17 Une réunion, une révélation

Daneel se refusa à toute action immédiate.

— Demain, répétait-il avec une respectueuse insistance, demain… Croyez-moi, Elijah. Il se fait tard et vous avez grand besoin de repos.

Baley dut reconnaître le bien-fondé de ces suggestions. De plus, il lui fallait également préparer son réquisitoire, et le préparer à fond. Il avait maintenant la solution du crime, il en était certain, mais tout l’échafaudage d’arguments ne tenait que par des déductions, tout comme la théorie de Daneel et, pour la même raison, avait aussi peu de valeur probante. Il faudrait que les Solariens y mettent du leur.

Et, puisqu’il devait leur faire face, lui, Terrien, et seul vis-à-vis d’une demi-douzaine de Spaciens, il lui fallait être en pleine possession de tous ses moyens. Donc, il était nécessaire qu’il prît du repos d’abord, et qu’ensuite son dossier fût bien préparé.

Pourtant, il ne voulait pas dormir. Il était certain de ne pouvoir dormir. Ni la douceur voluptueuse du lit que des robots efficaces avaient spécialement monté pour lui, ni les parfums prenants, ni la musique si douce qui se déversait dans cette chambre réservée de la demeure de Gladïa ne pourraient rien y faire, il en était sûr et certain.

Daneel s’installa discrètement dans un coin obscur de la chambre.

— Alors, vous avez toujours peur de Gladïa ? dit Baley.

— Je ne pense pas qu’il serait très sage, en les circonstances présentes, de vous laisser dormir tout seul, sans protection, répondit l’humanoïde.

— Bon, bon ! Faites comme vous l’entendez. Vous avez bien compris ce que, vous, vous aurez à faire demain.

— Oui, Elijah ! J’agirai comme vous me l’avez prescrit.

— Vous n’avez pas de réserves à faire en raison d’impératifs de la Première Loi, j’espère ?

— Quelques-unes pourtant, qui concernent cette réunion que vous voulez faire. Serez-vous armé et prendrez-vous bien soin de votre propre sécurité ?

— Soyez-en certain, je serai sur mes gardes.

Daneel poussa un soupir résigné qui était si humain que Baley, un instant, tenta de scruter l’obscurité pour étudier le visage parfait de cette machine humanoïde.

— J’ai eu plusieurs fois l’occasion de constater l’illogisme des humains dans leur comportement, dit Daneel.

— Oui, je crois que, nous aussi, nous aurions bien besoin de Trois Lois dans ce domaine, répondit Baley, mais je suis bien content que nous ne les ayons pas !

Baley se mit à contempler le plafond. Tout dépendait pour beaucoup de Daneel, et pourtant il ne pouvait lui laisser entrevoir que des bribes de la vérité tout entière. Dans cette histoire, il y avait des robots terriblement compromis. Le Gouvernement d’Aurore avait peut-être d’excellentes raisons de détacher un robot pour défendre ses intérêts, mais, dans le cas présent, c’était une erreur. Les robots ont des limites.

Néanmoins, si tout se passait bien, l’affaire pouvait être totalement réglée en douze heures. Et dans vingt-quatre heures, il serait en route pour la Terre, porteur de grands espoirs. De curieux espoirs certes ; il avait assez de mal à y croire lui-même, et pourtant c’était la seule solution pour la Terre, la solution qui s’imposerait à la Terre.

La Terre ! New York ! Jessie et Ben ! Le confort, l’intimité, la tendre quiétude du foyer.

Il se remémorait toutes ces images, dans un demi-sommeil ; pourtant l’idée de la Terre ne réussissait plus à lui apporter le réconfort qu’il en attendait. Ce lien entre les villes et lui s’était rompu, rompu…

Et, à un moment indéterminé, toutes ses pensées s’estompèrent dans le flou du sommeil.


Baley, rafraîchi par un bon sommeil, s’éveilla en excellente forme physique, prit sa douche et s’habilla. Pourtant, il ne se sentait pas sûr de lui. Ce n’était pas que ses déductions lui parussent moins logiques à la lueur froide du matin. Non, c’était plutôt cette obligation de s’adresser à des Solariens.

Pouvait-il être certain de leurs réactions, après tout, ou bien allait-il lui falloir encore tâtonner à l’aveuglette ?

Gladïa fut la première à se manifester. Evidemment, pour elle, rien n’était plus simple. Son image apparut sur le circuit intérieur, puisqu’elle se trouvait dans sa demeure même. Son visage était pâle, sans expression. Elle était vêtue d’une tunique blanche qui la drapait comme une statue antique.

Elle regarda Baley d’un air désespéré. Il lui répondit par un sourire affectueux, et elle sembla en tirer quelque réconfort.

Puis, l’un après l’autre, tous les autres apparurent. D’abord Attlebish, assurant l’intérim du Chef de la Sûreté, peu après Gladïa. Mince et hautain, il redressait le menton d’un mouvement désapprobateur. Puis ce fut le tour de Leebig, le roboticien, nerveux et rageur, sa paupière tombante clignotant par saccades. Quemot, le sociologue, semblait un peu las, mais il sourit à Baley de ses yeux profondément enfoncés dans l’orbite avec une certaine condescendance :

« Nous nous sommes vus déjà, nous sommes presque intimes », semblait-il sous-entendre.

Klorissa Cantoro, lorsqu’elle se manifesta, parut gênée par la présence des autres Solariens. Elle jeta un regard sans aménité à Gladïa, puis, dédaigneuse, se mit à contempler le plancher. Le Dr Thool, le médecin, fut le dernier à joindre son image. Il semblait quelque peu hagard, près de se trouver mal.

Tous assistaient maintenant à la réunion, tous, sauf Gruer, qui se rétablissait lentement et pour qui l’effort de suivre la discussion eût été impossible. (Eh bien, pensa Baley avec un certain détachement, nous nous passerons de lui.) Tous étaient vêtus de la façon la plus stricte et étaient assis dans des pièces aux rideaux complètement fermés, masquant l’extérieur.

Daneel avait bien fait les choses, Et c’est avec ardeur que Baley souhaita que tout ce que l’humanoïde avait encore à faire n’offrît pas plus de difficulté.

Baley regarda tous ces Spaciens, l’un après l’autre. Le cœur lui battait. Chaque image lui faisait face d’une pièce différente et le heurt des éclairages, des mobiliers divers et des décorations murales était véritablement étourdissant.

Baley commença :

— Je tiens à discuter du meurtre de feu le Dr Rikaine Delmarre sous les rubriques suivantes : le motif, l’occasion, le ou les instruments du crime, dans cet ordre…

— Avez-vous l’intention de faire un long discours ? coupa Attlebish.

— C’est possible, rétorqua sèchement Baley. On a fait appel à moi pour mener une enquête de meurtre. Un tel travail relève de mes compétences et de ma profession. Je suis donc mieux qualifié qu’aucun de vous pour juger des éléments de ce crime. (Ne rien accepter, se disait-il en lui-même. A partir de maintenant, ne plus rien accepter, ou toute l’affaire est dans le lac. Il faut que je leur en impose, que je les domine.)

Il continua, de son ton le plus confiant.

— Tout d’abord, le motif. Des trois éléments, c’est celui qui apporte le moins de choses satisfaisantes. L’occasion, les instruments sont des faits objectifs, on peut les étudier en tant que réalités tangibles. Le ou les motifs sont des choses purement subjectives : il arrive que ce soit quelque chose que d’autres personnes ont pu observer : la vengeance pour une humiliation publique, par exemple. Mais il arrive aussi que ce soit quelque chose qui échappe entièrement à l’attention d’autrui : ainsi une haine irrationnelle et homicide, qui chez une personne suffisamment maîtresse d’elle-même n’apparaîtra jamais au grand jour.

« Maintenant, tous, ou presque, vous m’avez à un moment où à un autre fait part de votre conviction de la culpabilité de Gladïa Delmarre en cette affaire. Mais personne, je dis bien, personne, n’a suggéré d’autre suspect.

« Gladïa a-t-elle un motif suffisant. Le Dr Leebig a émis l’idée qu’elle en avait un : il m’informa des nombreuses disputes qu’elle avait avec son mari : ses dires me furent confirmés par la suite des lèvres mêmes de l’intéressée. La rage qu’une dispute déclenche peut, cela se conçoit, pousser quelqu’un au crime. Argument valable, passons.

« Mais il reste la question suivante néanmoins. Est-elle la seule qui ait eu le motif ? Et là, moi je me le demande. Ainsi le Dr Leebig, lui-même…

Le roboticien bondit instantanément, la main tendue en un geste coléreux vers Baley :

— Surveillez vos paroles, Terrien !

— Pour le moment, je fais des suppositions, dit Baley froidement. Vous, docteur Leebig, travailliez, à l’époque, avec le Dr Delmarre sur de nouveaux prototypes de robots. Vous êtes la personne la plus qualifiée sur Solaria sur les questions de Robotique. Vous le dites, je vous crois.

Leebig sourit avec une fatuité remarquable.

Baley continua :

— Mais j’ai appris que le Dr Delmarre avait l’intention de rompre son association avec vous, en raison de votre conduite, qu’il désapprouvait.

— C’est faux, je répète, c’est faux.

— Peut-être. Mais si c’était vrai ? N’auriez-vous pas eu un motif suffisant de vous défaire de lui avant qu’il vous humilie publiquement en rompant avec vous ? J’ai dans l’idée que vous n’auriez pas accepté d’un cœur léger une telle humiliation.

Et Baley enchaîna rapidement, pour ne pas laisser à Leebig le temps de répondre :

— Et vous, madame Cantoro, la mort du Dr Delmarre vous laisse, à vous seule, toute la charge de la fœtologie : vous voilà dans une situation d’importance.

— Cieux éternels ! Nous avons déjà discuté de ça ! s’exclama Klorissa au supplice.

— Je n’en disconviens pas, mais de toute façon cette question mérite considération. Quant au Dr Quemot, il jouait régulièrement aux échecs avec le Dr Delmarre. Peut-être s’est-il irrité de perdre trop de parties.

— Voyons, inspecteur, dit calmement le sociologue. Perdre aux échecs n’est tout de même pas un motif suffisant.

— Tout dépend de l’importance qu’ont les parties d’échecs dans votre vie. Aux yeux du meurtrier, ses motifs semblent tout un monde, alors que, pour tout autre, il ne s’agit que de bagatelles. Mais passons, là n’est pas le problème. Ce que je veux démontrer, c’est qu’un motif, à lui seul, ne suffit pas à résoudre un meurtre, surtout lorsque la victime est un homme comme le Dr Delmarre.

— Qu’entendez-vous par cette remarque ? s’étonna Quemot, avec indignation.

— Mais tout simplement que le Dr Delmarre était un « bon Solarien ». Tous, vous me l’avez décrit comme tel. Il s’acquittait exactement de toutes les exigences des coutumes solariennes. C’était l’homme idéal, presque une entité métaphysique. Qui pourrait éprouver de l’amour ou même seulement de l’intérêt pour un homme pareil ? Un homme sans défaut ne sert qu’à rendre tous les autres encore plus conscients de leurs imperfections. Un poète des temps primitifs, du nom de Tennyson, a écrit un jour ces mots : « Il n’est qu’imperfection celui qui est parfait. »

— Personne n’irait tuer un homme parce qu’on le trouve trop vertueux, dit Klorissa en fronçant les sourcils.

— C’est vous qui le dites ! rétorqua Baley, qui poursuivit son exposé sans s’appesantir sur ce problème de psychologie.

« Le Dr Delmarre avait pris conscience d’une conspiration qui se développait sur Solaria ; tout au moins, il croyait qu’il y en avait une, qui se préparait à donner l’assaut au reste de la Galaxie, qu’elle entendait conquérir. Il était décidé à empêcher ce complot d’aboutir. Et pour ce motif, les personnes compromises dans cette conjuration ont pu estimer qu’il était essentiel de mettre un terme a ses efforts et à ses jours. N’importe lequel d’entre vous peut avoir participé à ce complot, y compris Mme Delmarre, mais aussi y compris le Chef de la Sécurité par intérim, Corwin Attlebish.

— Moi, dit Attlebish, sans s’émouvoir.

— N’avez-vous pas essayé de clore l’enquête aussitôt que l’accident survenu à Gruer vous en mît à même ?

Baley prit quelques gorgées de liquide (à même le récipient d’origine, que nulle main de robot ou d’homme, autre que la sienne, n’avait touché) et rassembla toute son énergie. Jusqu’à présent, ce n’avait été que temporisation et il se réjouissait de voir les Solariens subir ses démonstrations sans broncher. Ils n’avaient pas l’expérience du Terrien dans ces contacts humains à faible distance. Ils ignoraient tout des joutes de prétoire.

— Bon, reprit-il. Passons maintenant aux occasions permettant la perpétration du crime. D’avis unanime, il semble que seule Mme Delmarre en ait eu l’occasion du fait qu’elle était la seule personne à pouvoir approcher physiquement son époux.

« Mais je suis loin d’être convaincu. Supposons que quelqu’un d’autre que Mme Delmarre ait pris la résolution d’assassiner le Dr Delmarre. Est-ce qu’une décision aussi désespérée ne rend pas secondaire la gêne provenant de la présence effective ? Si n’importe lequel d’entre vous se trouvait résolu à commettre un meurtre, ne supporteriez-vous pas d’être en présence de votre victime, juste le temps nécessaire pour accomplir ce dessein ? N’était-il donc pas possible de s’introduire subrepticement dans la demeure du Dr Delmarre et…

Attlebish interrompit Baley avec froideur :

— Vraiment, vous ignorez tout de la question, monsieur le Terrien. Que nous puissions ou non supporter la présence de la victime ne fait rien à l’affaire. Ce qui importe, c’est que le Dr Delmarre, lui, n’aurait jamais accepté d’avoir quelqu’un en sa présence. Si quelqu’un s’était présenté à lui, le Dr Delmarre, sans faire le moindre cas de l’amitié durable et de l’estime qu’il pouvait avoir pour cette personne, l’aurait immédiatement mise à la porte et, le cas échéant, eût appelé des robots pour procéder à l’expulsion.

— D’accord, répondit Baley, mais à la condition que le Dr Delmarre se soit rendu compte que la personne en question se trouvait effectivement en sa présence.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit avec surprise le Dr Thool, dont la voix chevrotait.

Baley regarda l’interpellateur bien dans les yeux :

— Lorsque, vous, docteur, sur les lieux mêmes du meurtre, avez donné vos soins à Mme Delmarre, elle a présumé que vous agissiez par stéréovision, jusqu’au moment où vous l’avez touchée. C’est ce qu’elle m’a dit et ce que je crois vrai. Pour mon compte, j’ai l’habitude de voir les gens et non de voir leur image tridimensionnelle. Lorsque, arrivé sur Solaria, j’eus l’occasion de faire la connaissance de l’inspecteur Gruer, j’ai cru l’avoir, lui, en face de moi. Lorsque, à la fin de notre entrevue, il disparut d’un seul coup, je fus véritablement stupéfié par la surprise.

« Maintenant, supposons le cas inverse, supposons que pendant toute sa vie d’adulte cet homme ne soit entré que par stéréovision en contact avec d’autres êtres humains que sa femme, et ce, encore rarement. Supposons également que quelqu’un d’autre que son épouse aille jusqu’à lui en présence effective. Est-ce que, automatiquement, par réflexe acquis, il ne pensera pas qu’il s’agit d’une image tridimensionnelle, en particulier si, par l’intermédiaire d’un robot, on a fait prévenir Delmarre que la liaison stéréo était établie ?

— Certes non, pas un instant, répondit aussitôt Quemot. La similitude du décor révélerait immédiatement la supercherie.

— Peut-être. Mais combien d’entre vous ont conscience du décor en ce moment ? Il se serait écoulé une bonne minute au moins avant que le Dr Delmarre ait pris conscience de quelques bizarreries ; pendant ce temps, son ami, quel qu’il fût, aurait pu arriver jusqu’à lui, lever un gourdin et lui fracasser le crâne !

— C’est impossible, répéta Quemot avec obstination.

— Je ne suis pas de votre avis, rétorqua Baley. Et je pense qu’il nous faut également ne pas considérer cet élément comme prouvant indiscutablement la culpabilité de Mme Delmarre. Certes, elle a eu l’occasion de commettre ce meurtre, mais elle n’est pas la seule.

Baley, de nouveau, fit une pause. Il sentait des gouttes de transpiration perler à son front, mais s’essuyer l’aurait fait paraître faiblir. Il fallait à tout prix qu’il conservât la direction des débats. La personne qu’il visait devait se placer d’elle-même en position d’infériorité. Ce qui, de la part d’un Terrien vis-à-vis d’un Spacien, représentait un beau tour de force.

Baley les regarda tous, un à un, et estima que, jusqu’à présent du moins, tout se déroulait de façon satisfaisante. Il n’y avait pas jusqu’à Attlebish qui ne manifestât quelque humanité et quelque anxiété.

— Ainsi, nous en arrivons maintenant aux instruments du crime, reprit-il. Et nous avons là le facteur le plus déroutant de toute l’enquête. L’arme qui servit à perpétrer ce meurtre n’a jamais été retrouvée.

— Oui, et nous le savons, dit Attlebish. Cette question ne se serait-elle pas posée, nous aurions considéré que la culpabilité de Mme Delmarre en cette affaire était flagrante. Nous n’aurions jamais sollicité le concours extérieurs pour une enquête.

— C’est possible, dit Baley. Mais analysons donc cette question de l’instrument du crime. De deux choses l’une : ou bien Mme Delmarre est l’auteur du meurtre, ou bien c’est quelqu’un d’autre. Dans le premier cas, l’arme devait se trouver sur les lieux du crime, à moins qu’on ne l’ait enlevée plus tard. Mon collègue, M. Olivaw, d’Aurore, qui n’est pas présent à cette réunion pour l’instant, a émis la suggestion suivante : Le Dr Thool a été en mesure de faire disparaître l’arme. Je demande donc au Dr Thool, devant vous tous, de nous dire s’il l’a fait, s’il a enlevé une arme tandis qu’il examinait Mme Delmarre évanouie.

Le docteur Thool tremblait de tous ses membres :

— Non, non, je le jure. Je subirai tous les interrogatoires que vous voudrez, mais je jure que je n’ai rien enlevé du tout.

— Y a-t-il quelqu’un, dit Baley, qui désire prétendre que le Dr Thool a travesti la vérité ?

Tous restèrent silencieux, sauf Leebig, qui, portant son regard sur quelque chose qui était en dehors du champ de vision de Baley, marmonna que le temps passait.

— Bien, dit Baley. Donc, reste la seconde partie de l’alternative : c’est quelqu’un d’autre qui a perpétré ce crime et qui a emporté l’arme avec lui. Mais, s’il en était ainsi, on se demande vraiment pourquoi : en effet, la disparition de l’arme prouve, d’une manière évidente, l’innocence de Mme Delmarre. Si donc le criminel est un intrus, il faudrait qu’il fût totalement stupide pour n’avoir pas abandonné l’arme près du cadavre, étant donné que c’est la seule chose qui aurait pu transformer en certitude les soupçons planant sur Mme Delmarre. Donc, d’un côté comme de l’autre, une évidence s’affirme : l’arme devait toujours être sur les lieux. Mais on ne l’a pas vue.

— Selon vous, dit Attlebish, nous ne serions donc que des débiles mentaux ou des aveugles !

— Pas du tout, répondit Baley calmement. Vous êtes des Solariens, un point c’est tout. Et donc incapables de vous figurer que l’arme déterminée qui se trouvait encore sur les lieux pouvait être une arme.

— Je ne comprends pas un traître mot à cette histoire-là, gémit Klorissa abasourdie.

Et Gladïa même, qui n’avait pas cillé tout au long des exposés de Baley, le dévisageait maintenant avec étonnement.

Il reprit :

— Le mari mort, l’épouse évanouie n’étaient pas les deux seuls individus présents sur les lieux. Il y avait aussi un robot, hors de fonctionnement.

— Et alors, dit Leebig avec colère.

— N’est-il pas évident donc que l’impossible étant éliminé, tout ce qui reste alors, aussi improbable que ce soit, n’est autre que la vérité. J’affirme que le robot présent sur la scène même du meurtre a été l’arme du crime. Une arme que, par la force d’habitude, vous étiez incapable de concevoir comme telle.

Ils se mirent tous à parler aussitôt, sauf Gladïa qui ouvrait de grands yeux.

Baley leva la main :

— Un instant, un peu de calme. Je vais vous expliquer…

Et une fois de plus, il fit le récit de la tentative d’empoisonnement sur la personne de Gruer, et la méthode par laquelle on avait pu la réaliser. Mais cette fois, il ajouta le récit de l’autre tentative ; celle qui avait attenté à sa vie propre lors de sa visite à la ferme aux fœtus.

Leebig, avec une certaine impatience, s’en mêla :

— Je présume qu’on s’est arrangé pour qu’un robot empoisonne la flèche sans se douter qu’il maniait du poison, et pour qu’un autre robot remette la flèche empoisonnée au gamin, après lui avoir dit que vous étiez un Terrien, mais en ignorant absolument que ladite flèche était empoisonnée.

— Oui, quelque chose de ce genre. Les deux robots ayant reçu chacun des instructions très précises.

— C’est du machiavélisme, dit Leebig.

Quemot était livide et semblait prêt à se trouver mal d’un instant à l’autre :

— Aucun Solarien n’aurait jamais l’idée d’utiliser un robot pour faire du mal à un être humain, gémit-il.

— Oui et non, répondit Baley en haussant les épaules, mais le fait est là : on peut jouer sur l’ignorance d’un robot. Demandez au Dr Leebig. C’est lui le roboticien.

— Oui, rétorqua Leebig, mais cela ne s’applique pas au meurtre du Dr Delmarre. Je vous l’ai déjà dit hier. Comment pourrait-on s’arranger pour qu’un robot fracasse le crâne d’un homme ?

— Désirez-vous que je vous explique ?

— Oui, certes, si vous le pouvez.

— Le robot dont s’occupait alors le Dr Delmarre était un prototype, dit Baley. La signification propre de ce fait ne s’était pas imposée à moi jusqu’à hier au soir. J’ai eu l’occasion, à ce moment-là, de dire à un robot, pour solliciter son aide à me sortir d’un fauteuil : « Donnez-moi la main. » Le robot a regardé sa main avec stupéfaction, comme s’il pensait que je lui avais dit de la détacher et de me la remettre. J’ai dû répéter mon ordre d’une façon moins familière et plus explicite. Mais cette réaction me remit à l’esprit quelque chose que le Dr Leebig m’avait dit dans la journée. On était en train d’expérimenter des robots prototypes, à membres détachables.

« Supposons que ce soit un tel robot que le Dr Delmarre ait été en train d’étudier, capable de se servir d’un certain nombre de membres interchangeables de formes diverses, appropriés à certaines tâches bien définies. Supposons encore que le meurtrier soit au courant d’un tel état de choses et ait dit brusquement au robot : « Donnez-moi votre bras ». Obéissant à l’injonction, le robot détache son bras et le lui tend : ce bras va faire une arme remarquable. Une fois le Dr Delmarre mort, le meurtrier raccroche l’arme à l’épaule du robot et le tour est joué.

Au silence horrifié du début fit place un torrent d’objections à mesure que Baley poursuivait sa démonstration ; il dut littéralement hurler sa dernière phrase et, même ainsi, elle fut presque noyée dans le tohu-bohu.

Attlebish, le visage empourpré, se leva de sa chaise et s’avança :

— Même si ce que vous dites est vrai, la culpabilité de Mme Delmarre ne s’en trouve que plus flagrante. Elle était présente. Elle s’est disputée avec son mari, elle l’avait vu en train de travailler sur le robot et se trouvait donc au fait des possibilités qu’offraient les membres détachables (ce que, pour l’instant, je ne crois pas encore). Sous quelque angle qu’on envisage le problème, monsieur le Terrien, tout concorde et démontre sa culpabilité.

Gladïa se mit à pleurer doucement.

Baley ne tourna pas son regard vers elle, mais, fixant Attlebish, riposta :

— Au contraire, il m’est très facile de vous montrer que, si quelqu’un est coupable de ce meurtre, ce ne peut pas être Mme Delmarre.

Jothan Leebig, brusquement, se croisa les bras et laissa une expression de mépris total envahir son visage.

Baley s’en aperçut et en profita :

— D’ailleurs, docteur Leebig, vous allez m’aider à le prouver. Vous, un roboticien, êtes mieux que quiconque à même de savoir que, pour se jouer ainsi des robots et leur faire commettre des actes aussi contraires à leur nature qu’un meurtre, il faut déployer une ingéniosité prodigieuse. J’ai eu, hier, l’occasion d’essayer de placer un individu en résidence forcée sous la surveillance de trois robots. Je donnai à ceux-ci des instructions détaillées qui, selon moi, n’offraient plus à l’individu en question la moindre échappatoire. Chose fort simple, mais je suis d’une maladresse insigne avec les robots. Mes instructions pouvaient être tournées ; le prisonnier ne s’en fit pas faute et prit le large.

— Qui était ce prisonnier ? demanda Attlebish.

— Cela n’a rien à voir ici, rétorqua Baley avec impatience. Mais le fait est que des amateurs ne peuvent manier des robots sans risque d’erreur. Et j’ose dire que, dans ce domaine, quelques Solariens sont aussi peu doués que moi-même. Ainsi, qu’est-ce que Gladïa Delmarre connaît aux robots… Eh bien, docteur Leebig ?

— Rien, fit le roboticien, en ouvrant de grands yeux.

— Vous avez bien essayé d’expliquer la Robotique à Mme Delmarre ? Quel genre d’élève était-elle ? A-t-elle retenu quoi que ce soit à vos explications ?

— Elle n’a rien comp !… dit Leebig, en jetant des regards gênés autour de lui, puis s’arrêtant tout net.

— Une élève indécrottable, n’est-ce pas ? Ou préférez-vous ne pas répondre ?

Elle pouvait jouer l’ignorance, répondit Leebig avec raideur.

— Oseriez-vous prétendre, en tant que roboticien, qu’à votre avis Mme Delmarre avait suffisamment d’habileté pour amener des robots à commettre indirectement un meurtre ?

— Comment voulez-vous que je réponde à une pareille question ?

— Bien, alors je vais vous poser cette question sous une autre forme. La personne, quelle qu’elle soit, qui a tenté de me faire assassiner à la ferme aux fœtus a, tout d’abord, dû me localiser grâce au réseau d’intercommunication des robots. Après tout, je n’avais informé aucun être humain de mes déplacements et, seuls, les robots qui m’avaient conduit d’un endroit à l’autre savaient où je me trouvais. Mon collègue M. Daneel Olivaw, réussit un peu plus tard dans la journée à retrouver ma trace, mais au prix de difficultés considérables. Or, le meurtrier, lui, a pu le faire très facilement, puisque, outre le fait de me localiser, il a eu le temps de faire empoisonner la flèche, de la faire remettre à l’enfant qui l’a décochée, et ce, avant que j’aie quitté la ferme pour me rendre ailleurs. Vraiment, pensez-vous que Mme Delmarre possède assez d’habileté pour réaliser un pareil programme ?

Corwin Attlebish se pencha en avant :

— Qui, monsieur le Terrien, peut, à votre avis, être doué d’une habileté suffisante ?

— Le Dr Jothan Leebig, de son propre aveu, est le meilleur expert en robot de toute la planète, répondit Baley.

— Suis-je mis en accusation ? s’écria Leebig.

— Oui, s’écria Baley à son tour.

La colère s’estompa peu à peu dans les yeux de Leebig, et fit place à quelque chose qui n’était pas le calme à proprement parler, mais une espèce de tension contenue :

— J’ai étudié le robot de chez les Delmarre après le meurtre, dit-il. Il n’avait pas de membre détachable, ou, plus exactement, pour les détacher, fallait-il, comme pour tous les autres robots, des outils spéciaux et des mécaniciens capables. Aussi, ce robot n’a-t-il pas été l’arme utilisée pour tuer Delmarre. Et votre argument n’a pas de valeur.

— Qui d’autre peut confirmer la validité de vos propos ? répondit Baley.

— On ne met pas ma parole en doute.

— Eh bien, moi je la mets. Je vous accuse formellement de meurtre, et votre objection, non corroborée en ce qui concerne ce robot particulier, n’a pas de valeur. Si quelqu’un acceptait de confirmer vos dires, ce serait différent. A propos, vous vous êtes bien vite débarrassé de ce robot. Pourquoi ?

— Il n’y avait aucune bonne raison de le conserver. Il était absolument hors d’usage, sans la moindre utilité pratique.

— Mais, pourquoi ?

Leebig brandit le poing vers Baley et, avec violence :

— Vous m’avez déjà posé la question, Terrien, et, moi, je vous ai répondu : il avait assisté à un meurtre qu’il avait été incapable d’empêcher.

— Oui, et vous m’avez dit également qu’un tel acte entraînait toujours la destruction intégrale du cerveau positronique, que la règle ne souffrait pas d’exception. Pourtant, lorsque Gruer fut empoisonné, le robot qui lui avait offert le breuvage empoisonné s’en tira avec des troubles cérébro-moteurs des membres inférieurs et des organes de phonation. Or, en tout état de cause, il avait été l’agent même de ce qui, sur le moment, parut un meurtre. L’auteur, dis-je, et non un simple témoin. Et, lui, a conservé suffisamment l’usage de son cerveau pour répondre à mes questions !

« Aussi j’affirme que l’autre robot, celui présent chez le Dr Delmarre, doit être mêlé au meurtre d’une façon beaucoup plus intime que le robot de l’inspecteur Gruer. Et je répète ce que j’ai dit :

« Le robot du Dr Delmarre a eu son propre bras utilisé comme arme du meurtre. »

— Fatras ridicule, glapit Leebig. Vous ne connaissez rien à la Robotique !

— Je vous l’accorde, répondit Baley. Mais je suggère, néanmoins, que le Chef de la Sûreté, Attlebish, mette sous séquestre les archives de votre usine et de votre atelier de réparations de robots. Ainsi pourrons-nous savoir de façon sûre si vous avez construit des robots à membres détachables et, si oui, si vous en avez envoyé au Dr Delmarre et à quelle date.

— Personne ne touchera à mes archives, s’écria Leebig.

— Et pourquoi ? Si vous n’avez rien à craindre ?

— Mais pourquoi, par tous les corps célestes, voulez-vous que j’aie tué Delmarre ? Dites-le-moi. Pour quel motif ?

— J’en vois deux, répliqua Baley. Tout d’abord, vous étiez très ami avec Mme Delmarre. Extrêmement ami. Et, après tout, les Solariens sont des êtres humains. Vous ne vous êtes uni à aucune femme, c’est vrai, mais cela ne vous rendait pas, pour autant, insensible à, disons, des impulsions animales. Vous avez vu Mme Delmarre, oh pardon, vous l’avez visionnée, alors qu’elle se trouvait assez légèrement vêtue et de…

— Non, s’écria Leebig au supplice.

Et Gladïa murmura, mais avec énergie :

— Non !

— Peut-être ne vous êtes-vous pas rendu compte de la nature de vos sentiments, poursuivit Baley sans s’inquiéter des dénégations, ou, si vous en avez vaguement pris conscience, vous vous êtes méprisé en raison de cette faiblesse et avez pris en haine Mme Delmarre qui vous l’avait inspirée. De plus, vous pouviez n’avoir que haine pour le Dr Delmarre qui, lui, en était le légitime époux. Vous avez demandé à Mme Delmarre d’être votre assistant ; vous avez pactisé avec votre libido jusqu’à ce point. Mme Delmarre refusa et votre haine n’en fut que plus vive. En assassinant le Dr Delmarre de telle façon que les soupçons aillent se porter sur Mme Delmarre, vous vous êtes vengé des deux êtres en même temps.

— Qui voudrait croire à de pareilles insanités, à de telles ordures ? demanda Leebig d’une voix rauque, presque inaudible : un autre terrien, une autre bête répugnante peut-être. Mais pas un Solarien.

— Je ne compte pas sur ce seul motif, répondit Baley, bien que je sois persuadé de son existence, plus ou moins inconsciente. Mais vous aviez aussi un motif beaucoup plus net : le Dr Rikaine Delmarre gênait vos plans et il vous fallait vous en défaire.

— Quels plans ? demanda Leebig.

— Les plans visant à une conquête de la Galaxie, docteur Leebig, répondit froidement Baley.

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