Daneel se tenait sur le pas de la porte :
— Que se passe-t-il, Eli… ?
Mais nulle explication ne fut nécessaire et la voix de Daneel devint brusquement un organe puissant et vibrant :
— Robots de Hannis Gruer. Votre maître est blessé. Robots !
Aussitôt une silhouette métallique se précipita dans la salle à manger, puis, une ou deux minutes ensuite, toute une douzaine entra. A trois ils emportèrent délicatement Gruer. Et les autres se mirent diligemment à réparer le désordre et à ramasser toute la vaisselle qui jonchait le sol.
Brusquement, Daneel leur cria :
— Vous là, les robots, laissez-moi toute cette vaisselle. Organisez des recherches. Fouillez toute la maison pour voir s’il s’y trouve un être humain. Alertez tous les robots qui peuvent se trouver à l’extérieur, qu’ils inspectent jusqu’aux plus petites portions du domaine. Si vous apercevez un maître, retenez-le. Sans le molester (avertissement superflu, pensa Baley), mais ne le laissez pas s’échapper non plus. Si vous ne découvrez la présence d’aucun maître, faites-le-moi savoir. Je reste branché sur cette fréquence de stéréovision.
Puis, comme les robots se dispersaient, Elijah murmura à l’adresse de Daneel :
— Ce n’est là qu’un commencement. Il a été empoisonné, c’est certain.
— Oui. C’est l’évidence même et la seule chose dont nous puissions être sûrs, Elijah.
Et Daneel s’assit avec difficulté, comme s’il éprouvait des douleurs dans le genou. Baley ne l’avait jamais vu se laisser aller ainsi, ou être un instant en proie à quelque chose d’aussi humain qu’un rhumatisme du genou.
— De voir un être humain subir une souffrance détraque mes rouages, se plaignit Daneel.
— Mais il n’y avait rien que vous puissiez faire pour l’éviter.
— Je le sais bien. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir certains de mes circuits mentaux obstrués. En termes humains, j’éprouve ce qui pour vous serait un choc émotionnel.
— S’il en est ainsi, il vous faut le surmonter, conseilla Baley qui manquait totalement de patience et de compassion pour un robot émotif. Nous avons à nous préoccuper, pour le moment, d’une vétille : qui est responsable ? Car il n’y a pas d’empoisonnement sans empoisonneur.
— Ce peut être une intoxication alimentaire.
— Une intoxication alimentaire accidentelle ? Sur un monde aussi aseptisé que celui-ci ? Allons donc ! En outre, le poison était mélangé à un liquide, et les symptômes ont été brutaux et définitifs. C’était bel et bien une bonne dose de poison. Ecoutez, Daneel, je m’en vais faire un tour dans la pièce à côté, histoire de réfléchir un peu à tout cela. Vous, appelez Mme Delmarre. Assurez-vous qu’elle est bien chez elle et vérifiez la distance qui sépare ses domaines de ceux de Gruer.
— Penseriez-vous maintenant que…
Baley leva la main :
— Pour l’instant, trouvez-moi la réponse à ce que je viens de vous demander.
Il sortit de la pièce, en quête d’un peu d’isolement. Il était vraisemblable que, sur un monde comme Solaria, deux tentatives de meurtre, aussi étroitement liées dans le temps, n’aient pas d’autres corrélations entre elles. Et si donc il y avait une corrélation quelconque, le postulat le plus évident consistait à admettre pour vraie la théorie de Gruer sur une conspiration.
Baley sentit les petits frémissements habituels l’envahir. Il était venu sur ce monde avec, en tête, les seuls ennuis de la Terre en sus des siens : le meurtre, en lui-même, n’était alors qu’un épisode assez lointain, mais maintenant l’enquête allait réellement prendre corps et il en fit saillir ses maxillaires.
Après tout, le meurtrier, ou les meurtriers (ou la meurtrière) avait frappé, lui présent. Et cela l’irritait profondément. Etait-il donc une quantité si négligeable ? Son orgueil professionnel en était atteint, il s’en rendait compte et s’en félicitait. Enfin, il avait maintenant une autre raison d’aller jusqu’au bout de cette histoire de meurtres, sans même s’inquiéter des dangers qui pouvaient menacer la Terre.
Daneel avait réussi à le retrouver et s’avançait vers lui :
— J’ai fait ce que vous aviez demandé, Elijah. J’ai parlé à Mme Delmarre, par stéréovision. Elle est bien chez elle, à quelque quinze cents kilomètres du domaine de l’inspecteur Gruer.
— Je la verrai moi-même plus tard, dit Baley, oui, enfin je la visionnerai. (Puis, regardant Daneel d’un air pensif :) Croyez-vous qu’elle soit impliquée dans ce nouveau crime ?
— Pas d’une manière directe apparemment, Elijah.
— Ce qui sous-entend qu’elle le serait d’une manière indirecte, n’est-ce pas ?
— Elle peut avoir persuadé quelqu’un d’autre de le faire pour elle.
— Quelqu’un d’autre, sursauta Baley. Qui ?
— Je l’ignore absolument, Elijah.
— Si quelqu’un avait agi à sa place, le quidam en question devrait se trouver sur les lieux du crime.
— Oui, répondit Daneel. Il a bien fallu qu’il y ait quelqu’un sur place pour verser le poison dans le liquide.
— N’est-ce pas possible que la boisson empoisonnée ait été préparée plus tôt dans la journée ? Peut-être même beaucoup plus tôt ?
— C’est une question que j’ai déjà envisagée, Elijah, repartit Daneel avec calme. Et c’est pourquoi j’ai utilisé le mot d’apparemment quand j’ai affirmé que Mme Delmarre n’était pas directement impliquée dans ce crime. Il est du domaine du possible qu’elle ait été présente en cet endroit à un moment antérieur de la journée. Il serait bon, je pense, de vérifier son emploi du temps.
— D’accord, nous le ferons. Nous vérifierons si elle a été physiquement présente là à un moment quelconque.
Baley se mordait les lèvres de plaisir. Il s’était déjà douté que la logique des robots, par certains côtés, était assez déficiente. Maintenant, il en était convaincu. Comme disait le roboticien : « Ils sont logiques, mais non intelligents ».
— Revenons au salon de conversation, reprit-il, et remettez-moi en liaison avec le domaine de Gruer.
La pièce resplendissait d’ordre et de netteté. Il ne restait pas le moindre vestige du drame qui s’était déroulé moins d’une heure plus tôt, des affres d’un homme torturé par le poison.
Trois robots restaient là, le dos au mur, dans l’habituelle attitude des robots, témoignant d’un respectueux dévouement.
— Quelles nouvelles avez-vous de l’état de votre maître ? demanda Baley.
Le second des trois robots répondit :
— Le docteur s’occupe de lui, maître.
— Par stéréovision, ou à son chevet ?
— Par stéréovision, maître.
— Quelles sont les conclusions du docteur ? Survivra-t-il ?
— Ce n’est pas encore sûr, maître.
— La maison a-t-elle été fouillée ? reprit Baley, en changeant de sujet.
— De fond en comble, maître.
— Y avait-il le moindre signe de la présence d’un autre maître que le vôtre ?
— Non, maître.
— Ou le moindre vestige d’une présence étrangère dans les heures qui ont précédé ?
— Aucun maître.
— On fait des recherches sur les terres du domaine ?
— Oui, maître.
— Quels résultats, jusqu’à présent ?
— Aucun, maître.
Baley hocha la tête, et demanda :
— Je voudrais parler au robot qui a servi à table ce soir.
— Il a été mis de côté pour révision. Ses réactions sont désordonnées.
— Est-il en mesure de parler ?
— Oui, maître.
— Faites-le venir ici sans retard, dans ce cas…
Mais, du retard, il y en eut, et Baley allait commencer à dire : « J’ai demandé… » lorsque Daneel s’interposa doucement :
— Tous ces robots de type solarien sont reliés entre eux par radio. Le robot dont vous désirez la présence s’est trouvé appelé aussitôt. S’il se montre lent à venir, c’est en raison de troubles locomoteurs, dus à ce qui vient de se passer.
Baley n’insista pas. Il aurait dû penser de lui-même aux liaisons radio de robot à robot. Dans un monde aussi abandonné à l’emprise des robots, il fallait bien qu’il existât, entre eux, quelque moyen de communication indépendant pour éviter les incidents inhérents à ce système. Cela expliquerait pourquoi une douzaine de robots pouvaient arriver lorsque l’on avait appelé un robot, mais uniquement si leur présence se révélait nécessaire.
Un robot fit son entrée, boitant, une jambe paralysée. Baley se demanda pourquoi, puis haussa les épaules. Même chez des robots aussi primitifs que ceux fabriqués sur Terre, les réactions à une perturbation du cerveau positronique ne se manifestaient jamais d’une manière aussi évidente au profane. Un circuit hors d’état de fonctionner pouvait interdire l’usage d’une jambe, comme dans ce cas, et ce fait serait d’une signification aveuglante pour le roboticien, mais absolument incompréhensible pour quiconque d’autre.
En prenant mille précautions, Baley demanda :
— Vous rappelez-vous un liquide incolore, contenu dans une carafe posée sur la table de votre maître, dont vous avez versé une petite quantité dans un verre à lui destiné ?
— Vi, maîte, répondit le robot.
« Allons bon, il est retombé en enfance », pensa Baley.
— Quelle était la nature de ce liquide ?
— C’était l’eau, maîte.
— Juste de l’eau, rien d’autre ?
— Juste l’eau, maîte.
— Où la prenez-vous ?
— Au robinet du rézevoi, maîte.
— La carafe est-elle restée longtemps dans la cuisine avant que vous l’ameniez à table ?
— Le maîte il voulait boi pas trop froid, maîte. Il avait dit toujou qu’on ti l’eau une heur avant le epas.
« Mais, comment donc, pensa Baley. Comme-ça, ceux qui étaient au courant… »
— Bon, dit-il. Que l’un des robots m’appelle le docteur qui visionne votre maître dès que le praticien sera en mesure de me parler. Pendant ce temps, qu’un autre vienne m’expliquer le fonctionnement du robinet du réservoir. Je veux tout savoir de l’alimentation de cette maison en eau.
Le docteur se rendit libre assez rapidement. C’était l’homme de l’espace le plus âgé que Baley ait jamais rencontré, ce qui voulait dire, pensa Baley, qu’il avait peut-être plus de trois siècles d’existence. Les veines ressortaient sur ses mains, et ses cheveux, coupés en brosse, étaient d’un blanc neigeux. Il avait la manie de taper de l’ongle sur ses dents aurifiées de devant, ce qui donnait un petit cliquetis que Baley trouva exaspérant. Il s’appelait Altim Thool.
— Heureusement, dit le docteur, il a pu rejeter une grande partie du poison. Mais il n’est pas sûr qu’il vive. C’est un accident tragique.
Et il poussa un profond soupir.
— Quel poison est-ce, docteur ? demanda Baley.
— Je ne saurais vous le dire (clic-clic-clic-clic…).
— Hum ! fit Baley. Et comment le soignez-vous donc ?
— Une stimulation directe du système neuromusculaire pour éviter la paralysie, mais, à part cela, je laisse à la nature le soin de le guérir. (Sur son visage, à la peau légèrement olivâtre comme un cuir extrapatiné par le temps, se dessina une expression de désarroi :) Nous n’avons pas l’expérience de ce genre de choses. Je ne me souviens pas, en deux cents ans de pratique, avoir rencontré une histoire pareille.
Baley le dévisagea avec mépris :
— Vous savez, tout de même, qu’il existe des substances qui sont des poisons pour l’homme, non ?
— Oh ! oui (clic-clic). N’importe qui sait cela.
— Vous avez bien des dictionnaires de références, microfilmés : vous pourriez y trouver le moyen d’accroître vos connaissances en la matière.
— Mais cela prendrait des journées entières. Il existe une telle variété de poisons minéraux. Nous utilisons les insecticides chez nous, et il n’est pas impossible d’obtenir des toxiques bactériens. Même avec les symptômes intégralement microfilmés, il faudrait beaucoup trop de temps pour réunir l’équipement de laboratoire et découvrir les techniques permettant de les étudier.
— Eh bien, si sur Solaria personne ne sait rien, dit Baley, d’un air plutôt rébarbatif, je vous suggère de vous mettre en rapport avec d’autres mondes et de voir s’ils ont des connaissances plus complètes sur cette question. Entre-temps, vous feriez mieux d’analyser le réservoir d’eau du domaine et d’y rechercher des traces de poison.
Baley n’hésitait pas à malmener un vénérable Spacien lui enjoignant de faire telle et telle chose comme si le praticien n’eût été qu’un robot, sans se soucier le moins du monde d’une telle inconvenance. D’ailleurs, le Spacien ne la relevait pas non plus.
Le Dr Thool répondit, l’air dubitatif :
— Mais comment le réservoir pourrait-il bien avoir été empoisonné ? Je suis persuadé qu’il ne l’est pas.
— C’est probable, oui, reconnut Baley, mais analysez-le de toute façon, pour plus de sûreté.
Effectivement, la probabilité d’un empoisonnement du réservoir était fort mince. Les explications du robot lui avaient prouvé que c’était là encore un exemple type de l’autarcie solarienne. L’eau provenait de n’importe quelle source et était ensuite rendue potable. Les micro-organismes qu’elle pouvait contenir étaient filtrés, les matières inorganiques éliminées. On lui donnait, ensuite, l’oxygénation convenable, ainsi que les oligo-éléments à une concentration favorable aux besoins du corps humain. Il était hautement improbable que la moindre trace de poison puisse échapper aux différents filtres de contrôle.
Néanmoins, si l’on établissait irréfutablement la salubrité du réservoir, on avait alors en main un élément essentiel de l’enquête : le temps, c’est-à-dire cette question d’une heure, juste avant le repas, où la carafe (exposée à l’air libre, pensa Baley avec répulsion) avait été laissée à tiédir pour satisfaire aux manies de Gruer.
Mais le Dr Thool, fronçant les sourcils, était en train de demander :
— Comment vais-je faire pour cette analyse du réservoir ?
— Jehoshaphat ! Amenez un animal avec vous. Injectez-lui dans les veines, ou faites-lui boire, un peu d’eau prise au robinet de ce réservoir. Vous avez une cervelle, non ? Alors, servez-vous-en ! Et faites-en de même avec ce qui reste d’eau dans la carafe. Si celle-là est empoisonnée, ce qui est des plus certain, effectuez les analyses précisées dans les microfilms de références. Trouvez les expériences les plus simples, mais faites enfin quelque chose !
— Oui, oui, mais, mais quelle carafe ?
— La carafe contenant l’eau qu’il a bue. La carafe que le robot a utilisée pour lui servir à boire.
— Mais, mon Dieu ! Je pense qu’elle doit être rincée et rangée. Les domestiques ne l’ont certainement pas laissé traîner.
— Non, bien sûr, grommela Baley. (Impossible de conserver une preuve avec ces robots, toujours pressés de la détruire au nom de l’ordre qui doit régner dans la maison. Il aurait dû leur ordonner de mettre cette carafe de côté, mais, voilà, cette vie-là n’était pas la sienne et il réagissait toujours à contretemps.)
Finalement, on vint rendre compte que le domaine Gruer, fouillé dans tous ses recoins, s’était révélé vierge de toute présence humaine intruse.
— Cela ne fait qu’obscurcir l’énigme, Elijah, dit Daneel. Car il semble bien qu’alors personne n’a pu assumer le rôle d’empoisonneur.
Baley, plongé dans ses pensées, l’entendit vaguement et répondit : « Quoi ? Ah oui. Oh non, pas du tout, pas du tout, au contraire, cela simplifie les choses », sans donner de plus amples explications, car il n’ignorait pas que Daneel serait incapable de comprendre ce qui était une vérité évidente pour Baley, et plus encore d’y croire.
D’ailleurs, Daneel ne sollicita pas d’explications. Il eût empiété sur les pensées d’un humain, conduite inconcevable chez un robot.
Baley déambulait de long en large, sans repos. Il redoutait l’arrivée du sommeil, car alors ses craintes des grands espaces reprenaient vigueur, tandis que ses regrets de la Terre croissaient en proportion. Il se sentait pris d’un désir fiévreux d’action.
S’adressant à Daneel, il dit :
— Je ferais aussi bien de rencontrer de nouveau Mme Delmarre. Que le robot établisse la liaison en stéréovision.
Ils se dirigèrent vers le salon de conversation et Baley regarda le robot agir avec des gestes précis de ses doigts métalliques agiles. Il était dans une sorte de stupeur où ses pensées s’estompaient et il reprit conscience avec un sursaut d’étonnement lorsqu’une table délicatement dressée pour le dîner emplit brusquement la moitié de la pièce.
— Hello, fit la voix de Gladia, qui un instant plus tard pénétrait dans leur champ de vision et s’asseyait à la table.
— Comme vous paraissez étonné, Elijah ! C’est pourtant l’heure du dîner. Et je suis habillée d’une manière décente cette fois, n’est-ce pas ?
Effectivement, elle l’était. Sa robe, d’un bleu clair, descendait en plis moirés le long de ses membres jusqu’aux poignets et aux chevilles. Elle portait autour du cou et sur les épaules une écharpe jaune, légèrement plus claire que ses cheveux, maintenant coiffés en ondulations strictes.
— Je n’avais pas l’intention de vous troubler dans votre repas, dit Baley.
— Je n’ai pas encore commencé. Pourquoi ne me tiendriez-vous pas compagnie ?
— Vous tenir compagnie ? dit Baley en la considérant avec curiosité.
Elle se mit à rire :
— Que vous êtes drôles, vous les Terriens. Je ne vous dis pas de me tenir compagnie par votre présence effective. Comment seriez-vous en mesure de le faire ? Non, ce que je veux dire, c’est que vous alliez dans votre propre salle à manger, et là, vous et l’autre là-bas, pourrez dîner avec moi.
— Mais, si je quitte…
— Ne vous inquiétez pas. Votre technicien en stéréovision peut conserver la liaison.
Ce que Daneel approuva de la tête. Alors, quoique ayant des doutes, Baley tourna les talons et se dirigea vers la porte. Gladïa, la table, le couvert et les décorations de table suivirent.
Gladïa sourit pour l’encourager :
— Vous voyez. Votre technicien nous garde en liaison continue.
Baley et Daneel montèrent par un tapis roulant que Baley ne se souvenait pas avoir jamais emprunté. Visiblement, il y avait plusieurs chemins pour se rendre d’une pièce à l’autre dans cette demeure de cauchemar et il n’en connaissait que quelques-uns. Mais Daneel, bien sûr, les connaissait tous.
Et, se déplaçant au travers des murs, quelquefois en dessous du plancher, quelquefois planant au-dessus, suivaient toujours Gladïa et la table de salle à manger.
A un moment donné, Baley s’arrêta et murmura :
— Ceci demande un certain entraînement.
— Vous avez le vertige ? demanda aussitôt Gladïa.
— Oui, un peu.
— Bon, alors je vais vous dire ce que nous allons faire : pourquoi ne pas ordonner à votre technicien de bloquer la transmission ici même ? Puis, lorsque vous serez dans votre salle à manger et que vous serez prêts et tout en ordre, il nous remettra en liaison.
— Je vais m’en occuper, Elijah, dit Daneel.
Leur propre table était dressée lorsqu’ils arrivèrent dans la salle à manger, les assiettes pleines d’une soupe fumante, où nageaient, dans le brun potage, des morceaux de viande coupés en dés. En plein milieu de la table, une imposante volaille rôtie attendait d’être découpée.
Daneel donna quelques ordres brefs au robot qui faisait office de maître d’hôtel et, avec rapidité, sans heurt, les deux couverts, qui étaient déjà mis, furent côte à côte, au même bout de la table.
Comme si cette nouvelle disposition des convives avait été un signal, le mur d’en face sembla s’enfoncer, la table s’allonger et Gladïa se trouva assise à l’autre bout. Les deux salles, les deux tables se rejoignaient avec une telle perfection, que n’eussent été les différences des tapisseries au mur, des tapis sur le plancher et des services de table, on aurait facilement pu croire qu’ils dînaient tous trois à la même table.
— Voilà, dit Gladïa avec satisfaction. C’est confortable, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, répondit Baley. (Avec précaution, il goûta au potage, le trouva succulent et se servit plus copieusement.)
— Vous savez ce qui vient d’arriver à l’inspecteur Gruer ?
Son visage, aussitôt, s’obscurcit de gêne et elle reposa sa cuiller.
— N’est-ce pas terrible ? Ce pauvre Hannis !
— Vous l’appelez par son prénom. Vous le connaissez bien ?
— Je connais tous les gens importants sur Solaria. Tous les Solariens, ou à peu près, se connaissent évidemment.
« Evidemment, bien sûr, se dit Baley. Combien y en a-t-il au fait ? »
— Peut-être, alors, connaissez-vous le Dr Altim Thool. C’est lui qui soigne Gruer, reprit-il.
Gladïa eut un petit rire discret. Le robot maître d’hôtel lui coupa sa viande et lui servit des petites pommes de terre dorées et des carottes en tranches.
— Mais bien sûr, que je le connais. C’est lui qui s’est occupé de moi.
— Il s’est occupé de vous quand ?
— Juste… Juste après l’histoire. Ce qui est arrivé à mon mari, veux-je dire.
Baley la regarda avec étonnement :
— Mais il n’y a donc qu’un seul docteur sur cette planète ?
— Non, bien sûr, et pendant un moment elle remua les lèvres comme si elle comptait intérieurement. Il y en a au moins dix. Et il y a un jeune homme, que je connais, qui fait des études de médecine. Mais le Dr Thool est l’un des meilleurs praticiens. C’est lui qui a le plus d’expérience. Pauvre vieux Dr Thool !
— Pourquoi pauvre ?
— Eh bien, vous voyez ce que je veux dire. C’est un travail répugnant d’être un docteur. Quelquefois, vous vous trouvez obligé de voir en personne les gens que vous soignez, même de les toucher. Mais le Dr Thool semble s’y être résigné et il n’hésite pas à voir ses clients en personne quand il estime qu’il le doit. C’est toujours lui qui s’est occupé de moi, depuis que j’étais toute gosse, il a toujours été si gentil, si doux et, franchement, je me dis que cela ne me ferait presque rien s’il se trouvait obligé de me voir effectivement. Ainsi, il m’a vue en réalité l’autre fois.
— Après la mort de votre mari, si je comprends bien ?
— Oui. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’il a dû éprouver en voyant le cadavre de mon mari et moi étendue à côté.
— Mais l’on m’avait dit qu’il s’était occupé du corps par stéréovision, dit Baley.
— Du corps, oui. Mais après s’être assuré que j’étais bien vivante, et hors de tout danger, il ordonna aux robots de me mettre un oreiller sous la tête, de me faire une piqûre quelconque puis de sortir de là. Et il est venu par avion à réaction. A réaction, vous entendez ! Cela lui a pris moins d’une demi-heure, et il s’occupa de moi et s’assura que tout allait bien. J’étais si étourdie quand il est venu que j’étais sûre que je ne l’apercevais que par stéréovision, vous vous rendez compte ; et ce n’est que lorsqu’il m’a touchée que je me suis aperçue qu’il était là, en personne. J’ai poussé un de ces cris ! Pauvre vieux doc ! Il était terriblement gêné mais je savais bien que c’était dans les meilleures intentions qu’il était venu.
Baley hocha la tête :
— Je suppose que les docteurs n’ont pas grand-chose à faire sur Solaria.
— Heureusement non.
— Je sais qu’il n’y a pas de maladies microbiennes, à proprement parler. Mais les troubles du métabolisme ? L’artériosclérose, le diabète, ou d’autres du même genre ?
— Oui, ça arrive, et ce n’est pas bien beau lorsque de pareils troubles se produisent. Les docteurs peuvent rendre la vie plus supportable à ces malheureux, tout au moins sur le plan physique. Mais c’est tout le moins.
— Hein !
— Bien sûr. Cela veut dire que l’analyse des chromosomes a été menée d’une façon insuffisante. Vous ne pensez pas que nous laissons des tares, comme le diabète, se développer librement. Le malheureux qui tombe victime de ce genre de chose doit subir une nouvelle analyse très détaillée. Le lien conjugal doit être brisé, ce qui est bien gênant pour l’autre époux. Et, bien sûr, cela signifie pas de… pas…, et sa voix se perdit en un murmure : Pas d’enfant.
— Pas d’enfant, répéta Baley sur un ton normal.
Gladïa s’empourpra :
— C’est une telle obscénité à prononcer. Quel mot : des… des enf… des enfants.
— Avec un peu d’entraînement, c’est un mot qui vient sans difficulté, dit sèchement Baley.
— Oui, mais si j’en prends l’habitude, un beau jour je le dirai devant un autre Solarien, et je ne saurai dans quel trou de souris disparaître ! En tout cas, si le couple a eu des enfants (là, vous voyez, je l’ai dit encore une fois), il faut découvrir quels sont ces enfants et les examiner – au fait, c’était là une des tâches de Rikaine –, et… et puis cela fait des tas d’embarras.
« Bon, va pour Thool alors, pensa Baley. L’incompétence du praticien est la conséquence normale d’un tel genre de vie, et n’a rien de sinistre. Rien d’obligatoirement sinistre. Donc à rayer de la liste des suspects, mais d’un trait léger, pas d’une grande croix. »
Il regardait Gladïa se restaurer. Elle avait des mouvements précis et délicats, elle était propre et son appétit semblait normal. (Sa propre volaille était succulente. Sur un chapitre, tout au moins, la nourriture, il se laisserait volontiers gâter par ces Mondes Extérieurs.)
— Que pensez-vous de cet empoisonnement, Gladïa ? demanda-t-il.
Elle releva la tête :
— J’essaie de ne pas y penser. Il y a eu tellement de choses horribles récemment. Et puis, ce n’est peut-être pas un empoisonnement.
— C’en est un…
— Mais il n’y avait personne dans les environs.
— Comment le savez-vous ?
— Il était impossible qu’il y en eût. Il n’a pas de femme, maintenant, depuis qu’il a atteint le nombre fixé d’enf…, vous savez ce que je veux dire. Aussi, n’y avait-il personne pour verser le poison dans quoi que ce soit. Donc, comment aurait-on pu l’empoisonner ?
— Mais on l’a empoisonné. C’est un fait et nul ne peut aller contre.
Son regard se voila :
— Faut-il supposer qu’il l’aurait fait lui-même ?
— J’en doute. Pourquoi l’aurait-il fait ? Et en public ?
— Alors, il n’a pas pu l’être, Elijah. C’est une impossibilité majeure.
— Au contraire, Gladïa, répondit Baley, on pouvait le faire très facilement. Et je suis certain de connaître la manière dont on l’a fait.