8 Baley bluffe

Gladïa sembla retenir sa respiration pendant un instant. Puis proféra, lèvres pincées, en une sorte de chuintement :

— Je suis sûre de ne pas voir comment. Savez-vous qui l’a empoisonné ?

Baley acquiesça :

— Celui-là même qui a tué votre mari.

— Vous en êtes sûr ?

— Vous ne l’êtes pas ? L’assassinat de votre mari fut le premier à se produire de toute l’histoire de Solaria. Puis, un mois plus tard, survient un autre meurtre. Simple coïncidence, croyez-vous ? Deux meurtriers frappant à un mois de temps sur un monde sans crimes. Considérez aussi que la seconde victime enquêtait sur le premier meurtre et représentait donc un redoutable danger pour le criminel.

— Oui ! fit Gladïa en commençant son dessert, ajoutant entre deux bouchées : Si vous le voyez de cette façon, je suis donc innocente.

— Et pourquoi donc, Gladïa ?

— Mais voyons, Elijah. Je n’ai jamais même approché du domaine de Gruer, jamais de toute mon existence. Aussi, j’aurais certes bien été incapable d’empoisonner l’inspecteur Gruer. Et si je n’ai pas… bref, je n’ai pas non plus tué mon mari.

Puis, comme Baley observait un silence glacial, sa vivacité sembla disparaître et des rides se formèrent aux commissures de ses lèvres :

— Ce n’est pas votre avis, Elijah.

— Je ne suis certain de rien, dit Baley. Comme je vous l’ai affirmé, je connais la méthode utilisée pour empoisonner Gruer. C’est ingénieux et n’importe qui, sur Solaria, peut l’avoir employée, n’importe qui, fût-il ou non sur les domaines de Gruer, les ait-il jamais approchés ou non.

Gladïa serra les poings :

— Prétendriez-vous que c’est moi ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— C’est ce que vous sous-entendez ? (Ses lèvres blanchissaient de colère et ses joues se marbraient.) C’est là tout ce que vous espériez de cette rencontre ? Me poser des questions insidieuses ? Me prendre en défaut ?

— Mais écoutez !…

— Vous paraissiez si compatissant, si compréhensif… espèce de… espèce de Terrien.

Sa voix grave avait prononcé ce dernier mot avec un grincement de crécelle.

Le visage impassible de Daneel s’avança vers Gladïa.

— Si vous voulez bien me pardonner, madame Delmarre, vous serrez ce couteau avec trop de vigueur. Vous pourriez vous blesser. Faites plus attention, je vous prie.

Gladïa jeta un regard dément au petit couteau émoussé et visiblement inoffensif qu’elle tenait à la main. Puis elle le brandit d’un mouvement spasmodique.

— Vous ne pouvez m’atteindre, Gladïa, dit Baley.

— Qui voudrait vous atteindre ? Pouah ! glapit-elle, haussant les épaules avec une répulsion exagérée, et elle s’écria : « Coupez-moi cette liaison tout de suite. »

Cette dernière phrase devait s’adresser à un robot hors du champ de vision, car aussitôt Gladïa et le bout de sa salle à manger disparurent, remplacés par le mur normal de la pièce.

— Ai-je raison de croire que vous envisagez la culpabilité de cette femme maintenant ? demanda Daneel.

— Non, affirma Baley catégorique. Celui qui a commis ces crimes manifesterait d’autres traits de caractère que ceux de cette pauvre petite.

— Elle s’emporte vite.

— Et alors ! Bien d’autres aussi ! Souvenez-vous en outre qu’elle souffre d’une terrible tension nerveuse depuis un bon moment. Si je m’étais trouvé soumis à une telle tension et que quelqu’un se soit dressé contre moi comme elle s’imagine que je me suis dressé contre elle, je crois bien que je me serais livré à d’autres violences que de brandir un méchant petit couteau.

— Je n’ai pas été capable de déduire la technique de l’empoisonnement à distance, reprit Daneel, bien que vous disiez l’avoir découverte.

Baley trouva très agréable de pouvoir lui répondre :

— Je me doute bien que vous n’en êtes pas capable. Vous manquez d’un cerveau fait pour résoudre ce genre d’énigme.

Il prononça cette phrase d’un ton irrévocable et Daneel accepta la rebuffade aussi imperturbablement et gravement que d’habitude.

— J’ai besoin de vous pour deux choses, Daneel, dit Baley.

— Quelles sont-elles, Elijah ?

— Tout d’abord, mettez-vous en rapport avec ce Dr Thool et demandez-lui quel était l’état de santé de Mme Delmarre à l’époque où son mari fut assassiné. Quelle avait été la durée du traitement et tout ce qui s’y rapporte ?

— Est-ce quelque chose de bien défini que vous recherchez ?

— Non. J’essaie simplement de récolter une moisson de renseignements et, sur ce monde, ce n’est pas chose aisée.

« Secundo, trouvez-moi qui va prendre la place de Gruer en tant que Chef de la Sûreté et débrouillez-vous pour que, à la première heure demain matin, nous ayons avec lui une conversation par stéréovision.

« Quant à moi, ajouta-t-il, l’esprit morose et le ton très chagrin, je vais me coucher et peut-être, avec un peu de chance, trouver le sommeil. (Puis, brusquement, avec une certaine pétulance :) Pensez-vous que je puisse dénicher un roman microfilmé en ces lieux ?

— Je me permets de vous suggérer d’appeler le robot chargé de la bibliothèque, répondit suavement Daneel.

De se sentir obligé d’avoir affaire à un robot mit Baley de méchante humeur. Il aurait bien préféré feuilleter à loisir.


— Non, non, dit-il, pas de classiques ! Des petits romans quelconques, traitant de la vie courante sur Solaria, telle qu’elle se passe actuellement. Et sortez-m’en une demi-douzaine.

Le robot obéit (bien obligé), mais, tout en manipulant les contrôles voulus pour sortir de leurs casiers les microfilms demandés, les amener dans l’extracteur puis les remettre dans la main de Baley, il continuait de réciter, d’un ton respectueux, toutes les autres rubriques de son catalogue.

« Peut-être le maître désirait-il un roman d’aventures, des premiers temps de l’exploration du Cosmos, suggérait-il, ou un remarquable traité de chimie avec des atomes microfilmés et animés, ou un livre d’anticipation ou un atlas galactique. » La liste des ouvrages semblait interminable.

Baley attendait, avec une impatience croissante, d’avoir sa demi-douzaine de volumes. Quand il l’eut : « Cela suffira » dit-il, et il prit de ses propres mains (oui, ses propres mains !) une visionneuse et s’en fut.

Le robot ne manqua pas de le suivre, en demandant :

— Avez-vous besoin de mon aide, maître, pour la mise au point ?

Baley se retourna et, d’un ton sec :

— Non. Restez où vous êtes.

Le robot s’inclina et demeura sur place.

Couché dans son lit, la veilleuse allumée, Baley en vint presque à regretter sa décision. La visionneuse n’était pas d’un modèle qu’il connût et il se mit à l’utiliser sans même avoir la moindre idée de la manière dont on insérait le film. Mais, avec obstination, il s’employa à comprendre le mécanisme, démontant presque la visionneuse, puis la remontant pièce à pièce, et réussit tout de même à obtenir un résultat.

Il pouvait, tout au moins, déchiffrer le microfilm, et si la mise au point laissait encore à désirer, ce n’était qu’un petit inconvénient comparé au plaisir de se sentir débarrassé des robots pendant un moment.

Au cours de l’heure suivante, il passa quatre des six films et n’en éprouva que déception.

Il avait ébauché une théorie. Il n’y avait pas de meilleur moyen, s’était-il dit, de prendre conscience de la vie et de la pensée intrinsèques des Solariens que de lire leurs romans. Il avait besoin de ces aperçus s’il voulait mener son enquête intelligemment.

Mais maintenant, il lui fallait abandonner toute sa théorie. Il venait de visionner quatre romans et n’avait, jusqu’à présent, rien appris d’intéressant. Ce n’étaient que gens affligés de problèmes qui n’en étaient pas, qui se conduisaient comme des déments et agissaient de façon imprévisible.

Exemple : pourquoi une femme devait-elle se sentir obligée de démissionner parce qu’elle venait de découvrir que son enfant avait embrassé la même carrière ? Pourquoi refusait-elle de s’expliquer, jusqu’au moment où des complications incroyables et ridicules en découlaient ?

Autre exemple : pourquoi un docteur et une artiste se trouvaient-ils humiliés d’être unis l’un à l’autre et qu’y avait-il de si héroïque dans l’entêtement du docteur voulant se consacrer à des recherches de robotique ?

Il introduisit le cinquième roman dans la visionneuse, et régla la vision binoculaire. Il était abruti de fatigue.

Il était si épuisé, en fait, que par la suite il ne se rappela rien de ce cinquième roman (une histoire d’angoisse, croyait-il) sinon qu’au commencement le propriétaire d’un nouveau domaine entrait dans sa demeure et se faisait visionner, par un respectueux robot, les comptes d’exploitation du précédent propriétaire.

En tout cas, il avait dû s’endormir, la visionneuse en marche et toutes les lumières allumées. Probablement, un robot était entré respectueusement, avait ôté la visionneuse avec douceur et éteint la lumière. Mais, de toute façon, il dormit et rêva de Jessie. Tout était comme avant. Il n’avait jamais quitté la Terre. Ils se préparaient à aller à la cantine communautaire. Ensuite, ils iraient voir, avec des amis, un spectacle hyperpsychique. Ils prendraient les rames de circulation urbaine, verraient des gens, et tout le monde était heureux, personne n’avait le moindre souci en tête.

Et Jessie était si belle. Elle avait perdu du poids, semblait-il. Pourquoi était-elle si mince et si belle ?

Et il y avait aussi quelque chose d’assez curieux.

Le soleil semblait les baigner de son éclat. Etonné, il levait la tête, mais il n’y avait de visible que la voûte supportant le niveau supérieur. Et pourtant, ils étaient baignés de soleil, de son éclat flamboyant, qui allumait toute chose, et personne n’en avait peur.

Baley se réveilla, l’esprit en désarroi. Il laissa les robots servir le petit déjeuner et ne dit pas un mot à Daneel. Plongé dans ses pensées, il ne disait rien, ne posait pas de question et avala un excellent café, sans même en prendre conscience.

Pourquoi avait-il rêvé de ce soleil, à la fois visible et caché ? A la rigueur, il pouvait comprendre qu’il eût rêvé de la Terre et de Jessie, mais qu’est-ce que le soleil avait à faire là-dedans ? Et pourquoi, par-dessus le marché, s’en préoccupait-il ?

— Elijah, dit Daneel doucement.

— Hein ?

— Corwin Attlebish sera en liaison stéréo avec vous d’ici une demi-heure. J’ai pris toutes les dispositions nécessaires.

— Qui diable est Corwin Machintrucchouette ? explosa Baley, en remplissant sa tasse de café.

— C’était le Premier Adjoint de l’inspecteur Gruer, Elijah. Il fait, pour l’instant, fonction de Chef de la Sûreté.

— Bon, eh bien ! Allons-y.

— Comme je viens de vous le dire, le rendez-vous est pour dans une demi-heure.

— Je me fiche si c’est dans une heure ou dans un siècle. Allons-y tout de suite, c’est un ordre.

— Je vais essayer de le toucher, Elijah. Il est possible, néanmoins, qu’il ne veuille pas accepter d’entrer tout de suite en communication.

— Bah ! Essayons toujours, Daneel. On verra bien.

Le Chef de la Sûreté par intérim accepta la communication et, pour la première fois depuis qu’il était sur Solaria, Baley rencontra un Spacien, qui ressemblait à l’idée courante que s’en faisaient les Terriens.

Attlebish était grand, mince et bronzé. Il avait les yeux noisette, le menton puissant et dominateur.

Il ressemblait légèrement à Daneel. Mais, tandis que Daneel était en quelque sorte idéalisé, presque divin, Corwin Attlebish gardait sur son visage des stigmates d’humanité.

Attlebish était en train de se raser. Le petit crayon abrasif lançait son jet de microscopiques particules sur les joues et le menton, coupant nettement les poils, puis réduisait le tout en une poussière impalpable. Baley reconnut l’instrument qu’il n’avait jamais vu utiliser auparavant et qu’il ne connaissait que par ouï-dire.

— C’est vous le Terrien ? demanda Attlebish avec mépris, desserrant à peine les lèvres, la poussière abrasive attaquant les poils situés sous le nez.

— Je suis l’inspecteur Elijah Baley, C. 7, répondit Baley. Je viens effectivement de la Terre.

— Vous êtes en avance.

Attlebish referma son épilateur et le lança quelque part, hors du champ de vision de Baley :

— Qu’est-ce qui vous tracasse, Terrien ?

Dans la meilleure de ses humeurs, Baley n’aurait pas supporté sans peine le ton de l’autre. Aussi commençait-il à rager.

— Comment va l’inspecteur Gruer ? demanda-t-il.

— Il vit toujours. Il se peut qu’il survive, répondit Attlebish.

Baley hocha la tête :

— Vos empoisonneurs, sur Solaria, ne connaissent pas les quantités. Manque d’habitude. Ils en ont trop donné à Gruer. Résultat, il a restitué une grande partie du poison alors qu’une demi-dose l’aurait tué.

— Des empoisonneurs ? Rien n’indique qu’il y ait eu empoisonnement.

Baley ouvrit de grands yeux :

— Jehoshaphat ! Et qu’est-ce que c’est donc, à votre avis ?

— N’importe quoi. Il y a beaucoup de choses qui peuvent aller de travers chez un individu. (Il se passa la main sur le visage, cherchant, du bout des doigts, les endroits mal rasés.) Vous n’avez pas la moindre idée des ennuis de métabolisme qui surgissent passé deux cent cinquante ans !

— Si tel est le cas, avez-vous obtenu des conseils médicaux valables ?

— Le rapport du Dr Thool…

Ce nom déclencha tout : la bile que Baley n’avait cessé d’accumuler depuis le réveil déborda. Il s’écria, au maximum de ses capacités vocales :

— Je me fiche du Dr Thool ! J’ai dit des conseils médicaux valables. Vos docteurs sont intégralement ignares et vos détectives, si vous en aviez, ne le seraient pas moins. Il vous a fallu faire venir un détective de la Terre. Faites venir aussi un médecin !

Le Solarien le dévisagea froidement.

— Auriez-vous la prétention de me dire ce que je dois faire ?

— Oui, et pour pas un sou ! Gratis pro Deo ! Gruer a été empoisonné. J’ai été témoin de ce qui s’est passé. Il a bu, il a rejeté une partie de ce qu’il a bu, en criant qu’il avait la gorge en feu. Comment appelez-vous donc cela, quand on considère qu’il enquêtait sur… (et Baley s’arrêta tout net.)

— Il enquêtait sur quoi ? demanda Attlebish, impassible.

Baley était pleinement conscient de la présence gênante de Daneel, se tenant, comme d’habitude, à quelques pas en retrait. Gruer n’avait pas voulu que Daneel, un Aurorain, soit au courant de cette enquête. Aussi, reprit-il assez gêné « Il y avait des implications politiques ! »

Attlebish se croisa les bras, l’air distant, ennuyé et légèrement hostile :

— Nous n’avons pas de divergences politiques sur Solaria, comme on l’entend sur les autres mondes. Hannis Gruer a toujours été un bon citoyen, mais trop imaginatif. C’est lui qui, ayant entendu de vagues racontars à votre sujet, a insisté pour que nous vous fassions venir. Il a même accepté la condition sine qua non de recevoir un Aurorain comme co-enquêteur. Je n’ai jamais cru que ce fût nécessaire. Il n’y a pas d’énigme. Rikaine Delmarre a été tué par sa femme. Nous trouverons bien un jour le pourquoi et le comment. Et même si nous ne le trouvons pas, elle sera analysée du point de vue génétique et l’on prendra les mesures qui s’imposent. Quant à Gruer, les idées que vous pouvez vous faire sur un empoisonnement n’ont pas la moindre importance.

L’air incrédule, Baley demanda :

— Si je comprends bien, vous n’avez pas besoin de ma présence ici.

— Vous avez très bien compris. Si vous désirez retourner sur Terre, nous ne vous retenons pas. Je dirai même que nous en serions très heureux.

Baley fut le premier surpris de sa réaction :

— Non, monsieur, je ne bougerai pas ! s’insurgea-il.

— Vous êtes à notre service, inspecteur. Nous pouvons vous congédier. Vous allez repartir pour votre planète d’origine.

— Non. Ecoutez-moi bien, je vous le conseille. Vous êtes, vous, un gros bonnet de Spacien et je ne suis qu’un Terrien, mais, avec tout le respect que je vous dois, avec mes excuses les plus humbles et les plus marquées, vous avez la frousse, ni plus ni moins.

— Retirez cette affirmation, rugit Attlebish en se redressant de toute sa hauteur et en toisant le Terrien avec une assurance hautaine.

— Vous avez une frousse du tonnerre. Vous pensez que vous êtes le prochain à y passer si vous continuez cette enquête. Alors, vous laissez tomber pour qu’ils vous laissent tranquille, pour qu’ils vous laissent votre minable peau. (Baley n’avait pas la moindre idée de qui étaient les « ils » en question, ni de leur existence. Mais il frappait aveuglément sur l’arrogance d’un Spacien, jouissant de l’impact que faisaient ses affirmations, touchant l’autre au point sensible, en dépit de son empire sur lui-même.)

— Vous partez sur l’heure, dit Attlebish, le désignant du doigt avec une colère glacée. Et les conséquences diplomatiques ne nous gêneront pas, croyez-moi.

— Qu’ai-je à faire de vos menaces. Pour vous, la Terre n’est rien, je l’admets, mais n’oubliez pas que je ne suis pas seul ici. Permettez-moi de vous présenter mon collègue, Daneel Olivaw. Lui vient d’Aurore. Il ne parle pas beaucoup. Il n’est pas venu pour parler : c’est là mon rayon. Mais lui, il est formidable pour écouter. Il n’en perd pas un mot. Je vous le dis tout net, Attlebish (et Baley éprouva un indicible plaisir à proférer le nom tout simple et sans titre), quelque diableries qui se passent ici sur Solaria, elles intéressent tout particulièrement Aurore et une quarantaine d’autres Mondes Extérieurs. Et si vous nous fichez dehors, la prochaine députation qui viendra rendre visite à Solaria consistera en une flotte de guerre. Je suis un homme de la Terre et je connais la musique : malmenez des citoyens étrangers, et vous avez une flotte de guerre à vos portes le temps de faire le voyage.

Du coup, Attlebish reporta son attention sur Daneel et sembla manifester un peu plus de compréhension. D’un ton radouci, il expliqua :

— Mais il ne se passe rien ici qui puisse intéresser n’importe quelle autre planète.

— Ce n’était pas l’avis de Gruer et mon coéquipier l’a entendu tout comme moi.

Ce n’était pas le moment d’avoir peur d’un mensonge.

Daneel regarda Baley avec une certaine surprise en entendant cette affirmation du Terrien, mais Baley n’en eut cure et poursuivit, en martelant ses phrases :

— J’entends mener cette enquête jusqu’au bout. Sauf les circonstances, il n’y a rien qui m’oblige à retourner sur la Terre. D’en rêver seulement m’agite tellement que je ne puis rester assis. Si je possédais ce palais, envahi de robots, où je demeure pour l’instant, j’en ferais cadeau à n’importe qui, robots compris, et en vous y ajoutant, vous et votre planète infecte, pour faire bonne mesure, contre un aller simple pour la Terre.

« Mais croyez-moi bien : vous ne me ferez pas partir de force. Pas tant que l’enquête dont on m’a chargé ne sera pas close. Essayez de vous débarrasser de moi contre mon gré et vous vous trouverez face aux gueules des canons des croiseurs de l’Espace.

« Qui plus est, à partir de maintenant, l’enquête sur ce meurtre va se dérouler selon mes directives. C’est moi qui en prends la direction. Je verrai, en personne, les gens que j’entends voir. Vous avez bien compris, je les verrai : je ne leur parlerai pas par stéréovision. Je suis habitué à parler aux gens face à face, et c’est comme cela que je ferai dorénavant. J’entends avoir l’accord officiel de votre service sur cette question.

— Mais c’est impossible, invraisemblable…

— Daneel expliquez-lui !

Et l’humanoïde, d’un ton très posé :

— Comme mon collègue vient de vous le dire, inspecteur Attlebish, nous avons été envoyés ici pour mener l’enquête sur un meurtre. Il est essentiel que nous la menions à son terme. Certes, nous ne désirons pas enfreindre la moindre de vos coutumes ; peut-être les conversations en présence effective ne seront-elles pas absolument nécessaires. Mais il serait avantageux que vous veuillez bien donner votre accord à de telles entrevues au cas où elles se révéleraient impératives, ainsi que l’a demandé l’inspecteur Baley.

« Quant à quitter cette planète contre notre gré, nous estimons que ce serait peu judicieux ; acceptez néanmoins toutes nos excuses si notre présence est une gêne pour vous et pour tout citoyen de Solaria.

Baley écoutait le robot dérouler ses phrases diplomatiques avec un pli amer aux lèvres en guise de sourire. Pour quiconque savait que Daneel était un robot, un tel exposé montrait le désir de n’offenser aucun humain, ni Baley ni Attlebish. Mais pour qui considérait Daneel comme un Aurorain, un citoyen de la planète la plus anciennement colonisée et la plus puissante du point de vue militaire de tous les Mondes Extérieurs, toute cette diplomatie sous-tendait une série de menaces courtoisement voilées.

Attlebish se passa la main sur le front et dit :

— Je vais y réfléchir.

— N’y mettez pas trop de temps, reprit Baley, parce que j’entends rendre quelques visites dans l’heure qui suit ; et des visites en personne, pas par stéréovision. Liaison terminée.

Il fit signe au robot de couper la liaison et considéra, avec surprise et plaisir, l’endroit où s’était tenue l’image d’Attlebish. Il n’avait rien prémédité de tel. Tout était venu de son rêve et de l’arrogance inattendue d’Attlebish.

Mais maintenant que c’était fait il en était très heureux. C’était vraiment tout ce qu’il souhaitait : prendre enfin toute l’affaire en main, de A à Z.

« En tout cas, pensa-t-il, je lui ai servi tout ce que je pensais à ce salopard de Spacien. »

Il regrettait que toute la population de la Terre n’ait pu être là pour assister à la discussion. Attlebish était tellement l’incarnation du Spacien vu par les Terriens, ce qui n’en était que mieux, bien sûr, oh oui, bien mieux.

Mais, seulement, qu’est-ce qui avait pu le pousser à une telle véhémence sur cette question de présence effective ? Baley n’en revenait pas. Il savait bien que telle était son intention. Bon. Et pourtant, quand il avait parlé de voir en personne des Solariens, il s’était senti transporté, comme s’il était prêt à renverser les murs de la demeure, même si cela n’avait dû servir à rien.

Mais pourquoi diable ?

Il y avait quelque chose qui le poussait à agir, dans cette histoire, en dehors de toute considération touchant la sécurité de la Terre. Mais quoi ?

Bizarrement, son rêve lui revint à l’esprit : ce soleil qui le baignait de tous ses feux au travers de tous les niveaux opaques des gigantesques cités souterraines de la Terre.

D’un ton méditatif (dans la mesure où il était capable de montrer un sentiment humain), Daneel demanda :

— Je me demande, Elijah, si tout cela n’est pas sans danger ?

— Quoi ? D’avoir bluffé cet individu ? Mon bluff a pris, et d’ailleurs ce n’était pas que du bluff. Je pense qu’il est très important que Aurore sache à quoi s’en tenir sur ce qui se passe sur Solaria et je pense également qu’on s’en rend compte sur Aurore. Oh, à propos, merci de ne pas m’avoir démenti.

— C’était tout naturel. En vous soutenant, certes, je causais un léger tort indirect à Attlebish. Mais si je vous avais contredit, je vous aurais fait un tort beaucoup plus grand et plus direct.

— Toujours cette question des proportions entre contraires. Et l’influx le plus puissant l’emporte, n’est-ce pas, Daneel ?

— C’est cela même, Elijah. Je me suis laissé dire, d’ailleurs, que dans l’esprit humain, mais d’une façon moins nette, ce problème des contraires se pose également. Néanmoins, je vous répète que votre dernière proposition n’est pas sans danger.

— Quelle dernière proposition ?

— Je ne suis pas d’accord avec votre idée de voir les gens. J’entends par là les voir personnellement au lieu de les contacter par stéréovision.

— Je vous comprends fort bien, mais je ne vous ai jamais demandé votre approbation.

— J’ai mes instructions, Elijah. Je suis dans l’incapacité de savoir ce que vous a dit l’inspecteur Gruer pendant mon absence hier au soir. Mais il est évident qu’il vous a expliqué des choses d’importance, à voir votre changement d’attitude vis-à-vis de cette histoire de meurtre. Néanmoins, d’après les instructions que j’ai reçues, je suis en mesure d’échafauder quelques hypothèses. Il doit vous avoir mis en garde contre les dangers possibles pour d’autres planètes qui découleraient de la situation sur Solaria.

Baley se mit à chercher sa pipe. Cela lui arrivait encore de temps à autre et il se sentait toujours aussi agacé lorsqu’il découvrait qu’il ne l’avait pas et se souvenait qu’il ne pouvait fumer sur cette planète.

— Il n’y a que vingt mille Solariens, dit-il. En quoi peuvent-ils représenter le moindre danger ?

— Il y a déjà un certain temps que mes maîtres sur Aurore éprouvent des appréhensions en raison de la situation sur Solaria. On n’a pas mis à ma disposition tous les renseignements dont ils disposent, mais…

— Et le peu dont on vous a fait part, on vous a bien prévenu de ne pas me le répéter, n’est-ce pas ? demanda Baley.

— Il y a beaucoup de choses à découvrir avant de pouvoir discuter librement de cette question, répondit Daneel.

— Bon, bon. Alors qu’est-ce qu’ils fabriquent, ces Solariens ? De nouvelles armes ? De la subversion, chez vous ? Une campagne de terrorisme par assassinats ? Qu’est-ce que peuvent vingt mille individus face à des millions de Spaciens ?

Daneel observa le plus parfait mutisme.

— J’ai bien l’intention de le savoir, figurez-vous, reprit Baley.

— Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous vous renseigniez, Elijah. Par contre, je m’inquiète de la façon dont vous vous proposez d’obtenir ces renseignements. J’ai pour instructions formelles d’assurer votre sécurité.

— La Première Loi vous en fait une obligation de toute façon.

— C’est bien plus que la Première Loi n’en exige, car s’il s’élève un conflit mettant en péril votre sécurité personnelle vis-à-vis de n’importe qui d’autre, je dois prendre votre parti quoi qu’il en soit.

— Ouais. J’ai compris. S’il m’arrive quelque chose, il n’y a plus la moindre possibilité pour que vous demeuriez sur Solaria sans que ne s’élèvent des complications auxquelles Aurore n’est pas, pour l’instant, disposée à faire face. Tant que je suis en vie, je suis ici à la demande expresse de Solaria et, si c’est nécessaire, nous pouvons nous imposer et remuer autant de boue qu’il faut. Mais, dès l’instant où je disparais, toute la situation change d’aspect. Donc, vos ordres sont : « Gardez Baley en vie, à n’importe quel prix. » C’est bien ça, Daneel ?

— Je ne saurais me permettre d’interpréter les raisons des ordres que l’on m’a donnés, répondit Daneel.

— Bon, bon. Ne vous tracassez pas, reprit Baley. Les espaces libres ne me tueront pas si j’estime nécessaire de me déplacer pour rendre visite à quelqu’un. Je m’en tirerai et peut-être même m’y ferai-je à la longue.

— Ce n’est pas simplement la question des espaces libres, Elijah. C’est surtout cette idée d’affronter des Solariens face à face. Je ne saurais l’accepter.

— Vous voulez dire que les Solariens ne vont pas aimer ça ? Quel dommage ! Ils mettront des filtres dans leur nez et des gants à leurs mains. Ils désinfecteront l’atmosphère. Et si leur pudeur s’inquiète de me voir en chair et en os, qu’ils rougissent et se tortillent. Mais, moi, j’entends les voir en personne. J’estime que c’est une nécessité de l’enquête et je le ferai, que ça leur plaise ou non.

— Je ne puis vous y autoriser.

— Pardon ? Vous ne pouvez, vous, m’autoriser, moi, à quelque chose ?

— Je pense que vous voyez pourquoi, Elijah.

— Certes non.

— Considérez donc ce fait que l’inspecteur Gruer, le Solarien le plus en vue dans cette enquête de meurtre, a été empoisonné. N’en découle-t-il pas que si je vous laisse agir, selon le plan que vous avez en tête, vous exposer librement au contact de n’importe qui, la prochaine victime sera obligatoirement vous ? Comment donc me serait-il possible de vous laisser abandonner la sécurité que représente cette demeure ?

— Et comment m’en empêcheriez-vous, Daneel ?

— Par contrainte, si c’est nécessaire, Elijah, dit calmement Daneel. Même si je dois vous blesser, car autrement vous courez à une mort certaine.

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