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En aucun cas la compétence d’un officier ne saurait lui suffire… Il se doit également d’être un gentilhomme d’éducation libérale, faisant montre de manières raffinées et d’une courtoisie sans défaut, avec un sens élevé de l’honneur personnel… Nul acte méritoire d’un de ses subalternes ne doit lui échapper, la récompense dût-elle être un simple mot d’approbation. De même manière, il n’est pas de faute qui doive lui échapper.

Aussi vrais que soient les principes politiques que nous soutenons aujourd’hui… nos vaisseaux doivent être commandés selon le despotisme le plus absolu.

J’espère avoir mis en évidence les lourdes responsabilités qui sont les nôtres… Nous devons faire de notre mieux avec ce que nous avons.

John Paul Jones, 14 septembre 1775


— Extraits d’une lettre adressée au comité naval des insurgés.

Une fois encore, le Rodger Young regagnait sa Base pour renouveler capsules et personnel. Al Jenkins y avait eu droit, au cours de cette mission, alors qu’il se portait au secours d’un blessé. Nous avions aussi perdu le Padre. Et il fallait que je sois remplacé. Je portais mes galons d’adjudant flambant neufs, j’avais pris la succession de Migliaccio, mais je savais que c’était surtout à titre honorifique. Ace serait promu dès qu’on aurait touché le sol. J’étais détaché au peloton des officiers et Jelly avait voulu me dire au revoir à sa manière. Mais ça ne m’empêchait pas d’en être fier.

Dès l’arrivée, je me dirigeai la tête haute vers le bureau administratif pour faire viser mes ordres. Quelqu’un me demanda alors, sur un ton poli, respectueux :

— Excusez-moi, mon adjudant, mais la navette qui vient de se poser… Est-ce qu’elle ne vient pas du Rodger Young ?…

Je me retournai. C’était un petit caporal aux épaules voûtées, sans nul doute un de nos…

Père !

Le caporal me prit entre ses bras.

— Juan ! Juan ! Mon petit Johnnie !

Je l’embrassai et je me mis à pleurer. Il est probable que le civil qui se trouvait derrière le bureau n’avait encore jamais vu deux sous-officiers s’embrasser. Mais si jamais je m’étais aperçu qu’il levait un sourcil, je l’aurais foudroyé sur place. C’est lui qui dut me rappeler de bien vouloir présenter mes ordres. Quand notre grande démonstration fut terminée et nos larmes séchées, nous avons réussi à parler.

— Père… il faut qu’on se trouve un coin tranquille pour discuter. Je veux savoir… Oh, je veux tout savoir ! J’ai cru… (Je repris mon souffle :) J’ai cru que tu étais mort…

— Non, mais j’ai bien failli l’être, une ou deux fois. Mais, fiston… Mon adjudant… je dois me présenter à cette navette et… Tu comprends…

— Oui, la navette du Rodger Young… Je viens justement…

Père eut l’air terriblement désappointé.

— Le Rodger Young ?… Alors, il ne faut pas que je perde de temps. Je dois me présenter à bord et… Mais toi aussi, Juanito ? Ou bien es-tu en permission ?

— Euh… non… Ecoute, père. Je connais les horaires de rotation de la navette du Rodger… Tu as encore un peu plus d’une heure devant toi. Le chargement passe avant. C’est au prochain passage que la navette doit rejoindre le Rodger en orbite courte… si le pilote n’est pas obligé d’attendre.

— Mais mes ordres stipulent que je dois me présenter au pilote du premier vaisseau de transfert…

— Ecoute, père… Ne te laisse pas impressionner par les ordres à ce point ! La fille qui pilote ce machin se fout pas mal que tu te présentes à bord maintenant ou pour la mise à feu… De toute façon, les haut-parleurs donneront le rassemblement dix minutes avant le décollage… Tu ne peux pas le rater !

Il m’a laissé le conduire dans un petit coin tranquille.

— Tu pars avec moi, Juan ? m’a-t-il demandé. Ou bien est-ce que nous nous retrouverons plus tard ?

— Euh…

J’ai hésité, puis je lui ai montré mes ordres. C’était la meilleure façon de tout lui apprendre. Il les a lus, il a eu les larmes aux yeux et j’ai dit, très vite :

— Ecoute, père, je vais tout faire pour revenir… Je ne veux pas d’autre unité que les Têtes Dures. Et maintenant que tu es là… Oh, je sais que c’est décevant, mais…

— Ce n’est pas décevant, Juan. Au contraire, je suis très fier. Mon petit Johnnie va devenir officier… Bien sûr, j’ai tant attendu cette rencontre. Mais j’attendrai encore un peu. (Il a souri à travers ses larmes :) Tu as grandi, mon garçon. Et tu as mûri, aussi.

— Peut-être, père… Mais, écoute, je ne suis pas encore officier et il se peut que je revienne à bord du Rodger dans quelques jours. Je veux dire que, quand on se fait éjecter du peloton, c’est assez rapide et…

— Tais-toi, fiston !

— Comment ?

— Tais-toi ! Tu sais que tu vas réussir ! (Il sourit brusquement :) Bon sang ! C’est bien la première fois que je la fais fermer à un adjudant !

— Père… Je vais faire mon possible pour réussir. Et si j’y arrive, je retrouverai ce bon vieux Rodger, mais…

— Oui, je sais. Ta demande ne signifiera pas grand-chose aussi longtemps que tu n’auras pas ton ordre de mission, c’est ça ?… Mais ne t’en fais pas. Si nous n’avons qu’une heure, profitons-en. Tu sais, je suis tellement fier de loi, que je sens que je vais craquer… Raconte-moi plutôt comment ça s’est passé pour toi, Johnnie.

— Bien, père. Très bien, jusqu’ici.

Je songeais que la situation n’était pas aussi sombre que je l’avais jugée dans le premier instant. Père serait plus en sûreté chez les Têtes Dures que dans n’importe quelle autre unité. Et j’avais des amis… Ils veilleraient sur lui. Il fallait que je me débrouille pour avertir Ace. Je savais très bien que père ne dirait pas que j’étais son fils.

— Père, demandai-je, depuis combien de temps t’es-tu engagé ?

— Un peu plus d’une année, Johnnie.

— Et tu es déjà caporal !

Il eut un sourire crispé.

— Tu sais bien qu’ils vont vite en besogne, ces temps-ci.

Je n’insistai pas. Oui, c’était vrai. Il fallait compter avec les pertes. La formation des recrues ne suffisait pas à combler les brèches.

— Mais, père, tu es… Je veux dire, est-ce que tu n’es pas trop âgé pour l’Infanterie ? Je veux dire que la Marine ou l’Intendance…

— C’est l’Infanterie Mobile que je voulais, et je l’ai eue ! Et je ne suis pas plus vieux que bien des adjudants, mon garçon… Ecoute-moi bien : ce n’est pas parce que j’ai vingt-deux ans de plus que toi que je dois me retrouver automatiquement dans une chaise roulante. L’âge a certains avantages, même pour l’Armée.

Il y avait du vrai là-dedans. Je me souvenais très bien que l’adjudant Zim avait toujours donné une première chance aux aînés, quand nous étions encore des bleus. Et j’étais certain que Père n’avait pas commis la moindre faute durant la période d’entraînement. Pas question de fouet pour lui. En fait, il avait dû être classé comme sous-officier potentiel avant même d’atteindre le brevet. L’Armée avait besoin d’hommes mûrs pour les grades moyens. Son organisation paternaliste l’exigeait.

Il était inutile que je demande à père pourquoi il avait choisi l’Infanterie Mobile et pourquoi il était affecté précisément au Rodger… Pour moi, c’était le plus grand compliment qu’il m’eût jamais fait. Quant à la raison principale qui l’avait amené à cette décision… je connaissais la réponse : Mère… Ni l’un ni l’autre nous n’en avons parlé.

— Et toi, dis-je brusquement. Qu’as-tu fait ? Ou as-tu traîné tes guêtres ?

— Je me suis d’abord retrouvé au Camp San Martin.

— Ah bon ?… Et Currie ?

— San Martin est nouveau. Mais on y a droit aux mêmes bons vieux exercices, je suppose. La seule différence, c’est qu’il faut gagner deux mois sur le programme. Pas question de dimanches. J’ai demandé le Rodger Young une première fois, mais sans succès. J’ai été affecté aux Volontaires de McSlattery. Une très bonne unité.

— Oui, j’en ai entendu parler.

C’est vrai qu’ils avaient une bonne réputation. Des méchants, presque aussi bons que les Têtes Dures.

— Je dirais plutôt que c’était une bonne unité, Johnnie. J’ai fait pas mal de sauts avec eux, on a eu des pertes et, après quelque temps, j’ai eu droit à ça… (Il montra ses galons :) Je venais d’être nommé caporal quand on a sauté sur Sheol…

— Sheol ? Mais j’y étais aussi, père !

— Je sais. Tout au moins, je savais que ton unité était engagée dans l’opération. Nous étions à une centaine de kilomètres au nord, si je ne me trompe pas. On a repoussé cette contre-attaque, quand ils ont surgi du sol comme des milliers de fourmis… (Il haussa les épaules :) Quand tout a été terminé, j’étais toujours caporal mais je n’avais plus assez d’hommes pour faire un peloton. Alors, ils m’ont envoyé ici. Normalement, j’étais muté dans les Kodiaks de King, mais je me suis un peu engueulé avec l’adjudant chargé des affectations. Et puis, tu es le premier à le savoir, le Rodger Young a un caporal à remplacer.

— Tu t’es engagé quand, père ?

Ce n’était pas la question à poser. Mais je voulais à tout prix ne plus revenir sur le sujet des Volontaires de McSlattery. On ne parle plus de sa famille à un orphelin.

— Un peu après Buenos Aires, a dit mon père, calmement.

— Je comprends…

Pendant plusieurs secondes, nous sommes restés silencieux. Puis il a ajouté, doucement :

— Je ne suis pas certain que tu comprennes, mon fils.

— Père ?…

— Eh bien… ce n’est pas facile à expliquer. La mort de ta mère a eu une importance énorme pour moi mais… je ne me suis pas engagé pour la venger, vois-tu. C’est surtout pour toi…

Moi ?

— Oui, pour toi, mon fils… J’ai toujours mieux compris ce que tu faisais que ta mère. Personne ne peut lui en vouloir. Un oiseau ne sait pas ce que c’est que nager, n’est-ce pas ? Et puis, je savais aussi pourquoi tu agissais ainsi, bien qu’aujourd’hui encore je sois certain que tu ne savais pas lire en toi à cette époque. Une part de ma colère provenait d’une espèce de ressentiment que j’éprouvais alors, un ressentiment qui s’expliquait par la certitude que tu accomplissais quelque chose que, tout au fond de moi, j’avais toujours voulu accomplir. Mais ce n’est pas réellement à cause de toi que je me suis engagé, Johnnie. Tu m’as simplement aidé à prendre ma décision et, surtout, à choisir l’arme dans laquelle je voulais servir. Tu sais, lorsque tu t’es engagé, je n’étais pas très en forme. Je voyais régulièrement mon hypnothérapeute… Tu ne t’en doutais pas, alors… Le seul résultat auquel nous étions parvenus, remarque bien, c’était le constat de ma profonde insatisfaction. Après ton départ, j’ai mis ça sur ton compte. Mais ce n’était pas vrai. Je le savais, et mon docteur aussi. Je devinais peut-être déjà les ennuis qui nous attendaient, qui sait ? Un mois avant la déclaration d’état d’urgence, on nous a convertis à la production militaire.

» Je me suis senti bien mieux pendant cette période. J’étais beaucoup trop occupé pour voir mon thérapeute. Et puis, je me suis retrouvé avec plus d’ennuis que je n’en avais jamais eu. (Il s’interrompit avec un sourire :) Dis-moi, fils, est-ce que tu connais bien les civils ?

— Je sais en tout cas que nous ne parlons pas la même langue.

— Une bonne définition… Est-ce que tu te souviens de Mme Ruitman ? A la fin de la période d’instruction, quelques jours avant de partir, je suis retourné à la maison. J’y ai vu quelques-uns de nos amis, juste pour leur dire au revoir. Elle était là, bien sûr… Et sais-tu ce qu’elle m’a demandé ? « Alors, vous partez pour de bon ? Ecoutez, si jamais vous faites escale sur Limite, voulez-vous donner le bonjour à mes amis les Regatos ? » Alors, je lui ai dit, aussi gentiment que possible, que ce serait difficile, étant donné que les Arachnides avaient occupé Limite. Mais ça ne l’a pas du tout démontée… Elle m’a répondu : « Oh, pour ça, pas de problème ! Ce sont des civils ! »

— Oui, je vois…

Il avait un sourire amer.

— Mais je brûle les étapes… Je t’ai dit qu’il y a une période où ça allait moins bien que jamais pour moi. Lorsque ta mère est morte, malgré tout l’attachement que nous avions l’un pour l’autre… je me suis senti libéré. J’ai confié toutes mes responsabilités professionnelles à Moralès.

— Le vieux Moralès ? Tu crois qu’il peut s’en sortir ?

— Oui. Il le faut. Nous ne sommes pas les seuls à faire des choses dont nous ne nous croyions pas capables… Je lui ai légué une part des intérêts. Les autres iront aux Sœurs de la Charité… et à toi, si tu reviens et si tu en veux bien. N’en fais pas un problème. Au moins, j’ai trouvé ce qui n’allait pas chez moi. (Il a baissé le ton :) Il fallait que j’accomplisse un acte de foi. Que je me prouve que j’étais encore un homme, et pas seulement un animal à produire et consommer…

A cet instant, avant que j’aie pu répondre, les haut-parleurs ont chanté : «… que brille à jamais le nom de Rodger Young ! Que brille à jamais le nom de Rodger Young ! »

Une voix de femme a ajouté :

— Le personnel est prié de se présenter à bord. Quai H. Départ dans neuf minutes !

Père s’est redressé brusquement. Il a empoigné ses papiers.

— Cette fois, c’est pour moi ! Sois prudent, fiston… mais surtout, réussis ces examens !

— Promis, père !

Il m’a embrassé en hâte.

— On se reverra au retour !

Et il s’est éloigné au pas de course.


Dans l’antichambre du bureau du commandant, le sergent de la flotte ressemblait de façon étonnante au sergent Ho. Il lui manquait même un bras. Mais il lui manquait aussi le sourire du sergent Ho.

— Adjudant Juan Rico. Au rapport du commandant.

Il a jeté un coup d’œil sur l’horloge.

— Votre vaisseau s’est posé il y a exactement soixante-treize minutes, non ?

Alors, je lui ai tout raconté. Il s’est mordu la lèvre et m’a regardé d’un air méditatif.

— J’ai entendu toutes les excuses inscrites dans ce bouquin. Mais vous venez d’écrire une nouvelle page. Vous me dites que votre père, votre propre père, se présente en ce moment même au vaisseau dont vous êtes détaché ?

— C’est la pure vérité, sergent. Vous pouvez vérifier… Caporal Emilio Rico.

— Ici, nous n’avons pas pour habitude de vérifier les déclarations des « jeunes aspirants ». S’il apparaît qu’ils n’ont pas dit la vérité, il en est simplement tenu compte dans leurs notes. Mais un garçon qui ne prendrait pas le temps de revoir son vieux père aurait peu de valeur à nos yeux. N’en parlons plus.

— Merci, sergent. Dois-je me présenter au commandant maintenant ?

— C’est fait. (Il cocha mon nom sur une liste :) D’ici à un mois, peut-être qu’il vous convoquera avec une dizaine d’autres. En attendant, voici vos ordres et votre affectation. Ah oui… commencez donc par enlever ces galons. Mais gardez-les : vous en aurez peut-être besoin plus tard. Mais dorénavant, vous êtes un « monsieur » et plus un adjudant.


Je ne vais pas décrire ici l’Ecole des Elèves Officiers. Elle ressemblait beaucoup à ma première base d’instruction, avec seulement un peu plus de livres. Chaque matin, nous faisions l’exercice comme de simples soldats, escortés par les aboiements des adjudants. L’après-midi, nous étions des « cadets », des « messieurs » et nous suivions des cours portant sur une infinité de disciplines : maths, sciences naturelles, galactographie, xénologie, hypnopédie, logistique, stratégie, communications, droit militaire, cartographie, armes spéciales, psychologie du commandement… tout, depuis la nourriture du jeune soldat jusqu’à la défaite de Xerxès. J’oubliais le plus important : devenir un homme-tempête tout en veillant sur cinquante autres hommes qu’il fallait protéger, commander, utiliser sans jamais les dorloter.

Nous avions des chambres avec douche et des lits confortables que nous ne fréquentions pas assez souvent. Pour quatre cadets, il y avait un civil qui tenait le rôle d’ordonnance, faisait le ménage, cirait les chaussures et entretenait les uniformes. Ce n’était pas un luxe et nul ne le considérait ainsi. Il s’agissait simplement de nous éviter les besognes élémentaires que n’importe quel soldat maîtrise parfaitement pour consacrer l’essentiel de notre temps à des performances impossibles.

Une minute par mois, j’avais un instant pour rêver et je rêvais d’inviter un civil à partager un mois de cette existence de paresse et de beuveries qui est celle du militaire.

Tous les soirs et le dimanche toute la journée nous passions d’un cours à un autre jusqu’à en avoir les yeux brûlants et les oreilles bourdonnantes. Pour les périodes de sommeil (mais était-ce du sommeil ?) nous avions droit à un oreiller hypnopédique qui nous chuchotait d’autres cours.

Nous avions des chants de marche particulièrement entraînants :« No Army for mine, no Army for mine ! I’d rather be behind the plow any old time ![6]», « Don’t make my boy a soldier, the weeping mother cried » ou « Quand un soldat s’en-va-t-en guerre. »

Mais je ne me rappelle pas avoir été vraiment malheureux durant cette période. Sans doute parce que je n’en avais pas le temps. Et puis, il y avait à nouveau cette fameuse « barre » à franchir et la peur permanente d’échouer. J’étais particulièrement mal préparé en maths et ça m’inquiétait sérieusement. Mon compagnon de chambre, un colon d’Hes-perus qui s’appelait avec beaucoup d’à-propos « Angel », me donnait des cours supplémentaires chaque nuit.

La plupart de nos instructeurs étaient des mutilés. Seuls quelques-uns des sous-officiers qui nous entraînaient au combat avaient tous leurs membres, deux yeux et deux oreilles. Et encore… celui qui dirigeait l’entraînement de combat-commando était complètement paralysé à partir du cou. Il portait un col de plastique et se déplaçait dans une chaise roulante. Mais ses yeux et sa langue fonctionnaient très bien et il n’avait pas son pareil pour analyser et critiquer vos fautes.

Les premiers temps, je me demandais pourquoi ces hommes qui, de toute évidence, étaient bons pour la retraite avec pension ne regagnaient pas leur foyer. Puis je cessai de m’interroger à ce sujet.

Je crois que le grand moment de ma formation de cadet fut la visite de l’enseigne de vaisseau Ibanez aux grands yeux noirs, aspirant-pilote à bord de la corvette Mannerheim. Carmencita elle-même, incroyablement mignonne dans la tenue blanche de la Marine Spatiale, toute petite, faisant son apparition à l’heure du rassemblement du soir, au réfectoire. Carmencita longeant la file des cadets, accompagnée par le déclic des yeux, marchant droit sur l’officier de semaine et lançant mon nom, haut et clair.

L’officier de semaine était le capitaine Chandar. Il était douteux qu’il eût jamais adressé un sourire à sa propre mère… mais il sourit à la petite Carmen et admit presque facilement mon existence. Sur quoi, et sur un battement de ses cils immenses, elle lui annonça que son vaisseau s’apprêtait à décoller et qu’elle lui serait infiniment reconnaissante de bien vouloir m’autoriser à dîner à l’extérieur.

Sur ce, je me retrouvai nanti d’une permission de trois heures absolument irrégulière, un exemplaire unique… Sans doute la Marine avait-elle mis au point certaines techniques d’hypnose que Carmencita venait d’essayer sur l’Armée… je ne sais pas exactement. Ou bien s’agissait-il d’une arme plus ancienne ? En tout cas, le résultat fut un des meilleurs moments de mon existence qui correspondit à une hausse sensible de mon prestige auprès de mes camarades de promotion. Cette glorieuse soirée valait bien les deux cours que je dus faire sauter le lendemain. Mais notre bonheur fut quelque peu terni par ce que nous avions appris tous deux : Carl avait été tué sur Pluton, lors du raid des Punaises. Je dis quelque peu parce que nous avions appris à vivre avec de telles nouvelles.

Carmen réussit à me donner un choc quand elle ôta son petit bonnet de marin pendant le repas : il ne restait pas la moindre trace de ses grands cheveux aile-de-corbeau. Bien sûr, je savais que les filles de la Marine se rasaient le crâne, mais j’avais conservé une certaine image de Carmen, une image emplie de cheveux noirs flottant au vent. J’avais moi-même un demi-centimètre de cheveux sur la tête. C’était plus pratique et plus propre. Ça ne m’empêcha pas d’être un peu surpris. Evidemment, pour les filles-pilotes de la Marine, les cheveux longs posaient quelques problèmes en apesanteur.

Je dois avouer une chose : une fois que j’eus supprimé ou plutôt effacé cette image mentale qui me restait de Carmen, je la trouvai plutôt jolie ainsi. Sans doute parce qu’elle était assez jolie pour se passer de sa longue chevelure. Et puis, ça la distinguait des filles civiles. C’était un peu comme le crâne d’or des Chats Sauvages. En tout cas, cela lui donnait une certaine dignité et, pour la première fois, je pris conscience, à l’instant où elle m’apparut tête nue, qu’elle était un officier, qu’elle combattait… et qu’elle restait belle.

Je rentrai ce soir-là avec des étoiles plein les yeux et quelques traces de parfum. Elle m’avait embrassé en me quittant.


Le seul cours de l’E.E.O. dont je voudrais citer des extraits est celui de philosophie morale et d’histoire.

J’avais été surpris de le trouver au programme. Pour moi, il n’avait aucun rapport avec les techniques de combat et le commandement d’une section. Il ne porte que sur les raisons de la guerre, et c’est un sujet qui se trouve résolu avant l’E.E.O. Je veux dire qu’un fantassin se bat parce qu’il est un fantassin, parce qu’il appartient à l’Infanterie Mobile.

J’avais décidé que ce cours d’histoire et de philosophie morale n’était destiné qu’à ceux d’entre nous (à peu près un tiers) qui ne l’avaient jamais suivi à l’école. 20 pour cent environ des cadets de ma promotion n’étaient pas originaires de la Terre (l’énorme pourcentage de coloniaux qui s’engageaient me donnait pas mal à réfléchir). Quant aux autres, ils provenaient de territoires où l’histoire et la philo morale n’étaient même pas enseignées. Pour moi, donc, au début, c’était un cours sans histoire qui me permettait de me reposer des autres, ceux dont chaque décimale comptait.

Encore une fois, je me trompais. Ce n’était pas comme au collège. Il fallait réussir. Et pas question d’examens. Evidemment, il y avait des questionnaires, des épreuves… mais pas de notes. Ce qui comptait, c’était l’opinion de votre instructeur. C’était lui qui décidait si oui ou non vous pouviez être officier.

S’il disait non, vous vous présentiez devant un conseil qui déterminait votre avenir, qui délibérait de votre grade aussi bien que de votre retour à la vie civile. Quelles que soient vos performances au combat, on pouvait vous faire subir une nouvelle période d’instruction, vous faire repartir à zéro.

Le cours d’histoire et de philosophie morale fonctionne comme une espèce de bombe à retardement. En général, vous vous réveillez au beau milieu de la nuit et vous vous dites brusquement : « Qu’est-ce qu’il entend donc par là ? » Ça s’était passé comme ça avec M. Dubois. A l’époque, je m’étais demandé ce que l’histoire et la philo morale avaient à faire avec la formation scientifique. Quel était le rapport avec la chimie ou la physique ? Pourquoi ne pas réserver ça aux études fumeuses du type littéraire ?

Mais je ne savais pas que M. Dubois me donnait alors des raisons de combattre qui resteraient valables bien après que j’eus décidé de combattre…

Mais quelles étaient ces raisons ? Est-ce qu’il n’était pas absurde d’exposer mon corps fragile à la violence d’étrangers hostiles ? La solde était maigre, les dangers innombrables et les conditions de travail presque impossibles. Est-ce qu’il ne valait pas mieux demeurer chez moi, tranquillement, et laisser ces bonnes grosses brutes se charger de ce boulot, puisque ça leur faisait tellement plaisir ? Ces étrangers que nous combattions, ils ne m’avaient jamais fait de mal, à moi ! Tout cela était absurde !

Quant à se battre parce qu’on était un fantassin de l’Infanterie Mobile… Seigneur ! Mais nous nous retrouvions comme les chiens de Pavlov ! Non… Laissons tomber et réfléchissons.

Le major Reid, notre instructeur, était aveugle. Il avait une façon de vous mettre mal à l’aise en regardant droit dans votre direction et en vous appelant par votre nom… Nous en étions à l’étude de la période qui avait suivi le conflit entre l’Hégémonie chinoise et l’Alliance russo-anglo-américaine, après 1987… Mais, le jour même, nous avions appris que les Punaises avaient détruit San Francisco et toute la vallée de San Joaquin. Je m’étais dit que le major allait au moins nous en toucher deux mots. Même un civil l’aurait fait. Désormais, c’était les Punaises ou nous.

Mais il ne fît pas la moindre allusion à San Francisco. Au hasard, il choisit l’un des « abrutis » du cours pour résumer le traité de la Nouvelle Delhi et discuter de l’omission du sort des prisonniers de guerre. L’armistice avait oublié les prisonniers d’un camp et libéré ceux de l’autre, leur donnant l’occasion (quand ils le voulaient) de regagner leur foyer à la faveur des désordres.

La victime désignée par le major se lança dans un résumé du sort des prisonniers non libérés, les survivants de deux divisions de paras britanniques et quelques milliers de civils, pour la plupart capturés au Japon, aux Philippines et en Russie et condamnés pour « crimes politiques ».

— … on comptait aussi beaucoup d’autres prisonniers militaires qui, eux, avaient été pris quelquefois avant le début du conflit. On raconte même qu’il y avait des prisonniers d’une guerre antérieure. On ne sut jamais le chiffre exact des prisonniers non libérés. Les meilleures estimations le situent aux alentours de 65 000.

— Les « meilleures » ? intervint le major.

— Euh… je veux dire que c’est l’estimation que donne le texte, major.

— En ce cas, usez d’un langage plus précis. Le chiffre avancé est-il supérieur ou inférieur à 100 000 ?

— Eh bien… je l’ignore, major.

— Tout le monde l’ignore. Etait-il supérieur à 1 000 ?

— Probablement, major. Très certainement.

— Certainement. Le nombre de ceux qui réussirent à s’évader est déjà supérieur. Je vois que vous n’avez pas su lire très attentivement cette leçon. Monsieur Rico !

Maintenant, c’était mon tour.

— Un millier de prisonniers non libérés… est-ce une raison suffisante pour justifier la reprise d’un conflit ?

Je n’hésitai pas une seconde :

— Oui, major. Plus que suffisante.

— Plus que suffisante… Très bien… Et un prisonnier non libéré par l’ennemi, est-ce une raison suffisante pour reprendre les hostilités ?

J’hésitai. Je connaissais la réponse de l’Infanterie Mobile, mais je ne pensais pas que c’était celle que voulait le major.

— Allez, monsieur ! Allez ! dit-il. A la limite supérieure, nous avons ce chiffre de 1 000 prisonniers. Considérons maintenant la limite inférieure… Vous ne régleriez pas une facture dont le montant se situerait « entre une livre et mille livres », n’est-ce pas ? Et une guerre représente une très sérieuse facture. Vous voyez le problème ? Risquer une nation – deux, en fait – pour sauver la vie d’un seul homme… Peut-être n’en est-il pas digne ? Peut-être est-il mort entre-temps ? Chaque jour, des milliers d’êtres humains meurent d’accident… alors, pourquoi se poser un tel problème pour un seul ? Répondez ! Oui ou non… Vous faites attendre toute la classe !

Je me lançai à l’eau. Je lui donnai la réponse du fantassin.

— Oui, major.

— Oui quoi ?

— Peu importe que ce soit un homme ou mille, major. Il faut se battre.

— Haha ! Le nombre de prisonniers n’est pas en rapport direct !… Fort bien. Maintenant, étayez votre réponse.

J’étais coincé. Je savais que la réponse était juste. Mais j’ignorais pourquoi.

— Parlez, monsieur Rico. Ceci est une science exacte. Vous avez énoncé une loi mathématique. Il vous faut la démontrer. Quelqu’un pourrait aller jusqu’à vous faire remarquer que, par analogie, une pomme de terre vaut autant que mille, non ?

— Non, major !

— Pourquoi non ? Prouvez-le.

— Les hommes ne sont pas des pommes de terre !

— Très bien, très bien, monsieur Rico ! Je pense que nous avons assez torturé votre pauvre cerveau fatigué pour aujourd’hui. Mais apportez-moi demain une preuve écrite, logique, de votre réponse. Je vais vous donner un indice. Jetez donc un coup d’œil au paragraphe 7 du chapitre de ce jour… Monsieur Salomon ! Depuis les Désordres, comment la situation politique a-t-elle évolué jusqu’à aujourd’hui ? Et quelle est sa justification morale ?

Tant bien que mal, Sally se lança dans la première réponse. En vérité, personne ne saurait décrire par le détail l’élaboration de la Fédération. Elle s’est construite comme ça. A la fin du XXe siècle, les gouvernements des différentes nations s’effondraient. Il fallait quelque chose pour combler ce vide. Les vétérans avaient un rôle à jouer. Ils venaient de perdre une guerre. La plupart n’avaient pas de travail et les termes du traité de la Nouvelle Delhi les laissaient sans moyen d’existence. Mais ils avaient appris à se battre. Ce ne fut pas une véritable révolution. Cela rappela plutôt ce qui s’était produit en Russie en 1917. Le système s’effondra pour être remplacé par autre chose.

Les premiers événements signalés, à Aberdeen, en Ecosse, sont un exemple typique.

Quelques vétérans se constituèrent en comité de vigiles pour lutter contre les violences et le pillage. Ils pendirent plusieurs personnes (dont deux vétérans) et se constituèrent en comité. Seuls des vétérans pouvaient en faire partie. C’était arbitraire mais ils n’avaient confiance qu’en eux. Ce qui avait été au début une simple mesure d’urgence devint en une ou deux générations une constitution.

Il est probable que ces vétérans écossais, qui furent amenés à pendre quelques-uns de leurs anciens camarades, décidèrent que, dans ces circonstances, ils n’avaient pas de leçon à recevoir de ces fripouilles, de ces rats, de ces chacals de civils, de ces profiteurs, de ces collaborateurs, de ces traîtres… Ils n’avaient qu’à laisser les vieux soldats reconstruire le monde et faire ce qu’on leur ordonnait. Je pense que ça s’est passé ainsi parce que j’aurais agi de même. Et les historiens s’accordent à reconnaître que, à cette époque, l’antagonisme entre les civils et les soldats rapatriés dépassait tout ce que nous pouvons concevoir de nos jours.

Sally ne cita pas le livre. Finalement, le major l’interrompit :

— Monsieur Salomon, vous apporterez un résumé de trois mille mots pour le cours de demain. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi – en dehors de toute raison historique, théorique ou pratique – la franchise n’est accordée aujourd’hui qu’aux seuls vétérans ?

— Eh bien… parce qu’ils ont été sélectionnés, major. Ils sont plus intelligents.

— Aberrant !

— Major ?

— Ce mot est-il trop savant pour vous, monsieur Salomon ? Il signifie que votre concept est stupide. Les hommes qui accomplissent leur Service ne valent pas mieux que les civils. Dans bien des cas, les civils se montrent plus intelligents. C’est ainsi que l’on tenta de justifier le coup d’Etat[7] qui précéda le traité de la Nouvelle Delhi : laissez donc l’élite intellectuelle conduire les choses et vous aurez droit à l’utopie. Et vous savez ce que ça nous a coûté. La science, en dépit des bénéfices sociaux qu’elle apporte, n’est nullement une vertu sociale. Les hommes qui se réclament d’elle sont trop souvent des égocentristes dépourvus du moindre sens de la responsabilité sociale. Est-ce que ça vous éclaire un peu, monsieur ?

— Euh… Les hommes qui accomplissent le Service sont disciplinés, major.

La major prit un ton fort aimable.

— Désolé. Cette séduisante théorie n’est pas corroborée par les faits. Vous comme moi nous ne pouvons voter aussi longtemps que nous appartenons au Service. Et nul ne peut prouver que la discipline militaire forme des hommes socialement disciplinés. Le taux de criminalité chez les vétérans et chez les civils est comparable… Et puis, vous oubliez que, en temps de paix, les vétérans viennent pour la plupart d’unités auxiliaires qui ne sont pas soumises à la rigueur de la discipline militaire. Pourtant, ils ont le droit de vote. (Le major eut un sourire.) Monsieur Salomon, ma question était piégée. La seule raison que nous ayons de continuer à vivre selon le système actuel est une raison pratique qui est à la base de bien des systèmes : ça marche.

» Néanmoins, l’examen des détails est très instructif. Tout au long de l’Histoire, les hommes se sont évertués à remettre le pouvoir de décision entre les mains d’hommes qui sauraient en user avec sagesse, pour le bien de tous. L’un des premiers systèmes fut celui de la monarchie absolue que l’on défendit passionnément au nom du « droit divin » des rois.

» Parfois, on essaya de ne pas laisser à Dieu seul le privilège de ce choix. Les Suédois, par exemple, choisirent pour les gouverner un Français, le général Bernadotte. Mais c’est là un exemple limite.

» L’ensemble des systèmes va de la monarchie absolue à l’anarchie totale. L’humanité en a essayé des milliers et s’en est vu proposer des milliers d’autres, certains aussi étranges que ce communisme de fourmilière que Platon appela à tort La République. Mais les motivations n’ont jamais cessé d’être d’ordre moral : trouver un gouvernement à la fois stable et bénéfique.

» Tous les systèmes ont cherché à parvenir à ce résultat en limitant la franchise, le droit de vote, aux hommes qui étaient supposés suffisamment sages pour exercer judicieusement ce droit. Je dis bien : tous les systèmes. Les démocraties les plus libérales ont toujours interdit ce droit à plus d’un quart de leur population en jouant sur l’âge, la naissance, les impôts, les délits… etc. (Le major sourit cyniquement.) Je dois avouer que je n’ai pas encore perçu de différence entre le vote d’un crétin de trente et un ans et celui d’un génie de quinze ans… Mais là je fais allusion à l’ère du « droit divin du citoyen ordinaire »… De toute façon, ces gens ont payé chèrement leurs erreurs.

» La franchise a été accordée selon des règles multiples et variées : par la naissance, par l’hérédité, la race, le sexe, la propriété, l’éducation, la concession… Tous les systèmes ont été expérimentés, tous ont fonctionné, mais aucun de manière satisfaisante. Ils s’effondrèrent par leurs propres fautes ou furent renversés parce que jugés tyranniques.

» Notre système n’est qu’un autre système, encore différent… mais il est plutôt satisfaisant. Certains se plaignent mais personne ne se rebelle. La liberté de l’individu n’a jamais été aussi grande au cours de l’Histoire, il y a peu de lois, les impôts sont légers et les standards de vie aussi élevés que le permettent les moyens de production. La criminalité est à son plus bas niveau. Pourquoi ? Certainement pas parce que ceux qui ont le droit de vote sont plus intelligents que les autres. Nous avons déjà rejeté cet argument. Monsieur Tammany… pouvez-vous nous dire pourquoi notre système est plus efficace que tous ceux qui l’ont précédé ?

J’ignorais d’où Clyde Tammany tenait son nom. Jusqu’alors, je le croyais indien.

— Euh… je pense que c’est parce que les électeurs constituent un groupe réduit, conscient de l’importance de ses décisions… et donc de leurs conséquences.

— Je répète que nous avons affaire à une science exacte. Je ne vous demande pas ce que vous « pensez » et, d’ailleurs, ce que vous pensez est inexact. Les nobles au pouvoir dans bien des systèmes anciens représentaient un groupe réduit mais parfaitement conscient de l’importance de son pouvoir. De plus, vous devriez savoir que le pourcentage de citoyens affranchis par rapport à la population adulte ne représente pas forcément une fraction mineure. On en compte 80 pour cent sur Iskander contre moins de 3 pour cent dans certaines nations de la Terre. Pourtant, le gouvernement est bien le même pour tous. Les citoyens qui jouissent du droit de vote ne sont nullement sélectionnés. Ils ne sont pas plus intelligents et ne possèdent aucun talent, aucune formation particulière pour l’exercice de leurs droits souverains. Alors, dites-moi quelle peut être la différence entre vos votants d’aujourd’hui et les gouvernements d’hier ? Mais vous avez assez supposé, pensé, deviné… Je vais vous faire part de l’évidence absolue : dans notre système, chaque votant, chaque fonctionnaire est un citoyen qui a prouvé, en se portant volontaire pour le Service, qu’il plaçait la sauvegarde du groupe au-dessus de la défense de ses intérêts personnels.

» Et c’est bien là une différence essentielle.

» Il peut manquer de sagesse comme de vertus civiques mais sa valeur moyenne est considérablement supérieure à celle de n’importe quel dirigeant des âges passés. (Le major s’interrompit pour effleurer des doigts les aiguilles d’une très ancienne montre :) Nous sommes presque au bout de notre temps et il nous reste à déterminer la raison morale du succès de notre mode de gouvernement. Le succès permanent n’est en aucun cas l’effet du hasard. N’oubliez surtout pas que nous traitons de science et non de rêves. L’univers est ce qu’il est et non ce que nous voulons qu’il soit. Voter, c’est participer à l’autorité. Une autorité suprême dont dérivent toutes les autres… telle que la mienne, par exemple, qui me permet de vous faire souffrir une fois par jour. La puissance, si vous préférez ! La franchise, le droit de cité, c’est la puissance, la puissance pure et simple, celle du Fer et du Feu. Qu’elle soit exercée par dix hommes ou par dix milliards d’hommes, l’autorité politique est la puissance !

» Mais cet univers est fait de dualités conjuguées. Dites-moi, monsieur Rico… quelle est la proposition réciproque de l’autorité ?

— La responsabilité, major.

— Bravo ! Pour des raisons pratiques autant que morales et mathématiquement vérifiables, l’autorité et la responsabilité doivent être égales, sous peine d’un déséquilibre aussi inévitable que l’écoulement du courant entre deux points de potentiels différents. Permettre l’exercice d’une autorité irresponsable, c’est ouvrir la porte au désastre. Rendre un homme responsable de faits qu’il ne peut contrôler, c’est faire preuve d’imbécillité. Les démocraties étaient instables dans la mesure où leurs citoyens n’étaient pas responsables de la façon dont ils exerçaient leur droit souverain d’autorité… si ce n’est par la logique fatale de l’Histoire. Nul n’avait entendu parler de cette unique capitation dont nous nous acquittons. Nul n’avait cherché à déterminer si un citoyen était socialement responsable dans la mesure de son autorité littéralement illimitée. S’il votait l’impossible, il obtenait le désastre possible, et il en était à ce moment-là tenu responsable, et il était détruit en même temps que son temple fragile.

» Notre système, superficiellement, n’est qu’à peine différent des autres. Nous vivons selon une démocratie qui n’est nullement limitée par la race, les croyances, la naissance, la richesse, le sexe ou même les convictions. Un système dans lequel chacun peut obtenir le droit de décision après un temps de Service relativement aisé et, habituellement, de courte durée. Mais la différence, la subtile différence est celle qui sépare un système efficace, fondé sur les faits, d’un système foncièrement instable. La franchise souveraine est la forme ultime de l’autorité humaine et il convient de s’assurer que ceux qui l’acquièrent sont prêts à accepter la forme ultime de la responsabilité sociale, que s’ils désirent participer à la direction de l’Etat, ils sont en mesure de risquer leur existence – et même de la perdre – pour le bien de ce même Etat. Un maximum de responsabilité est ainsi compensé par un maximum d’autorité. C’est le yin et le yang, égaux et parfaits. Mais quelqu’un peut-il me dire maintenant pourquoi nous n’avons jamais connu de révolution contre ce système ? Contrairement à tous les gouvernements qui nous ont précédés ? En dépit de toutes les protestations et plaintes que nous entendons ?

Ce fut l’un des plus anciens qui se décida.

— Major, la révolution est impossible.

— Oui, mais pourquoi ?

— Parce que la révolution, le soulèvement armé, a non seulement pour origine l’insatisfaction mais aussi l’agressivité. Un révolutionnaire doit être capable de se battre et de mourir. Si les éléments agressifs sont les chiens de berger, les moutons ne vous créeront pas d’ennuis !

— C’est assez bien formulé… Je me méfie des images mais celle-ci résume assez bien les faits. Mais apportez une preuve mathématique demain… Il nous reste juste assez de temps pour une question… Mais c’est vous qui allez la poser et j’y répondrai. Alors ?…

— Eh bien, major… Pourquoi… pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas obliger chacun à faire son temps de Service pour que tout le monde vote ?

— Jeune homme… est-ce que vous êtes capable de me rendre la vue ?

— Mais… Non… Non, major.

— Pourtant, si vous essayiez, ce serait sans doute plus facile que de tenter de conférer des vertus morales, le sens de la responsabilité sociale, à quelqu’un qui en ignore tout. A quelqu’un qui n’en veut pas, qui rejette cela comme un fardeau insupportable. Et c’est pour cela qu’il est si difficile de s’engager et si facile de démissionner. Au-dessus du niveau familial, ou de celui de la tribu, la responsabilité sociale exige de l’imagination, de la loyauté, du dévouement… Toutes vertus supérieures et qu’un homme ne saurait développer que par lui-même. Essayez de les lui imposer, il les vomira. Bien souvent, dans le passé, les armées étaient constituées de conscrits. Allez donc à la bibliothèque consulter le rapport psychiatrique sur les prisonniers victimes de lavages de cerveaux aux environs des années 50, durant ce que l’on a appelé la « Guerre de Corée », le Rapport Mayer. Nous en ferons l’analyse. (Le major effleura sa montre des doigts :) Vous pouvez disposer.

Avec le major Reid, nous n’avions pas le temps de paresser. Mais nous n’avions pas le temps de nous ennuyer non plus. J’attrapai au vol un de ces devoirs de thèse qu’il distribuait avec tant de facilité. J’avais émis la suggestion que les Croisades différaient de la plupart des guerres. Je fus foudroyé sur place et j’eus droit à la sentence suivante : Devoir : Prouver que la guerre et la perfection morale proviennent du même héritage génétique.

Résumé : Toutes les guerres éclatent à cause de pressions de population. (Oui, même les Croisades, encore qu’il faille étudier les voies de commerce, le taux de natalité et quelques autres éléments pour le prouver.) Toute morale est issue de l’instinct de survie. L’attitude morale est une attitude de survie qui transcende le niveau de l’individu. Ainsi celle du père qui meurt pour sauver ses enfants. Toute pression de population résulte d’un processus de survie aux dépens d’autrui, et la guerre, résultant des pressions de population, procède du même instinct ancestral qui est à l’origine de toutes les règles morales adaptables à l’être humain.

Démonstration : Est-il possible d’abolir la guerre en abaissant la pression de population et en mettant ainsi un terme à ses malheurs tout en concevant un code moral qui limite la population à ses seules ressources ?

Sans débattre ici de l’utilité et de la justification morale de la natalité planifiée, on peut vérifier par la simple observation historique que toute espèce qui met un terme à son accroissement est effacée par toute autre en expansion.

Mais, malgré tout, supposons que l’espèce humaine parvienne à équilibrer le taux de mortalité et de natalité et qu’elle connaisse la paix. Que se passe-t-il alors ? Eh bien, disons jeudi prochain, les Punaises débarquent et massacrent ce qui reste de cette race qui a rejeté tous ses « traîneurs de sabre ». Et plus jamais l’univers n’entendra parler de nous. Ce qui pourrait très bien se passer.

Ou alors… ou alors, c’est nous qui frappons les premiers.

Les deux races sont intelligentes, acharnées et toutes deux ont besoin d’espace.

Savez-vous que la pression de population pourrait nous amener à occuper toutes les planètes habitables de l’univers dans un délai qui peut vous paraître incroyable ? Un clin d’œil à l’échelle de la vie ?

Essayez de faire le calcul. C’est une expansion à intérêt compensé.

Mais l’homme a-t-il le « droit » de se répandre dans tout l’univers ?

L’homme est ce qu’il est, un animal sauvage doué de la volonté de survie. Jusqu’à présent, il s’en est montré capable, face à ses adversaires. A moins que nous ne déclarions que tout ce qui a jamais été dit dans notre Histoire à propos de la morale, de la guerre, de la politique, de la religion, n’a aucun sens.

L’univers nous donnera la réponse. Nous saurons si l’homme a le « droit » de l’envahir.

En attendant, l’Infanterie Mobile est là, constamment en alerte, prête à soutenir l’humanité.

Comme le terme de la période d’instruction approchait, chacun de nous était destiné à servir quelque temps sous les ordres d’un commandant-instructeur à bord d’un vaisseau de combat. C’était un examen pré-final, puisque le commandant pouvait décider que vous n’aviez pas l’étoffe d’un officier. Bien sûr, il était toujours possible de demander à comparaître devant une commission d’examen mais je n’ai jamais connu un élève qui l’ait fait. Ou vous reveniez avec votre brevet ou on ne vous revoyait plus. Parmi ceux qui ne revenaient pas, il fallait compter les morts.

Nous devions nous tenir prêts avec notre paquetage en permanence. A l’heure du repas, une fois, tous les élèves officiers de ma compagnie furent convoqués. Ils partirent au pas de course, sans avoir avalé une miette, et je me retrouvai avec le pénible honneur d’être immédiatement promu cadet commandant la compagnie.

Mais, moins de deux jours plus tard, ce fut enfin mon tour.

Je me ruai vers le bureau du commandant, le paquetage sur l’épaule, bouleversé et excité. J’en avais par-dessus la tête des cours et je me disais que quelques semaines de combat dans une bonne compagnie, c’était exactement ce qu’il me fallait !

C’est en chantonnant que je croisai une file de cadets récemment arrivés et qui arboraient l’expression tragique de l’élève qui se dit qu’il vient de commettre la faute qui lui interdira à tout jamais d’être un officier. A quelques foulées du bureau du commandant, je me tus.

Deux autres cadets étaient là. Hassan et Byrd. Hassan, dit Hassan l’Assassin, était l’aîné de la promotion. Il avait l’air du génie géant sorti de la lampe, et Birdie n’était pas plus épais qu’un moineau et presque aussi impressionnant.

Et nous entrâmes dans le saint des saints.

Le commandant était dans sa chaise roulante. Il ne la quittait que pour la parade du samedi et les revues. Je crois qu’il souffrait beaucoup en marchant. Mais ça ne voulait pas dire qu’on le voyait moins que les autres officiers. En fait, le colonel Nielssen était partout à la fois. Tout spécialement quand vous aviez commis quelques fautes.

Il ne faisait jamais vraiment irruption dans les cours. De toute façon, il était interdit de hurler « garde-à-vous ! », mais il faisait toujours son effet. Il semblait doué d’ubiquité et cela inquiétait tous les cadets.

Son grade véritable était amiral de la flotte. Il n’était colonel que temporairement, afin de pouvoir commander l’école. Je me l’étais fait confirmer par un sous-officier de l’intendance qui m’avait dit que le « colonel » pouvait redevenir immédiatement général s’il le décidait. Ce qui me stupéfiait, c’est qu’il avait accepté la diminution temporaire de sa solde avec la diminution de grade pour le seul privilège de diriger des élèves officiers. Comme disait Ace, il en faut pour tous les goûts.

A notre entrée, il leva les yeux et dit :

— Bonjour, messieurs ! Installez-vous à votre aise.

Je m’assis, mais pas à mon aise.

Le commandant roula jusqu’à la machine à café, prépara quatre tasses et Hassan fit la distribution. Je n’avais aucune envie de café mais un cadet ne refuse pas l’hospitalité d’un commandant.

— Messieurs, j’ai vos affectations, reprit-il, ainsi que vos grades provisoires. Mais je désire que vous compreniez bien quel est votre statut.

Nous avions déjà eu droit à quelques sermons à ce sujet. Si nous étions officiers, ce n’était que pour les besoins de l’entraînement et de l’examen. Nous l’étions à titre « surnuméraire, probatoire et provisoire ». Au retour, nous serions de nouveau changés en cadets et l’école pourrait nous éjecter sur le simple avis d’un officier d’examen.

Nous étions destinés à « faire fonction de troisième lieutenant », grade fantaisiste qui semblait aussi important qu’une paire de chaussures peut l’être pour un poisson, quelque chose entre un aspirant et un véritable officier de bord. Pour qu’on vous salue en tant que « troisième lieutenant », il fallait qu’il fasse très sombre dans les coursives.

— Bien sûr, reprit le commandant, votre solde reste inchangée et l’on continuera de vous dire « monsieur ». Le seul changement sera dans votre uniforme, à savoir que vos galons seront un peu plus discrets encore que ceux de cadet. N’oubliez pas que vous suivez l’instruction aussi longtemps que vous n’avez pas été jugés dignes d’être officiers. (Il sourit :) Alors, me direz-vous, pourquoi « troisième lieutenant » ?

Bonne question que je m’étais posée. Pourquoi ces grades qui n’en étaient pas ? Bien sûr, je savais ce que disait le livre…

— Monsieur Byrd ? demanda le commandant.

— Euh… Pour nous donner un rôle de commandement, mon commandant.

— Exactement !

Le commandant s’approcha de l’organigramme qui occupait toute une paroi et désigna la case proche de la sienne et dont la légende était : ASSISTANTE AU COMMANDEMENT (Mlle Kendrick).

— Messieurs, j’aurais bien du mal à diriger cette école sans Mlle Kendrick. Son cerveau est plein de dossiers immenses et immédiatement accessibles. (Il effleura un contrôle sur le bras de sa chaise et demanda à haute voix :) Mademoiselle Kendrick, quelle est donc la note du cadet Byrd en juridiction militaire pour la dernière période ?

— 93 pour cent, commandant, dit la voix de Mlle Kendrick.

— Merci. Vous voyez ? Je signerais n’importe quel document approuvé par Mlle Kendrick… Mais je n’aimerais pas qu’une quelconque commission d’enquête découvre combien de fois elle a signé à ma place… Dites-moi, monsieur Byrd… si je meurs brusquement, là, est-ce que Mlle Kendrick peut me succéder ?

— Eh bien, euh… je suppose qu’en ce qui concerne la routine, elle pourrait…

— Elle ne pourrait rien ! gronda le commandant. Rien aussi longtemps que le colonel Chauncey ne lui en aurait pas donné l’ordre ! Elle est intelligente, pleine de qualités et elle comprend apparemment bien mieux que vous, et plus vite… C’est-à-dire qu’elle n’est pas à un poste de commandement et n’a aucune autorité !

» Poste de commandement n’est pas un simple terme vague. C’est aussi significatif et net qu’une claque en pleine figure. Si je vous envoyais au combat avec le grade de cadet, monsieur Byrd, tout ce que vous pourriez faire serait de transmettre les ordres. Si votre chef de section était tué et que vous donniez un ordre à un simple soldat – un ordre, avisé, judicieux – vous seriez en faute et le soldat serait également en faute s’il vous obéissait. Un cadet n’est pas un poste de commandement. Il n’a aucune existence militaire. Il n’a pas de grade. Il n’occupe aucun poste. Il n’est pas un soldat. C’est un étudiant destiné à devenir un soldat, un homme qui a l’espoir d’être officier… ou de retrouver son grade précédent. Il subit la discipline de l’Armée, mais il n’appartient pas à l’Armée. C’est pour cela.

Zéro. Trois fois zéro ! Si un cadet n’appartenait même pas à l’Armée !…

— Mon colonel !

— Oui ? Parlez, jeune homme… monsieur Rico.

Je venais de me surprendre moi-même. Mais il fallait que je parle.

— Mais… mais si nous n’appartenons pas à l’Armée… nous ne sommes pas non plus dans l’Infanterie… mon colonel ?

Son regard ne me quittait pas.

— Cela vous contrarie, monsieur Rico ?

— Eh bien… Ça ne me fait pas très plaisir, mon colonel.

En vérité, j’étais épouvanté. Je me sentais tout nu.

— Je vois… (En tout cas, il ne semblait pas en colère :) Mais c’est mon rôle de m’occuper des aspects spatiaux-juridiques, fiston.

— Mais…

— C’est un ordre. Techniquement, vous n’appartenez plus à l’Infanterie Mobile. Mais elle ne vous a pas oublié. L’Infanterie n’oublie jamais les siens, où qu’ils soient. Si vous mouriez sur place maintenant, vous seriez incinéré en tant que sous-lieutenant Juan Rico, de l’Infanterie Mobile du (Il s’interrompit pour demander :) Mademoiselle Kendrick, quel était le bâtiment de M. Rico ?

— Le Rodger Young.

— Merci… De l’Infanterie Mobile du Rodger Young, assigné à la Deuxième Section de Combat de la Compagnie George du Troisième Régiment de la Première Division d’Infanterie Mobile… encore appelée « Les Têtes Dures ». (Il récitait sans hésitation. Il lui avait suffi du nom du Rodger Young.) Une excellente unité, monsieur Rico. Des hommes braves et redoutables. Vos derniers ordres leur seraient transmis et telle serait votre citation dans le Hall du Souvenir. Lorsqu’un cadet trouve la mort, mon fils, il a toujours ce grade, afin que nous puissions le renvoyer à ses camarades.

Une vague de soulagement et de nostalgie déferla sur moi et, pendant une ou deux secondes, je fus sourd aux paroles du commandant.

— … et si vous ne m’interrompez pas constamment, vous aurez une chance de retrouver l’Infanterie Mobile à laquelle vous appartenez. A bord de votre vaisseau d’exercice, vous devez être des officiers tout simplement parce qu’il ne peut y avoir de rôle neutre au combat. Vous allez vous battre, recevoir des ordres et en donner. Des ordres légaux, parce que vous aurez un grade et que vous ferez partie d’une unité. Bien plus, dès lors que vous êtes à un poste de commandement, vous devez être en mesure d’assumer immédiatement une fonction supérieure. Si vous êtes assistant au chef de section et qu’il vienne à être abattu… vous êtes aussitôt chef de section ! (Il secoua la tête.) Vous avez bien entendu. Je n’ai pas dit que vous « faisiez fonction » de chef de section. Vous n’êtes plus un cadet à l’exercice en pareil cas. Vous n’êtes plus un « élève officier en stage d’instruction ». Non, tout à coup vous voilà le Chef, le Vieux, le Boss. Et vous découvrez avec un petit haut-le-cœur que vos camarades dépendent de vous, et de vous seul. C’est à vous de leur dire ce qu’il faut faire, pour progresser, pour se battre, pour accomplir la mission et survivre ! Ils ne comptent que sur une chose : la voix du commandement. Et cette voix, c’est vous ! C’est à vous de donner les ordres… Et calmement, avec sang-froid. Parce que si votre groupe est en danger, messieurs… Je veux dire dans un sale coup… Il suffit d’un rien de panique dans votre voix pour transformer la meilleure unité de combat en une bande de fuyards terrifiés.

» Si ce moment arrive, ce sera sans prévenir. Il vous tombera sur les épaules, comme ça, et seul Dieu sera avec vous. Mais ne comptez pas sur lui pour régler les détails tactiques. Ça, c’est votre boulot. Il fera pour vous tout ce qu’un soldat est en droit d’attendre si vous ne laissez pas la frousse casser votre belle voix.

Le commandant s’interrompit. J’étais calme, maintenant ; Birdie avait l’air terriblement sérieux et jeune, et Hassan fronçait les sourcils. En cet instant, j’aurais aimé me retrouver dans la chambre de saut du Rod, sans trop de galons, juste après une bonne petite bagarre du soir. On peut dire pas mal de choses à propos du rôle de l’adjoint au chef de groupe mais, en tout cas, il est toujours plus facile de mourir que de se servir de sa tête.

— Messieurs, reprit le commandant, c’est le moment de vérité. Il est regrettable qu’il n’existe encore aucune méthode scientifique et militaire qui permette de distinguer un véritable officier d’une imitation trompeuse, si ce n’est l’épreuve du feu. Elle seule permet aux véritables officiers de se révéler… ou de mourir bravement. Les imitations craquent… et peuvent mourir aussi, en craquant. Mais c’est la mort des autres qui compte, la mort des braves, des bons éléments, des sergents, des adjudants, des caporaux comme des hommes de troupe, dont la malchance est, parfois, de se retrouver sous les ordres d’un incompétent.

» Nous voulons éviter cela. La règle absolue, c’est que chaque candidat officier doit être un soldat absolument entraîné, formé au feu, un vétéran du saut. Au cours de l’Histoire, il n’est pas d’armée qui se soit vraiment tenue à cette règle. Certaines l’ont approchée. Les écoles militaires les plus célèbres - Saint-Cyr, West Point, Sandhurst, Colorado Springs – n’ont même pas tenté de la suivre. Elles ouvraient leurs portes à de jeunes civils qui étaient instruits jusqu’à leur promotion, avant d’être lâchés sur des champs de bataille sans la moindre expérience du commandement au combat. Bien souvent, on découvrait trop tard que tel ou tel jeune et brillant officier à l’école n’était qu’un fou, un lâche ou un imbécile à l’heure de la bataille.

» Au moins, nous ne courons plus un tel risque. Nous savons que vous êtes d’ores et déjà de bons soldats, que vous savez vous battre et faire preuve de courage. Autrement, vous ne seriez pas ici. Votre formation, votre intelligence correspondent aux standards minima. Partant de cette base, nous éliminons autant que possible d’éléments imparfaits. Et vite. Nous ne tenons pas à perdre des soldats de valeur en les forçant à aller au delà de leurs capacités. L’épreuve est dure parce que ce qui vous attend plus tard est plus dur encore.

» Nous nous retrouvons avec un groupe réduit dont les chances sont élevées. Et un critère majeur que nous ne pouvons tester : ce quelque chose d’indéfinissable qui fait toute la différence entre un chef de guerre… et celui qui en a la capacité mais pas véritablement la vocation. Pour connaître ce quelque chose, il n’y a que le combat sur le terrain. Messieurs, vous avez atteint ce stade ! Etes-vous prêts à prononcer le serment ?

Il y eut un bref instant de silence, puis Hassan l’Assassin déclara d’une voix ferme :

— Oui, mon colonel.

Birdie et moi, nous lui fîmes écho.

Le commandant fronça les sourcils.

— Je vous ai rapporté toutes vos qualités. Vous êtes en parfaite forme physique, vous avez une intelligence éveillée, vous êtes bien entraînés et disciplinés, vous avez de la race… Le modèle du jeune officier. (Il grommela :) Quelle idiotie ! Vous ferez peut-être des officiers, un jour ! Je l’espère… Non seulement nous avons horreur de gaspiller l’argent et nos efforts mais, et c’est là le plus important, je tremble dans mes bottes chaque fois que j’expédie à la Flotte un de mes demi-officiers-apprentis en me disant que je viens d’offrir à une unité de combat que souvent je ne connais pas une espèce de monstre de Frankenstein qui va être lâché en pleine bagarre… Si vous saviez vraiment ce qui vous attend, je suis certain que vous ne prêteriez pas serment comme ça, dans la seconde où je vous demande de le faire. Vous devriez me dire non et me laisser vous renvoyer à vos grades respectifs… Mais vous ne savez pas.

» Alors, monsieur Rico, je vais essayer encore une fois… Vous est-il jamais venu à l’idée que vous pourriez être traduit en cour martiale pour avoir perdu un régiment ?

Je demeurai stupide :

— Ma foi… Non, mon colonel, jamais…

Tout ce que je savais, c’est que, pour un officier, comparaître en cour martiale est dix fois plus grave que pour un homme de troupe. Quelques coups de fouet et l’éviction pour le soldat équivalaient à la mort pour un officier.

— Eh bien, pensez-y un peu, ajouta le colonel sur un ton sinistre. Quand je parlais de la mort de votre chef de section, je n’évoquais pas le désastre militaire absolu. Monsieur Hassan ! Quel est le plus grand nombre de postes de commandement susceptibles de tomber durant une bataille ?

— Je n’en suis pas certain, mon colonel… Je sais qu’un major commandant une brigade pendant l’opération D.D.T., juste avant le sauve-qui-peut… mais je n’y étais pas.

— Son nom était Fredericks. Le major Fredericks. Il fut promu à un grade supérieur et eut droit à une décoration. Si vous remontez jusqu’à la Seconde Guerre globale, vous trouvez le cas intéressant d’un jeune cadet officier de la marine qui prit le commandement d’un bâtiment. Non seulement il le mena au combat mais il hissa le pavillon amiral. Il avait au-dessus de lui des officiers supérieurs en grade et en ancienneté qui n’étaient pas blessés mais il put faire valoir son bon droit. Les circonstances étaient particulières : les communications avaient été interrompues. Mais je pense surtout à un autre cas dans lequel quatre niveaux de commandement furent annihilés en l’espace de six minutes. Comme si, le temps de cligner de l’œil, un chef de section se retrouve à la tête d’une brigade. En avez-vous entendu parler ?

Silence absolu.

— Très bien… Cela se passa dans le cadre d’une de ces guérillas qui se développèrent autour des grandes guerres napoléoniennes. Le jeune officier en question était le cadet de son bâtiment. C’était l’époque de la marine en bois, en fait. Il avait à peu près l’âge de la moyenne de votre promotion et son grade était « troisième lieutenant à titre temporaire ». Vous remarquerez que c’est celui que vous allez porter. Il n’avait aucune expérience du combat et, à bord, quatre officiers le précédaient dans l’ordre hiérarchique. Dès le début de l’engagement naval son supérieur immédiat fut blessé. Notre jeune héros se porta à son secours et réussit à l’écarter de la ligne de feu. C’est tout. Il agit comme il l’eût fait pour un autre camarade. Mais il n’avait pas été autorisé à quitter son poste. Mais ce qui se passa fut que les autres officiers furent tous tués et qu’il fut traduit en jugement pour avoir « abandonné son poste de commandant de bord en présence de l’ennemi ». Il fut condamné et emprisonné.

Je ne pus m’empêcher de m’exclamer :

Pour ça, mon colonel ?

— Pourquoi pas ? Bien sûr, il est vrai que nous devons nous porter au secours de nos camarades. Mais nous le faisons dans des conditions différentes de celles de la marine à voile, et selon des ordres précis. Nous ne rompons jamais le combat devant l’ennemi. Durant un siècle et demi, la famille de ce jeune marin essaya de faire casser le jugement. Sans y réussir, bien entendu. Il avait quitté son poste sans en avoir reçu l’ordre. Cela ne faisait pas le moindre doute, même dans ces circonstances imprécises. Certes, il était encore bleu mais… il eut de la chance qu’on ne le pende pas. (Le regard froid du colonel se posa sur moi :) Monsieur Rico… cela pourrait-il vous advenir ?

— Je… J’espère que non, mon colonel.

— Pourtant, ce serait possible au cours de cette croisière d’exercice. Laissez-moi vous dire comment. Supposons que vous participiez à une opération d’envergure. Plusieurs vaisseaux larguent un régiment. Les officiers sautent les premiers, bien sûr. Cela comporte autant d’avantages que de risques, mais c’est une règle à laquelle nous obéissons pour des raisons psychologiques : les soldats qui arrivent au sol se retrouvent toujours encadrés par leurs officiers. Supposons que les Punaises soient au fait de cette tactique. Ce n’est pas impossible. Et supposons qu’elles aient mis au point un piège. La première vague d’assaut est anéantie. En tant que surnuméraire, vous n’êtes pas largué avec la première vague. Vous prenez la première capsule vacante qui se présente. Et dans quelle situation vous trouvez-vous alors ?

— Je ne suis pas certain de le savoir, mon colonel.

— Vous venez d’hériter du commandement d’un régiment ! Et qu’allez-vous donc en faire, mon jeune monsieur ? Vite ! Les Punaises n’attendront pas, elles !

— Eh bien… (Je récitai le cours, presque mot pour mot :) Je prends le commandement et j’agis en fonction des circonstances, mon colonel, et de la situation tactique telle qu’elle m’apparaît.

— Vraiment ? Et vous vous faites démolir aussi, pas de doute. C’est tout ce qu’on peut attendre dans un sale coup pareil. Mais tout ce que j’attends de vous, c’est que vous vous grouilliez, et que vous gueuliez des ordres dès que vous toucherez le sol, même s’ils ne riment à rien. Qui peut exiger d’un chaton qu’il se batte comme un tigre et dévore l’ennemi ? On ne peut qu’espérer qu’il essaie, qu’il fasse son possible. Bon. Debout ! Levez la main droite !

Péniblement, il réussit à se lever lui aussi. Trente secondes après, nous étions officiers… à titre « surnuméraire, probatoire et provisoire ».


Je croyais que le colonel allait nous donner nos barrettes d’épaule et nous congédier. Mais il parut se détendre brusquement et devenir presque humain.

— Vous comprenez, les gars… je vous ai tenu tout ce discours pour que vous sachiez bien que ce qui vous attend est dur. Il faut que vous y pensiez, que vous imaginiez ce que vous ferez si les choses tournent mal. Il faut aussi que vous vous mettiez bien dans la tête que votre vie appartient à vos hommes et que vous n’avez pas le droit de la gaspiller dans n’importe quel acte de bravoure suicidaire pour vous couvrir de gloire posthume… Pas plus que vous n’avez le droit de la préserver coûte que coûte si les circonstances exigent votre sacrifice. Je tiens à ce que vous ruminiez tout cela jusqu’à en être malades avant l’heure du saut, pour que vous soyez prêts quand ça tournera mal, calmes et armés de sang-froid… Mais c’est impossible, évidemment. Il y a une chose, pourtant… Quel est l’unique facteur qui puisse vous sauver ? Quelqu’un a-t-il une réponse ?… Allez ! Vous n’êtes plus des recrues, non ? Monsieur Hassan…

— Mon adjudant, mon colonel, dit l’Assassin, lentement.

— Mais oui ! Il est sûrement plus vieux que vous, il a avalé plus de sauts et il connaît certainement mieux son unité. Et comme il ne trimbale pas cette charge supplémentaire énorme qu’est le commandement, il pense sans doute plus clairement que vous. Demandez-lui conseil. Vous avez un circuit-radio pour ça ! Ça n’est pas pour ça que vous perdrez sa confiance. Il a l’habitude qu’on lui demande conseil. Si vous ne le faites pas, il vous considérera comme un imbécile, un incapable et un prétentieux. Et il n’aura pas tort.

» Mais vous n’êtes pas obligé de suivre son conseil. Vous pouvez vous servir de ses idées. Elles peuvent vous inspirer un plan. Mais, en tout cas, vous vous décidez et vous donnez vos ordres. Vite ! Parce que la seule chose qui puisse flanquer la trouille au meilleur des adjudants, c’est de s’apercevoir que son chef ne sait pas se décider !

» C’est dans les unités d’Infanterie Mobile qu’hommes de troupe et officiers dépendent le plus les uns des autres, et les adjudants en sont le ciment. Ne l’oubliez jamais.

Le commandant fit rouler sa chaise jusqu’à un petit placard, à côté de son bureau. A l’intérieur, il y avait des rangées de casiers et, dans chaque casier, une petite boîte. Il en prit une et l’ouvrit.

— Monsieur Hassan !

— Mon colonel ?

— Ces barrettes ont été portées par le capitaine Terence O’Kelly pour sa première croisière d’entraînement. Vous conviennent-elles ?

— Mon colonel… (L’Assassin avait la voix rauque, tout soudain, et je me dis que cette grande brute allait fondre en larmes :) Oui, mon colonel.

— Avancez, monsieur Hassan. (Le colonel épingla les barrettes et dit :) Portez-les aussi vaillamment que lui… mais rapportez-les ! Vous me comprenez ?

— Je ferai de mon mieux, mon colonel.

— J’en suis certain. Votre vaisseau décolle dans vingt-huit minutes. Une navette vous attend sur le toit. Prenez vos ordres, monsieur !

Hassan salua et se retira. Le colonel prenait déjà une autre petite boîte.

— Monsieur Byrd, êtes-vous superstitieux ?

— Non, mon colonel.

— Vraiment ? Moi, je le suis. Je me suis dit que vous ne verriez aucune objection à porter des barrettes après cinq autres officiers qui, tous, ont été tués au combat ?

— Non, mon colonel.

Birdie n’avait marqué qu’une hésitation à peine perceptible.

— C’est bien. Parce que ces cinq officiers ont raflé dix-sept citations, de la Médaille Terrienne au Lion Blessé. Approchez, monsieur Byrd… Cette barrette marquée de brun doit toujours être portée sur l’épaule gauche. Et pas autrement ! A moins que ce ne soit nécessaire, mais vous le saurez. Voici la liste des cinq officiers. Il vous reste trente minutes avant le départ de votre navette. Courez jusqu’au hall du Souvenir et jetez donc un coup d’œil sur leurs biographies.

— Oui, mon colonel !

— Prenez vos ordres.

Enfin, il se tourna vers moi, me regarda et demanda sèchement :

— Vous pensez à quelque chose, fiston ? Parlez !

— Mon colonel… ce troisième lieutenant qui a été condamné… Comment puis-je savoir ce qui s’est passé exactement ?

— Oh… Jeune homme, mon intention n’était pas de vous épouvanter avec cette histoire mais simplement de vous rafraîchir les idées… C’était pendant la bataille de juin 1813 entre le bâtiment américain Chesapeake et le voilier britannique Shannon. Mais vous trouverez l’Encyclopédie Navale dans la bibliothèque de votre vaisseau. (Il revint au placard à barrettes et fronça les sourcils :) Monsieur Rico, j’ai ici une lettre émanant d’un de vos anciens professeurs, officier à la retraite, qui voudrait que vous portiez ses barrettes de troisième lieutenant. Je suis désolé mais il me faut lui répondre : non.

— Mon colonel ?…

J’étais heureux d’apprendre que le colonel Dubois n’avait pas perdu ma trace, qu’il veillait toujours sur moi… et déçu, dans le même temps.

— Parce que je ne peux pas, monsieur Rico ! J’ai confié ces barrettes à un élève il y a deux ans… et il ne les a pas rapportées. Mais… (Il prit une boîte, me regarda :) Vous pourriez peut-être essayer cette paire. Ce qui compte, c’est que votre professeur ait fait cette demande, n’est-ce pas ?

— Je pense que vous avez raison, mon colonel.

— Ces barrettes ont été portées cinq fois. Les quatre derniers candidats n’ont pas obtenu leur promotion. Oh… rien de déshonorant. La malchance, c’est tout. Etes-vous prêt à conjurer le mauvais sort, monsieur Rico ? A faire de ces barrettes des porte-bonheur ?

— Je vais essayer, mon colonel, dis-je.

J’aurais préféré emporter une mygale dans mon paquetage.

— Très bien.

Il épingla les barrettes sur mes épaules.

— Je vous remercie, monsieur Rico. Voyez-vous, j’ai été le premier à les porter. J’aimerais que vous me les rapportiez, qu’elles n’aient plus le mauvais sort et que vous réussissiez.

Je me sentis grandir vertigineusement.

— Je ferai tout mon possible, mon colonel !

— Ça, je le sais. Prenez vos ordres, à présent. Vous serez dans la même navette que Byrd… Un instant : vos traités de maths sont-ils dans votre paquetage ?

— Euh… non, mon colonel.

— Prenez-les. L’Intendant de votre vaisseau a été prévenu de cet excédent de bagage.

Je le saluai et pris congé au pas de course. J’étais redescendu des cimes dès qu’il avait prononcé le mot maths.

Mes bouquins étaient sur mon bureau. Quelqu’un en avait fait un paquet, avec la feuille d’exercice du jour. J’avais comme l’impression que le colonel Nielssen ne laissait jamais rien au hasard.

Birdie m’attendait sur le toit, près de la navette. Il jeta un coup d’œil sur mes bouquins et sourit.

— Triste ! Si on est sur le même vaisseau, je te donnerai un coup de main.

— Je suis sur le Tours.

— Désolé. J’embarque sur le Moskova.

Nous sommes montés à bord. J’ai vérifié l’auto-pilotage de la navette, fermé la porte et on a décollé.

— Tu t’en tires bien, a ajouté Birdie. L’Assassin a non seulement eu droit à ses livres de maths mais à deux autres matières.

Birdie ne s’était pas vanté en proposant de m’aider si nous étions sur le même vaisseau. C’était un soldat mais également un prof. Un peu à la façon du petit Shujumi, qui donnait des cours de judo au Camp Currie, Birdie enseignait les maths. Dans l’Infanterie Mobile, on ne gaspillait aucun talent. Birdie avait été très vite repéré car il avait dû obtenir sa licence en maths pour son dix-huitième anniversaire. Le cours de maths qu’il donnait à l’école était simplement une corvée supplémentaire. Qui ne le dispensait nullement de se faire ramasser pour les autres cours. Mais pas souvent, je dois le dire. Birdie était un mélange rare : brillant intellect, bonne éducation, solide sens commun et courage à toute épreuve. De quoi fabriquer un général.

Nous nous disions tous qu’il était parti pour commander une brigade à trente ans.

Quant à moi, mes ambitions n’allaient pas aussi haut.

— Ce serait vraiment un sale coup si l’Assassin échouait, dis-je en guise de commentaire, tout en pensant que ce serait vraiment un sale coup si Johnnie Rico échouait.

— Il n’échouera pas, dit Birdie d’un ton confiant. S’il le faut, ils le mettront dans une hypno-cabine et ils le nourriront par intraveineuses… Mais de toute façon, Hassan peut échouer et décrocher quand même une promotion.

— Quoi ?

— Tu ne savais pas ? Il a le grade permanent de premier lieutenant. Il l’a eu au feu, bien sûr. Ça reste son grade même s’il échoue. Regarde le règlement.

Je connaissais très bien le règlement. Par exemple, si je coinçais en maths, je me retrouverais adjudant. Mais ça n’avait rien à voir !…

— Attends !… Tu es en train de me dire qu’il a renoncé au grade de premier lieutenant à titre permanent et qu’il vient à peine d’être nommé troisième lieutenant à titre provisoire… rien que pour devenir peut-être second lieutenant ? Est-ce toi qui es fou ou lui ?

Birdie sourit.

— On l’est juste assez pour être dans l’Infanterie Mobile.

— Birdie… Je ne comprends pas.

— Mais si… L’Assassin n’a que le peu d’éducation qu’il a piqué à droite et à gauche dans l’Infanterie. Tu crois qu’il peut aller très haut avec ça ? Je suis sûr qu’il pourrait commander un régiment au feu et s’en tirer plutôt bien… à condition que quelqu’un d’autre ait défini la tactique. Mais commander au feu, Johnnie, ce n’est qu’une partie du rôle d’un officier, et spécialement d’un officier supérieur. Il peut avoir à diriger une guerre, une bataille ou une simple opération. Mais pour cela il doit connaître la stratégie, la théorie des jeux, l’analyse opérationnelle, la logique symbolique, la synthèse pessimiste et quelques dizaines d’autres disciplines casse-tête ! Il faut que tu passes par tout ça si tu veux devenir capitaine, ou major. L’Assassin sait très bien ce qu’il fait.

— Je le suppose, mais, Birdie… Le colonel Nielssen doit savoir que Hassan était officier… ou plutôt qu’il l’est ?

— Oui, bien sûr.

— On ne le dirait pas. Il lui a tenu à peu près le même discours qu’à nous.

— Pas exactement. Tu n’as pas remarqué que lorsqu’il voulait certaines réponses particulières, il se tournait toujours vers l’Assassin ?

Je dus admettre que c’était exact.

— Birdie, quel est ton grade permanent ?

La navette se posait. Birdie se redressa, posa la main sur la poignée de la porte et sourit.

— Moi ? Soldat de première classe. Je n’ai pas intérêt à échouer !

— Impossible ! Tu ne peux pas échouer !

J’étais surpris qu’il ne fût même pas caporal. Mais un gars aussi intelligent et instruit que lui avait dû être propulsé vers l’Ecole d’Officiers dès qu’il avait fait ses preuves au combat. Avec la guerre, ça n’avait pas dû être très longtemps après son dix-huitième anniversaire.

— On verra bien, me lança-t-il avec un sourire immense.

— Tu réussiras, Birdie. Hassan et moi, on peut être inquiets. Pas toi.

— Tu crois ? Suppose que Mlle Kendrick me prenne en grippe… Oh ! C’est l’appel de mon vaisseau ! Salut !

— A bientôt, Birdie !

Mais je ne le revis pas. Il fut nommé deux semaines plus tard et ses barrettes revinrent avec leur dix-huitième décoration : Le Lion Blessé, à titre posthume.

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