Instruis l’enfant selon la voie qu’il doit suivre ; et quand il sera vieux, il ne s’en détournera pas.
Il y eut encore quelques séances de fouet, mais très peu. Hendrick fut le seul soldat du régiment qui eût été jugé par une cour martiale. Tous les autres, comme moi, reçurent une simple punition administrative. Pour le fouet, bien sûr, il fallait monter jusqu’au commandant du Régiment. Le major Malloy, quant à lui, avait tendance à préférer le renvoi pur et simple avec la mention « indésirable » au poteau de flagellation. Tout bien considéré, le fouet est une forme de compliment, la plus discrète qui soit. C’est une punition qui laisse à penser que vos supérieurs considèrent que vous avez une faible chance de devenir soldat puis citoyen, même si les circonstances semblent prouver le contraire.
Ma punition fut la plus sévère. Tous les autres n’eurent pas droit à plus de trois coups de lanière. Personne ne fut plus près que moi de retrouver ses vêtements civils. C’est une forme de distinction que je ne recommande guère.
Mais il y eut plus dramatique que ma punition ou celle de Ted Hendrick. Une fois, on dressa la potence.
Laissez-moi vous expliquer un peu. Cette histoire, en réalité, n’avait rien à voir avec l’Armée. Le délit n’avait pas été commis au camp et je pense que l’officier de recrutement qui avait accepté ce gars dans l’Infanterie Mobile ferait aussi bien de rendre son scaphandre.
Le gars avait déserté deux jours seulement après notre arrivée au Camp Currie. Ridicule, bien sûr, mais, dans son histoire, rien n’avait de sens. Pourquoi n’avait-il pas démissionné ? La désertion, évidemment, fait partie des fameuses « trente et une manières de casser du bois » mais, généralement, l’Armée ne requiert la peine de mort que pour des cas spéciaux tels que « désertion face à l’ennemi ». Mais elle ne fait aucun effort pour retrouver et ramener les déserteurs. Et c’est d’une logique de fer. Nous sommes tous des volontaires. Je suis un fantassin mobile parce que je l’ai voulu. J’en suis fier et l’Infanterie Mobile est fière de nous. Si un homme ne ressent pas ce sentiment dans toute sa peau, je ne le veux pour rien au monde à mes côtés en cas de pépin. Si je déguste au combat, je veux autour de moi des soldats prêts à me ramener parce que je suis un fantassin et qu’ils sont eux aussi des fantassins et que ma peau a autant d’importance pour eux que la leur. Je n’ai pas besoin de soldats de pacotille qui se planquent quand il y a un coup dur. Il vaut encore mieux avoir un trou dans votre section qu’un faux soldat qui se traîne avec le complexe du conscrit. Donc, si quelqu’un veut s’en aller, laissez-le partir. Ne perdez pas votre temps et votre argent à essayer de lui remettre la main dessus.
Bien sûr, il y en a beaucoup qui reviennent. Ça leur prend parfois des années. Sans férocité, l’Armée leur donne les cinquante coups de fouet auxquels ils ont droit et les relâche au lieu de les pendre. Je suppose que, pour les nerfs d’un déserteur, ça doit être très dur. Il fuit mais personne ne le poursuit vraiment. Il n’est ni citoyen ni résident légal. « Le méchant fuit quand nul ne le poursuit. » La tentation de se rendre et de respirer enfin doit être insupportable.
Mais ce gars-là ne s’était pas rendu. Il était parti depuis quatre mois et je ne crois pas que sa compagnie se souvenait encore de lui. Il n’était resté au camp que quelques heures, et puis il ne s’était pas présenté à un appel du matin, c’est tout.
Il avait assassiné une petite fille.
Il fut arrêté et le tribunal local, en procédant à la vérification d’identité, découvrit qu’il était en état de désertion. Sur intervention du général auprès du Département d’Etat, il fut remis à la justice militaire qui avait un droit de préemption sur les tribunaux civils.
Pourquoi le général était-il intervenu ? Pourquoi n’avait-il pas laissé cette corvée au shérif ? Pour nous « donner une leçon » ? Non, certainement pas. Je suis certain qu’il n’eut jamais l’intention de donner la nausée à ses soldats pour les inciter à ne jamais assassiner de petites filles. Je crois même qu’il aurait sincèrement préféré nous éviter ce spectacle.
Pourtant, il y avait une leçon à en tirer, une leçon que chacun de nous mit très longtemps à assimiler jusqu’à ce qu’elle devienne comme une seconde nature.
L’Infanterie Mobile veille sur les siens – quoi qu’il advienne.
Dillinger – c’était son nom – figurait encore sur les rôles du régiment. Même si nous ne voulions pas de lui, même s’il n’eût jamais dû être des nôtres, il appartenait à notre unité. On ne pouvait pas l’oublier et le laisser entre les mains d’un shérif à des milles de là. Un homme, un homme véritable, abat lui-même son chien quand il doit le faire. Il ne loue pas les services d’un bourreau.
Nous étions responsables de Dillinger. C’était notre devoir.
Ce soir-là, au pas lent, nous nous sommes mis en marche pour le terrain de parade. La musique jouait Dirge for the Umnourned. Dillinger fut amené. Il portait l’uniforme de fantassin mobile. Exactement le même que le nôtre. On lui arracha ses insignes, ses boutons et on lui ôta sa casquette pendant que la musique jouait Danny Deever. A la fin, il ne lui resta plus qu’une tenue brune et bleue qui ne méritait pas le nom d’uniforme. La musique se tut et seuls les tambours roulèrent. Et ce fut fini.
On nous passa en revue et nous repartîmes au pas rapide. Je ne crois pas que personne se soit évanoui. Ce soir-là, évidemment, l’appétit fut en baisse à la cantine et les conversations rares. Ç’avait été une cérémonie sinistre.
Pour la première fois de mon existence, j’avais vu la mort. Mais je n’avais pas été aussi bouleversé que pour la punition de Ted Hendrick. Il était impossible de se mettre dans la peau d’un Dillinger, de dire, comme pour Hendrick : ç’aurait pu être moi. Non, Dillinger avait eu quatre chefs d’accusation contre lui. Le moindre étant la désertion. Mais, à supposer que sa victime fût encore en vie, il aurait été coupable de kidnapping, de rançonnage, de négligence criminelle…
Je n’éprouvais aucune sympathie pour lui. Je ne crois pas à la vieille rengaine qui dit que « comprendre c’est pardonner ». Parfois, plus vous comprenez certaines choses, plus elles vous dégoûtent. Ma sympathie, je la réserve à une certaine Barbara Anne Enthwaite que je n’ai jamais vue, et à ses parents, qui ne la reverront jamais plus.
Ce soir-là, nous avons commencé trente jours de deuil pour Barbara et notre déshonneur. Nous avons paradé sans musique, sans chansons de marche, avec des crêpes à nos drapeaux. J’entendis quelqu’un s’en plaindre une fois et se voir menacer d’une bonne raclée en réponse. Ce n’était pas notre faute, certes, mais notre devoir était de veiller sur les petites filles, non de les assassiner. Il nous fallait laver notre faute, notre déshonneur.
Cette nuit-là, je me demandai comment l’on pouvait empêcher de telles choses. A notre époque, elles sont rares, mais une seule est encore de trop, pour moi. Je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. Dillinger avait l’apparence de n’importe lequel d’entre nous et, après tout, ses antécédents ne pouvaient avoir été catastrophiques puisqu’il était arrivé au Camp Currie. Alors, c’était sans doute un de ces cas pathologiques qui se révèlent trop tard.
Pourtant, s’il était impossible d’éviter cela la première fois, pour la seconde… nous avions trouvé la solution.
Si Dillinger avait eu conscience de son acte (ce qui paraît incroyable) alors il avait su aussi ce qui l’attendait. Mais il n’avait sans doute pas souffert autant que la petite Barbara, et peut-être pas du tout.
Mais supposons, ce qui est plus probable, qu’il ait agi sans avoir conscience du mal qu’il faisait ?
Vous me direz que l’on abat les chiens enragés. Oui, mais la folie est une maladie.
A partir de cela, je n’entrevoyais que deux possibilités. Dillinger était incurable et il valait mieux qu’il soit mort, pour lui et pour les autres. Ou bien, convenablement soigné, il aurait pu retrouver l’équilibre et être réintégré dans la société. Mais le seul souvenir de ce qu’il avait fait pendant sa « maladie » l’aurait poussé au suicide car, comment vivre avec cela ?
Supposons encore qu’il réussisse à s’évader avant sa complète guérison et qu’il recommence ? Une fois, deux fois ? Comment expliquer cela aux parents ?
Je ne trouvais qu’une seule réponse.
Je me souvenais d’une discussion durant le cours d’histoire et de philosophie morale de M. Dubois. Il nous parlait des troubles qui avaient précédé l’éclatement de la République d’Amérique du Nord au XXe siècle. Selon lui, des crimes comme celui de Dillinger avaient été à cette époque monnaie courante. La Terreur n’avait pas été le seul fait des Etats-Unis mais aussi de la Russie et de l’Angleterre ainsi que de beaucoup d’autres pays. Mais c’était en Amérique qu’elle avait atteint son sommet, peu avant l’effondrement.
— Les citoyens normaux, rapportait M. Dubois, ne se risquaient plus dans les jardins publics la nuit venue. Ils couraient le risque d’être attaqués par des bandes d’enfants armés de couteaux, de chaînes, de pistolets fabriqués à la maison. Ils pouvaient être volés, molestés et le plus souvent assassinés. Cela dura des années, jusqu’à la guerre entre l’Alliance Russo-Anglo-Américaine et l’Hégémonie Chinoise. Le meurtre, la drogue, le viol et le vandalisme faisaient partie de la vie quotidienne. Dans les écoles, dans les rues aussi bien que dans les parcs.
J’avais essayé d’imaginer cette violence dans nos écoles mais je n’y avais pas réussi. Je ne pouvais pas. Dans nos parcs non plus. Un parc était un endroit où l’on se délassait, où l’on s’amusait. Comment pouvait-on y être assassiné ?
— Monsieur Dubois… y avait-il une police ? Des tribunaux ?
— La police était plus importante que la nôtre. Et ils avaient bien plus de tribunaux. Et ils étaient surchargés.
— Je pense que je ne comprends pas…
Dans notre ville, si une telle chose s’était produite… l’enfant coupable aurait reçu le fouet en même temps que son père. Mais de telles choses ne se produisaient jamais.
— Définissez le terme « délinquant juvénile », m’avait demandé M. Dubois.
— Euh… eh bien, c’était un de ces jeunes qui attaquaient les gens.
— Faux.
— Mais dans le livre…
— Excusez-moi. C’est effectivement ce qui est écrit dans votre livre. Mais il ne sert à rien d’appeler une queue une jambe. « Délinquant juvénile » est un terme contradictoire qui met en évidence le problème et une totale impuissance à le résoudre. Avez-vous déjà eu un chien ?
— Oui, monsieur.
— Est-ce qu’il vous est arrivé de le faire rentrer dans la maison ?
— Euh… De temps en temps, monsieur.
— Bien. Mais quand votre chien commettait une faute, étiez-vous en colère ?
— Ma foi… il ne savait pas. Ce n’était qu’un chien.
— Que faisiez-vous alors ?
— Eh bien, je le grondais, je lui mettais le nez dans son pipi et je lui donnais une fessée.
— Mais il ne comprenait pas ce que vous lui disiez ?
— Non, mais il savait que j’étais en colère contre lui.
— Mais vous venez de me dire que vous n’étiez pas vraiment en colère, qu’il ne pouvait pas comprendre.
C’était tout le style de M. Dubois : amener les gens à se contredire.
— Non, mais il fallait qu’il croie que j’étais en colère. Il fallait qu’il apprenne, non ?
— Je suis d’accord. Mais, après lui avoir fait comprendre que vous désapprouviez son acte, pourquoi vous montrer cruel au point de le fesser ? Vous avez dit qu’il ne savait pas ce qu’il faisait. Pourtant, vous l’avez fait souffrir. Pouvez-vous vous justifier, ou bien êtes-vous sadique ?
J’ignorais ce qu’était un sadique mais je savais très bien ce qu’était un chien.
— Mais il le faut bien, monsieur Dubois ! Il faut le gronder pour qu’il sache qu’il a fait mal, il faut lui mettre le nez dedans pour qu’il comprenne que c’est à cause de ça que vous êtes en colère et il faut bien le frapper pour qu’il ne recommence pas ! Il faut le faire tout de suite ! Plus tard, il ne pourrait pas comprendre. Et même la première leçon ne suffit pas. Il faut recommencer et taper un peu plus fort chaque fois. C’est comme ça qu’il finit par apprendre. Si vous vous contentez de le gronder, c’est du temps perdu. (Et j’ajoutai :) Vous n’avez sûrement jamais eu de chien.
— Des tas. En ce moment, j’élève un basset, avec vos méthodes. Mais revenons à nos délinquants juvéniles. La moyenne d’âge des plus dangereux était inférieure à celle de cette classe… et ils commençaient plus jeunes, en général. N’oubliez jamais ce chien. La police arrêtait souvent ces jeunes. Tous les jours. Est-ce qu’on les grondait ? Oui, et plutôt méchamment. On leur mettait le nez dans leur faute ? Rarement. Les organes d’information gardaient leurs noms secrets. La loi l’exigeait souvent pour les mineurs de dix-huit ans. Est-ce qu’on leur donnait la fessée ? Bien sûr que non ! Pour la plupart, dans leur plus jeune âge, leurs parents ne les avaient jamais corrigés. A l’époque, on croyait couramment que le fait de frapper un enfant, de le punir physiquement, pouvait causer des troubles psychiques permanents.
(Je m’étais dit que mon père n’avait sans doute jamais entendu parler de cette intéressante théorie.)
— Le châtiment corporel était interdit dans les écoles. La flagellation n’était plus en vigueur que dans une toute petite province, le Delaware, et encore pour quelques rares délits. On la considérait comme « un châtiment cruel et inhabituel ». Je ne comprends pas ce genre de considération. Un juge peut toujours se montrer bienveillant mais sa sentence conduira toujours un criminel à souffrir, autrement il ne saurait être question de châtiment. Et la souffrance est, depuis des millions d’années d’évolution, le mécanisme qui protège notre survie en nous donnant l’alerte. Au nom de quoi la société rejetterait-elle un système aussi perfectionné ? Mais il faut dire que cette époque était vouée aux pires divagations pseudo-psychologiques.
» Quant à être inhabituelle. Une punition se doit de l’être, sinon elle est sans effet. (M. Dubois pointa son moignon sur un autre élève.) Que se passerait-il si vous battiez votre chien toutes les heures ?
— Eh bien… il deviendrait peut-être fou…
— Certainement. Et il n’apprendrait rien. Dites-moi donc depuis combien de temps le directeur de cette école n’a pas donné le bâton à un élève ?
— Oh… peut-être deux ans. Ce garçon qui s’était battu avec…
— Peu importe. Cela fait longtemps. Ce qui signifie qu’une telle punition est si inhabituelle qu’elle en est exemplaire, qu’elle instruit. Mais les jeunes criminels de ce temps-là… On ne les frappait pas quand ils étaient bébés, et on ne les fouettait pas pour leurs crimes. Non, le processus était le suivant. Premier délit, un avertissement. On grondait, si vous voulez, sans même juger, souvent. Après quelques délits, l’emprisonnement, cette sentence pouvant être suspendue par une mise en liberté surveillée. Un jeune criminel pouvait être arrêté plusieurs fois avant d’être puni. Et dans ce cas, on l’enfermait en prison, simplement, avec d’autres jeunes criminels qui ne pouvaient que lui apporter d’autres idées criminelles.
» Il aurait pu continuer ainsi durant des années, tandis que ses crimes croissaient en nombre et en atrocité pour n’être punis que par la prison. Mais, tout à coup, légalement, le jour de son dix-huitième anniversaire, le cycle était interrompu. Le « jeune délinquant » devenu un criminel adulte pouvait en quelques semaines se retrouver dans une cellule de condamné à mort. Vous ! (A nouveau, il pointait son moignon sur moi :) Supposez que vous vous soyez contenté de gronder votre chien, sans jamais le punir, supposons que vous l’ayez laissé faire ce qu’il voulait dans la maison, que vous l’ayez simplement enfermé de temps en temps dans une cabane pour le laisser revenir plus tard en l’avertissant de ne jamais recommencer. Jusqu’à ce que vous vous aperceviez qu’il est devenu un grand et vieux chien, toujours aussi sale. Qu’auriez-vous fait, alors ? Vous auriez pris un fusil pour l’abattre ? Qu’en pensez-vous ?
— Eh bien… c’est la façon la plus incroyable d’élever un chien dont j’aie jamais entendu parler !
— Tout à fait d’accord. Ou un enfant. Et qui est coupable ?
— Moi, je pense.
— Exact. Et j’en suis sûr.
— Monsieur Dubois, dit alors une fille, pourquoi ? Pourquoi ne pas donner de fessées aux petits enfants et quelques bons coups de lanière aux plus grands quand ils le méritent… je veux dire pour de très vilaines choses.
— J’ignore pourquoi ils ne faisaient pas cela au XXe siècle, dit M. Dubois d’un ton sinistre. Sans doute ces pseudo-scientifiques qui se donnaient le titre de « psycho-pédiatres » ou d’« assistants sociaux » méprisaient-ils les anciennes méthodes qui avaient fait leurs preuves. Sans doute les jugeaient-ils trop simples pour inculquer le respect humain et les vertus sociales à de jeunes esprits. Après tout, n’importe qui pouvait y parvenir en usant de patience et de fermeté, comme pour un petit chien. Je me suis parfois demandé s’ils n’avaient pas épousé la cause du désordre… mais c’est peu probable : les adultes agissent toujours consciemment pour des « motivations supérieures », quel que soit leur comportement.
— Mais, grands dieux ! s’exclama la fille, je n’aimais pas recevoir des fessées, comme tous les enfants, mais ma mère m’en donnait quand il le fallait ! La seule fois où j’ai été corrigée en classe, je l’ai été aussi à la maison. C’était il y a des années. Je n’ai jamais pensé qu’on pourrait me traîner devant un juge qui me ferait donner le fouet. Je veux dire qu’il suffit de ne pas le vouloir et ce genre de chose n’arrive pas. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal dans notre système. Cela vaut mieux que de ne pas pouvoir se promener dans les rues de peur de se faire tuer, non ? Quelle horreur !
— Je suis d’accord, jeune dame, sur l’horrible contraste qu’il y avait entre ce que ces gens bien intentionnés pensaient et faisaient. Ils ne disposaient d’aucune théorie scientifique applicable à la morale. Ils avaient un code moral et ils essayaient de s’y conformer, mais il était faux, fait de charlatanisme rationalisé et de rêveries échevelées. Plus ils y croyaient, plus ils divaguaient. Ils considéraient, voyez-vous, que l’homme est doué d’instinct moral.
— Mais, monsieur !… Je croyais… Je pensais que j’avais…
— Non, mon enfant, vous avez une conscience cultivée, très bien éduquée. Mais l’homme n’a pas d’instinct moral. Il ne naît pas avec un sens moral. Vous n’en aviez pas en naissant, et moi non plus… pas plus qu’un chien. Ce sens moral, nous l’acquérons, par l’éducation, par l’expérience, en usant de notre esprit. Parfois. Ces jeunes criminels que nous évoquions étaient comme nous mais personne ne leur laissait la moindre chance d’acquérir ce sens moral. Leur existence ne le leur permettait pas. Qu’est-ce que le sens moral ? Un produit de l’instinct de survie. L’instinct de survie est à la base de notre nature humaine et c’est de lui que dérivent tous les aspects de notre personnalité. Tout ce qui entre en conflit avec l’instinct de survie agit tôt ou tard pour éliminer l’individu et, de ce fait, ne peut être transmis aux générations futures. Cette vérité est mathématiquement démontrable, universellement vérifiable. C’est la seule règle impérative et éternelle dont dépendent nos actes.
» Mais cet instinct de survie peut se diversifier en motivations plus complexes, plus subtiles que la lutte aveugle de l’individu pour rester en vie. Jeune demoiselle, ce que vous appelez votre « instinct moral » vous a été transmis par vos ancêtres, et c’est une vérité qui dit que la survie peut avoir des impératifs plus puissants encore que votre survie personnelle. Celle de la famille, par exemple. Ou de vos enfants, quand vous en aurez. Ou de la nation, encore plus haut dans l’échelle. Et il y a bien d’autres degrés. Toute théorie morale scientifique doit avoir pour origine l’instinct de survie individuel, et rien d’autre ! Et elle doit poser correctement la hiérarchie de la survie, avec les motivations correspondant à chaque degré. De même, elle doit résoudre tous les conflits.
» Aujourd’hui, nous disposons d’une telle théorie. Nous sommes à même de résoudre n’importe quel problème moral, à quelque niveau que ce soit. Intérêt, amour de la famille, devoir patriotique, responsabilité devant la race humaine – nous pouvons développer une éthique exacte pour toute relation extra-humaine. Mais tous les problèmes moraux peuvent être illustrés par une citation approximative : « Il n’est pas d’amour humain plus grand que celui de la chatte mourant en défendant ses chatons. » Pensez-y, réfléchissez au problème de la chatte et, quand vous serez prête à réfléchir sur vous-même, voyez jusqu’à quel degré de l’échelle morale vous pouvez monter.
» Nos jeunes criminels du XXe siècle n’allaient pas très haut. Ils naissaient avec leur seul instinct de survie et la plus haute moralité qu’ils pouvaient atteindre était une loyauté chancelante envers leur bande. Mais les gens bien intentionnés essayèrent de « faire appel à leurs bons sentiments », de « les atteindre », d’« éveiller leur sens moral »… Pffuii ! Mais ils n’avaient pas de « bons sentiments ». L’expérience leur avait enseigné que ce qu’ils faisaient était pour eux la seule manière de survivre. Vous ne grondez pas votre chien, alors ce qu’il fait avec succès et plaisir est « moral » pour lui !
» La base de toute moralité est le devoir, qui est au groupe ce que l’intérêt particulier est à l’individu. Il ne s’est trouvé personne à cette époque pour parler de devoir à ces jeunes garçons d’une façon qu’ils auraient pu comprendre, c’est-à-dire en tapant un peu. Non… la société à laquelle ils appartenaient ne cessait de leur parler de leurs « droits ».
» Les résultats étaient prévisibles puisque aucun être humain ne jouit de droits naturels.
Là, M. Dubois s’était interrompu. Quelqu’un avait mordu immédiatement à l’hameçon.
— Mais, monsieur, et la vie, la liberté et la quête du bonheur ?
— Ah, oui… les « droits inaliénables ». Tous les ans, il se trouve quelqu’un pour citer cette merveilleuse poésie. La vie ? Mais quel droit à la vie a donc un homme qui se noie dans le Pacifique ? L’océan ne réagira pas à ses appels. Quel droit à la vie a un homme qui doit mourir pour sauver ses enfants ? S’il décide de sauver sa propre vie, le fait-il par l’effet de quelque droit ? Si deux hommes sont menacés de mourir de faim et que le cannibalisme soit la seule issue pour l’un d’eux, lequel a plus que l’autre le droit inaliénable de vivre ? Est-ce juste ? Il en est de même pour la liberté. Les héros qui ont signé ce grand document[3] déclarent acheter cette liberté au prix de leurs vies. La liberté n’est jamais inaliénable. On doit la payer régulièrement, par le sang des patriotes, autrement elle disparaît. De tous les « droits humains naturels » que l’homme a inventés, la liberté est encore celui qui n’est jamais gratuit.
» Le troisième « droit » ? La « quête du bonheur » ? Il est certes inaliénable, mais ce n’est pas un droit. C’est une condition, une condition universelle que les tyrans ne peuvent supprimer, que les patriotes ne peuvent restaurer. Vous pouvez me jeter aux oubliettes, me brûler sur un bûcher, me couronner roi des rois, je poursuivrai ma quête du bonheur aussi longtemps que vivra mon cerveau, mais il n’est aucun dieu, aucun saint, aucun sage ni aucune drogue pour m’assurer que je réussirai. (A cet instant, M. Dubois se tourna vers moi :) Je vous ai dit que le terme de « délinquant juvénile » était contradictoire. « Délinquant » signifie « qui a failli à son devoir ». Mais « devoir » est une vertu adulte. C’est justement lorsque l’homme « juvénile » connaît le sens du devoir qu’il devient un homme « adulte ». Il ne peut pas y avoir de « délinquant juvénile ». Pour chaque criminel juvénile, il y avait toujours plus de délinquants adultes, des êtres parvenus à la maturité qui n’avaient jamais eu connaissance de leur devoir ou qui l’avaient renié.
» Et c’est là le point faible qui a détruit cette société qui, par bien d’autres aspects, était admirable. Les jeunes voyous qui rôdaient dans les villes de cette époque étaient les signes avant-coureurs d’une maladie plus grave. Les citoyens de cette société glorifiaient la mythologie des « droits »… mais ils avaient perdu le sens de leur devoir. Aucune nation ne saurait survivre ainsi.
Je me demandais dans quelle catégorie le colonel Dubois aurait classé Dillinger. Un criminel juvénile qui méritait la pitié même s’il fallait l’éliminer ? Ou bien un délinquant adulte qui ne pouvait provoquer que le mépris ?
Je ne savais pas. Tout ce dont j’étais sûr, c’est qu’il ne tuerait plus jamais de petites filles.
C’était mieux ainsi.