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Et alors, on se croit à la pouponnière ? Eh bien, ça n’en est pas une ! Et je vais vous le prouver !

Déclaration attribuée à un caporal hellène sous les murs de Troie, 1194 av. J.-C.


Avec une section à son bord, le Rodger Young affichait complet. Le Tours, lui, peut en embarquer six. Et même alors, il semble désert. En fait, il peut contenir deux fois plus de monde et il comporte assez de tubes pour éjecter deux vagues d’assaut successivement. Evidemment, avec douze sections à bord, il faut rationner l’eau, attendre son tour au mess et disposer des hamacs dans les coursives et la chambre de saut. La nuit, il faut se méfier des coups de botte dans l’œil et, surtout, inspirer quand le voisin expire. Par chance, je n’eus pas droit à la croisière double-spéciale.

La vitesse et la puissance du Tours lui permettent d’emporter des troupes en parfaite condition de combat en n’importe quel point de la Fédération et jusque dans l’Espace des Punaises. En effet Cherenkov, il atteint plus de 400 Mike. Disons qu’entre Sol et Capella, soit quarante-six années-lumière, il met un peu moins de six semaines pour atteindre son but.

Bien sûr, un transport de troupes limité à six sections ne peut être comparé à un paquebot spatial ou à un croiseur de combat. Mais l’Infanterie Mobile préfère les corvettes légères qui permettent des opérations rapides. La Marine serait plutôt favorable aux vaisseaux géants capables d’embarquer des régiments entiers. Il faut bien comprendre qu’une corvette, si légère soit-elle, exige autant de marins que le plus monstrueux des transports de troupes. Et encore plus d’entretien. Mais, de cela, les fantassins peuvent se charger. Après tout, chacun sait que ces fainéants n’ont rien d’autre à faire que manger et dormir en attendant de sauter et l’entretien des coursives les change un peu de l’astiquage des boutons. En tout cas, c’est l’opinion des gens de la Flotte Spatiale.

En vérité, ce qu’ils pensent, c’est que l’Armée est dépassée, démodée, et qu’on ferait aussi bien de l’abolir.

Bien sûr, ils ne le disent jamais officiellement, mais il suffit de nouer un peu la conversation avec un officier de Marine en permission, de préférence dans un bar, pour l’entendre plutôt dix fois qu’une. Les marins estiment qu’ils peuvent se lancer dans n’importe quel conflit, remporter la victoire et débarquer quelques-uns de leurs hommes en attendant l’arrivée des membres du Corps Diplomatique.

Je veux bien admettre que certains parmi leurs nouveaux jouets peuvent effacer une planète de la carte du ciel. Peut-être suis-je aussi démodé qu’un tyrannosaure… mais, pourtant, je n’en ai pas l’impression. Je veux dire que les abrutis de l’Infanterie peuvent accomplir encore bien des choses dont le plus moderne vaisseau est incapable. Et si ce n’est pas l’opinion du gouvernement, qu’il nous le fasse savoir.

Mais il est peut-être préférable que ni l’Armée ni la Marine n’ait le dernier mot. Un homme ne peut prétendre au grade d’Amiral du Ciel sans avoir commandé tour à tour un régiment et un bâtiment de la flotte, sans avoir suivi l’instruction du fantassin avant de devenir officier de marine, à moins qu’il préfère commencer comme astrogateur avant de s’offrir un séjour au Camp Currie… Je pense que c’était sans doute l’ambition de Birdie. Mais c’est avec respect que j’écouterai n’importe quel conseil venant d’un homme qui aura accompli une telle performance.

Comme la plupart des transports de troupes, le Tours est un vaisseau mixte. Le plus étrange, pour moi, a été d’être affecté « au Nord du Trente ». La cloison qui constitue la frontière entre la section des femmes et le territoire des brutes n’est pas nécessairement la 30e mais, traditionnellement, on lui donne le nom de n° 30 dans tout vaisseau mixte. Au delà, on trouve d’abord le carré puis les quartiers féminins, qui s’étendent jusqu’à la proue. A bord du Tours, le carré des officiers servait aussi de mess pour les recrues féminines qui y prenaient leurs repas juste avant nous. En dehors des heures de repas, la pièce était partagée entre une chambre de récréation et un salon destiné aux officiers, tous deux à usage strictement féminin. Quant aux officiers mâles, ils avaient droit à un salon appelé « chambre des cartes » et situé immédiatement à l’arrière de la cloison n° 30.

Les meilleurs pilotes de la Marine sont les femmes. Elles sont indispensables pour chaque opération de saut et de récupération. Mais je soupçonne aussi que leur affectation plus fréquente aux transports de troupes se justifie par des impératifs psychologiques. Leur seule présence à bord est bénéfique au moral des troupes.

Mais oublions un instant les traditions de l’Infanterie.

Dans un vaisseau mixte, le dernier son qu’un soldat entend avant de toucher le sol (et souvent avant de mourir) est une voix de femme, qui lui souhaite bonne chance. Si vous estimez que ça n’est pas important, c’est probablement parce que vous avez démissionné de la race humaine.

Le Tours comptait quinze officiers : huit femmes et sept hommes. Il y avait également à bord huit officiers d’Infanterie dont, à mon grand orgueil, je faisais partie. Je n’irai pas jusqu’à déclarer que la fameuse « cloison n° 30 » avait motivé mes études d’officier, mais le seul privilège de prendre ses repas en compagnie de demoiselles vaut bien des augmentations de solde. Le capitaine, le pacha, était la présidente du mess. Mon chef, le capitaine Blackstone, était vice-président. Non pas à cause de son grade (trois officiers de Marine lui étaient supérieurs) mais en tant que chef de la force d’invasion.

Chaque repas obéissait à des règles strictes. Nous attendions dans la chambre des cartes jusqu’à l’heure H. Puis, à la suite du capitaine Blackstone, nous gagnions nos chaises. Le pacha entrait alors, suivie par ses demoiselles et, lorsqu’elle s’arrêtait à l’extrémité de la table, le capitaine s’inclinait et disait : « Madame la Présidente… Mesdames… » Ce à quoi elle répondait : « Monsieur le Vice-président… Messieurs… » Et chacun des hommes invitait la demoiselle placée à sa droite à s’asseoir.

Après ce rite, qui était purement social, chacun usait du grade ou du rang, à l’exception des officiers de Marine cadets et de moi-même. On nous appelait « monsieur » ou « mademoiselle ».

Lors du premier repas, à mon grand étonnement, j’entendis chacun appeler « major » le capitaine Blackstone. Le nombre de ses barrettes était pourtant sans équivoque. Plus tard, on m’expliqua que, à bord d’un bâtiment de la Marine, il ne pouvait y avoir deux « capitaines ». Pour des raisons de pure courtoisie, un capitaine de l’Infanterie, dès son embarquement, prenait le grade de « major » jusqu’à l’heure du saut. De même, si les circonstances faisaient qu’un authentique capitaine de la Marine monte à bord sans exercer les fonctions de commandant, il se trouvait promu « Commodore » pour quelque temps.

Cette coutume, qui nous semblait stupide, était bien entendu limitée au mess.

Le capitaine du vaisseau, à chaque repas, prenait place à une extrémité de la table et le commandant de la force d’invasion à l’autre, avec l’aspirant-cadet de la Marine à sa droite. Je me retrouvai moi-même à la droite du capitaine. J’aurais mille fois préféré la compagnie de l’aspirant-cadet qui était particulièrement adorable, mais cette disposition correspondait à une sorte de chaperonnage et je n’ai jamais su le prénom de mon aspirant-cadet.

Etant l’officier mâle le moins élevé en grade, il était normal que je me trouve ainsi placé, à la droite du capitaine du vaisseau. Mais j’ignorais qu’il me revenait de la faire asseoir. Au premier repas, je ne fis rien et personne ne s’assit, jusqu’au moment où le troisième assistant-ingénieur me tapota l’épaule. Le capitaine Jorgenson fit comme si de rien n’était, mais je ne m’étais pas senti aussi gêné depuis une ancienne mésaventure qui datait du jardin d’enfant.

Le repas s’achève à la seconde où le capitaine se lève. Et il advint une fois où le capitaine Jorgenson ne resta devant son assiette que quelques minutes avant de se redresser. Le capitaine Blackstone prit un air contrarié et dit :

— Capitaine…

— Oui, major ?

— Le capitaine m’autorisera-t-il à être servi dans la chambre des cartes en compagnie de mes officiers ?

Elle répondit d’une voix glacée :

— Mais certainement, major.

Mais, bien sûr, aucun officier de Marine ne se joignit à nous.

Le samedi qui suivit, le capitaine Jorgenson exerça son privilège de passer en revue les fantassins du bord, chose que les commandants de vaisseaux ne font que rarement. Mais elle passa entre les rangs sans faire de commentaire. Elle n’était pas du genre pète-sec et elle avait quelquefois un gentil sourire. Le capitaine Blackstone avait désigné le second lieutenant « Rusty » Graham pour me tanner le cuir en maths et cela était venu aux oreilles du capitaine. Elle avait exigé, par l’intermédiaire du capitaine Blackstone, que je me présente dans son bureau tous les jours après le dîner. Une heure durant, elle me donnait elle-même un cours de perfectionnement et me persécutait régulièrement quand mes « devoirs » n’étaient pas satisfaisants.

Les six sections d’Infanterie Mobile du Tours constituaient les deux compagnies d’un « demi-bataillon ». C’était le capitaine Blackstone lui-même qui commandait la compagnie D (les « Blackies ») en même temps que l’ensemble du demi-bataillon. Le chef du bataillon officiel, le major Xera, se trouvait avec les compagnies A et B, à bord du Normandy Beach, à quelques heures-lumière de distance. Le capitaine Blackie ne lui transmettait que quelques messages et rapports. Pour le reste, il communiquait directement avec la Flotte ou la Base. Blackie avait d’ailleurs un adjudant magique qui le secondait pour tout ce qui concernait la compagnie ou le demi-bataillon.

Pour une formation armée répartie sur des centaines de vaisseaux dispersés à travers des années-lumière, les détails administratifs n’ont rien de simple. Entre le Valley Forge, le Rodger Young et le Tours, je n’avais pas changé de régiment. J’appartenais encore au Troisième Régiment (dit « Les Petits Mignons ») de la Troisième Division d’Infanterie Mobile (dite « Division Polaris »). Les deux bataillons reformés pour l’Opération D.D.T. à partir des unités disponibles avaient été baptisés « Troisième Régiment », mais je n’avais pas vu « mon » régiment. Je n’avais vu alors que la première classe Bamburger et pas mal de Punaises, et même beaucoup trop.

Je pouvais parfaitement être promu officier des « Petits Mignons », y vieillir jusqu’à la retraite et ne jamais rencontrer le commandant de mon régiment. Les « Têtes Dures » avaient bien un commandant de compagnie, eux aussi, mais il commandait également le premier groupe (dit « Les Frelons ») dans une autre corvette. J’avais toujours ignoré son nom jusqu’au moment où je l’avais lu sur mes ordres pour l’Ecole des Elèves Officiers. On raconte l’histoire, que je ne crois pas, d’ailleurs, d’une « section perdue » dont le commandant de compagnie avait été promu tandis que les autres sections étaient affectées à d’autres opérations. Cette histoire prétend que, après le départ de son officier, cette « section perdue » traîna pendant une bonne année dans les bouges de l’avenue Churchill, sur Sanctuaire, avant d’être portée manquante.

Mais peut-être est-ce possible, après tout.

La pénurie chronique en officiers avait une influence prépondérante sur mes responsabilités au sein des « Blackies ». C’est dans l’Infanterie Mobile que l’on trouve le plus faible pourcentage d’officiers de toute l’histoire des unités militaires, ce qui explique en partie le fameux « partage divisionnel ». Le « pardi » est une expression du jargon militaire. L’idée est simple : si vous disposez de 10 000 soldats, combien vont se battre ? Combien seront de corvée de patates ? Combien conduiront des camions, creuseront des tombes ou porteront des documents d’un P.C. à l’autre ?

Solution : Les 10 000 hommes se battent.

Durant les grandes guerres du XXe siècle, rendez-vous compte qu’il fallait parfois 70 000 hommes pour 10 000 combattants réels !

Je dois reconnaître que nous avions bien besoin de la Marine pour nous porter sur les théâtres d’opération. Une force d’invasion, même dans une corvette, représente généralement trois fois plus d’hommes que n’en compte l’équipage. Il y a aussi les civils de l’intendance et des services. Et 10 pour cent d’entre nous sont en permanence en permission, plus les rares élus détachés dans les camps d’instruction.

Il y a peu de fantassins dans les services administratifs et ce sont toujours des handicapés. Ce sont ceux qui n’acceptent pas la retraite. Les sergents Ho, les colonels Nielssen. Ils devraient compter double puisque leurs tâches exigent qu’ils gardent l’esprit de combat alors qu’ils ne possèdent plus la perfection physique. Ce qu’ils font, des civils ne le feraient pas. Autrement, nous emploierions des civils. Mais les civils sont comme les haricots. Vous ne les achetez que lorsque vous en avez besoin. Mais l’esprit de combat, ça ne s’achète pas.

L’Infanterie Mobile est la plus petite armée de l’Histoire si l’on tient compte de la population qu’elle protège. Un fantassin, ça ne s’achète pas, ça ne se recrute pas. On ne peut même pas le garder s’il demande à partir. Et il peut le faire trente secondes avant de sauter au combat. Et cela arrive. Alors on lui donne sa solde et il perd son droit de vote. C’est tout.

A l’école, nous avions étudié certaines armées du passé où les hommes étaient traités comme des esclaves. Le fantassin est un homme libre. Il n’obéit qu’au respect de lui-même, à sa fierté, à l’esprit de corps, et au désir qu’il a d’être aimé et respecté de ses camarades.

« Tous au travail, tous au combat », telle est la devise qui est à la base de notre morale. Un fantassin ne se débrouille jamais pour tirer les ficelles qui lui procureront une planque quelque part. Les planques, pour lui, ça n’existe pas. Oh, bien sûr, un soldat avec un rien de jugeote peut ouvrir un commerce comme n’importe qui.

Mais les boulots tranquilles, planqués, sont pour les civils. Chaque soldat, pour sa part, quand il se boucle dans sa capsule, quelques secondes avant le saut, est certain que tout le monde, du général au dernier sous-fifre, fera le même travail que lui. Tout le monde saute. Et c’est pour ça qu’il grimpe dans sa capsule, même s’il ne le sait pas vraiment.

Si jamais nous nous écartions de cette règle, ce serait le commencement de la fin pour l’Infanterie Mobile. Une idée, une simple idée constitue notre ciment, un ciment plus résistant que l’acier, un ciment magique qu’il faut garder intact.

C’est ce « tous au travail, tous au combat » qui permet à l’infanterie de s’en tirer avec si peu d’officiers.

Sur ce point, j’en sais plus encore que je ne devrais. Parce qu’il m’était arrivé de poser une question particulièrement stupide en Histoire Militaire, l’instructeur m’avait une fois infligé la lecture d’une collection d’ouvrages allant du De Bello Gallico au classique de Tsing, L’effondrement de l’Hégémonie d’Or.

Prenez une division d’Infanterie Mobile… sur le papier, bien entendu. Combien d’officiers doit-on lui affecter ? Non, ne tenez pas compte des unités qui peuvent être détachées des autres corps d’armée. Toutes ne participent pas à la bagarre et elles n’ont pas grand-chose de commun avec l’I.M. Les membres des Communications et Logistique ont tous le grade d’officier. Les hommes-mémoire, les télépathes, les sensoriels… Je ne pourrais pas les remplacer, même si je vivais deux siècles. Chacun d’eux a combien de fois ma valeur ? Et les unités du CROC ? Elles comptent 50 pour cent d’officiers : les humains. Les autres sont les néochiens.

Mais en aucun cas il ne s’agit de commander. Alors ne parlons que de nous, les fantassins, et de ceux qui doivent être nos chefs.

Cette division imaginaire, là, sur le papier, comporte 10 800 hommes répartis en 216 sections, chacune placée sous les ordres d’un lieutenant. Pour trois sections formant une compagnie, il faudrait 72 capitaines. Pour quatre compagnies formant un bataillon, il faudrait 18 majors ou lieutenants-colonels. Et six régiments avec six colonels peuvent composer deux ou trois brigades, ce qui nous donne… disons un général de division, plus un général de corps d’armée pour couronner le tout.

Au total, nous avons 317 officiers sur 11 117 éléments.

Pas de blancs. Chaque officier a une équipe sous ses ordres. 3 pour cent au total. C’est à peu près la proportion moyenne dans l’Infanterie. Seule la disposition des postes diffère. Par exemple, un grand nombre de sections sont commandées par des adjudants. Et la plupart des officiers cumulent les fonctions pour décharger certains postes essentiels.

Un chef de section lui-même doit avoir un état-major… en la personne de son adjudant.

Mais il peut s’en passer. Aussi bien que son adjudant peut se passer de lui. Ce qui n’est pas le cas pour un général qui, lui, doit avoir un état-major parce que sa tâche est trop lourde. Un grand état-major stratégique et un petit état-major de combat. Il n’y a jamais suffisamment d’officiers. Pour l’état-major stratégique, les meilleurs mathématiciens et logiciens de chaque groupe se regroupent à bord du vaisseau-amiral avant de sauter, chacun avec son propre groupe. Le général lui-même saute avec un état-major de combat très réduit, renforcé par une équipe de soldats choisis parmi les plus aguerris. Leur mission est d’assurer la protection du général pendant tout le temps qu’il dirige la bataille. Ils réussissent parfois.

En plus des états-majors, il est nécessaire que toute équipe de combat plus importante qu’une section ait un commandant en second. Mais il faut bien faire avec ce que nous avons. Pour assurer individuellement tous les postes, il faudrait atteindre un taux de 5 pour cent d’officiers. Et nous ne pouvons nous permettre plus de 3 pour cent.

Mais, au delà de ce chiffre optimum interdit à l’I.M., et plus loin dans le passé, nous trouvons des armées qui comptaient 10 pour cent d’officiers, parfois 15, et même 20 pour cent ! Cela semble un conte de fées, mais au XXe siècle, c’était une réalité ! Songez-y : une armée avec plus d’officiers que de caporaux ? Et plus de sous-officiers que de simples soldats !

Une armée organisée pour perdre les guerres, pour autant que l’on en croie les leçons de l’Histoire. Une armée composée de cadres, de galons, dont les « soldats » ne se battaient jamais vraiment.

Mais alors, quel est donc le rôle d’officiers qui ne commandent pas des combattants ?

Eh bien, ils font apparemment – ou plutôt : ils faisaient – du travail d’appoint, d’accompagnement. Ils étaient officier du mess, officier du bureau psychologique, officier d’athlétisme, officier d’information, de récréation, de communications, des transports, des denrées… Ou bien aumônier, adjoint à l’aumônier, assistant-infirmier, etc. Et pourquoi pas officier de pouponnière ?

Dans l’Infanterie Mobile, ces postes sont tenus exceptionnellement par des officiers lorsqu’ils sont réellement importants. Mais, la plupart du temps, le travail est mieux fait, avec moins de dépenses et de retombées sur le moral des troupes, par des civils.

Pour vous donner une dernière idée de l’état de dégradation de l’armée au cours du XXe siècle, pouvez-vous imaginer que l’une des principales puissances de la Terre obligeait ceux de ses officiers qui jouaient véritablement un rôle dans les combats, qui donnaient des ordres aux troupes, à porter des insignes spéciaux qui les distinguaient des hordes de hussards en chaise longue ?…

Plus la guerre se prolongeait, plus la situation des officiers empirait, le taux de leurs pertes étant plus important. Et, dans l’I.M., on ne nomme jamais un officier pour pourvoir à un poste vacant. C’est le rôle de chaque régiment de fournir sa part d’officiers, et le déficit ne peut être rattrapé sans abaisser les normes de sélection. Pour la force d’invasion du Tours, treize officiers étaient nécessaires : six chefs de section, deux commandants de compagnie, deux adjoints, un commandant en chef assisté de deux officiers d’état-major. Il y en avait six… plus moi.


« Demi-Bataillon »

Tableau d’organisation

Capitaine Blackstone

Adjudant-chef d’ordonnance


Compagnie C (« Les Voraces de Warren »)

1er lieutenant Warren

1e sect. – 1er lt. Bayonne

2e sect. – 2e lt. Sukarno

3e sect. – 3e lt. N’gam


Compagnie D (« Blackies »)

Cpt. Blackstone (cdt. en second)

1e sect. – 1er lt. Silva

2e sect. – 2e lt. Khoroshen

3e sect. – 2 e lt. Graham


J’aurais dû me trouver sous les ordres du lieutenant Silva, mais il avait été hospitalisé le jour même de mon arrivée, victime de terribles convulsions. Ça ne signifiait pas nécessairement que le commandement de sa section me revenait. Je n’étais que troisième lieutenant à titre provisoire. Le capitaine Blackstone pouvait me placer sous les ordres du lieutenant Bayonne et confier sa première section à un adjudant, ou encore la prendre lui-même sous son aile, ce qui ne lui ferait jamais qu’un troisième commandement à assurer.

En fait, il opta pour toutes ces solutions et ne m’en confia pas moins la première section des « Blackies » de la compagnie D. Il se débrouilla pour emprunter un sergent aux « Voraces » comme ordonnance et pour affecter son propre adjudant-chef à la première section – ce qui équivalait presque à le dégrader. Puis il m’expliqua par le menu ces modifications et me fit bien entrer dans la tête que si j’apparaissais comme chef de la première section sur le T.O., celle-ci n’en serait pas moins commandée par Blackie lui-même et son adjudant-chef.

Je serais autorisé à sauter en tant que chef de section, mais il suffirait d’un mot, d’un seul mot de mon adjudant de section au commandant de compagnie pour qu’on me serre la vis.

J’étais d’accord. La section était à moi aussi longtemps que je m’en tirais bien. Dans le cas contraire, il valait mieux pour tout le monde qu’on me mette sur la touche aussi vite que possible. Et je me disais qu’il valait mieux récupérer le commandement d’une section comme cela plutôt qu’en pleine bataille.

Je prenais ma tâche au sérieux. C’était ma section. C’était marqué sur le T.O. Mais je n’avais pas encore appris à déléguer mon autorité et, pendant toute une semaine, je passai beaucoup trop de temps avec les hommes. Blackie me convoqua.

— Dis-moi, fiston, qu’est-ce que tu as derrière la tête ?

Je répondis avec raideur que j’essayais de préparer ma section au combat.

— Vraiment ? On ne le dirait pas. On penserait plutôt que tu veux en faire un essaim de guêpes en folie. Pourquoi, bon Dieu, crois-tu que je t’ai donné le meilleur adjudant-chef ? Veux-tu me faire le plaisir de regagner ta cabine, de te suspendre à un crochet et de ne plus bouger ? Jusqu’à ce qu’on sonne le branle-bas, c’est l’adjudant-chef qui s’occupera de ta section et qui te la réglera comme un violon !

— Comme le capitaine le désire.

— Autre chose aussi… Je ne supporterai pas un officier qui réagit comme un petit cadet pris en faute. Ne joue pas à l’idiot en me parlant à la troisième personne ! Réserve ça pour les généraux et les capitaines de vaisseaux ! Et cesse de raidir les épaules et de claquer les talons ! Ecoute-moi, fiston : les officiers doivent avoir une allure décontractée.

— Oui, mon capitaine.

— Et je ne veux plus que tu me dises « mon capitaine » pendant une semaine ! Même chose pour le salut. Et ne prends pas cet air buté de cadet vexé ! Souris !

— Euh… Oui.

— C’est mieux ! Appuie-toi contre la paroi. Gratte-toi le nez. Bâille… Comporte-toi comme un vrai petit soldat.

J’ai essayé… en souriant piteusement, parce qu’il est difficile de briser ses habitudes. S’appuyer contre la paroi me semblait plus difficile que de me mettre au garde-à-vous. Le capitaine m’épiait.

— Exerce-toi, dit-il. Un officier ne doit jamais avoir l’air tendu ou effrayé. C’est contagieux. Maintenant, Johnnie, dis-moi ce qu’il manque à ta section. Je ne veux pas entendre parler des bricoles. Je me fiche du nombre de paires de chaussettes par bonhomme, hein !

Je réfléchis à toute allure.

— Euh… Savez-vous si le lieutenant Silva avait l’intention de proposer Brumby pour le grade d’adjudant ?

— Oui, je le sais. Et toi, qu’en penses-tu ?

— Eh bien… Il a commandé la section dans les deux derniers mois et ses notes sont bonnes.

— Je te demande une appréciation.

— Désolé mais… Eh bien, je ne l’ai jamais vu au combat. Je ne peux pas savoir. Mais il fait fonction d’adjudant depuis trop longtemps pour qu’on puisse nommer un chef de peloton plutôt que lui. Il doit avoir ses galons avant de sauter… ou alors, il demandera son transfert quand nous reviendrons. Peut-être même avant, si une liaison spatiale est prévue.

Blackie grommela.

— Pour un troisième lieutenant, je te trouve plutôt gaspilleur.

Je me sentis devenir cramoisi.

— C’est un défaut dans ma section. Brumby doit être nommé ou transféré. Je ne veux pas qu’il se retrouve au même poste et qu’un autre soit promu à sa place. Il le prendrait mal et ce serait encore pire. Dans une autre unité, il aura sa chance. Envoyez-le au Dépôt de Reclassement.

— C’est comme ça, hein ? Après cette analyse magistrale, fais fonctionner ton sens de la déduction et dis-moi pourquoi le lieutenant Silva ne l’a pas fait transférer, il y a trois semaines, quand nous étions au large de Sanctuaire ?

Je m’étais posé cette question. Il faut toujours transférer un homme dès que l’on a décidé de le laisser partir. Et sans l’avertir. Cela vaut mieux pour lui et pour l’unité. C’est en tout cas ce que dit le manuel.

— Le lieutenant Silva était-il malade à cette époque ?

— Non.

— Alors, mon capitaine, je recommande Brumby pour une promotion immédiate.

Blackie haussa les sourcils.

— Il y a une minute, tu étais prêt à t’en débarrasser !

— Non, pas exactement. J’ai dit que c’était l’une ou l’autre solution. J’ignorais laquelle. Maintenant, je sais.

— Continue.

— En supposant que le lieutenant Silva est un officier capable.

Hhmmffff ! Mon petit monsieur, pour votre gouverne, sachez que le lieutenant Silva a droit à la mention « Excellent - Recommandé pour une promotion » sur son Bulletin 31.

— Mais je sais que c’était un bon officier. Sinon, je n’aurais pas hérité d’une aussi bonne section. Mais un officier, même compétent, peut ne pas promouvoir un homme pour… Oh, pour pas mal de raisons… Qu’il n’est pas tenu de justifier officiellement. Mais dans ce cas, s’il ne pouvait pas faire nommer Brumby, il ne l’aurait pas gardé dans son unité. Il l’aurait fait transférer à la première occasion. Mais il ne l’a pas fait. Je sais donc qu’il avait bien l’intention de le recommander pour une promotion. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il ne l’a pas fait il y a trois semaines. Brumby aurait pu porter ses galons en permission…

Le capitaine sourit.

— Ça, c’est parce que tu ne me considères pas, moi, comme un officier capable.

— Mon cap… Je vous demande pardon ?

— Peu importe. Tu viens de me prouver par A plus B qui avait mangé la queue du chat. Et je ne demande pas à un petit cadet tout frais de connaître toutes les ficelles. Mais écoute-moi bien, fiston. Aussi longtemps que durera cette guerre, ne donne jamais du galon à un homme tant que tu n’as pas regagné la Base.

— Mais, pourquoi ?

— Tu as proposé de l’envoyer au Dépôt de Reclassement. Mais c’est là qu’il se serait retrouvé s’il avait été promu il y a trois semaines ! Tu ne sais pas à quel profit ils sont féroces. Jette seulement un coup d’œil dans le courrier et tu trouveras une demande pour deux adjudants. Avec un adjudant de section détaché à l’Ecole des Elèves Officiers et un poste de sergent vacant, je ne suis pas tenu d’y accéder. (Il eut un sourire farouche.) Cette guerre est difficile, fiston, et si tu n’y prends pas garde, les petits copains te voleront tes meilleurs soldats. (Il ouvrit un tiroir et en sortit deux feuilles :) Regarde…

La première était une lettre de Silva adressée au capitaine Blackstone et recommandant Brumby pour le grade d’adjudant. Elle remontait à un mois.

L’autre était la feuille de nomination de Brumby, datée du lendemain de notre départ de Sanctuaire.

— Ça te va ?

— Euh… Oui, bien sûr.

— J’attendais que tu voies ce qui n’allait pas dans ta section, Johnnie, et que tu viennes me dire ce qu’il fallait faire. Je suis heureux que tu y sois parvenu… heureux mais à moitié. Un officier expérimenté aurait tiré les conclusions qui s’imposent de la seule lecture des états de service de Brumby et du T.O. Mais c’est comme ça que l’on acquiert de l’expérience. Maintenant, voici ce que tu vas faire. Ecris-moi la même lettre que Silva. Date-la d’hier. Ensuite, dis à ton adjudant de section que tu as recommandé Brumby… mais ne lui parle pas de la demande de Silva. Tu n’en savais rien quand tu es venu me trouver pour la promotion de Brumby, après tout. Alors, faisons comme s’il en était vraiment ainsi. Quand Brumby prêtera serment, je lui dirai que ses deux officiers l’ont recommandé. Ça lui fera plaisir. D’accord ? Rien d’autre ?

— Eh bien… Pas en ce qui concerne l’organisation… A moins que le lieutenant Silva ait eu l’intention de faire nommer Naidi à la suite de Brumby. Auquel cas, un première classe pourrait être promu caporal… ce qui nous permettrait de nommer quatre premières classes et de combler les vides. Mais je ne sais pas si vous tenez à augmenter le T.O.

— Ça ne serait pas un mal, dit Blackie d’un ton aimable. Nous savons, toi et moi, que certains de nos gars n’auront guère le temps de profiter de leurs galons. Mais n’oublie pas qu’on ne nomme jamais un soldat première classe avant qu’il ait fait ses preuves au feu. En tout cas, pas dans les « Blackies ». Discutes-en avec ton adjudant et tiens-moi au courant. Rien ne presse… Viens me trouver avant l’extinction des feux, ce soir… Quoi d’autre ?

— Je suis inquiet à propos des scaphandres.

— Moi aussi. Toutes les sections sont inquiètes.

— J’ignore ce qu’il en est de leur côté, mais avec cinq recrues, plus quatre scaphandres endommagés et deux autres qui ont été pris sur les réserves la semaine dernière… Eh bien, je ne vois pas comment Cunha et Navarre peuvent s’en tirer avant la date prévue. Même sans imprévus.

— Il y a toujours des imprévus.

— Oui, capitaine. Mais ça ne nous laisse que 286 heures de préparation, plus 123 pour les vérifications de routine. Et vous savez que cela prend toujours plus de temps.

— Et que faut-il faire, selon toi, Johnnie ? Les autres sections peuvent vous donner un coup de main si elles s’en tirent à temps. Ce dont je doute. Et ne compte pas sur l’aide des « Voraces ». C’est plutôt eux qui compteraient sur nous.

— Capitaine, je ne sais pas ce que vous allez penser de ça, étant donné que vous m’avez dit de ne pas trop me mêler aux hommes, mais… quand j’étais caporal, j’étais assistant de l’adjudant du Matériel et de l’Armement.

— Oui ?

— Eh bien, vers la fin… Pour ainsi dire, c’était moi le responsable… Bien sûr, je n’ai jamais été adjudant du Matériel et de l’Armement mais, en tant qu’assistant, je me débrouillais assez bien et… Je pourrais m’occuper de la préparation des nouveaux scaphandres et des vérifications, si vous vouliez. Ça libérerait un peu Cunha et Navarre.

Avec un large sourire, Blackie se laissa aller en arrière.

— Fiston, j’ai bien examiné le règlement et je n’ai pas trouvé un seul article qui interdise à un officier de se salir les mains. Je dis cela parce que j’ai rencontré quelques jeunes messieurs qui, eux, prétendaient avoir eu connaissance de cet article. D’accord ! Va te chercher des bleus de travail… Inutile de salir aussi ton uniforme. Trouve ton adjudant de section, mets-le au courant en ce qui concerne Brumby et donne-lui l’ordre de préparer les nominations qui nous permettront de boucher les trous du T.O… au cas où je me déciderais à confirmer la promotion de Brumby. Ah ! Dis-lui aussi que tu vas consacrer tout ton temps à la préparation du matériel et que tu veux qu’il s’occupe de tout le reste… Ne lui dis pas que tu m’as demandé conseil – donne-lui seulement tes ordres. Tu me suis ?

— Ou… oui, oui…

— O.K. ! Vas-y ! Ah, oui !… Si tu passes par la chambre des cartes, transmets mes compliments à Rusty et dis-lui de trimbaler sa carcasse jusqu’ici.


Jamais je n’avais eu autant de travail que dans les deux semaines qui suivirent, même pas au bon temps de l’instruction. Je consacrais dix heures par jour à mon nouvel emploi de mécanicien en matériel et armement, mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi mon cours de maths, auquel il m’était impossible d’échapper depuis que le capitaine Jorgenson m’avait pris en main. Les repas (disons une heure et demie chaque jour). Les disciplines de simple survie : douche, rasage, couture. Plus les diversions consistant, par exemple, à poursuivre le capitaine d’armes du vaisseau afin d’exiger l’ouverture de la buanderie où les uniformes propres se trouvaient encore prisonniers dix minutes avant l’inspection. (Loi cryptique de l’Armée : Les buanderies, douches, toilettes et autres doivent toujours être bouclées au moment où l’on en a le plus grand besoin.)

Une heure de plus chaque jour pour : la garde, les inspections, les revues et autres routines. Et puis, j’étais « George ». Toute unité a son « George ». Le « George » est l’officier cadet et c’est à lui qu’incombent les boulots supplémentaires – l’athlétisme, le courrier, les cours, la trésorerie de la caisse commune, la tenue des stocks. C’est également le « George » qui convoque éventuellement la cour martiale, qui censure, qui joue le bibliothécaire et l’officier des détails jusqu’à la nausée.

« Rusty » Graham avait été « George » avant mon arrivée. Avec un immense bonheur, il m’avait transmis sa charge. Je l’avais quelque peu douché en exigeant de procéder personnellement à l’inventaire de tous les articles portés sur les listes que je devais signer. Il m’avait laissé entendre sur le moment que si je n’acceptais pas un inventaire signé par un officier, un ordre direct modifierait peut-être mon attitude. J’avais pris cela très mal et j’avais exigé qu’il porte cet ordre par écrit, avec copie certifiée, ce qui permettrait de conserver l’original et de transmettre la copie au commandant d’unité.

Furieux, « Rusty » avait renoncé. Même un second lieutenant n’est pas assez stupide pour donner un tel ordre par écrit. « Rusty » partageait ma cabine et il était en même temps mon prof de maths, ce qui ne me rendait pas particulièrement heureux. Mais, ensemble, nous avons procédé à l’inventaire. Plus tard, je me fis engueuler par le lieutenant Warren qui me reprocha mon esprit étroitement bureaucratique mais qui ouvrit quand même son coffre pour me permettre d’enregistrer les différentes publications relevant de la bibliothèque du bord. Le capitaine Blackstone, quant à lui, n’avait pas fait d’histoires.

Hélas pour « Rusty », la caisse n’était pas aussi bien tenue que la bibliothèque… Il avait accepté les yeux fermés l’inventaire de son prédécesseur alors que le bilan était faux. Et non seulement son prédécesseur avait disparu, mais il était mort ! « Rusty » passa une nuit blanche (et moi aussi !) avant d’aller trouver Blackie pour lui avouer la vérité.

Blackie l’engueula copieusement avant de se pencher sur les divers « trous » et de trouver divers moyens de les attribuer à certaines « pertes au combat ».

Mais toutes les tâches du « George » n’étaient pas de tels casse-tête. Par exemple, il n’y avait plus de cour martiale à rassembler. C’était incompatible avec une bonne unité de combat. Il n’était pas question de censure non plus puisque le vaisseau était en effet Cherenkov. Idem pour la gestion de la caisse commune. J’avais confié l’athlétisme à Brumby et « l’officier des détails » que j’étais jugeait la nourriture du mess excellente. Je vérifiais les menus et j’inspectais plusieurs fois les magasins.

En tout, mes devoirs de « George » me prenaient deux heures par jour.

Vous faites le calcul. Dix heures passées sur le matériel et l’armement, trois heures de maths, une heure et demie pour les repas, une heure de bricolages militaires divers, une heure de vie personnelle, deux heures de « George » et huit heures de sommeil. Total : vingt-six heures et demie. Et le vaisseau n’était même plus réglé sur les vingt-cinq heures de Sanctuaire mais sur le calendrier universel et Greenwich.

Je ne pouvais donc prendre que sur mon temps de sommeil.

Il devait être 1 heure du matin et j’étais dans la chambre des cartes en train de piocher mes maths quand le capitaine Blackstone entra.

— Bonsoir, capitaine, dis-je.

— Tu veux dire bonjour… Qu’est-ce que tu as, fiston ? Tu fais de l’insomnie ?

— Pas exactement.

Il prit au hasard quelques feuilles, y jeta un coup d’œil.

— Est-ce que ton adjudant ne peut pas faire toute cette paperasse pour toi… Oh, je vois… Va te coucher.

— Mais, capitaine…

— Alors, assieds-toi, Johnnie… Je voulais te parler. Je ne savais pas que tu passais tes soirées là. Quand je te cherche dans ta cabine, tu es à ton bureau. Quand ton voisin se couche, tu viens ici. Qu’est-ce qui se passe au juste ?

— C’est… c’est comme si je ne m’en sortais pas.

— Personne ne s’en sort jamais. Comment ça va, à l’armurerie ?

— Assez bien. Je pense qu’on s’en tirera.

— Je le pense aussi. Ecoute, fiston, il faut que tu gardes le sens des proportions. Tu as deux tâches essentielles. D’abord, veiller à l’équipement de ta section. C’est ce que tu fais. Je te l’ai déjà dit : inutile de te préoccuper des hommes eux-mêmes. Ensuite – et c’est tout aussi important – il faut te préparer au combat. Et tu ne le fais pas.

— Je serai prêt à me battre, capitaine.

— Idiot ! Tu ne prends pas d’exercice et tu ne dors pas suffisamment. C’est ainsi que tu te prépares à sauter ? Pour commander une section, mon petit, il faut être en forme. A partir de ce soir, tu t’entraîneras de 16 h 30 à 18 heures tous les jours. Tu seras couché à 23 heures, et si tu fais un quart d’heure d’insomnie deux soirs de suite, je t’envoie au rapport du toubib. C’est un ordre !

— Oui, capitaine. (J’avais l’impression que les cloisons du vaisseau se refermaient sur moi.) Capitaine… comment pourrai-je me coucher à 23 heures et tout faire ?

— Eh bien, tu ne feras pas tout. Comme je te l’ai dit, fiston, il faut que tu conserves le sens des proportions. Raconte-moi ton emploi du temps.

Je lui racontai. Il hocha la tête.

— C’est exactement ce que je supposais. (Il prit mon bouquin de « devoirs de maths » et le posa devant moi.) Prends ça. Bien sûr qu’il faut que tu pioches. Mais pourquoi le faire avant le combat ?

— Je me disais…

— Tu ne te dis rien… Il existe quatre possibilités. Et seule l’une d’elles exige que tu accomplisses tout cela. Un : tu peux te faire descendre. Deux : tu peux être blessé et être rapatrié avec une pension honorable. Trois : tu peux t’en tirer mais récolter une appréciation négative de ton examinateur, c’est-à-dire moi, en l’occurrence. Et tu travailles pour ça en ce moment même, fiston… Je ne te laisserai pas sauter si tu as les yeux rouges à force de manque de sommeil et les muscles tout flasques… Quatrième possibilité : tu te reprends… auquel cas je te laisse commander ta section. Admettons que tu y parviennes et que tu fasses mieux qu’Achille quand il a liquidé Hector. Je te donne ton certificat. C’est dans ce cas, et dans ce cas seulement qu’il faudra te rebrancher sur tes maths. Pendant le voyage de retour.

« Je vais avertir le pacha. Pour tout le reste, qu’il n’en soit plus question, dès maintenant. Tu auras tout le temps pour tes maths si tu t’en sors… Mais, de toute manière, tu ne te sortiras jamais de rien si tu ne sais pas distinguer les choses qui passent d’abord ! Va te coucher !


Une semaine plus tard, nous sommes sortis de l’effet Cherenkov. Le moment était venu de nous placer sur orbite de rendez-vous. Les vaisseaux de la flotte se regroupaient en échangeant des signaux, leur vitesse étant maintenant inférieure à celle de la lumière. On nous transmit le Plan de Base, le Plan de Bataille, notre Mission et nos Ordres. C’était aussi long qu’un roman et ça se terminait par l’interdiction de sauter.

Oh, bien sûr, nous allions participer à l’opération, mais nous devions débarquer comme des gentlemen, dans des navettes bien confortables. Ce n’était possible que parce que la Fédération occupait déjà le terrain. Les Seconde, Troisième et Cinquième divisions d’I.M. avaient payé cher pour ça.

Ce que ne semblait pas justifier l’état des lieux.

La planète P est plus petite que la Terre, la gravité au sol est de 0,7 et l’on y trouve un océan arctique, des rochers, des lichens et une faune absolument dépourvue d’intérêt. L’atmosphère n’est pas respirable, trop riche en ozone et contaminée par l’oxyde nitrique. L’unique continent est moitié moins grand que l’Australie.

Un monde qui exigerait sans doute une terraformation encore plus importante que Vénus.

Mais nous n’étions pas là pour conquérir une nouvelle colonie mais seulement parce que les Punaises s’y trouvaient déjà. Et, à en croire l’état-major, la planète P pouvait constituer une base avancée contre la Fédération.

Ce monde étant sans valeur, la Marine pouvait se charger de liquider l’unique base des Punaises à distance raisonnable et le transformer en une sphère inhabitable pour les humains aussi bien que pour les Punaises. Mais le commandement en chef avait d’autres projets en tête.

C’était un raid. Ce terme paraît inapproprié pour une bataille dans laquelle se trouvaient engagés des centaines de vaisseaux. D’autant plus que la Marine et certaines unités d’Infanterie Mobile, à quelques années-lumière de là, étaient lancées dans des opérations de diversion destinées à interdire l’envoi de renforts ennemis sur la planète P.

Mais le commandement en chef n’avait pas l’intention de gaspiller les hommes. Ce raid énorme devait déterminer quel serait le vainqueur, que ce soit l’année prochaine ou dans trente ans. Il fallait que nous en sachions plus sur la psychologie des Punaises. Est-ce que nous devions les éliminer totalement de la galaxie, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une seule sur le moindre planétoïde ? Ou bien était-il possible de traiter avec elles et de leur imposer la paix ? Nous ne savions pas. Nous ne les comprenions pas plus que les termites sur notre propre planète.

Pour comprendre leur psychologie, il fallait que nous entrions en communication avec elles, que nous connaissions leurs buts, pourquoi elles combattaient et à quelles conditions elles cesseraient la guerre. Les spécialistes de la Guerre Psychologique avaient besoin de prisonniers.

On capture aisément les ouvrières. Mais un soldat, chez les Punaises, se comporte comme une mécanique. On ne peut le capturer qu’en lui grillant tous les membres, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger.

C’est à partir de prisonniers que nos chercheurs avaient franchi de nouvelles et importantes étapes. Nos biochimistes, par exemple, avaient pu mettre au point ce gaz qui était inoffensif pour les humains et létal pour les soldats et les ouvrières.

Mais, pour savoir ce qui poussait les Punaises à nous faire la guerre, il nous fallait des représentantes de la caste pensante. Des cerveaux. Et puis, nous espérions aussi pouvoir échanger des prisonniers.

Jusque-là, nous n’avions jamais pris une Punaise vivante.

Sur Sheol, nous avions nettoyé toutes leurs colonies mais, la plupart du temps, les hommes qui disparaissaient dans leurs trous ne revenaient jamais à la surface. Des milliers d’hommes valeureux avaient disparu ainsi.

Nos pertes avaient été encore plus importantes lors des opérations de récupération au sol. Lorsqu’un ou plusieurs vaisseaux étaient détruits avant de réembarquer les hommes, qu’advenait-il des survivants ? Sans doute combattaient-ils jusqu’à épuisement de leurs munitions avant d’être capturés.

Les Squelettes nous avaient appris que les prisonniers humains étaient nombreux chez les Punaises. Combien étaient-ils, nous ne le savions pas. Des milliers ? Nous l’espérions. Des centaines : c’était certain. Les services de renseignement estimaient que les prisonniers étaient tous rassemblés sur Klendathu. Les Punaises éprouvaient sans doute autant de curiosité à notre égard que nous en éprouvions pour cette race qui vivait selon le système de la ruche mais qui avait fondé des villes, construit des astronefs et mis sur pied des armées.

Avant tout, nous voulions que nos prisonniers nous soient rendus.

Si l’on se fie à l’implacable logique de l’univers, cela peut passer pour une faiblesse.

Une race qui ne se soucie pas de sauver un ou plusieurs de ses membres peut en profiter pour nous rayer de la carte du cosmos. Les Squelettes ont en partie seulement cette faiblesse et les Punaises en semblent totalement dépourvues. Nul n’a jamais vu un de leurs soldats se porter au secours d’un de leurs blessés. Les Punaises semblent ne coopérer qu’au combat. Un individu diminué est abandonné.

Quant aux humains… Combien de fois n’avez-vous pas vu ce genre de titre ? DEUX HOMMES TROUVENT LA MORT EN ESSAYANT DE SAUVER UN ENFANT DE LA NOYADE ! Si un homme se perd en montagne, des centaines de sauveteurs partent à sa recherche et, bien souvent, deux ou trois ne reviennent pas.

Pauvre arithmétique… Arithmétique humaine… Présente dans notre folklore, nos religions, notre littérature… Si un homme est en danger, peu importe le prix à payer pour le sauver.

Faiblesse ? Mais c’est peut-être au contraire notre seule force. Celle qui nous a permis d’investir la galaxie !

Faiblesse ou force, les Punaises en sont dépourvues. Il y avait peu d’espoir d’échanger nos combattants contre les leurs.

Mais, dans la polyarchie de la ruche, certaines castes devaient représenter une valeur. C’était du moins ce qu’espéraient les gens de la Guerre Psychologique. Si nous parvenions à capturer certains de leurs cerveaux, vivants, nous serions à même de négocier.

Et si nous capturions une reine ?

Quelle pouvait donc être la valeur négociable d’une de leurs reines ? Un régiment complet ?

Nul ne connaissait la réponse, mais, selon le Plan de Bataille qui nous avait été transmis, nous avions ordre de capturer les « cerveaux » des Punaises, rois ou reines, à n’importe quel prix, dans l’espoir de les échanger contre des vies humaines.

C’était l’« Opération Reine » dont le troisième objectif était le développement de nouvelles méthodes de combat. Comment débarquer, débusquer l’ennemi et le réduire sans user des armes totales. Soldat contre soldat, nous étions en mesure de les battre. Vaisseau contre vaisseau : notre flotte était supérieure. Mais, jusqu’à présent, nous n’avions jamais pu porter la guerre dans leurs trous.

Si nous ne parvenions pas, à n’importe quel prix, à effectuer un échange de prisonniers, il nous faudrait : a/ gagner la guerre, b/ tout en récupérant nos prisonniers, ou bien, c/ mourir et perdre.

La planète P était le terrain d’expérience qui nous permettrait de savoir si nous pouvions venir à bout des Punaises.

Tous les hommes de troupe eurent droit à la lecture du briefing qui leur fut répété sous hypnose.

Si nous savions que l’Opération Reine était peut-être le premier pas vers la libération de nos prisonniers, nous étions certains de ne pas en trouver un seul sur ce monde que nous attaquions pour la première fois. Donc, aucune raison d’espérer gagner une médaille dans une opération de libération. Encore une fois, nous allions à la chasse à la Punaise, mais avec des forces d’appui colossales et des techniques nouvelles. Cette planète P, nous allions la peler comme un oignon, jusqu’à ce qu’il n’y reste plus une seule Punaise.

La Marine avait pilonné les îles et la partie inoccupée du continent jusqu’à en faire une croûte radioactive. Nous n’aurions plus de soucis à nous faire pour nos arrières. Des astronefs patrouillaient constamment sur orbite basse pour escorter les transports et pour nous protéger.

Dans le Plan de Bataille, les instructions des « Blackies » étaient d’appuyer la première mission quand on nous en donnerait l’ordre ou quand l’occasion s’en présenterait, de relever toute compagnie sur une zone occupée et d’effectuer un travail de protection tout en maintenant le contact avec les autres unités d’I.M. — sans oublier de liquider les Punaises qui montreraient leur vilaine tête.

C’est donc dans le plus parfait confort que nous nous sommes posés. Sans résistance. J’ai fait débarquer ma section en bon ordre. Blackie s’est porté en avant pour prendre les ordres du commandant qu’il relevait et examiner avec lui la situation.

J’ai ordonné à Cunha d’envoyer les éclaireurs de son premier groupe en reconnaissance aux limites du terrain à couvrir et mon adjudant sur la gauche, afin d’entrer en contact avec une patrouille du Cinquième Régiment. Le Troisième Régiment devait couvrir une zone de 130 kilomètres sur 500. J’avais moi-même droit à un rectangle de 7 kilomètres sur 30, dans le coin gauche avant de cette zone. Les « Voraces » se trouvaient derrière nous, la section du lieutenant Khoroshen sur notre droite et « Rusty » de l’autre côté.

Devant nous, le Premier Régiment venait juste de prendre la relève d’un régiment de la 5e Division.

« Avant », « Arrière », « Flanc droit », « Flanc gauche » n’existent que par référence aux traceurs qui équipent chaque scaphandre de commandement et qui correspondent à la grille du Plan de Bataille. Il n’y avait pas de « front » réel, simplement une zone. Le seul combat se déroulait à ce moment à quelques centaines de kilomètres, arbitrairement sur notre droite et un peu en arrière.

Encore plus loin dans cette direction, à 300 kilomètres peut-être, on devait trouver la deuxième section de la compagnie G du 2e Bataillon du Troisième Régiment, plus connue sous le nom de « Têtes Dures ». Mais mes « Têtes Dures » pouvaient aussi bien être à quarante années-lumière de là. L’organisation tactique ne correspond jamais au Tableau d’Organisation. Tout ce que je connaissais du Plan, c’est qu’un élément appelé « le deuxième bataillon » se trouvait en ce moment sur notre flanc droit, au delà des gars du Normandy Beach. Mais ce bataillon avait aussi bien pu être formé à partir d’une autre division. L’Amiral du Ciel, voyez-vous, ne consulte jamais les pions pour mener sa partie.

De toute façon, ce n’était pas le moment de penser aux « Têtes Dures ». J’avais assez de travail avec mes « Blackies. » Tout se passait bien en ce qui concernait ma section – aussi bien que possible sur une planète hostile. Mais j’avais encore pas mal de boulot avant que le premier peloton de Cunha ait atteint son but. Il fallait :

1. Trouver le chef de section que je relevais.

2. Renforcer les angles et les signaler aux chefs de sections et de pelotons.

3. Entrer en liaison avec les huit chefs de sections qui se trouvaient sur mes côtés et dans les angles. Cinq d’entre eux devaient déjà avoir pris position (ceux du Premier et du Cinquième Régiment) et trois (Khoroshen des « Blackies » et Bayonne et Sukarno des « Voraces ») faisaient mouvement.

4. Répartir mes gars selon les points prévus, aussi vite que possible.

C’était le plus urgent. Le peloton de Brumby, qui venait en dernier, devait se déployer sur le flanc gauche. Le peloton de tête, celui de Cunha, devait, lui, se disperser en oblique, de l’avant vers la gauche, les quatre autres pelotons devant être répartis ailleurs.

C’est un déploiement en carré classique et, dans la chambre de saut, nous l’avions bien répété pour aller aussi vite que possible.

J’appelai :

— Cunha ! Brumby ! Parés pour la dispersion.

— Roger un !

— Roger deux !

— Attention les chefs de groupe ! Avertissez les recrues ! Vous allez passer près des « Chérubins ». Je ne tiens pas à ce qu’on leur tire dessus par erreur !

J’appuyai sur le contact du circuit privé.

— Adjudant ? Vous avez le contact sur la gauche ?

— Oui, mon lieutenant. Ils me voient et ils vous voient.

— Bien. Je ne vois pas de balise sur notre point fixe.

— Elle n’y est plus.

— … Alors guidez Cunha en direct. Même chose pour l’éclaireur de tête… Hugues… qu’il pose une nouvelle balise.

Je me demandai pour quelle raison le Troisième ou le Cinquième n’avait pas remplacé cette balise fixe. Juste sur le coin avant gauche, avec trois régiments groupés.

— Repérage estimé. Vous êtes en 2-7-5, à 20 kilomètres.

— Je vous ai en 9-6, 20 kilomètres à peu près.

— C’est assez près. Je n’ai toujours pas trouvé mon correspondant. Je vais filer vers l’avant. Je vous laisse la boutique.

— Ça ira, monsieur Rico.

J’ai foncé en appelant sur le circuit officier :

— Carré Noir Un ! Répondez Noir Un ! « Chérubins de Chang », vous m’entendez ? Répondez !

Je voulais parler au chef de section que je relevais. Ce n’était pas pour respecter les formes. Non. Ce que j’avais vu ne me plaisait pas du tout.

Les grosses têtes de l’état-major avaient peut-être été un peu optimistes en considérant que nous avions déployé des forces colossales contre une base Punaise réduite et récente. Ou bien les « Blackies » avaient eu droit au seul coin pourri. Je ne savais pas mais, dans les quelques instants qui avaient suivi le débarquement, j’avais repéré une demi-douzaine de scaphandres sur le sol. Ou ils étaient vides ou les hommes étaient morts mais, de toute manière, il y en avait trop.

La projection tactique que j’avais sur mon écran ne me montrait qu’une section en mouvement (la mienne). Ailleurs, je ne discernais que de rares éléments en mouvement, d’autres immobiles. Cela ne correspondait à aucun plan.

J’avais la responsabilité de 1 000 kilomètres carrés de territoire hostile et il fallait absolument que je sache ce qui s’y passait avant que mes pelotons soient trop avancés. Le Plan de Bataille s’appuyait sur une nouvelle tactique plutôt effarante : ne pas boucler les tunnels des Punaises. Blackie nous l’avait exposée en détail comme si ça sortait tout chaud de sa tête, mais je ne crois pas que ça lui plaisait beaucoup.

C’était une stratégie simple, et, je le suppose, logique… à condition de supporter autant de pertes. Laissez les Punaises se montrer et tuez-les en surface. Laissez-les venir. Ne bombardez pas leurs trous, ne les gazez pas. Laissez-les sortir. Au bout d’un jour, deux jours, une semaine, à supposer que nos forces soient vraiment supérieures, les Punaises ne se montreraient plus.

Les stratèges estimaient (ne me demandez pas comment ils étaient arrivés à ce résultat !) que les Punaises sacrifieraient entre 70 et 90 pour cent de leurs soldats avant de renoncer à nous chasser de la planète P.

Alors, commencerait le nettoyage. Il faudrait descendre dans les trous, abattre les soldats survivants et tenter de capturer des « reines » vivantes.

Nous savions à quoi ressemblaient les individus de la caste des cerveaux. Tout au moins morts, et sur les photos : des masses flasques, d’énormes systèmes nerveux avec des pattes vestigielles. Mais personne n’avait jamais vu de « reine ». Les services de la Guerre Biologique en avaient diffusé l’image probable : des monstres obscènes, plus hauts qu’un cheval et incapables de mouvement.

A côté des cerveaux et des « reines » il se pouvait qu’il existât d’autres formes de « dirigeants ». En résumé, il fallait inciter les soldats à monter au massacre, puis capturer ensuite tout ce qui vivait, à l’exception des ouvrières et des soldats.

Logique et très séduisant, sur le papier. Pour moi, cela signifiait que mon rectangle de 30 kilomètres sur 7 était truffé de trous de Punaises non neutralisés. Il fallait les repérer un par un.

S’il y en avait trop… ma foi, accidentellement, quelques-uns risquaient de se retrouver bouchés à la grenade. Mes gars pourraient se concentrer sur les autres. Un fantassin en scaphandre peut couvrir un sacré territoire, c’est vrai. Mais il ne peut pas être partout à la fois.

J’étais maintenant à plusieurs kilomètres en avant du premier groupe. J’appelais sans cesse et sans succès le chef de section ou n’importe quel officier appartenant aux « Chérubins » en donnant le code de ma balise de transmission : dah-di-dah-dah !

Pas de réponse.

Finalement, c’est mon propre chef qui me répondit :

— Johnnie ! Arrête ton boucan ! Réponds-moi sur le circuit privé.

La voix sèche, il m’ordonna de ne plus chercher à entrer en contact avec le chef des « Chérubins » pour Carré Noir Un. Il n’y en avait plus. Peut-être restait-il encore un sous-officier vivant quelque part, mais la chaîne du commandement avait été rompue.

Le règlement, bien sûr, prévoit le décalage automatique. Mais il arrive que ce soit impossible. Par exemple lorsque plusieurs maillons de la chaîne sont détruits simultanément. Le colonel Nielssen m’avait averti à ce propos, dans le lointain passé… un mois auparavant…

Le capitaine Chang avait trois officiers à ses côtés au début des combats. Il ne lui en restait qu’un (mon ex-camarade de classe, Abe Moise) auquel Blackie essayait de soutirer des renseignements sur la situation. Mais Abe ne lui était pas d’un grand secours. Lorsque je me joignis à la conférence après m’être identifié, Abe me prit pour son chef de bataillon et se lança dans un rapport d’une précision et d’une absurdité bouleversantes.

Blackie l’interrompit et me dit que je pouvais disposer. Il ajouta :

— Ne compte plus sur un discours pour te réconforter. La situation est telle que tu la vois… alors, reste à portée et ouvre les yeux !

— Vu, chef !

A toute vitesse, je me suis porté vers le coin où aurait dû se trouver la balise fixe et où elle n’était pas.

— Adjudant ! Et cette balise ?

— Impossible de la placer, mon lieutenant. Il y a un cratère récent. Diamètre six, environ !

J’ai sifflé dans ma tête. Diamètre six ! Le Tours pouvait y tenir à l’aise ! C’était un des trucs que les Punaises employaient quand nous étions dispersés en surface. Des mines terrestres. Ils n’utilisaient jamais de fusées au sol. Si vous étiez prêt du point d’explosion, vous étiez cuit. Même en plein bond, l’onde de choc pouvait détraquer vos gyros.

Je n’avais jamais vu de cratères plus grands que le diamètre quatre. On pensait que les Punaises hésitaient à employer des charges plus puissantes qui risquaient d’endommager leurs cités troglodytes, même si celles-ci étaient fortifiées.

— Adjudant… Placez une balise extérieure ! Avisez les chefs de groupes et de pelotons !

— C’est fait, mon lieutenant. Angle 1-1-0, à deux kilomètres. Da-di-dit ! Vous devriez la voir d’où vous êtes, à environ 3-5.

Il semblait aussi calme qu’un adjudant à l’exercice et je me demandai si ma voix ne tremblait pas.

Je dénichai la balise en visuel, juste au-dessus de mon sourcil gauche. Un trait long et deux traits courts.

— O.K. Vu ! Je vois que le premier peloton de Cunha est presque en position. Prenez des hommes pour patrouiller le cratère. Egaliser la répartition… Brumby aura besoin de six kilomètres de plus !

Chaque homme devait déjà couvrir vingt-deux kilomètres carrés ! Avec cette nouvelle répartition, cela ferait vingt-sept kilomètres carrés ! Et un cratère de 1,50 m de diamètre suffit à une Punaise pour surgir à la surface !

— Adjudant… Ce cratère : quelle intensité ?

— Rouge sur les bords, mon lieutenant. Mais je ne suis pas allé à l’intérieur.

— Restez à l’écart ! J’irai voir plus tard.

Rouge… Mortel pour un humain sans protection, mais pour un fantassin en scaphandre, supportable pendant quelque temps. Mais si les bords du cratère étaient « rouges », cela signifiait qu’avant d’atteindre le fond, on était grillé à mort.

— Adjudant ! Dites à Naidi de rappeler Malan et Bjork. Qu’ils montent des sondeurs.

J’avais deux des cinq recrues dans le premier peloton. Et les recrues sont comme les jeunes chiens.

— Dites à Naidi que je m’intéresse à deux choses : les mouvements à l’intérieur du cratère… et les bruits autour.

Pour nous, évidemment, il n’était pas question d’envoyer des hommes dans un cratère aussi radioactif. Mais les Punaises pouvaient facilement nous attaquer par là.

— Dites à Naidi de faire son rapport. Je veux dire : à vous et à moi.

— Oui, mon lieutenant. Est-ce que je peux faire une suggestion ?

— Bien sûr. Et, la prochaine fois, ne m’en demandez pas la permission.

— Navarre peut se charger du reste du premier groupe. L’adjudant Cunha peut conduire le peloton jusqu’au cratère et laisser Naidi avec les hommes des sondeurs.

Oui, je savais ce qu’il pensait. Naidi était un caporal de fraîche date. Il n’avait encore jamais commandé un peloton au combat. Ce n’était sûrement pas l’homme qu’il fallait pour couvrir ce qui semblait bien être le point le plus dangereux du secteur Carré Noir Un. L’adjudant voulait faire pour Naidi ce que j’avais fait pour les deux recrues.

Je me demandai s’il savait ce que je pensais en ce moment précis ? Est-ce que j’étais bon pour le « tour de vis » ? Il portait le scaphandre qui avait été le sien en tant qu’ordonnance de Blackie, avec un circuit supplémentaire, un circuit direct avec le capitaine Blackstone.

Et le capitaine nous écoutait sans doute en ce moment. Et il était bien évident que mon adjudant de section n’était pas d’accord avec mon organisation. Si je n’acceptais pas ses conseils, je ne tarderais pas à entendre la voix de Blackie :

— Adjudant, prenez le commandement. Monsieur Rico, vous êtes relevé de vos fonctions.

Mais un caporal qui n’a même pas le droit de commander son peloton n’est pas un caporal ! Et un chef de section qui se comporte comme la poupée d’un adjudant ventriloque n’est qu’un scaphandre vide !

Je ne ruminai pas longtemps.

— Je ne peux pas me passer d’un caporal pour dorloter deux recrues. Et le rôle d’un adjudant n’est pas de commander cinq hommes de troupe !

— Mais…

— Suffit ! Je veux que les hommes de garde au cratère soient relevés toutes les heures ! Je veux une première patrouille rapide ! Les chefs de peloton inspecteront chaque trou repéré et mettront des balises en place pour que les chefs de groupe, l’adjudant et le chef de section puissent les identifier. S’il y en a trop, nous les ferons garder… Je déciderai plus tard.

— Oui, mon lieutenant.

— Dans un deuxième temps, envoyez une patrouille lente, en formation serrée pour tous les trous qui auront échappé à la première. Les assistants des chefs de peloton porteront des lunettes infrarouges. Les chefs de peloton devront localiser tous les scaphandres ou les corps sur le terrain. Il reste peut-être encore des « Chérubins » blessés dans le coin. Mais que personne ne s’arrête pour identifier les vivants aussi longtemps que je n’en donnerai pas l’ordre. Avant tout, il faut que nous connaissions la position des Punaises.

— Oui, mon lieutenant.

— Des suggestions ?

— Rien qu’une, mon lieutenant. Je crois que tous les hommes de la première patrouille devraient avoir leurs lunettes infrarouges.

— Très bien. Faites comme ça.

Bonne suggestion. La température de l’air en surface était nettement inférieure à celle qui régnait dans les tunnels. En vision infrarouge, un trou camouflé apparaissait comme un geyser blanc. Je jetai un coup d’œil sur mon écran.

— Les gars de Cunha ont presque atteint la limite. Commencez la balade.

— Très bien, mon lieutenant !

— Terminé !

Je continuai de progresser en direction du cratère et passai sur le circuit général. Je pouvais entendre tout le monde en même temps, tandis que mon adjudant de section résumait le plan initial : détacher un peloton vers le cratère, envoyer le premier groupe en contremarche tandis que le second opérerait un balayage circulaire du terrain comme il avait été prévu mais en s’avançant six kilomètres plus loin. Rattraper le premier peloton qui se rabattait sur la balise du cratère d’angle, lui donner ses instructions, puis se porter vers les chefs de groupe pour leur transmettre les nouvelles coordonnées de balises.

Sur mon écran, des vers luisants avançaient lentement, selon des trajectoires précises.

Et je continuais d’écouter tout le monde en même temps. Je voulais entendre les bavardages dans les pelotons. Mais il n’y en avait pas. Les caporaux devaient se déplacer. Les patrouilleurs de groupes et de pelotons lançaient des corrections d’intervalles ou d’alignement. Les hommes de troupe se taisaient.

Je n’entendais que leurs respirations, comme un immense et lointain ressac. Blackie ne s’était pas trompé. Ma section était « réglée comme un violon ».

Ils n’avaient pas besoin de moi ! Je pouvais aussi bien rentrer. Les hommes feraient leur travail.

Et peut-être mieux encore…

Je n’étais pas certain d’avoir eu raison en refusant de détacher Cunha au cratère. S’il y avait du grabuge là-bas, les excuses que j’avais données en m’appuyant sur les « règlements » devenaient sans valeur. Si vous êtes tué, ou si vous faites tuer quelqu’un « dans le respect du règlement », ça ne change guère les choses.

Je me demandai soudain si les Têtes Dures n’avaient pas un poste de sergent vacant.


Pour la plus grande part, Carré Noir Un était aussi plat que la prairie du Camp Currie et plus dénudé encore. Ce qui était tout aussi bien. Nos chances de repérer les Punaises en étaient augmentées. Nous étions très dispersés. Six kilomètres d’intervalle entre les hommes et six minutes entre chaque balayage, c’était le maximum auquel nous pouvions parvenir. Ça n’était pas assez. Ça signifiait qu’un point du terrain échappait à l’observation pendant trois ou quatre minutes… et les Punaises sont capables de creuser un trou en moins de temps que cela.

Le radar peut voir plus loin que l’œil, mais avec moins de précision.

Et nous ne pouvions courir le risque d’utiliser des armes à longue portée. Les hommes étaient dispersés un peu partout. Si une Punaise se montrait, il fallait se dire que, pas très loin derrière, il y avait un fantassin. Nos armes étaient donc de portée et de puissance limitées. Seuls les officiers et les adjudants de section portaient des fusées. Mais nous n’avions pas du tout l’intention de les utiliser. Les fusées, quand elles manquent le premier objectif, ont une fâcheuse tendance à continuer, à s’entêter… et comme elles ne savent pas distinguer un ami d’un ennemi… Leur petit crâne de métal ne contient pas beaucoup de cervelle.

J’aurais tant aimé nettoyer toute cette zone avec une seule vague de fantassins en sachant que tout ce qui pouvait se trouver devant nous était ennemi.

Mais je ne perdis pas mon temps à me lamenter. Je filai droit sur ce cratère d’angle en observant le sol et en surveillant mon écran-radar. Je ne trouvai pas trace d’un seul trou de Punaise mais, à un moment, je passai au-dessus d’une sorte de canyon qui pouvait en cacher quelques-uns. Je ne m’arrêtai pas pour voir. Je donnai les coordonnées à mon adjudant et lui demandai d’envoyer quelqu’un.

Ce cratère était encore plus vaste que sur mon écran. Le Tours aurait pu y tenir. Je mis mon compteur de radiations en lecture directionnelle, explorai le fond et les flancs : rouge, bien au delà de la normale. Très malsain, même pour un homme en scaphandre. Je pris les mesures de diamètre et profondeur par mon télémètre de casque, puis je me mis en quête d’orifices éventuels.

Je n’en trouvai pas mais je tombai sur des guetteurs appartenant aux sections voisines des Premier et Cinquième Régiments. Je redistribuai les secteurs pour que, en cas d’alerte, les trois sections puissent intervenir, le boulot de cohésion étant assuré par le premier lieutenant Do Campo, des « Chasseurs de Têtes », qui se trouvaient sur notre gauche. Puis je renvoyai le caporal de Naidi et la moitié de son peloton (recrues y compris) vers la section. Ensuite, je fis mon rapport au boss et à mon adjudant de section.

— Capitaine, dis-je à Blackie. Nous n’enregistrons aucune vibration. Je vais descendre là-dedans et essayer de trouver des trous. D’après mes mesures, je n’encaisserai pas assez de radiations pour…

— Fiston, reste hors de ce cratère !

— Mais, capitaine, il s’agit simplement de…

— Ferme ça ! Tu ne pourrais rien apprendre d’utile.

— Bien, capitaine.

Les neuf heures qui suivirent furent mortelles. On nous avait préparés pour une opération de quarante heures (deux révolutions de la planète P). Sommeil commandé, élévation du taux de glucose, endoctrinement hypnotique. Les scaphandres, évidemment, pourvoient aux besoins personnels. Ils ne sont pas prévus pour d’aussi longues opérations et chaque homme avait reçu des unités énergétiques supplémentaires ainsi que des cartouches d’air comprimé. Mais sans action, l’ennui s’installe et, alors, une patrouille n’est pas à l’abri d’une faute.

Cunha et Brumby se relayaient dans le rôle d’adjudant, ce qui permettait au chef de section et à son adjudant de patrouiller alentour.

Je faisais ce qui me venait à l’esprit pour maintenir le moral. Je donnai l’ordre de varier constamment le déplacement des patrouilleurs, pour que les hommes n’explorent jamais le même secteur. Après en avoir discuté avec mon adjudant, j’annonçai des points de récompense pour le premier trou repéré, la première Punaise abattue, etc. C’était de pauvres astuces de bleu mais ça tenait les hommes en éveil.

Puis nous eûmes droit à la visite d’une unité spéciale. Trois ingénieurs de combat à bord d’un engin terrestre, qui escortaient un « senseur spatial », un représentant des « talents spéciaux ». Blackie m’avait prévenu.

— Tu assures leur protection et tu leur donnes ce qu’ils te demanderont.

— Bien, capitaine. Et que veulent-ils ?

— Comment puis-je le savoir ? Mais si le major Landry te demande ta peau, tu la lui donnes. Vu ?

— Vu, capitaine. Le major Landry.

J’avais passé le mot, mis en place des sentinelles supplémentaires.

J’étais intrigué. Je n’avais jamais vu un « talent spécial » au travail sur le terrain. Le véhicule se posa sur notre flanc arrière droit. Le major Landry et les deux officiers portaient des scaphandres et ils étaient armés de lance-flammes. Mais le « talent spécial » était sans arme et il ne portait qu’un simple masque à oxygène. Il n’y avait pas le moindre insigne sur sa tenue de combat et il arborait une expression d’ennui absolu. On ne nous présenta pas.

Il me donna tout d’abord l’impression d’un adolescent de seize ans… jusqu’à ce que je découvre les rides autour de ses yeux fatigués.

Il enleva son masque à oxygène et, horrifié, je plaçai mon casque contre celui du major Landry.

— Major ! L’air, par ici, est terriblement radioactif… Et nous avons été avertis que…

— Taisez-vous ! dit le major. Il connaît son travail.

J’obéis. Le « talent spécial » s’avança de quelques pas. Il se retourna. Il avait fermé les yeux et semblait perdu dans ses pensées. Il les rouvrit soudain et lança sur un ton nerveux :

— Comment peut-on me demander de travailler avec tous ces gens stupides qui sautent de tous les côtés ?

D’une voix crispée, le major Landry me dit :

— Bloquez votre section.

Je faillis protester. Puis je passai sur le circuit général.

— Première section… Au sol !

J’eus une pensée admirative pour le lieutenant Silva en percevant l’écho de mon ordre et pas le moindre murmure.

Je demandai :

— Major, est-ce qu’ils peuvent se déplacer au sol ?

— Non. Taisez-vous !

Le « senseur » grimpa à bord du véhicule et remit son masque à oxygène. Il n’y avait pas de place pour moi mais on m’invita – ou plutôt : on m’ordonna – de m’accrocher comme je pourrais pour participer à la balade. Trois kilomètres plus loin, le « senseur » a de nouveau enlevé son masque et il a fait quelques pas. Puis il a prononcé quelques mots à l’intention des ingénieurs de combat. Ils ont hoché la tête et griffonné quelques notes.

Cette mission spéciale revint une dizaine de fois dans mon secteur. Toujours selon la même routine qui semblait absurde. Puis elle passa dans le secteur du Cinquième Régiment. Mais en partant, un des officiers me tendit une feuille et me dit :

— Voici votre carte souterraine, lieutenant. Cette large bande rouge représente le seul boulevard à Punaises que vous ayez dans votre secteur. A la limite, il est à trois cents mètres de profondeur mais il grimpe ensuite régulièrement vers votre arrière gauche où il est à moins de cent trente-cinq mètres. Ce réseau bleu est une importante colonie de Punaises. J’ai indiqué les seuls points distants de moins de trente mètres. Vous pourriez éventuellement y placer des sondeurs avant que nous intervenions.

Je l’ai regardé et j’ai demandé :

— Est-ce que cette carte est juste ?

L’ingénieur a jeté un coup d’œil au senseur, puis, d’une voix très calme, il m’a répondu :

— Bien sûr, idiot ! Vous voulez le mettre en colère ?

Et ils m’ont laissé avec la carte. L’ingénieur était un artiste. Cette carte était une véritable projection en relief sur trois cents mètres de profondeur. Elle me fascinait à tel point qu’il fallut qu’on me rappelle que ma section était toujours en hérisson au sol.

Je fis retirer les sondeurs du cratère et je pris deux hommes de chaque peloton auxquels je donnai les coordonnées de cette carte des enfers en leur demandant de sonder ce fameux boulevard à Punaises ainsi que la grande ville.

Je fis mon rapport à Blackie. Il m’interrompit alors que je m’apprêtais à lui donner les coordonnées des tunnels de Punaises.

— Le major Landry m’a fait transmettre une copie. Donne-moi seulement les coordonnées de tes postes d’écoute, Johnnie.

Je m’exécutai.

— Pas mal, Johnnie. Mais ce n’est pas exactement ce que je voulais. Ecoute… Tu as placé trop de sondeurs au-dessus de ces tunnels. Prends-en quatre et mets-les sur cette avenue, plus quatre autres autour de leur ville. Ce qui t’en laisse encore quatre. Tu en mets un dans le triangle formé par ton angle arrière droit et le tunnel principal et tu gardes les trois derniers pour le secteur le plus important, de l’autre côté du tunnel.

— Vu, capitaine… Mais… est-ce que je peux me fier à cette carte ?

— Qu’est-ce que tu as contre elle ?

— Eh bien… On dirait de la magie… De la magie noire.

— Oh !… Ecoute, fiston, j’ai un message spécial pour toi de l’Amiral du Ciel. Il te dit que cette carte est absolument officielle et qu’il s’occupe de tout pour que tu te consacres entièrement à ta section. Tu me suis ?

— Oui, capitaine.

— Mais tu sais comme moi que les Punaises creusent rapidement. Il faut que tu fasses tout spécialement attention aux postes d’écoute qui sont loin des tunnels. Tu dois signaler immédiatement tout ce qui fait plus de bruit qu’un papillon.

— Oui, capitaine.

— Quand les Punaises creusent, c’est comme du bacon en train de frire… au cas où tu n’aurais jamais entendu ça. Arrête tes patrouilles. Laisse un homme en observation visuelle sur le cratère. Donne deux heures de sommeil à la moitié de ta section. Que les hommes de l’autre moitié se relayent à l’écoute.

— Bien, capitaine.

— Il se pourrait bien que tu voies arriver d’autres ingénieurs. Je te donne le plan tel qu’il est maintenant. Une compagnie de sapeurs va boucler le tunnel principal là où il est au plus près de la surface, sans doute sur ton flanc gauche ou plus loin, dans le secteur des « Chasseurs de Têtes ». Dans le même temps, une autre compagnie fera le même travail à l’endroit où le tunnel se divise, cinquante mètres environ sur ta droite, dans la région couverte par le Premier Régiment. Quand ce sera fait, toute une portion de leur grand boulevard sera isolée, ainsi qu’une importante colonie. La même tactique sera appliquée un peu partout. Ensuite… on verra. Ou bien les Punaises tenteront une percée vers la surface et nous aurons une belle bagarre, ou bien elles se planqueront et il faudra les débusquer, un secteur après l’autre.

— Je vois…

Je n’étais pas du tout certain de voir correctement, mais je comprenais mon boulot : redisposer mes postes d’écoute et faire dormir une moitié de ma section. Ensuite, la chasse aux Punaises… en surface si nous avions de la chance, autrement, dans les profondeurs.

— Johnnie… Que tes hommes de flanc se portent au-devant des sapeurs quand ils arriveront. Qu’ils les aident au besoin.

— D’accord, capitaine.

Ça n’était pas pour me déplaire. Les hommes du génie sont d’excellents combattants qui valent presque ceux de l’Infanterie. C’est un plaisir de travailler avec eux. Quand il y a un sale coup, ils savent se battre. Ils ne sont peut-être pas très experts mais ils y mettent du courage. Et quand ils font leur boulot, ils ne lèvent même pas la tête, même au plus fort de la bataille. Ils ont une devise : « Nous pouvons le faire », à laquelle ils ont ajouté une autre devise, très ancienne : « On creuse des trous, on creuse nos tombes. »

— Vas-y, fiston !

Douze postes d’écoute, cela signifiait que je pouvais placer un demi-peloton à chaque poste, c’est-à-dire un caporal et trois soldats. Ce qui permettait à deux groupes sur quatre de dormir pendant que les autres prenaient le quart d’écoute. Navarre et les patrouilleurs de l’autre groupe pouvaient s’occuper du cratère et les adjudants se relayer au commandement de la section. Il ne fallut pas plus de dix minutes pour redistribuer les hommes selon la nouvelle disposition. J’avertis tout le monde de l’arrivée de la compagnie de sapeurs et, dès que chaque groupe m’eut confirmé que ses postes d’écoute étaient en place, je passai sur le circuit général :

— Les nombres impairs… Etendez-vous… Préparez-vous à dormir… Je compte ! Un, deux, trois, quatre, cinq… Dormez !

Bien sûr, un scaphandre n’est pas vraiment un lit, mais on peut y dormir. C’est un des bons côtés de la préparation hypnotique. Dès que l’on a un moment de répit, on peut faire dormir les hommes par simple commandement hypnotique… et les réveiller tout aussi rapidement, prêts à se battre. C’est un facteur de survie important. Un homme épuisé finit par tirer sur des cibles qui n’existent pas.

Mais, pour ma part, je n’avais pas l’intention de dormir. On ne me l’avait pas dit… et je ne l’avais pas demandé. La seule idée de dormir alors que des centaines et peut-être des milliers de Punaises m’entouraient me donnait la nausée. Mais peut-être ce « senseur spatial » était-il infaillible. Peut-être que les Punaises ne pouvaient attaquer sans déclencher l’alerte…

Je passai sur le circuit privé.

— Adjudant…

— Oui, mon lieutenant ?

— Vous pourriez peut-être faire un somme. Je vais prendre la garde. Préparez-vous à dormir… Un, deux…

— Excusez-moi, mon lieutenant.

— Oui ?

— Si j’ai bien compris le nouveau plan, aucune action n’est prévue dans les quatre heures qui viennent. Vous pourriez aussi bien dormir et…

— Non, adjudant ! Je n’ai pas l’intention de dormir ! Je vais aller faire la ronde des postes d’écoute et essayer de savoir ce qu’il en est de cette compagnie de sapeurs.

— Très bien, mon lieutenant.

— Restez ici avec Brumby et essayez de vous reposer un peu pendant que je…

— Johnnie !

— Oui, capitaine ?

Le vieux m’avait-il écouté, par hasard ?

— Tous tes postes sont en place ?

— Oui, capitaine. Mes nombres impairs dorment. Je vais aller inspecter mes postes, et puis…

— Laisse ton adjudant s’en charger, Johnnie. Je veux que tu dormes un peu.

— Mais, capitaine…

— Etends-toi. C’est un ordre. Prépare-toi à dormir… Un, deux, trois… Johnnie !

— Capitaine, avec votre permission, je souhaiterais aller inspecter mes postes d’écoute d’abord. Ensuite, je dormirai, si vous me l’ordonnez. Mais pour l’instant, j’aimerais mieux rester éveillé parce que…

Blackie éclata de rire.

— Fiston !… Tu viens de dormir pendant une heure et dix minutes !

Capitaine ?

— Regarde l’heure… (C’est ce que je fis. Et je me sentis plutôt stupide.) Tu es bien réveillé, Johnnie ?

— Oui, capitaine. Je le pense.

— Bon. Les choses ont bougé. Réveille tes nombres impairs et fais dormir tes nombres pairs. Avec un peu de chance, ils auront droit à une heure de sommeil… Inspecte tes postes et rappelle-moi.

Je commençai ma ronde sans un mot à l’adresse de mon adjudant de section. Je lui en voulais autant qu’à Blackie.

Après avoir inspecté les postes 3 et 1 (pas le moindre son, et tous deux étaient à l’avant de la zone occupée par les Punaises) je me sentis un peu plus rassuré.

J’appelai :

— Adjudant ?

— Oui, monsieur Rico ?

— Voulez-vous faire un petit somme avec les nombres pairs ? Je vous réveillerai une ou deux minutes avant eux.

Il hésita une seconde, puis :

— Mon lieutenant, j’aimerais inspecter moi-même les postes d’écoute.

— Vous ne l’avez pas déjà fait ?

— Non, mon lieutenant. J’ai dormi pendant une heure.

Comment ?

D’un ton embarrassé, il me répondit :

— C’était un ordre du capitaine. Il m’a fait remplacer par Brumby et m’a fait dormir après que je vous ai eu relevé.

Je faillis répondre, puis je ne pus m’empêcher de rire.

— Vous voulez que je vous dise, adjudant ? Vous et moi, nous ferions mieux de retourner nous coucher. C’est le capitaine Blackie qui commande cette section. Nous n’avons rien à y faire.

— Mon lieutenant… J’ai cru comprendre que le capitaine avait toujours ses raisons.

Je hochai la tête, oubliant que j’étais à plus de vingt kilomètres de mon interlocuteur.

— Oui. C’est vrai. Il a toujours ses raisons… Et puisqu’il nous a envoyés nous coucher tous les deux, c’est qu’il nous veut bien éveillés et en forme maintenant.

— Je pense que c’est exactement ça.

— Euh… Et pourquoi, selon vous ?

— Monsieur Rico, dit-il lentement, si le capitaine le savait, je crois qu’il nous le dirait. Jamais il n’a gardé un renseignement pour lui. Mais, quelquefois, il fait certaines choses sans pouvoir les expliquer. Il a des intuitions… et j’ai appris à les respecter.

— Vraiment ? Adjudant… Les chefs de peloton sont tous des nombres pairs. Ils dorment.

— Oui, mon lieutenant.

— Alertez les caporaux de chaque peloton. Nous n’éveillons encore personne pour l’instant mais, quand il faudra le faire, chaque fraction de seconde comptera.

— Vu, mon lieutenant !

J’inspectai le dernier poste avant, puis ceux qui couvraient la cité des Punaises. Je devais prendre sérieusement sur moi pour écouter parce que, voyez-vous, on les entendait distinctement. C’était comme un bavardage incessant, là-bas, dans les profondeurs. Et ça vous donnait une terrible envie de courir et de ne plus entendre. Mais c’était bien la dernière chose à faire.

Je me demandai si ce « senseur spatial » n’était après tout qu’un homme à l’ouïe particulièrement sensible…

En tout cas, les Punaises se trouvaient bien là où il avait dit qu’elles étaient. A l’E.E.O., on nous avait fait entendre des enregistrements et les quatre postes d’écoute transmettaient des sons correspondant à une importante cité. Une espèce de pépiement, entre autres, qui était sans doute leur langage. Mais avaient-elles besoin d’un langage si elles étaient contrôlées en permanence par les cerveaux ? Et un bruissement, aussi. Comme des feuilles et des branches sèches sous les pas. Et puis un son aigu, une sorte de sifflement que l’on capte toujours à proximité des colonies et qui doit correspondre à une machinerie. Peut-être à leur système d’aération…

Mais je ne percevais pas le bruit caractéristique que font les Punaises en forant la roche.

Au-dessus du « boulevard », les sons étaient encore différents. Il y avait surtout un vrombissement qui se transformait de temps en temps en un grondement sourd. On aurait dit que des centaines de véhicules circulaient là-dessous. Au poste 5, j’eus une idée… et je la vérifiai en plaçant un homme à chacun des quatre autres postes. Ils criaient Top ! chaque fois que le grondement s’intensifiait.

— Capitaine !

— Oui, Johnnie ?

— La circulation sur ce boulevard ne se fait que dans un sens. Elle va vers vous, par rapport à moi. La vitesse est à peu près de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Un élément toutes les minutes.

— C’est à peu près ça, Johnnie… J’ai calculé cent soixante-dix kilomètres et cinquante-huit secondes.

— Oh, dis-je, plutôt dépité. (Je changeai de sujet :) Aucune trace de cette compagnie de sapeurs, capitaine.

— Ils ne viendront pas. Ils sont tombés sur un point chaud à l’arrière du secteur des « Chasseurs de Têtes ». Désolé, Johnnie, j’aurais dû te le dire. Rien d’autre ?

— Non, capitaine.

Je me sentais mieux. Même Blackie pouvait oublier certains détails importants. Et mon idée n’était pas mauvaise.

Je quittai la zone du boulevard pour inspecter le poste 12, à droite et en retrait de la zone des Punaises.

Là, comme ailleurs, il y avait quatre hommes. Deux étaient endormis, un à l’écoute, l’autre en sentinelle.

— Rien ? demandai-je à la sentinelle.

— Non, rien, mon lieutenant.

L’homme d’écoute, qui était l’une de mes recrues, leva la tête à cet instant :

— Monsieur Rico… je crois qu’il se passe quelque chose.

— Voyons ça…

Je m’avançai et je pris les écouteurs.

Du bacon frit ! Un bruit assourdissant !

— Alerte première section ! Debout ! Debout ! Au rapport !

Je passai du circuit général au circuit des officiers.

— Capitaine ! Capitaine Blackstone ! Alerte !

— Du calme, Johnnie ! Fais ton rapport.

— Bacon frit ! (Je luttais désespérément pour conserver un ton calme :) Poste 12. Coordonnées Easter 9 de Carré Noir Un !

— Easter 9… Décibels ?

En hâte, je jetai un coup d’œil à l’enregistreur.

— Je ne sais pas, capitaine. Supérieur au maximum ! On dirait qu’elles sont sous mes bottes !

— Merveilleux ! lança Blackie. C’est la meilleure nouvelle de la journée ! Ecoute-moi bien, fiston : réveille tes bonshommes…

— C’est fait, capitaine !

— Très bien. Fais rappliquer deux hommes vers le poste 12. Qu’ils essaient de déterminer le point d’émergence des Punaises. Et dégage de ce coin ! Tu m’entends ?

— Je vous entends, capitaine… mais je ne comprends pas.

Il soupira.

— Johnnie, tu vas me donner des cheveux blancs… Ecoute-moi bien : nous voulons qu’elles sortent, qu’elles se montrent. Plus il y en aura, mieux ça vaudra. Tu n’as pas de quoi les contenir, sinon en faisant sauter leur tunnel… et ça, tu ne dois le faire en aucun cas ! Si elles sortent en force, même un régiment n’arrivera pas à les repousser. C’est ce que veut le général, tu comprends ? Il a des armes lourdes en orbite qui n’attendent que cette occasion… Alors, tu te contentes de me repérer cette sortie, tu te replies et tu observes. Si elles sortent dans ton secteur, tu auras droit à tous les galons de l’armée. Alors, reste en vie. Tu saisis ?

— Oui, capitaine. Je repère, je me replie et j’évite le contact. J’observe et je fais mon rapport.

— Parfait !

Je rabattis les hommes d’écoute des postes 9 et 10 sur Easter 9. Ils s’arrêtaient tous les huit cents mètres pour relever l’intensité du bruit de « bacon frit ». Dans le même temps, les hommes du poste 12 se portèrent vers l’arrière du secteur en mesurant la décroissance du son.

J’appelai Bayonne des « Voraces » et Do Campo et leur expliquai pourquoi j’avais rappelé mes patrouilles. Ensuite, je fis mon rapport de regroupement à Blackie.

Il grommela :

— Prépare-toi, maintenant. Tu as une idée du point d’émergence ?

— Il paraît centré sur Easter 9, capitaine, mais c’est difficile à vérifier. Sur cinq kilomètres, les bruits sont particulièrement intenses… et on dirait que la zone s’élargit. J’essaie de la délimiter. Est-ce qu’elles pourraient percer un autre tunnel parallèle à la surface ?

— C’est possible. Mais j’espère que non. Il faut qu’elles se montrent. (Il ajouta :) Préviens-moi si le centre se déplace.

— Oui, capitaine. Mais…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous m’avez dit de ne pas attaquer si elles se montraient. Alors, que devons-nous faire ? Nous ne sommes que des spectateurs ?

Pendant très longtemps, quinze, peut-être vingt secondes, le capitaine ne me répondit pas. Peut-être consultait-il les autorités supérieures. Il dit enfin :

— Monsieur Rico… Vous ne devez pas attaquer au point Easter 9, ni à proximité. Ailleurs… eh bien, la chasse aux Punaises est ouverte.

— Compris, capitaine !

— Johnnie ! (Il avait un ton sévère, tout à coup.) Si jamais tu chasses les médailles et non les Punaises – et je le saurai – tu peux compter sur moi pour ton formulaire trente et un !

— Capitaine, je n’ai jamais pensé aux médailles. Il n’y a que les Punaises qui comptent, pour moi !

— Alors, cesse de me casser les pieds !

J’appelai mon adjudant et je lui fis part des nouvelles limites de notre action. Je lui dis de faire passer et de s’assurer que tous les hommes étaient prêts.

— Inspection faite, mon lieutenant, dit-il. Je propose qu’on relève les hommes qui sont avec vous.

C’était raisonnable. Les hommes d’écoute n’avaient pas eu le temps de recharger leurs batteries et leur réserve d’air. Mais les hommes de relève que l’adjudant me proposa étaient tous des éclaireurs.

Je maudis en silence ma propre stupidité. Un scaphandre d’éclaireur est aussi rapide qu’un scaphandre de commandement et deux fois plus rapide que celui d’un fantassin. Je sentais bien que j’avais oublié quelque chose, quelque part. Maintenant, je savais. Je me trouvais à quinze kilomètres de ma section avec trois hommes en scaphandre de fantassin. Lorsque les Punaises se montreraient, je me trouverais devant une décision impossible… Les hommes ne pourraient jamais me suivre.

— Ça va. Mais je n’ai pas besoin de trois hommes. Plus maintenant. Envoyez-moi Hugues. Qu’il relève Nyberg.

— Hugues ? Tout seul ? s’étonna mon adjudant.

— Un homme me suffira. Je vais prendre l’écoute moi-même. A deux, nous pouvons tenir le coin. Nous savons où sont les Punaises, à présent. Dites à Hugues de se grouiller.

Durant trente-sept minutes, il ne se produisit rien. Hugues et moi, nous tournions autour d’Easter 9, en prenant l’écoute pendant cinq secondes avant de nous déplacer un peu plus loin. Nous n’avions même plus besoin d’enfoncer le micro dans la roche. Il suffisait de le poser simplement sur le sol pour entendre frire le bacon, furieusement. La zone se développait mais le centre ne s’était pas déplacé. Le son s’interrompit brusquement (et j’en avisai le capitaine) avant de reprendre, au bout de trois minutes.

Et puis, tout arriva en même temps.

Une voix lançait sur le circuit des éclaireurs :

— Albert 2 ! Albert 2 ! Bacon frit !

Je relayai.

— Capitaine ! Bacon frit en Albert 2 ! Noir Un !

Puis j’entrai en liaison avec les sections alentour :

— Urgent ! Urgent ! Bacon frit en Albert 2 !

Presque aussitôt la voix de Do Campo :

— Adolf 3 ! Adolf 3 de Vert 12 ! Bacon frit ! Bacon frit !

Je transmis à Blackie et repassai sur le circuit de mes propres éclaireurs. J’entendis :

— Les Punaises ! LES PUNAISES ! ALERTE !

— Quel secteur ? Quel secteur ?

Pas de réponse.

— Adjudant ! Adjudant ! Qui a signalé les Punaises ?

— Elles sortent de leur cité. Vers Bangkok 6 !

Attaquez !

J’appelai Blackie.

— Punaises à Bangkok 6, Noir Un ! J’attaque !

La voix du capitaine était extraordinairement calme.

— J’ai entendu, Johnnie… Que se passe-t-il en Easter 10 ?

— Easter 10 est…

Le sol s’effondra sous moi et je me retrouvai au milieu des Punaises.

Je ne sais pas ce qui se passa. Je ne fus pas blessé. C’était un peu comme de tomber dans les branches d’un arbre. Mais ces branches étaient vivantes et elles jouaient avec moi pendant que mes gyros s’affolaient en essayant de me faire retrouver la verticale. Je dus tomber sur trois ou quatre mètres, je ne sais pas. Assez profond pour ne plus voir le jour.

Et puis, un nouvel assaut des monstres me ramena vers la surface et l’entraînement me sauva : tout à coup je fus sur pied. Je parlais et je me battais.

— Sortie en Easter 10 ! Non, Easter 11 ! J’y suis en ce moment ! Un grand trou. Elles sortent par centaines ! Plus que ça…

J’avais un lance-flammes dans chaque main et j’arrosais les Punaises sans cesser de faire mon rapport.

— Tire-toi de là, Johnnie !

— Vu !

Je m’apprêtai à sauter. Et je m’arrêtai. Et je cessai d’arroser de feu les Punaises. Je comprenais.

— Correction ! La sortie en Easter 11 est une diversion. Pas de soldats !

— Répète !

— Easter 11, Noir Un. Il n’y a que des ouvrières ici. Aucun soldat. Les Punaises qui m’entourent ne sont pas armées. Elles ne m’ont pas attaqué. Capitaine… est-ce que c’est vraiment une diversion ?

— Très possible, Johnnie… Ton rapport a été transmis à la division. Laisse-les faire leur boulot. Vérifie ton rapport, en attendant. S’il n’y a pas que des ouvrières, ça risque de te coûter cher.

— Compris, capitaine !

Je sautai haut et loin pour me dégager de l’atroce troupeau de carapaces mouvantes.

La plaine tout entière était couverte de leurs formes noires et lisses. Je relançai mes tuyères.

— Hugues !

— Les Punaises, monsieur Rico ! Des milliards ! J’les grille toutes !

— Hugues, regardez-les mieux ! Est-ce qu’elles ripostent ? Est-ce qu’il y a des soldats ?

— Euh…

Je touchai le sol et ressautai immédiatement.

— Mon lieutenant… Vous avez raison… Pas un soldat ! Comment vous le saviez ?

— Rejoignez votre peloton, Hugues ! Capitaine… Je confirme la sortie de milliers de Punaises dans ce secteur. Nombre de trous indéterminés. Je n’ai pas été attaqué. Je répète. Je n’ai pas été attaqué. S’il y a des soldats, ils ne se servent pas de leurs armes et se cachent parmi les ouvrières.

Le capitaine ne répondit pas.

Loin sur ma gauche, il y eut un éclair éblouissant, presque aussitôt suivi d’un autre, mais bien plus loin, et sur la droite, cette fois. Automatiquement, je pris note du temps et des coordonnées.

— Capitaine Blackstone… répondez !

J’essayais de repérer sa balise, mais l’horizon était limité par les collines de Carré Noir Deux.

— Adjudant ! Pouvez-vous me relayer avec le capitaine ?

A cet instant précis, la balise de mon adjudant de section disparut.

Je fonçai dans sa direction. Je n’avais pas surveillé mon écran assez attentivement. Mon adjudant avait pris la section en main pendant que j’étais aux prises avec les Punaises.

Je repérai Brumby et Cunha, leurs chefs de pelotons et les patrouilleurs de groupes.

— Cunha ! Où est mon adjudant de section ?

— En reconnaissance dans un trou, mon lieutenant.

— Dites-lui que je rejoins. (Je changeai de circuit sans attendre confirmation.) Première section à deuxième section ! Répondez !

— Que voulez-vous ? grommela le lieutenant Koroshen.

— Je n’arrive pas à avoir le capitaine.

— Impossible.

— Mort ?

— Non. Il n’a plus de jus.

— Oh… Alors, c’est vous qui commandez la compagnie ?

— Ouais, ouais, ouais… Et alors ? Vous avez besoin de secours ?

— Non… Non, mon lieutenant.

— Alors fermez-la. On a assez de boulot comme ça.

— O.K. !

Et moi aussi, je venais de découvrir que j’avais du boulot. Sur mon écran, un par un, je voyais disparaître les hommes de mon premier groupe. La balise de Brumby s’était éteinte en premier.

— Cunha ! Cunha ! Qu’arrive-t-il au premier groupe ?

— Ils suivent l’adjudant de section, mon lieutenant.

S’il y a quelque chose dans le règlement qui justifie cela, j’aimerais qu’on me le montre. Est-ce que Brumby avait agi sans ordres ? Ou bien n’avais-je rien entendu ? Mais il était déjà dans un trou de Punaises, invisible, hors de portée. Ce n’était pas le moment de décider si oui ou non il était en faute. On aurait le temps d’éclaircir tout ça demain – si demain venait jamais.

— Très bien, Cunha. Je suis revenu. Au rapport !

Mon dernier saut venait de me ramener au milieu des hommes. Il y avait une Punaise juste sur ma droite et je l’abattis avant de toucher le sol. Cette fois, ça n’était pas une ouvrière. Elle avait réussi à faire feu avant de mourir.

— J’ai perdu trois hommes, dit Cunha d’une voix haletante. Je ne connais pas les pertes de Brumby. Les Punaises sont sorties par trois trous. Mais, maintenant, on les repousse.

Juste à la seconde où je sautais, une terrible onde de choc me fit vaciller. Trois minutes et trente-sept secondes… Disons cinquante kilomètres de distance… Est-ce que nos sapeurs étaient en train de « poser leurs bouchons » ?

— Attention, premier groupe ! Préparez-vous au choc !

Je me posai tant bien que mal, au milieu de trois ou quatre Punaises. Elles n’étaient pas mortes mais elles ne se battaient pas. Elles bougeaient, c’est tout. Je leur larguai une grenade avant de sauter.

— Allez-y ! Elles sont groggy ! Et attention à ce…

Le choc, justement, m’interrompit. Mais il n’était pas aussi violent que le premier.

— Cunha ! Rappelez votre groupe ! Faites-les grouiller ! On nettoie le coin !

Le rappel fut désordonné et lent. En visuel, je pouvais compter les pertes. Mais le nettoyage fut rapide et précis. Je progressais sur les flancs et je descendis une bonne demi-douzaine de Punaises. Les dernières se mirent en mouvement à peine une seconde avant que je les grille. L’onde de choc semblait les avoir touchées plus sérieusement que nous. Pourquoi ? Parce qu’elles ne portaient pas de scaphandre ? Ou bien parce que leurs grands cerveaux eux-mêmes, quelque part dans les profondeurs, avaient été secoués ?

Je fis le compte des effectifs. Dix-neuf hommes valides, deux morts, deux blessés, plus trois hommes dont les scaphandres ne répondaient plus. Pour deux d’entre eux, Navarre s’en tira en récupérant les piles des scaphandres des morts. Le troisième n’avait plus ni radio ni radar et il était irréparable. Navarre assigna l’homme à la garde des blessés. C’était le maximum que nous pouvions faire pour lui.

En compagnie de Cunha, j’allai reconnaître les trous que les Punaises avaient empruntés. D’après la carte, ils correspondaient aux endroits où le tunnel était le plus proche de la surface. Ce que n’importe qui aurait pu deviner.

Un trou était obturé par un amas de rochers. Aucun signe d’activité ennemie dans le second. Je donnai l’ordre à Cunha d’y placer un caporal et un soldat. Ils devaient fermer le trou avec une bombe si les Punaises revenaient en trop grand nombre. D’accord, l’Amiral du Ciel, là-haut, avait décidé que les trous ne devaient pas être bouchés, mais moi, j’avais une situation entre les mains, pas une théorie.

Et je me penchai sur le troisième trou, celui qui avait avalé mon adjudant avec la moitié de la section.

Sur quinze mètres, et à environ six mètres de profondeur, un couloir s’était effondré. Le toit rocheux avait disparu et les bords du trou étaient inclinés et rainurés. La carte expliquait ce qui s’était produit. Les deux autres trous étaient à l’extrémité de tunnels étroits, alors que celui-ci devait appartenir au labyrinthe principal. Sans doute les deux trous mineurs avaient-ils fait partie du plan de diversion, l’attaque principale ayant été menée à partir de celui-ci.

Ces satanées Punaises pouvaient-elles voir à travers la roche ?

D’où je me trouvais, je ne distinguais aucun signe de vie. Ni Punaise ni homme. Cunha me désigna la direction prise par le deuxième groupe. Mon adjudant de section avait maintenant disparu depuis sept minutes et quarante secondes. Mon regard fouillait les ténèbres et j’avais l’estomac serré.

— Adjudant Cunha, dis-je, rassemblez votre groupe. (J’essayais de paraître confiant.) Si vous avez besoin d’aide, appelez le lieutenant Koroshen.

— Des ordres, mon lieutenant ?

— Non, aucun. A moins que vous en receviez d’en haut. Je vais essayer de descendre là-dedans et de retrouver le deuxième groupe. Nous n’aurons plus de contact pour un moment.

Et je sautai sans attendre, parce que mes nerfs commençaient à flancher.

Et, derrière moi, j’entendis :

— Rassemblement ! Premier peloton ! Deuxième peloton ! Troisième peloton ! Suivez-moi !

Et Cunha sauta. Derrière moi.

Et je me suis presque senti moins seul.


Je demandai à Cunha de laisser deux hommes en arrière. Un à l’entrée du tunnel, l’autre en surface. Et je pris la tête, fonçant aussi vite que possible à la poursuite du deuxième groupe. Le « possible » était limité par la voûte du tunnel, qui était juste au-dessus de nos casques. En scaphandre propulsé, un homme arrive à se déplacer selon une espèce de glissement, en levant à peine les pieds. Mais je pense que, sans scaphandre, nous aurions pu courir plus vite.

Immédiatement, il fallut utiliser les lunettes infrarouges. Ce qui nous confirma la théorie selon laquelle les Punaises voyaient dans la gamme infrarouge. Avec les lunettes, le tunnel apparaissait parfaitement éclairé. Le sol était plan, les parois lisses et luisantes.

Nous avons alors atteint une intersection et je me suis arrêté. Il existait pas mal de théories sur le combat souterrain mais leurs auteurs n’avaient jamais eu l’occasion de les mettre à l’épreuve. Jusqu’à l’Opération Reine, nul n’était jamais revenu des profondeurs pour faire un rapport comparatif sur les diverses tactiques.

L’une de ces tactiques préconisait de placer une sentinelle à chaque intersection. Comme celle-ci. Mais nous nous étions déjà privés de deux hommes pour garder l’orifice du tunnel. En laissant 10 pour cent de nos forces à chaque intersection, nous n’aurions plus que la mort comme diviseur.

C’est à ce moment que j’ai décidé que nous ne devions pas nous séparer ni nous laisser capturer. Pas par les Punaises.

J’ai examiné les deux tunnels. Pas trace de Punaises. J’ai appelé, sur le circuit des sous-officiers :

— Brumby !

Le résultat fut stupéfiant. En surface, vous entendez à peine votre propre voix, mais là, dans ce réseau de tunnels de roche lisse, ma voix éclata dans mes oreilles comme si le labyrinthe tout entier n’était qu’un immense amplificateur.

BRRRUMMMBBYY !

J’en restai étourdi une seconde. Puis j’entendis :

— MONSIEUEUR RIIICCOOO !

— Moins fort, Brumby. (J’essayais de parler très bas.) Où êtes-vous ?

— Je ne sais pas, mon lieutenant. On est perdus.

— Ne vous en faites pas. Nous arrivons. Vous n’êtes plus très loin. Est-ce que l’adjudant est avec vous ?

— Non, mon lieutenant. Nous ne l’avons…

— Ça va. (Je passai sur le circuit privé.) Adjudant ?

— Je vous entends, mon lieutenant. (Sa voix était calme et il parlait bas.) Brumby et moi, nous sommes en contact radio mais nous ne sommes pas parvenus à nous retrouver.

— Où êtes-vous, adjudant ?

Il eut une demi-seconde d’hésitation.

— Mon lieutenant, je vous conseille de rejoindre le groupe de Brumby et de regagner la surface.

— Répondez à ma question !

— Monsieur Rico… vous pourriez passer une semaine ici sans réussir à me trouver… Et je ne peux pas bouger. Il faut…

— Suffit, adjudant ! Etes-vous blessé ?

— Non, mon lieutenant, mais…

— Alors, pourquoi ne pouvez-vous pas bouger ? A cause des Punaises ?

— Il y en a des tas. Elles ne peuvent pas m’atteindre… mais je ne peux pas sortir non plus. Je pense donc que vous…

— Adjudant, vous perdez du temps ! Je suis certain que vous savez exactement quelle direction vous avez prise. J’ai la carte. Donnez-moi une lecture vernier. C’est un ordre. Exécution !

Il s’exécuta. Avec précision. Avec concision. J’allumai la lampe de mon casque et vérifiai sur la carte.

— Ça va. Vous êtes juste en dessous, à peu près à deux niveaux. Je sais où il faut tourner. Tenez bon.

Je changeai de circuit.

— Brumby ?

— Oui, mon lieutenant.

— A la première intersection, vous êtes allé tout droit ou bien avez-vous tourné à droite ou à gauche ?

— Je suis allé tout droit, mon lieutenant.

— O.K. Cunha, allons-y. Brumby, avez-vous eu des ennuis avec les Punaises ?

— C’est à cause d’elles que nous nous sommes perdus, mon lieutenant. On a été accrochés par toute une bande… Après, on ne savait plus où on était.

J’ai failli lui demander quelles étaient les pertes, mais les mauvaises nouvelles pouvaient attendre. Je voulais d’abord retrouver mon peloton et ficher le camp. Cette cité Punaises sans Punaises était encore plus horrible. Brumby nous guida aux deux intersections suivantes et je lançai des bombes-entraves dans les couloirs que nous n’empruntions pas. Les bombes-entraves étaient une amélioration par rapport au gaz que nous avions utilisé auparavant. Elles ne tuaient pas. Elles étaient seulement incapacitantes.

Dans un long segment de tunnel, je perdis le contact radio avec Brumby. Sans doute un effet de réflexion des ondes, parce que je l’entendis à nouveau à l’intersection suivante.

Mais là, il fut incapable de me dire quelle direction prendre. C’était dans ce secteur que les Punaises les avaient attaqués.

Et c’est là qu’elles nous attaquèrent.

Je ne sais pas d’où elles surgirent. L’instant d’avant, tout était calme et silencieux. Et puis, j’entendis le cri.

— Les Punaises ! LES PUNAISES !

C’était derrière moi, dans la colonne. Je me suis retourné. Elles étaient de tous côtés. Je pense que ces parois lisses n’étaient pas aussi épaisses que nous le croyions et que les Punaises étaient passées à travers. C’est la seule explication plausible à la soudaineté de leur attaque.

Impossible d’utiliser les lance-flammes ou les bombes. Nous nous serions entre-tués. Mais les Punaises n’avaient pas ce genre de scrupule. Il nous restait nos mains et nos pieds…

Ça ne dura sans doute pas plus d’une minute… Et puis… Et puis, il n’y eut plus que des fragments de Punaises épars sur le sol… et quatre de mes hommes.

L’un était l’adjudant Brumby. Mort. Pendant la bagarre, le deuxième groupe avait dû faire la jonction. Ils n’étaient sans doute pas loin. Le bruit les avait guidés.

Avec l’aide de Cunha, je vérifiai que les trois autres étaient également morts. Je reformai les deux groupes en un seul de quatre pelotons et la descente reprit.

Nous sommes tombés très vite sur les Punaises qui assiégeaient mon adjudant de section.

Cette fois, le combat fut encore plus rapide. Il m’avait dit à quoi nous attendre. Il avait capturé un « cerveau » et utilisait l’énorme corps boursouflé comme bouclier. Il ne pouvait pas faire un geste mais les Punaises ne pouvaient l’attaquer sans se suicider, puisqu’elles frapperaient le cerveau qui les commandait.

Nous n’avions pas le moindre handicap et nous avons attaqué sur leurs arrières.

Quelques secondes après, quand j’ai pu contempler l’horrible chose que tenait l’adjudant-chef, en dépit de nos pertes, j’ai éprouvé une joie farouche. Et puis, tout à coup, il y a eu ce bruit de bacon frit. La voûte du tunnel s’est effondrée et, en ce qui me concernait, ce fut la fin de l’Opération Reine.


J’étais dans un lit, sans doute à l’Ecole des Officiers, et j’avais fait un très long cauchemar rempli de Punaises. Mais non. Ce n’était pas l’E.E.O. J’étais dans la section sanitaire du transport Argonne. J’avais combattu avec ma section pendant douze heures.

J’étais un simple blessé parmi d’autres. Je souffrais d’un empoisonnement au protoxyde d’azote et d’une heure d’exposition aux radiations, plus quelques côtes brisées et un coup sur le crâne.

Il me fallut pas mal de temps pour obtenir tous les détails sur l’Opération Reine et quelques points demeurèrent obscurs. Par exemple, pour quelle raison Brumby avait-il conduit son groupe dans le labyrinthe. Il était mort, ainsi que Naidi. J’étais heureux qu’ils aient pu porter leurs galons tout neufs sur la planète P.

Je finis par savoir, par contre, pourquoi mon adjudant de section avait décidé d’explorer la cité des Punaises. Il avait entendu mon rapport au capitaine Blackstone, quand je m’étais aperçu que les Punaises qui sortaient en Easter 11 étaient toutes des ouvrières. Les Punaises qui sortaient dans son secteur étaient de véritables soldats et il en avait conclu (à juste titre et quelques minutes avant l’Etat-Major) que les Punaises tentaient une sortie désespérée, sinon elles n’auraient pas sacrifié leurs ouvrières uniquement pour détourner notre feu.

La contre-attaque opérée par les Punaises à partir de leur cité n’était pas aussi importante qu’on aurait pu le croire. Deuxième conclusion : l’ennemi ne disposait pas de réserves importantes. C’était donc le moment idéal pour tenter un coup dans les profondeurs et essayer de capturer une des « reines ». Il ne faut pas oublier que c’était l’objectif numéro 1 de l’Opération Reine.

Et l’adjudant avait réussi.

Pour la première section des « Blackies », c’était « mission accomplie ». Des centaines de sections avaient été engagées dans l’action et il y en avait bien peu qui pouvaient s’enorgueillir de ce rapport. Aucune « reine » n’avait été prise vivante mais nous détenions six cerveaux. Ils ne furent jamais échangés car ils ne vécurent pas assez longtemps. Mais les gars de la Guerre Psychologique avaient pu travailler sur des spécimens vivants et je pense que, sur ce plan, l’Opération Reine avait été un succès.

Mon adjudant de section fut nommé officier pour son action. Je n’en fus pas surpris. Le capitaine Blackie m’avait dit qu’il me donnait « le meilleur adjudant-chef » et je n’en avais jamais douté. Voyez-vous, j’avais déjà rencontré mon adjudant de section. Je ne crois pas qu’un seul des « Blackies » l’ait su. Je n’avais rien dit et lui non plus, très certainement. Je ne crois pas non plus que Blackie était au courant. Oui, je connaissais mon adjudant de section depuis mes premières semaines de jeune bleu.

Il s’appelait Zim.


Mon action personnelle dans l’Opération Reine ne m’apparaissait pas comme un succès. Je passai plus d’un mois sur l’Argonne, d’abord comme patient, puis comme élément détaché avant d’être débarqué sur Sanctuaire, avec quelques autres. Et, sur Sanctuaire, j’eus le temps de réfléchir un peu.

Je réfléchis aux pertes que ma section avait subies. On ne pouvait pas dire que ma courte période de commandement ait été brillante. Je savais que je ne m’étais pas aussi bien débrouillé que le lieutenant Silva. Et je n’avais même pas réussi à être blessé correctement. Il avait fallu que le tunnel me tombe sur la tête.

Et j’ignorais même les pertes exactes. J’avais commencé avec six pelotons et terminé avec quatre.

Je ne savais même pas si le capitaine Blackstone était au nombre des survivants. En fait, il avait repris le commandement à peu près au moment où je m’étais enfoncé dans la cité des Punaises. Quelle était la procédure quand un candidat était vivant et son officier-examinateur mort ? J’étais certain d’une chose : le bulletin 31 me renverrait au grade d’adjudant. Et je ne me souciais guère du sort de mes bouquins de maths qui étaient sur un autre vaisseau.

Pourtant, après ma première semaine de lit à bord de l’Argonne, j’empruntai quelques traités à un officier et piochai un peu. Pour moi, les maths étaient un travail difficile qui m’absorbait l’esprit. Et on ne les étudie jamais trop. Tout ce qui est important est fondé sur les maths.

Enfin, je me représentai à l’E.E.O. pour rendre mes barrettes. J’appris alors que j’étais encore cadet et non pas adjudant. Blackie m’avait apparemment accordé le bénéfice du doute.

Angel était dans la chambre, les pieds sur le bureau. Devant lui, il y avait un paquet de bouquins. Mes livres de maths. Il leva la tête.

— Juan ! On pensait que tu t’étais fait descendre !

— Moi ? Les Punaises ne m’aiment pas. Et toi, tu pars quand ?

— Mais je suis déjà parti ! protesta-t-il. Un jour après toi. J’ai sauté trois fois et je suis revenu une semaine après. Pourquoi as-tu mis si longtemps, toi ?

— J’ai fait un mois de croisière.

— Veinard ! Et tu as fait combien de sauts, hein ?

— Pas un seul.

— Il y en a vraiment qui sont vernis !

Peut-être Angel avait-il raison, parce que, finalement, j’eus droit à mes barrettes. Mais ce fut un peu grâce à lui, il faut le dire. Il se montra particulièrement patient pour les cours de maths qu’il me donnait. La chance, pour moi, je crois que ce sont surtout les autres : Angel et Jelly, le Lieutenant, Carl, le colonel Dubois, oui… Et mon père, et Blackie… et Brumby… et Ace. Et aussi l’adjudant Zim. Pardon, le capitaine Zim, à présent. C’était mieux comme ça. J’aurais eu du mal à être son supérieur.

Le lendemain de ma nomination, je me retrouvai sur le terrain d’embarquement en compagnie d’un camarade de classe, Bennie Montez. Nous étions des seconds lieutenants tout frais et le fait d’être salués nous rendait plutôt nerveux. J’avais trouvé un remède : j’étais plongé dans la lecture de la liste des vaisseaux en orbite autour de Sanctuaire. Elle était si longue qu’il était évident que quelque chose d’important se préparait, même si on ne nous avait rien dit. Je me sentis excité. Et puis, mes deux vœux les plus chers avaient été exaucés en même temps. J’étais affecté à mon ancienne unité. Et mon père y était encore. Et cette liste signifiait que j’allais inaugurer mes barrettes avec une opération d’envergure et sous les ordres du lieutenant Jelal.

Il y avait tant de vaisseaux sur cette liste qu’ils avaient été classés par types. Je consultai d’abord la colonne des transports de troupes, les seuls qui importent à un fantassin.

Il y avait le Mannerheim ! Est-ce que j’avais une chance de voir Carmen ? Sans doute pas. Mais je pourrais lui envoyer un message.

De grands vaisseaux !… Le nouveau Valley Forge et le nouveau Ypres. Le Marathon, l’El Alamein, l’Iwo, le Gallipoli, le Leyte, le Marne, le Tours, le Gettysburg, l’Hastings, l’Alamo, le Waterloo… Autant d’endroits où les bidasses de l’Infanterie avaient brillé.

Et de plus petits, qui portaient les noms des fantassins eux-mêmes ! L’Horace, l’Alvin York, le Swamp Fox, le Rodger Young lui-même, béni soit son nom ! le Colonel Bowie, le Devereux, le Vercingétorix, le Sandino, l’Aubrey Cousens, le Kamenhametha, l’Audie Murphy, le Xénophon, l’Aguinaldo

— Il devrait exister un Magsaysay, dis-je.

— Quoi ? dit Bennie.

— Ramon Magsaysay. Un grand homme, un grand soldat. C’est lui qui dirigerait sans doute la guerre psychologique s’il était encore vivant de nos jours. Tu n’as donc jamais pioché ton Histoire ?

— Ma foi, je sais que Simon Bolivar a construit les Pyramides, qu’il a vaincu l’Armada et débarqué le premier sur la Lune.

— Tu as oublié qu’il avait épousé Cléopâtre ?

— Oh, ça… Je crois que chaque pays a sa propre version, tu sais.

— J’en suis certain, dis-je.

Et j’ajoutai quelque chose pour moi-même.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Bennie.

— Excuse-moi, Bernardo. C’est un vieux dicton. Chacun voit midi à sa porte.

— Dis-moi : quelle est ta langue natale, Johnnie ?

— Le tagalog. Un dialecte.

— Alors ils ne connaissent pas l’Anglais Standard, là d’où tu viens ?

— Bien sûr. On l’utilise à l’école, au travail… Il n’y a qu’à la maison qu’on emploie notre vieux langage. La tradition, tu comprends…

— Je vois… Chez moi, c’est la même chose pour l’espagnol. Mais où…

Le haut-parleur se fit entendre et commença à jouer : Meadowland. Bennie eut un sourire joyeux.

— J’ai rendez-vous avec un mignon vaisseau. Prends bien soin de toi, mon grand ! A bientôt !

— Bien le bonjour aux Punaises !

J’ai eu le temps de lire encore quelques noms de vaisseaux : Le Pal Maleter, le Montgomery, le Tchaka, le Geronimo.

Et puis, j’ai entendu la plus merveilleuse musique du monde.

… que brille le nom, que brille le nom de Rodger Young !

J’ai pris mon paquetage. C’était midi à ma porte. Je rentrais chez moi.

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