De ce samedi-là, le souvenir le plus marquant de Dan ne fut pas le trajet en voiture de Boston jusqu’au Crown Motel car les quatre passagers du 4×4 de John Dalton se parlèrent bien peu. Leur silence n’était ni pesant ni hostile mais exténué — le silence que partagent des gens qui ont beaucoup à penser mais bien peu à dire. Son souvenir le plus marquant fut ce qui se passa lorsqu’ils arrivèrent à destination.
Dan savait qu’elle attendait parce qu’il avait été en contact avec elle durant la majeure partie du trajet, ils s’étaient parlé de cette manière qui leur était devenue familière à tous les deux — moitié par images et moitié par mots. À leur arrivée, elle était assise sur le pare-chocs arrière de la vieille camionnette de Billy. En les voyant, elle bondit sur ses pieds en agitant la main. Au même moment, la couverture nuageuse qui était en train de se désagréger se déchira et un rayon de soleil l’éclaira comme un projecteur. C’était comme si Dieu lui-même lui en tapait cinq !
Lucy lâcha un cri quasi suraigu. John n’avait pas complètement arrêté le Suburban qu’elle avait déjà défait sa ceinture de sécurité et ouvert sa portière. Cinq secondes plus tard, elle serrait sa fille dans ses bras et lui couvrait le sommet de la tête de baisers — c’était le mieux qu’elle pouvait faire vu qu’Abra avait le visage écrasé entre ses seins. Maintenant, le soleil les illuminait toutes les deux de son projecteur.
Retrouvailles de la mère et de l’enfant, songea Dan. Il sourit et cela lui causa une sensation étrange sur le visage. Il s’était écoulé beaucoup de temps depuis son dernier sourire.
Lucy et Dave voulaient ramener Abra dans le New Hampshire et Dan n’y voyait aucune objection. Mais maintenant qu’ils étaient réunis, tous les six avaient besoin de parler. Le gros à queue de cheval était revenu à son poste. Pas de porno pour lui aujourd’hui mais du combat libre en cage. Il leur reloua la chambre 24 avec joie ; peu importe qu’ils y passent la nuit ou pas. Billy fila à Crownville même leur chercher des pizzas. Puis ils s’installèrent, Dan et Abra parlant à tour de rôle pour mettre les autres au courant de tout ce qui s’était produit et de tout ce qui allait se produire. Si toutefois les choses se passaient comme ils l’espéraient.
« Non, objecta aussitôt Lucy. C’est beaucoup trop dangereux. Pour tous les deux. »
John rétorqua avec un sourire triste: « Le plus dangereux serait d’ignorer ces… ces choses. Rose a dit que si Abra ne va pas à elle, c’est elle qui ira à Abra.
— Elle fait, comme qui dirait, une fixation sur elle, dit Billy en choisissant une tranche de poivrons-champignons. C’est courant chez les fous. Il suffit de regarder Dr Phil pour le savoir. »
Lucy fixait sa fille d’un regard réprobateur. « Tu l’as aiguillonnée. C’était extrêmement dangereux, mais, lorsqu’elle se sera calmée… »
Bien que personne ne l’ait interrompue, elle laissa sa phrase en suspens et Dan pensa qu’elle avait peut-être réalisé à quel point, dès qu’on l’énonçait, cette éventualité était peu plausible.
« Ils s’arrêteront pas, maman, dit Abra. Elle s’arrêtera pas.
— Abra sera en sécurité, la rassura Dan. Il y a une roue qui tourne. Je ne sais pas vous l’expliquer mieux que ça. Si les choses tournent mal, Abra fera tourner la roue pour s’échapper. Pour se retirer. Elle m’a promis de le faire.
— C’est vrai, confirma Abra. J’ai promis. »
Dan la fixa d’un regard dur. « Et tu tiendras parole, n’est-ce pas ?
— Oui », dit Abra. Malgré sa réticence évidente, elle avait parlé avec fermeté. « Je tiendrai parole.
— Il faut aussi penser à tous ces enfants, souligna John. Nous ne saurons jamais combien ces Nœuds Vrais en ont enlevé au cours des années. Des centaines, peut-être. »
S’ils vivaient aussi longtemps qu’Abra le croyait, Dan pensait que le nombre de leurs victimes avoisinait sans doute les milliers. Il ajouta: « Ou combien ils en enlèveront à l’avenir, même s’ils laissent Abra tranquille.
— En supposant que la rougeole ne les décime pas tous », suggéra Dave d’un ton plein d’espoir. Il se tourna vers John. « Vous avez dit que c’était une possibilité.
— Ils me veulent parce qu’ils pensent que je peux guérir la rougeole, expliqua Abra. Quelle bande de connards !
— Surveillez votre langage, mademoiselle », dit Lucy, mais elle avait l’air distraite. Elle prit la dernière part de pizza, la regarda et la remit dans la boîte. « Je me fous des autres mômes. Moi, c’est à Abra que je pense. Je sais que ce que je dis est horrible, mais c’est la vérité.
— Tu penserais pas ça, si t’avais vu toutes ces petites photos dans le Shopper, s’insurgea Abra. Je peux pas me les sortir de la tête. Je rêve d’eux, des fois.
— Si cette folle a encore un soupçon de bon sens, elle saura qu’Abra ne peut pas arriver seule, argua Dave. Comment ferait-elle ? Prendre l’avion jusqu’à Denver et puis se louer une voiture ? Une gamine de treize ans ? Sans permis ? » Et avec un regard mi-malicieux à sa fille: « Quelle bande de connards ! »
Dan enchaîna: « Après Cloud Gap, Rose sait forcément qu’Abra a des amis. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’au moins l’un d’eux a le Don. » Du regard, il consulta Abra pour confirmation. Elle acquiesça. « Écoute-moi, Lucy. Dave. Je pense qu’ensemble, Abra et moi pouvons mettre un terme à ce… — il chercha le mot juste et n’en trouva qu’un seul qui convenait — fléau. Tandis qu’elle ou moi seul… » Il secoua la tête.
« En plus, dit Abra, vous pouvez pas vraiment m’arrêter, papa et toi. Vous pouvez m’enfermer dans ma chambre, mais vous pouvez pas m’enfermer dans ma tête. »
Lucy la fusilla du Regard Qui Tue, celui que les mères réservent tout particulièrement à leurs jeunes filles rebelles. Ça avait toujours marché avec Abra, même quand elle piquait une de ses crises de fureur, mais pas cette fois. Cette fois, elle l’affronta avec calme. Et avec une tristesse qui glaça le cœur de sa mère.
Dave prit la main de Lucy dans la sienne. « Je crois qu’il faut le faire. »
Le silence s’établit dans la pièce. Ce fut Abra qui le rompit: « Si personne veut cette dernière part de pizza, elle est à moi. Je crève de faim. »
Ils repassèrent tout plusieurs fois en détail, le ton de certains monta à une ou deux occasions, mais dans l’ensemble, l’essentiel avait été dit. À l’exception d’une chose, toutefois. Lorsqu’ils quittèrent la chambre, Billy refusa de monter dans le Suburban de John.
« Je viens, dit-il à Dan.
— Billy, j’apprécie l’intention, mais ce n’est pas une bonne idée.
— Ma camionnette, ma loi. En plus, dis-moi comment tu comptes faire, tout seul, pour être dans les montagnes du Colorado lundi après-midi ? Me fais pas rire. T’es aussi frais qu’une merde au bout d’un bâton.
— Ils sont quelques-uns à m’avoir dit ça récemment, dit Dan, mais personne aussi élégamment que toi. »
Ça ne fit pas sourire Billy. « Je peux t’aider. Je suis vieux, mais je suis pas mort.
— Emmène-le, dit Abra. Il a raison. »
Dan l’observa.
(est-ce que tu sais quelque chose Abra)
La réponse fut instantanée.
(non mais je sens quelque chose)
C’était suffisant pour Dan. Il lui tendit les bras et Abra l’étreignit très fort, la joue pressée contre son torse. Dan aurait pu la garder comme ça enlacée un long moment, mais il la relâcha et recula.
(préviens-moi quand tu seras tout près oncle Dan je viendrai)
(juste par petites touches souviens-toi)
Elle lui envoya une image plutôt qu’une pensée en mots: un détecteur de fumée faisant bip… bip… comme quand ils ont besoin qu’on leur change les piles. Elle se souvenait parfaitement.
Comme elle se dirigeait vers la voiture, Abra dit à son père: « Il faut qu’on s’arrête en route pour acheter une carte de prompt rétablissement. Julie Cross s’est cassé le poignet hier à l’entraînement de foot. »
Il la regarda en fronçant les sourcils. « Et comment tu sais ça, toi ?
— Je le sais », répondit-elle.
Il lui tira gentiment une couette. « Tu as toujours su le faire, hein ? Je ne comprends pas, Abba-Doo, pourquoi tu ne nous l’as pas dit, tout simplement. »
Dan, qui avait grandi avec le Don, aurait pu répondre à cette question.
Parfois, les parents ont besoin de protection.
C’est ainsi qu’ils se séparèrent. Le 4×4 de John prit vers l’est et la camionnette de Billy, avec Billy au volant, vers l’ouest. « Ça ira pour conduire, Billy ? demanda Dan.
— Avec tout ce que j’ai dormi la nuit dernière ? Mon chéri, je pourrais conduire jusqu’en Californie.
— Tu sais où on va ?
— J’ai acheté un atlas routier en ville pendant que j’attendais pour les pizzas.
— Alors, t’avais déjà pris ta décision ? Et tu savais ce qu’on avait prévu, Abra et moi ?
— Ben… plus ou moins.
— Quand t’auras besoin que je te remplace, n’hésite pas à gueuler », dit Dan. Et il ne tarda pas à s’endormir, la tête contre la vitre du passager. Il descendit à travers des couches de plus en plus profondes d’images désagréables. D’abord, ce fut la haie d’animaux de l’Overlook, ceux qui bougeaient quand tu les regardais pas. Puis Mrs. Massey de la chambre 217, maintenant coiffée d’un haut-de-forme incliné. En descendant plus profond, il revisita la bataille de Cloud Gap. Sauf que cette fois, faisant irruption dans le Winnebago, il découvrait Abra gisant sur le plancher, la gorge tranchée, et Rose debout au-dessus d’elle armée d’un coupe-chou dégoulinant de sang. Elle apercevait Dan et sa mâchoire se décrochait en un rictus obscène dans lequel une seule longue dent luisait. Je lui avais dit que ça finirait comme ça mais elle n’a pas voulu m’écouter, disait-elle. Les enfants n’écoutent jamais.
Plus bas encore, il n’y avait que des ténèbres.
Lorsqu’il s’éveilla, c’était le crépuscule, traversé par une ligne blanche discontinue. Ils roulaient sur une autoroute.
« J’ai dormi longtemps ? »
Billy consulta sa montre. « Onze heures et des poussières. Tu te sens mieux ?
— Oui. » Oui et non. Il avait la tête claire, mais horriblement mal au ventre. Étant donné ce qu’il avait vu dans le miroir le matin même, ça ne l’étonnait pas. « Où sommes-nous ?
— Deux cents bornes à l’est de Cincinnati, environ. Je me suis arrêté deux fois pour faire le plein pendant que t’en écrasais. Et t’as ronflé. »
Dan se redressa. « On est en Ohio ? Merde ! Il est quelle heure ? »
Billy consulta sa montre. « Six heures et quart. J’ai roulé comme une fleur: pas de pluie, circulation fluide. Je crois qu’on a un ange qui fait la route avec nous.
— Bon, trouvons-nous un motel. Il faut que tu dormes et moi, j’ai envie de pisser comme un cheval dopé.
— Tu m’étonnes. »
Billy prit la sortie suivante annonçant station-service, restauration et lits. Il fit halte dans un Wendy’s pour prendre des hamburgers pendant que Dan filait aux toilettes pour hommes. Quand ils se retrouvèrent à la camionnette, Dan mâchonna une bouchée de son Double, le remit dans l’emballage et prit une gorgée prudente de milk-shake. Ça, son estomac semblait le tolérer.
Billy parut choqué. « Hé, mec, t’as besoin de manger ! Qu’est-ce que t’as qui ne va pas ?
— J’imagine que la pizza au petit déjeuner, c’était pas une bonne idée. » Et, comme Billy le regardait toujours: « Le lait, ça passe. C’est tout ce dont j’ai besoin. Surveille la route, Billy. On pourra pas aider Abra si on atterrit aux urgences. »
Cinq minutes plus tard, Billy arrêtait la camionnette sous l’enseigne clignotante d’un Fairfield Inn annonçant CHAMBRES LIBRES. Il coupa le moteur, mais ne descendit pas. « Puisque je risque ma vie avec toi, Chef, je veux savoir quel mal te ronge. »
Dan faillit lui faire remarquer que c’était son idée d’avoir pris ce risque, pas la sienne, mais ça n’aurait pas été correct. Alors il expliqua. Billy écouta en silence, les yeux ronds.
« Doux petit Jésus effronté ! lâcha-t-il quand Dan eut terminé.
– À moins que j’aie mal lu, dit Dan, y a rien dans le Nouveau Testament comme quoi Jésus était effronté. Même si j’imagine qu’il devait l’être, enfant. La plupart des gosses le sont. Tu vas nous prendre des chambres, ou c’est moi qui y vais ? »
Billy continuait à ne pas bouger. « Est-ce qu’Abra le sait ? »
Dan secoua la tête.
« Mais elle pourrait le découvrir.
— Elle pourrait, mais elle le fera pas. Elle sait que c’est pas bien d’espionner, surtout quand c’est quelqu’un qu’on aime. Elle ne le ferait pas plus qu’elle n’irait surprendre ses parents en train de faire l’amour.
— Tu sais ça d’expérience, de ta propre enfance ?
— Oui. Des fois, on voit un peu — on peut pas s’en empêcher — mais dans ces cas-là, on se détourne.
— Est-ce que ça va aller, Danny ?
— Encore pour un moment, oui. » Il pensa aux mouches posées sur ses lèvres, ses joues, son front. « Suffisamment longtemps.
— Et après ?
— Je m’inquiéterai d’après après. Un jour à la fois. Allons prendre notre chambre. On doit décoller de bonne heure.
— Tu as des nouvelles d’Abra ? Elle t’a fait signe ? »
Dan sourit. « Elle va impec. »
Du moins jusqu’à présent.
Mais elle n’allait pas impec, pas vraiment.
Assise à son bureau avec Le cœur est un chasseur solitaire à la main, elle essayait de ne pas regarder en direction de la fenêtre de sa chambre, de crainte d’y voir certain visage en train de l’observer. Elle savait que Dan souffrait de quelque chose et qu’il ne voulait pas qu’elle sache de quoi, mais elle avait quand même été tentée d’aller y voir, malgré toutes ses années d’entraînement à ne pas s’immiscer dans les APA: Affaires Privées des Adultes. Deux choses la retenaient. La première, qu’elle le veuille ou non, c’est qu’elle ne pouvait rien faire pour lui en ce moment. La deuxième (celle-là était plus forte), c’est qu’il risquait de la sentir dans sa tête. Auquel cas, il en serait déçu.
C’est probablement verrouillé, de toute manière, pensa-t-elle. Il peut faire ça. Il est très fort.
Pas aussi fort qu’elle, cependant… ou, pour parler en termes de Don, pas aussi doué. Elle pouvait ouvrir ses coffres-forts mentaux et inspecter leur contenu, mais elle pensait que ça risquait d’être dangereux pour tous les deux. Aucune raison précise à ça, c’était juste une intuition — comme son intuition que Mr. Freeman accompagne Dan était une bonne idée — mais elle se fiait à ses intuitions. En plus, ce truc qu’il avait, c’était peut-être quelque chose qui pouvait les aider. Elle l’espérait. L’espoir juste nous porte et nous accroît — encore une citation de Shakespeare.
T’avise pas non plus de regarder cette fenêtre. N’essaie même pas.
Non. Sûrement pas. Jamais. Donc elle le fit, et Rose était là, un rictus aux lèvres sous son chapeau crânement incliné. Toutes boucles ondoyantes, pâle peau de porcelaine, sombres yeux fous et rouges lèvres pulpeuses masquant cette dent monstrueuse. Cette défense.
Tu crèveras en hurlant, sale bâtarde.
Abra ferma les yeux et pensa fort
(elle est pas là pas là pas là)
et les rouvrit. La face grimaçante à la fenêtre avait disparu. Mais pas réellement. Quelque part dans les hautes montagnes — sur le Toit du Monde — Rose pensait à elle. Et attendait.
Le motel proposait un buffet pour le petit déjeuner. Parce que son compagnon de voyage l’observait, Dan s’appliqua à manger un peu de céréales au yaourt. Billy parut soulagé. Pendant qu’il payait leur note, Dan s’éloigna discrètement vers les toilettes pour hommes. Dès qu’il fut hors de vue, il verrouilla la porte, se baissa et vomit tout ce qu’il avait mangé. Les céréales et le yaourt non digérés flottaient dans une écume rouge.
« C’est bon ? demanda Billy, lorsque Dan le rejoignit à la réception.
— Impec, répondit Dan. En route. »
D’après l’atlas routier de Billy, il y avait environ deux mille kilomètres de Cincinnati à Denver. Sidewinder se situait approximativement cent vingt kilomètres plus à l’ouest, par des routes tout en lacets et bordées de ravins abrupts. Dans l’après-midi de ce dimanche, Dan tenta de prendre un peu le volant mais il se fatigua vite et le passa de nouveau à Billy. Il s’endormit et, à son réveil, le soleil se couchait. Ils étaient en Iowa — berceau de feu Brad Trevor.
(Abra ?)
Il craignait que la distance ne rende la communication mentale difficile, voire impossible, mais Abra répondit vite, et plus puissamment que jamais: si elle avait été une station radio, elle aurait émis en cent mille watts. Elle était dans sa chambre, en train de pianoter un devoir de classe sur son ordi. Dan fut amusé de constater qu’elle tenait Pippo sur ses genoux. Et attristé aussi. La pression des événements l’avait fait régresser à une Abra plus jeune, du moins sur le plan émotionnel.
Avec le conduit grand ouvert entre eux, elle capta ses sentiments.
(t’en fais pas pour moi je vais bien)
(tant mieux parce que t’as un coup de fil à passer)
(oui d’accord et toi ça va)
(impec)
Elle n’était pas dupe mais elle n’insista pas, et c’était exactement ce qu’il voulait.
(est-ce que t’as trouvé)
Elle compléta d’une image.
(pas encore c’est dimanche les magasins sont fermés)
Une autre image, qui le fit rire. Un magasin Wal-Mart… sauf que l’enseigne extérieure annonçait HYPERMARCHÉ D’ABRA.
(ils ont pas voulu nous vendre ce qu’on demandait mais on en trouvera un qui voudra bien)
(d’accord j’espère)
(tu sais quoi lui dire ?)
(oui)
(elle va essayer de te baratiner pour te tirer les vers du nez la laisse pas faire)
(je la laisserai pas)
(préviens-moi quand tu auras fini que je m’inquiète pas)
Il s’inquiéterait forcément.
(promis je t’aime oncle Dan)
(moi aussi je t’aime)
Il dessina un baiser. Abra en dessina un aussi: de grosses lèvres rouges de dessin animé. Il le sentit presque sur sa joue. Puis elle disparut.
Billy le fixait. « Tu viens juste de lui parler, hein ?
— Exact. Surveille la route, Billy.
— Ouais, ouais. On dirait mon ex-femme. »
Billy mit son clignotant et doubla une énorme et lourde autocaravane Fleetwood Pace Arrow. Dan regarda fixement le véhicule, se demandant qui l’occupait et si ses passagers regardaient aussi à travers leurs vitres fumées.
« Je veux faire encore cent cinquante, deux cents bornes avant qu’on s’arrête pour la nuit, dit Billy. Comme je vois les choses, demain, ça nous laissera une heure pour faire tes courses et on sera en montagne à peu près à l’heure que vous avez fixée pour le duel, Abra et toi. Mais faudra qu’on prenne la route avant le lever du jour.
— Parfait. Tu as pigé comment ça va se passer ?
— J’ai pigé comment c’est censé se passer. » Billy lui lança un bref coup d’œil. « Tu as intérêt à espérer que, s’ils ont des jumelles, ils s’en serviront pas. Tu penses qu’on a des chances d’en revenir vivants ? Dis-moi la vérité. Si la réponse est non, je vais me commander le plus gros steak que t’as jamais vu de ta vie ce soir pour dîner. MasterCard n’aura qu’à poursuivre mes héritiers pour ma dernière dette. Et tu sais quoi ? J’ai pas d’héritiers. Sauf si tu comptes mon ex-femme, mais elle me pisserait même pas dessus pour m’éteindre si j’étais en feu.
— On en reviendra », dit Dan. Mais sa réponse lui parut bien pâle. Il se sentait trop malade pour donner le change.
« Ouais ? Mais bon, peut-être que je vais quand même me taper ce gros steak ce soir pour dîner. Et toi ?
— Je crois que je pourrais avaler un peu de soupe. Du bouillon, plutôt. » L’idée d’ingurgiter quelque chose de trop épais pour pouvoir lire le journal à travers — velouté de tomate, crème de champignons — lui retournait l’estomac.
« D’accord. Et si t’essayais de refermer un peu les yeux ? »
Dan savait qu’il ne réussirait pas à dormir profondément — pas tant qu’Abra était aux prises avec cette antique horreur qui ressemblait à une femme — mais il parvint à somnoler. Un somme léger mais suffisamment profond pour qu’il fasse d’autres rêves, d’abord de l’Overlook (la version du jour comprenait l’ascenseur qui montait et descendait tout seul en pleine nuit), puis de sa nièce. Cette fois, Abra avait été étranglée à l’aide d’un cordon électrique. Elle fixait Dan avec des yeux exorbités, accusateurs. Il n’était que trop facile de lire ce qu’ils exprimaient. Tu m’avais dit que tu m’aiderais. Tu m’avais dit que tu me sauverais. Où tu étais pendant que je mourais ?
Abra ne cessait de repousser ce qu’elle avait à faire jusqu’au moment où elle s’aperçut que sa mère ne tarderait pas à lui crier de se coucher. Elle n’allait pas en classe le lendemain matin, mais ça serait quand même une grosse journée. Peut-être aussi une très longue nuit.
Reporter les choses à plus tard ne fait que les aggraver, cara mia.
Ça, c’était l’évangile selon Momo. Abra jeta un coup d’œil vers sa fenêtre. Si seulement elle avait pu y apercevoir son arrière-grand-mère au lieu de Rose. Ç’aurait été vraiment bien.
« Momo, j’ai tellement peur », dit-elle. Mais après deux longues inspirations, elle prit son iPhone et pianota le numéro de l’Overlook Lodge au Bluebell Campground. Un homme répondit, et lorsque Abra dit qu’elle voulait parler à Rose, il demanda de la part de qui.
« Vous savez très bien qui je suis », répondit-elle. Et, d’un ton qu’elle espérait désagréablement inquisiteur, elle ajouta: « Êtes-vous déjà malade, cher monsieur ? »
L’homme au bout du fil (c’était Double P) ne répondit pas, mais elle l’entendit murmurer à l’adresse de quelqu’un. Une seconde plus tard, Rose était en ligne, de nouveau en ferme possession de son sang-froid.
« Bonjour, ma chère. Où vous trouvez-vous ?
— Je suis en route, répondit Abra.
— Vraiment ? J’en suis fort aise. Donc, si je vérifie l’indicatif de ton numéro, je vais pas trouver que ton appel vient du New Hampshire ?
— Ben non, répondit Abra. J’appelle avec mon portable. Faut vous mettre à l’heure du XXIe siècle, pétasse.
— Que veux-tu ? » La voix dans son oreille était soudain cassante.
« M’assurer que vous connaissez les règles, dit Abra. Je serai là-bas à dix-sept heures demain. À bord d’une vieille camionnette rouge.
— Conduite par qui ?
— Mon oncle Billy, répondit Abra.
— C’est l’un de ceux de l’embuscade ?
— C’est lui qui était avec moi et le Skunk. Arrêtez de poser des questions. Contentez-vous de la boucler et d’écouter.
— Que tu es mal élevée, commenta tristement Rose.
— On se garera tout au fond du parking, près du panneau qui dit REPAS GRATUIT POUR LES ENFANTS QUAND LES ÉQUIPES DU COLORADO GAGNENT.
— Je vois que tu as été sur notre site internet. Comme c’est mignon. Ou alors c’est ton oncle, peut-être ? Il a beaucoup de courage de te servir de chauffeur. C’est le frère de ton père ou de ta mère ? Les familles de pecnos, c’est mon passe-temps. Je fais des arbres généalogiques. »
Elle va te baratiner pour te tirer les vers du nez, lui avait dit Dan. Il ne s’était pas trompé.
« C’est quoi que vous comprenez pas quand je vous dis de la boucler et d’écouter ? Vous voulez qu’on le fasse ou pas ? »
Pas de réponse, juste un silence d’attente. Un inquiétant silence d’attente.
« Du parking, on verra tout: le camping, le Lodge, le Toit du Monde. Vous avez intérêt à ce que, mon oncle et moi, on vous voie perchée là-haut, et intérêt aussi à ce qu’on voie vos Nœuds Vrais nulle part. Ils vont rester bien gentiment en salle de bingo pendant qu’on fera ce qu’on a à faire. La grande salle, compris ? Oncle Billy captera pas, s’ils sont pas là où ils sont censés être, mais moi oui. Si j’en repère un seul ailleurs, tonton et moi on se casse.
— Ton tonton, il restera dans son camion ?
— Non. C’est moi qui resterai dans le camion, jusqu’à ce qu’on soit sûrs. Ensuite, il se remettra au volant et moi, je monterai. Je veux surtout pas qu’il s’approche de vous.
— Très bien, ma chère. Il en sera fait comme vous l’exigez. »
Non, c’est pas vrai. Tu mens.
Mais Abra aussi mentait, ce qui les mettait d’une certaine manière à égalité.
« Encore un mot, ma chère. J’ai une question vraiment importante à vous poser », dit Rose aimablement.
Abra faillit lui demander quelle question, puis elle se souvint de l’avertissement de son oncle. Son vrai oncle. D’abord une question. Qui en entraînerait une autre… et une autre… et encore une autre.
« Ravalez-la et qu’elle vous étouffe », dit-elle. Et elle raccrocha. Ses mains se mirent à trembler. Puis ses jambes, ses épaules, ses bras.
« Abra ? » Maman. Qui l’appelait du bas des escaliers. Elle le sent. Juste un peu, mais elle le sent. C’est un truc de maman ou une étincelle du Don ? « Chérie, ça va ?
— Super, m’man ! J’mets mon pyjams !
— Encore dix minutes, et on monte pour la bise. Sois prête.
— J’serai prête. »
S’ils savaient à qui je viens de parler, pensa Abra. Mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient juste être au courant de ce qui se passait. Elle était ici, dans sa chambre, toutes les portes et les fenêtres de la maison étaient verrouillées, et ils croyaient que ça suffisait pour qu’elle soit en sécurité. Même son père, qui avait vu le Nœud Vrai en action.
Mais Dan, lui, savait. Elle ferma les yeux et le chercha.
Dan et Billy se trouvaient sous l’enseigne d’un nouveau motel. Et toujours pas de nouvelles d’Abra. Mauvais, ça.
« Allez, Chef, viens, dit Billy. Rentrons et… »
Soudain, elle était là. Dieu merci.
« Chut, attends une minute », dit Dan. Et il écouta. Deux minutes plus tard, il se tournait vers Billy, qui trouva que le sourire sur son visage le faisait de nouveau ressembler à Dan Torrance.
« C’était elle ?
— Oui.
— Comment ça s’est passé ?
— Elle dit que ça a été. Tout roule.
— Aucune question sur moi ?
— Juste pour savoir si t’es un oncle côté maternel ou paternel. Écoute, Billy, pour le truc de l’oncle, on s’est plantés. T’es de loin trop âgé pour être le frère de Lucy ou de David. Quand on s’arrêtera demain pour faire notre course, tu t’achèteras des lunettes de soleil. Et tu garderas ta casquette de base-ball bien enfoncée sur les oreilles pour que tes cheveux blancs ne se voient pas.
— Tant que j’y suis, je devrais peut-être m’acheter un shampoing colorant Just For Men.
— Fais pas le con, vieux clown. »
Ça fit sourire Billy. « Entrons réserver notre chambre et allons dîner. T’as meilleure mine. On dirait que tu vas pouvoir manger un peu.
— Un peu de soupe, dit Dan. Inutile de prendre des risques.
— Va pour la soupe. »
Il arriva à la terminer. Lentement. Et — avec la certitude que, d’une façon ou d’une autre, tout ceci serait résolu dans moins de vingt-quatre heures — il parvint à la garder. Ils dînaient dans la chambre de Billy, et quand il eut fini, Dan s’étendit de tout son long sur la moquette. Ça atténua un peu ses douleurs à l’estomac.
« C’est quoi, ça ? demanda Billy. Un truc de yogi à la con ?
— Exactement. Je l’ai appris en regardant les dessins animés de Yogi l’Ours. Récapitule-moi tout encore une fois.
— J’ai tout pigé, Chef, t’inquiète pas. Tu sais que tu commences à ressembler à Casey Kingsley, là ?
— Effrayant. Mais récapitule-moi tout encore une fois.
— Bon. Abra commence à émettre des ping ultrasoniques aux environs de Denver. S’ils ont quelqu’un capable d’écouter, ils sauront qu’elle arrive. Et qu’elle n’est pas loin. On débarque à Sidewinder une bonne heure avant — disons à quatre heures plutôt qu’à cinq — et on passe l’embranchement du camping sans s’arrêter. Ils nous verront pas. À moins qu’ils aient posté une sentinelle sur la nationale.
— Je crois pas qu’ils le feront. » Cela rappela à Dan un autre aphorisme AA: Nous sommes impuissants sur les êtres, les lieux et les choses. Comme la plupart des pépites AA, c’était soixante-dix pour cent vrai, trente pour cent jolie foutaise ronflante. « De toute façon, on ne peut pas tout contrôler. Continue.
— Il y a une aire de pique-nique un peu plus haut sur la route, à environ un kilomètre et demi. Tu y es allé deux ou trois fois avec ta mère avant que vous vous retrouviez coincés par la neige pour l’hiver. » Billy se tut. « Juste toi et elle ? Jamais ton père ?
— Non, il travaillait. À l’écriture d’une pièce de théâtre. Continue. »
Billy poursuivit. Dan l’écouta attentivement, puis hocha la tête. « Très bien. Tu sais tout sur le bout des doigts.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? Maintenant, je peux te poser une question ?
— Ouais, bien sûr.
— D’ici demain après-midi, tu pourras encore marcher un kilomètre et demi ?
— Oui, je pourrai. »
J’ai intérêt.
Grâce à un départ matinal — quatre heures du matin, bien avant les premières lueurs du jour —, Dan Torrance et Billy Freeman commencèrent à apercevoir peu après neuf heures un long nuage barrant l’horizon. Un peu plus tard, le temps que le nuage bleu-gris se soit matérialisé en une chaîne montagneuse, ils faisaient halte dans la bourgade de Martenville, Colorado. Là, dans la courte (et pratiquement déserte) rue principale, Dan vit non pas ce qu’il espérait voir, mais mieux encore: une boutique de vêtements pour enfants appelée Kids’ Stuff. Et, un peu plus loin, un drugstore flanqué d’un mont-de-piété à l’air poussiéreux et d’un Vidéo Express avec PRIX CASSÉS POUR CAUSE DE FERMETURE TOUT DOIT DISPARAÎTRE écrit au blanc d’Espagne sur la vitrine. Il y expédia Billy s’acheter des lunettes de soleil pendant que lui-même franchissait le seuil de Kids’ Stuff.
L’endroit dégageait une impression de sinistrose et de perte d’illusions. Il était le seul client. C’était une bonne idée qui avait mal tourné. Sûrement à cause des boutiques de grandes marques dans les galeries marchandes de Sterling ou Fort Morgan. Pourquoi acheter local quand on pouvait d’un coup de bagnole aller acheter des petits pantalons et des petites robes pas cher ? Et tant pis si c’était fabriqué au Mexique ou au Costa Rica. Une femme fatiguée, à la mise en plis fatiguée, sortit de derrière son comptoir et l’accueillit d’un sourire fatigué. Quand elle lui demanda si elle pouvait l’aider, Dan répondit que oui. Et quand il lui expliqua ce qu’il voulait, elle ouvrit des yeux ronds.
« Je sais que c’est un peu inhabituel, dit-il, mais faites-moi une faveur, je vous en prie. Je vous paierai en espèces. »
Il eut ce qu’il voulait. Dans les petits commerces sinistrés à l’écart des autoroutes, le mot magique fait encore de l’effet.
Alors qu’ils approchaient de Denver, Dan contacta Abra. Il ferma les yeux et visualisa la roue que tous deux connaissaient bien désormais. Dans la ville d’Anniston, Abra en fit autant. Ce fut plus facile cette fois. Lorsqu’il les rouvrit, ses yeux tombèrent sur la pelouse des Stone descendant en pente douce vers la Saco River miroitante sous le soleil d’après-midi. Abra ouvrit les siens sur les Rocheuses.
« Ouah, oncle Billy ! Elles sont belles, tu trouves pas ? »
Billy jeta un coup d’œil à l’homme assis à ses côtés. Dan avait croisé les jambes d’une manière qui ne lui ressemblait pas du tout et il balançait doucement le pied. Ses joues avaient repris un peu de couleur et il y avait une petite lueur dans ses yeux qui n’y était pas durant toute leur course vers l’Ouest.
« Sûr qu’elles sont belles, ma puce », répondit-il.
Dan sourit et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, la bonne santé qu’Abra avait communiquée à son visage s’estompait déjà. Comme une rose privée d’eau, songea Billy.
« Alors ?
— Ping », répondit Dan. Il sourit encore, mais c’était un sourire fatigué cette fois. « Comme un détecteur de fumée qui a besoin qu’on lui change les piles.
— Tu crois qu’ils l’ont entendu ?
— Je l’espère bien », dit Dan.
Rose faisait les cent pas dehors le long de son EarthCruiser quand Charlie le Crack s’amena en courant. Les Vrais avaient pris de la vapeur le matin même, ne gardant qu’une seule cartouche en réserve, et avec tout ce que Rose avait absorbé en solitaire ces derniers jours, elle était trop remontée pour ne serait-ce que penser à s’asseoir.
« Alors ? demanda-t-elle. Donne-moi de bonnes nouvelles.
— Je l’ai chopée, c’est bon comme nouvelle ? » Remonté lui aussi, il attrapa Rose par les bras et la fit tournoyer, cheveux au vent. « Je l’ai chopée ! Juste quelques secondes, mais c’était elle !
— T’as vu l’oncle ?
— Non, elle regardait les montagnes à travers le pare-brise. Elle a dit qu’elles étaient belles…
— Pour être belles, elles sont belles », dit Rose. Un grand sourire s’étirait sur ses lèvres. « T’es pas d’accord, Charlie ?
— … et il lui a dit sûr, qu’elles étaient belles. Ils arrivent, Rose ! Ils arrivent vraiment !
— Elle savait que t’étais là ? »
Charlie la lâcha en fronçant les sourcils. « Je saurais pas dire exactement… Grand-Pa Flop aurait su, lui…
— Dis-moi juste ce que tu penses.
— Sans doute que non.
– Ça me suffit. Retourne t’installer dans un endroit tranquille. Où tu peux te concentrer sans être dérangé. Assieds-toi et écoute. Si, ou plutôt quand tu la choperas à nouveau, préviens-moi. Je veux pas perdre sa trace si je peux l’éviter. Si t’as besoin de plus de vapeur, demande-moi. J’en ai économisé un peu.
— Non, non, ça va. Je vais écouter. Je vais écouter de toutes mes forces ! » Charlie le Crack lâcha un rire un peu fou et repartit au pas de course. Rose pensait qu’il n’avait pas la moindre idée de là où il allait, et elle s’en foutait. Du moment qu’il continuait à écouter.
À midi, Dan et Billy étaient au pied des Flatirons. Alors qu’il regardait les Rocheuses se rapprocher, Dan pensa à toutes les années d’errance au cours desquelles il les avait évitées. Ce qui lui rappela un poème qu’il avait lu un jour, qui disait qu’on peut bien passer des années à fuir, à la fin on se retrouve toujours face à soi-même dans une chambre d’hôtel, une ampoule nue au-dessus de la tête et un revolver sur la table.
Comme ils avaient le temps, ils quittèrent l’autoroute et entrèrent dans Boulder. Billy était affamé. Pas Dan… mais il était curieux. Billy arrêta la camionnette sur le parking d’un Subway mais quand il demanda à Dan quel sandwich il voulait, Dan se contenta de secouer la tête.
« T’es sûr ? T’as encore une rude journée devant toi.
— Je mangerai quand tout sera terminé.
— Bon… »
Billy entra dans le Subway se prendre un Poulet Buffalo. Dan contacta Abra. La roue tourna.
Ping.
Quand Billy revint, Dan désigna du menton son sandwich de trente centimètres de long. « Attends cinq minutes avant de l’attaquer. Je veux profiter d’être à Boulder pour vérifier quelque chose. »
Cinq minutes plus tard, ils étaient dans Arapahoe Street. À deux rues du petit quartier interlope des bars et des boîtes, il demanda à Billy de s’arrêter. « Vas-y, tu peux l’attaquer maintenant. J’en ai pas pour longtemps. »
Dan descendit de la camionnette et resta debout sur le trottoir fissuré, à regarder un immeuble de deux étages détérioré portant l’écriteau APPARTEMENTS MEUBLÉS PRIX POUR LES ÉTUDIANTS. La pelouse était pelée. Les mauvaises herbes poussaient entre les fissures du trottoir. Il avait douté que cet endroit existe toujours, croyant qu’Arapahoe serait devenue une rue de copropriétés habitées par des désœuvrés argentés prenant leur café-latte chez Starbucks, consultant leur compte Facebook vingt fois par jour et tweettant comme des malades. Mais l’immeuble était là et — d’après ce qu’il pouvait en voir — il avait exactement la même gueule qu’autrefois.
Billy le rejoignit, son sandwich à la main. « On a encore cent vingt bornes à faire, Danno. On ferait mieux de se bouger les fesses.
— T’as raison », dit Dan. Et il continua de regarder l’immeuble à la peinture verte écaillée. Autrefois, un petit garçon avait vécu là ; il s’était assis sur ce même bord de trottoir où Billy Freeman mâchonnait en ce moment son énorme sandwich au poulet. Il attendait que son papa rentre de son entretien d’embauche à l’hôtel Overlook, ce petit garçon. Il avait un planeur en balsa à l’aile cassée. Mais c’était pas grave. Quand son papa rentrerait, il le réparerait avec de la colle et du scotch. Et après, peut-être qu’ils le feraient voler ensemble. Son papa avait été un homme effrayant, mais comme ce petit garçon l’avait aimé !
Dan dit: « J’ai vécu ici avec ma mère et mon père avant qu’on déménage à l’Overlook. Pas terrible, hein ? »
Billy haussa les épaules. « J’ai vu pire. »
Dan aussi, au cours de ses années d’errance. L’appartement de Deenie à Wilmington, par exemple.
Il montra du doigt un endroit vers la gauche. « Il y avait des bars par là. L’un d’eux s’appelait le Tambour Brisé. Il existe peut-être toujours: on dirait que la rénovation urbaine a délaissé ce côté-ci de la ville. Quand mon père et moi on passait devant ce bar, il s’arrêtait toujours pour regarder par la vitre, et je sentais combien il avait soif d’y entrer. Tellement soif que ça me donnait soif. J’ai bu pendant de longues années pour étancher cette soif, mais elle peut jamais vraiment être étanchée. Mon père le savait déjà, à l’époque.
— Mais tu l’aimais, j’imagine.
— Oui, je l’aimais », dit-il en fixant toujours l’immeuble d’appartements délabré. Pas terrible, non. Mais Dan ne put s’empêcher de se demander si leurs vies auraient été très différentes s’ils étaient restés vivre là. Si l’Overlook ne les avait pas happés dans ses filets. « Il était bon et mauvais et j’aimais les deux facettes de sa personnalité. Et mon Dieu, je crois que je les aime toujours.
— Toi comme la plupart des gosses, dit Billy. On aime ses parents et on espère toujours le meilleur. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Allez, viens, Dan. Si on doit faire ce qu’on a à faire, faut qu’on y aille. »
Une demi-heure plus tard, Boulder était derrière eux et ils grimpaient dans les Rocheuses.
Malgré l’approche du crépuscule — dans le New Hampshire, tout au moins —, Abra était toujours sur le perron de derrière, les yeux posés sur la rivière. Pippo était tout près, assis sur le couvercle du composteur. Lucy et Dave sortirent et vinrent s’asseoir à ses côtés. John Dalton les regardait depuis la cuisine, une tasse de café froid à la main. Sa sacoche était posée sur le comptoir, mais elle ne contenait rien dont il pourrait se servir ce soir.
« Tu devrais rentrer dîner un peu », dit Lucy. Sachant bien qu’Abra ne voudrait pas — ne pourrait sans doute pas — jusqu’à ce que tout soit fini. Mais on se cramponne au connu. C’était plus facile pour elle que pour sa fille, parce que tout ici paraissait normal et que le danger se trouvait à plus de deux mille kilomètres de là.
Abra avait toujours eu une peau lisse et nette — aussi parfaite que lorsqu’elle était bébé — mais depuis peu, l’acné bourgeonnait autour des ailes de son nez et une vilaine grappe de boutons lui décorait le menton. C’était juste les hormones qui entraient en scène, annonçant le début de la véritable adolescence ; Lucy aurait bien aimé y croire, parce que c’était le cours normal des choses. Mais le stress aussi est cause d’acné. Et puis, il y avait la pâleur de sa fille et ses cernes noirs sous les yeux. Elle paraissait presque aussi malade que Dan lorsque Lucy l’avait vu la dernière fois se hisser avec une lenteur douloureuse dans la camionnette de Mr. Freeman.
« Je peux pas manger maintenant, maman. Pas le temps. Et puis, je vomirais sûrement, de toute façon.
— Encore combien de temps avant que ça commence ? » demanda Dave.
Elle ne les regardait ni l’un l’autre. Ses yeux étaient fixés sur la rivière, mais Lucy savait qu’elle ne la regardait pas vraiment non plus. Elle était loin d’ici, dans un endroit où aucun d’eux ne pouvait l’aider. « Pas longtemps. Vous devriez chacun me faire un bisou et retourner à l’intérieur.
— Mais… », commença Lucy. Puis elle vit Dave lui faire non de la tête. Une seule fois, mais très fermement. Elle soupira, prit une main d’Abra (comme elle était froide !) et posa un baiser sur sa joue gauche. David en posa un sur la droite.
Lucy: « N’oublie pas ce qu’a dit Dan. Si les choses tournent mal…
— Vous devriez rentrer maintenant, tous les deux. Quand ça commencera, je prendrai Pippo dans mes bras. Quand vous me verrez faire ça, vous ne devrez plus m’interrompre. Sous aucun prétexte. Vous pourriez faire tuer oncle Dan, et peut-être Billy, aussi. Il se peut que je tombe, comme si je m’évanouissais, mais ça sera pas un évanouissement, alors ne me touchez pas et ne laissez pas Dr John me toucher, non plus. Laissez-moi juste comme ça jusqu’à ce que ça soit fini. Je crois que Dan connaît un endroit où on peut être en sécurité ensemble. »
David dit: « Je ne comprends pas comment un truc pareil peut fonctionner. Cette femme, cette Rose, elle verra bien qu’il n’y a aucune petite fille…
— Vous devez rentrer maintenant », dit Abra.
Ils firent ce qu’elle disait. Lucy lança un regard implorant à John ; il ne put que hausser les épaules et secouer la tête. Tous trois se postèrent à la fenêtre de la cuisine, se tenant par les épaules, pour regarder dehors la petite fille assise sur le perron, les bras serrés autour des genoux. Aucun danger d’être vus ; tout était paisible. Mais quand Lucy vit Abra — sa petite fille — attraper Pippo et poser le vieux lapin en peluche sur ses genoux, elle poussa un gémissement. John lui pressa l’épaule. David resserra son bras autour de sa taille et elle se cramponna à sa main avec panique.
Je vous en prie, épargnez ma petite fille. S’il doit arriver quelque chose… quelque chose de grave… faites que cela arrive à ce demi-frère que je n’ai jamais connu. Pas à elle.
« Tout ira bien », dit Dave.
Elle hocha la tête. « Oui, bien sûr. Bien sûr, tout ira bien. »
Ils observaient la fillette sur le perron. Lucy comprit que même si elle l’appelait, Abra ne répondrait pas. Abra n’était plus là.
Billy et Dan arrivèrent à l’embranchement pour le camp de base des Vrais dans le Colorado à quatre heures moins vingt, heure des Rocheuses, ce qui leur donnait une avance confortable sur l’horaire. Au-dessus de la route goudronnée, un panneau de bois cintré style entrée de ranch annonçait en lettres pyrogravées BIENVENUE AU BLUEBELL CAMPGROUND ! SÉJOURNE UN PEU PARMI NOUS, ÉTRANGER ! Le panneau en bord de route qui le complétait était nettement moins accueillant: FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE.
Billy dépassa le camp sans ralentir, mais le regard en alerte. « Je vois personne. Même sur les pelouses. Pourtant, j’imagine qu’ils auraient pu poster quelqu’un dans cette petite casemate d’accueil, là. Doux Jésus, Dan, tu as une mine épouvantable.
— Heureusement pour moi, le concours de Mr. America n’aura lieu qu’à la fin de l’année, dit Dan. Dans un kilomètre et demi, peut-être moins. Le panneau indique VUE PANORAMIQUE, AIRE DE PIQUE-NIQUE.
— Et s’ils ont posté quelqu’un là-haut ?
— Non, ils n’ont pas fait ça.
— Comment tu peux en être sûr ?
— Parce que ni Abra ni son oncle Billy ne peuvent savoir que cet itinéraire existe, puisqu’ils ne sont jamais venus ici. Et les Vrais ne connaissent pas mon existence.
— Espérons-le.
— Abra m’a confirmé qu’ils sont tous là où ils sont censés être. Elle a vérifié. Maintenant, tais-toi une minute, Billy. J’ai besoin de réfléchir. »
C’était à Dick Hallorann qu’il avait besoin de penser. Pendant plusieurs années, après leur hiver hanté à l’Overlook, Danny Torrance et Dick Hallorann s’étaient beaucoup parlé. Parfois face à face, le plus souvent d’esprit à esprit. Dan adorait sa mère mais il y avait des choses qu’elle ne pouvait pas comprendre. Comme les coffres-forts, par exemple. Ceux dans lesquels on enfermait les choses dangereuses que le Don attirait parfois. Même si le coup du coffre-fort ne marchait pas à chaque fois. À plusieurs reprises, Dan avait essayé de s’en fabriquer un pour l’alcool, mais ses tentatives s’étaient soldées par de misérables échecs (peut-être parce qu’il voulait que ce soient des échecs). Mrs. Massey, par contre… et Horace Derwent…
Il avait maintenant un troisième coffre-fort rangé au fond de son esprit, mais celui-là n’était pas aussi étanche que ceux qu’il s’était fabriqués quand il était petit. Parce que lui-même était moins fort ? Parce que ce que contenait ce coffre n’avait rien à voir avec les revenants qui avaient fait l’erreur de venir le chercher ? Les deux ? Il l’ignorait. Il savait seulement que le coffre-fort fuyait. Et quand il l’ouvrirait, son contenu risquait de le tuer. Mais…
« De quoi parles-tu ? demanda Billy.
— Hein ? » Dan regarda autour de lui. Il avait une main pressée sur le ventre. La douleur était terrible, maintenant.
« Tu viens de dire “On n’a plus le choix”. De quoi parles-tu ?
— Peu importe. » Ils étaient arrivés à l’aire de pique-nique et Billy s’engagea sur le chemin. Au bout, une clairière était aménagée avec des tables, des bancs et des fosses à barbecue. Dan trouva que ça ressemblait à Cloud Gap, mais sans la rivière. « Juste une chose… si ça tourne mal, remonte dans ta camionnette et décampe, sur les chapeaux de roue.
— Et tu crois que ça t’aiderait, si je faisais ça ? »
Dan ne répondit pas. Il avait les tripes en feu. En feu.
Juste avant quatre heures, ce lundi après-midi de la fin septembre, Rose se dirigea vers le Toit du Monde, accompagnée de Sarey la Muette.
Rose avait enfilé un jean moulant qui mettait en valeur ses longues jambes fuselées. Malgré le froid piquant, Sarey la Muette ne portait qu’une robe-tablier d’un bleu clair quelconque qui ondulait autour de ses maigres mollets. Rose s’arrêta pour consulter une plaque boulonnée à un pilier de granit au pied de la cinquantaine de marches permettant d’accéder à la plate-forme panoramique. Cette plaque indiquait que sur ce site historique s’était dressé l’hôtel Overlook, emporté par les flammes trente-cinq ans auparavant.
« Très puissantes sensations ici, Sarey. »
Sarey hocha la tête.
« Tu sais qu’il y a des sources chaudes où la vapeur sort directement de la terre, tu sais ça, n’est-ce pas ?
— Voui.
— C’est comme ça, ici. » Rose se pencha pour humer l’herbe et les fleurs sauvages. Sous leurs senteurs pointait l’odeur métallique du sang versé. « Fortes émotions: haine, peur, préjudice, luxure. L’écho du crime. Pas de la nourriture — trop ancien — mais régénérant tout de même. Un bouquet capiteux. »
Sarey ne disait rien, mais observait Rose.
« Et cette chose. » Rose agita la main en direction des marches abruptes montant à la plate-forme. « On dirait un gibet, tu trouves pas ? Il ne manque que la trappe. »
Toujours rien de la part de Sarey. Du moins à haute voix. Mais sa pensée
(et la gorde)
était assez claire.
« Exact, ma chérie, mais l’une de nous sera pendue ici, d’une manière ou d’une autre. Ou moi ou la petite bâtarde qui a mis son nez dans nos affaires. Tu vois ça ? » Rose désignait du doigt une remise verte, à une dizaine de mètres de là.
Sarey fit oui de la tête.
Rose portait une ceinture-banane. Elle l’ouvrit, fouilla à l’intérieur, en sortit une clé, la tendit à Sarey. Celle-ci marcha jusqu’à la remise dans l’herbe haute qui bruissait contre ses mollets. La clé ouvrait un cadenas posé sur la porte. Lorsqu’elle l’ouvrit, le soleil vespéral illumina un espace à peine plus grand qu’un cabinet d’aisances, qui abritait une tondeuse à gazon et un seau en plastique contenant une faucille et un râteau. Une pioche et une pelle étaient appuyées contre le mur du fond. Il n’y avait rien d’autre, et rien derrière quoi se dissimuler.
« Vas-y, entre, dit Rose. Voyons de quoi tu es capable. » Et avec toute la vapeur que t’as en toi, tu devrais être capable de m’étonner.
Comme les autres membres des Vrais, Sarey la Muette avait son petit talent.
Elle entra dans la remise, renifla et dit: « Pouffère.
— On s’en fout, de la poussière. Je veux te voir faire ton petit numéro. Ou plutôt, je ne veux pas te voir. »
Car c’était ça, le talent de Sarey. Elle n’était pas capable d’invisibilité (aucun d’eux ne l’était), mais elle savait créer une sorte de flou qui s’harmonisait parfaitement avec sa silhouette frêle et son visage quelconque. Elle se tourna vers Rose, puis regarda au sol son ombre maigrichonne. Elle se déplaça — pas de beaucoup, un demi-pas — et son ombre se fondit dans celle projetée par la poignée de la tondeuse. Là, elle s’immobilisa complètement et la remise fut déserte.
Rose ferma les yeux, puis les rouvrit brusquement, et Sarey était là, debout à côté de la tondeuse à gazon, les mains sagement nouées sur son ventre comme une jeune fille timide au bal espérant qu’un garçon l’invite à danser. Rose détourna le regard vers les montagnes au loin, et quand elle le ramena dans la remise, celle-ci était de nouveau déserte — juste un minuscule réduit sans aucun endroit où se cacher. Dans la forte lumière solaire, on ne percevait même pas une ombre. À part celle projetée par la poignée de la tondeuse. À part…
« Rentre ton coude, dit Rose. Je le vois. Juste un peu. »
Sarey la Muette fit ce qu’on lui demandait et, l’espace d’un instant, elle disparut vraiment tout à fait, du moins tant que Rose ne se concentra pas pour la voir. Lorsqu’elle le fit, Sarey était de nouveau là. Mais évidemment, Rose savait que Sarey était là. Le moment venu — et il n’allait pas tarder à venir — la petite bâtarde ne le saurait pas.
« Bien, Sarey ! la complimenta-t-elle avec chaleur (avec autant de chaleur que possible). J’aurai peut-être pas besoin de toi. Et si je t’appelle, tu prends la faucille. Pense à Andi en la prenant. D’accord ? »
Au nom d’Andi, les lèvres de Sarey se plissèrent en une moue de tristesse. Elle regarda fixement la faucille dans le seau en plastique et hocha la tête.
Rose s’approcha et prit le cadenas. « Je vais t’enfermer maintenant. La petite bâtarde captera les autres, enfermés dans le Lodge, mais toi, elle te captera pas. J’en suis sûre. Parce que t’es la silencieuse ? Pas vrai ? »
Sarey hocha encore la tête. Elle était la silencieuse, elle l’avait toujours été.
(et comment leu)
Rose sourit. « Le cadenas ? T’inquiète pas pour ça. Inquiète-toi de pas bouger. Pas bouger, pas parler. Compris ?
— Voui.
— Et t’as compris pour la faucille ? » Rose n’aurait jamais confié une arme à feu à Sarey, même si la Tribu en avait possédé une.
« La vozille. Voui.
— Si je lui mets sa raclée — et pleine de vapeur comme je suis, ça devrait être une partie de plaisir —, tu ne bouges pas d’ici jusqu’à ce que je t’en fasse sortir. Mais si tu m’entends crier… voyons… si tu m’entends crier m’oblige pas à te filer ta raclée, ça voudra dire que j’ai besoin d’aide. Je m’arrangerai pour qu’elle te tourne le dos. Tu sais ce que tu auras à faire alors ? »
(Ze monte zescayers et)
Mais Rose secoua la tête. « Non, Sarey. T’auras pas besoin. Je la laisserai jamais arriver en haut de la plate-forme. »
Ça lui ferait mal de perdre toute cette bonne vapeur, encore plus que de ne pas tuer la petite bâtarde de ses mains… après l’avoir fait souffrir… et longtemps. Mais elle ne devait pas jeter la prudence aux orties. La môme était super forte.
« Quels mots tu guetteras, Sarey ?
— M’obize pas filer waclée.
— Et quel mot tu penseras très fort alors ? »
Les yeux à demi cachés sous la frange hirsute flamboyèrent. « Venzance.
— C’est ça. Vengeance pour Andi, assassinée par les amis de la petite bâtarde. Mais seulement si j’ai besoin de toi, parce que je veux lui régler son compte moi-même. » Les poings de Rose se crispèrent, ses ongles creusant un peu plus profondément les croissants incrustés de sang qu’ils avaient déjà imprimés dans ses paumes. « Mais si j’ai besoin de toi, t’arrives. T’hésites pas et tu te laisses arrêter par rien. Tu t’arrêtes pas tant que t’as pas planté cette faucille dans son cou et vu la lame ressortir par sa gorge. »
Les yeux de Sarey luirent. « Voui.
— Bien. » Rose l’embrassa, puis ferma la porte et le cadenas. Elle remit la clé dans sa ceinture-banane et s’appuya contre la porte. « Écoute-moi, ma choute. Si tout se passe bien, c’est toi qu’auras la première vapeur. Je te le promets. Et ça sera la meilleure que t’auras jamais eue. »
Rose retourna vers la plate-forme panoramique, inspira plusieurs fois longuement pour se calmer et commença à monter l’escalier.
Tête basse, les yeux clos, Dan s’appuyait des deux mains à l’une des tables de pique-nique.
« Faire ça comme ça, c’est de la folie, commenta Billy. Je devrais rester avec toi.
— Tu peux pas. T’as d’autres chats à fouetter.
— Et si tu t’évanouis sur le sentier ? Et même si tu ne t’évanouis pas, comment tu vas venir à bout tout seul de toute cette bande ? À voir ta mine maintenant, tu tiendrais pas deux rounds contre un gosse de cinq ans.
— Je crois que dans pas longtemps, je vais me sentir beaucoup mieux. Beaucoup plus fort, aussi. Vas-y, Billy. Tu te souviens où te garer ?
— Tout au fond du parking, près du panneau qui dit que les gosses mangent gratis quand les équipes du Colorado gagnent.
— C’est ça. » Dan leva la tête et remarqua les lunettes de soleil géantes dont Billy était désormais affublé. « Enfonce bien ta casquette. Jusqu’aux oreilles. Aie l’air jeune.
— Je connais un truc qui me fera paraître encore plus jeune. Si j’arrive encore à le faire, cela dit. »
C’est à peine si Dan l’entendit. « J’ai besoin d’une dernière chose. »
Il se redressa et ouvrit les bras. Billy l’étreignit, avec le désir de le serrer fortement — farouchement — contre lui, mais il n’osa pas.
« Abra a pris une sage décision. Jamais je serais arrivé ici sans toi. Maintenant, va faire ce que tu as à faire.
— Toi aussi, dit Billy. Je compte sur toi à Thanksgiving pour assurer le circuit de Cloud Gap.
— J’adorerais ça, dit Dan. Le plus chouette train électrique qu’un gosse ait jamais eu. »
Billy le regarda partir à pas lents, marchant en direction du panneau à l’autre extrémité de la clairière en se tenant le ventre à deux mains. Il y avait deux flèches en bois. L’une pointée vers l’ouest et le belvédère de Pawnee Lookout. L’autre pointée vers l’est et le bas de la colline. Cette dernière indiquait VERS BLUEBELL CAMPGROUND.
C’est sur ce sentier que Dan s’engagea. Durant un petit moment, Billy put le suivre des yeux à travers le jaune lumineux des feuilles des trembles, marchant lentement, douloureusement, tête baissée pour ne pas trébucher. Puis il disparut.
« Prends soin de mon petit garçon », dit Billy. Il ne savait pas très bien s’il s’adressait à Dieu, ou à Abra, et supposa que ça n’avait pas d’importance: l’un comme l’autre devaient sûrement être trop occupés cet après-midi pour s’enquiquiner avec quelqu’un comme lui.
Il retourna à sa camionnette et, du plateau arrière, retira une petite fille aux yeux fixes de porcelaine bleue et aux boucles blondes rigides. Pas bien lourde ; elle était probablement creuse à l’intérieur. « Comment tu vas, Abra ? J’espère qu’on t’a pas trop secouée là derrière. »
Elle portait un T-shirt des Colorado Rockies et un short bleu. Elle était pieds nus, et pourquoi pas ? Cette petite fille — en réalité un mannequin acheté dans une boutique moribonde de vêtements pour enfants de Martenville — n’avait jamais mis un pied devant l’autre. Mais elle avait des genoux articulés et Billy put l’installer sans peine sur le siège passager de la camionnette. Il boucla sa ceinture de sécurité, commença à fermer la portière, puis essaya de faire bouger son cou. Il pouvait basculer aussi, mais juste un peu. Billy se recula pour juger de l’effet. Pas mal. On aurait dit qu’elle regardait quelque chose sur ses genoux. Ou qu’elle priait peut-être pour recevoir la force de mener la prochaine bataille. Pas mal du tout.
Sauf s’ils avaient des jumelles, bien sûr.
Il remonta dans le camion et attendit, pour laisser le temps à Dan. En espérant qu’il ne s’était pas évanoui quelque part sur le sentier qui descendait au camp.
À cinq heures moins le quart, Billy démarra la camionnette et reprit la route par laquelle il était venu.
Malgré la chaleur qui irradiait dans son ventre, Dan conserva un rythme de marche régulier. Il avait l’impression d’avoir un rat enflammé à l’intérieur, un rat qui brûlait tout en lui rongeant les entrailles. Si le sentier avait grimpé au lieu de descendre, jamais il n’y serait arrivé.
À cinq heures moins dix, il déboucha d’une courbe et s’arrêta. Pas très loin devant, les trembles cédaient la place à une étendue de gazon vert très soigné s’étendant en direction de deux courts de tennis. Au-delà des courts, il apercevait la zone de stationnement des camping-cars et une longue bâtisse en rondins: l’Overlook Lodge. Encore au-delà, le terrain remontait. Là où l’Overlook s’était dressé autrefois, une haute plate-forme aux allures de portique de lancement de missiles se détachait contre le ciel lumineux. Roof O’ the World. Le Toit du Monde. En le regardant, la même pensée que celle qui était venue à Rose Claque
(un gibet)
traversa l’esprit de Dan. Debout contre le garde-fou, tournée vers le sud et le parking visiteurs, se tenait, découpée à contre-jour, une silhouette isolée. Une silhouette de femme. Le chapeau haut de forme était posé de biais sur sa tête.
(Abra tu es là)
(je suis là)
Calme, d’après le son de sa voix. Calme, c’était exactement comme ça qu’il la voulait.
(est-ce qu’ils t’entendent)
Ces mots déclenchèrent une vague sensation de chatouille: son sourire. Son sourire mauvais.
(s’ils m’entendent pas c’est qu’ils sont sourds)
(tu dois venir avec moi maintenant mais souviens-toi si je te dis de partir TU PARS)
Elle ne répondit pas et, avant qu’il ait pu le lui répéter, elle était là.
Impuissants, les Stone et John Dalton virent Abra s’affaisser sur le côté et se retrouver étendue, la tête sur le plancher du perron, les jambes étalées sur les marches en dessous. Pippo échappa à sa main qui se détendit. Elle ne paraissait ni dormir, ni s’être évanouie. C’était l’horrible avachissement de la profonde inconscience ou de la mort. Lucy bondit en avant. Dave et John la retinrent.
Elle se débattit. « Laissez-moi ! Je dois aller l’aider !
— Vous ne pouvez pas, lui dit John. Seul Dan peut l’aider, maintenant. Ils doivent s’entraider. »
Elle le fixait avec des yeux fous. « Est-ce qu’elle respire au moins ? Est-ce que vous le voyez ?
— Elle respire », dit Dave. Mais il ne réussit même pas à se convaincre lui-même.
Lorsque Abra le rejoignit, la douleur se calma pour la première fois depuis Boston. Mais ça ne réconforta Dan que bien peu, car dorénavant, Abra souffrait aussi. Il le voyait sur son visage, mais il voyait aussi l’émerveillement dans ses yeux tandis qu’elle regardait autour d’elle la pièce dans laquelle elle se trouvait. Il y avait des lits superposés, des murs lambrissés de planches de pin noueuses, et un tapis brodé de cactus et d’armoise de l’Ouest. Le tapis et la couchette inférieure disparaissaient presque sous un fouillis de jouets d’enfant. Sur un petit bureau dans le coin étaient étalés des livres et un puzzle à grandes pièces. Dans l’angle du fond, un radiateur cliquetait et sifflait.
Abra se dirigea vers le bureau et souleva l’un des livres. Sur la couverture, une petite fille en tricycle pédalait, poursuivie par un jeune chien. Le titre du livre était J’apprends à lire en m’amusant avec Dick et Jane.
Dan la rejoignit avec un sourire rêveur. « La petite fille sur la couverture, c’est Sally. Dick et Jane, c’est son frère et sa sœur. Et le nom du chien, c’est Jip. Pendant quelque temps, ils ont été mes meilleurs amis. Mes seuls amis, d’ailleurs. À part Tony, bien sûr. »
Elle reposa le livre et se tourna vers lui. « C’est quoi, Dan, cet endroit où on est ?
— Un souvenir. Il y avait un hôtel ici autrefois, et ça, c’était ma chambre. Aujourd’hui, c’est un endroit où nous pouvons être ensemble. Tu sais, la roue qui tourne quand tu te glisses dans quelqu’un d’autre ?
— Mmm-mmm…
– Ça, c’est le centre. Le moyeu de la roue.
— J’aimerais qu’on puisse rester ici. On s’y sent… en sécurité. À part ces trucs-là. » Abra désignait les portes-fenêtres et leurs longs panneaux vitrés. « Elles dégagent une impression différente. » Elle lui lança un regard presque accusateur. « Elles n’y étaient pas avant, hein ? Quand tu étais petit.
— Non. Ma chambre n’avait pas de fenêtre, et la seule porte donnait dans l’appartement du gardien. J’ai modifié ça. Il le fallait. Tu comprends pourquoi ? »
Elle le dévisagea, les yeux graves. « Parce que c’était autrefois et que maintenant c’est aujourd’hui. Parce que le passé n’est plus, même s’il définit le présent. »
Dan sourit. « Je n’aurais pu mieux le dire.
— Tu n’avais pas besoin de le dire. Tu l’as pensé. »
Il l’attira vers ces portes-fenêtres qui n’avaient jamais existé. À travers les vitres, on apercevait la pelouse, les courts de tennis, l’Overlook Lodge et le Toit du Monde.
« Je la vois, souffla Abra. Elle est là-haut, et elle ne regarde pas vers ici, n’est-ce pas ?
— Elle n’a pas intérêt, dit Dan. Ça va, tu ne souffres pas trop ?
— Si, reconnut-elle. Mais je m’en fous. Parce que… »
Elle n’eut pas à finir. Il savait, et elle sourit. Cette complicité, c’était ce qu’ils avaient, leur atout, et malgré la douleur qui allait avec — toutes sortes de douleurs —, c’était bon. Très bon.
« Dan ?
— Oui, Abby.
— Il y a des gens-fantômes, par ici. Je ne les vois pas, mais je les sens. Et toi ?
— Oui. » Il les avait sentis pendant des années. Parce que le passé définit le présent. Il lui passa un bras autour des épaules, et son bras à elle se glissa autour de sa taille.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On attend Billy. En espérant qu’il soit à l’heure. Et puis, tout va s’enchaîner très vite.
— Oncle Dan ?
— Quoi, Abra ?
— Qu’est-ce que tu as à l’intérieur de toi ? Ce n’est pas un fantôme. C’est comme… » Il la sentit frissonner. « C’est comme un monstre. »
Il ne répondit pas.
Elle se redressa et s’écarta. « Regarde ! Là-bas ! »
Une vieille camionnette Ford entrait en bringuebalant dans le parking visiteurs.
Debout sur la plate-forme du belvédère, les deux mains en appui sur le garde-fou à hauteur de ceinture, Rose scrutait le petit camion qui venait d’entrer dans le parking. La vapeur avait acéré sa vision, mais elle regrettait quand même de ne pas avoir emporté une paire de jumelles. Il devait y en avoir dans la réserve pour les visiteurs qui souhaitaient observer les oiseaux, alors pourquoi n’y avait-elle pas pensé ?
Parce que tu avais mille autres choses en tête. La maladie… les rats quittant le navire… la perte de Skunk aux mains de la petite bâtarde…
Oui, tout ça — oui, oui, oui — mais elle aurait quand même dû y penser. Un instant, elle se demanda ce qu’elle avait bien pu oublier d’autre, mais elle chassa cette pensée. Elle était encore maîtresse de la situation, chargée de vapeur jusqu’à la gueule, et au sommet de sa forme. Tout se déroulait exactement comme prévu. Bientôt, la fillette monterait jusqu’ici, parce qu’elle était pleine de cette stupide confiance adolescente et bouffie d’orgueil pour ses propres compétences.
Mais je domine la situation, ici, de tout un tas de façons. Si je peux pas te régler ton compte toute seule, je me servirai du reste de la Tribu. Ils sont tous ensemble dans la pièce principale parce que tu trouvais que c’était une super idée. Mais il y a quelque chose que tu as oublié de prendre en considération. Lorsque nous sommes tous ensemble, nous sommes liés, nous sommes vraiment un Nœud, et cela nous transforme en une batterie géante. Une super puissance sur laquelle je peux me brancher si besoin est.
Si tout le reste échouait, il resterait Sarey la Muette. Elle aurait la faucille à la main. C’était peut-être pas une lumière, mais elle était sans pitié, meurtrière, et — une fois qu’elle avait pigé le boulot — complètement obéissante. Et puis, elle avait ses propres raisons pour vouloir la petite bâtarde raide morte par terre au pied de la plate-forme.
(Charlie)
Charlie le Crack lui répondit aussi sec, et même si en temps normal c’était pas un émetteur terrible, là — amplifié par les autres dans la salle principale du Lodge — il lui parvint, sonore et clair, et quasi débordant d’excitation.
(je la capte bien fort et régulier on la capte tous elle doit être vraiment tout près tu dois la sentir)
Rose la sentait, même si elle continuait à batailler dur pour garder son esprit hermétiquement clos afin que la petite bâtarde ne puisse y entrer et la perturber.
(t’occupe pas de moi dis juste aux autres de se tenir prêts si j’ai besoin d’aide)
De nombreuses voix lui parvinrent en retour, se couvrant les unes les autres. Ils étaient tous prêts. Même ceux qui étaient malades étaient prêts à l’aider autant qu’ils le pouvaient. Elle les aima pour ça.
Rose gardait les yeux fixés sur la fillette blonde assise dans la camionnette. Elle avait la tête baissée. Parce qu’elle lisait ? Parce qu’elle se concentrait avant la bataille ? Priait le Dieu des Pecnos, peut-être ? Qu’importe.
Arrive, petite bâtarde. Monte voir tata Rose.
Mais c’est l’oncle qui descendit. Tout comme la petite bâtarde l’avait dit. Pour vérifier. Il contourna le capot de la camionnette, à pas lents, inspectant de tous les côtés. Il se pencha à la vitre du passager, dit quelque chose à la fillette, puis s’éloigna un peu de la camionnette. Il regarda en direction du Lodge, se tourna vers la plate-forme dressée contre le ciel… et agita le bras. Le toupet de ce bougre. Il la saluait, rien que ça.
Rose ne répondit pas. Elle fronçait les sourcils. Un oncle. Pourquoi les parents avaient-ils envoyé un oncle au lieu d’amener eux-mêmes leur petite bâtarde de fille ? Quand on y réfléchissait, pourquoi même l’avaient-ils autorisée à venir ?
Elle les a convaincus que c’était la seule façon. En leur disant que si elle ne venait pas à moi, c’était moi qui irais à elle. Voilà pourquoi, et ça se tient.
Ça se tenait, mais son impression de malaise allait grandissant. Elle avait laissé la petite bâtarde établir les règles de base. De ce point de vue, tout au moins, Rose s’était laissé manipuler. Elle avait consenti parce qu’elle était sur son propre terrain et qu’elle avait pris ses précautions, mais surtout parce qu’elle s’était laissé entraîner par la fureur. Une vache de fureur.
Elle fixait intensément l’homme debout dans le parking. Il avait recommencé à déambuler, regardant à droite et à gauche, s’assurant qu’elle était seule. Parfaitement raisonnable, c’était ce qu’elle-même aurait fait, mais elle était de plus en plus persuadée que ce que ce type faisait, en réalité, c’était gagner du temps, même si la raison pour laquelle il pouvait vouloir faire ça la dépassait complètement.
Rose scruta plus intensément, maintenant concentrée sur la démarche de l’homme. Elle pensa alors qu’il n’était pas aussi jeune qu’elle l’avait cru tout d’abord. En fait, il marchait, comme un type loin d’être jeune. Comme s’il avait bien plus qu’un début d’arthrite. Et pourquoi la fillette restait-elle aussi immobile ?
Rose ressentit sa première vraie palpitation d’alarme.
Quelque chose n’allait pas, là.
« Elle regarde Mr. Freeman, dit Abra. On devrait y aller. »
Il ouvrit les portes-fenêtres, mais hésita. Quelque chose dans sa voix. « Qu’est-ce qui ne va pas, Abra ?
— Je sais pas. Peut-être rien, mais j’aime pas ça. Elle le regarde vraiment durement. Il faut qu’on y aille tout de suite.
— Je dois d’abord faire quelque chose. Tâche de te tenir prête, et n’aie pas peur. »
Dan ferma les yeux et se rendit dans la réserve au fond de son esprit. Des coffres-forts réels auraient été couverts de poussière après toutes ces années, mais les deux qu’il y avait rangés quand il était petit étaient aussi intacts qu’au premier jour. Et pourquoi pas ? Ils étaient faits de pure imagination. Le troisième — le tout nouveau — était nimbé d’une fine aura et Dan pensa: Pas étonnant que je sois malade.
Mais peu importe. Celui-là devrait patienter encore un peu. Dan ouvrit le plus ancien des deux autres, s’attendant à tout, et ne trouva… rien. Ou presque rien. Dans le coffre-fort qui, durant trente-deux ans, avait contenu Mrs. Massey, ne restait qu’un tas de cendres brunes. Mais dans l’autre…
Il s’aperçut trop tard combien il avait été stupide de lui dire de ne pas avoir peur.
Abra poussa un cri strident.
Sur le perron de derrière de la maison d’Anniston, Abra commença à convulser. Ses jambes étaient parcourues de spasmes ; ses pieds battaient le tambour sur les marches ; une main — agitée de soubresauts comme un poisson agonisant sur la berge — expédia dans les airs le malheureux Pippo dépenaillé.
« Qu’est-ce qui se passe ? » hurla Lucy.
Elle se précipita vers la porte. David était figé — paralysé par la vision de sa fille prise de convulsions — mais John ceintura Lucy de son bras droit et referma le gauche autour de son buste. Elle se cabra contre lui. « Lâchez-moi ! Il faut que j’aille la voir !
— Non ! s’écria John. Non, Lucy, surtout pas ! »
Elle se serait libérée, mais David maintenant la tenait, lui aussi.
Elle se résigna, prenant d’abord John à témoin: « Si elle meurt sur ces marches, je vous promets que vous irez en prison. » Puis son regard — dur et hostile — se posa sur son mari. « Quant à toi, je ne te pardonnerai jamais.
— Elle se calme », dit John.
Sur le perron, les tremblements d’Abra s’apaisèrent, puis cessèrent. Mais ses joues étaient mouillées et des larmes filtraient sous ses paupières closes. Dans la lumière du jour mourant, elles brillaient, suspendues à ses cils comme des joyaux.
Dans la chambre d’enfant de Danny Torrance — pièce aujourd’hui faite seulement de souvenirs —, Abra se cramponnait à Dan, le visage pressé contre sa poitrine. Lorsqu’elle parla, ce fut d’une voix assourdie: « Le monstre… il est parti ?
— Oui, dit Dan.
— Tu le jures sur le nom de ta mère ?
— Oui. »
Elle leva la tête, le regardant d’abord pour s’assurer qu’il disait la vérité, puis osant parcourir la pièce des yeux. « Ce sourire. » Elle frémit.
« Oui, dit Dan. Je pense… qu’il est content d’être rentré chez lui. Ça va aller, Abra ? Parce qu’il faut qu’on y aille, maintenant. C’est l’heure.
— Oui, ça va. Mais s’il… s’il… revient ? »
Dan pensa au coffre-fort. Il l’avait ouvert, mais pouvait tout aussi aisément le refermer. Surtout avec Abra pour l’aider. « Je ne crois pas qu’il… que ça… que nous l’intéressions beaucoup. Allez, viens, Abby. Et souviens-toi: si je te dis de repartir dans le New Hampshire, tu pars. »
Encore une fois, elle ne répondit pas, mais l’heure n’était plus à la discussion. L’heure était à l’action. Il franchit les portes-fenêtres, Abra à ses côtés, mais dès qu’elle fut dehors, sa forme perdit la solidité qu’elle avait assumée dans la chambre faite de souvenirs et recommença à vaciller.
Ici, elle-même est quasiment une personne-fantôme, pensa Dan. C’est là qu’il mesura vraiment les risques qu’elle avait accepté de prendre. Et il se demanda non sans angoisse quelle maîtrise elle avait encore de son propre corps en cet instant.
Marchant rapidement — mais sans courir, cela aurait attiré l’attention de Rose et ils avaient une petite centaine de mètres à parcourir avant que l’arrière de l’Overlook Lodge ne les masque à la vue de la plate-forme panoramique —, Dan et sa petite compagne-fantôme traversèrent la pelouse et s’engagèrent dans le sentier pavé qui passait entre les deux courts de tennis.
Ils atteignirent l’arrière de la cuisine et, enfin, la masse du Lodge s’interposa entre eux et la plate-forme. Là, on percevait le ronron régulier d’un extracteur d’air et l’odeur de viande avariée des poubelles. Dan essaya la porte, qui n’était pas verrouillée, mais il suspendit son geste une seconde avant de l’ouvrir.
(est-ce qu’ils sont tous)
(oui tous sauf Rose elle dépêche-toi Dan fais vite parce que)
Les yeux d’Abra, papillotant comme ceux d’un enfant dans un vieux film en noir et blanc, s’agrandirent de stupeur. « Elle sait qu’il y a un truc qui va pas. »
Rose reporta son attention sur la petite bâtarde, toujours assise à la place du mort dans la camionnette, tête baissée, aussi immobile qu’un cadavre. Abra ne regardait pas son oncle — si tant est qu’il fût son oncle — ni ne faisait aucun geste pour descendre de voiture. L’alarmomètre dans la tête de Rose passa du Jaune Danger au Rouge Péril.
« Hé ! » La voix monta jusqu’à elle, flottant dans les airs: « Hé, toi, vieille peau ! Regarde ça ! »
Elle tourna brusquement les yeux vers l’homme debout dans le parking et, éberluée, le vit lever les bras au-dessus de la tête et exécuter une roue mal assurée. Elle se dit qu’il allait atterrir sur le cul, mais tout ce qui tomba par terre, ce fut sa casquette. Révélant de fins cheveux blancs d’homme de soixante-dix ans bien sonnés. Peut-être même quatre-vingts.
Rose regarda de nouveau la fille, toujours parfaitement immobile, tête baissée dans la camionnette. Elle ne manifestait aucun intérêt pour les pitreries de son oncle. Soudain, la lumière se fit et Rose pigea ce qu’elle aurait vu tout de suite si le truc n’avait pas été aussi grossier: c’était un mannequin !
Mais elle est ici ! Charlie le Crack la capte, tous dans le Lodge la captent, ils sont tous ensemble et ils savent…
Tous ensemble dans le Lodge. Tous ensemble au même endroit. Et est-ce que ça, c’était l’idée de Rose ? Non. Ça, c’était l’idée de la…
Rose fonça vers l’escalier.
Les membres restants du Nœud Vrai étaient tous massés aux deux fenêtres donnant sur le parking et ils virent Billy Freeman faire la roue pour la première fois depuis bien quarante ans (et encore, la dernière fois qu’il s’était livré à cet exploit, il était ivre). Petty la Noiche rit carrément aux éclats. « Bonté divine, c’est quoi ce… »
Le dos tourné à la porte de la cuisine, ils ne virent pas Dan entrer dans la pièce ni la fille-fantôme qui vacillait, apparaissant et disparaissant par intermittence à ses côtés. Dan eut le temps de repérer deux tas de vêtements informes sur le sol et de comprendre que la rougeole de Bradley Trevor était toujours à l’œuvre et virulente. Puis il retourna en lui-même, y descendit profondément et trouva le troisième coffre-fort — celui qui fuyait. Il l’ouvrit brusquement.
(Dan qu’est-ce que tu fais)
Penché en avant, les mains posées sur le haut des cuisses, l’estomac bouillonnant comme du métal en fusion, il exhala le dernier souffle de la vieille poétesse, celui qu’elle lui avait généreusement offert dans un baiser d’agonie. De sa bouche jaillit une longue volute de brume rose qui vira au rouge au contact de l’air. Au début, il put seulement se concentrer sur le divin soulagement qu’il ressentait au milieu de son corps alors que les restes empoisonnés de Concetta Reynolds le quittaient.
« Momo ! » hurla Abra.
Sur la plate-forme, les yeux de Rose s’agrandirent. La petite bâtarde était dans le Lodge.
Et quelqu’un l’accompagnait.
Sans réfléchir plus longtemps, elle s’engouffra dans ce nouvel esprit. Cherchant. Fouillant. Ignorant les signaux avertisseurs de grosse vapeur, cherchant seulement à l’empêcher de commettre l’acte, elle ignorait lequel, qu’il avait l’intention de commettre. Rejetant la terrible possibilité qu’il puisse être déjà trop tard.
Au cri d’Abra, les Vrais se retournèrent. Quelqu’un — c’était Long Paul — dit: « Bordel, c’est quoi ce truc ? »
La brume rouge s’agrégea en une forme féminine. Une seconde — assurément pas davantage —, Dan regarda dans les yeux tourbillonnants de Concetta et vit qu’ils étaient jeunes. Encore faible, absorbé par le spectre, il ne perçut pas l’intruse qui s’était introduite dans son esprit.
« Momo ! » hurla Abra pour la seconde fois. Elle lui tendait les bras.
Peut-être la femme dans le nuage l’avait-elle regardée ? Peut-être même lui avait-elle souri ? Puis la forme de Concetta Reynolds se dissipa et la brume roula vers le Nœud qui s’était resserré, plusieurs de ses membres se cramponnant les uns aux autres avec stupeur et effroi. Aux yeux de Dan, la substance rouge ressemblait à du sang tourbillonnant se mêlant à l’eau.
« C’est de la vapeur, leur dit-il. C’est de ça que vous avez vécu, bande de salopards ; maintenant, absorbez celle-là et crevez. »
Dès la conception du plan, il avait su que si les choses ne se produisaient pas très vite à ce moment-là, il n’aurait jamais la chance de vivre pour mesurer sa réussite, mais jamais il n’aurait imaginé que tout se déroulerait aussi rapidement. La rougeole, qui les avait déjà affaiblis, dut y contribuer car certains résistèrent un peu plus longtemps que d’autres. Mais néanmoins tout fut terminé en quelques secondes.
Il les entendit hurler dans sa tête comme des loups à l’agonie. Ce bruit l’épouvanta, mais nullement sa compagne.
« Bien fait ! » hurla Abra. Elle agita les poings. « Vous trouvez ça bon ? Elle a bon goût, ma Momo ? Elle est bonne ? Mangez-en tant que vous voudrez ! ELLE EST TOUTE POUR VOUS ! »
Ils commencèrent à cycler. À travers la brume rouge, Dan en vit deux s’étreindre, front contre front, et malgré tout ce qu’ils avaient fait — malgré tout ce qu’ils étaient —, cette vision l’émut. Il vit les lèvres de Popote Eddie former les mots je t’aime ; vit Mo Ka commencer à répondre ; puis ils disparurent et leurs vêtements flottants tombèrent sur le sol. C’est vous dire à quel point ce fut rapide.
Dan se tourna vers Abra pour lui dire qu’ils devaient en finir au plus vite, mais c’est alors que les cris stridents de Rose Claque retentirent et, durant quelques secondes — jusqu’à ce qu’Abra puisse la neutraliser —, ses cris de rage et de chagrin dément oblitérèrent tout le reste pour lui, y compris le super soulagement d’être libéré de la souffrance. Et, espérait-il avec ferveur, du cancer aussi. Mais de cela, il ne serait vraiment sûr que lorsqu’il pourrait se regarder dans une glace.
Rose était encore en haut des marches quand la brume tueuse déferla sur le Nœud Vrai, les restes de la Momo d’Abra accomplissant rapidement leur œuvre létale.
Un éclair blanc d’agonie la foudroya. Des hurlements fusèrent dans sa tête comme des obus. Les cris des Vrais mourant rendaient ceux de Skunk et des trois de Cloud Gap insignifiants par comparaison. Rose tituba, comme sonnée par un gourdin. Elle heurta le garde-fou, rebondit et tomba à la renverse sur les lames de bois. Quelque part au loin, une femme — une vieille femme, vu le tremblement de sa voix — psalmodiait non, non, non, non, non.
C’est moi. Ce doit être moi, puisqu’il ne reste que moi.
Ce n’était pas sur la fillette que s’était refermé le piège de l’excès de confiance mais sur Rose elle-même. Elle pensa à quelque chose
(sauter avec ton propre pétard)
que la petite bâtarde avait dit. Elle en brûlait de rage et de confusion. Ses vieux amis et compagnons de voyage de longue date étaient morts. Empoisonnés. Mis à part les lâches qui avaient déserté, Rose Claque était la dernière du Nœud Vrai.
Mais non, voyons, ce n’était pas vrai. Il restait Sarey.
Affalée sur le belvédère et grelottant sous le ciel froid de la fin d’après-midi, Rose chercha à la capter.
(Sarey t’es encore)
La pensée qui lui fut retournée était emplie d’horreur et de confusion.
(oui mais Rose ils sont sont-ils)
(t’occupe souviens-toi juste Sarey est-ce que tu te souviens)
(m’oblige pas à te filer ta raclée)
(bien Sarey bien)
Si la fillette ne détalait pas… si elle commettait l’erreur d’essayer de terminer son travail meurtrier de la journée…
Elle essaierait. Rose en était sûre et elle en avait assez aperçu dans l’esprit du compagnon de la petite bâtarde pour savoir deux choses: comment ils avaient accompli ce massacre et comment leur connexion même pouvait être retournée contre eux.
La rage est puissante.
Les souvenirs d’enfance aussi.
Elle se remit péniblement sur ses pieds, replaça sans même réfléchir son chapeau sur sa tête selon l’angle hardi requis, et se dirigea vers le garde-fou. Le type à la camionnette rouge avait les yeux levés vers elle mais c’est à peine si elle lui accorda un regard. Son petit travail de traîtrise était accompli. Elle s’occuperait peut-être de lui plus tard, mais pour l’heure elle n’avait d’yeux que pour l’Overlook Lodge. La fillette s’y trouvait, mais elle était très loin aussi. Sa présence physique au camping des Vrais n’était guère plus qu’un spectre. Celui qui était intégralement là — un individu réel, un pecno — était un homme qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Et c’était une tronche-à-vapeur. Sa voix dans sa tête était froide et claire.
(salut Rose)
Il existait un endroit tout proche où la fillette cesserait d’apparaître et de disparaître. Où elle endosserait son corps physique. Et où elle pourrait être éliminée. Que Sarey s’occupe de l’homme tronche-à-vapeur, mais pas avant que le tronche-à-vapeur se soit occupé de la petite bâtarde.
(salut Danny salut p’tit garçon)
Chargée de vapeur jusqu’à la gueule, elle pénétra en lui et, d’un revers, le chassa vers le moyeu de la roue, entendant à peine le cri de stupeur et de terreur d’Abra lorsqu’elle se retourna pour le suivre.
Et lorsque Dan fut là où Rose le voulait, un instant trop surpris pour maintenir sa garde, elle lui insuffla toute sa fureur. La lui insuffla comme de la vapeur.
Dan Torrance ouvrit les yeux. Le soleil s’y engouffra, transperçant son crâne douloureux, menaçant de mettre à feu son cerveau. Gueule de bois de première. Un ronflement bruyant à côté de lui: bruit désagréable et écœurant qui ne pouvait venir que d’une nana bourrée cuvant sa cuite du mauvais côté de l’arc-en-ciel. Dan tourna la tête et vit la femme étalée sur le dos près de lui. Vision vaguement familière. Cheveux bruns répandus autour d’elle comme un halo. Vêtue d’un T-shirt trop grand des Braves d’Atlanta.
C’est pas réel. Je suis pas ici. Je suis dans le Colorado. Je suis sur le Toit du Monde et je dois en finir.
La femme roula sur le côté, ouvrit les yeux et le regarda. « Ouille, ma tête, dit-elle. Va me chercher un peu de cette coke, papa. Elle est dans le salon. »
Il la fixa avec stupeur et une fureur grandissante. Une fureur qui semblait surgie de nulle part, mais est-ce que ça n’avait pas été toujours le cas ? C’était sa marque de fabrique, une devinette enveloppée d’une énigme. « Quelle coke ? Qui a acheté de la coke ? »
Elle eut un rictus qui révéla une bouche ne contenant qu’une seule dent jaunie. Alors il comprit qui elle était. « Toi, papa. Allez, va me la chercher. Dès que ma tête ira mieux, je te promets une baise d’enfer. »
Ça alors, voilà qu’il était de nouveau dans cet appartement pouilleux de Wilmington, à poil, à côté de Rose Claque.
« Comment vous avez fait ? Comment je suis arrivé ici ? »
Elle rejeta la tête en arrière en riant. « T’aimes pas cet endroit ? Tu devrais: je l’ai meublé à partir du modèle que t’as dans la tête. Maintenant, fais ce que je t’ai demandé, trouduc’. Va me chercher cette foutue coke.
— Où est Abra ? Qu’avez-vous fait à Abra ?
— Je l’ai tuée, dit Rose d’un ton indifférent. Elle était si inquiète pour toi qu’elle en a baissé sa garde alors je l’ai éventrée de haut en bas. J’ai pas pu lui sucer autant de vapeur que j’aurais voulu, mais j’en ai eu… »
Le monde vira au rouge. Dan referma les mains autour de sa gorge et commença à l’étrangler. Une seule pensée tambourinait dans sa tête: misérable salope, maintenant tu vas la prendre ta raclée, misérable salope, tu vas la prendre ta médecine, misérable salope, tu vas prendre toute la dose.
Le tronche-à-vapeur était puissant, mais il avait rien, comparé au jus de la môme. Il se leva, jambes écartées, tête rentrée dans les épaules, poings en avant — la posture de tous les hommes qui ont un jour perdu leur sang-froid et cédé à une rage meurtrière. La colère rend les hommes simples comme bonjour.
Impossible de suivre ses pensées, cependant, car elles avaient viré au rouge. Mais c’était pas grave, puisque la môme se trouvait exactement là où Rose la voulait. Dans son état de choc et de perplexité, Abra avait suivi l’homme jusqu’au moyeu de la roue. Elle serait plus ni choquée ni perplexe très longtemps, de toute façon: la petite Bâtarde Choquée était maintenant la petite Bâtarde Étranglée. Et bientôt elle serait la petite Bâtarde Crevée: sautée avec son propre pétard.
(Oncle Dan non non arrête c’est pas elle)
C’est elle, pensa Rose, intensifiant la pression. Sa dent glissa hors de sa bouche et transperça sa lèvre inférieure. Du sang dégoulina sur son menton et son haut. Elle ne le sentit pas plus qu’elle ne sentait la brise des montagnes souffler dans la masse sombre de ses cheveux. Si, c’est moi. Tu étais mon petit papa, mon petit papa de salle de bar, je t’ai fait vider ton porte-monnaie pour un tas de mauvaise coke, et maintenant c’est le lendemain matin et j’ai besoin de me prendre ma raclée. Ma médecine. C’est ça que tu voulais faire quand tu t’es réveillé à côté de la pute soûle de Wilmington, c’est ce que t’aurais fait si t’avais eu des couilles. Sans oublier aussi son petit bâtard inutile. Ton père savait comment traiter les femmes désobéissantes et stupides, et son père avant lui aussi. Parfois, une femme a juste besoin de prendre sa raclée. Sa méde…
Un grondement de moteur approchait. Mais ce n’était pas plus important que la douleur dans sa lèvre et le goût du sang dans sa bouche. La môme s’étouffait, râlait. Puis une pensée aussi assourdissante qu’un coup de tonnerre lui explosa dans la cervelle, un rugissement de bête blessée:
(MON PÈRE SAVAIT RIEN !)
Rose se débattait encore pour chasser ce cri de son esprit quand la camionnette de Billy Freeman emboutit la base de la plate-forme, lui faisant perdre l’équilibre. Son chapeau tomba et roula.
C’était pas l’appartement de Wilmington. C’était sa chambre d’autrefois à l’hôtel Overlook: le moyeu de la roue. Et la femme près de qui il s’était réveillé dans cet appartement miteux ce n’était pas Deenie, et c’était pas Rose non plus.
C’était Abra. Il avait les mains autour de son cou et elle avait les yeux qui lui sortaient de la tête.
Une seconde, elle recommença à se transformer quand Rose tenta de s’insinuer de nouveau en lui, lui insufflant sa rage et augmentant la sienne. Puis quelque chose se produisit et elle disparut. Mais elle reviendrait.
Abra toussait et le dévisageait. Il se serait attendu à la voir sous le choc, mais pour une gamine qui venait presque de mourir étranglée, elle semblait singulièrement calme.
(bon… on savait que ç’allait pas être facile)
« Je ne suis pas mon père ! lui cria Dan. Je ne suis pas mon père !
— C’est sûrement tant mieux, alors », dit Abra. Elle souriait, dis donc. « T’as un foutu caractère, oncle Dan. Je crois bien qu’on est vraiment parents.
— J’ai failli te tuer, dit Dan. Ça suffit, maintenant. Il est temps que tu rentres. Retourne dans le New Hampshire immédiatement. »
Elle secoua la tête. « Je vais devoir y aller — pour un tout petit moment, pas longtemps —, mais là tout de suite t’as besoin de moi.
— Abra, c’est un ordre. »
Elle croisa les bras et resta plantée sur le tapis au cactus.
« Oh, zut. » Il se passa les deux mains dans les cheveux. « T’es un sacré numéro. »
Elle lui prit la main. « On va finir ensemble ce qu’on a commencé. Allez, viens. Sortons de cette chambre. Je suis pas sûre de l’aimer, de toute façon. »
Leurs doigts s’entrelacèrent et la chambre où il avait vécu étant enfant se dissipa.
Dan eut le temps d’enregistrer que le capot de la camionnette de Billy était enroulé autour d’un des piliers de la tour du Toit du Monde et que son radiateur explosé fumait. Il vit la version mannequin d’Abra pendue à la fenêtre côté passager, un bras en plastique incliné avec désinvolture derrière elle. Il vit Billy lui-même tentant d’ouvrir la portière froissée côté conducteur. Du sang dégoulinait sur le visage du vieil homme.
Quelque chose prit sa tête dans un étau. Des mains puissantes la lui tordaient, tentant de lui rompre le cou. Puis les mains d’Abra furent là, arrachant celles de Rose. Elle la regardait d’en bas. « Tu vas devoir faire mieux que ça, lâche vieille pétasse. »
Appuyée au garde-fou, Rose la regardait d’en haut tout en rajustant son affreux chapeau selon l’angle correct. « T’as aimé les mains de ton oncle autour de ton cou ? Quels sont tes sentiments envers lui maintenant ?
— C’était vous, c’était pas lui. »
Rose eut un rictus, sa bouche sanglante béa. « Pas du tout, chère. Je me suis juste servie de ce qu’il avait en lui. Tu devrais le savoir, tu es exactement pareille. »
Elle essaie de nous distraire, songea Dan. Mais de quoi ? De ça ?
C’était un petit bâtiment vert — peut-être des cabinets d’extérieur ou une remise de jardin.
(peux-tu)
Dan n’eut pas à terminer sa pensée. Abra se tourna vers la remise et la fixa intensément. Le cadenas grinça, s’ouvrit d’une secousse et tomba dans l’herbe. La porte tourna sur ses gonds. La remise était vide, exception faite de quelques outils et d’une vieille tondeuse. Dan croyait avoir perçu quelque chose là-dedans, mais ça devait juste être ses nerfs à vif. Lorsque tous deux relevèrent les yeux, Rose n’était plus en vue. Elle s’était écartée du garde-fou.
Billy réussit enfin à ouvrir sa portière. Il descendit de sa camionnette, tituba, parvint à ne pas tomber. « Danny ? Tu n’as rien ? » Puis: « C’est Abra avec toi ? Doux Jésus, elle est à peine là !
– Écoute, Billy. Tu peux marcher jusqu’au Lodge ?
— Je crois que oui. Que sont devenus les gens qui s’y trouvaient ?
— Disparus. Je pense que ce serait une très bonne idée si tu y allais maintenant. »
Billy ne discuta pas. Il partit vers le bas de la pente, faisant des embardées comme un poivrot. Du doigt, Dan montra l’escalier menant au belvédère et leva des sourcils interrogateurs. Abra secoua la tête
(c’est ce qu’elle veut)
et, conduisant Dan, commença à contourner le Toit du Monde, jusqu’à ce qu’ils puissent voir le sommet du gibus de Rose. La petite remise de jardin se trouvait maintenant dans leur dos, mais Dan ne s’en souciait plus maintenant qu’il avait vu qu’elle était vide.
(Dan je dois repartir une toute petite minute je dois rafraîchir ma)
Une image se dessina dans son esprit: un champ de tournesols s’ouvrant tous en même temps. Il fallait qu’elle prenne soin de son être physique, et c’était bien. C’était normal.
(vas-y)
(je reviens dès que)
(vas-y Abra ça ira)
Et avec un peu de chance, tout serait terminé quand elle reviendrait.
À Anniston, John Dalton et les Stone virent Abra inspirer profondément et ouvrir les yeux.
« Abra ! cria Lucy. C’est fini ?
— Bientôt.
— Qu’est-ce que tu as au cou ? Des bleus ?
— Maman, reste où tu es ! Je dois y retourner. Dan a besoin de moi. »
Elle tendit la main vers Pippo, mais avant qu’elle ait pu se saisir de son vieux lapin en peluche, ses yeux s’étaient refermés et son corps immobilisé.
Prudemment penchée par-dessus le garde-fou, Rose vit Abra disparaître. Alors comme ça, la petite bâtarde pouvait pas rester si longtemps que ça, en fin de compte, il fallait qu’elle s’en retourne prendre un petit congé détente. Sa présence au Bluebell Campground n’était pas très différente de ce qu’elle avait été au supermarché, à ceci près que cette manifestation-ci était beaucoup plus puissante. Et pourquoi ? Parce que le tronche-à-vapeur l’assistait. La stimulait. Mais s’il était mort quand la môme revenait…
Baissant les yeux vers lui, Rose cria: « Si j’étais toi, Danny, je partirais tant que t’en as encore la possibilité. M’oblige pas à te filer ta raclée. »
Sarey la Muette était tellement concentrée sur ce qui se passait sur le Toit du Monde — écoutant avec tous les points de son QI reconnu limité autant qu’avec ses oreilles — qu’elle ne s’aperçut pas tout de suite qu’elle n’était plus seule dans la remise. C’est l’odeur qui finit par l’alerter: une odeur de pourri. Mais pas d’ordures. Elle n’osait pas se retourner, parce que la porte était ouverte et que l’homme dehors risquait de la voir. Elle resta immobile, la faucille à la main.
Sarey entendit Rose dire à l’homme de partir tant qu’il en avait encore la possibilité et c’est là que la porte de la remise se remit à tourner toute seule sur ses gonds pour se refermer.
« M’oblige pas à te filer ta raclée ! » cria Rose. C’était sa réplique signal pour qu’elle bondisse et plante la faucille dans le cou de la petite emmerdeuse, mais comme la petite emmerdeuse avait disparu, elle devrait se rabattre sur l’homme. Mais avant qu’elle ait pu lever le petit doigt, une main froide glissa par-dessus le poignet qui tenait la faucille. Glissa et se referma solidement dessus.
Sarey se retourna — plus aucune raison de ne pas le faire, puisque la porte était fermée — et ce qu’elle vit dans la pénombre éclairée par les rais de lumière filtrant entre les vieilles planches arracha un hurlement à sa gorge d’ordinaire muette. À un moment ou un autre pendant qu’elle se concentrait, un cadavre l’avait rejointe dans la remise. Son visage de prédateur, souriant, était d’un vert blanchâtre luisant d’avocat gâté. Ses yeux semblaient quasiment lui pendre hors des orbites. Son costume était barbouillé d’antique moisissure… mais les confettis multicolores saupoudrés sur ses épaules étaient neufs.
« Merveilleuse soirée, n’est-ce pas ? » dit-il. Et lorsqu’il sourit, ses lèvres craquèrent et se fendirent.
Sarey poussa un second hurlement et lui planta la faucille dans la tempe gauche. La lame incurvée s’y enfonça profondément et y resta suspendue, mais il n’y avait pas de sang.
« Embrassez-moi, chère », dit Horace Derwent. Entre ses lèvres pointa un reste de langue blanc frétillant. « Ça fait si longtemps que je n’ai point connu de femme. »
Et lorsque sa bouche déchiquetée, luisante de corruption, se fixa sur celle de Sarey, ses mains se refermèrent autour de sa gorge.
Rose vit la porte de la remise tourner sur ses gonds, entendit le hurlement et comprit que désormais elle était véritablement seule. Bientôt, probablement dans quelques secondes, la môme reviendrait et ils seraient à deux contre un. Elle ne pouvait pas se le permettre.
Elle regarda l’homme en bas et concentra toute sa force amplifiée par la vapeur.
(étrangle-toi toi-même vas-y MAINTENANT)
Elle le vit élever ses mains vers sa gorge, mais trop lentement. Il luttait contre elle, et avec un degré de réussite horripilant. Elle se serait attendue à une lutte de la part de la petite bâtarde, mais ce pecno, là en bas, était un adulte. Elle aurait dû être capable de disperser le peu de vapeur encore accrochée à lui comme de la brume.
Pourtant, elle gagnait.
Il éleva les mains jusqu’à son torse… ses épaules… enfin sa gorge. Là, les mains hésitèrent: elle l’entendait haleter sous l’effort. Elle accentua la pression jusqu’à ce que les mains se referment, jugulant la trachée artère.
(c’est bien salopard empoisonneur serre serre SERR)
Quelque chose la frappa. Pas un poing ; ça ressemblait davantage à un souffle d’air comprimé. Elle chercha des yeux et ne vit rien qu’un chatoiement furtif, là l’instant d’avant, disparu l’instant d’après. Moins de trois secondes, mais cela suffit à briser sa concentration et, quand elle se retourna vers le garde-fou, la môme était revenue.
Cette fois, ce ne fut pas un souffle d’air ; ce furent des mains qui lui parurent simultanément grandes et petites. Elles étaient posées dans le bas de son dos. Elles poussaient. La petite bâtarde et son copain conjuguant leurs efforts: exactement ce que Rose avait voulu éviter. La terreur commença à dérouler son ver dans son ventre. Elle tenta de s’éloigner du garde-fou mais c’était impossible. Elle avait besoin de toute sa force pour leur résister et sans le surcroît de puissance des Vrais pour l’aider, elle ne pensait pas pouvoir tenir bien longtemps. Pas longtemps du tout.
Sans ce souffle d’air… c’était pas lui et elle était pas là…
Une main quitta le bas de son dos et, d’une claque, fit culbuter son chapeau. Rose hurla sous l’affront — personne ne touchait à son chapeau, personne ! — et retrouva brièvement assez de puissance pour s’éloigner en titubant du garde-fou et se rapprocher du centre de la plate-forme. Puis les mains revinrent dans le bas de son dos et recommencèrent à la pousser en avant.
Elle regarda en bas. L’homme avait les yeux clos et se concentrait si fort que les tendons saillaient dans son cou et que la sueur ruisselait comme des larmes sur ses joues. Les yeux de la môme, par contre, étaient grands ouverts et sans pitié. Elle les tenait fixés sur Rose. Et elle souriait.
Rose s’arc-bouta en arrière de toutes ses forces, mais c’était comme s’arc-bouter contre un mur de pierre. Un mur de pierre qui la poussait inexorablement en avant jusqu’à ce que son ventre appuie contre le garde-fou. Elle entendit le bois grincer.
Juste une seconde, elle pensa essayer de marchander. Dire à la fillette qu’elles pouvaient travailler ensemble, démarrer un nouveau Nœud. Qu’au lieu de mourir en 2070 ou 2080, Abra Stone pourrait vivre mille ans. Deux mille. Mais à quoi bon ?
Quelle adolescente s’est jamais sentie rien moins qu’immortelle ?
Alors au lieu de marchander, de supplier, elle leur cracha dans un hurlement de défi: « Allez vous faire foutre ! Vous faire foutre tous les deux ! »
Le terrible sourire de la môme s’élargit. « Oh, non, répondit-elle. C’est vous qu’êtes foutue ! »
Pas de grincement de bois, cette fois ; il y eut un craquement, comme un coup de pistolet, et l’instant d’après, Rose Claque chutait.
Elle heurta le sol la tête la première et commença aussitôt à cycler. Au bout de son cou brisé, sa tête était inclinée (comme son chapeau, pensa Dan) selon un angle quasi insouciant. Dan tenait Abra par la main — chair tour à tour présente et absente dans la sienne, tandis qu’elle-même cyclait entre son perron de derrière et le Toit du Monde — et ensemble, ils observaient.
« Est-ce que ça fait mal ? demanda Abra à la femme mourante. J’espère que oui. J’espère que ça fait un mal de chien. »
Les lèvres de Rose se retroussèrent en un rictus méprisant. Ses dents humaines avaient disparu: tout ce qui restait c’était cette unique défense jaunie. Au-dessus, ses yeux flottèrent un instant comme deux vivantes pierres bleues. Puis elle disparut.
Abra se tourna vers Dan. Elle souriait toujours, mais il n’y avait plus ni colère ni méchanceté dans son sourire.
(j’avais peur pour toi j’avais peur qu’elle)
(elle a failli mais il y avait quelqu’un)
Il désigna du doigt les restes du garde-fou brisé découpés contre le ciel. Abra regarda là-haut, puis regarda de nouveau Dan, perplexe. Il ne put que secouer la tête.
À son tour, elle montra quelque chose du doigt, pas vers le haut, mais vers le bas.
(il était une fois un magicien qui avait un chapeau comme ça il s’appelait Mystério)
(et tu as suspendu des cuillères au plafond)
Elle hocha la tête, mais sans la relever. Elle contemplait toujours le chapeau.
(tu dois le faire disparaître)
(comment)
(le brûler Mr. Freeman dit qu’il a arrêté de fumer mais il fume encore j’ai senti l’odeur dans sa camionnette il doit avoir des allumettes)
« Tu dois le faire, dit-elle. D’accord ? Tu me le promets ?
— Oui. »
(je t’aime oncle Dan)
(moi aussi je t’aime)
Elle l’enlaça. Il referma ses bras autour d’elle et l’étreignit. Pendant qu’il la tenait, son corps se changea en pluie. Puis en brume. Puis disparut.
Sur le perron de derrière d’une maison d’Anniston, New Hampshire, dans le clair-obscur d’un crépuscule qui ne tarderait pas à s’intensifier jusqu’à la nuit, une petite fille se redressa, se leva, et puis tangua, au bord de l’évanouissement. Mais aucun risque qu’elle tombe: ses parents furent aussitôt là. Ils la portèrent ensemble à l’intérieur.
« Ça va, dit Abra. Vous pouvez me reposer. »
Ils le firent, avec mille précautions. David Stone resta tout près, pour intervenir au moindre signe de faiblesse, mais dans la cuisine, Abra ne vacilla pas.
« Et Dan ? demanda John. Il va bien ?
— Oui, super. Mais Mr. Freeman a embouti sa camionnette — obligé — et il a une coupure là — elle porta la main à sa joue — mais je crois que ça va.
— Et les autres ? Les Nœuds Vrais ? »
Abra porta cette fois sa main à sa bouche et souffla sur sa paume ouverte.
« Envolés. » Et puis: « Qu’est-ce qu’il y a à manger ? Je meurs de faim. »
Super était peut-être un peu exagéré s’agissant de Dan. Il rejoignit la camionnette, s’assit côté conducteur, et reprit son souffle. Et ses esprits.
Nous sommes en vacances, décida-t-il. Je voulais visiter les lieux de mon enfance à Boulder. Et puis on est montés ici voir la vue du Toit du Monde, mais le camping était désert. J’étais tout excité et j’ai parié avec Billy que je pouvais conduire sa camionnette tout droit jusqu’à la plate-forme sans m’arrêter. J’allais trop vite, j’ai perdu le contrôle et heurté l’un des piliers. Je m’en veux, vraiment. Jouer les cascadeurs comme ça.
Il écoperait d’une belle prune, mais il y aurait un bonus: il passerait l’alcootest les doigts dans le nez.
Dan inspecta la boîte à gants et trouva un flacon d’essence à briquet. Pas de Zippo — celui-ci devait être au chaud dans la poche de pantalon de Billy — mais il y avait effectivement deux boîtes d’allumettes à moitié pleines. Il retourna au chapeau et l’arrosa d’essence à briquet jusqu’à ce qu’il en soit imbibé. Puis il s’accroupit, craqua une allumette et la jeta à l’intérieur. Le gibus ne résista pas longtemps mais Dan se mit quand même contre le vent le temps qu’il soit réduit en cendres.
Il dégageait une atroce puanteur.
Relevant la tête, il vit Billy remonter péniblement la pente vers lui, tout en essuyant le sang sur son visage avec sa manche. Tandis qu’ensemble ils piétinaient les cendres — surtout qu’il ne reste aucune braise susceptible de déclencher un feu de forêt —, Dan raconta à Billy l’histoire qu’ensemble ils serviraient aux policiers d’État du Colorado à leur arrivée.
« Je vais devoir payer la réparation de ce truc, aussi, et je parie que c’est pas donné. Heureusement que j’ai quelques économies. »
Billy renifla. « Qui va te poursuivre en dommages et intérêts ? Il reste rien de ces gens que leurs habits. J’ai vérifié.
— Malheureusement, dit Dan, le Toit du Monde appartient au Grand État du Colorado.
— Aïe, dit Billy. Ça, c’est pas juste, vu le service que tu viens de rendre au Colorado et au reste du monde. Où est Abra ?
— Chez elle.
— Bien. Et c’est terminé ? Vraiment terminé ? »
Dan hocha la tête.
Billy contemplait les cendres du chapeau haut de forme de Rose. « Il a brûlé vite. Presque comme un effet spécial au cinéma.
— J’imagine qu’il était très vieux. » Et plein de magie, se garda-t-il d’ajouter. De la magie noire.
Dan remonta dans la camionnette pour examiner son visage dans le rétroviseur.
« Tu vois que’que chose qui n’devrait pas y être ? lui demanda Billy. C’est ce que me disait toujours ma mère quand elle me surprenait en train de minauder devant la glace.
— Non, rien d’anormal », dit Dan. Et un sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire fatigué, mais authentique. « Rien de rien.
— Alors, appelons la police et racontons-leur notre accident, dit Billy. D’habitude, je suis pas très fan des bleus, mais là, je t’avoue que ça me dérangerait pas d’avoir un peu de compagnie. Cet endroit me fout les jetons. » Il jeta un coup d’œil entendu à Dan. « Ça grouille de fantômes, hein ? C’est pour ça qu’ils l’ont choisi. »
C’était pour ça, sans l’ombre d’un doute. Mais pas besoin d’être Ebenezer Scrooge pour savoir qu’il y a des gens-fantômes bien, tout comme il y en a des mauvais. Tandis qu’ils s’en retournaient à pied à l’Overlook Lodge, Dan s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil au Toit du Monde. Il ne fut pas entièrement surpris de voir un homme debout là-haut sur la plate-forme près du garde-fou brisé. L’homme leva une main, le sommet de Pawnee Mountain visible au travers, et expédia l’un de ces baisers volants dont Dan se souvenait depuis l’enfance. Il s’en souvenait bien. C’était leur façon spéciale de se dire au revoir à la fin de la journée.
L’heure d’aller se coucher, Doc. Chaud dodo. Rêve-toi un beau dragon et tu me raconteras son histoire demain matin.
Dan savait qu’il allait pleurer, mais pas maintenant. C’était pas le moment. Lui aussi porta sa main à sa bouche et renvoya le baiser.
Il demeura encore un peu à regarder ce qui restait de son père. Puis il redescendit jusqu’au parking avec Billy. Lorsqu’ils y arrivèrent, il se retourna pour vérifier.
Le Toit du Monde était désert.