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S’il est là c’est qu’il est puni !

FEU A TRIBORD !

Tirer c’est trop bon pour lui :

Pas de vermine ici !

FEU A BABORD !

Vieux chant pour le salut aux canons.


Mais l’histoire des Rocheuses, c’est après le Camp Currie. Entre-temps, il s’était passé beaucoup de choses. Nous faisions surtout des exercices de combat : technique, entraînement et manœuvres, de la lutte à mains nues aux armes nucléaires factices. Jamais je ne me serais douté qu’il existait autant de moyens de se battre. A commencer par les mains et les pieds. Si vous croyez que ce ne sont pas des armes redoutables, c’est que vous n’avez jamais vu l’adjudant Zim et le capitaine Frankel, notre commandant de bataillon, faire une démonstration de savate[1]. Quant à Shujumi, quand il vous prenait en main, il souriait à belles dents. Zim l’avait très vite nommé instructeur. Nous devions lui obéir, mais nous n’avions pas à le saluer.

Au fur et à mesure que nos rangs s’éclaircissaient, Zim se détachait de l’entraînement. Il ne participait réellement qu’aux revues et à l’instruction personnelle, pour laquelle il doublait les caporaux-instructeurs. Il était mortellement efficace dans n’importe quelle discipline de combat mais il paraissait affectionner les couteaux. Il en avait un bien à lui, différent de ceux qui nous étaient fournis. En tant qu’instructeur personnel, il s’était amélioré : d’exécrable il était devenu tout simplement insupportable mais il savait se montrer très patient avec les questions idiotes.

Durant chaque journée de travail, nous avions droit à de petites périodes de repos d’une ou deux minutes. L’un des gars, un nommé Hendrick, en profita pour lui demander une fois :

— Mon adjudant… J’aime bien le lancer du couteau, mais est-ce qu’il faut vraiment qu’on l’apprenne ?

— Ma foi, dit Zim, suppose que ce soit la seule arme que tu aies ? Ou bien qu’il ne te reste rien ? Qu’est-ce que tu peux faire ? Dire tes prières ? Ou attaquer ? Tu comprends, fiston. Ça n’est pas une partie d’échecs dont tu peux t’éclipser. C’est la réalité.

— C’est justement ce que je veux dire, mon adjudant. Supposons qu’on se retrouve sans arme ou avec un de ces bâtons à pêcher la grenouille ? Et que le type qui est en face soit bourré d’armes dangereuses ? Là, il n’y a plus rien à faire. C’est fatalement lui qui vous aura au tournant.

Zim prit un ton presque aimable.

— Tu te trompes, fiston. Les armes dangereuses, ça n’existe pas. Il n’y a que des hommes dangereux. C’est ça que nous t’apprenons : à être dangereux. Même sans couteau. Tant qu’il te reste une main, un pied et que tu es vivant. Si tu ne comprends pas, alors lis le combat d’Horace contre les Etrusques ou la Mort du Roi Richard. Tu les trouveras à la bibliothèque du camp. Mais prenons l’exemple que tu as choisi. Je suis à ta place et je n’ai qu’un couteau. Cette cible, là-bas, derrière moi – la numéro trois, celle que tu viens de rater – c’est une sentinelle. Il ne lui manque qu’une bombe H dans sa panoplie. Il faut que tu l’élimines, sans bruit, sans que le type puisse appeler au secours.

Il fit à peine un mouvement et Soc ! — le couteau qui n’était même pas dans sa main une seconde auparavant vibrait maintenant juste au centre de la cible numéro trois.

— Tu vois ? Il vaut mieux avoir deux couteaux mais, de toute façon, tu dois te payer cette sentinelle, même à mains nues.

— Euh…

— Quelque chose t’inquiète ? Parle. Je suis là pour te répondre.

— Mon adjudant… Vous dites que la sentinelle n’avait pas de bombe H. Mais si elle en avait une ? C’est ça qui compte… Nous, nous en avons, quand on nous poste en sentinelle. C’est-à-dire… je ne parle pas de la sentinelle, mais de son camp. S’ils ont la bombe H…

— Je te comprends…

— Vous voyez, mon adjudant ? Si on peut se servir de la bombe H – et vous l’avez dit vous-même : ça n’est pas une partie d’échecs – est-ce que ça n’est pas un peu ridicule de ramper comme ça dans l’herbe, de s’amuser à lancer des couteaux pour se faire tuer à la fin ? On peut même perdre la guerre… Alors qu’on a une arme véritable et qu’il suffit de s’en servir. Est-ce que c’est utile d’envoyer des gars risquer leur vie avec des armes dépassées, alors qu’un professeur peut régler tous les problèmes rien qu’en appuyant sur un bouton ?

Zim ne répondit pas tout de suite, ce qui ne lui ressemblait pas. Quand il parla, sa voix était bizarrement douce.

— Est-ce que tu es heureux dans l’Infanterie, Hendrick ? Tu peux démissionner, tu sais !

Hendrick marmonna quelque chose et Zim beugla :

— Plus fort !

— Je n’en ai pas envie, mon adjudant… Je veux finir mon temps.

— Je vois. Eh bien, un adjudant n’est pas vraiment qualifié pour répondre à ta question, et tu n’aurais pas dû me la poser. Parce que tu es censé en connaître la réponse à l’instant de ton engagement. Tu le devrais. Est-ce que tu suivais le cours de philosophie morale et d’histoire ?

— Comment ?… Mais… bien sûr, mon adjudant.

— Alors, tu as entendu la réponse. Mais je vais te donner mon propre point de vue… disons officieux. Si tu veux donner une bonne leçon à un bébé, est-ce que tu lui coupes la tête ?

— Ma foi non, mon adjudant.

— Bien sûr. Tu lui donnes une fessée. Dans certaines circonstances, tu vois, il est aussi stupide d’envoyer une bombe H sur une ville ennemie que de corriger un bébé avec une hache. La guerre, ce n’est pas seulement le meurtre et la violence. C’est la violence contrôlée dans un but précis. Ce but est de soutenir les décisions de ton gouvernement par la force, et non pas de tuer l’ennemi simplement pour le tuer. Il faut l’amener à faire ce que tu décides. Tu vois : pas de meurtre, mais un usage mesuré et contrôlé de la violence. Mais ce n’est pas à toi ni à moi de décider de cet usage et d’opérer ce contrôle. Un soldat ne doit jamais décider quand, où, comment et pourquoi il se bat. C’est le rôle des hommes d’Etat, des généraux. Les hommes d’Etat décident pourquoi et combien. A partir de là, les généraux nous disent où, quand et comment. C’est nous qui fournissons la violence. Ce sont les autres – qui sont plus vieux, plus sages, comme ils disent – qui la contrôlent. Et c’est bien comme ça. En tout cas, c’est la meilleure réponse que je puisse te donner. Si tu ne la trouves pas à ton goût, essaie d’aller rendre visite au commandant du régiment. Si lui n’arrive pas à te convaincre, alors rentre chez toi et reste un bon civil ! Parce que tu auras au moins la preuve que tu ne pourras jamais être un soldat ! (Il se leva d’un bond :) Je crois que tu vas me donner une extinction de voix. Allez, soldats ! Plus vite que ça ! Aux cibles ! Hendrick, tu es le premier. Cette fois, je veux que tu me balances ce couteau au sud. Au sud, compris ? Pas au nord. Cette cible devrait se trouver au sud et je te demande au moins de lancer ton couteau dans la direction approximative du sud. Je sais que tu ne toucheras pas ta cible, mais tu peux au moins lui faire peur. Ne te coupe pas l’oreille, ne poignarde personne. Concentre ta petite tête sur le sud. Prêt pour la cible ?… Tire !

Hendrick rata une fois encore.

On eut droit à l’exercice avec des bâtons et avec du filin. Avec un bout de filin, on peut faire pas mal de choses atroces. On nous enseigna aussi ce que l’on pouvait tirer des armes modernes, comment le faire du mieux possible et comment entretenir le matériel qui allait des armes nucléaires aux fusées de combat au sol en passant par les gaz, poisons et autres outils de mort et de destruction. Plus quelques éléments particuliers dont il vaut mieux ne pas discuter. Mais nous finîmes aussi par devenir familiers avec certaines armes « désuètes ». Des baïonnettes sur des fusils factices et des fusils qui n’étaient pas factices mais qui reproduisaient les armes d’infanterie du XXe siècle. Ils ressemblaient beaucoup aux fusils pour le tir sportif, mais ils tiraient des projectiles solides, des balles à revêtement métallique, sur des cibles fixes ou mobiles. Cela était censé nous apprendre à viser avec n’importe quel type d’arme, en toutes circonstances, à être toujours prêts à tout. Pour ma part, je crois que ce fut efficace.

Ces armes nous servaient aussi sur le terrain à simuler d’autres armes, plus dangereuses. Nous simulions beaucoup. Il le fallait. Une bombe ou une grenade « explosive » dégageait à l’arrivée une simple fumée noire ou une bouffée de gaz qui vous faisait éternuer et pleurer, ce qui vous indiquait que vous étiez mort ou paralysé. C’était en général suffisant pour vous rendre prudent avec les gaz, et puis il y avait l’engueulade qui vous attendait inévitablement.

Nous avions droit à de moins en moins de sommeil. La plupart des exercices étaient nocturnes, avec transmissions radio, radar et infrarouge.

Les armes étaient chargées à blanc, à l’exception de une sur cinq cents, qui tirait de véritables projectiles. Dangereux ? Si on veut. La vie pour nous était dangereuse. Et puis, une balle peut vous toucher sans vous tuer, si vous ne la recevez pas dans la tête ou en plein cœur. Et même alors… A moins qu’elle ne soit explosive. Mais ce coup de « une sur cinq cents » augmentait considérablement notre intérêt pour le couvert, les défilements et les abris. D’autant plus que les armes qui nous menaçaient étaient maniées par des instructeurs qui se faisaient un devoir de bien viser. Ils nous assuraient qu’ils ne souhaitaient pas envoyer une balle en pleine tête à n’importe quel gars qui rampait… mais un accident est si vite arrivé. Leur assurance tout amicale n’avait rien de très rassurant. Avec cette unique balle sur cinq cents, les exercices devenaient de gigantesques parties de roulette russe. On ne s’ennuyait vraiment pas quand une balle sifflait à nos oreilles une fraction de seconde avant que vienne la détonation du fusil.

Evidemment, cela ralentissait notre progression et on nous fit savoir que si nous ne retrouvions pas le pas de course, la moyenne serait portée à une balle vraie sur cent à blanc. Et ainsi de suite… Je ne sais pas si cette annonce eut un résultat immédiat mais, quand un des gars d’une autre compagnie reçut une balle bien authentique dans les fesses, il y eut d’abord des plaisanteries peu spirituelles sur cette intéressante cicatrice et, ensuite, un renouveau d’intérêt pour tout ce qui pouvait représenter un abri. Une balle dans les fesses, peut-être, mais dans la tête, et surtout dans la vôtre…

Les instructeurs, qui tenaient les fusils, ne se mettaient pas à couvert, eux. Ils se pavanaient en chemise blanche et badine, apparemment certains qu’il ne se trouverait jamais une recrue pour leur apprendre à jouer les cibles humaines. Pour un ou deux d’entre eux, c’était se montrer un peu trop optimiste. D’un autre côté, même s’il y avait volonté de meurtre, ils avaient effectivement peu de chances de perdre la vie – une sur cinq cents – que multipliait le facteur maladresse chez les recrues. Le fusil n’est pas une arme facile à manier. Il ne fait absolument rien pour chercher la cible lui-même. A mon avis, au temps où le fusil faisait la décision dans les guerres, on devait compter une moyenne de quelques milliers de balles tirées pour abattre un homme. Ça paraît effarant mais l’histoire militaire confirme ce calcul : on tirait surtout pour forcer l’ennemi à baisser la tête et l’empêcher de tirer à son tour.

En tout cas, il n’y eut pas le moindre instructeur blessé ou tué. De notre côté, aucun des gars ne fut victime d’une balle de fusil. Les morts furent causées par d’autres armes, d’autres engins dont certains se retournaient sur vous si vous ne suiviez pas les instructions d’utilisation à la lettre. Il y eut même un gars pour se casser le cou en plongeant à l’abri.

Cependant, par un effet de réaction en chaîne, cette histoire de balles et d’exercices amena mon moral au niveau le plus bas que j’eusse connu depuis mon arrivée au camp. Il faut dire que, d’abord, on m’avait repris mes galons de bleu. Pas pour une faute personnelle, non, mais pour celle d’un des hommes de mon peloton. Et encore, je n’étais pas présent à ce moment. C’est ce que je fis remarquer à Bronski, mais il me dit de la fermer. J’allai me défendre auprès de Zim qui me déclara froidement que j’étais responsable de tout ce que faisaient mes hommes et qui me colla six heures de corvée pour m’être adressé à lui sans l’autorisation de Bronski. Et puis, j’avais reçu une lettre de ma mère, enfin. Dans le même temps, lors d’un des premiers exercices en scaphandre propulsé, je me foulai une épaule. Pour ces exercices, les instructeurs avaient la possibilité de vous canarder par radio, pour ainsi dire : les tenues spéciales étaient prévues pour ça. C’est en tombant que je me suis mal reçu, ce qui m’a valu une période d’exemption de service et beaucoup trop de temps pour réfléchir à mon sort.

Cette exemption de service me valut de me retrouver planton dans le bureau du commandant de bataillon. Je voulais faire bonne impression mais je ne tardai pas à m’apercevoir que le capitaine Frankel n’appréciait pas le zèle. Tout ce qu’il désirait, c’est que je reste à ma place, immobile et silencieux. Autant de temps pour sympathiser avec moi-même, puisque je n’osais pas dormir.

Quelques minutes après l’heure du déjeuner, je ne risquais même plus d’avoir sommeil ! L’adjudant Zim venait de faire son entrée, avec trois hommes. Il était aussi propre et élégant que de coutume mais blême comme le troisième cavalier de l’Apocalypse. Et il avait une drôle de marque, près de l’œil droit, qui semblait annoncer un œil au beurre noir, ce qui était impossible. Parmi les trois autres hommes, au centre, il y avait Ted Hendrick. Il était sale, ce qui est normal quand on fait l’exercice dans des prairies boueuses que personne ne se soucie de nettoyer, mais il avait aussi du sang sur le menton et sur sa chemise, et il était hagard.

Ceux qui l’encadraient étaient aussi des bleus. Ils avaient des fusils. L’un d’eux était de mon peloton, un nommé Leivy. Il semblait tout excité et ravi et il me décocha un clin d’œil alors que personne ne nous regardait.

— Qu’est-ce que c’est, adjudant ? demanda Frankel, surpris.

Roide, glacé, comme s’il récitait un texte, Zim déclara :

— Commandant de la Compagnie H au rapport du commandant de Bataillon, mon capitaine. Discipline. Article 9007. Désobéissance à des instructions tactiques lors d’un exercice de combat. Article 9020. Désobéissance aux ordres dans les mêmes conditions.

Le capitaine Frankel parut surpris.

— Et c’est à moi que vous faites votre rapport, adjudant Zim ? Officiellement ?

J’ignore encore comment un homme peut paraître aussi embarrassé que Zim en cet instant, tout en ne laissant pas percer la moindre expression sur ses traits ou dans sa voix.

— Si mon capitaine le permet. Cet homme récuse la discipline administrative. Il insiste pour voir le commandant de Bataillon.

— Je vois… Le petit avocat de la chambrée… Eh bien, adjudant, techniquement, c’est son droit. Quelles étaient les instructions tactiques ?

— Le « hérisson », mon capitaine.

Je regardai Hendrick, et je me dis : Oh, oh ! il va y avoir droit ! Pour le « hérisson », il faut se planquer, se mettre à couvert, n’importe où et ne plus bouger. Plus du tout. Pas un doigt, pas un cil. Il faut mourir sur place si on n’a pas reçu l’ordre de se remettre en mouvement, et on parle même de types qui ont été touchés en « hérisson » et qui sont morts comme ça, lentement, sans un geste, sans une plainte.

— Deuxième partie ? a demandé Frankel.

— Même chose, mon capitaine. Ayant interrompu l’exercice, a refusé d’y participer à nouveau en dépit de l’ordre qui lui en fut donné.

— Nom ? demanda le capitaine sur un ton menaçant.

— Hendrick, mon capitaine. Recrue de 2e classe matricule 7960924.

— Eh bien, Hendrick, vous êtes privé de tous vos privilèges pour une durée de trente jours. Vous serez consigné dans votre tente à l’exception des heures de corvée et de repas et vous n’aurez droit qu’aux nécessités sanitaires. Vous accomplirez trois heures de corvée supplémentaire par jour sous les ordres du caporal de garde, à raison d’une heure avant l’extinction des feux, une heure avant le réveil et une heure aux lieu et place du repas de midi. Votre repas du soir sera composé de pain et d’eau – à satiété. Chaque dimanche, vous accomplirez une corvée de dix heures, ceci afin de vous permettre d’assister à l’office religieux si telle est votre pratique.

(A ce stade, je pensai : Grands dieux !)

Mais le capitaine poursuivait :

— Hendrick, si vous vous en tirez aussi bien, c’est parce que nous ne pouvons vous infliger plus sans vous traduire en cour martiale… et je ne souhaite pas ternir ainsi la réputation de votre compagnie. Rompez.

Il retourna aux dossiers étalés sur son bureau comme si l’incident était oublié.

Mais Hendrick hurla :

— Vous n’avez pas entendu ma version !

Le capitaine leva les yeux, lentement.

— Vraiment ? Désolé. Vous avez une version ?

— Ça, pour sûr ! C’est l’adjudant Zim qui a voulu me mettre dedans ! Il a toujours été sur mon dos ! Sans arrêt depuis qu’on est arrivés ! Il…

— Ainsi l’exige son devoir, dit froidement le capitaine. Niez-vous les deux accusations portées contre vous ?

— Non, mais… Il ne vous a pas dit que j’étais sur une fourmilière !

Frankel prit un air écœuré.

— Vraiment… Alors vous préféreriez vous faire tuer et sacrifier vos camarades de combat plutôt que d’affronter quelques malheureuses petites fourmis ?

— Pas quelques malheureuses petites fourmis ! Il y en avait des centaines. Des fourmis rouges !

— Voyez-vous ça… Jeune homme, mettons bien les choses au point. Même sur un nid de serpents à sonnette, votre devoir était d’obéir, de jouer au « hérisson ». Avez-vous quelque chose d’autre à dire pour votre défense ?

— Oui ! Il m’a frappé ! Il a levé la main sur moi ! Ils se baladent tous avec ces bâtons idiots. Ils vous tapent sur le cul, ils vous astiquent les épaules et ils vous font grouiller. D’accord. Mais il m’a frappé à mains nues ! Il m’a jeté au sol et il m’a hurlé de ne plus bouger. Il m’a traité de crétin abruti. Que pensez vous de ça ?

Le capitaine examina ses mains, puis regarda enfin Hendrick.

— Jeune homme, vous commettez une erreur de jugement très commune parmi les civils. Vous estimez que vos supérieurs hiérarchiques n’ont pas le droit de « lever la main sur vous », comme vous dites. Dans des circonstances strictement sociales, ceci est exact. Si nous nous trouvions, par exemple, au théâtre ou dans un magasin, je n’aurais, pas plus que vous, le droit de vous gifler, pour autant que vous me témoigniez le respect dû à mon grade. Mais dans l’accomplissement du devoir, les choses sont différentes…

Le capitaine pivota sur sa chaise et désigna quelques volumes écornés.

— Vous vivez selon ces lois. Vous pouvez chercher dans ces volumes ligne par ligne, examiner chaque article, chaque minute de cour martiale, vous ne trouverez pas un seul mot qui implique que vos supérieurs n’ont pas le droit de « lever la main sur vous » ou de vous corriger de n’importe quelle manière dans l’accomplissement de votre devoir. Hendrick, je pourrais très bien vous casser la figure… et je n’aurais à rendre compte de la nécessité de cet acte que devant mes supérieurs. Pas devant vous. Je pourrais même aller plus loin. Dans certaines circonstances, un gradé, sous-officier ou officier, a non seulement le droit, mais le devoir, de tuer tout soldat, sans délai ni avertissement. Il ne risque pas la punition, mais la promotion. Il doit le faire pour tout acte de couardise, devant l’ennemi, par exemple. Quant à ces bâtons que vous évoquez… Ils ont deux usages. D’abord, ils sont le signe de l’autorité. Ensuite, ils sont destinés à être utilisés sur vous, afin de vous stimuler. Ils ne peuvent vous faire de mal, pas de la façon dont nous nous en servons. Au pis, ils piquent un peu. Mais ils épargnent des milliers de paroles. Par exemple quand vous ne vous réveillez pas d’un bond le matin. Bien sûr, le caporal pourrait se montrer gentil, vous demander si vous voulez votre petit déjeuner au lit… Si nous avions un caporal de trop pour vous dorloter. Mais nous ne l’avons pas. C’est pour ça que le vôtre passe simplement et distribue des coups de badine sur les sacs quand il le faut. Evidemment, il pourrait vous donner des coups de pied, ce qui serait aussi légal et efficace. Mais le général responsable de l’instruction pense que l’usage de la badine est plus digne, autant pour le caporal que pour vous. Je le pense aussi. Mais ce que nous pensons, moi aussi bien que vous, n’importe guère. Nous agissons ainsi, c’est tout. (Il soupira :) Hendrick, je vous ai expliqué tout ceci parce qu’il est inutile de punir un homme s’il ignore pourquoi. Votre conduite a été celle d’un mauvais garçon parce qu’il est certain que vous n’êtes pas encore un homme, en dépit de nos efforts. Une conduite surprenante à ce degré de votre instruction. Rien de ce que vous avez dit ne constitue un élément de défense ou d’excuse. Vous ne semblez pas avoir le sens de votre devoir de soldat. Dites-moi donc vous-même pourquoi vous vous estimez maltraité. Bien que je n’arrive pas à l’imaginer, il se peut que vous fassiez une déclaration qui vous soit favorable.

Une ou deux fois, j’avais observé le visage de Hendrick pendant le discours du capitaine. Il était évident que ses paroles calmes, posées, avaient plus d’effet que toutes les engueulades de Zim. D’abord indigné, Hendrick était devenu étonné, puis sombre.

— Parlez ! ajouta le capitaine d’un ton tranchant.

— Euh… Eh bien, on nous avait donné l’ordre de nous tapir en « hérisson ». Je me suis planqué et c’est alors que j’ai vu que j’étais sur une fourmilière. Je me suis mis à genoux pour bouger de quelques centimètres. On m’a frappé par-derrière, et puis quelqu’un s’est mis à hurler. Alors je me suis redressé, je l’ai cogné et il…

— HALTE !

Le capitaine Frankel venait de jaillir de sa chaise. Il semblait immense alors qu’il est à peine plus grand que moi. Son regard ne quittait pas Hendrick.

— Vous… avez… frappé… votre… commandant… de compagnie ?

— Ben… Oui, je l’ai dit. Mais il m’avait cogné le premier. Par-derrière. Je n’avais même pas vu que c’était lui. Je ne pensais à personne en particulier. Je lui ai donné un coup de poing, c’est tout, et…

— Silence !

Hendrick s’interrompit, puis ajouta :

— Je veux quitter cette foutue unité !

— Ça, ça peut se faire, et très vite, dit le capitaine d’une voix glaciale.

— Donnez-moi une feuille de papier. Je démissionne.

— Un instant… Adjudant Zim.

— Oui, mon capitaine ?

Zim m’avait plus rien dit depuis le début. Il était demeuré rigide, comme une statue, les maxillaires roides, regardant droit devant lui. Mon pronostic se confirmait, maintenant : un œil au beurre noir, très réussi. Hendrick ne l’avait pas manqué. Mais il n’avait pas fait un récit détaillé de son exploit et le capitaine ne le lui avait pas demandé, préférant sans doute attribuer l’œil de Zim à une rencontre avec une porte.

— Les articles du règlement ont-ils été bien distribués dans votre compagnie ?

— Oui, mon capitaine. Ils sont publiés et lus au journal d’écoute tous les dimanches matin.

— Je le sais. Je demandais cela pour la bonne forme.

Chaque dimanche, juste avant l’office, on nous faisait aligner et nous avions droit à la lecture à haute voix des articles disciplinaires sur les Lois et Règlements des Forces Armées. Ils étaient également affichés devant la tente du planton. Personne ne se passionnait pour cette cérémonie. On pouvait très bien dormir debout pendant la lecture. La seule chose qui réussissait peut-être à nous intéresser portait sur ce que nous appelions « les trente et une façons de casser du bois ». Après tout, les instructeurs avaient des moyens bien à eux pour vous faire entrer les règlements directement dans la peau. « Casser du bois » était une vieille plaisanterie usée, comme « l’huile de réveil ». Les « trente et une façons… » étaient les trente et une offenses capitales. Régulièrement, il se trouvait un bleu pour se vanter ou accuser quelqu’un d’autre d’en avoir trouvé une trente-deuxième, qui était évidemment absurde ou obscène.

Frapper un gradé !

Tout soudain, ça n’avait plus rien d’amusant. On pouvait pendre un homme pour avoir cogné sur Zim. Mais tous les gars de la compagnie avaient essayé, et certains avaient même réussi… quand on s’entraînait au combat à mains nues. Il nous prenait souvent en particulier, après les autres instructeurs, histoire de nous donner un dernier petit coup de vernis pendant que nous étions échauffés et rodés. Shujumi l’avait même mis K.O., une fois. Bronski avait dû verser un seau d’eau. En se réveillant, Zim avait eu un sourire féroce. Il avait tendu la main… et Shujumi s’était retrouvé en orbite.

Le capitaine Frankel me fit signe.

— Vous. Appelez-moi le quartier général.

Je me grouillai d’obéir et je reculai quand le visage d’un officier apparut sur l’écran.

— Etat-major.

— Le commandant du Deuxième Bataillon présente ses respects au commandant du Régiment. Je requiers un officier pour siéger à un tribunal.

— Dans quels délais, Ian ?

— Le temps qu’il vous faudra pour me l’envoyer.

— Je m’en occupe. Je suis certain que Jake est dans son bureau. Article et nom ?

Le capitaine épela le nom de Hendrick et donna le numéro de l’article du règlement. L’officier émit un sifflement et son visage s’assombrit.

— Je fonce, Ian. Si je ne peux pas t’envoyer Jake, j’irai moi-même… le temps d’avertir le Vieux.

Le capitaine Frankel s’adressa à Zim :

— Cette escorte est-elle formée de témoins ?

— Oui, mon capitaine.

— Le chef de groupe a-t-il vu l’incident ?

Zim n’hésita qu’une fraction de seconde.

— Je le pense, mon capitaine.

— Trouvez-le-moi. Personne n’a de scaphandre propulsé ?

— Si, mon capitaine.

Zim téléphona. Frankel déclara à Hendrick :

— Quels témoins désirez-vous appeler pour votre défense ?

— Je n’ai pas besoin de témoins ! Il sait ce qu’il a fait ! Donnez-moi une feuille. Je fiche le camp !

— Cela viendra en son temps.

Cela vint même assez rapidement, selon moi. Moins de cinq minutes plus tard, le caporal Jones se posait en scaphandre de commandement, portant le caporal Mahmud. Le lieutenant Spieksma se présenta à l’instant où il décollait.

— Bonsoir, mon capitaine. L’accusé et les témoins sont là ?

— Tout est prêt, Jake.

— L’enregistrement ?

— Prêt aussi.

— Parfait. Avancez, Hendrick.

Hendrick obéit. Il semblait totalement désemparé, au bord de la crise de nerfs.

— Cette cour martiale a été convoquée par ordre du major F.X. Malloy, commandant le Troisième Régiment d’Instruction du Camp Arthur Currie, en application de l’Ordonnance générale N° 4 du Commandement, du Commandement à l’Instruction et à la Discipline, selon les Lois et Règlements des Forces Militaires de la Fédération Terrienne. Officier d’accusation : capitaine d’infanterie Ian Frankel, commandant le Deuxième Bataillon du Troisième Régiment. La cour : lieutenant Jacques Spieksma, commandant le Premier Bataillon du Troisième Régiment. Accusé : Hendrick, Theodore C., recrue de deuxième classe matricule RP 7960924. Article 9080. Inculpation : a frappé un officier de la Fédération Terrienne, l’état d’urgence étant en vigueur.

Ce qui me frappa alors, ce fut la rapidité des événements. Je me trouvai brusquement nommé « officier de la cour », chargé de « faire se retirer les témoins ». Pendant une seconde, je me demandai comment je pouvais m’y prendre pour « faire se retirer » l’adjudant Zim, mais ce fut lui qui se chargea, d’un seul coup d’œil, de rassembler Mahmud et les deux soldats et de les faire sortir. Il se tint ensuite à l’écart. Mahmud s’assit par terre et se roula une cigarette… qu’il dut abandonner très vite, puisqu’il fut le premier appelé. En moins d’une demi-heure, les trois dépositions étaient enregistrées, toutes semblables aux déclarations de Hendrick.

Le lieutenant Spieksma s’adressa alors à Hendrick.

— Désirez-vous procéder à un contre-interrogatoire des témoins ? La Cour peut vous assister si vous le souhaitez.

— Non.

— Mettez-vous au garde-à-vous et donnez son grade au représentant de la Cour !

— Non, mon lieutenant. Je veux un avocat.

— La loi ne le permet pas en campagne. Souhaitez-vous faire une déposition pour votre défense ? Vous n’y êtes nullement obligé et la Cour ne saurait retenir votre refus. Mais vous devez savoir que tout témoignage de votre part peut être utilisé contre vous et soumis à un examen contradictoire.

Hendrick haussa les épaules.

— Je n’ai rien à dire. Qu’est-ce que ça pourrait changer ?

— La Cour vous le demande à nouveau : souhaitez-vous faire une déposition pour votre défense ?

— Euh… non, mon lieutenant.

— La Cour se doit de vous poser une question technique : l’article sous lequel vous comparaissez ici a-t-il été porté à votre connaissance avant que vous commettiez le délit qui justifie son application ? Vous pouvez répondre oui, non, ou ne pas répondre, mais votre réponse relève de l’article 9167 sur le parjure.

Hendrick demeura muet.

— Très bien. La Cour va vous donner à nouveau lecture de l’article de votre accusation et vous poser la question : « Article 9080 : Toute personne appartenant aux Forces Militaires qui aura frappé ou attaqué, ou aidé à frapper ou attaquer… »

— Oui, oui… je crois avoir entendu ça. Ce genre de truc. On a droit à toute une liste tous les dimanches matin. Tout ce qu’il ne faut pas faire.

— Cet article a-t-il ou non été porté à votre connaissance ?

— Euh… oui, mon lieutenant. Je le pense.

— Très bien. Ayant refusé de déposer, avez-vous cependant une quelconque déclaration à faire pour réfuter ou corriger votre chef d’accusation ?

— Pardon ?

— N’avez-vous rien à dire à la Cour ? Un détail circonstanciel qui serait susceptible de modifier les preuves fournies ? Un point pouvant infirmer les charges qui pèsent sur vous ? Vous auriez pu être au moment du délit souffrant ou sous l’effet de quelque médicament. Vous n’avez pas encore prêté serment et vous êtes libre de parler si vous estimez que cela peut vous aider. La Cour essaie de définir ceci : estimez-vous que quelque chose soit injuste dans les présentes circonstances ? Si oui, quoi ?

— Bien sûr ! Tout est injuste ! C’est lui qui m’a frappé le premier !

— Rien d’autre ?

— Euh… non, mon lieutenant. Je pense que c’est suffisant.

— Nous allons donner lecture de la sentence. Soldat de deuxième classe Theodore C. Hendrick, veuillez vous avancer !

Le lieutenant n’avait pas quitté le garde-à-vous. Le capitaine Frankel se leva à son tour. L’ambiance était glaciale.

— Soldat Hendrick, vous êtes reconnu coupable.

Mon estomac fit un soubresaut. Ils allaient lui faire tâter du cuir. Ils allaient faire ça à Hendrick. J’avais mangé à côté de lui le matin même.

— La cour vous condamne (j’ai commencé à me sentir malade) à dix coups de lanière et au renvoi pour mauvaise conduite.

— Je veux démissionner ! a grincé Hendrick.

— La Cour ne vous y autorise pas. La Cour souhaite ajouter que son verdict est indulgent uniquement parce que cette juridiction n’est pas à même de vous infliger une punition plus importante. L’autorité qui vous a mis en accusation a convoqué une cour martiale en campagne et nous n’avons pas à débattre de ses motivations. Une cour martiale en possession des preuves que nous détenons vous aurait certainement condamné à la pendaison par le col jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vous avez bien de la chance et l’autorité qui vous a accusé a bien de l’indulgence. (Le lieutenant s’interrompit, puis reprit :) La sentence sera exécutée à la première heure, dès que l’autorité aura eu connaissance de ce rapport et donné son approbation éventuelle. La séance est levée. Que l’accusé soit reconduit et incarcéré.

Cette dernière déclaration me concernait mais, en fait, je n’avais qu’à téléphoner à un garde et à lui confier le prisonnier.

A l’appel des consultants, ce même soir, le capitaine Frankel m’envoya au docteur qui décida ma reprise de service actif. Je regagnai ma compagnie juste à temps pour me changer et me présenter à la revue… ce qui me valut d’être brimé par Zim pour « taches sur l’uniforme ». Je m’abstins de lui faire remarquer que la tache qui décorait son œil était notablement plus importante que celles qu’il me reprochait.

On avait dressé un grand poteau sur le terrain de parade. Quand vint le moment de la proclamation habituelle des corvées et autres routines, nous eûmes droit à l’annonce de la sentence contre Hendrick.

Puis il fit son apparition, entre deux gardes, les mains attachées par des menottes.

Je n’avais jamais assisté à une flagellation. Ce genre de spectacle avait lieu, je m’en souvenais, derrière l’Immeuble Fédéral et mon père m’avait formellement interdit d’y assister. Je lui avais désobéi une fois mais la cérémonie avait été remise et je n’avais pas récidivé.

Mais une fois est une fois de trop.

Les gardes levèrent les bras de Hendrick et fixèrent les menottes à un gros crochet, tout en haut du poteau. Puis ils lui arrachèrent sa chemise, qui avait sans doute été prévue pour ça. Il n’avait pas de maillot. L’adjudant ordonna alors d’un ton sec :

— Exécutez la sentence de la Cour.

Un caporal-instructeur d’un autre bataillon s’avança, tenant le fouet. C’est l’adjudant de la Garde qui compta les coups. Lentement. Cinq secondes entre chaque coup. Mais cela semblait plus lent encore. Ted n’émit pas un son jusqu’au troisième coup, puis il se mit à sangloter.

Je rouvris les yeux sur le visage du caporal Bronski. Il me donnait des gifles et m’observait avec inquiétude.

— Ça ira ? Allez ! Regagne ton rang. Et vite ! On passe la revue.

Ce soir-là, je n’ai pas beaucoup mangé, mais je n’ai pas été le seul.

Personne ne me parla de mon malheureux évanouissement. Plus tard, je sus que j’avais été imité par une bonne dizaine de gars.

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