : De rien, les gros !

Une fois mon souffle retrouvé, je retire la fourchette avec précaution. J’ai une douzaine de sachets en plastique refermables sur moi, et je glisse la fourchette dans l’un d’eux, puis le sachet dans ma poche, après quoi je poursuis mon inspection.

Les deux petits placards de la kitchenette ont été fouillés. Des assiettes brisées et dérangées ; des bols jetés par terre. Il ne reste que deux mugs encore intacts, l’un marqué propriété de la police de rotary, et l’autre j’ai renoncé à l’amour ; heureusement, il reste le sexe. Je souris et frotte mes yeux fatigués. Les flics me manquent, vraiment.

Est-elle passée par ici ? Est-ce Nico qui a pris les friandises ?

Le robinet de l’évier est en position ouverte, poussé à fond vers la gauche, comme si quelqu’un était venu se chercher un verre d’eau en oubliant que les services municipaux n’étaient plus assurés. Ou peut-être que l’eau a été coupée au moment où quelqu’un utilisait l’évier. Un flic en salle de pause après une garde longue et dangereuse, remplissant sa tasse ou se passant de l’eau sur le visage, homme ou femme, et tout à coup, oups ! plus d’eau.

L’évier est plein de sang. C’est une vasque profonde, en inox comme le robinet, dont les côtés et le fond sont couverts d’une explosion sanglante couleur de rouille. Le trou de la bonde est obstrué, encroûté. En observant de nouveau le robinet, de plus près, en l’éclairant, je trouve des traces brouillées, à peine visibles : des mains rougies, ensanglantées, ont trituré ce mélangeur, brutalement tiré dessus.

faisez gaffe à vous les trouducs !

Au-dessus de l’évier et derrière, un râtelier horizontal fixé au mur porte trois couteaux. Tous sont éclaboussés de sang, sur toute la longueur, manche et lame couverts de gouttelettes. Un caillot de peur et d’excitation se forme à la base de mes tripes et me remonte comme une bulle dans la gorge. Je fais vivement volte-face, le cœur battant comme un tambour, je retraverse le vestiaire pour gagner le couloir, le soleil est entièrement levé dehors, il projette une lueur ocre assombrie à travers la porte vitrée et le sol est cette fois clairement visible. On distingue des traces sur le revêtement. Des taches discrètes, mais aussi parlantes que les cailloux du Petit Poucet, qui mènent de la kitchenette au vestiaire, passent devant le tableau blanc et le drapeau, longent tout le couloir et rejoignent l’entrée.

L’inspecteur Culverson, mon mentor et ami, appelait cela suivre le sang. Suivre le sang signifie marcher dans les pas du suspect évadé ou de la victime en fuite, cela signifie : « Tu remontes la piste et tu vois quelle chanson elle veut bien te chanter. » Je secoue la tête : je l’entends encore me dire cela, sur le ton de la plaisanterie, avec une emphase voulue. Mais Culverson savait tourner une phrase, ça oui.

Je suis le sang. Je longe la ligne régulière des gouttelettes, qui sont visibles sur le carrelage, à intervalles de quinze à vingt centimètres, sur toute la longueur du couloir. Elles passent la porte vitrée, après quoi la piste disparaît dans la boue épaisse, devant le bâtiment. Je reste debout dans le jour gris. Il pleuviote, un crachin indécis. Cela fait des jours qu’il pleut. Quand nous sommes arrivés ici tard dans la nuit, Cortez et moi, l’averse était tellement forte que nous avons dû pédaler avec nos vestes remontées sur nos têtes, comme des escargots, et attacher une bâche bleue, bien serrée, par-dessus nos affaires dans notre petite remorque Red Ryder. Où que soit partie la personne qui saignait en sortant d’ici, il n’en reste aucune trace pour me chanter quoi que ce soit.

De retour devant l’évier ensanglanté de la cuisine, j’ouvre mon petit carnet bleu à l’une des dernières pages vierges et j’y dessine grossièrement les couteaux accrochés au mur. Un couteau de boucher, 30 cm ; un hachoir, 15 cm, à dos effilé ; un couteau d’office, 9 cm, marque « W.G. » incrustée dans le manche, entre les rivets. Je reproduis leurs éclaboussures de sang et les taches de l’évier. Je me mets à quatre pattes pour remonter de nouveau la piste, et cette fois je note que les gouttes sont oblongues : elles ne forment pas un rond, mais plutôt un ovale avec une extrémité en pointe. Je recommence, pour la troisième fois, bien lentement, avec ma grosse loupe à la Sherlock Holmes, et je constate alors qu’elles alternent : une gouttelette pointant dans un sens, la suivante dans l’autre, l’une vers l’est, l’autre vers l’ouest, sur toute la longueur du couloir.

Je n’ai été inspecteur que pendant trois mois, bombardé à ce poste puis remercié tout aussi abruptement lorsque la PJ de Concord a été absorbée par le ministère de la Justice, si bien que je n’ai jamais reçu l’entraînement de haut niveau dont j’aurais bénéficié au cours d’une carrière normale. Je ne suis pas aussi versé que je le souhaiterais dans l’analyse détaillée des scènes de crime, je ne peux pas avoir autant de certitudes que je le voudrais. Mais quand même. Ce qui se trouve devant moi, ce n’est pas une trace, mais deux ; ce que racontent les gouttelettes alternées, ce sont deux occasions différentes dans lesquelles quelqu’un a parcouru ce couloir soit en saignant, soit en transportant un objet trempé de sang. Deux trajets, dans deux directions opposées.

Je regagne la kitchenette et étudie une fois de plus le carnage rouge dans l’évier. Une fébrilité nouvelle m’a saisi aux tripes, le chaos court dans mes veines. Trop de café. Pas assez de sommeil. Des éléments nouveaux. J’ignore si Nico est ici, si elle y a jamais été. Mais il s’est passé quelque chose. Quelque chose.

* * *

Ce n’est pas l’imminence de la fin du monde qui a creusé un fossé entre ma sœur et moi, mais plutôt nos réactions divergentes à ladite fin du monde, un désaccord fondamental sur la réalité de ce qui se passait – à savoir, si cela allait vraiment arriver ou non.

Oui, cela va arriver. J’ai raison et Nico a tort. Nul ensemble de faits n’a jamais été aussi rigoureusement démontré, nulle série de données aussi soigneusement analysée et revérifiée, par autant de milliers de professeurs, de savants et d’élus. Tous souhaitant désespérément que ce soit faux, tous constatant cependant que c’était vrai. Il demeure quelques incertitudes sur les détails, bien sûr, par exemple en ce qui concerne la composition et la structure de l’astéroïde, s’il est fait principalement de métaux ou de roches, si c’est un monolithe ou un agglomérat de caillasses. Les prédictions varient également lorsqu’il s’agit de savoir précisément ce qui se passera après l’impact ; quelle quantité d’activité volcanique il déclenchera, et où ; à quelle vitesse et à quelle hauteur le niveau des océans va monter ; combien de temps il faudra pour que les cendres éclipsent le soleil, et combien de temps celui-ci restera voilé. Mais sur le fait principal, il y a consensus : l’astéroïde 2011GV1 – Maïa pour les intimes – qui mesure 6,5 km de diamètre et se déplace à près de 65 000 km/h, va percuter la planète en Indonésie, à un angle de 90 degrés par rapport à l’horizontale. Cela arrivera le 3 octobre. Soit mercredi prochain, vers l’heure du déjeuner.

Une animation vidéo a beaucoup fait parler d’elle au début, elle a été beaucoup « likée » et partagée – c’était il y a plus d’un an, pendant l’été de l’année dernière, alors que la probabilité de l’impact était déjà élevée mais pas encore absolue ; à l’époque où les gens allaient encore au travail, se servaient encore des ordinateurs. C’était lors de la dernière éruption de frénésie sur les réseaux sociaux, une période pendant laquelle les gens recherchaient de vieux amis, échangeaient des théories du complot, postaient et approuvaient mutuellement leurs listes de choses à faire avant la fin. Cette animation – un petit dessin animé – décrivait le monde comme une piñata, et Dieu brandissant le bâton – Dieu dans sa représentation de l’Ancien Testament, avec la grande barbe blanche, le Dieu de Michel-Ange – et cognant sur la fragile planète jusqu’à la faire exploser. Une version de l’événement parmi un million d’autres qui toutes, aussi mignonnes soient-elles, le décrivaient comme la volonté de Dieu, la vengeance de Dieu, et l’objet interstellaire comme le Déluge 2.0.

Moi, je ne l’ai pas trouvée tellement maligne, cette vidéo. Pour commencer, l’image de la piñata est complètement à côté de la plaque. La planète ne va pas exploser, elle ne sera pas réduite en miettes comme une poterie fracassée. Elle va frémir sous l’impact, à coup sûr, mais elle poursuivra sur son orbite. L’océan entre en ébullition, les forêts flambent, les montagnes grondent et crachent du magma en fusion, tout le monde meurt. Le monde continue de tourner.

Le nœud de notre brouille, c’est que Nico s’imagine qu’elle va empêcher Maïa de nous percuter. Elle et ses amis. La longue conversation que nous avons eue à ce sujet s’est déroulée à Durham, dans le New Hampshire, lorsque ma sœur m’a exposé en détail les projets secrets de son groupe clandestin. Elle parlait vite et avec passion, penchée en avant, en fumant ses cigarettes, impatientée comme toujours par son grand frère borné, inébranlable et incrédule. Elle m’a expliqué que la trajectoire de l’astéroïde pouvait être infléchie par une explosion nucléaire ciblée, déclenchée à une distance égale à son rayon, qui projetterait suffisamment de rayons X à haute énergie pour en vaporiser partiellement la surface, créant alors un « effet fusée miniature » qui le dévierait. On appelle cette opération une « déflagration à distance ». Je n’ai pas compris le raisonnement scientifique derrière tout cela. Il paraissait clair que Nico n’y comprenait rien non plus. Mais, a-t-elle insisté, la manœuvre avait été testée à échelle réduite par le département de la Défense lors d’exercices top secret, et ses chances de réussite étaient théoriquement supérieures à 85 %.

Et elle a continué comme ça, pendant que je m’efforçais de l’écouter en gardant mon sérieux, en me retenant de pouffer, de bondir de ma chaise ou de la secouer par les épaules. Évidemment, les informations concernant la déflagration à distance sont dissimulées par le méchant gouvernement, allez savoir pourquoi… et évidemment, il y a un savant renégat qui sait comment faire, et évidemment les autorités l’ont enfermé quelque part dans une prison militaire. Et – évidemment, bien sûr, forcément –, Nico, son copain Jordan et le reste de la bande ont un plan pour le libérer et sauver le monde.

Je lui ai dit qu’elle se faisait des idées. Je lui ai dit que c’était le père Noël et la petite souris réunis et qu’elle croyait à des âneries, après quoi elle s’en est allée et je l’ai laissée partir.

Une erreur, je le vois bien, maintenant.

J’ai raison et elle a tort, cela n’a pas changé, mais je ne peux pas l’abandonner dans la nature. Quoi qu’elle ait en tête, quoi qu’elle soit en train de faire, elle est encore ma petite sœur, et moi, je suis la seule personne qui se préoccupe encore de son bien-être. Et je ne supporte pas l’idée que notre dernière conversation, pleine d’amertume, soit l’ultime échange entre elle et moi – les deux derniers membres de notre famille qui existeront jamais. Ce qu’il faut, maintenant, c’est que je la retrouve, que je la revoie avant la fin, avant les tremblements de terre, la montée des eaux et tout ce qui nous attend.

Mon besoin de la voir est si intense qu’il me fait l’effet d’une brûlure ronflant au creux de mon estomac, comme la fournaise dans le ventre d’une chaudière, et si je ne la retrouve pas – si je n’arrive pas à la voir, à la serrer dans mes bras, à m’excuser de l’avoir laissée tomber –, alors ce feu me sautera à la gorge et me consumera.

3

« Des couteaux ? Ah oui ? fait Cortez en relevant la tête, les yeux brillants. Des grands couteaux bien affûtés ?

— Deux grands. Le troisième est un petit couteau d’office. S’ils sont affûtés, ça, je n’en sais rien.

— Un couteau d’office, ça peut être étonnamment efficace. On peut en faire, des dégâts, avec.

— Tu as déjà vu ça. Tu l’as déjà fait. »

Il s’esclaffe, cligne de l’œil. Je me masse les paupières, puis regarde autour de moi. J’ai retrouvé Cortez dans le garage à trois places, la dernière zone encore inexplorée du commissariat. Pas de voitures là-dedans, rien que du bric-à-brac : des pièces de moteur, des outils cassés, du bazar oublié ou volontairement laissé sur place. L’endroit est vaste et sonore, il sent la vieille fuite d’huile. Le soleil se réfracte à travers deux fenêtres en pavés de verre crasseux, qui percent le mur côté nord.

« Les couteaux, ça sert toujours, ajoute gaiement Cortez. Affûtés ou pas. Prends-les. » Il m’adresse un salut militaire comme pour me féliciter et retourne à ce qu’il faisait, à savoir fouiller dans les étagères grillagées du fond – sur le mur qui fait face aux grandes portes –, à la recherche d’objets utiles. Il a les traits étrangement larges : vaste front, grand menton, gros yeux luisants. Il déploie une gaîté tapageuse et féroce de capitaine pirate. Lors de notre première rencontre, il m’a perforé la tempe avec une agrafeuse électrique, mais nos relations ont évolué au cours des mois qui ont suivi. Au cours de notre long et périlleux voyage, il s’est montré perpétuellement précieux, doué pour forcer les serrures, siphonner du carburant et ressusciter les véhicules morts, découvrir des caches de vivres dans un paysage dépourvu de toute ressource. Ce n’est pas le genre d’acolyte que j’aurais imaginé avoir un jour, mais que voulez-vous, le monde a complètement changé. Je ne me serais jamais imaginé avec un chien non plus.

« Les couteaux sont couverts de sang, lui dis-je. Je les laisse là où je les ai trouvés, pour l’instant. »

Il me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.

« Du sang de bœuf ?

— Peut-être.

— De porc ?

— Possible. »

Il remue les sourcils, l’air d’insinuer quelque chose. Pendant le trajet, nous avons mangé ce que nous avions emporté, et ce que nous avons trouvé ou troqué en chemin : des snacks, de la viande séchée, un gros stock d’arachides rôties au miel en petits sachets alu. Nous avons pêché dans les Finger Lakes avec des épuisettes improvisées et salé les poissons, qui nous ont nourris pendant cinq jours. Nous n’avons bu que du café, en piochant dans un énorme sac de grains d’arabica, Cortez ayant raccordé une manivelle de taille-crayons à un vieux moulin électrique. Nous dosons l’eau de source puisée dans les bidons que nous avons emportés du Massachusetts, faisons bouillir le café dans un vieux pichet sur un réchaud de camping, le versons à travers un petit chinois dans un Thermos. Cela prend un temps fou. Le résultat est infâme.

« Tu peux faire du café ? dis-je à Cortez.

— Ouais, bonne idée. »

Il se lève, s’étire, prend le matériel dans son sac de golf et se met au travail. Pendant ce temps, je repense au sang. Deux traces, l’une fuyant la cuisine, l’autre y revenant.

Une fois le café en route, Cortez retourne chercher des trésors : il passe méthodiquement les étagères en revue, soulève les objets un à un dans la lumière, les évalue rapidement, les jauge, passe à la suite.

« Manuel d’entraînement, dit-il. Magazine porno. Boîte à chaussures vide. Lunettes de soleil. Cassées. » Il jette les lunettes miroir style trooper par-dessus son épaule, si bien qu’elles se brisent encore un peu plus sur le sol en carreaux de béton. « Holsters. Ça, on pourrait peut-être en faire quelque chose. Oh, la vache. Nom de Dieu, mon poulet ! Des jumelles ! »

Il les brandit en l’air, massives et noires, les pointe vers moi tel un ornithologue amateur. « Mauvaise nouvelle, ajoute-t-il. T’as une sale gueule. »

Il garde les jumelles. Ainsi qu’un sac plein de batteries de téléphones portables. J’ai renoncé à lui demander à quoi cela servait, tout ça, cette manie de collectionner, d’acquérir, de trier. C’est un jeu pour lui, un défi : continuer de rassembler des objets utiles jusqu’au moment où le monde s’effondrera et où rien ne sera plus utile à personne.

J’ai conscience, bien sûr, de la possibilité que ce soit le sang de Nico sur les couteaux, dans l’évier, par terre. Il est trop tôt pour penser à cela, trop tôt pour tirer ce genre de conclusions.

Le scénario le plus probable, après tout, est que ce sang soit celui d’un inconnu, et que ces couteaux n’aient rien à voir avec mon enquête en cours. Qu’il s’agisse simplement d’un terrible acte de violence parmi les actes de violence innombrables qui se produisent, de plus en plus souvent. Nous en avons vu beaucoup pendant le trajet, nous avons rencontré des gens qui nous ont avoué, larmoyants et bourrelés de remords, ou fiers et provocateurs, toutes sortes de comportements inavouables. La vieille dame protégeant farouchement son petit-fils dans une épicerie abandonnée, nous murmurant qu’elle avait abattu un inconnu pour six livres de steak haché surgelé. Les deux conjoints, au dépôt de camions, qui avaient surpris quelqu’un à essayer de voler le pick-up Dodge dans lequel ils logeaient, et qui lui avaient roulé dessus pendant la dispute qui s’était ensuivie.

Nous les appelions « villes rouges », ces endroits les plus terribles, ces communautés qui s’étaient désagrégées dans le chaos et le mépris des lois. Nous avions différents noms pour les différents univers qui forment le monde d’aujourd’hui. Villes rouges : violence et souffrance. Villes vertes : agréables, jouant à faire semblant. Villes bleues : un calme inquiétant, des gens qui se cachent. Peut-être des gardes nationaux ou des soldats de l’armée régulière formant des patrouilles clairsemées. Villes violettes, villes noires, villes grises…

Je tousse dans mon poing ; l’odeur étouffante du garage commence à m’atteindre, cette puanteur de vieille clope et de pot d’échappement. Un sol en béton crasseux à damiers, noir et blanc. Une idée qui prend vie avec un soubresaut. Encore vague et incertaine. Je renifle, puis me jette à quatre pattes par terre, heurtant le sol dur avec mes genoux et mes paumes.

« Mon poulet ? »

Je ne réponds pas. J’avance un peu, vers le centre de la pièce, tête baissée, les yeux rivés sur le sol.

« Ça y est, t’es bon pour l’asile ? me demande Cortez, qui tient une vieille caisse à monnaie en acier sous son bras, comme si c’était un ballon de football. Si t’as perdu la boule, tu sers plus à rien, je vais devoir te bouffer.

— Tu pourrais m’aider ?

— T’aider à quoi ?

— Les mégots, dis-je en retirant ma veste. S’il te plaît, aide-moi à trouver des mégots. »

Je continue d’avancer à quatre pattes, depuis le fond vers les portes, manches de chemise remontées, les paumes rapidement noires de crasse. J’utilise ma loupe et je suis le motif des damiers : carrés clairs, carrés foncés. Au bout d’un instant, Cortez hausse les épaules, pose sa boîte, et nous voilà tous les deux, côte à côte comme des vaches au pré, avançant lentement en scrutant le sol.

Il y a quantité de mégots, bien sûr : le garage, comme tous les endroits de ce genre, en est jonché. Nous chassons dans la poussière et la saleté du sol et ramassons tout ce que nous trouvons, puis je m’accroupis et trie nos trouvailles en deux tas, non sans les vérifier soigneusement une par une, les élevant à la lumière pour mieux les voir avant de les consigner au tas qui convient. Les possibles et les pas possibles. Cortez sifflote en travaillant, murmurant de temps en temps : « il est fou, il est fou ». La plupart des mégots sont soit génériques, sans marque sur le filtre, soit roulés main : un petit tortillon de fin papier blanc avec quelques fibres de tabac dépassant à un bout.

Et puis, après dix minutes, un quart d’heure… « Ça y est. »

Là. Je saisis entre mes doigts le petit rouleau de papier sale, celui que je cherchais. Je l’élève dans la lumière terne et grise.

Ça y est.

« Ah ! lance Cortez. Un mégot. Je savais qu’on y arriverait. »

Je ne réponds pas. Je l’ai trouvé, comme l’avait secrètement prédit mon cœur de policier. Un mégot unique, écrasé et à moitié déchiqueté, réduit à une charpie brune par la pression d’un talon, le papier crevé laissant voir ses tripes de feuilles effilochées. Je le tiens avec précaution entre deux doigts, comme si c’était le corps brisé d’un insecte.

« Elle est ici. » Je me lève, inspecte la pièce du regard. « Elle est passée ici. »

Cette fois, c’est Cortez qui ne répond pas. Il fixe toujours le sol : autre chose a attiré son attention. Mon cœur se soulève dans ma poitrine, il enfle et se retire comme la marée.

La fin imminente de la civilisation a violemment perturbé le marché des cigarettes, comme celui de toutes les substances addictives : une demande qui crève le plafond, une offre en voie de disparition. La plupart des fumeurs, anciens et nouveaux, ont dû se contenter de produits génériques infects, ou se débrouiller pour récupérer sur des mégots de quoi rouler leurs clopes. Mais ma sœur, ma sœur Nico, j’ignore comment, a toujours réussi à mettre la main sur sa marque préférée.

J’élève le mégot. Je le renifle. Cet objet doit être mis en relation avec la fourchette en plastique immobilisée dans sa lutte pour tenir ouverte la trappe du distributeur, et la conclusion que l’on peut tirer de ces deux objets, ces deux objets chantant à l’unisson, c’est que tout était vrai. La pauvre Abigail au cerveau dérangé n’a pas choisi le commissariat de Rotary, Ohio, au hasard parmi les bâtiments du monde. Nico est réellement venue ici, elle et sa joyeuse bande de théoriciens du complot et d’aspirants héros. Je serais presque tenté de dire qu’elle a fait exprès d’abandonner ce mégot, ou même de continuer de fumer pendant toutes ces années, en me narguant quand je la grondais, uniquement pour pouvoir me laisser cet indice. Sauf que, je le sais bien, si elle a fumé pendant toutes ces années c’est parce qu’elle était accro à la nicotine, et aussi parce qu’elle adorait m’énerver.

« Elle est venue ici, dis-je une fois de plus à Cortez, qui marmonne pour lui-même en tâtant le sol du bout de l’index. Elle est ici. » Je glisse le mégot dans un sachet plastique et le range soigneusement dans ma poche.

« J’ai trouvé encore mieux, lâche Cortez en relevant la tête, accroupi sur un carreau de béton. Il y a une trappe, là. »

* * *

Toute la vie, j’ai joué à cache-cache avec Nico.

Le week-end qui a suivi l’enterrement – le deuxième, celui de notre père, début juin, l’année de mes douze ans –, les déménageurs étaient partout dans la maison, en train d’emballer ma courte vie dans des cartons, de sortir ma collection de BD, mon gant de base-ball et mon lit jumeau pour les charger dans le camion et emporter tout ce que j’avais au monde en un seul voyage. J’ai brusquement sursauté en prenant conscience que je n’avais pas vu ma petite sœur depuis des heures. J’ai paniqué, couru dans toute la maison, esquivant les déménageurs, ouvrant tous les placards vides et poussiéreux, fonçant à la cave.

Dans les rues de Concord, j’ai piétiné dans les flaques laissées par la pluie d’été, parcourant les rues latérales en criant son nom. J’ai fini par retrouver Nico à White Park : elle gloussait de rire, cachée sous le toboggan, prenant des coups de soleil dans sa robe d’été légère, gravant son prénom dans la terre avec un bâton. J’ai fait les gros yeux et croisé mes bras maigrichons. J’étais furieux, d’autant plus que j’étais déjà bouleversé par le déménagement, le chagrin. Nico, six ans, m’a tapoté la joue. « Tu croyais que j’étais partie, moi aussi, pas vrai, Hen ? » Sautillant sur place, prenant ma grande main entre ses deux petites. « Tu y as cru, hein ? »

Et à présent, me voici à Rotary, Ohio, à moins d’une semaine de la fin, le torse tendu en avant, les doigts agités de tics nerveux, en train de marcher en rond comme un fou autour de Cortez le voleur, les yeux fixés sur son large dos, tandis qu’il est penché sur une trappe et cherche comment la soulever.

La porte secrète dans le sol du garage est une surprise sans en être une. C’est une de ces choses que font les gens en ce moment, les gens dans le monde entier : creuser des trous ou trouver des trous pour y descendre. L’armée américaine, d’après la rumeur, a prévu de vastes réseaux de bunkers plombés pour l’évacuation des hauts gradés et des officiels du haut commandement, un univers souterrain renforcé qui s’étendrait du sous-sol du Pentagone jusqu’à Arlington. La ville de West Marlborough, en Pennsylvanie, s’est lancée dans une « opération forage » de trois mois afin de creuser un abri gigantesque pour tous ses résidents, sous le stade du lycée local.

Les experts en la matière, de manière générale, ont manifesté un scepticisme poli à l’idée de telles entreprises – de ces gouvernements, ces quartiers, ces millions de civils s’enterrant dans des redoutes dignes des plus belles heures de la guerre froide. Comme si l’on pouvait emporter assez de vivres là-dedans pour survivre une fois que le soleil aura disparu et que tous les animaux seront morts.

« Putain de saloperie », marmonne Cortez. Il se sert de ma loupe, scrute, tapote le sol lisse avec les grosses jointures de ses doigts.

« Quoi ? » dis-je juste avant d’avoir une énorme quinte de toux, terrassé par l’excitation, l’anxiété, l’épuisement, la poussière.

Quoi ? Je ne sais pas. Ma gorge me brûle. Debout derrière lui, je regarde par-dessus son épaule en passant d’un pied sur l’autre. Le temps s’écoule pendant que nous nous tenons là, les minutes défilent à toute allure, comme des étoiles vues à la vitesse de la lumière dans une série de science-fiction. Je vérifie l’heure à ma montre. Déjà 10 heures moins le quart. Est-ce possible ?

« Cortez. Tu peux ouvrir la trappe, ou pas ?

— C’est pas une trappe, constate-t-il, en nage, en chassant ses épais cheveux noirs de ses yeux. C’est tout le problème.

— Comment ça, pas une trappe ? Tu viens de me dire que c’était une trappe. »

Je parle trop vite, trop fort. Ma voix me carillonne aux oreilles. Je sens que je perds la tête, juste un peu.

« Mea culpa. Une trappe, ça a une poignée. » Il pointe énergiquement le doigt vers le sol. « Ça, c’est un couvercle. Une chape. Il y a une ouverture dans le sol, ici, qui donne sans doute sur un escalier, et quelqu’un l’a refermée hermétiquement. »

Cortez désigne quatre endroits du sol où il prétend distinguer des traces fantomatiques, des indentations correspondant à l’emplacement d’une ancienne cage d’escalier. Mais encore plus révélateurs, ajoute-t-il, sont les quatre carreaux de béton eux-mêmes : deux foncés et deux clairs, plus récents que les autres.

« C’est ça, le couvercle, dit-il. Ces quatre carrés sont coulés d’un bloc. Ils avaient une bétonnière manuelle, ils ont coulé une grande dalle, l’ont gravée, l’ont teintée de manière que le damier soit identique au reste, et ensuite ils l’ont mise en place. » Il me rend ma loupe. « Tu vois la ligne de démarcation ? »

Non, je ne vois pas. Je ne vois rien de ce qu’il me décrit. Tout ce que je vois, c’est un sol. Cortez se remet debout et fait craquer son dos en le vrillant à fond d’un côté puis de l’autre.

« Le motif a été corrigé à la main le long des bords. Le bloc est scié à la machine. Ça, là, c’est fait main. Tu vois ? »

Je scrute le sol, plisse les yeux puis les écarquille au maximum. Je suis tellement crevé ! Cortez soupire avec un amusement las, puis rejoint de son pas lourd les grandes portes du garage.

« Tiens, me lance-t-il en faisant sauter le loquet pour ouvrir en grand. Ça, tu le vois ? »

La pièce est soudain animée d’une myriade de particules infimes, tout autour de nous, un million de points minuscules dansant dans l’air vide.

« De la poussière.

— Exact ! Le béton, c’est juste des tout petits grains de pierre tassés très serré. Si quelqu’un se sert d’une scie à béton, ça fait un max de poussière. Comme ça.

— Quand ? Quand ont-ils fait ça ?

— Tu vas faire un malaise, mon poulet. Ta tête va se détacher et rouler par terre.

— C’était quand ?

— Peut-être bien hier. Peut-être bien il y a une semaine. Comme je te l’ai dit : le béton, ça fait un max de poussière. »

Je m’accroupis. Me relève. Plonge la main dans ma poche, sens sous mes doigts la photo de Nico, la fourchette, le mégot dans son sac à sandwich. Je m’accroupis de nouveau. Mon corps refuse de rester immobile. Je sens le café couler en torrent, bouillonnant, noir et nerveux, dans mes veines. La poussière me pique les yeux. Je crois la voir, maintenant, la fente infime entre la trappe et le sol. Nico est là-dessous. Nico et tous les autres. Sa troupe et elle sont arrivées ici et se sont construit une sorte d’ersatz de QG, sous une couche de pierre lissée, dans un vieux garage. Ils attendent en bas que la phase suivante du plan se déroule – à moins qu’ils aient renoncé et qu’ils fassent les autruches, la tête dans le sable, sous le commissariat.

« On n’a qu’à poser une poignée, dis-je à Cortez. Pour la soulever.

— On peut pas.

— Ah bon, pourquoi ?

— Parce que ça demanderait de la force, et qu’on n’en a pas. »

Je baisse les yeux vers mon propre corps. J’ai toujours été svelte, mais maintenant je suis un homme svelte après un mois de barres de céréales et de café. La perte de poids de Cortez a réduit sa carrure de boxeur à une pelote de tendons, mais ce n’est pas franchement Monsieur Muscle – autrement dit, il est plus fort que moi, mais pas très puissant pour autant. « Une poignée, ça sert à rien », insiste-t-il.

Il est en train de se rouler lentement une cigarette, avec du tabac prélevé dans une blague qu’il garde dans son sac de golf.

« Alors qu’est-ce qu’on fait ? »

Il éclate de rire en me regardant faire les cent pas. « Je réfléchis, mon pote. Je cogite. Toi, continue de tourner en rond. Tu vas finir par te casser la gueule, et ça sera marrant. »

J’obéis. Il plaisante, il me taquine, mais je continue quand même, je marche, je ne peux pas m’arrêter, je tourne autour de ce couvercle telle une planète en orbite. Mes pensées retournent vers le proche comparse de ma sœur, celui que j’ai essayé de retrouver à Concord : Jordan, patronyme inconnu. C’est Nico qui me l’a présenté, à l’université du New Hampshire, le jour où elle m’y a accompagné pour m’aider dans une enquête ; selon elle, il avait un poste vague mais capital dans la hiérarchie de sa conspiration. Ce qui m’a frappé chez Jordan était la couche d’ironie qui nappait chacun de ses propos. Alors que Nico avait toujours entretenu une relation sincère avec sa révolution secrète – ils allaient vraiment sauver le monde –, le jeune Jordan m’a toujours donné l’impression de jouer à faire semblant, de prendre la pose, de s’en donner à cœur joie. Nico ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, cette attitude chez lui, ce qui me mettait d’autant plus mal à l’aise. La dernière fois que j’ai parlé avec Jordan, Nico était déjà partie, un hélicoptère l’avait emportée, et il a insinué devant moi, avec une joie mauvaise, qu’il y avait d’autres secrets, des niveaux plus profonds, des aspects de leurs intrigues dont Nico était exclue.

Et ensuite, quand je suis retourné le chercher pour exiger qu’il me dise, bon Dieu, où elle était partie, j’ai trouvé Abigail à sa place, la pauvre Abigail perdue et abandonnée, et c’est grâce à elle que je me retrouve ici : dans l’Ohio, à Rotary, devant une trappe dans le sol.

« Il faut qu’on descende là-dessous.

— Eh ben, je vais te dire : ça se pourrait bien qu’on n’y arrive pas.

— Mais il le faut ! »

Cortez souffle ses ronds de fumée pendant que nous contemplons le sol. Jordan est là-dessous, je le sais, et Nico aussi, séparée de moi uniquement par cette couche de roche froide, et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est la soulever et la dégager du chemin. Je souffle, je chantonne un vers de je ne sais quoi : j’essaie de ralentir mon esprit fiévreux et hypertendu, d’arrêter son galop le temps qu’il puisse élaborer un plan, imaginer une stratégie. Mais soudain, mon chien déboule dans la pièce, dérapant sur ses petites pattes, ses griffes crissant sur le béton. Il y a quelque chose qui cloche. Il aboie comme un fou, un raffut à réveiller les morts.

4

« À tous les coups, c’est un opossum, grogne Cortez, le souffle court, tandis que nous courons comme des dératés dans les bois. Ton con de chien veut te montrer un écureuil, si ça se trouve. »

Ce n’est pas un opossum. Ce n’est pas un écureuil. Je devine au moins cela, à la manière qu’a Houdini de galoper comme un fou, tout électrisé, bondissant malgré sa patte blessée, boitant visiblement mais filant quand même dans les buissons. Nous le suivons à toutes jambes, Cortez et moi, dans le bosquet dense qui commence juste derrière le commissariat, traversant les taillis comme si le monde était en feu. Ce n’est pas un opossum, ni un écureuil.

Nous dévalons une pente orientée à l’ouest, suivons la rive boueuse d’un ru et nous enfonçons encore dans les bois, et enfin, nous débouchons sur une minuscule clairière, un ovale bourbeux jonché de feuilles, qui doit faire un peu plus de huit mètres de circonférence. Cortez et moi piétinons un roncier tandis que Houdini passe par en dessous, récoltant de nouvelles égratignures sans s’en soucier. Cortez serre une hachette dans un de ses poings, et un fusil à canon scié, je le sais, est caché dans la profonde poche intérieure de son long manteau noir. Je sors mon arme, le SIG Sauer, que je tiens devant moi à deux mains. Nous sommes déployés en éventail au bord de la clairière : un homme, un chien, un homme, tous pantelants, tous regardant fixement le corps. C’est une jeune fille, à plat ventre par terre.

« Bon Dieu, souffle Cortez. Bon Dieu de bon Dieu. »

Je ne réponds pas. Je ne peux plus respirer. Je fais un pas en avant dans la clairière, m’arrête pour garder l’équilibre. L’image disparaît, réapparaît, ma vue se brouille par intermittences. La fille est habillée : jupe en jean, haut bleu pâle, sandales marron. Les bras lancés devant elle comme si elle était morte en nageant, ou en cherchant à atteindre quelque chose.

« C’est elle ? » me demande Cortez à mi-voix.

En trois pas, je suis auprès du corps, et le temps d’y arriver je sais déjà que ce n’est pas Nico : les cheveux, la taille ne correspondent pas. Ma sœur n’a jamais porté une jupe en jean. Je parviens à prononcer un mot : « Non. »

Mon corps est envahi par le soulagement – puis, tout de suite après, par la culpabilité, qui arrive comme une seconde vague alors que la première est encore en train de se retirer. Cette fille n’est pas ma sœur, mais elle est la sœur, ou la fille, ou l’amie, de quelqu’un. Elle est quelque chose pour quelqu’un. Elle était. Couchée sur le ventre dans la boue, dans les bois, les bras tendus en avant. Rattrapée après avoir été pourchassée. À six jours de la fin.

Cortez vient me rejoindre en tenant sa hachette comme un gourdin d’homme des cavernes. Nous nous sommes enfoncés d’environ quatre cents mètres dans le silence immobile du sous-bois, et le bâtiment bas du commissariat n’est plus visible dernière nous, pas plus que la petite ville de Rotary qui se trouve au pied de la colline, de l’autre côté du bois. Nous pourrions aussi bien nous trouver au cœur d’une forêt profonde, perdus dans un monde enchanté gris-brun, entourés de fleurs sauvages, de boue, et des feuilles jaunes et racornies qui sont doucement descendues recouvrir le sol.

Je m’agenouille à côté du corps de la fille et je la retourne, chassant avec précaution terre et fragments d’écorce de ses joues et de ses yeux. C’est une Asiatique. Jolie. Des traits fragiles. Cheveux noirs, joues pâles. Lèvres minces et roses. Petites boucles d’oreilles en or, une à chaque oreille. Elle s’est battue ; son visage présente des contusions et lacérations multiples, y compris un œil au beurre noir, le droit, complètement tuméfié. Et sa gorge est ouverte d’un côté à l’autre, une fente terrible qui commence juste en dessous de son oreille droite et suit une ligne courbe jusqu’en dessous de son oreille gauche. Le spectacle est tout simplement atroce, le spectacle rouge de l’intérieur de sa gorge, humide et à vif, qui tranche sur sa peau blanche et pâle. Des coulures de sang séché sur toute la longueur de la plaie.

Cortez met un genou à terre à côté de moi et murmure : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Je lui lance une œillade étonnée et il relève la tête, souriant mais pas très à l’aise. « Je sais, me dit-il. J’arriverai toujours à t’étonner. »

Je regarde le corps, le cou de la fille, en pensant au râtelier au-dessus de l’évier de la cuisine, couteau de boucher, hachoir, couteau d’office, et à l’instant où je vais me lever, voilà qu’elle respire : un mouvement infime mais indiscutable, puis un autre. Sa poitrine monte, redescend.

« Ho, hé…

— Quoi ? » fait Cortez tandis que mes doigts fébriles cherchent un pouls, à quelques centimètres sous la pomme d’Adam, en dessous de l’horrible plaie. Là, la faible plainte d’un battement, un galop filant sous mes doigts.

Elle ne devrait pas être en vie, cette gamine égorgée, allongée dans les bois, et pourtant voilà, elle l’est. J’approche ma tête pour écouter son souffle à peine perceptible. Elle est affreusement déshydratée, la langue épaisse et sèche, les lèvres craquelées.

Avec beaucoup de soin, beaucoup de douceur, je la soulève et répartis son poids dans mes bras, soutenant sa tête comme celle d’un nouveau-né dans le creux de mon coude.

« C’est ma faute, dis-je tout bas.

— Quoi ? s’étonne Cortez.

— Tout est ma faute. »

Nous arrivons trop tard. Telle est la certitude fiévreuse qui remonte en brûlant vers mon cou et mon visage, tandis que je suis planté là, à bercer dans mes bras cette victime : ce qui s’est passé ici est derrière nous, nous l’avons raté, et c’est ma faute. Nous avons mis trop de temps à venir de Concord, nous avons fait trop de pauses, toujours à mon initiative, toujours par ma faute. Une fille, à quinze bornes de Seneca Falls : elle a surgi des bois en hurlant le long de la route. Son frère et elle avaient voulu libérer les animaux du zoo, les pauvres bêtes enfermées crevaient de faim, et voilà qu’un tigre avait contraint le frère à grimper dans un arbre. Tout cela débité en un torrent de paroles terrifiées, et Cortez a jugé que c’était un piège et que nous ferions mieux de passer notre chemin – nous conduisions alors une voiturette de golf trouvée dans un country club de Syracuse –, mais je lui ai répondu que je ne pouvais pas faire ça, que nous devions l’aider, alors il m’a demandé pourquoi, et j’ai répondu : « Elle me rappelle ma sœur. » Cortez a éclaté de rire et ouvert sa portière en gardant le canon scié braqué sur la fille. « Tout te rappelle ta sœur », m’a-t-il balancé.

L’épisode du tigre nous a coûté une demi-journée, et il y en a eu d’autres, trop, trop de villes rouges et de villes grises. À Dunkirk, nous avons sorti une famille d’un immeuble en feu alors que le centre-ville était en plein naufrage, mais nous n’avions nulle part où les emmener, aucun moyen de leur offrir la moindre assistance. Nous les avons laissés sur les marches de la caserne des pompiers.

Le crachin tombe toujours, morne et froid. Fin de matinée. Le chien décrit des cercles angoissés parmi les arbres, la terre, les amas de feuilles jaunes. Je tiens la fille endormie contre moi dans mes bras comme une jeune mariée, et je commence à retourner vers le commissariat. Cortez passe devant en faisant tournoyer sa hachette pour dégager le passage. Houdini nous suit en boitillant.

5

Nous l’appelions Police House parce que c’était le nom que lui avaient choisi les enfants : une grosse maison isolée en pleine campagne, dans l’ouest du Massachusetts, non loin d’un point sur la carte appelé Furman. Un groupe de flics, de flics à la retraite avec leurs enfants et amis, s’était réuni là-bas pour vivre les derniers jours dans une relative sécurité, en compagnie d’individus partageant leur état d’esprit. C’est là que je vivais, avec Trish McConnell et ses gamins, plus une poignée de vieux amis et de nouvelles connaissances, avant de me lancer à la recherche de ma sœur.

Parmi les résidents de Police House, au dernier étage, il y a une vieille dame à la peau dure, aux cheveux gris coupés court, nommée Elda Burdell, aussi appelée l’Oiseau de nuit, ou simplement l’Oiseau. Burdell a pris sa retraite au grade de sergent inspecteur deux ans avant mon arrivée dans les forces de l’ordre ; à la maison, elle a rapidement endossé les rôles de doyenne officieuse et de sage en résidence. Ce n’est pas le chef, mais une personne qui passe son temps au grenier, assise dans son fauteuil, à boire de la Pabst Blue Ribbon prélevée dans le stock de bière avec lequel elle est arrivée, en distribuant avis et sages conseils sur à peu près tout. Les gosses lui demandent quelles baies ils peuvent manger sans s’empoisonner. Les agents Capshaw et Katz s’en sont remis à elle pour arbitrer un pari portant sur les meilleurs leurres pour attraper des truites dans le petit torrent qui court à quelques centaines de mètres de la maison.

Tard dans la journée du 23 août, le lendemain de l’aller-retour éclair à Concord au cours duquel j’avais vu Abigail, j’ai effectué la longue ascension jusqu’au grenier pour discuter avec elle de quelques points liés à mon projet de départ.

L’Oiseau de nuit me propose une Pabst, que je décline, et nous évoquons rapidement les préparatifs nécessaires, puis elle me regarde avec un demi-sourire alors que je m’attarde à la porte, un pied dedans, un pied dehors. « Autre chose qui te tracasse, mon gars ? »

J’hésite en me lissant la moustache ; je me sens ridicule. « Euh… J’aurais bien aimé votre point de vue sur un truc.

— Vas-y, dégaine. »

Elle se penche en avant, les mains serrées entre les genoux, et je me lance, en résumant le plus possible : le savant rebelle anciennement rattaché à la force spatiale, l’arme nucléaire censée attendre quelque part au Royaume-Uni, la déflagration à distance.

L’Oiseau de nuit lève deux doigts, prend une petite gorgée à sa canette de bière, et me dit : « Je t’arrête tout de suite. Tu vas me demander si cette histoire de déflagration à distance est plausible.

— Vous en avez entendu parler ?

— Ah, la la, si tu savais. J’ai tout entendu. » Elle pose sa Pabst et me tend une paume épaisse. « Passe-moi ça, tu veux bien ? Le classeur rouge, là. »

Il s’avère que l’officier Burdell a mené une étude sur les divers scénarios ; une collection de toutes les théories, des plus sérieuses aux délires les plus extravagants et contre-enquêtes nébuleuses, toutes les idées loufoques présentées comme susceptibles de sauver le monde.

« La déflagration à distance, mon gars, elle est dans le top 10 des fantasmes. Dans le top 5, peut-être. Je veux dire, bon, on a quoi ? Les fantasmes de tirer ou pousser le truc, les fantasmes autour du facteur gravité, les fantasmes autour d’un effet Yarkovsky amélioré. » Elle ouvre le classeur à une page en particulier, contemple avec amusement une longue colonne de chiffres. « L’effet Yarkovsky amélioré, ça fait bander les gens. Ça doit être le nom à coucher dehors. Mais ça ne marche pas. Ils n’ont jamais réussi à calculer ces histoires de champ magnétique. »

Je hoche la tête, d’accord. Le volet scientifique me barbe, je veux un oui ou un non. Je veux des réponses. « Bon mais la… la déflagration à distance ? »

L’Oiseau de nuit s’éclaircit la gorge, me regarde une seconde en inclinant la tête : elle n’aime pas qu’on la presse. « Oui. Pareil. Il faudrait un étalonnage et il faudrait du matos. L’étalonnage, peut-être, ce type des forces spatiales a peut-être de bons chiffres, ça se peut qu’il ait calculé la vélocité optimale et tout ça, mais le matos, personne ne l’a. Il faudrait un système de lancement hautement spécialisé, construit spécialement pour. Conçu pile-poil par rapport à la résistance du matériau, sa porosité, sa vélocité. Il y aurait peut-être une chance pour que quelqu’un fabrique le bon lanceur, fasse les bons calculs, si cette saloperie était encore à deux ans d’ici. À dix ans de distance, on pourrait la dévier assez pour qu’elle nous rate en arrivant dans les parages. » L’Oiseau se penche en avant dans son fauteuil. « Mais tu me dis que quelqu’un croit pouvoir lancer une déflagration à distance maintenant ? » Elle consulte sa montre, secoue la tête. « C’est dans quoi… un mois ? Un mois et demi ?

— Quarante-deux jours. Alors vous me dites qu’il n’y a aucune chance ?

— Non. Écoute-moi, mon gars. Je te dis qu’il y en a encore moins que ça. Il y a moins de zéro chance. »

Je l’ai poliment remerciée pour tout, et je suis descendu terminer mes préparatifs.

* * *

« Tu sais, je m’en veux de dire ça… mais c’est un beau brin de fille », lâche Cortez en se roulant soigneusement une cigarette.

Je lui lance un regard outré. Rien, dans son ton de voix ni dans son expression salace, n’indique qu’il s’en veuille de dire cela. Il m’asticote, voilà ce qu’il fait, en me disant précisément ce qui me dérangera le plus. D’autres avant lui se sont déjà fait un plaisir de me taquiner de la sorte : mes vieux copains les inspecteurs McGully et Culverson. Nico aussi, bien sûr. Je pige. Je sais quelle impression je fais aux gens.

« Je dis ça, je dis rien », ajoute Cortez. Il allume sa clope et tire dessus, longuement, avec satisfaction, tout en reluquant ouvertement le corps de la fille, d’un œil de connaisseur. Je ne réponds pas : je ne veux pas lui donner la satisfaction d’une réplique amusée, d’un léger « ha ha » ni même d’un soupir choqué d’homme intègre. Je boude, chasse la fumée de sa cigarette pour en protéger la jeune femme inconsciente, et il l’écrase par terre.

« Ah, mon cher Palace, dit-il en se levant et en bâillant. Tu vas me manquer quand je serai au paradis sans toi. »

Je suis assis sur le siège de WC, à côté de la fille, que nous avons allongée sur le mince matelas nu, les mains le long du corps. Le lit est tout près des barreaux, dans la cellule de détention, avec les toilettes, l’évier et le miroir. Cortez, lui, se trouve de l’autre côté des barreaux, du côté des gentils, dans l’étroit espace entre la cellule et la porte qui donne sur le couloir. Il n’y a que là que j’ai trouvé un crochet au plafond pour y suspendre la poche de solution saline, et donc c’est là qu’elle est fixée : du bon côté de la pièce, le fluide stérile coulant goutte à goutte dans un tube souple qui passe entre les barreaux pour rejoindre le bras de la fille. Lorsque nous sommes partis de Police House, l’Oiseau de nuit m’a préparé un kit de soins d’urgence : des rouleaux de gaze, des boîtes d’aspirine, des flacons d’eau oxygénée, plus trois litres de sérum physiologique dans deux poches d’un litre et demi, et un kit de perfusion. Quand je lui ai fait valoir que je ne savais absolument pas comment m’en servir, elle m’a rétorqué que je n’avais qu’à lire le mode d’emploi. Que cela s’administrait pratiquement tout seul.

Cortez suit mon regard jusqu’à la poche de fluide. « On dirait pas que ça s’écoule, si ?

— Ça goutte en haut, tu ne vois pas ?

— Tu as tout fait comme il faut ?

— Je n’en sais rien. Mais ça goutte.

— Qu’est-ce qui va se passer si tu t’y es mal pris ? »

Je ne dis rien, mais la réponse est qu’elle ne sera pas réhydratée et qu’elle mourra. Je regarde ma Casio : 4 h 45 de l’après-midi. Cette montre m’a été donnée, en même temps qu’une étreinte fugace, par la fille de Trish McConnell, Kelly.

« Ma maman est fâchée contre toi.

— Je sais.

— Moi aussi, je suis fâchée », m’a-t-elle dit.

Mais elle m’a quand même fourré la montre dans la poche, et je la porte depuis. Quand on appuie sur le bouton latéral, elle émet une plaisante luminescence bleu-vert. J’adore cette montre.

Il ne semble pas que la fille ait été agressée sexuellement. Je m’en suis assuré – rapidement et prudemment, avec le minimum de contact physique, en murmurant des excuses, certes, mais j’ai vérifié. Pas non plus d’abrasions aux poignets ni aux coudes, qui indiqueraient un ligotage. Rien que la gorge, plus les contusions et lacérations au visage, ainsi que d’autres signes de lutte violente : des bleus aux jointures des doigts et aux tibias, deux ongles cassés. J’ai collecté des échantillons de tissus sous ses ongles à l’aide d’une pince à épiler et je les ai soigneusement rangés dans un de mes sacs en plastique – l’armoire à pièces à conviction portative de l’inspecteur Palace. J’ai lavé et pansé la plaie de sa gorge, en appliquant une fine couche de Neosporin tout le long de cette large bouche obscène. J’ai coupé trop de gaze, si bien que le pansement dépasse largement les côtés de la plaie et s’étire jusque dans sa nuque. Du coup, on dirait qu’elle a eu la tête tranchée puis recousue. Ses cheveux, parfaitement noirs, tombent de son visage en deux rideaux emmêlés.

Je me lève de la cuvette, me détourne une minute, oscille sur mes pieds. Je meurs de faim. Épuisé. Je tiens à la main le bracelet de la fille endormie. Il était dans sa poche de poitrine, et non à son poignet. Délicat, en toc, le genre de brimborion que l’on trouve au centre commercial, qu’un lycéen achèterait à son amoureuse. Des breloques y sont accrochées : une note de musique, une paire de chaussons de danse. Un minuscule bouquet de fleurs, délicat et ravissant. « Des iris ? dis-je pour moi-même.

— Des lys, me corrige Cortez.

— Tu crois ? Ce sont peut-être des roses. » Je sens le poids plume du bijou dans ma paume.

« Des lys », insiste-t-il en bâillant.

Je contemple le visage neutre de la fille et décide qu’elle s’appelle Lily. D’où le bracelet. J’ai besoin qu’elle ait un nom, pour l’instant.

« Je m’appelle Henry Palace », dis-je tout bas à Lily, qui ne peut pas m’entendre. Cortez me regarde, amusé. Je ne fais pas attention à lui. « J’ai quelques questions à vous poser. »

Elle ne me répond pas. Elle est inconsciente. Je ne sais pas bien quoi faire d’autre. J’éprouve un besoin soudain d’être étendu moi-même sur ce matelas ; l’envie étrange que ce soit moi et pas elle. Je la regarde respirer : une inspiration légère, une expiration légère. Je tiens le bracelet dans le creux de ma main, terne dans la lumière jaune et sale de l’étroite cellule grise.

Cortez se repousse du mur, vient s’appuyer contre les barreaux et se met à parler, distraitement, tranquillement. « Ma mère a été dans le coma. En HP. Juste deux jours. Ils ont continué de lui apporter le déjeuner et le dîner, alors qu’elle était alimentée par un tuyau. Une négligence, j’imagine. Ou un règlement débile. Mon frère et moi, on mangeait tout. C’était bon, comparé à ce qu’elle nous servait d’habitude. »

Il rit. Je le gratifie d’un demi-sourire. Je ne sais jamais vraiment, quand il me déballe une de ses longues histoires personnelles, jusqu’à quel point c’est vrai, ce qu’il raconte, et dans quelle mesure c’est embelli, enjolivé. La première fois que je l’ai vu, il était barricadé dans une sorte d’entrepôt sur Garvins Falls Road, assis sur un butin qui lui a ensuite été dérobé par Ellen, son ex-partenaire aux affaires comme dans le privé. Il m’a conté trois versions de cet épisode, qui comportaient des détails sensiblement différents : elle l’avait pris par surprise et viré en le menaçant d’une hachette ; elle lui avait proposé un marché de dupe ; elle avait un autre amant, qui s’était pointé avec quelques acolytes et avait nettoyé les lieux.

Le voilà revenu dans la cellule, debout devant la petite cuvette des toilettes, en train d’examiner son large visage irrégulier dans la glace. Je lui demande comment sa mère s’est retrouvée dans le coma.

Il fait craquer ses doigts. « Bah, tu sais. J’ai séché l’école un après-midi pour rentrer chez moi fumer un peu d’herbe, je l’ai trouvée avec son chéri, et le chéri était en train de l’étrangler. Il s’appelait Kevin. Un ancien marine. Il l’étranglait à deux mains, comme ça. »

Il se détourne du miroir et mime le geste, les doigts entrelacés autour d’un cou imaginaire, les yeux écarquillés.

« C’est moche.

— Un sale type, ce Kevin.

— Alors elle a perdu connaissance ? »

Il a un geste vague. « Elle était défoncée au crack, aussi. Ils l’étaient tous les deux.

— Ah. » Mes yeux retournent se poser sur la fille endormie. « Et elle ? Je pense à une overdose. »

Cortez porte les mains à sa poitrine, feignant d’être horrifié. « Va te laver la bouche ! C’est pas son genre, à cette petite. Elle s’est fait égorger. Elle a perdu son sang. Elle… je sais pas. Ses organes se sont mis en sommeil.

— Non. » Il y a un moment que je rumine la question, que j’essaie de me remémorer quelques notions de médecine. Pas ma spécialité. « Quand quelqu’un saigne au point de perdre connaissance, il continue de se vider jusqu’à la mort, sauf si quelqu’un est là pour appliquer un point de pression sur la plaie. »

Cortez fronce les sourcils. « T’es sûr ?

— Oui. Non. » Je fouille ma mémoire. « Je ne sais pas. »

Je secoue la tête, écœuré par mon ignorance. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ? Dans cinq ans, j’aurais pu commencer à être bon dans mon métier, le métier de policier. Dix ans, peut-être.

Cortez se retourne vers le miroir. Je presse mes jointures contre mes yeux, pour tenter de ressusciter les leçons de mes stages de premiers secours. Mes cours à l’académie, mes séminaires professionnels. La gorge est un passage étroit, rempli de structures vitales – ce qui signifie que, quoi qu’il soit arrivé à cette fille, elle a eu beaucoup de chance, en un sens : la personne qui lui a tranché la gorge a raté d’un cheveu la carotide, la veine jugulaire, la tuyauterie délicate de la trachée. Une simple analyse de sang pourrait révéler si une substance illicite est aussi impliquée dans l’histoire, mais en ce moment, « une simple analyse de sang » est un concept appartenant à un univers lointain, c’est de la science-fiction. La spectrométrie de masse, les immunoessais, la chromatographie gaz-liquide : autant de pratiques datant d’un monde disparu.

Et il faut bien avouer que le jugement de Cortez sonne juste. C’est pas son genre, à cette petite. Mais ce n’était pas non plus le genre de Peter Zell. Plus personne n’est du même genre qu’avant.

J’observe les traits paisibles de Lily, puis je relève la tête pour surveiller la poche de sérum. Il me semble qu’elle est moins pleine. Je pense que la fille commence à se réhydrater. Je l’espère.

« T’en fais pas, Sherlock, me dit Cortez. On va simplement attendre qu’elle se réveille, et on lui demandera ce qui s’est passé. Enfin, sauf si elle met plus d’une semaine. Dans ce cas, on est foutus. »

Il se marre de nouveau, et cette fois je cède, je ris aussi, en roulant des yeux et en secouant la tête. La semaine prochaine, nous serons tous morts. Ce commissariat sera un tas de cendres, et nous serons dessous. Ha ha ha. Je pige.

* * *

Laissant Lily dormir et Cortez fumer, je retourne dans les bois examiner la scène de crime.

Si l’inspecteur Culverson était là, il procéderait à une reconstitution posée, concentrée – il referait tout le parcours, jouerait tous les rôles. La fille était étalée par terre, sur le ventre, la tête vers l’ouest. Ce qui indique qu’elle courait dans ce sens-là, qu’elle a trébuché ici, peut-être – qu’elle est tombée en avant comme ceci. Je mime ses derniers pas désespérés, lance mes mains en avant comme Superman. J’imagine la chute et le choc, je recommence, la chute et le choc, en imaginant dans mon dos la silhouette obscure de mon poursuivant, couteau en main, fondant sur moi.

Il y a quantité de traces de pas distinctes dans la boue épaisse de la clairière, mais elles ne sont vieilles que de deux heures, et ce sont les nôtres : le talon carré de mes grosses Dr. Martens, l’empreinte pointue des santiags de Cortez. Je distingue même le parcours compliqué des pattes de Houdini, qui dessinent des cercles dansants autour de la scène de crime. Mais là où la fille est tombée, le sol est un embrouillamini indistinct de marques ambiguës, de feuilles broyées et de paquets de boue. Des traînées noires dans le marron environnant. Toute trace de l’assaillant a été noyée ou effacée par la météo humide des deux derniers jours.

Je regagne le commissariat en piétinant dans la gadoue, prends pied sur l’allée de gravier qui s’incurve en travers de ce qui fut une pelouse municipale soignée et n’est plus qu’un laid terrain vague. Des parterres de zinnias montés en graine, cernés par les hautes herbes comme par une armée en marche. Au milieu du terrain, deux mâts, deux drapeaux oscillant mollement sous la pluie légère : celui des États-Unis, celui de l’Ohio. J’inspecte la pelouse avec tout le soin possible, la divisant dans ma tête en secteurs que je parcours méthodiquement. Je fais des trouvailles qui pourraient être des indices, ou peut-être pas : un petit tas d’écorces de cacahuètes, quinze centimètres de ficelle emmêlée. Dans un secteur situé juste au nord du drapeau de l’Ohio, je tombe sur trois trous régulièrement espacés dans la boue, qui semblent avoir été laissés par des piquets de tente.

Une fois mon inspection terminée, je reste un long moment au pied des drapeaux, les mains sur les hanches, de la pluie dans les yeux comme si j’étais en larmes, le nez et le menton dégoulinants. Passé un certain degré de fatigue, votre corps vous paraît tendre et mou en surface, comme un hématome. Vous avez la gorge qui brûle ; les yeux qui piquent. La faim intensifie la sensation : on se sent comme fripé, tordu, brûlé, durci. Comme la croûte de quelque chose, une écorce.

Ma ration pour aujourd’hui se compose de trois petits sachets d’arachides rôties au miel, plus une pomme verte prise dans un panier que nous avons trouvé dans un Residence Inn de Penfield. Je croque la pomme rapidement, comme un cheval. Je mange aussi presque tout un sachet d’arachides, puis décide de garder le reste pour plus tard.

Deux traces de sang superposées ; deux trajets dans le couloir ; l’un vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur.

Lily est agressée dans la kitchenette. Elle s’enfuit en saignant par la gorge, poursuivie par le coupable, et parvient à le semer dans les bois. Elle s’effondre dans la clairière où nous l’avons découverte. L’assaillant rentre avec ses trois couteaux encore dégoulinants de sang. Il les raccroche et disparaît.

Mais disparaître, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est descendu au sous-sol. Par le trou dans le sol du garage.

Pas vrai ? Inspecteur Palace, n’est-ce pas que c’est vrai ?

Vrai, sauf que… comment un agresseur déterminé et prêt à tuer peut-il perdre la trace d’une gamine de cinquante kilos sans défense qui titube dans les bois, la gorge pissant le sang ?

Vrai… mais pourquoi, et comment, manipule-t-il trois couteaux à la fois ?

Je lève les yeux vers le ciel, serre les dents et repousse une nouvelle vague de peur panique, de remords et de désespoir à l’idée que je ne saurai sans doute jamais. Ce mystère, allié à celui de ma sœur, demeurera éternellement sans réponse. C’est bien le bon endroit, le commissariat de Rotary, Ohio, c’est le bon endroit, mais c’est le mauvais moment, nous sommes venus trop tard, nous ne sommes pas arrivés à temps pour empêcher l’agression de cette fille, à temps pour empêcher ma sœur de se glisser sous terre et de disparaître. Ma faute. Tout est de ma faute.

Je me masse le front avec le talon de la main, en contemplant le bout de la pelouse, là où elle cède la place au sous-bois, et je la vois, notre endormie sans nom, courant dans la pénombre, une main serrée sur la gorge, essayant de hurler, incapable de le faire, son cou crachant un geyser de sang.

* * *

Ce n’était pas un piège, tout compte fait. Il y avait bien un petit zoo dans le coin, ces deux crétins d’ados pleins de bonnes intentions avaient bien libéré les animaux, et le frère de la fille était à présent coincé dans un arbre par un tigre. C’était début septembre, il y a environ deux semaines, seize jours peut-être, à mi-chemin de notre trajet tortueux. Seneca Falls était une ville grise : un calme inquiétant, des gens dans les rues, certains armés, d’autres non, certains en groupe et d’autres seuls, tout le monde grave et sur les nerfs. À un peu plus de quinze bornes de la ville : c’est là que nous avons vu la fille nous faire de grands signes, et nous l’avons invitée à monter dans la voiturette que nous avons poussée à fond, obligée à vibrer et bondir dans les petits chemins jusqu’à ce zoo minuscule. Là, nous avons trouvé le frère, en débardeur et short en jean, seize ans à peine et fou de terreur, tremblotant sur une haute branche qui ployait sous son poids et l’abaissait vers l’animal grondant et montrant les crocs. Le pelage mité, tendu sur les côtes apparentes.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé la fille.

— Euh… » ai-je fait, sur quoi Cortez a abattu la bête d’un coup de fusil.

Le garçon a poussé un petit cri et dégringolé par terre, à côté de l’animal mort. Des boyaux et de la vapeur sortaient de son flanc orange explosé. Cortez a rangé son fusil, m’a regardé, et a dit : « On peut y aller ?

— Attendez, attendez ! a lancé la sœur en nous courant après alors que nous remontions dans la voiturette. Qu’est-ce qu’on doit faire, maintenant ?

— À votre place, lui a répondu Cortez, je boufferais le tigre. »

* * *

NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM… NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM.

Cortez est dans la salle de régulation, fasciné devant la vieille console Radiocommand, un appareil de communication massif et noir, qui relaie sans discontinuer le même message d’urgence. La voix est calme, elle a ce ton neutre et sans affect que l’on entendait, naguère, lorsqu’on attendait d’être mis en relation avec un service après-vente : si vous désirez des conseils d’installation, composez le 1…

« Regarde-moi cette beauté, me dit-il. Elle marche encore. »

Une riche bouffée de nostalgie m’envahit. « Oh, tu penses ! Ces machines sont indestructibles. Et elle a dû être installée avec des tas de batteries de secours. »

Je me rappelle le même appareil, au commissariat de Concord. Les systèmes numériques portables installés environ deux ans avant mon assermentation l’avaient rendu obsolète, mais personne ne s’était jamais résolu à l’enlever de la Régulation, et la console restait là, dans le coin, noire, luisante et immuable, monument élevé à la gloire du travail de police traditionnel.

Le message change, à présent : DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES… DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES… Puis la dame commence à en égrener la liste, rien que de bons vieux noms de patelins à l’ancienne, évoquant les illustrations de Norman Rockwell : CONESVILLE… ZANESVILLE… DEVOLA…

Je passe l’index sur le dessus poussiéreux de la machine. Un bel engin de police, cette console Radiocommand, vraiment.

DES CENTRES DE PREMIERS SECOURS ONT ÉTÉ INSTALLÉS DANS LES COMMUNES SUIVANTES…

Nous restons plantés côte à côte, Cortez et moi, à écouter l’austère litanie des noms de villes. Cela déclenche dans mon cœur une mélancolie sourde, la voix de cette femme, le ronronnement de la machine, et je me dis que c’est peut-être simplement parce que les nouvelles me manquent. Pendant l’essentiel de ma vie, le monde a baigné dans les informations, croulé sous les messages rapportant ce qui se passait ; et puis, au cours de l’année écoulée, elles ont disparu du radar, une par une : le Concord Monitor et le New York Times, puis la télévision, le concept même de télévision, et Internet avec son bouillonnement incessant, tout cela s’est simplement évanoui. Pendant un moment, à Concord, avant l’incendie de ma maison et mon départ, j’ai eu une radio grandes ondes réglée sur la fréquence d’un certain Dan Dan the Radio Man, que j’ai écoutée durant toute la période des auditions de la commission Mayfair. C’est Dan Dan qui m’a annoncé la dernière mouture de la loi SSPI, votée à la hâte par ce qui restait du Congrès : nationalisation des silos à grains, reclassement de tous les parcs nationaux en camps pour les réfugiés intra-territoriaux.

En chemin, nous n’avons pu saisir qu’un écheveau de ragots et de rapports non confirmés, un échange nerveux de rumeurs, de spéculations et de fantasmes. Quelqu’un prétend que le barrage Hoover a été dynamité par des habitants du Nevada, en aval, qui avaient un besoin urgent d’eau potable. Quelqu’un agite un papier, prétendument une copie d’un document signé par le président, déclarant que les États-Unis sont « une nation souveraine et durable, conservant à perpétuité ses privilèges sur tous les territoires actuellement placés sous son autorité ». Quelqu’un raconte que la ville de Savannah a été conquise par des réfugiés venus du Laos, qui l’ont transformée en forteresse et tirent à vue sur les Blancs ; un autre réplique que pas du tout, c’est à Roanoke que ça s’est passé, qu’ils ont fait main basse sur Roanoke, et que ce sont des Éthiopiens.

Et à présent nous en sommes là, voilà ce qui nous reste du monde extérieur : on distribue des sandwichs et des pansements sous une tente quelque part à Apple Grove, Ohio.

LE PROGRAMME « LES BUCKEYES AIDENT LES BUCKEYES » SE POURSUIVRA PENDANT L’IMPACT ET AU-DELÀ, ANNONCE LA RADIOCOMMAND. LE PROGRAMME « LES BUCKEYES AIDENT LES BUCKEYES » SE POURSUIVRA PENDANT L’IMPACT ET AU-DELÀ.

Lorsque je pivote pour sortir de la pièce, une gerbe d’étincelles et d’étoiles jaillit à l’intérieur de mes paupières, et je titube, me raccroche au chambranle, reprends mon équilibre.

« Ça va ? » s’enquiert Cortez.

Je lui fais un signe vague par-dessus mon épaule, oui, ça va. Mais quand je lâche le chambranle pour me remettre en marche, un nouveau feu d’artifice me monte à la tête, et cette fois des taches et des motifs sanglants se gravent sur mes rétines. Une fille par terre. Un râtelier à couteaux derrière un évier rougi. Un distributeur de friandises vidé comme un animal éviscéré.

« Palace ? »

Je fais un pas… Ma fatigue est immense. Je tombe.

6

« Henry. Hé, ho. Debout. »

Cette voix. Je me réveille et voilà : mystère élucidé. Nico est là, tout simplement là, ses yeux brillent dans le noir comme ceux d’un chat. Elle est à genoux à côté de moi, qui suis couché par terre, et elle me réveille comme elle le faisait autrefois pour que je prépare son petit déjeuner, en enfonçant deux doigts dans mon torse et en approchant sa figure juste devant la mienne.

« Henry. Henry. Hen. Hen. Henry. Hé. Hen. » D’un geste du pouce par-dessus son épaule, elle m’indique Lily, la fille inconsciente allongée à côté de moi sur le mince matelas du lit, dans la cellule. Cortez a dû me ramasser dans la salle de régulation et me porter jusqu’ici.

« C’est qui, ta copine ? »

Je commence à parler, à dire oh, Nico, je te croyais morte, mais elle pose un doigt sur ses lèvres pour me faire taire, et j’obéis, je me tais, je la regarde fixement en silence. L’odeur de la cigarette de Cortez traîne encore dans la pièce.

« Donc, écoute, me dit-elle, et le son de sa voix me fait monter aux yeux des larmes brûlantes. Ça va se faire. C’est parti. »

Elle a exactement la même tête que sur la photo du lycée, celle que je garde dans la poche de mon blouson : elle s’est laissé repousser les cheveux et elle porte de nouveau ses lunettes, les vieilles, celles de son adolescence. Je n’en reviens pas qu’elle les ait encore. Je voudrais bondir pour la serrer dans mes bras. Je vais l’asseoir sur le guidon du vélo, je mettrai Houdini dans la remorque. Je vais la ramener à la maison.

« Tout s’est passé exactement comme prévu, poursuit-elle. Ils l’ont amené ici. Le savant, celui dont je t’ai parlé, tu sais ? On l’a avec nous. On part pour l’Angleterre demain matin, et avec l’équipe qu’il connaît là-bas, il va lancer la déflagration à distance. On va lui montrer un peu qui commande, à cet astéroïde. »

Abasourdi, j’articule en silence ces derniers mots : « Lui montrer qui commande. »

Elle sourit. Ses dents blanches luisent dans le noir. « Tout va s’arranger », dit-elle encore.

J’ai des objections, j’ai beaucoup de questions, mais Nico presse une main à plat sur ma bouche, secoue la tête dans un mouvement d’impatience.

« Je te le dis, Hen. Je te le dis. Emballé c’est pesé, comme le petit Jésus dans la crèche. » Une des expressions absurdes qu’employait mon père, une de ses préférées. « Tout est réglé. Aucun souci à se faire. »

C’est incroyable. Incroyable ! Ils ont réussi. Nico a réussi. Elle a sauvé le monde.

« Mais écoute. En attendant, surveille bien ton gorille. Je me méfie de lui. »

Mon gorille. Cortez.

Ils n’ont jamais eu le plaisir de se rencontrer, ces deux-là. Ils se seraient appréciés. Mais Nico ne l’a jamais croisé. N’a jamais entendu parler de lui. Une mare de mélancolie éclot dans ma poitrine et se répand dans tout mon corps comme un sang bleu sombre. Ceci n’est pas réel. Je suis en train de rêver et, aussitôt que je m’en rends compte, Nico s’efface tel un fantôme à la Dickens, pour être remplacée par mon grand-père, amaigri et racorni, les joues creuses et le regard fixe, assis dans son vieux fauteuil en cuir, tétant une American Spirit en marmonnant tout seul.

« Creuse un trou, dit-il. Creuse un trou. »

* * *

La fumée, elle, est bien réelle. De la fumée de cigarette toute fraîche, qui dévale le couloir du commissariat et passe entre les fins barreaux pour entrer dans mon rêve. Mon grand-père fumait bien des American Spirit, comme Nico. Ou plutôt, c’est Nico qui en fume comme lui. Il rouspétait chaque fois qu’il en prenait une, disait « foutue saloperie » chaque fois qu’il en sortait une de son paquet, la triturait avec irritation entre deux de ses vieux doigts. Un homme qui n’aimait pas se faire plaisir.

Ce n’est pas lui qui fume en ce moment ; il est mort depuis plusieurs années. C’est Cortez, quelque part dans le bâtiment, la clope au bec.

Et je ne reposais pas vraiment sur le mince matelas, bien installé à côté de notre victime d’agression endormie ; je me trouve toujours là où je suis tombé, par terre dans la salle de régulation, dans l’ombre de la console Radiocommand. Je la sens encore, l’impression chaude et fugace de sa main pressée à plat sur ma bouche, la main de Nico.

Je me lève rapidement, puis manque tomber parce que j’ai des fourmis dans les jambes, tends le bras et me rattrape au mur, la main à plat. Il est 5 h 21. C’est le matin. Combien de temps ai-je dormi ? Je suis les effluves de tabac et trouve Cortez dans le garage, accroupi au milieu de la pièce, en train d’examiner le sol. Notre cafetière portable bricolée est installée sur une étagère, et son bec est entouré de paquets de marc séché. Il y a un Thermos à côté de Cortez, et les volutes de vapeur qui en sortent se mêlent à celles de la fumée de cigarette.

« Tiens, bonjour, me dit-il sans lever la tête.

— Il faut qu’on descende là-dessous.

— Sans blague. » Il pousse un grognement, se couche sur le ventre. « J’y travaille.

— On peut le faire.

— J’y travaille, je te dis. Prends du café. »

Je trouve mon Thermos en inox derrière moi sur l’étagère, celui qui porte mon nom écrit au marqueur, et je m’en verse une tasse. Mon rêve était, à l’évidence, un classique de l’accomplissement du désir : Nico est en vie, la menace de l’astéroïde est écartée, la Terre survit, je survis. Mais que vient faire là mon grand-père, marmonnant depuis son lit de mort : « Creuse un trou » ? Ce sont réellement ses derniers mots. Il a dit ça. Cortez a la figure quasiment collée au sol, un œil ouvert, l’autre fermé, la cigarette au coin des lèvres. Il passe lentement la griffe de son marteau arrache-clou sur le béton en scrutant les fractures invisibles entre la dalle et le sol qui l’entoure.

Je sirote mon café ; il est brûlant, amer et noir. J’attends dix secondes. « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? On va pouvoir descendre ?

— Tu serais pas un peu obsessionnel, comme garçon ?

— Si, je sais. Donc, ton avis ? »

Il se contente de rire, et je m’arrête, j’attends, j’exige de moi-même un peu de patience. Cortez veut la même chose que moi, aussi fort que moi. Je veux descendre dans ce trou parce que c’est là que se trouve ma sœur, ma sœur ou des individus qui possèdent des indications permettant de la localiser ; Cortez, lui, veut descendre dans ce trou parce que le trou est là. Il veut entrer parce qu’il est refoulé dehors. Ses cheveux sont en bataille, ils s’échappent de son catogan et tombent en paquets emmêlés dans son dos. Je ne lui ai jamais demandé, en un mot comme en cent, pourquoi il m’avait accompagné dans cette folle équipée à la recherche de ma sœur égarée, mais je crois que la réponse est là : pour se livrer à des activités de ce genre, pour faire ce qu’il aime durant le temps qui lui reste. Je suis un point d’interrogation tendu vers un secret ; Cortez, un outil braqué sur les poches de résistance du monde.

« Alors ? dis-je. Tu peux…

— Oui. »

Il se hisse en position debout et jette sa cigarette, ajoutant un mégot à nos tas.

« Oui ? Comment ? Comment ?

— Attends que je te le dise. »

Il sourit, puis prend du tabac, palpe son pantalon pour trouver du papier, se roule une cigarette lentement, c’est une torture pour moi. Et enfin : « C’est pas une dalle. Si tu veux mon avis, c’est un bouchon, enfoncé dans le trou comme un coin dans une bûche. Ce qui veut dire qu’on ne pourrait pas le soulever même si on n’était pas deux squelettes.

— Alors ?

— Alors, reste plus qu’à le défoncer. Le premier choix serait un marteau-piqueur à essence, qu’on n’a pas et qu’on ne trouvera pas. »

Je hoche la tête, je la hoche comme un fou, et mon cerveau s’emballe, prêt à se lancer. C’est ça que je veux. Des infos précises. Des solutions. Un plan d’action. J’ai posé mon café, je suis prêt à foncer chercher ce qu’il nous faut. « Et le deuxième choix ?

— Le deuxième choix, ce serait une masse de forgeron. » Il tire une longue bouffée de sa cigarette, m’envoie un sourire langoureux tandis que je trépigne d’impatience. « Et je sais où trouver ça.

— Où ?

— Chez le marchand, pardi ! »

Enfin, enfin, il s’explique. Il a repéré la masse quand nous avons fouillé un hypermarché SuperTarget il y a deux jours, lors de notre dernière étape, à trois sorties d’autoroute avant Rotary. Le SuperTarget était flanqué de quatre autres magasins, massifs comme des forteresses, répartis autour d’un vaste parking : un Hobby Lobby, un Home Depot, une épicerie Kroger, un Cheesecake Factory. « C’était une Wilton, ajoute Cortez. Le gros modèle de douze livres. Bien maniable. » Appuyé au mur, il secoue la tête. « Et je l’ai laissée. Je m’en souviens, parce que je l’ai prise en main et que j’ai failli l’emporter, mais j’ai renoncé. Je me suis dit qu’on n’en aurait pas l’usage. Que ça alourdirait la remorque pour rien. » Il a un soupir mélancolique, tel un homme rêvassant à une amante perdue. « Mais je m’en souviens. Une belle grosse masse Wilton à manche en fibre de verre. Tu l’as vue, toi ?

— Je… oui, bien sûr. »

Je ne suis sûr de rien du tout. Je me souviens assez bien du SuperTarget : des rangées et des rangées de rayons vides, un sol en carrelage souillé, jonché de bougies parfumées et de serviettes de bain, des éléments de plomberie brisés par terre comme de vieux jouets. La partie alimentation comme ravagée par une horde de bêtes sauvages. Un grand panneau, qui devait déjà dater de plusieurs mois, indiquant : plus de munitions merci.

« Mais si elle n’y est plus ? Si quelqu’un d’autre l’a emportée ?

— Eh ben, on l’aura pas, me répond Cortez. Comme maintenant. »

Je mordille une pointe de ma moustache. Ce qu’il veut dire avec ce sarcasme, c’est que si nous allons chercher l’outil et que nous ne le trouvons pas, nous n’aurons rien perdu, mais en fait il se trompe, car nous aurons perdu du temps. Du temps, voilà ce que nous aurons perdu. Combien de temps pour pédaler jusque là-bas, combien d’heures pour retrouver l’outil, l’attacher sur la remorque, le rapporter derrière le vélo ?

Cortez sait exactement où il se trouve. Il a mémorisé l’allée et le rayon : allée 9, rayon 14. Son cerveau fonctionne ainsi. C’est au fond du magasin, derrière les sections jardinage et plomberie. Tandis qu’il m’explique comment y aller, je l’entends encore dans sa voix, cette veine profonde de regret, d’avoir laissé la masse, de s’être laissé surprendre, pour une fois dans sa vie, sans l’outil nécessaire pour faire le job.

« Tu n’as qu’à rester ici, lui dis-je. Pour surveiller le trou.

— D’accord, fait-il avec un salut réglementaire avant de s’asseoir en tailleur au milieu du garage. Je surveille le trou. »

* * *

En sortant, je passe voir la cellule, et constate avec joie que la poche de sérum est vide, aplatie et recourbée dans le haut comme un ballon dégonflé. La zone où l’aiguille s’enfonce dans le bras tendu de Lily me semble aussi aller bien : pas de motifs violacés en étoile autour de l’orifice d’entrée. Lily, ou allez savoir quel prénom. Pauvre fille. Quelque chose pour quelqu’un. J’entre la rejoindre dans la cellule et passe doucement un doigt sur ses lèvres ; elles sont encore sèches, mais pas du tout autant qu’avant, pas mortellement desséchées. Elle absorbe le fluide. « C’est bien, petite, lui dis-je. Bravo. »

À part un problème non négligeable : si Lily absorbe du fluide, elle devrait aussi en éliminer, et ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’urine, ce qui m’alerte sur quelque chose, mais quoi au juste, je n’en sais rien, car mes connaissances médicales sont limitées et spécialisées : secours d’urgence et scènes de crime. Administrer le bouche-à-bouche, panser des plaies, minimiser les pertes de sang. Rassembler des indices cliniques, pour moi, c’est un territoire inconnu. Une grille de mots croisés dans une langue que j’ignore.

Je monte sur une chaise pour décrocher la poche du plafond, retire l’aiguille du bras, et voilà, je suis au bout de mes réserves de solution saline. Quel que soit l’état de cette fille, j’ai atteint les limites de mes capacités d’intervention médicale. À partir de maintenant, son sort est binaire : soit elle va mourir, soit non. « Ça va aller, lui dis-je. Tu vas t’en tirer. »

Et c’est tout, je suis prêt à partir, lorsqu’un souvenir me poignarde, un flash de mon rêve : Nico, méfiante et renfrognée, me chuchotant à la hâte surveille bien ton gorille.

Perturbé, mal à l’aise, je tourne les yeux vers le couloir et vers le garage où il fume, assis, où il attend. C’est injuste ; ce n’était qu’un rêve ; Nico ne le connaît même pas. Mais d’un autre côté, moi non plus je ne le connais pas, pas vraiment. Il est de bonne compagnie, et ses compétences variées m’ont bien profité, mais je sens soudain à quel point je suis loin de le connaître – en tout cas, de le connaître suffisamment pour lui faire confiance.

Et pendant ce temps, la fille : endormie, vulnérable, seule. Je visualise le sourire tordu de Cortez, ses yeux dansant sur la silhouette allongée de Lily, l’admirant comme une corbeille de fruits.

C’est une clé de geôlier à l’ancienne que nous avons ici, pendue à un crochet. Je repousse la grille de la cellule, la secoue un bon coup pour m’assurer qu’elle est bien verrouillée. Puis je prends la clé à son clou et la jette entre les barreaux : elle atterrit en glissant dans le fond de la cellule.

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