Baley ne put s’empêcher de s’écrier :
— Hein !
Quemot lui jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule, laissa passer un moment de silence et finalement déclara :
— Non, je ne parle pas de la civilisation de la Terre.
— Ouf ! fit Baley.
— Mais d’une civilisation du passé, remontant à l’histoire ancienne de la Terre. En tant que Terrien, vous devez être au courant, non ?
— J’ai eu l’occasion de visionner quelques microfilms dans ce domaine, dit Baley prudemment.
— Ah ! fort bien. Alors vous devez comprendre ce que je veux dire.
Baley, qui n’en saisissait pas un traître mot, reprit :
— Laissez-moi vous expliquer exactement ce que je désire savoir, Quemot. J’aimerais que vous me disiez tout ce que vous savez qui puisse rendre compte du fait que Solaria diffère autant des autres Mondes Extérieurs, que les robots y soient aussi nombreux et que votre vie sociale soit ce qu’elle est. Excusez-moi si je parais tenir à changer de sujet.
Car, véritablement, Baley tenait à changer de sujet.
Toute discussion sur la similitude ou les dissemblances entre les civilisations solariennes et terrestres ne se révélerait que trop passionnante : il passerait toute sa journée à en parler mais n’en serait pas plus avancé dans son enquête faute d’éléments positifs.
Quemot eut un léger sourire :
— Vous avez envie de comparer Solaria avec les autres Mondes Extérieurs, et non Solaria avec la Terre.
— C’est que je connais bien la Terre, monsieur.
— Soit. A votre guise. (Le Solarien eut un léger toussotement :) Est-ce que cela vous gênerait que je vous tourne complètement le dos ? Ce serait plus… moins difficile pour moi.
— A votre guise, docteur Quemot, répondit à son tour Baley avec une certaine sécheresse.
— Merci.
Quemot donna un ordre à voix basse et un robot vint lui tourner son fauteuil. Une fois que le sociologue se sentit dissimulé aux yeux par le dos imposant du fauteuil, sa voix prit plus de vivacité, s’amplifia et prit un ton plus grave et plus agréable.
— Solaria est habitée depuis environ trois cents ans, commença Quemot. Les premiers à s’y installer furent les Nexoniens. Connaissez-vous les Nexoniens. Connaissez-vous la planète Nexon ?
— Non, je le regrette.
— C’est une planète assez proche de Solaria : environ deux parsecs. En fait, dans toute la Galaxie, Solaria et Nexon représentent le couple le plus rapproché de tous les mondes habités. Solaria, lors même qu’elle n’était pas encore colonisée par l’homme, comportait des êtres vivants et se prêtait admirablement à la venue des hommes. Elle offrait un endroit attirant pour les Nexoniens riches qui éprouvaient des difficultés à soutenir leur rang à mesure que croissait la population de leur planète.
Baley sursauta :
— La population augmentait ? Je croyais que les Spaciens pratiquaient le contrôle des naissances !
— Solaria contrôle les naissances avec soin, certes, mais en général les Mondes Extérieurs ne se livrent qu’à un eugénisme des plus sommaires. A l’époque dont je vous parle, la population de Nexon venait juste d’atteindre deux millions d’individus. C’était là une densité suffisante pour rendre nécessaire des lois établissant le nombre maximum de robots que pouvait posséder chaque famille. Aussi, ceux des Nexoniens qui en avaient les moyens vinrent-ils sur Solaria, qui était fertile, tempérée et sans faune dangereuse, pour y établir leur résidence d’été.
« Ceux qui s’étaient fixés sur Solaria pouvaient toujours se rendre sur Nexon sans trop de difficultés et, tant qu’ils résidaient sur Solaria, personne ne les empêchait de vivre comme il leur plaisait : ils pouvaient posséder autant de robots qu’ils voulaient, suivant leurs moyens et leurs besoins. Les domaines n’avaient d’autres limites que celles qu’ils voulaient bien leur fixer, puisque sur une planète vide l’espace vital était le moindre de tous les problèmes et que, avec un nombre illimité de robots, l’exploitation n’offrait guère de difficulté.
« Les robots en vinrent à être si nombreux qu’on dut les équiper de postes émetteurs-récepteurs les reliant entre eux. Ce fut là le début de nos fameuses fabrications de robots. Nous nous mîmes à créer d’autres variétés de robots, d’autres accessoires, d’autres possibilités : « De la civilisation naît l’invention. » C’est là un slogan que je crois avoir inventé moi-même.
Et Quemot eut un petit rire satisfait. Il reprit son exposé :
— Les avantages de la vie sur Solaria devinrent vite évidents à ceux qui s’y intéressaient. Solaria devint à la mode. Des Nexoniens de plus en plus nombreux vinrent y bâtir leur foyer et Solaria devint ce que j’appellerais volontiers : « Une planète résidentielles ». De plus en plus, ceux qui s’étaient établis sur Solaria décidèrent de s’y fixer toute l’année et de continuer leurs affaires sur Nexon par des fondés de pouvoir. Des usines de robots s’élevèrent sur Solaria. On se mit à exploiter les ressources agricoles et minières de la planète, si bien qu’en peu de temps les exportations devinrent possibles.
« Bref, monsieur Baley, il devint tristement évident qu’en un siècle ou deux Solaria allait devenir aussi peuplée que l’était Nexon. C’était vraiment ridicule, un gaspillage ahurissant ; on découvrait un nouveau monde aussi favorable pour l’homme et on allait en assurer la destruction par imprévoyance.
« Pour vous épargner tout un tas de considérations politiques compliquées, je vous dirai en substance que Solaria réussit à obtenir son indépendance, et à rester libre et autonome, sans guerre. Les services que nous rendions aux autres Mondes Extérieurs, en leur fournissant nos robots spécialisés, nous assurèrent des amis et bien sûr contribuèrent à notre indépendance financière.
« Une fois autonomes, notre premier soin fut de nous assurer que la population ne croîtrait pas d’une manière déraisonnable. Aussi l’immigration est-elle restreinte et le contrôle des naissances très strict. Quant aux nouveaux besoins qui peuvent se faire jour, nous les satisfaisons sans difficulté en augmentant le nombre de nos robots et en variant leurs spécialisations.
— Mais pourquoi les Solariens se refusent-ils à se voir les uns les autres ? demanda Baley.
Il se sentait agacé de la façon qu’avait Quemot d’exposer cette évolution sociologique.
De nouveau, Quemot lui jeta un bref regard par-dessus le côté du fauteuil, puis réintégra immédiatement son abri.
— C’est une conséquence inéluctable, voyons. Nous avons des domaines immenses. Un domaine de deux millions et demi d’hectares n’est pas une rareté, bien que les plus vastes propriétés comportent d’importantes surfaces stériles. Mon propre domaine s’étend sur deux cent cinquante mille hectares, mais tout est en bonnes terres.
« Mais, de toute façon, ce sont les dimensions du domaine, plus que toute autre chose, qui définissent la position sociale d’un homme. Et l’un des avantages d’un vaste domaine est celui-ci : vous pouvez vous y promener, sans but défini, sans grande chance de pénétrer sur celui de votre voisin, donc de rencontrer le dit voisin. Comprenez-vous ?
Baley haussa les épaules :
— Oui, évidemment, je le conçois.
— Bref, un Solarien s’enorgueillit de ne pas rencontrer ses voisins. D’ailleurs, le domaine est si bien mis en valeur par les robots et se suffit tant à lui-même que le Solarien n’a aucun motif de rencontrer d’autres personnes. Ce désir de ne pas les rencontrer a conduit à l’amélioration des installations de stéréovision ; ces améliorations à leur tour renforcèrent la répugnance des uns et des autres à se voir en chair et en os. C’était un cycle qui se renforçait par lui-même, une sorte de rétroaction. Vous me suivez bien ?
— Ecoutez, docteur Quemot, dit Baley, ce n’est pas la peine de vous échiner à me simplifier à ce point les choses. Je ne suis pas un sociologue, mais j’ai suivi des cours d’instruction de base à l’Université. Ce n’était bien sûr qu’une Université terrienne, ajouta-t-il, avec une humilité voulue, destinée à prévenir le même commentaire émis, mais en termes plus acerbes, par son interlocuteur, mais je suis capable de comprendre des mathématiques.
— Des mathématiques ? dit Quemot, prononçant en fausset la dernière syllabe.
— Oui, enfin, pas celles utilisées en robotique : celles-là je ne saurais les assimiler. Mais je peux me débrouiller assez bien dans les équations sociologiques. Tenez, par exemple, j’ai longuement pratiqué l’Equation Teramin.
— L’E… quoi ? s’il vous plaît, monsieur.
— Vous l’appelez peut-être d’un autre nom ; mais c’est toujours le quotient des inconvénients subis sur les privilèges obtenus :
— De quoi diable parlez-vous donc ?
Ceci proféré du ton bref et péremptoire des Spaciens, stupéfiant littéralement Baley, qui en resta muet de saisissement.
— Voyons, les équations établissant la relation entre les inconvénients subis et les privilèges accordés étaient une partie essentielle de ce qu’il fallait savoir pour manier les gens sans causer d’explosion. Une cabine privée pour une personne, dans un bain public, accordée à bon escient, permet à une quantité X d’individus d’attendre, avec patience, que la même chance leur échoie, la valeur de X fluctuant selon des variables déterminées en fonction d’un environnement de l’Equation Teramin.
Mais, évidemment, sur un monde ne comportant que privilèges sans la contrepartie d’inconvénients, l’Equation Teramin se réduisait à une valeur très proche de 0.
Peut-être avait-il mal choisi son exemple.
Il essaya encore une fois :
— Ecoutez, monsieur. C’est une chose que d’obtenir des éléments qualitatifs sur cette progression du préjugé contre la présence effective, mais cela n’avance en rien mes affaires. Je tiens à obtenir une analyse exacte dudit préjugé afin de pouvoir le contrer d’une manière effective. Je désire persuader les gens de me voir comme vous le faites en ce moment.
— Monsieur Baley, dit Quemot, vous ne pouvez agir sur les émotions et les sentiments humains comme s’ils relevaient d’un cerveau positronique.
— Je n’ai jamais prétendu le pouvoir. La robotique est une science fondée sur des déductions tandis que la sociologie est purement intuitive. Mais les mathématiques peuvent s’appliquer également à l’une comme à l’autre.
Le silence dura un moment appréciable. Puis Quemot dit d’une voix qui chevrotait :
— Vous avez reconnu que vous n’étiez pas un sociologue.
— Non, bien sûr, mais vous en êtes un, vous, à ce que l’on m’a dit. Et le meilleur de la planète.
— Le seul, en fait. Vous pourriez presque dire que j’ai inventé tout de cette science, ici même.
— Oh ! (Baley hésita avant de poser la question suivante. Elle lui paraissait très impolie :) Avez-vous compulsé des documents à ce sujet ?
— J’ai regardé quelques livres d’Aurore.
— Avez-vous pris connaissance d’ouvrages venant de la Terre ?
— De la Terre ? (Quemot eut un rire gêné :) Il ne me viendrait jamais à l’esprit de compulser quoi que ce soit des publications scientifiques de la Terre, soit dit sans vous offenser.
— Eh bien, je le regrette. J’avais pensé que je pouvais obtenir de vous des renseignements très précis qui m’auraient permis d’aborder d’autres personnes face à face sans avoir à…
Quemot poussa un son bizarre, inarticulé, grinçant, et le vaste fauteuil, dans lequel il était assis, recula et bascula complètement en un fracas retentissant.
Baley entendit vaguement un : « Excusez-moi » marmonné et entrevit Quemot se ruant hors de la pièce d’un pas incertain.
Baley leva les sourcils. Que diable avait-il pu dire encore ? « Jehoshaphat. » Quel signal d’alarme avait-il encore déclenché ?
Il allait se lever de son siège, mais s’arrêta dans son mouvement comme un robot faisait son apparition.
— Maître, dit celui-ci, on m’a précisé de vous informer que le maître vous parlerait par stéréovision dans quelques instants.
— Par stéréovision, mon garçon ?
— Oui, maître. Pendant ce temps vous prendrez bien quelque rafraîchissement.
Et un autre gobelet de la liqueur rose fut déposé à portée de la main de Baley, accompagné cette fois d’une assiette de petits fours, tièdes et sentant bon.
Baley se cala confortablement dans le fauteuil, goûta sa liqueur avec sa prudence habituelle, puis reposa le gobelet. Les petits fours étaient fermes au toucher, tièdes, mais la croûte s’effritait agréablement dans la bouche et à l’intérieur étaient, à la fois, beaucoup plus chauds et plus mous. Il s’avoua incapable d’en définir exactement le goût et se demanda si cette pâtisserie n’était pas un produit composé d’arômes et d’ingrédients propres uniquement à Solaria.
Puis il pensa au régime alimentaire si strict de la Terre, fondé presque uniquement sur les levures et il se demanda s’il n’y aurait pas un marché pour des produits à base de levure, mais conçus pour imiter l’arôme des productions venant des Mondes Extérieurs.
Mais le fil de ses cogitations se coupa brusquement en voyant l’image du Dr Quemot apparaître, venant de nulle part, et lui faisant face : oui, cette fois, il le regardait en face. Il était assis dans un fauteuil moins vaste et la pièce où il se trouvait avait des murs et des parquets qui juraient épouvantablement avec ceux de la salle où se tenait Baley.
Il était tout sourire maintenant, si bien que de petites rides s’accentuaient sur son visage, et, véritable paradoxe, lui donnaient un air plus jeune en soulignant la vivacité du regard :
— Mille et mille pardons, monsieur Baley, s’excusa-t-il. Je pensais tolérer sans difficulté une présence effective, mais ce n’était qu’une illusion de ma part. J’étais à bout de résistance nerveuse en très peu de temps et votre dernière phrase m’a fait sauter le pas, pour ainsi dire.
— De quelle dernière phrase s’agissait-il, monsieur ?
— Vous avez parlé d’aborder les gens face à… (Il secoua la tête, humectant ses lèvres d’un mouvement rapide de la langue.) Je préférerais ne pas avoir à le répéter. Je pense que vous voyez de quoi je veux parler. Cette phrase a fait surgir en moi la vision de nous deux, respirant… respirant l’air rejeté par l’autre. (Et le Solarien eut un frisson.) Vous ne trouvez pas cela répugnant ?
— Je ne me souviens pas l’avoir jamais considéré comme tel.
— Cela me semble une habitude si sale. Et au moment même où vous énonciez cette phrase et que cette vision me venait à l’esprit, j’ai pris conscience du fait qu’après tout nous étions tous les deux ensemble dans la même pièce. Certes, je ne vous faisais pas face, mais néanmoins des bouffées d’air, qui avaient passé par vos poumons, devaient arriver jusqu’à moi, qui les respirais. Dans mon état d’esprit, je fus particulièrement sensible à…
— Des molécules d’air de toute l’atmosphère de Solaria sont passées par des millions de poumons, interrompit Baley. Jehoshaphat ! elles sont même passées par les poumons des animaux et par les branchies des poissons !
— Oui, c’est vrai, reconnut Quemot, en se frottant la joue, l’air lugubre, mais j’aime mieux ne pas y penser non plus. Néanmoins, la situation se présentait sous un aspect direct, avec vous étant réellement présent et nous deux respirant et expirant le même air. Vous ne pouvez vous figurer le soulagement que j’éprouve en vous parlant par stéréovision.
— Mais je suis toujours dans votre maison, docteur Quemot.
— C’est là où le soulagement ne s’en révèle que plus étonnant. Vous êtes dans la même maison que moi et pourtant il suffit que nous nous visionnions pour que cela change du tout au tout. Du moins, cela m’aura appris quelles sont les émotions qu’on peut éprouver à voir un étranger en présence effective. Je ne le referai jamais plus.
— D’après vos dires, il me semble que cette entrevue en direct était une expérience en ce qui vous concerne.
— Dans un certain sens, oui, reconnut le Spacien. Je suppose que c’était un peu une expérience, ou, tout au moins, l’un des facteurs qui m’ait poussé à vous voir. Et les résultats en ont été intéressants, même s’ils se sont révélés également gênants du point de vue affectif. Un bon test, dans l’ensemble, que je vais enregistrer.
— Enregistrer quoi ? demanda Baley abasourdi.
— Mais mes émotions, mes sentiments ! répondit Quemot en rendant à Baley son regard stupéfait.
Baley poussa un soupir : un autre dialogue de sourds. Toujours des dialogues de sourds !
— J’ai simplement posé cette question parce que je supposais que vous aviez sans doute les instruments nécessaires pour mesurer l’amplitude de réactions émotionnelles : un genre d’électro-encéphalographe, si vous voulez. (Il jeta en vain un regard tout autour de lui.) Quoique je pense que vous pouvez voir une version miniaturisée de cet appareil fonctionnant sans électrodes directement appliquées. Sur Terre, nous n’avons pas encore d’appareils modèle réduit.
— J’imagine, répondit sèchement le Solarien, que je suis capable d’estimer la nature de mes sentiments sans avoir besoin d’un instrument quelconque. Mes émotions étaient, je crois, suffisamment marquées.
— Oui, évidemment, concéda Baley, mais du point de vue d’une analyse quantitative des…
— Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir, coupa Quemot d’un ton maussade. D’autant que j’essaye de vous expliquer quelque chose d’autre, ma propre théorie, ni plus ni moins, que je n’ai vue développée dans aucun microfilm ; quelque chose que je suis vraiment fier d’avoir.
— De quoi s’agit-il exactement, monsieur ? dit Baley de plus en plus nerveux.
— Mais voyons ! Je vous l’ai déjà dit : comment la civilisation de Solaria remonte à une civilisation très antérieure et terrestre.
Baley poussa un gros soupir : s’il ne laissait pas l’autre déballer tout ce qu’il avait en tête, il pourrait toujours compter sur sa coopération par la suite ! Autant avaler la pilule.
— Qui serait donc ? demanda-t-il.
— La civilisation de Sparte ! dit Quemot, en redressant la tête avec une telle vigueur qu’un instant ses blancs cheveux scintillant dans la lumière vinrent lui faire une auréole. Je suis bien sûr que vous avez entendu parler de Sparte !
Baley éprouva un certain soulagement. Dans sa jeunesse, il s’était toujours passionné pour l’Histoire Ancienne de la Terre (c’était un sujet d’études très intéressant pour nombre de Terriens, car alors la Terre était quelque chose de grand, parce qu’il n’existait qu’elle ; les Terriens étaient les maîtres du monde, parce qu’il n’y avait pas de Spaciens). Mais l’Histoire Ancienne de la Terre était vaste. Et Quemot aurait aussi bien pu lui parler d’une période dont Baley n’eût rien su. C’eût été fort gênant.
Pour l’instant, il se contenta de dire avec prudence :
— Oui. J’ai étudié des microfilms sur cette civilisation.
— Bon. Parfait. Donc Sparte, à son apogée, ne comportait qu’un petit nombre de Spartiates, les seuls citoyens à part entière ; un plus grand nombre d’individus de second rang, les Métèques, et un très grand nombre d’esclaves, totalement esclaves : les Ilotes. Il y avait environ vingt Ilotes pour un Spartiate, et c’étaient des êtres de chair et d’os, avec des sentiments humains et les défauts des hommes.
« Afin de s’assurer de l’échec de toute tentative de rébellion des Ilotes, en dépit de leur nombre écrasant, les Spartiates devinrent des spécialistes en matière militaire. Chacun vivait comme une machine militaire et leur société réalisa ses buts : jamais il n’y eut de révolte des Ilotes qui ait réussi.
« Maintenant, nous, êtres humains de Solaria, nous sommes en quelque sorte la contrepartie des Spartiates. Nous avons, nous aussi, nos Ilotes mais eux ne sont pas des hommes, mais des machines. Ils ne peuvent pas se révolter, et nous n’avons pas de raison de les craindre, bien qu’ils nous surpassent en nombre mille fois plus que les Ilotes humains par rapport aux Spartiates. Aussi bénéficions-nous de tous les avantages des Spartiates, sans avoir à nous sacrifier à une discipline aussi rigide que la leur.
« Au contraire, il nous est loisible de nous adonner à une manière de vivre artistique et culturelle, comme celle des Athéniens, des contemporains des Spartiates, qui…
— Oui, dit Baley, j’ai vu aussi des microfilms sur les Athéniens.
Quemot s’échauffait en parlant.
— Les civilisations ont toujours été en forme de pyramide. A mesure que l’on grimpe vers le sommet de l’édifice social, on bénéficie de loisirs accrus et de possibilités accrues de rechercher le bonheur. Mais, à mesure que l’on grimpe on rencontre aussi de moins en moins de gens capables de jouir de plus en plus de leur situation. Inévitablement, il se produit une surabondance de mal lotis. Et rappelez-vous bien ceci : il importe peu que les couches au bas de la pyramide soient bien ou mal à leur aise d’un point de vue absolu ; elles s’estiment toujours défavorisées par rapport à celles au-dessus d’elles. Par exemple, même les plus pauvres des propriétaires d’Aurore sont bien plus à leur aise que les aristocrates de la Terre, mais ils sont défavorisés par rapport aux aristocrates d’Aurore et c’est avec les maîtres de leur propre monde qu’ils accepteront de se comparer.
« Aussi y a-t-il toujours des conflits sociaux dans toutes les sociétés humaines courantes. Les actes de la révolution sociale, les réactions qui en découlent pour s’en préserver, ou la combattre une fois qu’elle a commencé, sont les causes des plus grandes misères que l’humanité ait jamais supportées depuis les premiers temps de l’Histoire.
« Or, ici, sur Solaria, pour la première fois, le sommet de la pyramide existe seul. En lieu et place des mécontents, il n’y a que des robots. Et nous avons, nous, la première société révolutionnaire, la seule qui le soit vraiment, la première grande découverte sociale depuis que les fermiers de Sumer et d’Egypte ont inventé les villes.
Il se rejeta dans le fond de son fauteuil, tout en souriant. Baley approuva de la tête et demanda :
— Avez-vous publié tout ceci ?
— Un de ces jours peut-être, répondit Quemot, en affichant une insouciance affectée. Je ne l’ai pas fait encore. Ceci est ma troisième œuvre.
— Les deux premières avaient-elles une pareille envergure ?
— Elles ne portaient pas sur la sociologie. Dans le temps, j’ai été sculpteur. Les statues que vous voyez autour de vous (il les désigna d’un geste large) sont mon œuvre. Et j’ai composé de la musique également. Mais, je me fais vieux et Rikaine Delmarre défendait toujours les arts d’application pratique contre les beaux-arts. Aussi je me suis décidé à étudier la sociologie.
— D’après ce que vous me dites, Rikaine Delmarre semble avoir été un grand ami à vous.
— Nous nous connaissions. A l’âge que j’ai, on connaît tous les Solariens adultes. Mais il n’y a pas la moindre raison pour que je ne vous accorde que Rikaine Delmarre et moi avions beaucoup de goûts communs.
— Quel genre d’homme était Delmarre ? (Assez étrangement, le nom même de l’homme évoqua, dans l’esprit de Baley, l’image de Gladïa et il se tourmenta au souvenir de la dernière vision qu’il avait eue d’elle, furieuse, le visage déformé par la colère.)
Quemot sembla réfléchir un instant avant de répondre :
— C’était un homme remarquable, dévoué à Solaria et à son mode de vie.
— Un idéaliste, en d’autres termes.
— Oui. Exactement. On peut s’en rendre compte en remarquant qu’il s’était porté volontaire pour son travail, en tant que… que fœtologue. C’était de l’art pratique, voyez-vous, et je vous ai déjà fait part de ses idées sur la question.
— Et y avait-il quelque chose d’inhabituel à se porter volontaire ?
— Comment osez-vous ? Excusez-moi, j’oublie toujours que vous êtes un Terrien. Oui, c’était très inhabituel. C’est l’une de ces tâches qu’il faut accomplir mais pour lesquelles on ne trouve jamais de volontaires. Ordinairement, il faut y assigner quelqu’un pour une durée donnée, quelques années en général, et ce n’est jamais agréable d’être désigné pour cet emploi. Delmarre, lui, s’est porté volontaire et pour assumer la charge sa vie durant. Il estimait que c’était quelque chose de trop important pour la laisser aux mains de gens désignés d’office et accomplissant leur besogne à contrecœur. Il m’avait fait partager ses vues sur ce problème aussi. Néanmoins, je ne crois pas que je me serais jamais porté volontaire. J’aurais été incapable d’une pareille abnégation. Et c’était un sacrifice d’autant plus méritoire de sa part qu’il était presque un fanatique de l’hygiène de soi.
— Je ne suis pas certain d’avoir encore bien compris la nature de sa tâche.
Les vieilles joues de Quemot s’empourprèrent légèrement.
— Ne croyez-vous pas que vous feriez mieux d’en discuter avec son assistant ?
— C’est ce que j’aurais déjà certainement fait, monsieur, répondit aussitôt Baley, si quelqu’un, avant vous, avait bien voulu prendre la peine de me prévenir que le Dr Delmarre avait un assistant.
— Je regrette que vous n’en ayez pas été informé, dit Quemot, mais la présence de cet assistant révèle mieux encore le sens qu’il avait de sa responsabilité sociale. Aucun titulaire du poste jusqu’alors n’en avait envisagé l’existence. Delmarre, par contre, estima nécessaire de découvrir un jeune ayant des dispositions pour cet emploi, et de le former lui-même, de façon à laisser derrière lui un successeur capable lorsque le moment serait venu pour lui de prendre sa retraite ou, après tout, de mourir. (Le vieux Solarien poussa un profond soupir :) Et pourtant, je lui survis, à lui, qui était mon cadet de tant d’années. J’avais l’habitude de jouer aux échecs avec lui. Bien des fois.
— Comment y arriviez-vous ?
Quemot leva les sourcils d’étonnement :
— Mais de la manière habituelle.
— Vous vous rencontriez réellement ?
Quemot parut horrifié :
— Quelle idée ! Si même j’avais pu endurer une pareille situation, jamais Delmarre n’y aurait consenti. D’être fœtologue n’avait pas émoussé sa sensibilité, et il était si vétilleux !
— Alors, comment diable…
— Mais, avec deux échiquiers, comme deux partenaires normaux jouent toujours ici. (Le Solarien haussa les épaules dans un mouvement brusque de tolérance.) Oui, évidemment, vous êtes un Terrien. Bon. Alors ses mouvements de pièces se répercutaient sur mon échiquier et les miens sur le sien. C’est quelque chose de très simple à réaliser.
— Connaissez-vous Mme Delmarre ? demanda Baley.
— Nous nous sommes parlé par stéréovision. Elle est une plastocoloriste, vous savez, et j’ai eu l’occasion de visionner certaines de ses œuvres mises en exposition. Du beau travail, en un sens, mais plus intéressant comme curiosités que comme œuvres d’art à proprement parler. Néanmoins, c’est intéressant et ça révèle un esprit alerte et intuitif.
— Est-elle capable d’avoir tué son mari, à votre avis ?
— La pensée ne m’a même pas effleuré l’esprit. Les femmes sont des êtres tellement surprenants ! Mais voyons, il n’y a guère matière à discussion, je crois. Seule Mme Delmarre était assez proche de Rikaine pour pouvoir le tuer. Jamais, sous aucun prétexte, Rikaine n’eût accordé à quelqu’un d’autre le privilège de lui parler en présence effective ; il était bien trop vétilleux. Peut-être vétilleux n’est pas le mot qui convient après tout : c’était simplement qu’il était dépourvu de toute anomalie, de toute dépravation. C’était un bon Solarien, bien équilibré.
— Vous considéreriez donc que d’avoir accepté de me voir était une dépravation ? demanda Baley.
— Oui, répondit Quemot, j’en suis persuadé. J’irai même jusqu’à dire que c’était du masochisme.
— Est-ce qu’on aurait pu tuer Delmarre pour des motifs politiques ?
— Hein ?
— Je me suis laissé dire qu’il était un Traditionaliste.
— Oui. Et alors ? Nous le sommes tous.
— Est-ce à dire qu’il n’y a pas de groupement Solarien qui ne soit Traditionaliste ?
— J’oserai dire, dit Quemot en mesurant ses mots, qu’il y en a certains qui pensent qu’il est dangereux d’être trop Traditionaliste. Ils se font une montagne du fait de notre faible démographie par rapport aux populations des autres mondes. Ils estiment que nous sommes sans défense contre toute agression éventuelle d’un autre des Mondes Extérieurs. Leurs craintes sont stupides et, d’ailleurs, ils ne sont pas nombreux. Je ne pense pas qu’ils représentent une force politique.
— Pourquoi les prétendez-vous stupides ? Y a-t-il quelque chose sur Solaria qui pourrait transformer l’équilibre des forces en dépit de votre grand désavantage numérique ? Quelque nouveau type d’arme, peut-être ?
— Une arme, oui, certes. Mais qu’elle soit nouvelle, non. Les gens dont je vous parle sont plus aveugles que stupides réellement. Ils ne se rendent pas compte que cette arme est sans arrêt en action et qu’elle est imparable.
Les yeux de Baley n’étaient plus que des fentes :
— Parlez-vous sérieusement ? dit-il.
— Très sérieusement.
— Connaissez-vous la nature de cette arme ?
— Tout le monde la connaît. Vous aussi, si vous voulez bien réfléchir un peu. Peut-être m’en suis-je rendu compte un peu plus tôt et un peu plus facilement que les autres étant donné que je suis sociologue. Certes, on ne l’utilise pas comme une arme est ordinairement employée. Elle ne tue ni ne blesse, mais même ainsi elle reste imparable. Et d’autant plus imparable que personne ne lui prête attention.
Baley, agacé, demanda :
— Et quelle est donc cette arme invincible et non meurtrière ?
— Le robot positronique, répondit Quemot.