9 Un robot roulé

— Ainsi l’influx le plus puissant l’emporte cette fois encore, Daneel : vous me blesseriez pour me garder en vie.

— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de vous blesser. Vous savez bien que je ne pense pas que vous voudriez vous livrer à une résistance futile. Néanmoins, si l’emploi de la force se révélait nécessaire, je me trouverais obligé d’y avoir recours, sans souci de vous blesser.

— Je pourrais vous anéantir à cet endroit même où vous êtes, dit Baley. Sur-le-champ. Et je n’aurai aucun scrupule de conscience pour m’en empêcher.

— J’ai déjà pensé que vous pourriez prendre une telle attitude au cours de notre présente intimité, Elijah. Plus exactement cette idée m’est venue à l’esprit pendant le trajet du spacioport à cette maison, lorsque vous vous êtes momentanément livré à des violences dans le véhicule. La destruction de ma personne est sans importance par rapport à votre sécurité, mais un tel anéantissement serait par la suite, pour vous, une cause de souci et irait à l’encontre des plans établis par mes maîtres. Aussi donc ai-je bien pris soin, au cours de la première nuit que vous avez passée à dormir, d’enlever la charge de votre atomiseur.

Baley serra les dents. Il se trouvait maintenant avec en main une arme déchargée. Aussitôt sa main se porta en réflexe à son étui, il retira l’arme et regarda l’indicateur de charge : bien entendu, l’aiguille stationnait sur zéro.

Un instant, il hésita à lancer cette masse inutile de métal à la tête de Daneel, la soupesant entre ses doigts. Mais à quoi bon ? Le robot esquiverait avec trop de facilité.

Il remit l’atomiseur dans l’étui. Il pourrait plus tard le recharger à loisir.

Lentement, pensivement, il dit :

— Ne comptez pas me berner plus longtemps, Daneel.

— En quoi faisant, Elijah ?

— Vous jouez trop bien le maître. Et je me trouve trop bien bloqué par votre faute. Etes-vous un robot, réellement ?

— Vous en avez déjà douté, répondit Daneel.

— Oui, sur Terre, l’an dernier. J’ai alors émis le doute que R. Daneel Olivaw fût, en tout état de cause, un robot. Il a été prouvé qu’il en était un. Je crois qu’il est toujours et à jamais robot. Ma question, en fait, est : Etes-vous réellement R. Daneel Olivaw ?

— Je le suis.

— Vraiment ? Daneel avait été construit de façon à passer pour un Spacien ; je ne vois pas pourquoi un Spacien ne pourrait pas se faire passer pour Daneel.

— Mais dans quel but ?

— Pour mener l’enquête sur cette planète avec plus d’initiative et de possibilités que ne saurait en avoir un robot. Néanmoins, en vous faisant passer pour Daneel, vous pouviez plus aisément me garder sous votre coupe en me donnant la fausse impression que vous me laissiez l’initiative et les décisions. Après tout, c’est par mon intermédiaire que vous êtes ici et il faut bien que je reste compréhensif.

— Tout ceci n’est qu’invention pure, Elijah.

— Expliquez-moi alors pourquoi tous les Solariens auxquels nous avons eu affaire vous ont pris pour un humain. Ce sont pourtant des experts en robots. Est-il si facile de les duper ? Il me semble bien curieux que je sois, moi tout seul, dans le vrai, et que tout le reste du monde se trompe. Il est beaucoup plus probable que ce sont les autres qui ont raison et moi qui ai tort.

— Pas du tout, Elijah.

— Eh bien, prouvez-le, dit Baley, se déplaçant insensiblement vers le bout de la table où il posa un élément de vide-ordures. C’est quelque chose qu’il vous est très facile de faire si vous êtes réellement un robot. Montrez-moi le métal sous votre peau.

— Mais, je vous assure, commença Daneel.

— Montrez-moi le métal, dit Baley incisif. C’est un ordre. Ou bien ne vous sentez-vous plus obligé d’obéir aux ordres ?

Daneel défit sa chemise. La peau lisse et bronzée de sa poitrine était recouverte par endroits de poils blonds. Les doigts de Daneel exercèrent une forte pression juste sous le sein droit et la peau et la chair se fendirent sur toute la longueur de sa poitrine sans la moindre effusion de sang, tandis qu’on entrevoyait le poli luisant du métal.

Et dans le temps que se déroulait cette opération, les doigts de Baley, qui reposaient en bout de table, se déplacèrent légèrement sur le côté et pressèrent un bouton d’appel. Presque aussitôt un robot entra.

— Ne bougez pas, Daneel, cria Baley. C’est un ordre. Immobilisation totale.

Et Daneel resta immobile, comme si la vie, ou l’imitation de vie qui animait les robots, l’avait quitté.

Baley cria au robot qui venait d’entrer :

— Pouvez-vous faire venir ici deux autres robots de la domesticité sans quitter vous-même cette pièce ? Si oui, exécution.

— Oui, maître, dit le robot.

Deux autres robots entrèrent, répondant à un appel radio du premier. Tous trois se mirent en ligne au coude à coude.

— Les gars, dit Baley, vous voyez bien cette créature que vous aviez cru être un maître.

Six yeux rougeoyants se tournèrent solennellement vers Daneel, puis à l’unisson les trois robots répondirent :

— Nous le voyons, maître.

— Voyez-vous également que ce prétendu maître n’est en fait qu’un robot comme vous-mêmes, puisqu’il est fait de métal à l’intérieur. Il a seulement été construit pour donner l’illusion d’être un homme.

— Oui, maître, nous le voyons.

— Vous n’êtes donc pas tenu d’obéir aux ordres qu’il peut vous donner. Est-ce compris ?

— Oui, maître, c’est compris.

— Mais, par contre, je suis un homme, réellement un être humain, reprit Baley.

Un moment, les robots hésitèrent et Baley se demanda si, de leur avoir montré qu’une chose à l’image de l’homme n’était en fait qu’un robot n’allait pas les pousser à croire que tout ce qui avait l’apparence d’un homme n’était pas un homme mais seulement une illusion.

Mais finalement, l’un des robots dit :

— Vous êtes réellement un homme, maître, et Baley put, de nouveau, avaler sa salive.

— Bon. Daneel, vous pouvez bouger maintenant, dit-il.

Daneel prit une position plus naturelle et dit calmement :

— Les doutes que vous exprimiez à propos de mon identité, tout à l’heure, n’étaient qu’une feinte destinée à me faire révéler ma véritable nature devant ceux-ci, j’imagine.

— Très exactement, dit Baley en détournant les yeux.

« Ce n’est qu’une machine, se morigénait-il, ce n’est pas un homme. On ne peut pas jouer un tour à une machine. »

Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un sentiment honteux de culpabilité. Même avec Daneel, dressé là, le torse ouvert, l’humanoïde conservait un aspect si humain que Baley se disait, malgré tout, qu’il l’avait trahi.

— Refermez votre poitrine, Daneel, et écoutez-moi, reprit-il. Malgré toute votre force, vous ne pouvez lutter contre trois robots. Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ?

— C’est certain, Elijah.

— Bon. Maintenant, vous les gars, dit-il, en s’adressant de nouveau au trio : vous ne devrez dire à personne, homme, maître, ou qui que ce soit, que cette créature est un robot. Jamais, et en n’importe quelle circonstance, sauf instructions contraires de moi, et de moi seul.

— Merci, dit doucement Daneel.

— Néanmoins, continua Baley, le robot à l’apparence humaine ne doit pas être autorisé à entraver mes agissements de n’importe quelle manière. S’il s’y essaie, vous êtes tenus de l’en empêcher par contrainte physique, en prenant bien soin de ne pas l’endommager, à moins que ce ne soit absolument nécessaire. Ne le laissez pas lancer un appel de stéréovision à d’autres humains que moi-même, ou à d’autres robots que vous trois, ou s’adresser en personne à un humain. Ne le quittez à aucun moment. Qu’il reste dans cette pièce ainsi que vous trois. Vous êtes déchargés de tous vos autres travaux jusqu’à avis contraire de ma part. Est-ce bien clair ?

— Oui, maître, répondirent-ils en chœur.

Baley se retourna vers Daneel.

— Il n’y a rien que vous puissiez faire maintenant. Aussi n’essayez pas de m’empêcher d’agir à ma guise.

Les bras de Daneel pendaient inertes le long de son corps.

— Je ne puis, dit-il, par quelque inaction de ma part, vous laisser courir le moindre danger, Elijah. Néanmoins, en raison des circonstances présentes, rien d’autre que l’inaction n’est possible. Le dilemme est insoluble. Je ne ferai rien. Je souhaite et j’ai confiance que rien ne vous arrivera et que vous resterez en bonne forme.

« Et voilà, se dit Baley. La logique est une chose purement formelle, mais les robots n’ont rien d’autre. » La logique montrait à Daneel qu’il était intégralement bloqué. L’intelligence aurait pu lui laisser voir que tous les facteurs d’une situation ne sont pas immanquablement prévisibles, que l’adversaire peut commettre une faute.

Non, rien de tout cela. Les robots sont des êtres logiques, mais non des intelligents.

De nouveau, Baley éprouva quelque remords et ne put s’empêcher de manifester un peu de sympathie.

— Ecoutez, Daneel, dit-il, même si j’allais droit à un danger, ce qui n’est ab-so-lu-ment-pas-le-cas (ajouta-t-il précipitamment, en jetant un bref regard au trio toujours présent), ce ne serait là qu’un élément de mon travail. Je suis payé pour cela et mon travail consiste à préserver l’humanité tout entière du danger, comme le vôtre est d’empêcher un individu de courir à sa perte. Me comprenez-vous ?

— Non, je regrette, Elijah.

— Alors, c’est que vous n’êtes pas réglé pour le comprendre. Croyez-moi simplement sur parole, si je vous dis que vous l’auriez compris eussiez-vous été un homme.

Daneel inclina la tête et acquiesça, demeurant debout, immobile à la même place, tandis que Baley se dirigeait lentement vers la porte de la pièce. Les trois robots lui cédèrent le passage, conservant leur « yeux » photo-électriques braqués sur Daneel.

Baley enfin marchait vers une sorte de liberté et son cœur battait d’un rythme plus vif à cette idée ; il eut brusquement une angoisse : un autre robot approchait, venant de la porte opposée.

Qu’est-ce qu’il était encore arrivé ?

— Qu’y a-t-il, mon garçon ? grogna-t-il.

— Un message vient d’arriver pour vous, maître. Il émane du bureau du Chef de la Sûreté par intérim.

Baley prit la capsule personnalisée que le robot lui tendait. Elle s’ouvrit aussitôt, libérant une mince bande de papier, couverte de caractères finement imprimés. (Il ne s’en étonna pas. Solaria avait reçu son dossier avec ses empreintes digitales et la capsule avait été arrangée de façon à ne s’ouvrir qu’au contact de ses circonvolutions personnelles.)

Il lut le message et son visage chevalin resplendit de plaisir.

C’était l’autorisation officielle lui permettant de se livrer à des entrevues en présence effective, sous condition que les intéressés soient d’accord. On les pressait d’ailleurs d’offrir toute la coopération possible aux « inspecteurs Baley et Olivaw ».

Attlebish avait capitulé, au point même d’inscrire en premier le nom du Terrien. C’était un excellent présage pour commencer, sur le tard, une enquête et la mener comme elle devait l’être.


Baley se trouvait, de nouveau, en avion, comme lors de son voyage éclair de New York à Washington. Mais cette fois il y avait une différence, et de taille : les vitres restaient transparentes.

La journée était belle et claire et de l’endroit où se tenait Baley les vitres n’étaient que des taches de bleu, d’une monotonie parfaite. Il essaya de ne pas se blottir sur lui-même et ne se cacha la tête entre les genoux que quand vraiment il n’en put plus.

Il était le seul et unique responsable des affres qu’il endurait. La saveur de son triomphe, ce sentiment inhabituel de libération, parce qu’il l’avait emporté d’abord sur Attlebish, puis sur Daneel, l’impression d’avoir réaffirmé la dignité de la Terre vis-à-vis des Spaciens méritaient bien ces quelques désagréments.

Il avait commencé par marcher à ciel ouvert jusqu’à l’avion qui l’attendait, avec une espèce de vertige qui lui montait à la tête, comme une ivresse ; c’était presque désagréable et, dans un fol accès de confiance en soi, il avait ordonné que les vitres ne soient pas voilées.

« Il faut bien que je m’y fasse », pensait-il, et il regarda fixement le bleu du ciel, jusqu’à ce que son cœur batte la chamade et que la boule dans sa gorge ait grossi plus qu’il ne pouvait le supporter.

Il dut fermer les yeux et enfouir la tête entre ses bras, dans une illusoire protection à des intervalles de plus en plus rapprochés. Petit à petit, sa confiance en lui diminuait et même de toucher son étui, où reposait son atomiseur rechargé de frais, n’arrivait plus à enrayer la déroute de son moral.

Il essaya de garder l’esprit fixé sur son plan de bataille. Tout d’abord, se mettre au courant des mœurs de la planète. Faire une esquisse du décor sur lequel tout devait se placer ou n’avoir ni queue ni tête.

Donc, en premier lieu, voir un sociologue.

Il avait, en conséquence, demandé à un robot le nom du sociologue solarien le plus en vue ; il y avait au moins une chose de bien avec ces robots-là : ils ne vous posaient pas de question.

Le robot lui avait fourni : nom, curriculum vitae, puis avait marqué un temps d’arrêt avant de remarquer que, à cette heure du jour, le sociologue serait très probablement à table et qu’il demanderait éventuellement de repousser la communication à un peu plus tard.

— A table ! s’exclama Baley. Mais c’est ridicule il s’en faut de deux heures qu’il soit midi.

— J’utilise le fuseau horaire de son domicile, maître, répondit le robot.

Baley ouvrit de grands yeux, puis comprit. Evidemment, sur la Terre, avec les villes ensevelies dans les entrailles du globe, le jour et la nuit, c’est-à-dire les périodes de veille et de sommeil, étaient déterminés par l’homme de façon à répondre au mieux aux intérêts de la population et de la planète. Mais, sur un monde comme celui-ci, exposé en plein aux feux du soleil, le jour et la nuit n’étaient plus des questions où l’homme avait son mot à dire, mais des constantes qu’il devait supporter bon gré mal gré.

Baley essaya de se figurer Solaria comme une sphère éclairée, puis dans l’obscurité, suivant sa rotation. Il eut beaucoup de difficulté à se l’imaginer et du coup ressentit un dédain réconfortant pour ces Spaciens, soi-disant si supérieurs à lui, et qui se laissaient imposer une chose aussi importante que l’heure par les fantaisies de mondes en rotation.

— Bon. Eh bien demandez la communication tout de même, avait-il répondu au robot.

Des robots vinrent l’accueillir à sa descente d’avion et Baley, s’avançant de nouveau en plein air, s’aperçut qu’il tremblait de tous ses membres.

— Laissez-moi tenir votre bras, mon garçon, murmura-t-il au robot le plus proche.

Le sociologue l’attendait à l’autre extrémité du vestibule, un sourire crispé aux lèvres :

— Bonjour, monsieur Baley, dit-il.

— Bonsoir, monsieur, répondit Baley en claquant des dents. Voulez-vous avoir l’obligeance de faire voiler les fenêtres ?

— Elles le sont déjà, dit le sociologue. Je connais un peu les coutumes de la Terre. Voulez-vous me suivre ?

Baley réussit à le suivre sans l’aide d’un robot, marchant à bonne distance derrière le maître de céans, à travers un labyrinthe de couloirs. Lorsque finalement il put s’asseoir dans une vaste pièce élégamment décorée, il apprécia la chance de prendre quelque repos.

Dans les murs de la pièce étaient creusées de profondes ogives. Des statues rose et or occupaient chaque niche : des manifestations d’art abstrait qui plaisaient à l’œil, sans laisser entrevoir de signification. Une machine bizarre, vaste, cubique, comportant de nombreux objets cylindriques et un grand nombre de pédales, suggérait l’idée d’un instrument de musique.

Baley regarda le sociologue debout en face de lui. Le Spacien avait exactement le même aspect que lors de la communication antérieure par stéréovision.

Il était grand, mince et ses cheveux étaient d’un blanc éblouissant. Sa figure était extraordinairement triangulaire, avec un nez fort, des yeux enfoncés et pétillants.

Il s’appelait Anselmo Quemot.

Ils se regardèrent en silence, jusqu’au moment où Baley estima que sa voix avait dû reprendre un timbre normal. Et alors, les premières paroles qu’il prononça n’avaient strictement rien à faire avec l’enquête, et étaient pour lui, totalement imprévues.

— Puis-je avoir à boire ? demanda-t-il.

— A boire ? (La voix du sociologue était un peu trop aiguë pour être tout à fait agréable.) Voulez-vous de l’eau ?

— J’aimerais mieux un peu d’alcool.

Le regard du sociologue montra un certain désarroi comme si les lois de l’hospitalité étaient une chose qu’il ne connaissait qu’imparfaitement.

« Et, pensa Baley, c’est vraiment le cas : sur un monde où toute la vie sociale se passait par stéréovision, il n’y avait aucune raison de boire ou manger ensemble. »

Un robot lui apporta une petite tasse en émail : le contenu était d’une couleur vieux rose. Baley le huma avec précaution et le goûta avec plus de prudence encore. La petite gorgée de liquide lui laissa une chaleur agréable sur la langue et descendit dans sa gorge avec un délicat velouté. Aussi, la seconde gorgée fut-elle plus importante.

— Si vous en voulez davantage, commença Quemot.

— Non merci, pas maintenant. Je vous remercie beaucoup, monsieur, d’avoir bien voulu accepter cette rencontre.

Quemot essaya de sourire, mais ce ne fut qu’un lamentable échec.

— Il y a bien longtemps que ça ne m’était arrivé. Oui, bien longtemps en vérité.

C’est tout juste s’il ne se tortillait pas en parlant : Baley aurait juré qu’il était sur des charbons ardents.

— J’imagine que cela doit vous paraître assez pénible, dit-il.

— Très pénible. (Et Quemot se retourna brusquement et se réfugia dans un fauteuil à l’autre bout de la pièce.)

Il mit son fauteuil d’angle de façon à faire le moins possible face à Baley sans lui tourner le dos, et s’assit, joignant ses mains gantées tandis que ses narines semblaient frémir.

Baley avala le reste d’alcool dans sa tasse et sentit une douce chaleur l’envahir tout entier, lui rendant un peu de confiance en lui.

— Que ressentez-vous très exactement à me voir là, en face de vous, docteur Quemot ? demanda-t-il.

— C’est là une question par trop intime, murmura le sociologue.

— Je le sais. Mais je pense vous avoir expliqué, au cours de notre conversation antérieure par stéréovision, que je poursuis une enquête à propos d’un meurtre. Aussi ai-je à poser un grand nombre de questions, dont certaines, nécessairement, seront d’ordre intime.

— Je vous aiderai dans la mesure où j’en aurai la possibilité, dit Quemot. J’espère seulement que vos questions resteront dans les limites de la décence.

Il continuait de regarder ailleurs tout en parlant, et ses yeux, quand par hasard ils se portaient sur le visage de Baley, ne s’y attardaient.

— Ce n’est pas par simple curiosité, continua Baley, que je vous demande ce que vous ressentez. C’est un point essentiel de mon enquête.

— Je ne vois vraiment pas en quoi.

— Il me faut en savoir le plus possible sur cette planète. Je dois comprendre la manière dont les Solariens réagissent vis-à-vis de situations courantes. Vous voyez ce que je veux dire ?

Quemot ne regardait plus Baley du tout maintenant. Il dit, très lentement, les yeux dans le vague :

— Ma femme est morte il y a bien dix ans. La rencontrer n’était jamais une affaire très facile mais, bien sûr, c’est une chose à laquelle on s’accoutume avec le temps et, de plus, ce n’était pas une femme indiscrète. On ne m’a pas imposé d’autre épouse depuis, étant donné que j’avais passé l’âge de… de… (Et il regarda de nouveau Baley comme s’il lui demandait de terminer la phrase, mais voyant Baley attendre sans suggérer de terme, il l’acheva, sur un ton plus grave)… de procréer. Aussi, n’ayant plus même la présence d’une épouse, je me suis totalement déshabitué de ces manifestations d’une présence effective.

— Mais, qu’est-ce que vous ressentez, à proprement parler ? insista Baley. Eprouvez-vous une véritable panique ? dit-il, en pensant à ce qu’il avait lui-même souffert à bord de l’avion.

— Non, pas une véritable panique. (Quemot tourna légèrement la tête pour lancer un bref regard oblique à Baley, puis reprit aussitôt la même position.) Mais je vais être franc, monsieur Baley. Je m’imagine vous sentir.

Aussitôt Baley se rejeta dans son fauteuil, se sentant douloureusement gêné :

— Me sentir ? répéta-t-il.

— C’est évidemment un tour que me joue l’imagination, reprit Quemot. Je suis incapable de dire si vous avez réellement une odeur, ou si elle est forte ; et même, d’ailleurs, si c’était le cas, mes filtres olfactifs m’empêcheraient de l’apprécier. Néanmoins, l’imagination… (et il haussa les épaules.)

— Oui, je comprends.

— Non, je ne crois pas. C’est pire que cela. Pardonnez-moi, monsieur Baley, mais quand je me trouve effectivement en présence d’un être humain, j’éprouve fortement l’impression que quelque chose de visqueux va me toucher. Et, bien sûr, je fais tous les efforts pour m’en écarter. C’est vraiment très désagréable.

Baley se mit pensivement à triturer son oreille, histoire de lutter contre l’agacement qui le gagnait. Après tout, ce n’était là qu’une réaction névrotique de l’autre, face au plus simple des états de chose.

— S’il en est ainsi, je suis d’autant plus surpris que vous ayez accepté de me rencontrer sans plus de difficulté. Pourtant, vous deviez bien vous attendre à ces désagréments, dit Baley.

— Certes. Mais vous savez, je suis curieux : et vous êtes un Terrien.

Baley pensa, avec un certain cynisme, que cela aurait dû être un argument de plus à l’encontre de cette conversation, mais se contenta de dire :

— En quoi cela importe-t-il ?

Une sorte de frénésie saccadée se fit jour dans le ton de Quemot.

— Ce n’est pas quelque chose que je puisse facilement expliquer. Et même, pour moi, c’est encore assez flou. Mais je me passionne pour la sociologie depuis dix ans maintenant, et j’ai vraiment travaillé. J’ai échafaudé quelques hypothèses qui sont vraiment nouvelles et paradoxales, et pourtant foncièrement exactes. Et c’est l’une de ces hypothèses qui est cause de l’intérêt extraordinaire que je porte à la Terre et aux Terriens. Voyez-vous, si vous étudiez à fond la société de Solaria et la manière d’y vivre, il va vous sauter aux yeux que la dite société et sa manière d’agir sont modelées directement et intégralement sur celles de la Terre même.

Загрузка...