PREMIÈRE PARTIE — ABRA

CHAPITRE 1 BIENVENUE À TEENYTOWN[4]

1

Après Wilmington, son alcoolisation quotidienne cessa.

Il tenait une semaine, parfois deux, sans rien avaler de plus fort que des sodas allégés. Il se réveillait sans gueule de bois, et ça, c’était bien. Il se réveillait assoiffé — avec le désir de boire — et une sensation de déprime, et ça, c’était moins bien. Et puis un soir arrivait. Ou un week-end. Il suffisait parfois d’une pub Budweiser à la télé pour le faire craquer — une bande de jeunes, visage lisse, pas un seul bide de buveur de bière parmi eux, en train de s’en jeter une bien fraîche après une partie de volley acharnée. Parfois, il suffisait de deux jolies femmes en train de prendre un verre après le boulot à la terrasse d’un joli petit café, du genre avec un nom français et des suspensions de plantes vertes à foison. Et des petites ombrelles en papier dans les verres. Parfois, c’était juste une chanson à la radio. Comme une fois, Styx chantant Mr. Roboto… Quand il était sobre, c’était sobriété totale. Quand il picolait, il se cuitait à mort. S’il se réveillait à côté d’une femme, il pensait à Deenie et au gosse en T-shirt des Braves. Il pensait aux soixante-dix dollars. Parfois aussi, il se soûlait et n’allait pas bosser. On lui donnait encore une chance — il faisait bien son boulot — mais un jour finissait par arriver. Celui où il disait merci beaucoup et remontait dans un bus. Après Wilmington, Albany, après Albany, Utica. Utica s’effaça derrière New Paltz, que remplaça Sturbridge, où il se soûla à un concert de folk en plein air et se réveilla dans une cellule le lendemain matin avec un poignet cassé. Ensuite, ce fut Weston, après quoi, une maison de retraite sur l’île de Martha’s Vineyard où, là, on peut dire qu’il fit un passage éclair. Le troisième jour, une infirmière flaira son haleine alcoolisée et, ouste, du balai, j’aimerais pas être dans vos souliers. Une fois, il croisa la route du Nœud Vrai sans s’en apercevoir. Du moins pas au niveau conscient. Mais à un niveau plus profond — dans cette partie clairvoyante en lui — il perçut quelque chose. Une odeur, persistante et désagréable, comme un relent de caoutchouc brûlé sur un tronçon d’autoroute où un grave accident s’est produit peu de temps auparavant.

De Martha’s Vineyard, il prit un bus MassLines pour Newburyport. Là, il trouva un emploi dans un hospice d’anciens combattants, le genre d’endroit où personne n’est très à cheval sur les principes, le genre d’endroit où on laisse des vieux soldats en fauteuil roulant parqués devant des salles de consultation désertes jusqu’à ce que leur poche de pisse déborde sur le carrelage du couloir. Un endroit détestable pour les patients, un peu meilleur pour les pauvres diables comme lui qui restaient jamais très longtemps quelque part, même si Dan — et quelques autres de ses collègues — apportait aux vieux soldats ce qu’il pouvait leur apporter de mieux. Il en aida même deux ou trois à passer la rampe quand leur heure sonna. Ce boulot dura un certain temps, assez longtemps pour que le Président Saxo remette les clés de la Maison-Blanche au Président Cow-Boy.

Dan avait connu quelques nuits bien arrosées à Newburyport, mais toujours avec un jour de congé le lendemain, donc tout se passait bien. Après l’une de ses courtes bordées, il se réveilla en pensant au moins j’ai laissé les coupons alimentaires. Et le vieux duo psychotique de jeu télé remonta en scène.

Désolé, Deenie, c’est perdu pour vous, mais personne ne repart jamais les mains vides. Johnny, qu’avons-nous pour Deenie aujourd’hui ?

Eh bien, Bob, Deenie ne remporte pas d’argent aujourd’hui, mais elle repart avec notre nouveau coffret de jeu pour la maison, quelques grammes de cocaïne et un épais rouleau de COUPONS ALIMENTAIRES !

Ce que remporta Dan, ce fut tout un mois sans boire. Il s’y adonna, supposa-t-il, en bizarre manière de pénitence. Il lui vint plusieurs fois à l’esprit que s’il avait eu l’adresse de Deenie, il lui aurait renvoyé ces sales soixante-dix dollars depuis longtemps. Il lui en aurait même envoyé le double si ça avait pu effacer ses souvenirs du gosse, T-shirt des Braves et main en étoile de mer. Mais comme il n’avait pas son adresse, il resta sobre. À se flageller à coups de fouet. Secs, les coups de fouet.

Et puis un soir, il passa devant un troquet qui s’appelait Le Repos du Pêcheur et aperçut une jolie blonde assise toute seule sur un tabouret de bar à l’intérieur. Elle portait une jupe écossaise à mi-cuisse et paraissait se morfondre, alors il entra, et en fait, la fille venait tout juste de divorcer, ça alors, quel dommage, et peut-être qu’un peu de compagnie, ça vous dirait ? et trois jours plus tard, il s’était réveillé avec ce même vieux trou noir dans la mémoire. Il se présenta à l’hospice des anciens combattants où son boulot jusque-là avait consisté à lessiver les sols et à changer les ampoules, espérant que pour cette fois, ça passerait, mais pas de bol. « Pas très à cheval » sur les principes, c’est pas tout à fait pareil que « pas du tout à cheval » ; presque pareil, mais faut pas déconner. En prenant la porte, avec trois affaires récupérées dans son casier, il avait dans la tête une vieille chanson de Bobcat Goldthwaite: « Mon job y était encore mais quelqu’un d’autre l’occupait. » Alors, il était monté dans un autre bus, à destination du New Hampshire celui-là, et il s’était acheté, avant d’embarquer, un contenant en verre empli de liquide alcoolisé.

Il alla s’installer tout au fond, juste à côté des toilettes. La place du pochard. L’expérience lui avait appris que c’était la plus adéquate si t’avais l’intention de passer le trajet à te cuiter. Il plongea la main dans son sac en papier brun, dévissa le bouchon du contenant en verre empli de liquide alcoolisé et renifla l’odeur ambrée. Cette odeur aussi savait parler, même si elle n’avait qu’un seul message à délivrer: Salut, vieil ami. Meurs encore un peu.

Il pensa Bonbon.

Il pensa Mama.

Il pensa à Tommy, qui devait aller à l’école à présent. À condition que son oncle Randy ne l’ait pas tué.

Il pensa, Le seul qui peut lever le pied, c’est toi.

Cette pensée lui était déjà venue bien souvent, mais cette fois-ci, une autre lui embraya le pas: Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas. Tu peux, évidemment… mais rien ne t’y oblige.

Cette nouvelle voix était si étrange, si différente de ses habituels dialogues intérieurs, qu’il pensa l’avoir captée dans le cerveau de quelqu’un d’autre — il savait faire ça, mais il y avait déjà un bon bout de temps qu’il ne recevait plus d’émissions pirates. Il avait appris à les intercepter et à les bloquer. Il leva néanmoins les yeux pour regarder dans l’allée centrale, pratiquement sûr d’y voir quelqu’un qui se serait retourné pour le regarder. Personne n’était retourné. Tout le monde dormait, ou parlait avec son voisin, ou regardait défiler le jour gris de la Nouvelle-Angleterre derrière la vitre.

Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas.

Si seulement c’était vrai. Il revissa quand même le bouchon et posa la bouteille sur le siège voisin. Deux fois, il la reprit. La première fois, il la reposa. La deuxième, il glissa la main dans le sac et dévissa de nouveau le bouchon, mais c’est le moment que choisit le bus pour faire halte sur l’aire de bienvenue du New Hampshire, juste après la frontière de l’État. Dan entra dans le Burger King avec les autres voyageurs, ne s’arrêtant que le temps nécessaire pour jeter le sac en papier brun dans un conteneur à ordures. Sur le grand réceptacle vert on lisait l’inscription: SI VOUS N’EN AVEZ PLUS BESOIN, LAISSEZ-LE ICI.

Comme ce serait chouette, songea Dan en l’entendant atterrir dans un cliquetis. Bon Dieu, comme ce serait chouette.

2

Une heure plus tard, le bus dépassait le panneau BIENVENUE À FRAZIER OÙ CHAQUE SAISON A SA RAISON ! Et au-dessous, BERCEAU DE TEENYTOWN !

Le bus s’arrêta devant le Centre communautaire de Frazier où des passagers montèrent et, du siège vide à côté de Dan, que la bouteille avait occupé durant la première partie du voyage, Tony parla. Tony ne s’était pas exprimé aussi clairement depuis des années mais Dan aurait reconnu sa voix entre toutes.

(c’est là c’est le bon endroit)

Aussi bon qu’un autre, pensa Dan.

Il attrapa son sac dans le porte-bagages et descendit. Debout sur le trottoir, il regarda le bus s’éloigner. À l’ouest, les montagnes Blanches cisaillaient l’horizon. Au cours de ses pérégrinations, il avait toujours évité les montagnes, surtout les monstres en dents de scie qui partageaient en deux ce pays. Il pensa: J’ai fini par revenir vers les hauteurs, en fin de compte. J’imagine que j’ai toujours su que je le ferais. Mais ces montagnes-là étaient d’un relief plus doux que celles qui hantaient encore parfois ses rêves et il songea qu’il pourrait s’en accommoder, du moins pour un petit bout de temps. À condition qu’il arrive à ne plus penser au gamin en T-shirt des Braves. À condition qu’il arrive à laisser tomber l’alcool. Un jour, tu finis par t’aviser que rien ne sert de cavaler. Où que tu ailles, tu t’emmènes toujours avec toi.

Un tourbillon de neige, plus léger qu’un voile de mariée, traversa l’air en dansant. Dan constata que les commerces bordant la large rue principale étaient principalement destinés aux skieurs qui arriveraient en décembre et aux estivants qui les remplaceraient en juin. Avec certainement, en septembre et octobre, un arrivage d’amoureux des couleurs de l’automne. Mais maintenant, c’était ce qui dans le nord de la Nouvelle-Angleterre tient lieu de printemps: deux mois âpres chromés de froid et d’humidité. De toute évidence, Frazier n’avait pas encore trouvé de raison pour cette saison, car la rue principale — Cranmore Avenue — était pour ainsi dire déserte.

Dan balança son sac sur son épaule et partit d’un pas lent en direction du nord. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé pour observer une grande maison victorienne biscornue flanquée d’ailes en brique de construction plus récente communiquant avec la maison mère par des passages couverts. Une tourelle, surplombant le côté gauche de la demeure, dominait le tout, mais elle était sans équivalent sur la droite, ce qui donnait à la bâtisse une allure bizarrement bancale qui lui plut assez. C’était comme si la grosse vieille bicoque disait: Ouais, une partie de moi s’est écroulée. Ben quoi ? Ça vous arrivera aussi un jour. Dan esquissa un sourire. Mais le sourire mourut sur ses lèvres.

Posté à la fenêtre de la tourelle, Tony le regardait. Voyant Dan lever les yeux vers lui, il lui fit signe de la main. Ce même geste solennel dont Dan se souvenait depuis l’enfance, lorsque Tony venait souvent. Dan ferma les yeux, puis les rouvrit. Tony n’y était plus. Il n’y avait jamais été d’ailleurs. Comment aurait-il pu y être ? La fenêtre était barricadée par des planches.

Sur la pelouse, une grande pancarte de la même nuance de vert que la maison portait en lettres dorées l’inscription HOSPICE HELEN RIVINGTON.

Ils ont un chat ici, pensa Dan. Une chatte grise nommée Audrey.

Son intuition se révéla en partie vraie, en partie fausse. Il y avait bien un chat gris à l’hospice, mais c’était un mâle castré, et il ne s’appelait pas Audrey.

Dan observa longuement la pancarte — suffisamment longtemps pour que les nuages se déchirent et laissent tomber un rai de lumière biblique — puis il poursuivit sa route. Le soleil, étincelant cette fois, faisait scintiller les chromes des rares véhicules garés en épi devant Olympia Sports et Fresh Day Spa, mais la neige tourbillonnait toujours et Dan se souvint d’une phrase que sa mère avait dite il y a longtemps, quand ils vivaient dans le Vermont, devant ce même phénomène printanier: C’est le diable qui bat sa femme.

3

Non loin de l’hospice, Dan s’arrêta de nouveau. De l’autre côté de la rue, en face de l’hôtel de ville, se trouvait le jardin public de Frazier. Un ou deux arpents de pelouse commençant tout juste à reverdir, un kiosque à musique, un terrain de soft-ball, un terrain de basket goudronné, des tables de pique-nique et même un golf miniature. Tout ça était très séduisant, mais ce qui l’intéressait, c’était le panneau

VISITEZ TEENYTOWN
LA « PETITE MERVEILLE » DE FRAZIER
ET EMPRUNTEZ SON CHEMIN DE FER !

Pas besoin d’être un génie pour constater que Teenytown était une réplique miniature de Cranmore Avenue. Il y avait l’église méthodiste que Dan venait de dépasser, avec son clocher d’un peu plus de deux mètres de haut ; il y avait le cinéma Music Box, le glacier Spondulicks, la librairie Mountain Books, le magasin Shirts & Stuff, la Galerie de Frazier, spécialité de gravures d’art. Il y avait même une reproduction parfaite, d’environ quatre-vingts centimètres de haut, de l’hospice Helen Rivington avec son unique tourelle mais sans ses deux ailes neuves. Peut-être, songea Dan, parce qu’elles étaient archi-moches, surtout comparées à la pièce maîtresse.

Derrière Teenytown était stationné un train miniature avec CHEMIN DE FER DE TEENYTOWN peint sur des wagons si petits qu’ils ne pouvaient sûrement pas embarquer de passagers plus grands que des bambins juste en âge de marcher. Des nuages de fumée s’échappaient de la cheminée de la locomotive rouge vif à peu près grosse comme une moto Honda Goldwing. Dan entendait ronfler son moteur diesel. Sur le côté de la micheline, en lettres dorées patinées à l’ancienne, était écrit LE HELEN RIVINGTON. La patronne de la ville, présuma Dan. Il devait y avoir aussi une rue portant son nom quelque part dans Frazier.

Le soleil s’était de nouveau caché et il faisait assez froid pour que Dan voie son haleine monter devant lui, mais il resta encore un peu immobile. Gosse, il avait toujours désiré un train électrique qu’il n’avait jamais eu. Et là en face, à Teenytown, existait une version géante que les enfants de tout âge pouvaient adorer.

Il remonta son sac sur son épaule et traversa la rue. Entendre la voix de Tony — et le revoir — après tant d’années l’avait perturbé, mais à cet instant il se réjouit d’être descendu là. Peut-être que cet endroit était réellement celui qu’il cherchait, celui où il trouverait enfin le moyen de redresser sa vie qui gîtait dangereusement.

Où que tu ailles, tu t’emmènes avec toi.

Il repoussa cette pensée dans son placard mental. Il était très fort pour ça. Il avait fourré tout un tas de trucs dans ce placard.

4

Un capot dissimulait le moteur de la locomotive des deux côtés. Avisant un tabouret sous l’avant-toit du dépôt ferroviaire de Teenytown, Dan s’en empara et grimpa dessus. La cabine du conducteur était équipée de deux sièges baquets recouverts de mouton retourné que Dan aurait dit récupérés d’une ancienne grosse cylindrée sortie des chaînes de Detroit. Le tableau de bord et les commandes aussi ressemblaient à des pièces de vieux bolide détournées, sauf le grand levier de vitesses en zigzag à l’ancienne qui saillait du plancher. Celui-là venait à tous les coups d’un vieux camion. Le pommeau d’origine avait été remplacé par une tête de mort hilare coiffée d’un bandana rouge fané devenu rose pâle au fil des années sous l’action d’innombrables étreintes manuelles. Le volant, avec sa moitié supérieure sciée, ressemblait au manche d’un petit avion de tourisme. Peint en noir sur le tableau de bord, à demi effacé mais encore lisible, on déchiffrait VITESSE MAX. 60 À RESPECTER.

« Elle vous plaît ? » La voix avait résonné juste derrière lui.

Dan se retourna brusquement et faillit perdre l’équilibre. Une grande main calleuse se referma sur son avant-bras et le retint. Son possesseur, la cinquantaine bien tassée ou la soixantaine jeune, portait une veste en jean matelassée et une casquette de chasse à carreaux rouges aux oreillettes baissées. Dans l’autre main, il transportait une caisse à outils avec sur le couvercle PROPRIÉTÉ DE LA VILLE DE FRAZIER écrit à la bande Dymo.

« Oh, pardonnez-moi, dit Dan en descendant du tabouret. Je ne voulais pas…

— C’est rien. Il y a tout le temps des gens qui s’arrêtent pour regarder. Des fanas de trains électriques en général. C’est comme un rêve réalisé pour eux. L’été, on est plus pointilleux, quand ça grouille de monde ici et qu’on a un départ du Riv toutes les heures. Mais à cette période de l’année, n’y a que moi, et ça me dérange pas un poil. » Il présenta sa main à Dan. « Billy Freeman. Ouvrier mécanicien municipal. Le Riv est mon bébé. »

Dan accepta sa poignée de main. « Dan Torrance. »

Billy Freeman zieuta son sac. « Venez d’descendre du bus, j’imagine. Ou vous faites du stop ?

— Bus, confirma Dan. Qu’est-ce qu’elle a comme moteur ?

— V’là une question intéressante. Chevrolet Veraneio, ça vous dit sûrement rien ? »

Non, ça ne disait rien à Dan, mais il savait ce dont Freeman parlait. Parce que Freeman le savait. Il ne pensait pas avoir eu d’éclair de voyance aussi lumineux depuis des années. Cette constatation réveilla en lui un frisson de plaisir remontant à sa plus tendre enfance, avant qu’il ait découvert à quel point le Don pouvait être dangereux.

« Break version brésilienne, c’est ça ? Turbo diesel. »

Les sourcils broussailleux de Freeman dessinèrent des accents circonflexes et il se fendit d’un grand sourire. « Sacrénom, c’est exactement ça ! Casey Kingsley, c’est lui le patron, il l’a eu aux enchères l’an passé. Du tonnerre, comme moteur. Démarre au quart de tour, tire du feu de Dieu. Le tableau de bord aussi vient d’un break. Les sièges, c’est bibi. »

La clairvoyance s’estompait, mais Dan intercepta une dernière information. « Pontiac GTO Judge. »

Maintenant, Freeman souriait jusqu’aux oreilles. « Exact. Dans une casse, du côté de Sunapee. Le levier, c’est un high-hat vintage de Mack 1961. Neuf vitesses. La classe, hein ? Tu cherches du boulot ou tu regardes juste en passant ? »

Surpris par le changement de sujet, Dan hésita. Cherchait-il du travail ? Il supposait que oui. L’hospice qu’il avait vu en remontant Cranmore Avenue devait être l’endroit logique par où commencer, et — clairvoyance ou simple intuition ? — il avait dans l’idée qu’ils embaucheraient. Mais la vision de Tony à la fenêtre de la tourelle l’avait ébranlé et il n’était pas sûr de vouloir s’y présenter pour le moment.

Surtout, mon petit Danny, tu veux avoir mis un peu plus de distance entre toi et ta dernière biture avant de te pointer là-bas pour poser ta candidature. Même si la seule chose qu’ils ont à t’offrir, c’est de passer la polisseuse de nuit.

La voix de Dick Hallorann. Dan n’avait pas repensé à Dick depuis longtemps. Peut-être bien depuis Wilmington.

À l’approche de l’été — une saison pour laquelle Frazier avait clairement trouvé une raison — les commerces embaucheraient toutes sortes de saisonniers. Mais entre Teenytown et un Chili’s à la galerie marchande du coin, y avait pas photo. Il choisissait Teenytown sans hésiter. Il s’apprêtait à répondre à Freeman, qui l’observait avec une franche curiosité, quand Hallorann se manifesta à nouveau.

Tes chances risquent de se réduire, petit. T’approches le cap des trente.

« Oui, dit-il. Je cherche du boulot.

– À Teenytown, tu sais, ça sera un boulot de courte durée. Dès que l’été et les grandes vacances arrivent, Mr. Kingsley préfère embaucher des jeunes du pays. Dix-huit, vingt-deux ans maxi. C’est la politique locale. Et un jeune, ça bosse pour moins cher. » Encore un grand sourire, qui dévoila quelques dents manquantes. « Mais bon, y a des endroits pires pour gagner sa croûte. Bosser dehors peut rebuter un homme, ces jours-ci, mais le grand froid ne durera plus très longtemps. »

Non, quelques semaines à tout casser. Les bâches recouvrant la plupart des attractions du jardin public seraient bientôt retirées pour laisser apparaître la physionomie estivale d’une petite station de villégiature: stands de hot-dogs, roulottes de glaciers, et une structure ronde dans laquelle Dan avait reconnu un manège. Sans parler du petit train, évidemment, avec ses wagons miniatures et sa grosse locomotive turbo diesel. S’il pouvait arrêter de picoler, et qu’il se montrait digne de confiance, Freeman ou son patron — Kingsley — pourraient peut-être le laisser la conduire une fois ou deux. Ça, il aimerait. Et dans quelques mois, quand la mairie embaucherait un étudiant en vacances pour le remplacer, il lui resterait la solution de l’hospice.

S’il décidait de se poser, cela va sans dire.

Faudra bien que tu te poses quelque part, lui fit remarquer Hallorann (décidément, ça semblait être son jour pour avoir des visions et entendre des voix). Faudra bien que tu te poses quelque part, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.

Il se surprit lui-même à rire. « Ça me tente bien, Mr. Freeman. Ça me tente vraiment bien. »

5

« T’as déjà fait de l’entretien extérieur ? » lui demanda Billy Freeman. Ils marchaient lentement le long du train. Avec le toit des wagons qui ne lui arrivait pas plus haut que le torse, Dan avait l’illusion d’être un géant.

« Je sais désherber, planter et peindre. Je sais me servir d’une souffleuse de feuilles et d’une tronçonneuse. Je suis capable de réparer des petits moteurs si la panne est pas trop compliquée. Et je sais piloter une tondeuse autotractée sans écraser de petits enfants. Pour ce qui est du train, en revanche… là, je saurais pas.

— Faudrait que t’aies l’autorisation de Kingsley pour ça. Assurance et tout le bordel. Dis voir, t’as des références ? Parce que Mr. Kingsley t’embauchera pas sans ça.

— Oui, j’en ai quelques-unes. Surtout comme agent d’entretien et garçon de salle dans des hôpitaux. Dites, Mr. Freeman…

— Billy. Et tu, ça ira.

— Dis, Billy, ton train a pas l’air de pouvoir transporter des passagers. Où est-ce que tu les mets ? »

Billy avait de nouveau la banane. « Attends-moi là. Voyons voir si tu trouves ça aussi fendard que moi. Moi, je me lasse jamais du spectacle. »

Freeman retourna à la locomotive et se pencha à l’intérieur. Le moteur, qui avait tourné au ralenti jusque-là, se mit à accélérer en projetant vers le ciel des jets rythmiques de fumée. Un long gémissement hydraulique se répercuta sur toute la longueur du Helen Rivington. Soudain, le toit de tous les wagons et de la petite voiture de queue peinte en jaune — neuf voitures au total — commença à se soulever. Dan avait l’impression de voir neuf décapotables s’ouvrir en même temps. Il se pencha pour regarder à l’intérieur et aperçut des sièges de plastique rigide. Six dans chaque wagon de passagers, deux dans la petite voiture de queue. Cinquante en tout.

Lorsque Billy revint, Dan avait la banane lui aussi. « Ton train doit être vraiment rigolo quand il est rempli de passagers.

– Ça, ouais ! Les gens se marrent comme des baleines, ils se filment, se prennent en photo. Tiens, je vais te montrer. »

Billy emprunta le marchepied situé à l’extrémité du wagon, longea la petite allée centrale et s’installa sur un siège. Une étonnante illusion d’optique se produisit. Billy agita majestueusement la main à l’adresse de Dan qui s’imagina fort bien cinquante Brobdingnagiens, réduisant à un format lilliputien le train dont ils s’étaient emparés, quittant la gare de Teenytown avec majesté.

Lorsque Billy se leva et redescendit sur le quai, Dan applaudit. « Je parie que tu vends trois millions de cartes postales entre Memorial Day et Labor Day[5].

— T’as gagné. » Billy fourragea dans la poche de sa veste, en sortit un paquet de cigarettes Duke cabossé — une marque pas chère que Dan connaissait bien, vendue dans les gares autoroutières et les magasins de quartier partout en Amérique — et le présenta à Dan, qui en prit une. Billy lui donna du feu.

« Autant en profiter tant que c’est encore possible, dit-il en contemplant sa clope. Dans quelques années, il sera interdit de fumer ici. Le Club féminin de Frazier s’y emploie déjà. Une bande de vieilles momies, si tu veux mon avis, mais tu sais ce qu’on dit: la main qui balance le foutu berceau gouverne le foutu monde. » Il souffla de la fumée par les narines. « Quoique la plupart n’ont plus balancé de berceau depuis l’époque où Nixon était président. Ni eu besoin de s’enfiler de Tampax, soit dit en passant.

– Ça sera peut-être pas un mal, dit Dan. Les jeunes ont tendance à copier les comportements de leurs aînés. » Il songea à son père. La seule chose que Jack Torrance aimait mieux que boire un verre, c’était boire une douzaine de verres, lui avait un jour dit sa mère peu de temps avant sa mort. Elle, c’était les cigarettes, et ça l’avait tuée. Autrefois, Dan s’était aussi promis de ne jamais commencer à fumer. Il en était venu à penser que la vie est une série d’embuscades pleines d’ironie.

Billy Freeman le dévisageait, un œil plissé, presque fermé. « J’ai des intuitions sur les gens des fois, et j’en ai une avec toi. Je l’ai eue avant même que tu te retournes et que je voie ta tête. Je crois que t’es p’t-êt’ bien le bon gars que je cherche pour m’aider au grand nettoyage de printemps d’ici au mois de mai. C’est ce que je ressens, en tout cas. Ça peut paraître fou, mais je fais confiance à mon instinct. »

Pour Dan, ça n’avait rien de fou. Et il comprenait maintenant pourquoi il avait capté si clairement les pensées de Billy Freeman, sans même l’avoir voulu. Il se souvint de ce que Dick Hallorann lui avait dit un jour — Dick qui avait été son premier ami adulte: Beaucoup de gens ont un peu de ce que j’appelle le Don, mais bien souvent c’est juste une étincelle — juste de quoi leur permettre de savoir quelle chanson va passer à la radio ou que le téléphone va se mettre à sonner.

Billy Freeman avait cette petite étincelle. Cet éclat.

« Je crois que c’est ce Mr. Carey Kingsley que je devrais aller trouver, non ?

— Casey, pas Carey. Mais, ouais, c’est lui le boss. Il est à la tête des services techniques de la ville depuis vingt-cinq ans.

— Quel serait le meilleur moment ?

— J’dirais, tout de suite. » Billy pointa le doigt. « Là-bas, c’tas de briques de l’autre côté de la rue, c’est l’hôtel de ville de Frazier, avec tous les bureaux. Tu trouveras Mr. Kingsley au sous-sol, fond du couloir. Tu sauras que t’y es quand t’entendras de la musique disco au-dessus de ta tête. C’est le cours d’aérobic pour dames, tous les mardis et jeudis.

— D’accord, dit Dan. Je crois que je vais y aller.

— T’as tes références ?

— Oui. » Dan tapota son sac, appuyé contre le mur de la gare de Teenytown.

« Et tu les as pas fabriquées toi-même, hein ? »

Dan sourit. « Non, elles sont tout ce qu’il y a d’authentique.

— Alors à l’attaque, mon gars.

— J’y va.

— Dernière chose, dit Billy comme Dan chargeait son sac. Le père Kingsley est anti-bibine à mort. Si tu picoles, et qu’il te pose la question, je te conseille… de mentir. »

Dan hocha la tête et leva une main complice. C’était un mensonge qu’il avait déjà raconté.

6

À voir son pif couperosé, Casey Kingsley n’avait pas toujours été anti-bibine. C’était un gros homme qui paraissait moins occuper que remplir son petit bureau encombré. Renversé contre le dossier de son fauteuil, il examinait les références de Dan, bien rangées dans une chemise bleue à élastique de chez Staples. L’arrière de sa tête touchait presque le bas d’une sobre croix de bois accrochée au mur à côté d’une photo encadrée de sa famille. On y voyait un Kingsley beaucoup plus jeune et mince en compagnie de son épouse et de leurs trois gamins en maillot de bain sur une plage. À l’étage du dessus, à peine assourdis par le plafond, on entendait les Village People chanter YMCA accompagnés par un martèlement de pieds enthousiaste. Dan visualisait un mille-pattes géant, permanente toute fraîche de chez le coiffeur local et justaucorps rouge vif de neuf mètres de long…

« Ah-ha, commenta Kingsley. Ah-ha… ouais… d’accord, d’accord, d’accord… »

Un grand bocal de bonbons colorés trônait sur un coin de son bureau. Sans lever les yeux de la mince liasse de références de Dan, il souleva le couvercle, pêcha un bonbon, l’enfourna. « Servez-vous, dit-il toujours sans lever les yeux.

— Non, je vous remercie », répondit Dan.

Une pensée étrange lui vint. Naguère, son père avait probablement passé un entretien dans un bureau semblable en vue d’obtenir le poste de gardien de l’hôtel Overlook. Qu’avait-il en tête ? Qu’il avait terriblement besoin de ce travail ? Que c’était sa dernière chance ? Peut-être. Sans doute. Car évidemment, Jack Torrance avait charge d’âmes. Dan, non. Si ça ne marchait pas ici, il pourrait encore continuer à vagabonder quelque temps. Ou tenter sa chance à l’hospice. Sauf que… il aimait bien le jardin public. Et le petit train qui transformait des adultes de taille normale en véritables Goliaths. Il aimait bien Teenytown, avec son côté légèrement absurde et fantaisiste, et même assez courageux, typique de cet esprit bravache des bleds de l’Amérique profonde. Et il aimait bien Billy Freeman, détenteur sans doute à son insu d’une petite pincée du Don.

À l’étage, YMCA fut remplacé par I Will Survive. Comme s’il avait attendu ce signal musical, Kingsley replaça les références de Dan dans la chemise et la lui tendit par-dessus le bureau.

Il va me dire que c’est non.

Mais après une journée d’intuitions justes, celle-ci était fausse. « Tout ça m’a l’air correct, mais j’ai l’impression que vous seriez plus à votre place à l’hôpital de New Hampshire Central, ou même à l’hospice de notre ville. Vous pourriez même postuler pour être auxiliaire de vie — je vois que vous avez des qualifications en secourisme et aide médicale. Savez ce que c’est qu’un auxiliaire de vie ?

— Oui. Et j’avais bien pensé à l’hospice. Et puis j’ai vu le jardin public, et Teenytown, et le petit train. »

Kingsley émit un grognement débonnaire. « Ah, ça vous dirait de prendre les commandes un de ces jours, pas vrai ? »

Dan mentit sans hésiter: « Non, Mr. Kinsley, ça ne me dirait pas spécialement. » Admettre qu’il aurait aimé s’asseoir sur le siège de GTO garni de mouton retourné et poser ses mains sur le manche de la petite loco rouge aurait à tous les coups fait dévier la conversation sur son permis de conduire, et sur la question épineuse de sa suspension, avec pour conséquence une invitation à quitter séance tenante le bureau du sieur Kingsley. « Je suis plutôt du genre tondeuse et râteau.

— Du genre emploi de courte durée aussi, si j’en crois vos références.

— Oh, je vais pas tarder à me poser. Je crois que je commence à être vacciné contre le virus du voyage. » Il se demanda si cette explication résonnerait aussi creux aux oreilles de Kingsley qu’il l’avait entendue résonner aux siennes.

« De toute façon, c’est tout ce que j’ai à vous offrir, poursuivit Kingsley. Un emploi de courte durée. Dès la fin de l’année scolaire…

— Oui, Billy me l’a dit. Si je décide de rester pour l’été, je tenterai l’hospice. Je pourrais même poser une candidature anticipée, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Aucun inconvénient. » Kingsley le dévisageait avec curiosité. « Les mourants ne vous rebutent pas ? »

Votre mère est morte là-bas, songea Danny. Sa clairvoyance ne s’était pas estompée, en fin de compte ; elle ne s’était même pas mise en veilleuse. Vous lui teniez la main quand elle s’est éteinte. Elle s’appelait Ellen.

« Non », répondit-il. Puis, sans savoir pourquoi, il ajouta: « Nous sommes tous des mourants. Le monde n’est qu’un hospice à ciel ouvert.

— Philosophe avec ça, dites-moi ? Eh bien, Mr. Torrance, je crois bien que je vais vous embaucher. J’ai confiance dans le jugement de Billy — il se trompe rarement sur les gens. N’arrivez pas en retard, ni ivre, ni les yeux rouges et sentant l’herbe, et tout ira bien pour vous. Sinon, vous reprenez la route. Car je ne crois pas que l’hospice Rivington voudra entendre parler de vous — j’y veillerai personnellement. Nous sommes d’accord là-dessus ? »

Dan éprouva un relent d’amertume

(zélé connard)

qu’il réprima. Il était sur le terrain de jeu de Kingsley. Et la balle était dans le camp adverse. « Nous sommes d’accord.

— Vous pouvez commencer dès demain, si ça vous va. Il y a des tas de chambres meublées en ville. Je peux passer quelques coups de fil, si vous voulez. Vous avez les moyens d’avancer quatre-vingt-dix dollars de loyer la semaine avant votre premier chèque de paye ?

— Oui. Merci, Mr. Kingsley. »

Kingsley fit un geste débonnaire de la main. « En attendant, je vous recommande le Red Roof Inn. Le gérant est mon ex-beau-frère. Il vous fera un prix. On est bons ?

— On est bons. »

Tout était arrivé si vite. Comme s’emboîtent rapidement les dernières pièces d’un puzzle de mille pièces très compliqué. Mais Dan s’intima de ne pas trop se fier à ce sentiment.

Kingsley se leva. La manœuvre fut lente, vu sa corpulence. Dan se leva aussi. Et quand Kingsley lui tendit sa grosse patte charnue par-dessus son bureau encombré, Dan la lui serra. À travers le plafond filtrait maintenant la musique de KC and the Sunshine Band proclamant au monde que c’était comme ça que ça leur plaisait, oh oh, hé hé.

« Je hais cette daube disco », dit Kingsley.

Non, songea Dan. Au contraire. Elle te rappelle ta fille, celle qui vient plus tellement te voir. Parce qu’elle t’a pas encore pardonné.

« Vous vous sentez bien ? s’inquiéta Kingsley. Vous êtes un peu pâle.

— Juste fatigué. J’ai fait un long trajet en bus. »

Le Don était de retour. Et en force. La question était: pourquoi maintenant ?

7

Il travaillait depuis trois jours (qu’il avait passés à repeindre le kiosque et à souffler les feuilles mortes de l’automne dernier) quand Kingsley traversa Cranmore Avenue pour venir lui annoncer qu’il lui avait trouvé une chambre dans Eliot Street. Salle de bains indépendante, avec douche et baignoire, rien que ça. Quatre-vingt-cinq la semaine. S’il la voulait. Oui, Dan la voulait.

« Vas-y pendant ta pause déjeuner, fils, lui conseilla Kingsley. Demande Mrs. Robertson. » Il pointa sur lui un doigt déformé par les premiers signes d’arthrite. « Et ne merde pas, Sonny Jim. C’est une vieille copine à moi. Souviens-toi que je me suis porté garant de toi sur la foi de quelques maigres références et l’intuition de Billy Freeman. »

Dan assura qu’il ne merderait pas. Mais la dose de sincérité supplémentaire qu’il tenta d’injecter dans sa voix sonna faux à ses propres oreilles. Il pensait encore à son père, réduit à mendier du boulot auprès d’un vieil ami friqué après avoir perdu son poste d’enseignant dans le Vermont. Bizarre ça, d’éprouver de la compassion pour un type qui avait failli te tuer, mais la compassion était là, indéniable. Est-ce que des gens avaient éprouvé le besoin de dire à son père de ne pas merder ? Probable. Et bien sûr, Jack Torrance avait merdé. S’était planté dans les grandes largeurs. Son alcoolisme y avait certainement été pour quelque chose, mais quand t’es à terre, y a toujours des types qui semblent éprouver un malin plaisir à te marcher dessus et à poser un pied sur ta nuque au lieu de t’aider à te relever. C’est dégueulasse, mais la nature humaine l’est, par bien des aspects. Et, évidemment, quand tu cours à ras de terre avec tous les clebs affamés, t’es surtout amené à voir des pattes, des griffes et des trous du cul.

« Et vois avec Billy s’il peut te trouver des bottes à ta pointure. Il en a récupéré un tombereau dans la cabane à outils. Même si la dernière fois que j’ai regardé, je n’ai pas pu en trouver deux assorties. »

Il faisait soleil, l’air était doux. Dan leva les yeux vers le ciel dégagé — il travaillait en jean et T-shirt des Blue Sox d’Utica — puis regarda de nouveau Casey Kingsley.

« Oui, je sais ce que tu penses, mais on est en montagne ici, Sonny Jim. Ils ont annoncé un coup de vent de nord-est pour ce soir à la radio et peut-être trente centimètres de neige. Ça ne durera pas — la neige d’avril, les gens du New Hampshire l’appellent l’engrais du pauvre — mais ils ont aussi annoncé des vents de tempête. J’espère que tu sais aussi bien manier une souffleuse à neige qu’à feuilles. Et j’espère aussi que ton dos est d’attaque, parce que Billy et toi, vous allez devoir ramasser un paquet de branches tombées demain. Et peut-être tronçonner quelques arbres aussi. Les tronçonneuses, ça te connaît ?

— Oui, Mr. Kingsley, dit Dan.

— Bien. »

8

Dan et Mrs. Robertson trouvèrent rapidement un terrain d’entente. Elle lui offrit même un sandwich aux œufs et un café dans la cuisine commune. Il accepta son offre, s’attendant aux questions habituelles sur ce qui l’avait amené à Frazier et ce qu’il avait fait dans la vie auparavant. Mais, ce fut reposant, Mrs. Robertson s’en abstint. Elle lui demanda par contre s’il voulait bien l’aider à fermer les contrevents du rez-de-chaussée au cas où ils auraient vraiment « un coup de chien », comme elle disait. Dan accepta également. L’une de ses devises dans la vie (il en avait peu) était de toujours être en bons termes avec sa logeuse: on ne sait jamais quand on peut avoir besoin d’un sursis pour payer son loyer…

À son retour, Billy l’attendait avec une liste de tâches à accomplir. La veille, ils avaient ôté les bâches protégeant les sujets du manège. Cet après-midi-là, ils les replacèrent et fermèrent hermétiquement les divers stands et attractions. La dernière opération de la journée consista à reculer le Riv dans son hangar. Puis tous deux se posèrent sur des chaises pliantes pour fumer une cigarette à côté de la gare de Teenytown.

« Laisse-moi te dire, Danno, lui confia Billy. T’as devant toi un ouvrier bien fatigué.

— Alors, on est deux. » Mais il se sentait bien, muscles déliés et fourmillants. Il avait oublié à quel point c’est bon de travailler au grand air, surtout quand on a pas la gueule de bois.

Billy leva la tête vers le ciel assombri de nuages et soupira. « J’espère foutrement qu’on va pas se taper de la neige et du vent comme la radio l’a annoncé, mais ça m’en a tout l’air. Au fait, je t’ai trouvé des bottes. Elles sont pas de la première jeunesse, mais au moins elles font la paire. »

Dan repartit vers ses quartiers d’habitation en emportant ses nouvelles bottes. Le vent avait commencé à forcir lorsqu’il traversa la ville et l’obscurité gagnait rapidement. Ce matin-là à Frazier, l’été avait semblé tout proche. Ce soir, l’air laissait sur le visage cette humidité glacée annonciatrice de neige. Les rues latérales étaient désertes, les maisons barricadées.

Dan tourna l’angle de Morehead Street pour s’engager dans Eliot et se figea. Poussé par le vent sur le trottoir, escorté par l’entrechoquement de squelette d’une cohorte de feuilles mortes égarées depuis l’automne dernier, un chapeau roulait. Un de ces vieux hauts-de-forme comme n’en portent plus que les magiciens. Ou les acteurs dans les vieilles comédies musicales, songea-t-il. La vision le glaça jusqu’aux os car le chapeau n’était pas réellement là. Pas exactement.

Il ferma les yeux, compta lentement jusqu’à cinq pendant que le vent plaquait son pantalon sur ses jambes, et les rouvrit. Les feuilles mortes étaient toujours là, mais le chapeau avait disparu. C’était encore le Don, qui lui offrait une de ses visions d’un réalisme troublant mais généralement dénuées de sens. Les périodes d’abstinence prolongées le renforçaient toujours, mais jamais il n’avait été plus puissant que depuis son arrivée à Frazier. C’était un peu comme si l’air avait été différent ici. Plus conducteur de ces étranges transmissions en provenance de la planète Ailleurs. Spécial.

Comme l’Overlook était spécial.

« Non, dit-il à haute voix. Ça, je le crois pas. »

Quelques verres, Danny, et tout disparaîtra. Tu le crois, ça ?

Malheureusement oui, il le croyait.

9

La vieille maison de Mrs. Robertson était de style colonial à l’architecture tarabiscotée. La chambre de Dan, au deuxième étage, donnait à l’ouest sur les montagnes. C’était un panorama dont il se serait passé. Ses réminiscences de l’Overlook s’étaient brouillées et ternies au fil des années mais, tandis qu’il déballait ses quelques affaires, un souvenir refit surface… Il eut vraiment la sensation d’un objet remontant à la surface, tel un horrible vestige organique (disons, le cadavre putréfié d’un petit animal) remontant des profondeurs d’un lac pour venir flotter à sa surface.

C’était le crépuscule quand la première neige est tombée. On était sous le porche de cet immense hôtel désert, mon père au milieu, entre ma mère et moi. Il nous entourait de ses bras. Tout allait bien à ce moment-là. Il ne buvait pas. D’abord, la neige s’est mise à tomber parfaitement à la verticale, puis le vent a forci et il a commencé à souffler en oblique, l’amoncelant de chaque côté du porche et recouvrant ces…

Il tenta de repousser la vision, mais elle s’imposa.

… ces haies en forme d’animaux. Celles qui bougeaient parfois quand tu les regardais pas.

Les bras couverts de chair de poule, il tourna le dos à la fenêtre. Il avait acheté au Red Apple un sandwich qu’il avait prévu de manger en commençant le livre de John Sanford qu’il avait aussi pris au même magasin, mais au bout de quelques bouchées il remballa son sandwich et le posa au frais sur l’appui de la fenêtre. Il mangerait peut-être le reste plus tard. Mais il ne pensait pas veiller au-delà de neuf heures ce soir-là. S’il arrivait à lire cent pages de son bouquin, il serait content.

Dehors, le vent soufflait de plus en plus fort. De temps en temps, il poussait des hurlements à vous glacer le sang en tournant au coin des avant-toits et Dan levait les yeux de son livre. Vers vingt heures trente, la neige commença à tomber. Une neige lourde et humide qui recouvrit bientôt sa fenêtre et lui masqua les montagnes. Ce qui était pire, d’une certaine façon. À l’Overlook aussi, la neige avait bouché les fenêtres. D’abord celles du rez-de-chaussée… puis celles du premier étage… puis celles du deuxième.

Les ensevelissant avec les morts-vivants.

Mon père s’imaginait qu’ils allaient le nommer gérant de l’hôtel. Tout ce qu’il avait à faire pour leur prouver sa loyauté, c’était de leur offrir son fils en sacrifice.

« Son Fils unique », marmonna Dan. Puis il se retourna comme si c’était quelqu’un d’autre qui avait parlé… et en effet, il ne se sentait pas seul. Pas tout à fait seul. Le vent poussa encore un glapissement contre le mur extérieur de la maison et Dan frissonna.

Pas trop tard pour retourner au Red Apple me prendre une bouteille de quelque chose. Et endormir toutes ces désagréables pensées.

Non. Il allait lire son livre. Lucas Davenport était sur l’affaire et Dan avait la ferme intention de poursuivre sa lecture.

Il la termina à neuf heures et quart et se glissa sous les draps de son énième lit de chambre meublée. J’arriverai pas à dormir, pensa-t-il. Avec ce vent qui hurle.

Mais il dormit.

10

Il était assis à l’embouchure de la buse. Son regard errait sur la pente herbue de la berge jusqu’au fleuve Cape Fear en contrebas et le pont qui l’enjambait. La nuit était claire, la lune pleine. Il n’y avait ni vent ni neige. Et l’Overlook avait disparu. Quand bien même il n’aurait pas brûlé de la cave au grenier durant le mandat du Président Planteur de Cacahuètes, il se trouvait à près de deux mille kilomètres de là. Alors, d’où lui venait cette peur ?

De ce qu’il n’était pas seul. Voilà d’où elle venait. Il y avait quelqu’un derrière lui.

« Tu veux un petit conseil, minou-chat ? »

La voix était tremblante, liquide. Dan sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Ses jambes, couvertes de chair de poule, étaient encore plus froides. Il était en short et voyait sa peau hérissée de minuscules papilles blanches. Bien sûr qu’il était en short. Son cerveau pouvait bien être celui d’un homme adulte, il était logé en cet instant dans le corps d’un gamin de cinq ans.

Minou-chat. Qui… ?

Mais il savait. Il avait dit son nom à Deenie, mais elle l’avait seulement appelé minou-chat.

Tu ne peux pas te souvenir de ça, et d’ailleurs, ce n’est qu’un rêve.

Bien sûr, c’était un rêve. Il était à Frazier, New Hampshire, il dormait dans la pension de famille de Mrs. Robertson pendant qu’une tempête de neige printanière faisait rage au-dehors. Pourtant, il lui sembla plus sage, plus prudent aussi, de ne pas se retourner.

« Non merci, j’ai pas besoin de conseil, dit-il, contemplant toujours le fleuve et la lune. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et il y en a plein les bars et les salons de coiffure.

— Fais attention à la femme au chapeau, minou-chat. »

Quel chapeau ? aurait-il pu demander, mais vraiment, à quoi bon se fatiguer ? Il savait de quel chapeau elle parlait, il l’avait vu rouler sur le trottoir, poussé par le vent. Aussi noir que le péché à l’extérieur, doublé de soie blanche à l’intérieur.

« C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer. Si tu la cherches, elle te bouffera vivant. »

Ce fut plus fort que lui. Il tourna la tête. Deenie était là, assise avec lui à l’entrée de la buse, la couverture du clochard drapée sur ses épaules nues. Ses cheveux mouillés collaient à ses joues. Son visage enflé ruisselait. Ses yeux étaient troubles. Elle était morte, sans doute couchée dans sa tombe depuis des années.

Tu n’es pas réelle, voulut lui dire Dan. Mais aucun mot ne sortit. Il avait de nouveau cinq ans, Danny avait cinq ans, l’Overlook était ruines et cendres, mais il y avait ici une femme morte qu’il avait naguère volée.

« C’est pas grave », lui dit-elle. Voix gargouillante montant d’une gorge boursouflée. « J’ai vendu la coke, après l’avoir écrabouillée avec un peu de sucre. Me suis fait vingt sacs. » Elle sourit, et de l’eau gicla entre ses dents. « Je t’aimais bien, minou-chat. C’est pour ça que je suis revenue pour te prévenir. Ne t’approche pas de la femme au chapeau.

– Ôtez votre masque », dit Dan…, mais c’était la voix de Danny, une voix d’enfant chantante, fluette et haut perchée. « Imposteur, faux visage, ôtez votre masque. »

Il ferma les yeux comme il l’avait fait si souvent à l’Overlook lorsqu’il était confronté à ses terribles visions. La femme se mit à hurler, mais il se refusa à ouvrir les yeux. Le hurlement s’étira, devint un ululement modulé, et il réalisa que c’était le ululement du vent. Il n’était ni dans le Colorado, ni en Caroline du Nord. Il était dans le New Hampshire. Il venait de faire un cauchemar. Mais il était réveillé maintenant.

11

Sa Timex indiquait deux heures du matin. La chambre n’était pas chauffée mais il avait les bras et le torse collants de sueur.

Un petit conseil, minou-chat ?

« Non, dit-il. Je veux pas de conseil de toi. »

Elle est morte.

Il n’avait aucun moyen de le savoir, mais il le savait. Deenie — l’ex-déesse du monde occidental en mini-jupe de cuir et sandales à semelles de liège — était morte. Il savait même comment elle s’y était prise. Elle avait avalé des comprimés, relevé ses cheveux sur sa tête et enjambé le rebord de la baignoire pour s’enfoncer dans un bain tiède où elle s’était endormie, avait coulé, et s’était noyée.

Le rugissement du vent, chargé d’une sourde menace, avait une sinistre familiarité. Le vent souffle partout, mais il n’y a qu’en altitude qu’il fait ce bruit-là. Comme si un dieu furieux abattait sur le monde un maillet à air comprimé.

Quand il buvait, je disais qu’il Faisait le Vilain, pensa Dan. Je pensais que l’alcool était sa Mauvaise Médecine. Sauf que parfois, c’est de la Bonne Médecine. Quand tu te réveilles d’un cauchemar dont tu sais qu’il provient à cinquante pour cent du Don, c’est de la Très Bonne Médecine.

Une bière le renverrait dans les bras de Morphée. Trois lui garantiraient non seulement le sommeil, mais un sommeil sans rêves. Le sommeil est le médecin de la nature et, en cet instant, Dan Torrance sentait qu’il était malade et avait besoin d’une puissante médecine.

Tout est fermé. T’as de la chance.

Peut-être. Ou peut-être pas.

Il se retourna sur le flanc et sentit quelque chose rouler contre son dos. Non, pas quelque chose. Quelqu’un. Quelqu’un était couché avec lui. Deenie s’était couchée avec lui. Sauf que c’était trop petit pour être Deenie. Ça ressemblait plutôt à…

Il dégringola du lit, atterrit lourdement par terre et regarda par-dessus son épaule. C’était Tommy, le petit garçon de Deenie. Il avait le côté droit du crâne enfoncé. Des esquilles d’os saillaient entre ses cheveux blonds ensanglantés. Une morve grise écaillée — de la cervelle — séchait sur sa joue. C’était pas possible qu’il soit en vie avec une blessure aussi effroyable, mais il l’était. Il tendit vers Dan une main en étoile de mer.

« Bonbon », dit-il.

Le hurlement reprit, sauf que cette fois, ce n’était pas Deenie et ce n’était pas le vent.

Cette fois-ci, c’était Dan.

12

Lorsqu’il se réveilla pour la deuxième fois — un vrai réveil, cette fois —, il ne criait pas. Il avait juste cette espèce de grondement sourd au fond de la poitrine. Il se redressa, suffoquant, le drap en tirebouchon autour de la taille. Il n’y avait personne d’autre dans le lit, mais le rêve ne s’étant pas encore dissipé, le voir de ses yeux ne suffisait pas. Il repoussa le drap, et ça ne suffisait toujours pas. Il passa sa main sur le drap, cherchant un reste de chaleur, l’empreinte de petites hanches et de petites fesses. Rien. Évidemment, rien. Alors il se pencha pour regarder sous le lit et n’y vit que ses nouvelles bottes.

Le vent soufflait moins fort maintenant. La tempête n’était pas terminée, mais elle se calmait.

Il se dirigea vers la salle de bains, puis pivota pour regarder en arrière, comme s’il s’attendait à surprendre quelqu’un. Mais il n’y avait que le lit défait, drap et couvertures gisant à terre. Il alluma la lumière au-dessus du lavabo, s’aspergea le visage d’eau froide et s’assit sur l’abattant des W.-C., respirant à longs traits, une inspiration après l’autre. Il eut envie de se lever pour aller se chercher une cigarette dans le paquet posé sur l’unique petite table de la chambre, mais ses jambes étaient en caoutchouc et il n’était pas sûr qu’elles le porteraient. Pas encore. Alors, il resta assis là. D’où il était, il voyait le lit et le lit était vide. Toute la chambre était vide. Aucun problème de ce côté-là.

Sauf que… il ne la sentait pas vide. Pas encore. Quand elle le serait, il retournerait se coucher. Mais plus pour dormir. Pour cette nuit, le sommeil était terminé.

13

Sept ans auparavant, alors qu’il travaillait comme garçon de salle dans un hôpital de Tulsa, Dan avait sympathisé avec un vieux psychiatre atteint d’un cancer du foie en phase terminale. Un jour qu’Emil Kemmer récapitulait (sans beaucoup de discrétion) les cas les plus intéressants qu’il avait rencontrés dans sa carrière, Dan lui avait confié que, depuis son enfance, il souffrait de ce qu’il appelait ses « rêves doubles ». Kemmer connaissait-il ce phénomène ? Y avait-il un autre nom pour le désigner ?

Kemmer, en son temps, avait été un solide gaillard — la vieille photo de mariage en noir et blanc posée sur sa table de chevet l’attestait — mais le cancer est le super-régime amaigrissant de choc et, le jour de leur conversation, il devait peser en kilos la moitié de son âge, soit quatre-vingt-onze ans. Son esprit toutefois était toujours aussi affûté et, assis là sur l’abattant des W.-C. à écouter la tempête mourir au-dehors, Dan se souvint du sourire chafouin du vieil homme.

« En général, lui avait répondu Kemmer avec son fort accent allemand, on me paye pour mes diagnostics, Daniel. »

Dan avait souri de même. « Pas de chance, alors. Tant pis pour moi.

— Peut-être pas. » Kemmer l’avait dévisagé. Il avait des yeux bleus perçants. Dan avait beau savoir que c’était affreusement injuste, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ces yeux-là sous la visière d’un casque noir de la Waffen-SS. « Une rumeur circule dans ce mouroir comme quoi vous êtes un jeune homme doué du talent d’aider les gens à passer de l’autre côté. Est-ce vrai ?

— Quelquefois, avait répondu Dan prudemment. Pas toujours. » La vérité, c’était: presque toujours.

« Lorsque mon heure viendra, m’aiderez-vous ?

— Si je le peux, bien sûr.

— Bien. » Kemmer s’était redressé contre son oreiller, entreprise douloureusement laborieuse, mais lorsque Dan s’était avancé pour l’aider, le vieil homme l’avait écarté d’un geste. « Ce que vous appelez “rêve double” est un phénomène bien connu des psychiatres et qui intéresse particulièrement les jungiens qui l’appellent faux réveil. Le premier rêve est généralement un rêve lucide, ce qui signifie que le rêveur est conscient qu’il rêve…

— Oui ! s’écria Dan. Mais dans le deuxième…

— Le rêveur croit qu’il est réveillé, enchaîna Kemmer. Jung en faisait le plus grand cas, attribuant même à ces rêves des pouvoirs de précognition. Mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs, n’est-ce pas, Dan ?

— Bien sûr, était convenu Dan.

— Le poète Edgar Allan Poe avait déjà décrit le phénomène du faux réveil longtemps avant la naissance de Jung. Il a écrit: “Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.” Ai-je répondu à votre question ?

— Je crois, oui. Merci.

— Tout le plaisir est pour moi. Je crois que je prendrais bien un peu de jus de fruits, à présent. Pomme, je vous prie. »

14

Des pouvoirs de précognition… mais bien sûr, nous ne sommes pas si naïfs.

Dan ne s’était jamais vanté d’avoir le Don, mais de toute façon, il ne se serait jamais permis de contredire un mourant… surtout un mourant avec un regard bleu si froidement inquisiteur. La vérité, pourtant, c’était que l’un ou l’autre de ses rêves doubles était souvent prémonitoire, mais d’une façon qu’il ne comprenait jamais qu’à moitié ou ne comprenait pas du tout. Pourtant, là, assis en caleçon sur les W.-C., frissonnant à présent (et pas seulement parce que la chambre était froide), il comprit beaucoup plus de son rêve double qu’il n’aurait souhaité en comprendre.

Tommy était mort. Très certainement assassiné par son oncle tortionnaire. Sa mère s’était suicidée peu après. Quant au reste du rêve… et au chapeau fantôme qu’il avait vu rouler sur le trottoir…

Ne t’approche pas de la femme au chapeau. C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer.

« Je m’en fous », dit Dan.

Si tu la cherches, elle te bouffera vivant.

Il n’avait aucune intention de chercher cette femme, encore moins de la trouver. Quant à Deenie, il n’était responsable ni de la violence de son frère, ni de sa négligence envers son fils. Il n’avait même plus à se coltiner sa culpabilité pour ses misérables soixante-dix dollars ; elle avait revendu la coke — il était sûr que cette partie-là du rêve était vraie — donc ils étaient quittes. Plus que quittes, même.

Ce dont il se foutait pas, en revanche, c’était de se trouver à boire. De se soûler, plus exactement. Se fraca-bourrer-défoncer. À plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, à plus savoir où il habitait. La chaleur du soleil le matin, c’était bien, et la sensation agréable de muscles endoloris par le labeur, et se réveiller sans gueule de bois, tout ça c’était très bien, mais le prix à payer — tous ces rêves et visions insensés, sans compter les pensées importunes d’inconnus croisés dans la rue qui trouvaient le moyen de forcer ses défenses mentales —, non, le prix à payer était trop élevé.

Trop dur à supporter.

15

Assis sur la seule chaise de sa chambre, il lut à la lumière de la seule lampe de la chambre jusqu’à ce que les deux églises de la ville dotées d’un clocher sonnent sept heures. Alors, il chaussa ses bottes neuves (neuves pour lui, en tout cas), enfila son duffle-coat et sortit dans un monde métamorphosé et adouci. Plus aucune arête saillante nulle part. La neige tombait toujours, mais avec douceur maintenant.

Je devrais me tirer d’ici. Retourner en Floride. Merde au New Hampshire, où je parie qu’il neige le 4 juillet les années impaires.

La voix de Hallorann lui répondit, aussi bienveillante que dans ses souvenirs d’enfance, du temps où Dan était Danny, mais il y sentit néanmoins affleurer la dureté de l’acier: Tu ferais mieux de te poser quelque part, petit, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.

« Va te faire foutre, vieux débris », marmonna-t-il.

Il retourna au Red Apple, parce que c’était le seul magasin ouvert à cette heure (les débits de vins et spiritueux n’ouvriraient pas avant une demi-heure), et il déambula lentement entre la vitrine réfrigérée des vins et celle de la bière, ne parvenant pas à se décider. Il finit par conclure que, s’il devait se soûler, autant faire les choses en grand. Il attrapa deux bouteilles de Thunderbird (18 degrés, bon chiffre quand le whisky est temporairement inaccessible), remonta l’allée jusqu’à la caisse et s’arrêta.

Attends encore un jour. Donne-toi encore une chance.

Oui, il pouvait faire ça, mais à quoi bon ? Pour se réveiller encore avec Tommy dans son lit ? Tommy avec la moitié du crâne enfoncée ? À moins que la prochaine fois, ça ne soit Deenie, qui était restée noyée dans sa baignoire pendant deux jours avant que le syndic de l’immeuble, las de cogner à la porte, utilise son passe et la trouve. Il ne pouvait pas savoir ça ; si Emil Kemmer avait été là, il l’aurait reconnu sans hésiter, et pourtant il savait. Oui, il savait. Alors, à quoi bon ?

Peut-être que cet épisode d’hyper-perception va passer. Peut-être que c’est juste une phase, l’équivalent psychique du delirium tremens. Peut-être que si je me donne encore un peu de temps…

Mais le temps varie. Ça, c’est une chose que seuls comprennent les alcooliques et les junkies. Quand t’arrives plus à dormir, quand t’as peur de regarder autour de toi par crainte de ce que tu risques de voir, alors le temps se dilate et il lui pousse des dents effilées comme des rasoirs.

« Je peux vous aider ? » lui demanda le vendeur. Et Dan sut

(saloperie de Don saloperie de truc)

que le vendeur n’était pas rassuré. Compréhensible, non ? Avec sa tête hirsute, ses cercles noirs autour des yeux et ses gestes hésitants et nerveux, l’autre devait le prendre pour un accro à la méth en train de décider si oui ou non il allait sortir son fidèle calibre du samedi soir pour exiger le contenu de la caisse.

« Non, répondit Dan. Je viens de m’apercevoir que j’ai laissé mon portefeuille à la maison. »

Il alla remettre les bouteilles vertes dans la vitrine réfrigérée. Alors qu’il la refermait, il les entendit lui susurrer gentiment, comme un copain parle à un copain: À bientôt, Danny.

16

Billy Freeman l’attendait, emmitouflé jusqu’aux sourcils. Il lui tendit un vieux bonnet de ski à pompon avec ANNISTON CYCLONES brodé sur le devant.

« C’est quoi, ces Cyclones d’Anniston ? demanda Dan.

— Anniston est à trente bornes au nord. Question football, basket-ball et base-ball, ce sont nos rivaux de toujours. Si quelqu’un te voit avec ce bonnet sur la tête, t’es bon pour te prendre une boule de neige en pleine poire, mais désolé, c’est le seul que j’aie. »

Dan coiffa le bonnet. « Eh ben, allez les Cyclones.

— C’est ça, et haut les cœurs. » Billy le regarda plus attentivement. « Ça va, Danno ?

— J’ai pas beaucoup dormi, cette nuit.

— Je comprends ça. Foutu vent, qu’est-ce qu’il a gueulé, hein ? On aurait dit mon ex-femme, quand j’essayais de la convaincre qu’un peu d’exercice le samedi soir nous ferait du bien. Prêt à attaquer ?

— Aussi prêt qu’on peut l’être.

— Bon. Alors en piste. On ne va pas chômer aujourd’hui. »

17

Sûr, c’était pas un jour à chômer mais, dès midi, le soleil était revenu et la température était remontée au-dessus des 10 degrés. À mesure que la neige fondait, Teenytown résonnait du tintement de myriades de petites cascades. Le moral de Dan remontait avec la température et il se surprit même à chanter (« Young man ! I was once in your shoes[6] ! ») tout en faisant aller et venir sa souffleuse à neige dans le périmètre du petit centre commercial adjacent au jardin public. Au-dessus de sa tête, une bannière annonçant SUPER SOLDES DE PRINTEMPS À PRIX TEENYTOWN ! claquait dans une brise légère qui n’avait plus rien de commun avec le vent furieux de la nuit précédente.

Et il n’avait plus de visions.

Après le boulot, il emmena Billy au Chuck Wagon et commanda deux repas complets avec steaks. Billy proposa de payer la bière, mais Dan secoua la tête. « J’évite l’alcool en ce moment. Parce que, si je commence, je suis pas sûr de savoir où m’arrêter.

— Tu pourrais en toucher deux mots à Kingsley, lui dit Billy. L’alcool lui a valu un divorce il y a quinze ans. Il est nickel maintenant, mais sa fille refuse encore de lui parler. »

Ils burent donc du café en mangeant. Beaucoup de café.

Dan regagna sa chambre au deuxième étage d’Eliot Street, fatigué, le ventre plein de bonne bouffe chaude, et heureux d’être sobre. Il n’avait pas la télé dans sa chambre mais il lui restait la deuxième moitié de son livre de Sandford à terminer, et il s’y plongea pendant deux bonnes heures. Il gardait l’oreille aux aguets, guettant la reprise du vent, mais le vent ne se leva pas. Dan avait dans l’idée que la tempête de la nuit précédente était le dernier coup de sang de l’hiver. Ça lui convenait. Il se coucha à dix heures et s’endormit presque aussitôt. Sa visite matinale au Red Apple lui paraissait bien floue désormais, comme s’il y était allé sous l’emprise d’une fièvre délirante et que cette fièvre était maintenant passée.

18

Il s’éveilla au petit matin, pas parce que le vent soufflait mais parce qu’il avait envie de pisser comme un cheval dopé. Il se leva, se traîna jusqu’à la salle de bains et alluma la lumière près de la porte.

Le chapeau haut de forme était dans la baignoire et il était plein de sang.

« Non, dit-il. C’est un rêve. »

Un rêve double, peut-être. Ou triple. Ou même quadruple. Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à Emil Kemmer: qu’il redoutait de se perdre dans un labyrinthe de vies nocturnes fantômes et d’être incapable de retrouver la sortie.

Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.

Sauf que cette vision était réelle. Le chapeau aussi. Personne d’autre ne l’aurait vu, mais ça ne changeait rien. Le chapeau était réel. Il se trouvait quelque part dans le monde. Dan le savait.

Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose d’écrit sur le miroir au-dessus du lavabo. Écrit au rouge à lèvres.

Je ne dois pas regarder.

Trop tard. Sa tête avait pivoté ; il entendit les tendons grincer dans son cou comme de vieux gonds rouillés. Et après ? Quelle importance ? Il savait ce que c’était. Mrs. Massey avait disparu, Horace Derwent avait disparu, solidement bouclés dans les coffres-forts qu’il gardait rangés tout au fond de son esprit, mais l’Overlook n’en avait pas encore terminé avec lui. Sur le miroir, écrit non pas au rouge à lèvres mais avec du sang, il y avait ce seul mot:

TROMAL

Et en dessous dans le lavabo, un petit T-shirt des Braves d’Atlanta maculé de sang.

Ça n’en finira jamais, pensa Danny.L’Overlook a brûlé et ses fantômes les plus terribles sont enfermés dans des coffres-forts, mais je ne peux pas enfermer le Don parce qu’il n’est pas juste à l’intérieur de moi, il est moi. Sans alcool pour les anesthésier au moins un peu, ces visions continueront jusqu’à me rendre fou.

Il voyait son reflet dans le miroir avec TROMAL flottant devant son visage, appliqué comme une marque au fer rouge sur son front. Ce n’était pas un rêve. Il y avait le T-shirt d’un enfant assassiné dans son lavabo et un chapeau rempli de sang dans sa baignoire. La folie guettait. Il pouvait la voir approcher dans ses grands yeux exorbités.

Et puis, comme le faisceau d’une torche dans le noir, la voix de Dick Hallorann: Fils, tu vois peut-être des choses, mais c’est comme les images dans un livre. Tu n’étais pas sans défense à l’Overlook quand tu étais petit et tu n’es pas sans défense aujourd’hui. Loin de là. Ferme les yeux, et quand tu les rouvriras, toutes ces horreurs auront disparu.

Il ferma les yeux et attendit. Il essaya de compter les secondes mais ne put aller au-delà de quatorze avant que les nombres se perdent dans le tumulte rugissant de ses pensées. Il s’attendait presque à sentir des mains — peut-être celles de la femme au chapeau — se refermer autour de sa gorge. Mais il resta debout là. De toute façon il n’avait nulle part ailleurs où aller.

Rassemblant son courage, Dan ouvrit les yeux. La baignoire était vide. Le lavabo était vide. Il n’y avait rien d’écrit sur le miroir.

Mais ça reviendra. La prochaine fois, ça sera peut-être ses sandales — celles à semelles de liège. Ou alors je la verrai dans la baignoire. Pourquoi pas ? C’est bien là que j’ai vu Mrs. Massey, et elles sont toutes les deux mortes de la même façon. Sauf que je n’ai jamais volé l’argent de Mrs. Massey avant de me tirer.

« Je m’étais donné une journée, dit-il à la pièce vide. J’ai au moins fait ça. »

Oui, et même si ç’avait été une foutue journée de travail acharné, ç’avait aussi été une sacrée bonne journée, il aurait été le premier à l’admettre. Le problème, c’était pas les journées. Les nuits, par contre…

L’esprit est un tableau noir. L’alcool, la brosse à effacer.

19

Dan resta couché sans dormir jusqu’à six heures. Puis il s’habilla et reprit le chemin du Red Apple. Cette fois, il n’hésita pas, et au lieu de prendre deux bouteilles de Bird dans la vitrine réfrigérée des vins, il en sortit trois. C’était quoi, la formule consacrée ? « Défonce-toi ou casse-toi. » Le vendeur emballa les bouteilles sans faire de commentaires ; il avait l’habitude des acheteurs de vin matinaux. Dan rejoignit le jardin public, s’assit sur l’un des bancs de Teenytown, tira l’une des bouteilles du sac et la contempla tel Hamlet le crâne de Yorick. À travers la paroi verte, le contenu ressemblait à de la mort-aux-rats plutôt qu’à du vin.

« Tu dis ça comme si c’était de la mauvaise médecine », dit Dan. Et il dévissa le bouchon.

Cette fois, ce fut sa mère qui lui parla. Wendy Torrance, qui avait fumé jusqu’à la toute dernière extrémité. Car si le suicide est la seule option, qu’au moins on puisse choisir son arme.

C’est comme ça que tu vas finir, Danny ? C’est à ça que tout aura servi ?

Il revissa le bouchon, le serra. Puis le redévissa. Cette fois, il l’ôta. Le vin avait une odeur aigre, l’odeur de la musique des juke-box, des bars crasseux et des querelles vaines suivies de bagarres à coups de poing sur des parkings. Au final, la vie était aussi stupide que ces bagarres. Le monde n’était pas un hospice à ciel ouvert, le monde était l’hôtel Overlook où la fête ne finissait jamais. Où les morts vivaient pour l’éternité. Dan porta la bouteille à ses lèvres.

Danny, est-ce pour ça que nous nous sommes battus si dur pour sortir de cet hôtel maudit ? Que nous nous sommes battus pour reconstruire notre vie ? Il n’y avait aucun reproche dans sa voix, seulement de la tristesse.

Danny revissa le bouchon. Puis le dévissa. Le revissa. Le dévissa.

Il pensa: Si je bois, c’est l’Overlook qui gagne. Même s’il a brûlé de fond en comble quand la chaudière a explosé, c’est lui qui gagne. Et si je bois pas, je deviens fou.

Il pensa: Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.

Il était encore là, à visser et dévisser le bouchon, quand Billy Freeman le trouva, Billy qui s’était réveillé de bonne heure, alarmé par la vague intuition que quelque chose clochait.

« T’as l’intention de boire ce truc, Dan, ou juste de continuer à le branler ?

— Le boire, sans doute. Je vois pas ce que je pourrais faire d’autre. »

Alors, Billy le lui dit.

20

Quand il arriva à huit heures et quart ce matin-là, Casey Kingsley ne fut pas entièrement surpris de voir sa nouvelle recrue assise devant la porte de son bureau. Pas plus qu’il ne fut surpris de voir la bouteille que Torrance avait dans les mains et dont il n’arrêtait pas de dévisser et revisser le capuchon: il avait cet air-là depuis le premier jour, ce regard fixe, perdu à une borne de distance, estampillé Vins et Spiritueux Kappy’s Discount.

Billy Freeman avait moins le Don que Danny, largement moins, mais un poil plus qu’une simple étincelle. Ce fameux premier jour, tandis que Dan traversait la rue pour se rendre à l’hôtel de ville, il avait appelé Casey Kingsley depuis le dépôt communal pour lui dire qu’il y avait un jeune type qui cherchait du boulot. Il risquait de pas avoir grand-chose, question références, mais Billy pensait que c’était le type qu’il lui fallait pour l’aider jusqu’à Memorial Day. Kingsley, qui avait l’expérience des intuitions de Billy — toujours bonnes —, était tombé d’accord avec lui. Je sais qu’il nous faut quelqu’un, avait-il dit.

Billy alors lui avait sorti un truc curieux, mais Billy était un type curieux. Une fois, il y avait deux ans de ça, il avait appelé une ambulance cinq minutes avant qu’un petit mioche tombe de la balançoire et se fracture le crâne.

Il a plus besoin de nous que nous n’avons besoin de lui, avait dit Billy.

Et voilà que le gars était là, penché en avant, les épaules voûtées, comme s’il avait déjà embarqué dans son prochain bus ou sur son prochain tabouret de bar, et Kingsley flairait l’odeur de son vin à vingt pas dans le couloir. Il avait un flair de gourmet pour ces odeurs-là et savait mettre un nom sur chacune. Ça, c’était du Thunderbird, comme dans la vieille ballade de saloon: What’s the word ? Thunderbird ! What’s the price ? Fifty twice[7]. Mais quand le jeune gars leva la tête pour le regarder, Kingsley vit que ses yeux étaient vides de tout, sauf de désespoir.

« C’est Billy qui m’envoie. »

Kingsley ne dit rien. Il vit le gosse se rassembler, lutter. Ça se voyait dans ses yeux ; ça se voyait dans le pli tombant de sa bouche ; ça se voyait surtout dans sa façon de tenir la bouteille, avec détestation et adoration, avec envie et besoin aussi.

Enfin, Dan articula les mots qu’il avait fuis toute sa vie:

« J’ai besoin d’aide. »

Il passa son avant-bras sur ses yeux. Kingsley en profita pour se pencher en avant et saisir la bouteille. Le môme s’y cramponna un instant… puis lâcha prise.

« Tu es malade et fatigué, lui dit Kingsley. Je le vois bien. Mais es-tu malade et fatigué d’être malade et fatigué ? »

Dan leva les yeux pour le regarder et déglutit. Il lutta encore un peu, puis dit: « Vous ne pouvez pas savoir à quel point.

— Peut-être que si. » Kingsley sortit un trousseau de clés géant de son pantalon géant. Il en introduisit une dans la serrure de sa porte où on pouvait lire: SERVICES MUNICIPAUX DE LA VILLE DE FRAZIER sur le verre dépoli. « Entre. On va en parler. »

CHAPITRE 2 MAUVAIS CHIFFRES

1

Son arrière-petite-fille endormie sur les genoux, la vieille poétesse aux prénom italien et patronyme américain regardait la vidéo que l’époux de sa petite-fille avait tournée dans la salle d’accouchement, trois semaines plus tôt. La vidéo commençait par ce carton-titre: ABRA VIENT AU MONDE ! Ensuite les images étaient sautillantes et David avait évité (Dieu merci) de filmer les détails trop cliniques, mais Concetta Reynolds voyait bien les cheveux collés par la sueur sur le front de Lucia, et quand l’une des sages-femmes l’exhorta à pousser, elle l’entendit crier: « C’est ce que je fais ! », et vit les gouttelettes de sang sur le drap bleu — pas beaucoup, mais assez pour en faire ce que la grand-mère de Chetta aurait appelé « un beau spectacle ». Mais pas en langue américaine, évidemment.

L’image tremblota quand le bébé apparut enfin dans le champ et Concetta sentit la chair de poule se propager le long de son dos et de ses bras en entendant Lucy crier: « Elle n’a pas de visage ! »

Assis à côté de Lucy, David lâcha un petit rire. Car bien sûr Abra avait un visage, et très joli de surcroît. Chetta baissa les yeux vers le nourrisson comme pour s’en réassurer. Lorsqu’elle releva la tête, le nouveau-né venait d’être placé dans les bras de sa jeune mère. Quelque trente ou quarante secondes saccadées plus tard, un nouveau carton-titre apparut à l’écran: JOYEUSE VENUE AU MONDE, ABRA RAFAELLA STONE !

David appuya sur la touche STOP de la télécommande.

« Tu es l’une des très très rares personnes qui auront le droit de voir ça, annonça Lucy d’une voix péremptoire. C’est très gênant.

— C’est formidable, dit David. Et il y a une autre personne qui aura forcément le droit de le voir, c’est Abra. » Il jeta un coup d’œil à son épouse, assise à côté de lui sur le canapé. « Quand elle sera assez grande, et si elle veut le voir, bien sûr. » Il tapota la cuisse de Lucy, puis sourit à sa « belle-grand-mère », une femme pour laquelle il avait le plus grand respect mais pas la plus grande affection. « En attendant, la cassette va dans le coffre-fort rejoindre les polices d’assurance, les titres de propriété de la maison, et mes millions de dollars de la drogue. »

Concetta sourit pour signifier qu’elle avait compris la blague mais qu’elle ne la trouvait pas particulièrement drôle. Sur ses genoux, Abra continuait à dormir. Dans un certain sens, songea-t-elle, tous les bébés naissent coiffés, leurs minuscules visages drapés de mystère et de possibilités. Peut-être était-ce un sujet sur lequel écrire. Ou peut-être pas.

Concetta, arrivée en Amérique à l’âge de douze ans, parlait un anglais idiomatique parfait — sans surprise, puisqu’elle était diplômée de l’université Vassar et professeur (aujourd’hui émérite) d’anglais — mais dans sa tête vivaient encore toutes les superstitions et tous les contes des vieilles femmes de son pays. Parfois, ces dernières lui donnaient des ordres, et elles le faisaient toujours en italien. Chetta croyait que la plupart des artistes étaient des schizophrènes de haut niveau, et elle-même n’échappait pas à la règle. Elle savait qu’il est idiot d’être superstitieux ; mais elle crachait entre ses doigts si elle croisait un corbeau ou un chat noir.

Pour une bonne partie de sa propre schizophrénie, Chetta pouvait dire merci aux sœurs de la Miséricorde. Ces femmes croyaient en Dieu ; elles croyaient en la divinité de Jésus ; elles croyaient aussi qu’un miroir est une mare ensorcelante et qu’un enfant qui s’y contemplerait trop longtemps se couvrirait de verrues. Voilà quelles étaient les femmes qui avaient exercé la plus grande influence sur sa vie, entre l’âge de sept et douze ans. Elles se promenaient avec une règle sous la ceinture — pour frapper, non pour mesurer — et ne pouvaient voir une oreille d’enfant sans avoir envie de la tordre en passant.

Lucy tendit les bras pour reprendre sa fille. Chetta la lui remit à contrecœur. Le bébé faisait un petit ballot si doux.

2

À trente kilomètres au sud-est de la ville où Abra sommeillait dans les bras de Concetta Reynolds, Dan Torrance assistait à une réunion des Alcooliques anonymes où il écoutait d’une oreille distraite une intervenante épiloguer sur « le sexe avec son ex ». Casey Kingsley lui avait enjoint d’assister à quatre-vingt-dix réunions en quatre-vingt-dix jours, et ce rendez-vous de midi au sous-sol de l’église méthodiste de Frazier était son huitième. Il était assis au premier rang parce que Casey — « le Gros Casey », pour les intimes des lieux — lui avait aussi enjoint de le faire.

« Ceux qui veulent guérir s’assoient devant, Danny. Dans les réunions des AA, on appelle le dernier rang “le Rang du Déni”. »

Casey lui avait offert un petit calepin avec en couverture une photo de vagues océaniques se brisant sur un promontoire rocheux. Au-dessus figurait un slogan que Dan comprenait mais qui lui était assez indifférent: AUCUNE GRANDE CHOSE NE S’EST CRÉÉE EN UN INSTANT.

« Tu noteras dans ce calepin toutes les réunions auxquelles tu iras. Et chaque fois que je te le demanderai, tu auras intérêt à pouvoir me le sortir de ta poche pour prouver ta parfaite assiduité.

— J’ai pas le droit d’être malade un seul jour ? »

Casey s’était mis à rire. « T’es malade tous les jours, mon ami: t’es un alcoolo accro-du-goulot. Tu veux savoir un truc que me disait mon parrain ?

— Je crois que vous me l’avez déjà dit. On peut pas ravoir un cornichon frais après en avoir fait un cornichon au vinaigre.

— Fais pas le malin. Contente-toi d’écouter. »

Dan avait soupiré. « OK, j’écoute.

— Ramène ton cul à une réunion. Si tu perds ton cul en route, ramasse-le, fous-le dans un sac et ramène-le à la réunion.

— Charmant. Et si j’oublie tout simplement ? »

Casey avait haussé les épaules. « Dans ce cas, tu te trouves un autre parrain, un qui croit aux trous de mémoire. Moi, j’y crois pas. »

Dan — qui se sentait un peu comme un objet fragile qui aurait peu à peu glissé jusqu’au bord d’une très haute étagère et menacerait de tomber — ne voulait pas d’un autre parrain, ni d’aucun changement d’aucune sorte. Tout allait bien, même s’il se sentait vulnérable. Très vulnérable. Presque comme un homard sans carapace. Les visions qui l’avaient harcelé dans les premiers jours de son arrivée à Frazier avaient cessé. Il pensait encore souvent à Deenie et à son petit garçon, mais ces pensées étaient un peu moins lancinantes à présent. À la fin de presque toutes les réunions des AA, quelqu’un lisait les Promesses. L’une d’elles était Nous ne regretterons pas plus le passé que nous ne voudrons l’oublier. Dan pensait qu’il regretterait toujours le passé, mais il avait cessé de vouloir l’oublier. Pourquoi s’acharner, alors qu’il continuerait à faire irruption ? On pouvait bien lui fermer la porte au nez, elle se rouvrait, puisqu’elle n’avait ni verrou ni loquet.

Dan était en train de tracer un mot sur la page de la réunion du jour dans le petit calepin de Casey. Soigneusement, en grandes capitales, sans avoir la moindre idée de ce qui le poussait à le faire, ni de ce que cela signifiait, il écrivait le mot ABRA.

Pendant ce temps, l’intervenante était arrivée au bout de son témoignage et avait fondu en larmes, déclarant entre deux sanglots que même si son ex était minable et qu’elle l’aimait encore, elle était contente d’avoir renoncé à l’alcool et d’être sobre. Dan applaudit avec les autres Compagnons du Midi, puis il entreprit de colorier l’intérieur de chaque lettre avec son stylo. Leur donnant de l’épaisseur. Du relief.

Est-ce que je connais ce nom ? Je crois que oui.

Tandis que l’intervenant suivant prenait la parole et que lui-même en profitait pour aller remplir à nouveau son gobelet de café, ça lui revint. Abra était le nom d’un personnage dans un roman de John Steinbeck. À l’est d’Eden. Il l’avait lu… il ne se souvenait plus dans quelle ville. Une étape quelconque. Un quelque part quelconque. Peu importe.

Une autre pensée

(l’as-tu gardé)

monta comme une bulle dans son esprit et explosa en arrivant à la surface.

Gardé quoi ?

Frankie P., le doyen des Compagnons du Midi qui présidait la réunion, demanda si quelqu’un voulait se charger du Club des Jetons. Comme personne ne levait la main, Frankie tendit le doigt. « Hé, toi là-bas, planqué près du café ? »

Tout penaud, Dan s’avança, espérant qu’il saurait se souvenir de l’ordre d’attribution et de la couleur des jetons. Premier niveau — blanc pour les débutants —, c’était le sien. Alors qu’il prenait la boîte à gâteaux en fer cabossée contenant le fouillis de jetons et de médailles, cette pensée lui revint.

L’as-tu gardé ?

3

Le même jour, la tribu du Nœud Vrai, qui avait hiverné dans un camping KOA en Arizona, plia bagage et entama le sinueux périple du retour vers la côte Est. Les quatorze camping-cars formant leur convoi habituel, certains tractant des voitures individuelles, d’autres chargés de bicyclettes et de chaises longues arrimées à l’arrière, se dirigeaient vers Show Low par la route 77. Il y avait là des Southwind et des Winnebago, des Monaco et des Bounder. L’EarthCruiser de Rose — sept cent mille dollars d’acier sur roues importé, le plus luxueux poids-lourd tout-terrain aménagé qui se puisse acheter de nos jours — menait la parade. Mais lentement, sans jamais excéder la vitesse maximum autorisée.

Ils n’étaient pas pressés. Ils avaient tout leur temps. Les réjouissances n’étaient pas prévues avant plusieurs mois.

4

« L’as-tu gardée ? » demanda Concetta alors que Lucy déboutonnait son corsage pour donner le sein à Abra. Abby cligna des yeux, somnolente, fouit un peu le sein de sa mère et s’en désintéressa. Quand tu auras des crevasses, songea Chetta, tu attendras qu’elle te le réclame pour le lui donner. Et en s’égosillant, encore.

« Gardé quoi ? » questionna David.

Lucy avait compris. « Je suis tombée dans les pommes juste après qu’on me l’a mise dans les bras. Dave m’a dit que j’ai failli la lâcher. Je n’ai pas eu le temps, Momo.

— Ah ! cette peau de lait qu’elle avait sur la figure. » David avait dit ça d’un ton dédaigneux. « Ils l’ont déchirée et jetée. Et ils ont bien fait, si vous voulez mon avis. » Il souriait, mais ses yeux la mettaient au défi. Vous n’aurez pas la puérilité de poursuivre sur ce terrain, disaient-ils. Vous êtes plus raisonnable que ça, alors laissez tomber.

Elle l’était… et elle ne l’était pas. Était-elle aussi ambivalente dans sa jeunesse ? Elle ne s’en souvenait pas, alors qu’elle n’avait aucune difficulté à se rappeler tous les sermons sur les saints mystères et l’éternel châtiment de l’enfer administrés par les sœurs de la Miséricorde, ces banditti en robe noire. L’histoire de la fillette frappée de cécité pour avoir épié son frère nu dans le bain… celle de l’homme frappé de mort subite pour avoir blasphémé contre le pape…

Donnez-les-nous quand elles sont petites et peu importe le nombre de cours qu’elles auront donnés à l’université, le nombre de recueils de poésie qu’elles auront écrits, ou même que l’un de ces recueils ait remporté tous les prix les plus prestigieux. Donnez-les-nous quand elles sont petites… et elles seront à nous à jamais.

« Tu aurais dû garder la cuffia della fortuna. Elle porte bonheur. »

Chetta s’était adressée directement à sa petite-fille, excluant délibérément David. C’était un homme gentil, un bon mari pour sa Lucia, mais merde à son ton dédaigneux. Et double merde à la lueur de défi dans ses yeux.

« Si j’avais pu, je l’aurais fait, Momo. Et David ne savait pas. » Tout en reboutonnant son corsage…

Chetta se pencha pour effleurer du bout de son vieux doigt fripé la peau fine de la joue d’Abra. « On dit que les enfants nés coiffés ont le don de double vue.

— Ne me dites pas que vous croyez à ça ? demanda David. La coiffe n’est qu’un fragment de membrane fœtale. Ça… »

Il continua à discourir, mais Concetta ne l’écoutait pas. Abra avait ouvert les yeux. Ils recélaient tout un univers de poésie, des vers trop magnifiques pour être jamais écrits. Ou même conservés dans la mémoire.

« Peu importe », dit Concetta. Elle souleva le bébé et baisa son crâne tout doux, là où palpitait la fontanelle avec, si proche en dessous, la magie de l’esprit. « Ce qui est fait est fait. »

5

Une nuit, cinq mois environ après le presque-différend au sujet de la coiffe d’Abra, Lucy rêva que sa fille pleurait — pleurait comme si son cœur allait se briser. Dans son rêve, Abby ne se trouvait plus dans la chambre parentale de la maison de Richland Court mais quelque part au fond d’un long couloir. Lucy courait dans la direction des pleurs. Au début, des portes défilaient de chaque côté. Puis ce furent des sièges. Bleus, à dossier haut. Elle se trouvait dans un avion, ou peut-être un train Amtrak. Après avoir couru pendant des kilomètres, lui sembla-t-il, elle atteignit une porte de W.-C. Son bébé pleurait derrière cette porte. Non pas de faim, mais de frayeur. Peut-être même

(Oh mon Dieu, oh Sainte Vierge)

étaient-ce des cris de douleur.

Lucy était paniquée à l’idée que la porte soit verrouillée et qu’elle doive l’enfoncer — n’était-ce pas le genre de choses qui arrivent toujours dans les mauvais rêves ? — mais le bouton tourna et la porte s’ouvrit. En même temps, une autre terreur la frappa: et si Abra était dans la cuvette des W.-C. ? On lisait des histoires comme ça dans les journaux. Des bébés dans des toilettes, des bébés dans des poubelles. Et si elle était en train de se noyer dans une de ces horribles cuvettes métalliques qu’il y a dans les toilettes publiques, de l’eau bleue de désinfectant plein la bouche et le nez ?

Mais Abra était couchée par terre. Nue. Ses yeux noyés de larmes se fixèrent sur sa mère. Elle avait le chiffre 11 écrit sur la poitrine avec ce qui ressemblait à du sang.

6

David Stone rêvait qu’il courait vers les pleurs de sa fille, gravissant un escalator interminable qui lentement, mais inexorablement, roulait dans l’autre sens. Le pire, c’était que l’escalator se trouvait dans une galerie marchande et que cette galerie marchande était en feu. Il aurait dû suffoquer et être asphyxié longtemps avant d’arriver en haut, mais ce feu ne produisait pas de fumée, seulement un enfer de flammes. De même, il n’y avait aucun autre bruit que les pleurs d’Abra alors qu’il voyait des gens s’embraser comme des torches imbibées de kérosène. Lorsqu’il atteignit enfin le haut de l’escalier, il aperçut Abby gisant sur le sol comme un vulgaire détritus. Des hommes et des femmes couraient tout autour d’elle, sans lui prêter attention, et, malgré les flammes, personne n’essayait d’emprunter l’escalator qui pourtant descendait. Tous couraient simplement sans but, comme des fourmis dont la fourmilière vient d’être éventrée par un soc de charrue. Il vit une femme en talons aiguilles manquer de piétiner sa fille, ce qui, presque à coup sûr, l’aurait tuée.

Abra était nue. Elle avait le chiffre 175 écrit sur la poitrine.

7

Les Stone s’éveillèrent en même temps, convaincus tous deux que les pleurs qu’ils entendaient n’étaient qu’un écho de leurs rêves. Mais non, les pleurs provenaient bien de leur chambre. Couchée dans son berceau sous son mobile de Shrek, les yeux écarquillés et les joues rouges, ses petits poings boxant l’air, Abby braillait à se déchirer les poumons.

Lui changer sa couche ne la calma pas, le sein non plus, pas plus que d’innombrables allers-retours dans le couloir et une centaine de couplets de la comptine Les roues du bus (tournent, tournent, tournent). En désespoir de cause — Abra était son premier enfant et elle ne savait plus à quel saint se vouer —, Lucy appela Concetta à Boston. Il était deux heures du matin, mais Momo répondit dès la deuxième sonnerie. Elle avait quatre-vingt-cinq ans et le sommeil aussi ténu que sa peau. Elle écouta les vagissements de son arrière-petite-fille plus attentivement que le compte rendu confus de Lucy sur les remèdes classiques qu’ils avaient essayés, puis elle posa les questions pertinentes: « A-t-elle de la fièvre ? Tire-t-elle sur l’une de ses oreilles ? Détend-elle les jambes comme si elle avait besoin de faire cacca ?

— Non, répondit Lucy. Rien de tout ça. Elle a un peu chaud à force de pleurer, mais je ne pense pas que ce soit de la fièvre. Momo, qu’est-ce que je dois faire ? »

Chetta, assise à son bureau, n’hésita pas. « Attends encore un quart d’heure. Si elle ne se calme toujours pas et ne veut pas le sein, emmène-la à l’hôpital.

— Où ça ? Brigham[8] ? » C’était le seul endroit auquel Lucy, perturbée et désorientée, pouvait penser. C’est là qu’elle avait accouché. « Mais c’est à plus de deux cents kilomètres !

— Non, non. Bridgton, dans le Maine, juste de l’autre côté de la frontière. C’est plus près que le CNH.

— Tu en es sûre ?

— Est-ce que je ne suis pas installée en ce moment même devant mon ordinateur ? »

Abra ne se calma pas. Ses pleurs étaient monotones, exaspérants, terrifiants. Quand, à quatre heures et quart, ses parents se présentèrent avec elle à l’hôpital de Bridgton, Abra Stone était toujours à plein volume. Généralement, les balades en voiture étaient plus efficaces qu’un somnifère, mais pas ce matin-là. David pensait à une rupture d’anévrisme et se disait qu’il était fou. Les bébés ne font pas d’attaque cérébrale… ou si ?

« Davey ? demanda Lucy d’une toute petite voix lorsqu’ils se garèrent devant le panneau ARRÊT URGENCES UNIQUEMENT. Les bébés ne font pas de crises cardiaques ni d’attaques cérébrales… ou si ?

— Non, je suis sûr que non. »

Mais il venait d’avoir une nouvelle idée. Et si leur fille avait avalé une épingle de nourrice qui lui avait transpercé la paroi abdominale ? Je suis stupide, elle n’a jamais vu une épingle de nourrice de sa vie, nous lui mettons des changes complets.

Autre chose, alors. Une des pinces à cheveux de Lucy. Une punaise tombée dans son berceau. Peut-être même (mon Dieu, ce serait bien leur veine) un petit morceau de plastique cassé de Shrek, princesse Fiona ou Bourriquet. Sauf que le mobile était en mousse, non ?

Dans son désespoir, il était incapable de s’en souvenir.

« Davey ? À quoi penses-tu ?

– À rien. »

Le mobile était inoffensif. Il en était sûr.

Presque sûr.

Et Abra continuait à s’égosiller.

8

David espérait que l’interne de service donnerait un sédatif à sa fille, mais c’était contraire au protocole pour les nouveau-nés en l’absence de diagnostic, or Abra Rafaella Stone ne présentait les symptômes d’aucune maladie. Elle n’avait pas de fièvre, pas d’éruption cutanée, l’échographie avait exclu la sténose du pylore, et la radio, l’occlusion intestinale ou la présence de corps étrangers dans la gorge ou l’estomac. Son seul symptôme, c’était qu’elle refusait de la boucler. À cette heure matinale, un mardi, les Stone étaient les seuls patients des urgences et les trois infirmières de service se relayèrent pour tenter de la calmer. Mais rien n’y faisait.

« Est-ce que vous ne devriez pas lui donner quelque chose à manger ? » demanda Lucy au médecin quand il revint. Les mots Ringer’s Lactate lui trottaient dans la tête, un truc qu’elle avait entendu dans une des séries médicales qu’elle regardait depuis son béguin d’adolescente pour George Clooney. Mais pour ce qu’elle en savait, le Ringer’s Lactate était une lotion pour les pieds, un anticoagulant ou un plâtre pour les ulcères à l’estomac. « Elle ne veut prendre ni le sein ni un biberon.

— Lorsqu’elle aura assez faim pour manger, elle mangera », répondit le médecin. Ce qui ne rassura ni Lucy ni David. D’abord, parce que le médecin avait l’air plus jeune qu’eux. Ensuite (c’était nettement pire), parce que lui-même n’avait pas l’air très sûr de ce qu’il avançait. « Avez-vous prévenu votre pédiatre ? » Il consultait le dossier d’Abra en parlant. « Le… Dr Dalton ?

— Nous avons laissé un message sur son répondeur, répondit David. Nous n’aurons sûrement pas de ses nouvelles avant le milieu de la matinée et, à ce moment-là, tout sera terminé. »

Dans un sens ou dans l’autre, songea-t-il. Et son esprit — rendu incontrôlable par le manque de sommeil et l’anxiété — lui présenta l’image, aussi nette qu’horrifique, d’une assemblée en deuil autour d’une petite tombe. Et d’un cercueil plus petit encore.

9

À sept heures trente, Chetta Reynolds surgit dans la salle d’examen où l’on avait relégué les Stone et leur fille inconsolable. La poétesse, que la rumeur disait en lice pour la médaille présidentielle de la Liberté, était vêtue d’un jean droit et d’un sweat-shirt de l’université de Boston troué au coude. Sa tenue ne faisait qu’accentuer la maigreur à laquelle ces trois ou quatre dernières années avaient réduit son corps. Si c’est à ça que vous pensez, ce n’est pas le cancer, disait-elle à quiconque abordait le sujet de sa minceur de mannequin qu’ordinairement elle dissimulait sous des robes à volants ou des caftans. Je m’entraîne juste pour le dernier tour de piste.

Ses cheveux hirsutes, d’habitude tressés ou ramassés en bandeaux compliqués destinés à mettre en valeur sa collection de pinces, peignes et barrettes anciennes, formaient un halo à la Einstein autour de sa tête. Elle n’était pas maquillée et ce fut un choc pour Lucy, malgré sa détresse, de voir à quel point Concetta paraissait vieille. Bon, évidemment, Concetta était vieille, quatre-vingt-cinq ans, c’est très vieux, mais jusqu’à ce matin-là, on lui aurait toujours donné soixante-cinq, soixante-dix ans au plus. « Je serais arrivée une heure plus tôt si j’avais pu trouver quelqu’un pour me garder Betty. » Betty était sa vieille chienne boxer malade.

Chetta surprit le reproche dans le regard de David.

« Betty est mourante, David. Et d’après ce que j’ai pu entendre au téléphone, je n’étais pas très, très inquiète pour Abra.

— Et maintenant, vous l’êtes ? » demanda David.

Lucy le fusilla du regard mais Chetta ne parut pas se formaliser de la condamnation implicite. « Oui, je le suis. » Elle tendit les bras. « Donne-la-moi, Lucy. Voyons si elle veut se calmer pour Momo. »

Mais Abra ne voulut pas se calmer pour Momo. Celle-ci eut beau la bercer tant et plus. Lui chanter une berceuse avec une douceur et une justesse étonnantes (David crut reconnaître Les Roues du bus en italien). Tous s’essayèrent à nouveau à la promenade, d’abord dans l’espace confiné de la salle d’examen, puis s’aventurant dans le hall, pour revenir à leur point de départ. Les pleurs restaient intarissables. À un moment, un certain remue-ménage régna dans le hall — l’arrivée de quelqu’un présentant des blessures ouvertes, présuma David — mais les occupants de la salle d’examen n° 4 n’y prirent pas vraiment garde.

À neuf heures moins cinq, la porte de la salle d’examen s’ouvrit et le pédiatre d’Abra entra. John Dalton était un type que Dan Torrance aurait reconnu même s’il ignorait son nom de famille. Pour lui, c’était juste Dr John, le préposé au café lors des réunions des AA du jeudi soir à Conway.

« Dieu soit loué ! s’exclama Lucy en lui fourrant son enfant hurlant dans les bras. Ça fait des heures que nous sommes seuls et abandonnés à nous-mêmes !

— J’étais sur la route quand j’ai eu votre message. » Le Dr Dalton appuya Abra contre son épaule. « D’abord mes visites ici, puis à Castle Rock. Vous êtes au courant de ce qui vient d’arriver, n’est-ce pas ?

— Qu’est-il arrivé ? » s’enquit David. La porte étant restée ouverte, il était subitement conscient d’un certain tumulte au-dehors. Des gens parlaient fort. Quelqu’un pleurait. L’infirmière qui avait procédé à leur admission passa dans le couloir, le visage rouge et bouffi, les joues mouillées de larmes. Elle n’accorda pas un seul regard au bébé en pleurs.

« Un avion de ligne a heurté une tour du World Trade Center, dit Dalton. Et personne ne croit à un accident. »

C’était le vol n° 11 d’American Airlines. À 9 h 02, seize minutes plus tard, le vol n° 175 de United Airlines heurtait la tour sud. À 9 h 03, Abra Stone cessait brusquement de pleurer. À 9 h 04, elle dormait à poings fermés.

Sur le trajet du retour à Anniston, pendant qu’Abra dormait paisiblement dans son siège-auto derrière eux, David et Lucy écoutèrent la radio. La nouvelle était insoutenable, mais ne pas écouter aurait été impensable… du moins jusqu’à ce que le présentateur donne le nom des compagnies aériennes et le numéro de vol des appareils: deux à New York, un à Washington, le troisième écrasé dans un champ de Pennsylvanie. Alors David tendit la main pour couper court au flot de désastres.

« Lucy, j’ai quelque chose à te dire. J’ai rêvé…

— Je sais. » Elle avait la voix atone de qui vient de subir un choc. « Moi aussi. »

Le temps qu’ils arrivent à la frontière du New Hampshire, David avait commencé à croire que cette histoire de coiffe n’était peut-être pas si absurde que ça.

10

Dans une ville du New Jersey située sur la rive ouest du fleuve Hudson, un parc porte le nom du plus célèbre habitant de cette ville. Par temps dégagé, ce parc offre une vue imprenable sur la partie sud de Manhattan. La tribu du Nœud Vrai arriva à Hoboken le 8 septembre et s’installa sur un terrain privé réservé pour dix jours à son intention. C’était Papa Skunk qui s’était chargé de la transaction. Papa Skunk était bel homme, sociable, physique avenant de quadragénaire, et son T-shirt favori proclamait JE SUIS VOTRE HOMME ! Mais il ne portait jamais de T-shirt quand il négociait pour les Vrais ; pour ces occasions, c’était strictement costume-cravate. C’est ça qu’attendaient les pecnos. Son nom courant était Henry Rothman. C’était un avocat issu de Stanford (classe 38) et il avait toujours du liquide sur lui. Les Vrais disposaient de plus d’un milliard de dollars sur divers comptes en banque dispersés à travers le monde — pour partie en or, pour partie en diamants, pour partie en livres rares, timbres de collection et tableaux de maîtres — mais jamais ils ne payaient par chèque ou carte bancaire. Tous, y compris Pois Sec et Graine à Canari, qui ressemblaient à des gosses, portaient sur eux en permanence une liasse de billets de dix et de vingt.

Comme Jimmy Zéro l’avait dit un jour, « Nous, on pratique la vente à enlever: les pecnos vendent, et nous on enlève. » Jimmy était le comptable des Vrais. En son temps, chez les pecnos, il avait fait route avec l’armée de tueurs du gang de Quantrill. À l’époque, c’était un garçon sauvage vêtu d’un manteau de bison et armé d’un fusil Sharp, mais dans les années intermédiaires il s’était adouci. Aujourd’hui, il avait une photo de Ronald Reagan encadrée et dédicacée dans son véhicule de loisirs.

Le matin du 11 Septembre, équipés de quatre paires de jumelles qu’ils se passaient de main en main, les Vrais assistèrent depuis leur terrain de stationnement aux attaques sur les Tours de Manhattan. Ils auraient bénéficié d’une meilleure vue depuis le parc Sinatra, mais Rose n’avait pas eu besoin de leur dire qu’un attroupement matinal n’aurait pas manqué d’attirer l’attention… et, dans les mois et les années à venir, l’Amérique allait devenir une nation très soupçonneuse: si vous voyez quelque chose, dites quelque chose.

Vers dix heures ce matin-là — des foules ayant envahi les berges et la prudence n’étant plus de mise —, ils se dirigèrent vers le parc. Les Petits Jumeaux, Pois Sec et Graine à Canari, poussaient Grand-Pa Flop dans son fauteuil roulant. Le Vieux portait sa casquette proclamant J’AI FAIT LA GUERRE. Ses longs cheveux blancs aussi fins que du duvet de bébé moussaient sous les bords de sa casquette comme de l’herbe aux perruches. Il fut un temps où il racontait aux gens qu’il avait fait la guerre hispano-américaine. Puis ç’avait été la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’était la Seconde Guerre mondiale. Encore une vingtaine d’années, et il changerait de disque pour raconter qu’il avait été au Vietnam. La vraisemblance n’avait jamais tourmenté le Vieux Flop: c’était un fan d’histoire militaire.

Dans le parc Sinatra bondé, la plupart des gens étaient silencieux, mais certains pleuraient. Flac Annie et Rude Beckie étaient d’un grand secours en la circonstance: toutes deux savaient pleurer sur commande. Les autres affichaient des mines de circonstance chagrinées, solennelles et effarées.

Globalement, les Vrais se fondaient dans la masse. C’était leur façon de rouler leur bosse.

Les spectateurs arrivaient et repartaient, mais les Vrais restèrent presque toute la journée, laquelle était claire et sans nuages (si l’on exceptait les épaisses volutes de poussière et de fumée qui s’élevaient de la pointe sud de Manhattan). En contemplation, appuyés à la rampe en fer, ils n’échangeaient aucune parole mais aspiraient de longues et profondes bouffées, tels des touristes du Midwest sur la côte du Maine, debout pour la première fois de leur vie sur la pointe Pemaquid ou le promontoire Quoddy, aspirant à pleins poumons de fraîches bouffées d’air océanique. En marque de respect, Rose avait ôté son gibus qu’elle tenait le long du corps.

À quatre heures de l’après-midi, la troupe regagna son terrain de stationnement, revigorée. Ils retourneraient au parc le lendemain, le surlendemain et encore le jour d’après. Ils y retourneraient jusqu’à ce que toute la bonne vapeur soit épuisée, et puis ils repartiraient.

Grand-Pa Flop aurait alors retrouvé sa chevelure gris acier et remisé son fauteuil roulant.

CHAPITRE 3 LA DANSE DES CUILLÈRES

1

N’ayant plus de bus à prendre pour se déplacer, Dan Torrance parcourait tous les jeudis soir les trente kilomètres séparant Frazier de North Conway. Il travaillait désormais à l’hospice Helen Rivington pour un salaire plus que correct, il avait récupéré son permis de conduire et s’était payé une petite voiture pour aller avec, rien de sensationnel, juste une Caprice vieille de trois ans avec des pneus noirs et une radio capricieuse, mais au moteur impeccable. Chaque fois qu’il la démarrait, il se sentait l’homme le plus chanceux du New Hampshire. S’il n’avait plus jamais à reprendre un bus de sa vie, il pensait qu’il pourrait mourir heureux.

On était en janvier 2004 et, mis à part quelques pensées et images parasites (et les missions exceptionnelles qu’il accomplissait parfois à l’hospice), le Don l’avait jusqu’à présent laissé tranquille. Son bénévolat à l’hospice, il l’aurait assuré de toute façon, mais depuis qu’il avait commencé à fréquenter les réunions des AA, il voyait cela comme une façon de réparer ses torts, ce qui, chez les AA, était considéré comme presque aussi important que de rester abstinent. S’il arrivait à ne pas reprendre sa tétine pendant encore trois mois, il pourrait bientôt fêter son troisième anniversaire de sobriété.

Conduire à nouveau figurait bien sûr au premier plan des méditations de gratitude quotidiennes auxquelles tenait tant Casey K. (car « un alcoolique reconnaissant ne se soûle pas », affirmait-il avec l’assurance austère des vieux de la vieille du Programme), mais Dan se rendait surtout à ces réunions du jeudi soir parce qu’elles étaient apaisantes. Intimes, vraiment. Certaines des réunions « ouvertes » de la région attiraient tellement de monde qu’on s’y sentait mal à l’aise, mais ce n’était jamais le cas le jeudi soir à Conway. Un vieux dicton des AA disait Si tu veux dissimuler quelque chose à un alcoolique, planque-le dans le Grand Livre, et à voir l’affluence aux réunions du jeudi soir à North Conway, il devait y avoir une part de vérité là-dedans. Même au pic de la saison touristique — entre le 4 juillet et Labor Day — il était rare de trouver plus d’une dizaine de personnes réunies dans la salle des Amvets[9] quand le coup de maillet annonçait l’ouverture de la séance. De sorte que Dan y avait entendu des choses dont il soupçonnait qu’elles n’auraient jamais été dites à haute voix dans des réunions qui attiraient entre cinquante et soixante-dix alcooliques et drogués abstinents. Dans celles-là, les intervenants avaient tendance à se réfugier derrière des platitudes (lesquelles se comptaient par centaines) et à éviter tout sujet personnel. On y entendait des trucs comme La sérénité paie et Je te laisse faire l’inventaire de mes torts si tu veux les réparer, mais jamais J’ai couché avec la femme de mon frère un soir où on était bourrés tous les deux.

Aux réunions du jeudi soir, intitulées « Étudions la sobriété », on lisait en petit comité, et de A jusqu’à Z, le gros manuel bleu de Bill Wilson. On reprenait à chaque séance là où on en était resté la fois précédente. Et quand on arrivait à la fin du livre, on recommençait au début, à partir de « L’opinion d’un médecin ». La plupart des lectures couvraient une dizaine de pages. Ce qui prenait environ une demi-heure. La seconde demi-heure était consacrée à discuter des points évoqués dans le passage qui venait d’être lu. Toutefois, il n’était pas rare que, telle une goutte indisciplinée cavalant sur une planchette de ouija sous les doigts d’adolescents névrosés, la discussion bifurque dans d’autres directions.

Dan se souvenait d’une réunion en particulier, à l’époque où il était abstinent depuis huit mois. Le chapitre du jour, « Aux épouses », était bourré d’affirmations obsolètes qui soulevaient invariablement une riposte enflammée de la part des jeunes femmes du Programme. Elles voulaient savoir (à juste titre, selon Dan) pourquoi, en soixante-cinq ans et des poussières depuis la première publication du Grand Livre, personne n’avait pensé à rajouter un chapitre intitulé « Aux époux ».

Aussi, lorsque Gemma T. — une trentenaire dont les deux seuls réglages émotionnels semblaient être En Colère et Dans Une Rogne Noire — leva la main ce soir-là, Dan s’attendait à une tirade féministe. Au lieu de quoi, d’un ton nettement en dessous de son volume habituel, Gemma avait dit: « J’ai besoin de partager un secret. Je le garde en moi depuis l’âge de dix-sept ans, mais si je ne m’en libère pas, jamais je pourrai arrêter le vin et la drogue. »

Le groupe attendit.

« J’ai renversé un homme avec ma voiture un soir que je rentrais bourrée d’une fête, continua Gemma. Ça s’est passé à Somerville. Je me suis pas arrêtée, je l’ai laissé là, au bord de la route, je sais même pas s’il était mort ou vivant. J’ai attendu que les flics viennent m’arrêter, mais ils sont jamais venus. Je m’en suis tirée comme ça. »

Elle avait ri à ces mots comme on rit d’une blague particulièrement bonne puis, posant sa tête sur la table, elle avait éclaté en sanglots si profonds que tout son corps filiforme en avait été secoué. Dan aussi avait été secoué. C’était sa première expérience de ce que peut avoir d’effrayant le principe « l’honnêteté dans toutes nos affaires » lorsqu’il est appliqué à la lettre. Il avait repensé, comme il le faisait encore assez souvent, au jour où il avait vidé le porte-monnaie de Deenie et où le petit Tommy avait essayé d’attraper la cocaïne sur la table. Le cran de Gemma l’impressionnait, mais il savait que ce genre d’honnêteté crue n’était pas faite pour lui. S’il devait choisir entre raconter son histoire ou s’envoyer un verre…

Je m’enverrais un verre. Sans hésiter.

2

Ce soir-là, on en était à « Un clochard fanfaron », l’une des histoires de la troisième partie du Grand Livre joyeusement intitulée « Ils ont presque tout perdu ». L’histoire suivait une trame qui commençait à devenir familière à Dan: bonne famille, messe le dimanche, premier verre, première cuite, réussite professionnelle sapée par l’alcool, escalade des mensonges, première arrestation, promesses de s’amender non tenues, cure de désintoxication, et fin heureuse. Toutes les histoires finissaient bien dans le Grand Livre. Ça faisait partie de son charme.

Il faisait froid dehors, mais dans la pièce quasi surchauffée Dan commençait à somnoler quand Dr John leva la main et dit: « Je suis en train de mentir à ma femme à propos d’un truc et je sais pas comment faire pour arrêter. »

Dan se réveilla à ces mots. Il aimait beaucoup DJ.

Voici quelle était son histoire: sa femme lui avait offert une montre de prix pour Noël et quand, quelques jours plus tôt, elle lui avait demandé pourquoi il ne la portait pas, John avait répondu qu’il l’avait laissée à son cabinet.

« Or elle n’y est pas. J’ai regardé partout et je ne l’ai pas trouvée. Je fais beaucoup de visites dans les hôpitaux, et si je dois enfiler une blouse, j’utilise un vestiaire dans la salle de repos des médecins. Il y a des casiers à code, mais je m’en sers rarement car je n’ai jamais beaucoup d’argent liquide sur moi ni rien qui soit susceptible d’être volé. Sauf ma montre, je suppose. Je ne me souviens absolument pas de l’avoir enlevée et laissée dans un casier — ni à CNH ni à Bridgton — mais j’ai dû le faire. C’est pas sa valeur financière. C’est juste que ça fait remonter à la surface plein de vieux trucs du temps où j’étais bourré tous les soirs et où il me fallait ma dose de speed le lendemain matin pour redémarrer. »

Il y eut des hochements de tête, puis quelques voix s’élevèrent pour évoquer des histoires semblables de duplicité engendrée par la culpabilité. Personne ne donna de conseils: c’était considéré comme des « interférences » et sanctionné par des sourcils froncés. Chacun se contentait de raconter son histoire. John écouta, tête baissée, mains serrées entre les genoux. Lorsque le panier de la quête eut circulé (« Nous nous finançons par nos propres contributions »), il les remercia tous pour leur participation. À voir sa tête, Dan douta que ladite participation l’ait beaucoup aidé.

Après le Notre-Père, Dan rangea dans le placard marqué RÉSERVÉ AUX AA le reste des gâteaux et les exemplaires en lambeaux du Grand Livre que se partageait le groupe. Dehors, quelques personnes s’attardaient autour du cendrier — la réunion d’après la réunion, comme on dit — et John et lui étaient seuls dans la cuisine. Pendant la discussion, trop occupé par le débat intérieur qu’il poursuivait avec lui-même, Dan n’avait pas ouvert la bouche.

Si le Don s’était montré discret, cela ne voulait pas dire qu’il avait disparu. Dan savait au contraire, par ses missions volontaires à l’hospice, qu’il était plus fort à présent qu’il ne l’avait été depuis son enfance. Lui-même semblait disposer d’un degré de contrôle accru sur lui, ce qui le rendait beaucoup moins effrayant et beaucoup plus utile. Ses collègues du Helen Rivington savaient qu’il possédait un don, mais pour la plupart ils appelaient ça de l’empathie et n’allaient pas chercher plus loin. Tant mieux, car la dernière chose que Dan souhaitait, maintenant que sa vie avait commencé à s’apaiser, ç’aurait été de passer pour une espèce de médium de salon. Mieux valait garder les phénomènes étranges pour soi.

Mais Dr John était un chic type. Et sa souffrance était réelle.

DJ déposa l’urne à café à l’envers sur l’égouttoir à vaisselle, attrapa un bout d’essuie-tout suspendu à la poignée du four pour se sécher les mains, puis se tourna vers Dan, le visage tordu par un sourire qui paraissait aussi vivant que la cafetière que Dan avait remisée sur l’étagère, à côté de la boîte à gâteaux et du sucrier. « Bon, j’y vais. À la semaine prochaine. »

En fin de compte, la décision se prit d’elle-même: Dan ne pouvait tout bonnement pas laisser ce mec s’en aller comme ça. Il lui ouvrit les bras. « Abandonne-toi. »

La célèbre étreinte des AA. Dan en avait vu beaucoup mais n’en avait jamais donné une seule. Un instant, John parut perplexe puis il fit un pas en avant. Il ne va sans doute rien se passer, pensa Dan en l’attirant contre lui.

Mais il se passa quelque chose. Cela lui vint aussi vite que lorsque, petit garçon, Danny aidait parfois sa mère ou son père à retrouver des objets perdus.

« Écoute-moi, Doc, dit-il à John en le relâchant. Tu étais préoccupé par ton petit patient qui a une maladie de Goocher ou un truc comme ça. »

John se recula. « Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je sais, j’emploie pas les bons mots. Maladie de Goocher ? Glutcher ? Une maladie des os. »

John en resta bouche bée. « Tu me parles de Norman Lloyd ?

— Si tu le dis.

— Normie a la maladie de Gaucher. C’est un désordre des lipides. Héréditaire et très rare. Qui entraîne un grossissement de la rate, des troubles neurologiques et généralement une mort prématurée, et peu enviable. Le pauvre gosse a pour ainsi dire un squelette de verre, et il mourra probablement avant l’âge de dix ans. Mais comment t’es au courant de ça ? Par ses parents ? Les Lloyd ne sont pourtant pas du coin, ils habitent à perpète, à Nashua.

– Ça te bouleversait de devoir lui parler — les enfants en phase terminale te rendent malade. C’est pour ça que tu t’es arrêté aux toilettes Tigrou pour te laver les mains alors qu’elles n’avaient aucun besoin d’être lavées. Tu as retiré ta montre et tu l’as posée en hauteur sur l’étagère où ils rangent ce désinfectant rouge foncé qui sent l’iode. Je sais pas le nom. »

John Dalton le regardait fixement comme s’il était devenu fou.

« Où est hospitalisé ce gosse ? demanda Dan.

– À Elliot. Le moment correspondrait à peu près, et je me suis effectivement arrêté aux toilettes à côté du poste des infirmières de pédiatrie pour me laver les mains. » Il se tut, sourcils froncés. « Et ouais, je crois bien qu’il y a des personnages de Winnie l’Ourson aux murs dans celles-là. Mais si j’avais retiré ma montre, je m’en souv… » Sa voix mourut.

« Tu t’en souviens », lui dit Dan. Et il sourit. « Tu t’en souviens maintenant, pas vrai ?

— J’ai vérifié aux objets trouvés à Elliot. Et à Bridgton et CNH, aussi. Rien.

— D’accord, peut-être que quelqu’un est passé par là, l’a vue et l’a volée. Dans ce cas, pas de bol pour toi… Mais au moins, tu peux expliquer à ta femme ce qui s’est passé. Et pourquoi ça s’est passé. Tu étais perturbé par le gosse, obnubilé par le gosse, et tu as oublié de remettre ta montre avant de sortir des toilettes. Aussi simple que ça. Et puis, sait-on jamais, elle y est peut-être encore. L’étagère est haute et personne se sert jamais de ce machin qui pue parce qu’il y a un distributeur de savon juste à côté du lavabo.

— C’est de la Bétadine, dit John. En hauteur pour que les gamins puissent pas l’attraper. J’avais jamais remarqué. Mais… Dan, es-tu déjà allé à Elliot ? »

Ce n’était pas une question à laquelle il avait envie de répondre. « Regarde juste sur l’étagère, Doc. Peut-être que t’auras de la chance. »

3

Le jeudi suivant, Dan arriva de bonne heure à la réunion « Étudions la sobriété ». Si Dr John avait décidé de foutre en l’air son ménage, et pourquoi pas sa carrière, pour avoir égaré une montre à sept cents dollars (les alcooliques ont l’habitude de foutre en l’air leur ménage et leur carrière pour bien moins que ça), quelqu’un devrait faire le café à sa place. Mais John était là. Et la montre aussi.

Cette fois, ce fut John qui prit l’initiative de l’étreinte. Une étreinte extrêmement chaleureuse. Dan s’attendait presque à se voir claquer deux belles bises gauloises sur les joues avant que DJ ne le relâche.

« Elle était juste là où t’avais dit. Dix jours, et toujours là. C’est un vrai miracle.

— Mais non, lui dit Dan. La plupart des gens ne regardent pas au-dessus du niveau de leurs yeux. C’est prouvé.

— Comment le savais-tu ? »

Dan secoua la tête. « Je ne peux pas l’expliquer. Je le savais, c’est tout.

— Comment puis-je te remercier ? »

C’était la question que Dan attendait, et espérait. « En respectant la douzième étape, bêta. »

John D. haussa les sourcils.

« Anonymat. En une syllabe: chut. »

Comprenant soudain, John sourit. « D’accord, je peux faire ça.

— Bien. Prépare le café pour commencer. Moi, je sors les livres. »

4

Dans tous les groupes AA de la Nouvelle-Angleterre, on fête les anniversaires — de re-naissance — avec un gâteau et une fête après la réunion. Peu de temps avant que Dan ne fête son troisième anniversaire de sobriété, David Stone et l’arrière-grand-mère d’Abra vinrent trouver John Dalton — connu dans certains cercles comme Dr John ou DJ — pour l’inviter à un autre troisième anniversaire. Celui que les Stone organisaient pour Abra.

« C’est très aimable, dit John, et je serai plus que ravi de passer faire un tour, si je peux. Mais pourquoi ai-je l’impression qu’il y a un petit quelque chose de plus derrière cette invitation ?

— Parce que c’est le cas, confirma Chetta. Et Mr. Tête-de-Mule ici présent a enfin décidé que le moment était venu de vous en parler.

— Y a-t-il un problème avec Abra ? Auquel cas, dites-le-moi. D’après son dernier examen, elle est en parfaite santé. Fabuleusement intelligente. Aptitudes sociales épatantes. Capacités verbales prodigieuses. Lecture, idem. Elle m’a lu Max et les Maximonstres d’un bout à l’autre la dernière fois. Mémorisation automatique, sans doute, mais néanmoins remarquable pour une enfant qui n’a pas encore trois ans. Lucy sait-elle que vous êtes ici ?

— C’est elle qui s’est liguée avec Chetta pour me faire venir, répondit David. Elle est à la maison avec Abra, elles préparent des petits gâteaux pour l’anniversaire. Quand je suis parti, la cuisine était un vrai chantier.

— Alors, que dois-je comprendre ? Que vous m’invitez à son anniversaire en qualité d’observateur autorisé ?

— C’est cela, approuva Chetta. Aucun de nous ne peut affirmer avec certitude que quelque chose va se produire, mais il y a plus de risques quand elle est excitée, or elle est très excitée par son goûter d’anniversaire. Tous ses petits camarades de la crèche seront là et un clown va faire des tours de magie. »

John ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un bloc-notes. « À quel genre de chose vous attendez-vous ? »

David hésita. « C’est… difficile à dire. »

Chetta se retourna pour le regarder. « Allons, caro mio. Ce n’est plus le moment de tergiverser. »

Son ton était léger, presque gai, mais John Dalton lui trouvait l’air inquiet. Il leur trouvait à tous les deux l’air inquiet.

« Commence par la nuit où elle s’est mise à pleurer sans arrêt. »

5

David Stone, qui enseignait depuis dix ans l’histoire américaine et l’histoire européenne du XXe siècle à ses étudiants, savait comment organiser un récit pour que sa logique interne ne puisse passer inaperçue. Il commença donc par indiquer que le marathon de larmes de leur bébé s’était terminé presque immédiatement après que le deuxième avion avait percuté le World Trade Center. Puis il revint en arrière pour évoquer les rêves dans lesquels son épouse avait vu le numéro du vol American Airlines sur la poitrine d’Abra et lui celui du vol United Airlines.

« Dans son rêve, Lucy trouvait Abra dans les toilettes d’un avion de ligne. Moi, je la trouvais dans un centre commercial en feu. Je vous laisse tirer vos propres conclusions. Ou pas. Pour moi, ces numéros de vol imposent forcément une conclusion. Mais laquelle, je ne sais pas. » Il partit d’un petit rire sans humour, éleva deux mains impuissantes, les laissa retomber. « À moins que je ne craigne de le savoir. »

John Dalton n’avait pas oublié le matin du 11 Septembre — ni la crise de détresse ininterrompue d’Abra. « Laissez-moi comprendre. Vous croyez que votre fille — qui n’avait que cinq mois à l’époque — a eu la prémonition de ces attaques et vous en a en quelque sorte avertis par télépathie.

— Oui, répondit Chetta. Exposé de façon concise, c’est ça. Bravo.

— Je sais que ça a l’air fou, dit David. C’est la raison pour laquelle Lucy et moi n’avons rien dit. Sauf à Chetta, bien sûr. Lucy lui a tout raconté le soir même. Lucy raconte tout à sa Momo. » Il soupira. Concetta le gratifia d’un regard froid.

« Vous-même n’avez fait aucun rêve similaire ? » la questionna John.

Elle secoua la tête. « J’étais à Boston. Hors de… je ne sais pas… son rayon de transmission ?

— Nous sommes presque à trois ans du 11 Septembre, reprit John. J’imagine que d’autres choses se sont produites depuis. »

Des tas d’autres choses s’étaient produites, et maintenant qu’il avait réussi à parler de la première (et de la plus incroyable) de toutes, Dave se découvrit capable d’aborder assez facilement les autres:

« Le piano. C’est ça qui est arrivé ensuite. Vous savez que Lucy joue du piano ? »

John fit non de la tête.

« Oui. Elle en joue depuis l’école primaire. Ce n’est pas une virtuose, mais elle se débrouille pas mal. Nous avons un Vogel que mes parents lui ont offert en cadeau de mariage. Il est dans le salon, où nous installions aussi le parc d’Abra. À Noël 2001, j’ai offert à Lucy un recueil des chansons des Beatles avec arrangements pour piano. Elle jouait pendant qu’Abra l’écoutait, allongée dans son parc. À voir comment elle souriait et donnait des coups de pied, on voyait bien que la musique lui plaisait. »

John n’avait aucun doute là-dessus. La plupart des bébés adorent la musique et ils ont leur façon bien à eux de vous le faire comprendre.

« Il y a tous les grands succès dans ce recueil: Hey Jude, Lady Madonna, Let It Be, mais la préférée d’Abra, c’était une moins connue, une chanson de face B, Not a Second Time. Vous la connaissez ?

— Non, pas de mémoire, dit John. Mais je la reconnaîtrais sûrement si je l’entendais.

— C’est un air entraînant, mais contrairement à la majorité des titres rapides des Beatles, il est construit autour d’un riff de piano, pas de guitare. Ce n’est pas un boogie-woogie, mais ça y ressemble. Abra l’adorait. Elle ne se contentait pas de donner des coups de pied quand Lucy le jouait, elle pédalait carrément. » Dave sourit au souvenir d’Abra dans sa barboteuse violette, ne sachant pas encore marcher mais dansant à l’horizontale dans son parc comme une reine du disco. « Le break instrumental, quasiment tout au piano, est d’une simplicité enfantine. La main gauche aligne juste les notes, vingt-neuf au total — je les ai comptées. Un enfant pourrait les jouer. Et notre enfant les a jouées. »

Les sourcils de John remontèrent presque jusqu’à la racine de ses cheveux.

« Ça a commencé au printemps 2002. Un soir, Lucy et moi lisions au lit, avec la télé allumée. C’était le moment du bulletin météo, qui tombe à peu près au milieu du journal de vingt-trois heures. Abra était dans sa chambre — dormant à poings fermés, pour ce qu’on en savait. Lucy m’a demandé d’éteindre la télé parce qu’elle voulait dormir. J’ai appuyé sur le bouton de la télécommande, et c’est là qu’on l’a entendu: le break instrumental de Not a Second Time. Les vingt-neuf notes. Parfaites. Pas une seule ne manquait, et ça venait du rez-de-chaussée.

« On a eu la frousse de notre vie, Doc. On a cru qu’un cambrioleur s’était introduit dans la maison, mais avez-vous déjà entendu parler d’un cambrioleur qui s’arrête pour jouer une chanson des Beatles avant de faire main basse sur l’argenterie ? Comme je n’ai pas d’arme à feu, et que mes cannes de golf étaient au garage, je me suis emparé du plus gros livre que j’avais sous la main et je suis descendu affronter l’intrus. Complètement stupide, je sais. J’avais dit à Lucy d’appeler le 911 seulement si elle m’entendait hurler. Mais il n’y avait personne, toutes les portes étaient verrouillées et le couvercle du piano fermé.

« Je suis remonté à l’étage, j’ai dit à Lucy que je n’avais rien vu, ni personne. Alors on a filé vers la chambre du bébé. Sans se consulter, on y est allés directement. Je pense qu’on savait que c’était Abra, mais aucun de nous deux ne voulait le dire tout haut. Abra était réveillée, tranquille dans son berceau, et elle nous regardait. Vous savez, cette façon qu’ont les bébés de vous fixer avec leurs petits yeux pleins de sagesse ? »

John savait. Les bébés vous raconteraient tous les secrets de l’univers, si seulement ils pouvaient parler. Et il arrivait au toubib de le croire, sauf que le bon Dieu s’était arrangé pour que, le temps qu’ils soient capables de dire autre chose que gouh-gouh-gah-gah, ils aient tout oublié, comme nous oublions nos rêves, même les plus lumineux, quelques heures à peine après le réveil.

« En nous voyant, elle a souri, elle a fermé les yeux et elle s’est endormie. Le lendemain, même chose, même heure. Encore ces vingt-neuf notes s’égrenant depuis le salon… puis le silence… et nous, fonçant vers sa chambre et la trouvant réveillée. Pas agitée, ni même en train de sucer son pouce, non, elle était juste là à nous regarder. Puis elle s’est endormie.

— Vous ne me racontez pas des blagues », dit John. Il ne leur posait pas vraiment la question, il s’assurait simplement qu’il avait bien compris. « C’est la vérité. »

David répondit sans sourire: « La vérité vraie. »

John se tourna vers Chetta. « Vous-même, avez-vous entendu cette musique ?

— Non. Mais laissez David finir…

— Nous avons passé deux ou trois soirs tranquilles et puis… vous nous avez bien dit que l’art d’être de bons parents commence par une bonne organisation ?

— Oui, certes. » C’était le credo que John Dalton inculquait à tous les jeunes parents. Comment allez-vous faire face aux tétées nocturnes ? Établissez un roulement. Pour qu’il y en ait toujours un de garde, et en forme. Comment allez-vous assurer les bains, les repas, les changes, les temps de jeu, pour que votre enfant bénéficie d’une routine régulière, et donc rassurante ? Faites un planning. Un tableau des tâches. Saurez-vous quelle attitude adopter en cas d’urgence: de la chute du berceau à la crise d’étouffement ? Si vous prévoyez bien tout, vous saurez, et dix-neuf fois sur vingt, tout se passera bien.

« C’est donc ce que nous avons fait. Les trois nuits suivantes, j’ai dormi sur le canapé en face du piano. La troisième nuit, la musique s’est élevée alors que je m’installais sous mes couvertures. Le couvercle du Vogel était fermé, j’ai couru l’ouvrir. Les touches ne bougeaient pas. Ça ne m’a pas beaucoup surpris car je me rendais bien compte que la musique ne provenait pas du piano.

— Pardon ?

— Elle venait de… plus haut. Du dessus. Comme si elle prenait sa source dans l’air. À ce moment-là, Lucy se trouvait déjà dans la chambre d’Abra. Les autres fois, nous n’avions rien dit, nous étions trop soufflés. Mais cette fois-là, Lucy s’était préparée. Elle a demandé à Abra de rejouer l’air. Il y a eu un petit moment de silence… et puis elle l’a fait. Je me trouvais si près que j’aurais pu cueillir les notes à mesure qu’elles s’envolaient. »

Silence dans le cabinet du Dr Dalton. Il avait cessé d’écrire sur son bloc. Chetta le considérait gravement. Finalement, il demanda: « Le fait-elle toujours ?

— Non. Ce soir-là, Lucy l’a prise sur ses genoux et lui a expliqué qu’elle ne devait plus jouer de la musique le soir car cela nous empêchait de dormir. Et elle ne l’a plus fait. » Il se tut pour réfléchir un instant. « Plus autant, corrigea-t-il. Un soir, environ trois semaines plus tard, nous avons entendu à nouveau de la musique, mais très douce, et provenant de l’étage cette fois. De sa chambre.

— Elle jouait pour elle-même, expliqua Chetta. Elle s’était réveillée… et comme elle ne parvenait pas à se rendormir tout de suite… elle se jouait une petite berceuse. »

6

Un lundi après-midi, environ un an après la chute des Tours jumelles, Abra, qui marchait maintenant et dont quelques mots reconnaissables émergeaient de son babil quasi incessant, trottina en chancelant vers la porte d’entrée et là, se laissa tomber sur les fesses, sa poupée préférée sur les genoux.

« Kess tu fais, ma puce ? » lui demanda Lucy. Elle était au piano, en train de jouer un morceau de Scott Joplin.

« Papa ! claironna Abra.

— Chérie, Papa ne rentrera pas avant l’heure du dîner », lui dit Lucy. Mais un quart d’heure plus tard, l’Acura de David s’engageait dans l’allée et Dave en descendait en traînant son attaché-case derrière lui. Il y avait eu une rupture de canalisation d’eau dans le bâtiment où il donnait ses cours, lesquels avaient par conséquent été annulés.

« Lucy m’a raconté cet épisode, indiqua Concetta. Comme j’étais déjà au courant pour la crise de larmes du 11 Septembre et pour le piano fantôme, j’ai décidé de leur rendre une petite visite quelques jours plus tard. J’ai dit à Lucy de ne pas prévenir Abra. Mais Abra savait. Elle s’est plantée devant la porte dix minutes avant mon arrivée. Et quand Lucy lui a demandé qui allait venir, Abra lui a répondu sans hésiter: “Momo.”

— Elle fait souvent ça, dit David. Pas systématiquement, mais si c’est quelqu’un qu’elle connaît et qu’elle aime bien… presque toujours. »

Au printemps 2003, Lucy avait surpris sa fille dans leur chambre, cherchant à ouvrir le dernier tiroir de sa commode.

« Sou ! avait clamé Abra à sa mère. Sou, sou !

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, mon poussin, lui dit Lucy. Mais tu peux regarder dans le tiroir si tu veux. Il n’y a pas grand-chose dedans, tu sais, à part quelques vieux sous-vêtements et du maquillage dont je ne me sers plus. »

Mais visiblement, ce n’était pas le tiroir qui intéressait Abra ; elle ne regarda même pas à l’intérieur quand Lucy l’ouvrit pour lui montrer son contenu.

« Iè ! Sou ! » Et, prenant une forte inspiration: « Sou iè, Man ! »

Les parents ne deviennent jamais experts en Parler Bébé: ils n’en ont guère le temps. Mais certains arrivent à le maîtriser un tant soit peu et Lucy finit pas comprendre que ce qui intéressait sa fille ne se trouvait pas dans le tiroir mais derrière.

Curieuse, elle le retira complètement. Abra se jeta immédiatement dans l’ouverture. Lucy tendit aussitôt la main pour retenir sa fille par le dos de sa salopette et la manqua. Sans aller jusqu’à imaginer que le recoin était infesté d’araignées ou de souris, elle pensait qu’il devait être plein de poussière. Le temps qu’elle ait tiré la commode pour atteindre elle-même l’interstice, Abra était ressortie en brandissant un billet de vingt dollars qui avait glissé derrière. « Garde ! Garde ! dit-elle joyeusement. Sou ! Moi sou !

— Non-non-non, lui dit Lucy en retirant le billet de son petit poing fermé. Les sous ne sont pas à toi, les bébés n’ont pas besoin de sous. Mais tu as gagné une glace pour ta peine, tu l’as bien méritée.

— G’asse ! s’écria Abra. Moi g’asse ! »

« Racontez au Dr Dalton l’histoire de Mrs. Judkins, demanda David à Concetta. Puisque vous étiez là.

— Oui, j’y étais, confirma Chetta. C’était le week-end du 4 juillet suivant. »

Concetta était venue passer le week-end férié prolongé chez les Stone. Le dimanche, David était sorti acheter un flacon de Blue Rhino au 7-Eleven pour allumer le barbecue. Lucy et Chetta étaient à la cuisine et se relayaient régulièrement pour aller vérifier qu’Abra, qui jouait avec un jeu de construction dans le salon, n’avait pas décidé de mordiller le câble de la télé ou de grimper sur le mont Canapé. Mais Abra ne s’intéressait à rien de tout ça ; elle était trop occupée à construire ce qui ressemblait à un Stonehenge en blocs de plastique colorés.

Lucy et Chetta vidaient le lave-vaisselle quand Abra s’était mise à hurler.

« On aurait dit qu’elle agonisait, précisa Chetta. Vous savez à quel point les cris des petits peuvent être terrifiants, n’est-ce pas ? »

John hocha la tête. Il savait.

« À mon âge, la course n’est pas mon passe-temps favori, mais là, je peux vous dire que j’ai couru comme Wilma Rudolph. J’ai battu Lucy et je suis arrivée la première au salon. J’étais tellement persuadée que la petite était blessée que, l’espace d’un instant, j’ai réellement vu du sang. Mais elle n’était pas blessée. Du moins pas physiquement. Elle a couru vers moi et m’a étreint les jambes. Je l’ai prise dans mes bras. Lucy m’avait rejointe et à nous deux, nous avons réussi à la calmer un peu. “Wannie ! sanglotait-elle. Voir Wannie, Momo ! Wannie tomber !” J’ignorais qui était Wannie, mais Lucy le savait: Wanda Judkins, leur voisine d’en face.

— C’est sa voisine préférée, précisa David. Quand elle fait des cookies, elle en apporte toujours un à Abra avec son nom écrit dessus. Des fois en raisins secs, des fois en sucre glace. Mrs. Judkins est veuve. Elle vit seule.

— Nous avons donc traversé la rue, poursuivit Chetta. Moi en tête et Lucy derrière qui portait Abra. J’ai frappé. Personne n’a répondu. “Wannie dans salle manger ! disait Abra. Wannie a fait mal, Momo ! Wannie a fait mal, Mama ! Elle a tombé et y a du sang !”

« La porte n’était pas verrouillée. Nous sommes entrées. La première chose que j’ai sentie, c’était une odeur de cookies brûlés. Mrs. Judkins était étendue dans la salle à manger au pied d’un escabeau. Elle avait encore son torchon à la main et elle saignait, en effet, il y avait une petite flaque de sang autour de sa tête comme un halo. J’ai cru qu’elle était perdue — je ne la voyais pas respirer — mais Lucy a trouvé son pouls. Elle s’était fracturé le crâne dans sa chute. Elle a fait une petite hémorragie cérébrale, mais dès le lendemain, elle avait repris connaissance. Elle sera là pour l’anniversaire d’Abra. Vous pourrez la rencontrer, si vous venez. » Elle regarda le pédiatre d’Abra dans les yeux. « D’après le médecin des urgences, si elle n’avait pas été secourue dans les minutes qui ont suivi, ou bien elle serait morte, ou bien elle serait restée à l’état de légume… ce qui est bien pire que la mort, à mon humble avis. Dans tous les cas de figure, la petite lui a sauvé la vie. »

John jeta son stylo sur son bloc-notes. « J’en reste sans voix.

— Et ce n’est pas tout, dit Dave. Mais le reste est difficile à évaluer… Peut-être juste parce que Lucy et moi nous y sommes habitués, comme on s’habitue, je pense, à vivre avec un jeune enfant aveugle. Sauf qu’en l’occurrence, c’est quasiment l’inverse. Je crois que nous en avons été conscients avant même cette histoire du 11 Septembre. Je crois que nous avons su qu’elle avait quelque chose de spécial pratiquement depuis le jour où nous l’avons ramenée à la maison après sa naissance. C’est comme… »

Il exhala une longue bouffée d’air et leva les yeux vers le ciel, comme pour y trouver de l’inspiration. Concetta lui pressa le bras. « Continue. Il n’a pas encore appelé les hommes armés de filets à papillons… c’est encourageant.

— D’accord… C’est comme s’il y avait toujours un vent qui souffle dans la maison, sauf qu’on ne le sent pas vraiment et qu’on ne le voit pas non plus. J’ai toujours l’impression que les rideaux vont se mettre à onduler et que les tableaux vont se décrocher des murs et s’envoler… mais ça n’arrive jamais. D’autres phénomènes se produisent, pourtant. Deux ou trois fois par semaine — ou même par jour — le disjoncteur saute. Nous avons fait venir deux électriciens différents, ils ont vérifié l’installation et ont conclu que tout était impeccable. Certains matins, quand nous descendons au rez-de-chaussée, nous trouvons tous les coussins des chaises et du canapé par terre. Avant de la coucher, nous tenons à ce qu’Abra range ses jouets dans son coffre à jouets, et elle le fait volontiers quand elle n’est pas trop fatiguée ou énervée. Mais parfois, le lendemain matin, nous retrouvons son coffre à jouets ouvert et certains de ses jouets par terre. Ses blocs de construction en général. C’est le jeu qu’elle préfère. »

Il se tut longuement, fixant d’un regard vide le tableau optométrique sur le mur d’en face. John pensait que Chetta allait l’encourager à poursuivre, mais elle aussi garda le silence.

« Voilà, conclut Dave. Tout ça est totalement étrange, j’en conviens, mais je vous jure que c’est réellement arrivé. Un soir, nous avons allumé la télé et il y avait Les Simpson sur toutes les chaînes. Abra riait comme si c’était la meilleure blague du monde. Lucy a failli se trouver mal. Elle lui a dit: “Abra Rafaella Stone, si c’est toi qui fais ça, arrête immédiatement !” Lucy prend rarement un ton sévère avec elle, et quand elle le fait, Abra se liquéfie. C’est ce qui s’est passé ce soir-là. J’ai éteint la télé, et quand je l’ai rallumée, tout était redevenu normal. Je pourrais vous donner encore une demi-douzaine d’exemples… de choses… de phénomènes… d’incidents… la plupart tellement infimes qu’on ne les remarque même pas. » Il haussa les épaules. « Comme je vous l’ai dit, on s’y habitue. »

John dit: « Je viendrai au goûter d’anniversaire. Après cet exposé, comment puis-je résister ?

— Il n’arrivera probablement rien, dit Dave. Vous connaissez la blague sur les robinets qui fuient et qui s’arrêtent dès que vous appelez le plombier ? »

Concetta émit un petit reniflement de mépris. « Si tu crois ça, mon cher, tu n’es pas au bout de tes surprises. » Puis, se tournant vers le Dr Dalton: « Il a fallu faire des pieds et des mains pour le traîner ici.

— Je vous en prie, Momo. » Le rouge lui était monté aux joues.

John soupira. Il avait déjà perçu l’antagonisme entre ces deux-là. Il en ignorait la cause — un genre de compétition pour l’affection de Lucy, peut-être — mais il ne tenait pas à le voir exploser au grand jour maintenant. Leur étrange mission avait temporairement fait d’eux des alliés et il entendait qu’il continue d’en être ainsi.

« Du calme. » Il était intervenu d’un ton suffisamment autoritaire pour qu’ils cessent de se regarder en chiens de faïence et, surpris, se tournent vers lui. « Je vous crois. Je n’ai encore jamais eu vent de ce genre de choses… »

Ah non ? Sa voix mourut tandis qu’il repensait à l’épisode de la montre perdue.

« Doc ? interrogea David.

— Excusez-moi. Crampe de cerveau. »

À ces mots, la grand-mère et le beau-petit-fils sourirent. Alliés de nouveau. Parfait.

« Bien. Rassurez-vous, personne ne va appeler les hommes en blouse blanche. Je vous considère l’un et l’autre comme des gens sains d’esprit… des gens instruits, peu enclins à l’hystérie ou aux hallucinations. Si un seul d’entre vous était venu me soutenir ce genre de choses… sur ces phénomènes paranormaux… j’aurais pu penser à une étrange forme du syndrome de Münchhausen… mais ce n’est pas le cas. Vous en avez été témoins tous les trois. Ce qui m’amène à cette question: qu’attendez-vous de moi ? »

Dave parut décontenancé, mais la vieille dame ne l’était pas. « Que vous veniez l’observer, comme vous observeriez n’importe quel enfant souffrant de… »

Le rouge, qui avait quitté les joues de David Stone, y reflua violemment. « Abra ne souffre de rien ! » s’insurgea-t-il.

La vieille dame se tourna vers lui. « Je le sais bien ! Cristo ! Vas-tu me laisser finir ? »

Dave prit un air excédé et leva les mains en l’air. « Pardon, pardon, pardon.

— Ne me saute pas à la gorge comme ça, David. »

John intervint une nouvelle fois: « Si vous continuez à vous disputer, les enfants, je vais devoir vous envoyer en salle d’isolement. »

Concetta soupira. « Tout cela est très éprouvant. Pour nous tous. Je regrette, Davey, je n’ai pas employé le bon mot.

— C’est bon, cara. Pas de problème. Cette histoire est la nôtre. »

Elle eut un bref sourire. « Oui, oui, c’est exactement ça. Venez l’observer, docteur Dalton, comme vous observeriez n’importe quel enfant dont l’état n’a pas encore fait l’objet d’un diagnostic. C’est tout ce que nous pouvons vous demander. Pour le moment, c’est suffisant. Peut-être aurez-vous des idées. C’est ce que j’espère. Car voyez-vous… »

Elle se tourna vers David Stone avec une expression de détresse qui, de l’avis de John, devait rarement se peindre sur son visage énergique.

« Nous sommes inquiets, reprit Dave. Lucy, Chetta, moi… Plus qu’inquiets… Terrifiés. Pas par elle, pour elle. Elle est si petite, vous comprenez ? Qu’arrivera-t-il si ce pouvoir qu’elle a… je ne sais pas quel autre nom lui donner… ce pouvoir continue à se développer ? Que ferons-nous ? Elle pourrait… je ne sais pas…

— Il sait, poursuivit Chetta. Elle pourrait perdre le contrôle et se blesser, ou blesser quelqu’un. J’ignore quelle est la probabilité pour que cela arrive, mais la simple idée que cela puisse arriver… — elle posa sa main sur celle de John — … est terrifiante. »

7

À la seconde où il avait vu son vieil ami Tony lui faire signe depuis la fenêtre barricadée de l’hospice Helen Rivington, Dan Torrance avait su qu’il vivrait dans la chambre de la tourelle. Il en fit la demande à Mrs. Clausen, la directrice, environ six mois après y être entré comme aide-soignant, et docteur officieux en résidence. Avec son fidèle aide de camp Azzie, bien sûr.

« Cette pièce est remplie jusqu’à la gueule d’un bric-à-bac indescriptible », lui avait répondu Mrs. Clausen, sexagénaire à l’improbable chevelure rouge, dotée d’un esprit sarcastique et d’une langue bien pendue. Mais comme administratrice, c’était une femme aussi intelligente que bienveillante. Et une collectrice de fonds hors pair, ce qui, du point de vue du conseil d’administration du HRH, lui conférait encore plus de valeur. Dan n’était pas sûr de l’aimer particulièrement, mais il avait appris à la respecter.

« Je débarrasserai tout, assura-t-il. Sur mon temps libre. Ce serait nettement mieux que je sois ici à demeure, vous ne trouvez pas ? Constamment de garde ?

— Danny, dites-moi: comment vous débrouillez-vous pour être aussi bon dans ce que vous faites ?

— Je n’en sais trop rien. » C’était au moins une semi-vérité. Peut-être même un trois quarts de vérité. Dan vivait depuis toujours avec le Don et ne le comprenait toujours pas.

« Bric-à-brac mis à part, la tourelle est épouvantablement torride en été et assez glaciale l’hiver pour geler les couilles d’un singe de bronze.

– Ça peut être aisément rectifié, avait répondu Dan.

— Ne me parlez pas de votre rectum, s’il vous plaît. » Mrs. Clausen le toisait sévèrement par-dessus les verres en demi-lune de ses lunettes. « Si le conseil d’administration savait ce que je m’apprête à vous laisser faire, ils m’enverraient sans délai tresser des paniers en institution de vie assistée. Celle de Nashua, par exemple, avec ses murs roses et son Mantovani en fond sonore. » Elle lâcha un petit reniflement narquois. « Docteur Sleep, rien que ça.

— Ce n’est pas moi le docteur », répondit Dan sans se vexer. Il savait déjà qu’il obtiendrait gain de cause. « C’est Azzie. Moi, je ne suis que son assistant.

— Tu parles, Charles, Dr Azraël, c’est le chat. Un foutu chat de gouttière aux oreilles écornées qui a réussi il y a des années à s’introduire chez nous et à se faire adopter par des résidents qui ont depuis des lustres fait le Grand Plongeon. Tout ce qui l’intéresse, c’est son bol de croquettes deux fois par jour. »

Là, Dan n’avait rien répondu. C’était inutile, puisqu’ils savaient tous deux qu’il n’en était rien.

« Je vous croyais parfaitement bien installé dans Eliot Street. Pauline Robertson est convaincue que le soleil brille par le trou de votre cul. Je le sais parce que nous chantons ensemble dans la chorale de l’église.

— Quel est votre cantique préféré ? s’enquit Dan. Quel putain d’ami nous avons en Jésus-Christ ? »

Elle lui répondit de la grimace pincée qui, chez Rebecca Clausen, tenait lieu de sourire.

« Oh, très bien. Installez-vous donc dans cette pièce, si vous y tenez. Débarrassez le foutoir, faites-vous installer le câble si ça vous chante, le son en quadriphonie, un bar pour vos soirées. Qu’en ai-je à foutre, après tout ? Je ne suis que la chef, ici.

— Merci, Mrs. C.

— Ah ! et n’oubliez pas le radiateur électrique, hein ? Voyez si vous ne pouvez pas trouver dans un vide-grenier un truc avec un joli cordon usagé. Pour foutre le feu à toute la baraque par une froide nuit de février. Comme ça, ils pourront nous construire une troisième monstruosité de brique assortie aux deux avortons qui nous flanquent de chaque côté. »

Dan se leva et, portant le dos de sa main à son front, esquissa un approximatif salut militaire britannique.

« À vos ordres, Chef. »

Elle le chassa d’une main impatiente. « Foutez-moi le camp d’ici avant que je change d’avis, Doc. »

8

Dan installa effectivement un radiateur électrique, mais au cordon en parfait état, et du style qui s’éteint automatiquement quand il se renverse. Il ne fallait pas compter installer l’air conditionné dans la chambre du deuxième étage de la tourelle, mais deux ventilateurs de chez Wal-Mart judicieusement placés sur les appuis des fenêtres ouvertes produisaient un agréable courant d’air croisé. Les jours d’été y étaient néanmoins étouffants, mais Dan ne s’y trouvait jamais pendant la journée. Et dans le New Hampshire les nuits sont généralement fraîches en été.

La plupart du bric-à-brac entreposé là n’était que vieilleries bonnes à jeter, mais derrière une barricade branlante de vieux fauteuils roulants estropiés, il dégota un grand tableau noir d’école primaire qu’il conserva. Ce tableau lui était bien utile pour tenir la liste des patients de l’hospice. Il les inscrivait, avec leur numéro de chambre, et quand l’un d’eux les quittait, il effaçait son nom et ajoutait celui des nouveaux pensionnaires au fur et à mesure de leur arrivée. Au printemps 2004, trente-deux noms étaient inscrits sur le tableau. Dix à Rivington 1 et douze à Rivington 2, ainsi que l’on désignait les affreux bâtiments de brique qui flanquaient la demeure victorienne dans laquelle la célèbre Helen Rivington avait jadis vécu et écrit de palpitants romans à l’eau de rose sous le nom ronflant de Jeannette de Montparsse. Les autres patients étaient répartis sur les deux étages du corps principal, au-dessous de l’appartement exigu mais bien commode de Dan dans la tourelle.

Mrs. Rivington est-elle célèbre pour autre chose que pour avoir écrit de mauvais romans ? avait demandé Dan à Claudette Albertson peu de temps après avoir été embauché à l’hospice. Tous deux étaient dehors, dans la zone réservée aux fumeurs, en train de s’adonner à leur vilaine habitude. Claudette, une joviale infirmière afro-américaine à la carrure de footballeur de la FNL, avait renversé la tête en arrière dans un éclat de rire.

« Je veux, mon n’veu ! Pour avoir légué à la ville un max de blé ! Et cette bicoque, natürlich. Elle estimait que les vieilles gens doivent pouvoir disposer d’un endroit où mourir dans la dignité. »

Et c’était bien ce que la Maison Rivington rendait possible à la plupart d’entre eux. Dan — aidé d’Azzie — y contribuait désormais. Il pensait avoir trouvé sa vocation. Il était comme chez lui à l’hospice, à présent.

9

Le matin de l’anniversaire d’Abra, Dan se leva et vit tout de suite que tous les noms avaient été effacés sur son tableau noir. Un seul mot les remplaçait, écrit à la craie en grandes lettres fantaisistes:

hEll☺

Assis en caleçon au bord de son lit, Dan resta longtemps à le regarder. Puis il se leva, posa une main dessus, brouillant légèrement les lettres, espérant recevoir un flash de clairvoyance. Même une minuscule étincelle. Quand enfin il retira sa main, essuyant la poussière de craie sur sa cuisse nue, il dit: « Hello, toi aussi… » Puis: « Est-ce que tu ne t’appellerais pas Abra, par hasard ? »

Rien. Il enfila son peignoir, prit sa serviette et son savon, et descendit au premier prendre sa douche dans le vestiaire du personnel. À son retour, il se saisit de la brosse qu’il avait trouvée avec le tableau et commença à effacer le mot. C’est alors qu’une pensée

(papa dit qu’y aura des ballons)

lui vint et il interrompit son geste, attendant la suite. Mais rien d’autre ne vint, il termina donc d’effacer le tableau et réécrivit les noms et les numéros de chambre, d’après le mémo de présence de ce lundi-là. Lorsqu’il remonta chez lui, à midi, il s’attendait presque à trouver le tableau encore effacé et les noms et les numéros remplacés par hEll☺, mais tout était tel qu’il l’avait laissé.

10

Le goûter d’anniversaire d’Abra se tenait dans le jardin des Stone, un joli terrain verdoyant planté de pommiers et de cornouillers en tout début de floraison. Le fond du jardin était fermé par une clôture grillagée et un portail dont la sécurité était renforcée par un cadenas. Cette clôture n’avait rien d’esthétique, mais Lucy et David n’en avaient cure, car de l’autre côté coulait la Saco River, déroulant ses méandres vers le sud-est et le Maine, après avoir traversé Frazier et North Conway. Les rivières et les petits enfants ne sont pas faits pour s’entendre, pensaient les Stone, surtout au printemps, quand la fonte des neiges grossit les eaux de la Saco River et les rend tumultueuses. Chaque année, l’hebdomadaire local rapportait au moins une noyade.

Ce jour-là, les enfants avaient largement de quoi s’occuper sur la pelouse. Le seul jeu organisé auquel on avait réussi à les faire participer était la danse du Hokey Pokey, et voilà maintenant qu’ils galopaient en tous sens dans l’herbe (et se roulaient dessus aussi), grimpaient comme des singes sur le portique d’Abra, rampaient dans les tunnels de jeu que David et quelques autres papas avaient montés pour eux, et poursuivaient les ballons, tous jaunes (la couleur qu’Abra disait préférer), qui voltigeaient de tous côtés. Il y en avait pas loin d’une centaine, John Dalton pouvait l’attester. Il avait aidé Lucy et sa grand-mère à les gonfler. Pour une femme de son âge, Chetta avait un sacré coffre.

Il y avait neuf enfants en comptant Abra, et comme chacun était accompagné d’au moins un parent, il ne manquait pas d’adultes pour les surveiller. Des chaises longues avaient été disposées sur la terrasse, et, tandis que l’après-midi battait son plein, John en avait réquisitionné une près de Concetta, très chic en jean couture et sweat-shirt proclamant MEILLEURE ARRIÈRE-GRAND-MA DU MONDE. Elle était en train d’engloutir méthodiquement une part géante de gâteau d’anniversaire. John, qui avait accumulé quelques centimètres de ballast superflu au niveau de la taille au cours de l’hiver, se contentait d’une boule de glace à la fraise.

« Je me demande où vous le mettez, commenta-t-il en désignant du menton la part de gâteau disparaissant à vitesse grand V de l’assiette de sa voisine. Vous n’avez que la peau et les os. Une corde empaillée serait plus épaisse !

— Peut-être bien, mais je suis un Grandgousier, caro mio. » Elle jeta un coup d’œil aux enfants folâtrant dans l’herbe et poussa un profond soupir. « Je regrette que ma fille n’ait pas vécu pour voir ça. J’ai peu de regrets, mais celui-là, je l’ai. »

John décida de ne pas s’aventurer sur ce terrain. Il savait, par le bref historique familial figurant dans le dossier d’Abra, que la mère de Lucy s’était tuée dans un accident de voiture alors que sa fille était plus petite qu’Abra aujourd’hui.

Chetta n’attendit pas sa réponse pour changer elle-même de sujet: « Savez-vous ce que j’aime chez les enfants de cet âge ?

— Dites voir. » John les aimait à tous les âges… du moins jusqu’à leur quatorzième année. Quand ils atteignaient quatorze ans, leurs hormones s’emballaient et ils éprouvaient le besoin de se comporter comme des crétins pendant les cinq ans qui suivaient.

« Regardez-les, Johnny. On se croirait dans la version enfantine de la toile d’Edward Hicks, Royaume pacifique ! Nous en avons six blancs — évidemment, faut pas rêver, nous sommes dans le New Hampshire — mais nous en avons aussi deux noirs et cette splendide petite Coréenne-Américaine dont on se demande pourquoi elle n’est pas modèle dans le catalogue Hanna Andersson. Vous connaissez cette chanson de catéchisme qui dit “Rouges, jaunes, noirs ou blancs, ils sont tous précieux à Ses yeux” ? C’est exactement ce que nous avons sous nos propres yeux. Deux heures qu’ils sont ensemble, et il n’y a pas eu un seul geste agressif, pas un coup de poing, pas une bourrade. »

John — qui avait vu des tas de mouflets se donner des coups de pied, de poing, se pousser, se mordre, se gifler — lui répondit d’un sourire où le cynisme le disputait à la mélancolie. « Rien d’étonnant à cela, observa-t-il. Ils vont tous à L’il Chums[10], la crèche chic et chère du coin. Où leurs parents paient le prix choc pour les faire garder. Ce qui veut dire que lesdits parents appartiennent au moins à la classe moyenne supérieure, qu’ils sont tous diplômés de l’université et pratiquent l’évangile du Conformisme de Bon Aloi. Ces gamins sont de purs animaux sociaux apprivoisés. »

John se tut car Chetta le regardait en fronçant les sourcils, mais il aurait pu continuer. Il aurait pu dire que jusqu’à l’âge de sept, huit ans — le prétendu âge de raison — la plupart des enfants sont des chambres d’écho émotionnel. S’ils sont élevés par des gens qui s’entendent bien et n’élèvent pas la voix, ils font de même. S’ils sont élevés par des mordeurs et des hurleurs… eh bien…

Vingt ans passés à soigner ces p’tits bouts (et à en élever deux à lui, maintenant partis dans des classes préparatoires d’un Conformisme de Bon Aloi) n’avaient pas anéanti les rêves romantiques qui avaient motivé sa décision de se spécialiser en pédiatrie, mais les avaient incontestablement modérés. Les enfants viennent peut-être au monde en charriant des nuées de gloire, ainsi que Wordsworth le poète l’a si hardiment proclamé, mais ils chient aussi dans leur culotte jusqu’à ce qu’ils apprennent à faire mieux.

11

Un carillon argentin — assez semblable au tintement de cloche d’un glacier ambulant — résonna dans l’air de l’après-midi. Les enfants se retournèrent comme un seul homme pour découvrir cette sympathique apparition: un jeune homme perché sur un tricycle rouge géant venait de débouler sur la pelouse des Stone. Il portait un comique costume de zazou surépaulé et des gants blancs. La fleur à sa boutonnière avait la taille d’une orchidée de serre. Tandis qu’il pédalait, son pantalon (trop large aussi) lui remontait au niveau des genoux. Des clochettes, qu’il faisait tinter du bout du doigt, étaient suspendues au guidon de son tricycle, lequel tanguait d’un côté à l’autre sans jamais se renverser tout à fait. Dépassant de son gros chapeau melon marron, une perruque bleue coiffait la tête de cet énergumène. David Stone le suivait, chargé d’une grosse valise dans une main et d’une table pliante dans l’autre. Il avait l’air bluffé.

« Approchez ! Approchez les petits éléphants ! s’écria le gars en tricycle. Le spectacle va commencer dans un instant ! » Il n’eut pas à le répéter deux fois ; une volée de gamins riants et piaillants convergeait déjà vers lui.

Lucy rejoignit John et Chetta, se laissa tomber sur un siège et dans un vouff ! comique souffla les cheveux qui lui tombaient dans les yeux. Elle avait du glaçage au chocolat sur le menton. « Regardez bien ce magicien. C’est un artiste de rue qui se produit pendant la saison d’été à Frazier et North Conway. David a repéré un de ses encarts publicitaires dans un journal gratuit, il lui a fait passer une audition et il l’a engagé. Il s’appelle Reggie Pelletier mais son nom de scène est Le Grand Mystério. Je suis curieuse de voir combien de temps il va réussir à capter leur attention une fois qu’ils auront fini d’examiner son tricycle rigolo. Moi, je dirais trois minutes chrono. »

John avait dans l’idée qu’elle risquait de se tromper. L’entrée en scène du gars avait été parfaitement calculée pour captiver l’imagination des tout-petits et sa perruque bleue était plus marrante qu’effrayante. Son visage plein de gaieté était exempt de tout fard gras et luisant, ce qui selon lui était aussi une bonne chose. De l’avis de John Dalton, la réputation des clowns était largement surfaite. Ils terrorisaient les gamins de moins de six ans. Et les plus grands les trouvaient totalement chiants.

Ben, mon vieux, t’es d’humeur particulièrement massacrante aujourd’hui.

C’était peut-être dû au fait qu’il était venu pour être témoin d’un truc fantabuleux et que pour le moment il en était pour ses frais. Selon lui, Abra n’était rien d’autre qu’une fillette parfaitement normale. Plus gaie que la majorité, peut-être, mais la bonne humeur semblait être une caractéristique familiale. Sauf quand Chetta et David se bouffaient le nez.

« Ne sous-estimez pas la capacité d’attention des tout-petits », dit-il simplement. Et, se penchant par-dessus Chetta, il essuya de sa serviette la trace de chocolat sur le menton de Lucy. « S’il tient un bon numéro, il saura les captiver pendant au moins quinze minutes. Même vingt.

Si… », répéta Lucy d’un ton sceptique.

Reggie Pelletier, alias Le Grand Mystério, tenait bel et bien un bon numéro. Tandis que son fidèle assistant, Le Pas-Si-Grand-Davidio, lui dépliait sa table et lui ouvrait sa valise, Mystério pria Miss Anniversaire et ses invités de venir admirer sa fleur. Lorsque les gamins s’approchèrent, la fleur leur expédia un jet d’eau à la figure: une giclée rouge, puis verte, puis bleue. Les gamins glapirent avec des rires tout poissés de sucre.

« Maintenant, les petits éléphants… ooh ! aahh ! Ouille ! Ça chatouille ! »

Il ôta son chapeau melon et en retira un lapin blanc. Les gosses en restèrent comme deux ronds de flan. Mystério passa le lapin à Abra, qui le caressa un moment puis le fit passer au suivant sans qu’on ait à le lui demander. Le lapin ne semblait pas gêné de l’attention qu’on lui portait. Peut-être qu’il a gobé quelques bouchées fourrées au Valium avant le spectacle, se dit John Dalton. Le dernier gosse le restitua à Mystério qui le remit dans son chapeau, passa une main ensorceleuse dessus et montra l’intérieur aux enfants. À part la doublure aux couleurs du drapeau américain, le chapeau était vide.

« Il est allé où le lapin ? demanda la petite Susie Soong-Bartlett.

— Dans tes rêves, mon cœur, répondit Mystério. Il les traversera à grands bonds cette nuit. Qui veut une écharpe magique ? »

Un concert de Moi ! Moi ! lui répondit, émanant des garçons aussi bien que des filles. Mystério extirpa les écharpes de ses poings fermés et les distribua à la ronde. D’autres tours se succédèrent ensuite à une vitesse de feu d’artifice. D’après la montre du Dr Dalton, les gamins restèrent plantés en un demi-cercle ébaubi autour de Mystério pendant au moins vingt-cinq minutes. Juste au moment où son public commençait à manifester les premiers signes d’impatience, Mystério mit brillamment fin au spectacle. Prenant cinq assiettes dans sa valise (qui, lorsqu’il l’avait montrée aux enfants, était aussi vide que son chapeau), il se mit à jongler avec en chantant « Joyeux Anniversaire ». Tous les enfants reprirent la chanson en chœur tandis qu’Abra semblait carrément léviter de joie.

Les assiettes réintégrèrent la valise, qu’il montra à nouveau aux enfants pour qu’ils voient bien qu’elle était vide, et dont il sortit ensuite une demi-douzaine de cuillères à soupe qu’il entreprit de suspendre à son visage, en terminant par le bout de son nez. Ce numéro plut particulièrement à Miss Anniversaire: assise dans l’herbe, elle riait de bon cœur, les bras serrés autour de ses genoux.

« Abba sait faire, dit-elle (elle était dans sa “phase Rickey Henderson”, comme disait David, et se plaisait à parler d’elle-même à la troisième personne). Abba sait faire les cugnères.

— Super, ma puce », lui répondit Mystério. Il avait dit ça d’un ton absent et John pouvait difficilement lui en vouloir: il venait de donner un spectacle enfantin du tonnerre, il avait le visage rouge et dégoulinant de sueur malgré la brise fraîche qui soufflait de la rivière, et il avait encore sa grande sortie à faire en remontant l’allée sur son tricycle géant.

Il se pencha pour tapoter la tête d’Abra de sa main gantée de blanc. « Bon anniversaire, souricette, et merci à tous d’avoir été de si gentils petits élé… »

Un grand tintement musical, assez semblable à celui des clochettes suspendues au guidon de son tricycle de Godzilla, retentit dans la maison. Les bambins jetèrent à peine un coup d’œil dans cette direction, avant de se retourner pour regarder Mystério s’éloigner en pédalant, mais Lucy se leva pour aller voir ce qui était tombé dans la cuisine.

Une minute plus tard, elle était de retour. « John, dit-elle. Je crois que vous devriez venir voir. Il me semble que c’est pour ça que vous êtes venu. »

12

John, Lucy et Conchetta étaient dans la cuisine, les yeux rivés au plafond, muets. Aucun d’eux ne se retourna quand Dave entra à son tour: ils étaient hypnotisés. « Qu’est-ce qui se passe ? » dit-il. Puis, le voyant: « Oh, bon sang ! »

À cela, personne ne répondit. David resta un instant le regard fixe, cherchant à comprendre ce qu’il voyait, puis il ressortit. Deux minutes plus tard, il était de retour, tenant sa fille par la main. Abra avait un ballon dans les bras. Nouée en ceinture autour de la taille, elle portait l’écharpe que lui avait donnée Le Grand Mystério.

John Dalton s’accroupit devant elle. « C’est toi qui as fait ça, ma puce ? » C’était une question dont il était sûr de connaître la réponse, mais il voulait entendre ce que la fillette avait à dire. Il voulait mesurer le degré de conscience qu’elle en avait.

Abra regarda d’abord par terre, où gisait le tiroir des couverts. Quelques couteaux et fourchettes s’en étaient échappés dans sa chute, mais aucun ne manquait. Ce n’était pas le cas des cuillères. Les cuillères étaient suspendues au plafond, comme si elles y avaient été attirées et y demeuraient collées par quelque exotique attraction magnétique. Quelques-unes se balançaient doucement aux luminaires. La plus grosse, une louche, pendait à la hotte du four.

Tous les enfants ont leur propre mécanisme de défense. Pour la plupart d’entre eux, John le savait de par sa longue expérience, c’est un pouce fermement planté dans la bouche. Celui d’Abra était différent. Plaçant sa main en coupe devant sa bouche, elle se frotta les lèvres de la paume. Ce qui eut pour résultat d’étouffer ses paroles. Gentiment, John écarta sa main. « Qu’est-ce que tu dis, ma puce ? »

D’une toute petite voix, Abra dit: « Je vais me faire disputer ? Je… je… » Sa petite poitrine se gonfla. Elle tenta de replacer sa main-doudou devant sa bouche, mais John la retint. « Je voulais faire comme Minstrosio. » Elle se mit à pleurer. John lâcha sa main qui remonta aussitôt vers sa bouche qu’elle frictionna furieusement.

David prit sa fille dans ses bras et lui fit une bise sur la joue. Lucy les enveloppa tous deux dans une étreinte et posa un baiser sur le sommet de la tête d’Abra. « Mais non, ma chérie, on ne va pas te disputer. Tu n’as rien fait de mal. »

Quand Abra enfouit son visage dans le cou de sa mère, les cuillères tombèrent. Le fracas les fit tous sursauter.

13

Deux mois plus tard, alors que l’été pointait son nez dans les montagnes Blanches, David et Lucy Stone étaient assis dans le cabinet du Dr John Dalton aux murs tapissés de portraits d’enfants souriants. C’étaient tous les petits patients qu’il avait eus au fil de sa carrière, certains étant maintenant assez âgés pour avoir leurs propres enfants.

« J’ai embauché un de mes neveux féru d’informatique — à mes frais et, n’ayez crainte, ses tarifs sont bon marché — pour savoir s’il existe d’autres cas répertoriés semblables à celui de votre fille et en explorer certains s’ils existent. Mon neveu a limité sa recherche aux trente dernières années et en a dénombré neuf cents. »

David émit un sifflement. « Tant que ça ! »

John secoua la tête. « Non, pas tant que ça. S’il s’agissait d’une maladie — et nous n’avons pas besoin de revenir là-dessus, car ce n’en est pas une —, elle serait aussi rare que l’éléphantiasis. Ou les lignes de Blaschko, qui font ressembler les gens qui en sont atteints à des zèbres. Cette maladie a une incidence de l’ordre de un pour sept millions. La “disposition” que présente Abra serait de cet ordre-là.

— Et comment définiriez-vous la “disposition” d’Abra ? » Lucy avait pris la main de son mari et l’étreignait. « De la télépathie ? de la télékinésie ? une autre télé-quelque chose ?

— Ces facultés-là jouent clairement un rôle. Est-elle télépathe ? Étant donné qu’elle sait à l’avance quels visiteurs vont arriver, et qu’elle savait que Mrs. Judkins s’était blessée, la réponse est vraisemblablement oui. Est-elle télékinésique ? D’après ce que nous avons pu voir dans votre cuisine le jour de son anniversaire, la réponse est sans conteste oui. Est-elle médium ? ou douée de “précognition”, pour faire plus savant ? Nous ne pouvons en être certains, même si l’histoire du billet de vingt dollars derrière la commode semble le suggérer. Et que penser du soir où il y avait Les Simpson sur toutes les chaînes de votre télé ? Comment doit-on appeler cela ? Et que penser de l’air fantôme des Beatles ? Ce serait de la télékinésie si les notes avaient été produites par le piano… mais vous dites que ce n’était pas le cas.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Lucy. Quels signes devons-nous guetter ?

— Je l’ignore. Nous ne disposons d’aucun protocole préétabli. L’ennui avec le champ des phénomènes parapsychiques, c’est que précisément ce n’est pas un champ scientifique. Il est occupé par trop de charlatans, et par trop de gens complètement perchés.

— Donc, pour résumer, vous ne pouvez rien nous conseiller », conclut Lucy.

John sourit. « Si. J’ai un conseil à vous donner: continuez de l’aimer. Si mon neveu ne se trompe pas — et veuillez considérer que, et d’un il n’a que dix-sept ans, et que, de deux il base ses conclusions sur des données instables —, vous risquez de continuer à assister à des phénomènes étranges jusqu’à son adolescence. Des phénomènes étranges et pour certains dérangeants. Autour de treize, quatorze ans, vous observerez une stabilisation, puis un recul progressif. Lorsqu’elle atteindra vingt ans, les différents phénomènes dont elle est la cause seront certainement devenus négligeables. » Il sourit. « Mais elle restera une fieffée joueuse de poker toute sa vie.

— Et si elle commence à voir des morts-vivants, comme le petit garçon dans ce film ? demanda Lucy. Que devrons-nous faire ?

— Je dirais que vous aurez alors la preuve qu’il y a une vie après la mort. Entre-temps, ne vous mettez pas martel en tête. Et n’en parlez à personne, d’accord ?

— Oh, pour ça, vous pouvez être tranquille », assura Lucy. Elle parvint à sourire, mais comme elle avait suçoté tout son rouge à lèvres, son sourire parut quelque peu exsangue. « La dernière chose que nous voulons, c’est voir notre fille faire la une d’Inside View.

— Heureusement qu’aucun des autres parents n’a vu le truc des cuillères, ajouta David.

— J’ai une question, dit John. Pensez-vous qu’elle soit consciente de ses dons ? »

Les Stone échangèrent un regard.

« Je… je ne crois pas, finit par dire Lucy. Même si après les cuillères… nous en avons un peu fait toute une histoire…

— Vous en avez fait toute une histoire dans votre tête, dit John. Mais probablement pas dans la sienne. Elle a pleuré un peu, et puis elle est retournée jouer avec un grand sourire aux lèvres. Vous n’avez pas crié, vous ne l’avez pas grondée ni corrigée. Le conseil que j’ai envie de vous donner pour le moment, c’est de faire comme si de rien n’était. Quand elle sera un peu plus grande, vous pourrez la mettre en garde pour qu’elle évite de se livrer à ses tours de passe-passe à l’école. Traitez-la comme une enfant normale, parce qu’elle l’est en grande partie. D’accord ?

— D’accord, dit David. Et ce n’est pas comme si elle avait des taches sur la peau, ou des boutons, ou un troisième œil.

— Oh, que si, elle l’a », dit Lucy. Elle pensait à la naissance coiffée d’Abra… « Elle a un troisième œil. On ne peut pas le voir… mais il est là. »

John se leva. « Je vais rassembler dans un dossier tous les documents imprimés par mon neveu et vous l’envoyer, si vous le voulez.

— Ah oui, je voudrais bien le lire, dit David. Et je crois que notre chère vieille Momo le voudra aussi. » Il plissa le nez en disant ça, Lucy s’en aperçut et fronça les sourcils.

« En attendant, profitez bien de la vie avec votre fille, leur enjoignit John Dalton. D’après mes observations, c’est une enfant particulièrement agréable à vivre. Cette épreuve ne durera pas. »

Et durant un certain temps, ils le crurent.

CHAPITRE 4 ALLÔ, DOCTEUR SLEEP

1

C’était le mois de janvier 2007. Dans la chambre de la tourelle de la Maison Rivington, le radiateur de Dan était réglé au maximum mais l’atmosphère était toujours glaciale. Un vent de nord-est venu des montagnes et soufflant à quatre-vingts kilomètres à l’heure avait enseveli la ville assoupie de Frazier sous une couche de neige qui s’épaississait de dix centimètres par heure. Lorsque la tempête cessa le lendemain après-midi, certaines des congères amoncelées contre les façades de Cranmore Avenue atteignaient presque quatre mètres de hauteur.

Le froid ne dérangeait pas Dan: niché sous deux édredons de duvet, il était comme un coq en pâte. Le vent cependant avait réussi à s’insinuer sous son crâne, comme il s’était insinué sous les encadrements et les appuis de fenêtre de la vieille bicoque victorienne où il avait désormais élu domicile. En rêve, il l’entendait gémir autour de l’hôtel où il avait passé un hiver de son enfance. En rêve, il était cet enfant de l’hôtel.

Il est au premier étage de l’Overlook. Maman dort pendant que Papa est au sous-sol, à éplucher des vieilles paperasses. Papa fait de la RECHERCHE. Sa RECHERCHE, c’est pour le livre qu’il va écrire. Danny n’a pas le droit d’être ici à l’étage, et il n’a pas le droit d’avoir emprunté le passe qu’il serre fort dans sa main, mais il n’a pas pu résister. Il regarde fixement une lance à incendie fixée au mur. Enroulé sur lui-même, le tuyau ressemble à un serpent à tête de laiton. Un serpent endormi. Bien sûr, ce n’est pas un serpent — sa peau est en toile, pas en écailles — mais il ressemble vraiment à un serpent.

Et des fois, c’est réellement un serpent.

« Vas-y », murmure Dan au serpent du rêve. Il tremble de terreur, mais quelque chose le propulse vers l’avant. Pourquoi donc ? Parce que lui-même se livre à sa propre RECHERCHE, pardi. « Vas-y, mords-moi ! Tu peux pas, hein ? Parce que t’es rien qu’un TUYAU idiot ! »

La lance au bout du tuyau idiot remue, et tout d’un coup, au lieu de la regarder de côté, Dan se retrouve les yeux plongés dans son embouchure. Ou peut-être dans sa gueule. Une goutte transparente se forme au bord du trou noir, et s’étire. Dans son miroir liquide, Dan voit le reflet de ses grands yeux écarquillés.

Goutte d’eau ou goutte de poison ?

Est-ce un serpent ou un tuyau ?

Qui le sait, mon cher Tromal, Tromal mon cher ? Qui le sait ?

Le tuyau-serpent lui bruisse au visage. La terreur lui saute à la gorge, remontant de son cœur qui bat à tout rompre. C’est le même bruissement qu’émettent les crotales.

Maintenant la lance du tuyau-serpent se détache de la toile lovée en cercles concentriques sur laquelle elle repose et se laisse choir sur la moquette avec un bruit sourd. Elle bruisse encore et il sait qu’il devrait reculer avant qu’elle ne se dresse et le morde, mais il est figé sur place, il est incapable de bouger et la lance bruisse encore…

« Réveille-toi, Danny ! crie la voix de Tony. Réveille-toi, réveille-toi ! »

Mais il est tout aussi incapable de se réveiller qu’il est incapable de bouger, c’est l’Overlook, ils sont bloqués par la neige et tout a changé maintenant. Les tuyaux deviennent des serpents, les femmes mortes ouvrent les yeux, et son père… oh, cher bon Dieu, FAITES QU’ON S’EN AILLE D’ICI PARCE QUE MON PÈRE EST EN TRAIN DE DEVENIR FOU.

Le crotale bruisse. Il bruisse. Il

2

Dan entendit le vent hurler, mais pas à l’extérieur de l’Overlook. Non, le vent hurlait à l’extérieur de la tourelle de la Maison Rivington. Il entendit la neige crépiter contre la fenêtre nord. On aurait dit du sable. Et il entendit son interphone émettre son discret bruissement.

Il rejeta ses édredons, glissa ses jambes hors du lit et grimaça lorsque ses pieds chauds entrèrent en contact avec le sol froid. Dansant sur ses talons, il traversa sa chambre, allumant au passage sa lampe de bureau et exhalant son haleine devant lui. Aucun nuage de vapeur ne se forma, mais même avec le radiateur au maximum, la température de la pièce ne devait pas dépasser les dix degrés.

Brrzzz.

Il pressa le bouton de l’interphone et dit: « Je suis là. Qui m’appelle ?

— Claudette. Je crois que tu as quelqu’un, Doc.

— Mrs. Winnick ? » Il était pratiquement sûr que c’était elle, ce qui signifierait qu’il devrait enfiler sa parka, car Vera Winnick se trouvait dans Rivington 2 et il ferait un froid de loup dans le passage de communication. Vera, comateuse, en respiration de Cheyne-Stokes, ne tenait plus qu’à un fil depuis une semaine maintenant. Et les nuits comme celle-ci étaient tout à fait de celles que choisissent les plus frêles pour s’en aller. Généralement autour de quatre heures du matin. Il consulta sa montre. À peine trois heures vingt, mais question horaires de bureau, la chef n’y trouverait rien à redire.

La réponse de Claudette Albertson le surprit: « Non, c’est Mr. Hayes, ici au rez-de-chaussée avec nous.

— Tu en es sûre ? » Dan avait fait une partie d’échecs avec Charlie Hayes l’après-midi même, et pour un homme atteint de leucémie aiguë myéloïde, il l’avait trouvé frais comme un gardon.

« Moi, non, mais Azzie y est. Et tu sais ce que tu dis. »

Ce qu’il disait, c’était qu’Azzie ne se trompait jamais, et il avait près de six ans d’expérience à son actif sur lesquels fonder cette certitude. Azraël se promenait librement dans les trois bâtiments composant le complexe Rivington, passant la plupart de ses après-midi lové sur le canapé de la salle télé, mais il n’était pas rare de le trouver aussi étalé de tout son long sur une table de jeu — et parfois sur un puzzle à demi terminé — telle une écharpe négligemment jetée. Tous les résidents semblaient l’aimer (si certains s’étaient plaints du chat de la Maison, leurs récriminations n’étaient jamais parvenues aux oreilles de Dan), et Azzie semblait leur rendre leur affection. Quand il sautait sur la poitrine des vieillards moribonds… c’était toujours avec légèreté, sans paraître les incommoder. Chose remarquable compte tenu de son gabarit. Azzie pesait bien six kilos.

En dehors de ses siestes de l’après-midi, Az ne s’éternisait jamais longtemps quelque part: il avait des choses à faire, des gens à voir, des endroits à visiter. (« Ce chat est un coureur », avait un jour dit Claudette à Dan.) On le trouvait de passage au spa, à se lécher la patte en prenant un peu de chaleur. Se prélassant sur un tapis de course arrêté dans la suite Forme et Santé. Assis sur un chariot abandonné, le regard dans le vague, voyant des choses que seuls les chats peuvent voir. Parfois, on l’apercevait à l’affût sur la pelouse, les oreilles rabattues en arrière, image même de la prédation féline, mais s’il attrapait des oiseaux ou des petits rongeurs, il les emportait toujours ailleurs pour les dévorer.

La salle télé était ouverte nuit et jour, mais Azzie s’y rendait rarement quand la télé était éteinte et les résidents couchés. Lorsque le soir cédait la place à la nuit et que le pouls de la Maison Rivington ralentissait, Azzie devenait agité, parcourant les couloirs telle une sentinelle à quatre pattes longeant la frontière d’un territoire ennemi. Une fois les lumières baissées, il pouvait même disparaître à votre vue, pour peu que vous ne regardiez pas droit dans sa direction: son pelage d’un gris quelconque se fondait dans les ombres.

Il n’entrait dans les chambres des résidents que lorsque l’un d’eux était mourant.

Il se glissait alors à l’intérieur, si la porte était ouverte, ou s’asseyait devant, la queue enroulée autour des pattes, miaulant doucement, poliment, pour qu’on le laisse entrer. Dès qu’on lui ouvrait, il sautait sur le lit de l’hôte (on recevait toujours des « hôtes » dans la Maison Rivington, jamais des « patients ») et s’y installait en ronronnant. Si l’hôte ainsi choisi était éveillé, il ou elle pouvait le caresser. À la connaissance de Dan, personne n’avait jamais demandé qu’on chasse Azzie. Tous semblaient savoir qu’il venait là en ami.

« Qui est le médecin de garde ? s’enquit Dan.

— Toi, répondit Claudette.

— Arrête. Je parle du vrai toubib.

— Emerson. Mais quand j’ai appelé son service, on m’a dit de ne pas rêver. De Berlin à Manchester, toutes les routes sont bloquées par la neige. À part sur les autoroutes, même les chasse-neige attendent demain matin.

— C’est bon, dit Dan. J’arrive. »

3

Peu de temps après avoir commencé à travailler à l’hospice, Dan s’était rendu compte que les mourants non plus n’échappent pas au système de classes. Les chambres situées dans la maison principale étaient plus vastes et plus chères que celles des ailes Rivington 1 et 2. Dans la demeure victorienne où Helen Rivington avait naguère accroché son chapeau et rédigé ses romans sentimentaux, les chambres étaient appelées des « suites » et portaient le nom d’habitants célèbres du New Hampshire. Charlie Hayes occupait la suite Alan Shepard. Pour s’y rendre, Dan dut passer devant le coin détente au pied de l’escalier où étaient installés des distributeurs de boissons et de friandises avec quelques chaises en plastique autour. Fred Carling s’y trouvait, avachi dans l’une d’elles, en train de bâfrer des crackers au beurre de cacahuètes en lisant un vieux numéro de Popular Mechanics. Carling était l’un des trois aides-soignants de nuit, de garde de minuit à huit heures du matin. Les deux autres travaillaient de jour deux fois par mois, mais Carling jamais. Oiseau de nuit autoproclamé, c’était un ancien taulard aux biceps couverts de tatouages suggérant aussi un passé de motard.

« Tiens, tiens, r’gardez qui que v’là, dit-il. Le p’tit Danny-boy. Ou t’es en mission sous ton identité secrète cette nuit ? »

Dan n’était qu’à moitié réveillé, et pas d’humeur à plaisanter. « Dis-moi plutôt ce que tu sais de Mr. Hayes.

— Rien. Sauf que le chat est dans sa chambre. Ce qui signifie en général qu’ils vont sortir les tétons vers le plafond.

— Pas de saignement ? »

Le gros balèze haussa les épaules. « Ben, si, il a un peu saigné du nez. J’ai foutu les serviettes sanglantes dans un sani-sac, comme on est censé faire, et j’les ai expédiées à la buanderie A, s’tu veux aller vérifier. »

Dan hésita à lui demander comment il pouvait dire que Mr. Hayes avait « un peu » saigné du nez alors qu’il avait fallu plusieurs serviettes pour étancher le saignement… puis il décida de laisser pisser. Carling était un abruti insensible. Il ne savait vraiment pas comment il s’y était pris pour décrocher un boulot ici — même de nuit, quand la plupart des pensionnaires dormaient ou bien s’efforçaient d’être discrets pour ne pas déranger les autres. Il soupçonnait le coup de piston. Ainsi allait le monde. Son propre père n’avait-il pas fait marcher le piston pour décrocher son ultime boulot de gardien de l’hôtel Overlook ? Ce n’était peut-être pas la preuve absolue que jouer de ses relations est une manière pourrie de se débrouiller dans la vie, mais ça le suggérait fortement.

« Bonne nuiiiit, docteur Sleeeep », lança Carling dans son dos, sans faire le moindre effort pour baisser le ton.

Au bureau des infirmières, Claudette mettait à jour des dossiers pendant que Janice Barker regardait un petit poste de télé, le son réglé au minimum. L’émission en cours proposait l’une de ces publicités interminables pour un nettoyeur de côlon… mais Janice la contemplait les yeux grands ouverts et la bouche béante. Elle sursauta quand Dan tapota du bout des ongles sur le comptoir et il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour de la fascination était en fait de la somnolence.

« Est-ce que l’une d’entre vous peut m’en dire un peu plus sur Charlie Hayes ? Carling est bouché à l’émeri. »

Claudette jeta un œil dans le hall pour s’assurer que Fred Carling n’était pas en vue, mais elle répondit tout de même à voix basse: « Ce type serait pas plus utile s’il chantait la messe à un sourd. Je prie tous les jours pour qu’on le vire. »

Même s’il pensait la même chose, Dan le garda pour lui. Il avait découvert qu’une sobriété constante opère des miracles sur les capacités de discrétion d’un individu.

« Je suis allé le voir il y a quinze minutes, dit Jan. Nous les surveillons de plus près quand Mr. Mistrigris s’invite.

— Azzie est avec lui depuis combien de temps ?

— Il miaulait devant la porte quand nous avons pris notre service à minuit, dit Claudette, alors je lui ai ouvert. Tu sais comment il fait. Il a aussitôt sauté sur le lit. J’ai failli t’appeler à ce moment-là mais Charlie était réveillé et réceptif. Je lui ai parlé, il m’a parlé aussi et il a commencé à caresser Azzie. Alors j’ai décidé d’attendre. C’est environ une heure plus tard qu’il a fait une épistaxis. Fred est venu nettoyer. J’ai dû lui rappeler de mettre les serviettes dans un sani-sac. »

Sani-sacs: c’était ainsi que le personnel appelait les sacs en plastique biodégradable dans lesquels on enfermait vêtements, linge et serviettes souillés par des matières et fluides organiques de toute nature, conformément au règlement, pour éviter la prolifération des germes infectieux.

« Quand je suis retourné le voir il y a environ quarante-cinq minutes, poursuivit Jan, il dormait. Je l’ai secoué et quand il a ouvert les yeux, j’ai vu qu’ils étaient injectés de sang.

— C’est là que j’ai appelé Emerson, dit Claudette. Et quand la fille de garde m’a envoyé bouler, je t’ai appelé. Tu y vas, là ?

— Oui.

— Bonne chance, dit Jan. Sonne si tu as besoin de nous.

— D’ac. Tu peux me dire pourquoi tu regardes une pub sur le nettoyage du côlon, Janice ? Ou c’est trop personnel ? »

L’infirmière bâilla. « À cette heure-ci, le seul autre truc qu’il y a c’est une pub pour les soutifs Ahh Bra. Et j’en ai déjà. »

4

La porte de la suite Shepard était entrouverte mais Dan frappa tout de même avant d’entrer. N’obtenant pas de réponse, il l’ouvrit complètement. Quelqu’un (probablement l’une des infirmières, il ne fallait pas compter sur Fred Carling pour y avoir pensé) avait un peu redressé le lit. On avait aussi descendu le drap sur le torse de Charlie. À quatre-vingt-dix ans, il était d’une maigreur poignante et d’une pâleur telle qu’il semblait presque transparent. Dan dut rester en arrêt une trentaine de secondes avant d’être absolument sûr que la veste de pyjama du vieillard se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration. Azzie était lové contre la protubérance osseuse d’une de ses hanches. Dan entra, suivi par les yeux jaunes impénétrables du chat.

« Mr. Hayes ? Charlie ? »

Les yeux de Charlie ne s’ouvrirent pas. Ses paupières étaient bleuâtres. Ses cernes, plus sombres, noir violacé. Lorsque Dan approcha du bord du lit, il vit une autre touche de couleur: une petite croûte de sang séché sous chacune des narines et à la commissure des lèvres serrées.

Dans la salle de bains, il prit un gant qu’il mouilla d’eau tiède. À son retour au chevet de Charlie, Azzie se mit debout sur ses pattes et, délicatement, passa sur l’autre flanc de l’homme endormi, laissant sa place à Dan pour s’asseoir. Le drap était tiède de la chaleur du chat. Avec douceur, Dan nettoya le sang séché sous le nez de Charlie. Lorsqu’il passa à la bouche, Charlie ouvrit les yeux. « Dan. C’est bien toi ? J’ai la vue un peu trouble. »

Brouillée par le sang, oui.

« Comment vous sentez-vous, Charlie ? Vous souffrez ? Si vous souffrez, je peux demander à Claudette de vous apporter un comprimé.

— Je ne souffre pas », dit Charlie. Ses yeux se posèrent sur Azzie, puis revinrent au visage de Dan. « Je sais pourquoi il est là. Et je sais pourquoi tu es là.

— Je suis là parce que le vent m’a réveillé. Et Azzie avait sans doute besoin de compagnie. Les chats vivent la nuit, vous savez. »

Dan remonta la manche de pyjama de Charlie pour lui prendre le pouls et découvrit quatre hématomes violets alignés sur l’avant-bras squelettique du vieillard. Un souffle suffit pour contusionner les patients à un stade de leucémie avancé, mais ça, c’étaient des empreintes de doigts, et Dan savait parfaitement qui les avait laissées. Maintenant qu’il était sobre, il contrôlait plus facilement sa colère, mais elle était toujours présente, comme l’était par moments l’envie terrible de boire.

Carling, salopard. Il se bougeait pas assez vite à ton goût ? Ou t’étais juste en rogne d’avoir à nettoyer son sang alors que tu rêvais que de te prélasser en lisant tes magazines et en bouffant tes saloperies de crackers ?

Il tenta de dissimuler son émotion, mais Azzie dut la percevoir car il lâcha un petit miaulement ennuyé. En d’autres circonstances, Dan aurait pu poser des questions, mais dans l’instant, des affaires plus urgentes l’appelaient. Encore une fois, Azzie ne s’était pas trompé. Il suffisait à Dan de toucher le vieil homme pour le savoir.

« J’ai peur », dit Charlie. Sa voix n’était guère plus qu’un murmure. Dehors, le gémissement étouffé et régulier du vent était plus fort. « Je ne pensais pas que j’aurais peur, mais j’ai peur.

— Vous n’avez aucune raison d’avoir peur. »

Au lieu de lui prendre le pouls — à quoi bon —, il prit l’une des mains du vieillard dans la sienne. Il vit les jumeaux de Charlie, à l’âge de quatre ans, sur des balançoires. Il vit l’épouse de Charlie tirer le store de leur chambre, seulement vêtue de la combinaison en dentelle de Bruges qu’il lui avait offerte pour leur premier anniversaire de mariage. Il vit la queue de cheval de la jeune femme voltiger quand elle se tourna pour le regarder, le visage illuminé par un sourire qui n’était qu’un grand oui. Il vit un tracteur Farmall avec un parasol rayé ouvert fixé au siège du conducteur. Il sentit une odeur de bacon et entendit Frank Sinatra chanter Come Fly with Me dans un poste de radio Motorola fêlé posé sur un établi encombré d’outils. Il vit un enjoliveur mouillé par la pluie refléter les murs rouges d’une grange. Il goûta la saveur des myrtilles, dépeça un cerf, pêcha dans les eaux d’un lac isolé à la surface pommelée par la chute régulière d’une pluie d’automne. Il avait soixante ans, il dansait avec son épouse dans la salle de la Légion américaine. Il avait trente ans, il fendait du bois. Il avait cinq ans, il était en short et poussait un petit camion rouge. Puis les images se brouillèrent, telles des cartes rapidement battues par les mains d’un expert, et dehors le vent soufflait, apportant des montagnes une neige épaisse, et dans cette chambre régnait le silence, et le regard solennel des yeux attentifs d’Azzie. À des heures comme celle-ci, Dan savait à quoi il était utile. À des heures comme celle-ci, il ne regrettait ni la souffrance ni le chagrin ni la colère ni l’horreur, parce que c’était tout ça qui l’avait conduit jusqu’ici, dans cette chambre, pendant qu’au-dehors le vent ululait. Charlie Hayes avait atteint la frontière.

« Je n’ai pas peur de l’enfer. J’ai vécu une vie honorable et, de toute façon, je ne pense pas qu’un tel endroit existe. J’ai peur qu’il n’y ait rien. » Le vieillard reprit laborieusement son souffle. Une perle de sang gonflait au coin de son œil droit. « Il n’y avait rien avant, nous le savons tous, alors est-ce qu’il ne serait pas logique qu’il n’y ait rien après ?

— Mais il y a quelque chose. » Dan essuya le visage de Charlie avec le gant humide. « Nous ne finissons jamais vraiment, Charlie. Je ne sais pas comment c’est possible, ni ce que cela signifie, je sais seulement que c’est vrai.

— Peux-tu m’aider à passer de l’autre côté ? On dit que tu peux nous aider.

— Oui. Je le peux. » Il prit l’autre main de Charlie. « Vous allez juste vous endormir. Et quand vous vous éveillerez — car vous allez vous éveiller —, tout sera meilleur.

— Le paradis ? Tu parles du paradis ?

— Je ne sais pas, Charlie. »

La puissance était très forte cette nuit-là. Il la sentait passer comme un courant électrique entre leurs mains nouées et il s’enjoignit la douceur. Une part de lui-même habitait le corps chancelant qui ralentissait et les sens défaillants

(dépêche-toi s’il te plaît)

qui s’éteignaient. Il habitait un esprit

(dépêche-toi s’il te plaît c’est l’heure)

aussi vif qu’il l’avait toujours été et conscient de penser ses dernières pensées… du moins en tant que Charlie Hayes.

Les yeux injectés de sang se fermèrent, puis se rouvrirent. Très lentement.

« Tout va bien, dit Dan. Vous avez seulement besoin de sommeil. Le sommeil vous fera du bien.

— C’est comme ça que tu l’appelles ?

— Oui. Je l’appelle le sommeil, et vous pouvez vous abandonner sans crainte au sommeil.

— Ne pars pas.

— Non, je ne pars pas. Je suis avec vous. » Il y était de fait. C’était son terrible privilège.

Les yeux de Charlie se fermèrent à nouveau. Dan ferma les siens et vit une lente pulsation bleue dans les ténèbres. Un… deux… stop. Un… deux… stop. Dehors, le vent soufflait.

« Dormez, Charlie. C’est bien, vous vous débrouillez très bien, mais vous êtes fatigué et vous avez besoin de dormir.

— Je vois ma femme. » Le plus infime des murmures.

« Vous la voyez ?

— Elle dit… »

Et ce fut tout, il y eut une ultime pulsation bleue derrière les paupières closes de Dan, une ultime expiration de l’homme étendu dans le lit. Dan rouvrit les yeux, écoutant le vent, attendant l’ultime émanation. Elle se produisit quelques secondes plus tard: une brume d’un rouge mat monta de la bouche de Charlie, de son nez, de ses yeux. C’était ce qu’une vieille infirmière de Tampa — douée de la même étincelle que Billy Freeman — appelait « le suspir ». Elle disait l’avoir vu souventes fois.

Dan, lui, le voyait à chaque fois.

Le suspir monta et flotta au-dessus du corps du vieil homme. Puis se dissipa.

Relevant la manche droite du pyjama de Charlie, Dan chercha le pouls. Simple formalité.

5

Généralement, Azzie s’en allait avant la fin. Mais pas cette nuit-là. Dressé sur la courtepointe à côté de la hanche de Charlie, il fixait la porte. S’attendant à voir Claudette ou Jan, Dan se retourna, mais il n’y avait personne.

Sauf qu’il y avait quelqu’un.

« Oui ? »

Rien.

« C’est toi la petite fille qui écrit sur mon tableau parfois ? »

Pas de réponse. Mais quelqu’un était là, sans l’ombre d’un doute.

« Tu t’appelles Abra ? »

Légères, presque inaudibles à cause du vent, des notes de piano s’égrenèrent. S’il n’y avait pas eu Azzie, dont les oreilles frémissaient et les yeux ne quittaient pas le pas de porte désert, Dan aurait pu croire que c’était son imagination qui lui jouait des tours (il n’était pas toujours capable de la différencier du Don). Mais quelqu’un était là, qui observait.

« Tu es Abra ? »

Un autre arpège de notes, puis le silence à nouveau. Mais cette fois, c’était celui de l’absence. Quel que soit son prénom, elle avait disparu. Azzie s’étira, sauta à bas du lit et sortit sans un regard en arrière.

Dan resta encore un moment assis au bord du lit, à écouter le vent. Puis il ramena le drap sur le visage de Charlie et retourna au poste des infirmières les prévenir de la présence d’un mort dans leur service.

6

Lorsqu’il eut rempli sa part de paperasse administrative, Dan se dirigea vers le coin détente. Il fut un temps où il n’aurait pas attendu pour s’y ruer, les poings serrés, mais ce temps était révolu. Il marchait donc, tout en prenant de longues inspirations pour calmer son cœur et son esprit. Un dicton AA disait: « Réfléchis avant de boire », mais ce que Casey K. lui disait lors de leur tête-à-tête hebdomadaire, c’était de réfléchir avant d’agir, quelle que soit l’action envisagée. T’es pas devenu sobre pour être stupide, Danny. Souviens-toi de ça la prochaine fois que tu t’écouteras débattre la putain de commission lunatique que t’as dans la tête.

Mais ces foutues marques de doigts…

Renversé en arrière sur sa chaise, Carling se balançait en gobant maintenant des Junior Mints. Il avait échangé son Popular Mechanics contre un magazine de photos avec en couverture la star de la dernière sitcom de mauvais garçons.

« Mr. Hayes vient de nous quitter, l’informa Dan d’un ton neutre.

— Désolé de l’apprendre. » Sans quitter des yeux son magazine. « Mais c’est bien pour ça qu’ils sont ici, non… »

Dan leva la jambe, crocheta l’un des pieds de la chaise et tira. Le siège se renversa et Carling se retrouva le cul par terre. Sa boîte de Junior Mints lui échappa. Il leva un regard incrédule vers Dan.

« Ça y est, tu m’écoutes ?

— Espèce de fils de… » Carling commença à se redresser. Dan posa son pied sur sa poitrine et le repoussa contre le mur.

« C’est bon, je vois que tu m’écoutes. Je te conseille de pas essayer de bouger. Reste sagement assis là et écoute-moi. » Dan se pencha en avant et posa ses mains sur ses genoux. En les crispant bien, car tout ce que ces mains avaient envie de faire, là tout de suite, c’était de cogner. Et cogner. Et encore cogner. Ses tempes palpitaient. Ralentis, s’intima-t-il. Ne te laisse pas submerger.

Mais c’était dur.

« La prochaine fois que je vois les marques de tes doigts sur un patient, je les prends en photo et je vais trouver Mrs. Clausen. Et peu importe qui tu connais, tu te retrouveras à la rue. Et quand tu seras plus employé par cette institution, je te retrouverai et je te foutrai la rouste de ta vie. »

Prenant appui contre le mur, Carling se remit sur ses pieds, sans quitter Dan une seconde des yeux. Il était plus grand que lui et pesait bien cinquante kilos de plus. Il serra les poings. « J’aimerais voir ça. Pourquoi pas tout de suite ?

— Pas de problème, mais pas ici, dit Dan. Y a des gens qui essaient de dormir, et un homme mort pas loin. Avec la marque de tes doigts sur lui.

— J’ai rien fait d’autre qu’essayer de lui prendre le pouls. Tu sais qu’ils marquent tout de suite quand ils sont leucémiques.

— Je sais, admit Dan. Mais là, tu as fait exprès de lui faire mal. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que tu l’as fait. »

Il vit clignoter quelque chose dans les yeux bourbeux de Carling. Pas de la honte, non: Dan ne le pensait pas capable d’éprouver un tel sentiment. Rien qu’un malaise suscité par le fait d’avoir été démasqué. Et la peur d’être dénoncé. « Qu’il est fort… le docteur Sleeeep… Tu te prends pas pour une merde, hein ?

— Ramène-toi, Fred, on va dehors. J’en meurs d’envie. » Et c’était la vérité. Il y avait un autre Dan à l’intérieur de lui. Il n’était plus aussi près de la surface qu’avant, mais il était toujours là et c’était toujours le même affreux, le même irrationnel fils de pute qu’avant. Du coin de l’œil, il apercevait Claudette et Jan debout au milieu du couloir, s’étreignant l’une l’autre, les yeux écarquillés.

Carling réfléchit à deux fois. Oui, il était plus costaud, et oui, il avait plus d’allonge. Mais il n’était pas en super-forme physique — trop de burritos, trop de bières, beaucoup moins de souffle que quand il avait vingt ans — et il y avait quelque chose d’inquiétant sur le visage du petit freluquet. Il avait déjà vu ça avant, du temps de sa période des Saints du Bitume. Certains mecs avaient des coupe-circuits pouraves dans la chetron. Ils prenaient la mouche pour un rien, et une fois qu’ils montaient en pression, ils cramaient tout sur leur passage jusqu’à avoir séché toute leur rage. Il avait pris Torrance pour une espèce de petit morveux d’intello, un caniche foireux qui la ramènerait pas si tu te fritais avec lui, mais il devait constater qu’il s’était gouré. C’était pas Docteur Sleep, l’identité secrète de ce mec, c’était Docteur Cinglé.

Ayant soigneusement pesé le pour et le contre, Fred déclara: « M’en voudrais d’aller perdre mon temps avec un naze. »

Dan approuva de la tête. « Bien. Ça nous évitera des engelures à tous les deux. Souviens-toi juste de ce que je t’ai dit: si tu veux pas finir à l’hosto, garde bien tes mains le long du corps.

— Qui c’est qu’a clamecé et qui t’a tout foutu sur les endosses ?

— J’en sais rien, dit Dan. J’en sais fichtre rien. »

7

Dan regagna sa chambre, se recoucha, mais ne put se rendormir. Il avait assisté près d’une cinquantaine de mourants depuis son arrivée à la Maison Rivington et d’une manière générale, ces séances le laissaient calme et apaisé. Mais pas cette nuit. Fred Carling lui avait gâché sa sérénité. Il en tremblait encore de rage. Son esprit conscient détestait cette tornade rouge qui le balayait, mais quelque part dans son subconscient il la chérissait. Peut-être que ça se résumait à de la bonne vieille génétique: triomphe de la nature sur la culture. Plus sa sobriété durait, plus ses vieux souvenirs revenaient. Les crises de rage de son père figuraient parmi les plus clairs d’entre eux. Il avait espéré que Carling l’aurait pris au mot. Qu’ils seraient sortis dans le vent et la neige pour que Dan Torrance, le fils de Jack, file sa raclée à ce sale bâtard.

Dieu sait qu’il ne voulait pas ressembler à son père, dont les périodes de sobriété étaient du style combat intérieur surhumain. Les AA étaient censés t’aider à tenir la colère en bride, et la plupart du temps, ça marchait, mais il y avait des moments comme cette nuit où Dan s’avisait de la fragilité de ce garde-fou. Des moments où il se sentait inutile et indigne, et où l’alcool semblait être la seule médecine, la seule raclée qu’il méritait. En de tels moments, il se sentait très, très proche de son père.

Il pensa: Mama.

Il pensa: Bonbon.

Il pensa: Les sales bâtards ont besoin de prendre leur raclée. Et tu sais où on en vend, pas vrai ? À peu près partout, bon sang.

Le vent se leva en une furieuse bourrasque qui fit gronder la tourelle. Lorsque le vent mourut, la petite fille du tableau noir était là. Dan pouvait presque entendre son souffle.

Il sortit une main de sous ses édredons. Un instant, elle resta simplement suspendue là, dans l’air froid, et puis il sentit celle de la fillette — petite, chaude — se glisser dans la sienne. « Abra, dit-il. Tu t’appelles Abra, mais des fois on t’appelle Abby. C’est vrai, n’est-ce pas ? »

Aucune réponse ne lui parvint, mais il n’en avait pas vraiment besoin. Tout ce qu’il lui fallait, c’était la sensation de cette petite main chaude dans la sienne. Ça ne dura que quelques secondes, mais cela suffit à l’apaiser. Il ferma les yeux et s’endormit.

8

À trente kilomètres de là, dans la petite ville d’Anniston, Abra Stone ne dormait pas. La main qui avait enveloppé la sienne tint bon quelques secondes, puis elle se changea en brume et disparut. Mais elle l’avait sentie, la main avait été là. Il avait été là. Elle l’avait trouvé en rêve, mais en se réveillant, elle avait découvert que le rêve était réalité. Elle se tenait sur le seuil d’une chambre. Et ce qu’elle avait vu dans cette chambre était à la fois terrible et merveilleux. Il y avait la mort, et la mort est effrayante, mais il y avait aussi l’entraide. L’homme qui en aidait un autre n’avait pas pu la voir, mais le chat, lui, l’avait vue. Le chat avait un nom un peu comme le sien, mais pas tout à fait.

Il m’a pas vue mais il m’a sentie. Et on était ensemble juste maintenant. Je crois que je l’ai aidé, comme lui, il a aidé l’homme qui mourait.

C’était une douce pensée. Se blottissant contre elle (comme sa main s’était blottie dans la main fantôme), Abra roula sur le flanc, ramena son lapin en peluche contre sa poitrine et s’endormit.

CHAPITRE 5 LE NŒUD VRAI

1

Le Nœud Vrai n’était pas constitué en société, mais s’il l’avait été, certaines bourgades reculées du Maine, de la Floride, du Colorado et du Nouveau-Mexique auraient pu être qualifiées de « villes privées ». En effet, à travers un imbroglio de différentes holdings, on aurait pu remonter jusqu’à eux et constater qu’ils étaient propriétaires de la plupart des commerces et terrains de ces villes. Avec leurs noms pittoresques tels Dry Bend, Jerusalem’s Lot, Oree et Sidewinder, ces bourgades étaient des havres de paix, mais les Vrais ne pouvaient jamais y séjourner très longtemps ; ils étaient, fondamentalement, des oiseaux migrateurs. Vous les avez sûrement vus si vous roulez sur les autoroutes et les artères les plus fréquentées d’Amérique. Peut-être sur la I-95 en Caroline du Sud, quelque part au sud de Dillon et au nord de Santee. Peut-être sur la I-80 dans le Montana, et le pays montagneux au-dessus de Draper. Ou bien en Géorgie, au moment de dépasser — lentement, si vous êtes soucieux de conserver vos points de permis — le célèbre radar sur la 41 à la sortie de Tifton.

Combien de fois ne vous êtes-vous pas trouvés derrière un camping-car roulant à une vitesse d’escargot, à bouffer du gaz d’échappement et à attendre impatiemment votre chance de doubler ? À vous traîner à soixante alors que vous auriez pu observer en toute légalité une vitesse de cent dix ou même cent vingt ? Et quand une trouée se présente enfin dans la circulation d’en face et que vous déboîtez… bordel de Dieu ! vous découvrez une longue file de ces satanés engins, de ces gouffres à gas-oil conduits à exactement dix kilomètres au-dessous de la vitesse autorisée par de vieux papis et mamies à lunettes cramponnés à leur volant comme s’ils craignaient qu’il s’envole.

Ou peut-être les avez-vous rencontrés sur les aires de repos des autoroutes, quand vous vous arrêtez pour vous dégourdir les jambes et glisser peut-être quelques pièces dans les distributeurs. Les voies d’accès à ces aires de repos sont toujours divisées en deux, vous avez remarqué ? Une zone de stationnement pour les voitures, une autre pour les poids-lourds et les camping-cars, la seconde étant généralement un peu plus éloignée. Vous avez pu voir les maisons roulantes des Vrais, rassemblées en grappe, stationnées sur cette zone-là. Vous avez pu voir leurs propriétaires se diriger vers le bâtiment principal — lentement, car bon nombre d’entre eux n’ont plus l’air tout jeune et certains sont joliment bardés de lard — toujours en groupe, toujours entre eux.

Parfois, ils empruntent une de ces sorties saturées de stations-service, de motels et de chaînes de restauration rapide. Et pour peu que vous voyiez tous ces camping-cars garés autour d’un McDonald’s ou d’un Burger King, vous ne vous arrêtez pas car vous savez qu’ils seront tous là à faire la queue au comptoir, les types en casquette de golf raplapla ou casquette de pêcheur à longue visière, les bonnes femmes en caleçon élastique (généralement bleu layette) et T-shirt proclamant MOI J’AI DES PETITS-ENFANTS ! ou JÉSUS EST ROI ou JE VOYAGE HEUREUSE. Vous préférez faire huit cents mètres de plus pour aller vous attabler au Waffle House ou au Shoney’s, hein ? Parce que vous savez qu’il leur faudra des plombes pour commander, à tergiverser devant la carte, puis à réclamer leur Royal Cheese sans cornichons ou leur Whopper sans sauce. Ils demanderont ensuite s’il y a des attractions touristiques dans la région, alors qu’il ne faut pas être devin pour se rendre compte que c’est juste une de ces petites bourgades de rien du tout avec trois feux rouges et des gamins qui n’ont qu’une hâte: se tirer dès la fin de leurs études au lycée du coin.

Vous les remarquez à peine, exact ? Et pourquoi les remarqueriez-vous ? C’est juste des camping-caristes, des retraités âgés accompagnés de quelques compatriotes plus jeunes qui vivent leur vie sans attaches sur les autoroutes et les grandes routes bleues d’Amérique, faisant halte dans des terrains de camping où ils s’assoient sur leurs chaises de jardin Wal-Mart et cuisinent sur leurs grils Hibachi en causant investissements, concours de pêche, recettes traditionnelles et Dieu sait quoi encore. Ce sont eux qui freinent dès qu’ils voient un marché à la brocante ou un vide-grenier et qui rangent leurs foutus dinosaures à touche-touche, moitié sur le bas-côté, moitié sur la chaussée, si bien que vous devez ralentir pour les dépasser quasiment au pas. Ils sont à l’opposé des clubs de motards que vous apercevez parfois sur ces mêmes autoroutes et itinéraires bleus: Mild Angels plutôt que Hells Angels.

Ils sont chiants comme la pluie quand ils débarquent en masse* sur une aire de repos pour prendre d’assaut les toilettes, mais quand leurs boyaux rétifs, abrutis par la route, se décident enfin à fonctionner et que votre tour sur le trône arrive, vous les reléguez dans un coin de votre mémoire, pas vrai ? Ils n’ont rien de plus remarquable qu’une volée d’oiseaux sur un fil électrique ou un troupeau de vaches paissant dans un champ en bordure de route. Oh ! vous pouvez brièvement vous demander comment ils ont les moyens de faire le plein de ces monstres assoiffés de gas-oil (ils ont forcément des revenus confortables et réguliers, sinon, comment pourraient-ils passer ainsi tout leur temps à vadrouiller ?) et vous pouvez aussi vous étonner que des gens aient envie de passer leurs années de retraite dorée à parcourir ces interminables routes américaines entre Pétaouchnok et Pouzzoule, mais à part ça, vous ne leur accordez probablement pas la moindre de vos pensées.

Et si d’aventure vous êtes l’un de ces malheureux qui ont un jour ou l’autre perdu un enfant — dont on n’a retrouvé que le vélo dans le terrain vague au bout de la rue ou la petite casquette dans les fourrés aux abords de la rivière proche —, vous n’avez probablement jamais pensé que c’étaient eux. Pourquoi l’auriez-vous pensé ? Non, c’était sans doute quelque vagabond. Ou (éventualité bien pire, mais effroyablement plausible) quelque sinistre tordu de votre propre ville, voire de votre propre quartier, peut-être même de votre propre rue, quelque tueur malade et pervers qui sait y faire pour avoir l’air normal et continuera à avoir l’air normal jusqu’à ce que quelqu’un découvre une brassée d’ossements dans sa cave ou au fond de son jardin. Jamais vous ne penseriez aux camping-caristes, ces rentiers d’âge mûr et ces retraités souriants en casquette et visière de golf brodée de fleurs appliquées.

Et la plupart du temps, vous auriez raison. Les camping-caristes se comptent par milliers en Amérique, mais en 2011, il ne reste plus qu’un seul Nœud: le Nœud Vrai. Les Vrais aiment aller et venir, et ils font bien, car ils le doivent. S’ils restaient sur place, ils finiraient par attirer l’attention, car ils ne vieillissent pas comme tout le monde. Flac Annie et Phil Amphet’ (de leurs noms de pecnos Anne Lamont et Phil Caputo) peuvent prendre vingt ans du jour au lendemain. Les Petits Jumeaux (Pois Sec et Graine à Canari) peuvent passer de but en blanc de vingt-deux à douze ans (ou pas loin), l’âge qu’ils avaient lors de leur Retournement, mais leur Retournement ne date pas d’hier. Le seul membre des Vrais qui soit véritablement jeune, c’est Andrea Steiner, désormais connue sous le nom d’Andi la Piquouse… et encore, elle n’est pas aussi jeune qu’il y paraît.

Une vieille ronchonne flageolante de quatre-vingts piges redevient soudain sexagénaire. Un vieux monsieur buriné de soixante-dix printemps n’a plus besoin de sa canne pour marcher ; ses cancers de la peau au visage et aux bras disparaissent.

Rude Beckie ne boite plus.

Dada Doug, rendu à moitié aveugle par la cataracte, retrouve un regard perçant, sa calvitie disparaît comme par magie. D’un claquement de doigts, voilà qu’il a de nouveau quarante-cinq ans.

Le dos cassé de Steve Vap’ se redresse. Sa femme, Baba la Rouge, se débarrasse de ses inconfortables culottes d’incontinente, enfile ses bottes Ariat cloutées de strass et annonce qu’elle veut aller danser sur un air de country.

Si on leur laissait le temps d’observer pareils changements, les gens se poseraient des questions et jaseraient. Pour finir, un journaliste rappliquerait. Or les Vrais fuient la publicité comme les vampires fuient la lumière du jour.

Mais comme ils ne restent jamais longtemps au même endroit (et quand ils font halte un certain temps dans l’une de leurs villes privées, ils restent entre eux), ils passent inaperçus. Et pourquoi pas ? Ils s’habillent comme les autres camping-caristes, portent les mêmes lunettes de soleil bon marché, achètent les mêmes T-shirts souvenirs et consultent les mêmes cartes routières de l’AAA. Sur le pare-brise arrière de leurs Bounder et de leurs Winnebago, ils collent les mêmes décalcomanies vantant tous les endroits bizarres qu’ils ont visités (J’AI AIDÉ À DÉCORER L’ARBRE DE NOËL LE PLUS GRAND DU MONDE !) et pendant que vous êtes coincé derrière eux, vous vous retrouvez à regarder indéfiniment les mêmes autocollants sur leurs pare-chocs (VIEUX MAIS PAS MORT, SAUVEZ MEDICARE, JE SUIS CONSERVATEUR ET JE VOTE ! !) en attendant de pouvoir doubler. Ils mangent du poulet frit chez le Colonel[11] et achètent un billet de loterie ici ou là dans ces petits bazars pratiques où on trouve de tout, bière, appâts, cartouches, le magazine Motor Trend et dix mille variétés de barres chocolatées. S’il y a une salle de bingo dans la ville où ils font escale, un petit groupe d’entre eux peut s’y rendre, prendre une table et jouer jusqu’à ce que la dernière partie soit terminée. Lors d’une de ces soirées, Grande G (Greta Moore de son nom de pecnode) a remporté cinq cents dollars. Elle en a fait des gorges chaudes pendant des mois, et les Vrais ont beau avoir tout le fric qu’ils veulent, ça en a énervé plus d’un dans la bande. Ça n’a pas trop plu à Charlie le Crack non plus. Il disait qu’il attendait le B7 depuis cinq tours quand G avait gueulé Bingo.

« Grande G, t’es une putain de veinarde, il lui a fait.

— Et toi, t’es un foutu poissard, elle lui a répondu. Un foutu poissard noir. » Et elle s’est tirée en gloussant.

Si par malchance l’un d’eux se fait choper pour excès de vitesse ou arrêter pour une bénigne infraction routière — c’est rare, mais ça peut arriver —, les flics ne voient que des papiers en règle, permis valides et assurances à jour. Même s’il s’agit de toute évidence d’un contrôle abusif, personne n’élève la voix pendant que le flic est planté là, son carnet de PV à la main. Les contraventions ne sont jamais contestées et les amendes toujours payées sur-le-champ. L’Amérique est un corps vivant, les routes sont ses artères et le Nœud Vrai se glisse dans sa circulation tel un virus silencieux.

Mais les Vrais n’ont pas de chien.

D’ordinaire, les camping-caristes voyagent en compagnie canine, généralement de ces petites machines à crottes à fourrure blanche et collier d’aussi mauvais goût que leur mauvais caractère. Vous connaissez cette engeance: ils aboient à vous écorcher les oreilles et ils ont des petits yeux de rat pleins d’intelligence malsaine. Vous les voyez trottiner derrière leur truffe, flairant l’herbe des zones réservées aux animaux de compagnie sur les aires de repos des autoroutes, leurs propriétaires leur collant au train, sachet ou pelle à crottes en plastique à la main. En plus des décalcomanies et des autocollants, vous risquez de voir sur les pare-brise et les pare-chocs de ces ordinaires camping-caristes des insignes jaunes en forme de losange proclamant LOULOU DE POMÉRANIE À BORD ou J’♥ MON CANICHE.

Pas chez les Vrais. Ils n’aiment pas les chiens et les chiens le leur rendent bien. C’est comme si les chiens les perçaient à jour. Démasquaient les yeux perçants et aux aguets derrière les lunettes de soleil au rabais. Démasquaient les jambes de prédateur aux muscles puissants et déliés sous le polyester des pantalons Wal-Mart. Démasquaient les crocs acérés somnolant sous les dentiers.

Ils n’aiment pas les chiens, non, mais ils aiment les enfants.

Oh, oui, ils aiment beaucoup certains enfants.

2

En mai 2011, peu après qu’Abra eut fêté son dixième anniversaire et Dan Torrance ses dix ans de sobriété AA, Papa Skunk frappa à la porte du EarthCruiser de Rose Claque. Les Vrais étaient alors stationnés sur le camping Kozy Kampground à la sortie de Lexington, Kentucky. Ils étaient en route pour le Colorado où ils devaient passer la majeure partie de l’été dans une de leurs villes sur mesure, une que Dan revoyait parfois dans ses rêves. En général, ils n’étaient jamais pressés d’arriver quelque part, mais cet été-là, une certaine urgence les poussait. Tous le savaient même si aucun d’eux n’en parlait.

Rose veillerait au grain. Elle l’avait toujours fait.

« Entre », répondit-elle. Et Papa Skunk entra.

Quand il sortait pour affaires, il était toujours vêtu de chouettes costards et de coûteuses pompes cirées comme des miroirs. S’il se sentait d’humeur particulièrement rétro chic, il pouvait même se munir d’une canne à pommeau. Ce matin-là, il était attifé d’un pantalon flottant retenu par des bretelles, d’un débardeur imprimé d’un poisson (avec CARPE DIEM imprimé au-dessous) et d’une gapette plate d’ouvrier qu’il ôta en refermant la porte derrière lui. Skunk était l’amant occasionnel de Rose, et son commandant en second, mais il ne manquait jamais de lui témoigner du respect. C’était un des nombreux traits que Rose appréciait chez lui. Si elle venait à mourir, elle ne doutait pas que les Vrais pourraient poursuivre leur route sous sa conduite. Au moins pendant un temps. Mais tenir encore cent ans ? Ça, peut-être pas. Sans doute pas. Skunk était beau parleur et il se mettait en frais quand il avait à faire avec les pecnos, mais ses talents d’organisateur étaient rudimentaires et il n’avait pas de véritable vision.

Ce matin-là, il paraissait inquiet.

Assise sur son canapé, en corsaire et simple soutien-gorge blanc, Rose fumait une cigarette en regardant la troisième heure de Today sur sa grande télé encastrée. C’était l’heure « cool » où les invités étaient des chefs cuisiniers célèbres et des acteurs en tournée de promo pour leur dernier film. Elle portait son chapeau claque incliné en arrière sur la tête. Papa Skunk la connaissait depuis plus d’années que les pecnos ne vivaient, mais il ne savait toujours pas quelle magie faisait tenir le chapeau dans cette position défiant les lois de la gravité.

Rose brandit la télécommande et coupa le son. « Oh mais c’est Henry Rothman ! Et fringué avec un goût ! Même si je me doute que tu ne viens pas pour que je te goûte. Pas à dix heures moins le quart du matin et avec cette tête à faire peur. Qui est mort ? »

Elle avait dit ça en forme de boutade mais le froncement de sourcils soucieux qui barra le front de Skunk lui apprit que ça n’en était pas une. Elle éteignit la télé et prit son temps pour écraser sa cigarette, ne voulant pas lui laisser voir à quel point elle était contrariée. Naguère les Vrais avaient été forts d’une population de plus de deux cents membres. La veille, ils étaient encore quarante et un. Si elle avait correctement interprété la crispation du visage de Skunk, ils étaient un de moins aujourd’hui.

« Tommy le Taxi, dit-il. Il est parti dans son sommeil. Il a cyclé à vide une fois et crac. Il a pas souffert du tout. Ce qui est foutrement rare, comme tu sais.

— Teuch l’a vu ? » Pendant qu’il était encore là pour qu’on le voie, pensa-t-elle, mais elle se dispensa de l’ajouter — c’était inutile. Teuch, dont le permis de conduire pecno et ses diverses cartes de crédit pecnos mentionnaient Peter Wallis de Little Rock, Arkansas, était le toubib des Vrais.

« Non, ç’a été trop rapide. Mary Juana était avec lui. Tommy l’a réveillée en se débattant. Elle a cru qu’il faisait un cauchemar et elle lui a filé un coup de coude… sauf que son coude a rien rencontré, y avait déjà plus rien dans son pyjama. Il a dû faire une crise cardiaque. Il avait attrapé un gros rhume. Teuch pense que ç’a dû être un facteur aggravant. Et tu sais que cette andouille a toujours fumé comme un pompier.

— Nous ne faisons pas de crises cardiaques », répliqua Rose. Puis, avec réticence: « Nous n’attrapons pas non plus de rhumes. Il respirait vraiment avec difficulté ces derniers jours, hein ? Pauvre TT.

— Ouais, pauv’ vieux TT. Teuch dit qu’on peut être sûr de rien si on ne fait pas d’autopsie. »

Ce qui était impossible. Puisqu’il n’y avait plus trace de corps à découper.

« Comment le prend Mary ?

— D’après toi ? Elle est anéantie, putain. Ils sont ensemble depuis l’époque où Tommy le Taxi était encore Tommy le Fiacre. Près de quatre-vingt-dix ans. C’est elle qui s’est occupée de lui quand il a fait son Retournement. Elle qui lui a donné sa première vap’ au réveil le lendemain. Elle en est à dire qu’elle veut se suicider. »

Rose était rarement choquée, mais là, le coup porta. Jamais personne ne s’était suicidé chez les Vrais. Vivre était — si l’on peut dire — leur seule raison de vivre.

« Ça va sûrement lui passer, dit Papa Skunk. Quoique…

— Quoique quoi ?

— T’as raison quand tu dis que nous n’attrapons pas de rhumes, mais il se trouve qu’on en a vu un certain nombre récemment. Des petits rhumes de cerveau sans conséquence pour la plupart. Sauf que, d’après Teuch, ça pourrait être la malnutrition. C’est rien qu’une supposition, bien sûr. »

Pianotant du bout de ses doigts sur son sternum dénudé, fixant d’un regard vide le rectangle noir de sa télé, Rose réfléchissait. Finalement, elle dit: « D’accord, je reconnais que le ravitaillement a été un peu maigre ces derniers temps, mais on a pris de la vapeur dans le Delaware il y a tout juste un mois et le Tommy était en super forme. Ça l’a regonflé illico.

— Ouais, Rosie, mais… le môme du Delaware avait pas grand-chose, tu sais bien. Plus de pif que de vap’. »

Elle n’avait jamais pensé à ça comme ça, mais c’était vrai. Faut dire que le môme avait dix-neuf ans, d’après son permis de conduire. Ça faisait déjà longtemps qu’il n’avait plus le potentiel qu’il avait pu avoir autour de la puberté. Encore dix ans — voire cinq — et il n’aurait plus été qu’un pecno parmi les autres. Le repas avait laissé à désirer, message reçu. Mais on ne peut pas toujours avoir du steak. Quelquefois, faut savoir s’accommoder de germes de soja et de tofu. Ça permet au moins de survivre le temps d’abattre la prochaine vache.

Sauf que… tofu et germes de soja psychiques n’avaient pas aidé Tommy le Taxi à survivre, vrai ?

« On avait plus de bonne vap’ autrefois, fit Skunk.

— Sois pas con. On croirait entendre les pecnos dire qu’y a cinquante ans les gens étaient plus serviables. C’est un mythe, et je t’interdis de le propager. Tout le monde est assez nerveux comme ça.

— Tu me connais mieux que ça. Et je crois pas que ça soit un mythe, chérie. Si t’y réfléchis, ça se tient. Y a cinquante ans, on avait plus de tout : pétrole, bêtes sauvages, terre arable, air pur. On avait même quelques politiciens honnêtes.

— Oui ! s’exclama Rose. Richard Nixon, tu te souviens ? Le Prince des Pecnos ? »

Mais Papa n’allait pas enfourcher ce faux cheval de bataille. Il était peut-être un peu faible, question vision à long terme, mais il se laissait rarement distraire. C’est pour ça qu’il était son second. Et il tenait peut-être bien une vérité. Qui pouvait dire que le nombre d’humains capables de servir de ravitaillement aux Vrais n’était pas en baisse, exactement comme les bancs de thons dans le Pacifique ?

« Tu ferais bien d’ouvrir un de ces bocaux, Rosie. » Voyant ses yeux s’agrandir, il leva une main pour la devancer. « Personne le réclame à haute voix, mais toute la famille y pense. »

Rose n’en doutait pas et l’idée que Tommy soit mort de complications dues à la malnutrition avait un caractère horriblement plausible. Quand la vapeur venait à manquer, la vie devenait dure et perdait toute saveur. Ils n’étaient pas de ces vampires sortis des films d’horreur de la Hammer, mais ils avaient tout de même besoin de manger.

« Et ça fait combien de temps qu’on a pas eu une septième vague ? » demanda Papa.

Rose connaissait la réponse aussi bien que lui. Les Vrais avaient des capacités de précognition limitées, mais lorsqu’une catastrophe vraiment importante menaçait de survenir chez les pecnos — une septième vague —, tous la sentaient venir. Les détails concernant l’attaque du World Trade Center n’avaient commencé à prendre forme pour eux que vers la fin de l’été 2001, mais ils savaient depuis des mois que quelque chose allait se produire à New York. Rose se souvenait encore de leur joie et de leur impatience. Elle imaginait que les pecnos affamés éprouvaient les mêmes sensations en reniflant le fumet d’un plat particulièrement goûteux mijotant en cuisine.

Il y avait eu à manger en pagaille pour tous ce jour-là et les jours d’après. Peut-être n’y avait-il eu que deux ou trois vraies tronches-à-vapeur dans le lot de tous ceux qui étaient morts dans l’effondrement des Tours, mais quand un désastre était d’assez grande envergure, même l’agonie et la mort violente des gens ordinaires étaient d’une qualité enrichissante. Ce qui expliquait que les Vrais étaient attirés vers ces endroits comme des insectes vers l’éclat d’une lampe. Il était nettement plus difficile en revanche de localiser des tronches-à-vapeur isolées parmi les pecnos, et aujourd’hui seuls trois des leurs étaient dotés de ce sonar spécialisé dans la tête: Grand-Pa Flop, Barry le Noiche et Rose elle-même.

Elle se leva, attrapa un haut à encolure bateau soigneusement plié sur le comptoir et l’enfila. Comme toujours, elle avait une allure du tonnerre, avec quelque chose d’un poil surnaturel (ces pommettes hautes et ces yeux légèrement bridés) mais de suprêmement sexy. Elle remit son chapeau sur sa tête et lui donna une petite tape pour la chance. « Combien il nous reste de cartouches, selon toi, Papa ? »

Il haussa les épaules. « Je dirais une douzaine ? Une quinzaine ?

— Dans ces eaux-là », acquiesça-t-elle. Mieux valait que tous ignorent la vérité, y compris son second. La dernière chose qu’elle souhaitait, c’était que le malaise actuel se transforme en panique incontrôlable. Quand les gens paniquent, ils se mettent à courir dans tous les sens. Si cela se produisait, le Nœud Vrai pouvait se désintégrer.

Pendant ce temps, Papa Skunk la dévisageait, avec attention. Avant qu’il ne puisse lire trop loin en elle, elle reprit: « Tu peux nous privatiser cet endroit pour ce soir ?

— Tu veux rire ? Vu le prix des carburants, le proprio peut à peine remplir la moitié de ses emplacements, même le week-end. Il va sauter sur l’occase.

— Alors, fais-le. On va prendre de la vapeur en boîte. Fais-le-leur savoir.

— Bonne décision. » Il l’embrassa, lui caressa un sein au passage. « C’est mon haut préféré. »

Elle rit et le repoussa. « Tous les hauts sont tes préférés pourvu qu’il y ait des nichons dedans. File. »

Mais il s’attarda, un sourire relevant le coin de ses lèvres. « La Petite Piquouse vient toujours renifler à ta porte, beauté ? »

Rose tendit la main et exerça une brève pression au-dessous de sa ceinture. « Oh, bigre. C’est l’os de ta jalousie que je viens de sentir là ?

— Ouais, disons que c’est ça. »

Elle en doutait, mais c’était néanmoins flatteur. « Elle est avec Sarey maintenant et elles sont parfaitement heureuses toutes les deux. Mais en parlant d’Andi, elle peut nous aider. Tu sais comment. Fais-leur savoir pour ce soir, mais parle-lui d’abord à elle. »

Après son départ, elle verrouilla la porte, passa dans la cabine du EarthCruiser et s’agenouilla. Entre le siège du conducteur et les pédales, elle passa les doigts sous la moquette et la souleva. Dessous apparut un carré de métal avec cadenas numérique intégré. Rose tapota la combinaison, et le couvercle du coffre-fort s’entrebâilla de quelques centimètres. Elle l’ouvrit grand et regarda à l’intérieur.

Douze ou quinze cartouches… C’était l’estimation de Skunk, et même si elle ne pouvait lire dans le cerveau des membres de la Tribu comme elle pouvait le faire dans celui des pecnos, Rose était sûre qu’il avait intentionnellement revu son estimation pour lui remonter le moral.

Si seulement il savait, songea-t-elle.

Le coffre-fort était doublé de polystyrène pour protéger les cartouches en cas d’accident de la route et comportait quarante niches. En ce doux matin de mai dans le Kentucky, trente-sept des cartouches logées dans ces compartiments étaient vides.

Rose prit l’une des trois pleines qui restaient et la tint devant elle. Elle était légère ; si vous l’aviez soulevée, vous auriez pu la croire vide, celle-là aussi. Rose retira le capuchon, examina la valve en dessous pour s’assurer que le joint était intact, puis elle referma le coffre-fort et déposa délicatement — presque cérémonieusement — la cartouche sur le comptoir là où elle avait pris son haut.

Après ce soir, il n’en resterait plus que deux.

Il faudrait qu’ils trouvent de la bonne grosse vapeur pour reremplir quelques-unes de ces cartouches vides, et il faudrait qu’ils en trouvent vite. Les Vrais n’étaient pas au pied du mur, pas encore, mais ils s’en rapprochaient.

3

Le propriétaire du Kozy Kampground et sa femme avaient leur propre caravane installée à demeure sur des blocs de béton peints, tout au bout de l’allée menant à leur terrain depuis la route 12. Les averses d’avril avaient fait surgir une quantité de fleurs et le jardin de devant de Mr. et Mrs. Kozy en était rempli. Andrea Steiner, désormais connue sous le nom d’Andi la Piquouse, s’arrêta un moment pour admirer les tulipes et les pensées avant de gravir les trois marches de la grosse caravane Redman et de frapper à la porte.

Mr. Kozy finit par se décider à ouvrir. C’était un petit type à grosse bedaine présentement sanglée dans un maillot de corps à bretelles rouge vif. Dans une main, il tenait une canette de Pabst Blue Ribbon. Dans l’autre, une saucisse rôtie engluée de moutarde roulée dans une tranche de pain de mie blanc spongieux. Comme sa femme était dans la pièce d’à côté, il prit le temps de se livrer à un inventaire visuel des attraits de la jeune personne qui se tenait devant lui, sans rien omettre, de la queue de cheval aux chaussures de tennis.

« Oueye ? »

S’il y avait quelques autres membres de la Tribu dotés de talents d’hypnotiseur, Andi était de loin la meilleure et son Retournement s’était avéré un bénéfice énorme pour les Vrais. Elle utilisait encore occasionnellement sa compétence pour subtiliser de l’argent liquide dans le portefeuille de certains des vieux pecnos de sexe masculin qui avaient le tort d’être attirés par elle. Rose trouvait ça risqué et puéril, mais savait d’expérience qu’avec le temps, ce qu’Andi appelait ses pulsions finirait par s’atténuer. Pour les Vrais, la seule pulsion qui vaille était la survie.

« J’avais juste une petite question, fit Andi.

— Si ça concerne les toilettes, ma jolie, l’aspirateur de caca passera pas avant jeudi.

— Non, c’est pas pour ça.

— Alors, quoi ?

— Vous n’êtes pas fatigué ? Vous n’avez pas envie de dormir ? »

Mr. Kozy ferma aussitôt les yeux. Échappant à ses mains, bière et saucisse dégueulassèrent la moquette. Bah, songea Andi, le Skunk lui a largué douze cents tickets. Mr. Kozy peut bien se payer une bouteille de nettoyant pour moquette. Même deux.

Andi le prit par le bras et le conduisit dans le salon où se trouvaient une paire de fauteuils Kozy recouverts de chintz et équipés de plateaux-télé intégrés.

« Assieds-toi », dit-elle.

Les yeux toujours fermés, Mr. Kozy s’assit.

« T’aimes bien fricoter avec les petites filles ? lui demanda Andi. Tu le ferais bien si tu pouvais, hein ? Si tu pouvais courir assez vite pour les attraper, pour commencer. » Elle le détaillait, mains sur les hanches. « T’es dégoûtant. Tu peux dire ça ?

— Je suis dégoûtant », convint Mr. Kozy. Puis il se mit à ronfler.

Mrs. Kozy s’amena de la cuisine. Elle grignotait un sandwich glacé. « Ben, vous alors, qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que vous lui racontez ? Qu’est-ce que vous voulez ?

— Que vous dormiez », lui dit Andi.

Mrs. Kozy en laissa tomber son sandwich. Puis ses genoux fléchirent et elle s’assit dessus.

« Ah, merde, fit Andi. J’ai pas dit là. Lève-toi. »

Mrs. Kozy se leva, le sandwich aplati collé dans le bas de sa robe. Andi la Piquouse passa le bras autour de la taille mastoc de la femme et la conduisit à l’autre fauteuil Kozy où elle la déposa après avoir prestement décollé de son postérieur le sandwich en train de fondre. Bientôt, tous deux furent assis côte à côte, les yeux fermés.

« Vous allez dormir toute la nuit, leur enjoignit Andi. Monsieur pourra rêver qu’il pourchasse des petites filles. Toi, la Madame, tu peux rêver qu’il est mort d’une crise cardiaque et t’a laissé un million de dollars d’assurance-vie. Contents ? Bon plan ? »

Elle alluma la télé et monta le volume. Une femme dotée d’une paire d’airbags monstrueux donnait l’accolade à Pat Sajak[12]. Elle venait de résoudre l’énigme SE REPOSER SUR SES LAURIERS. Andi prit quelques secondes pour admirer ces mammouths mammaires avant de se retourner vers les Kozy.

« Quand le journal de vingt-trois heures sera fini, vous pourrez éteindre la télé et aller vous coucher. À votre réveil demain matin, vous n’aurez aucun souvenir de ma présence ici. Des questions ? »

Ils n’en avaient aucune. Andi les laissa là et se hâta de retourner aux camping-cars. Elle avait faim, ça faisait des semaines qu’elle avait faim, et, ce soir, il y aurait à manger pour tout le monde. Quant à demain… C’était le boulot de Rose de s’en inquiéter, et pour ce qui la concernait, Andi la Piquouse le lui laissait volontiers.

4

À vingt heures, la nuit était tombée. À vingt et une heures, les Vrais se rassemblèrent sur l’aire de pique-nique du Kozy Kampground. Rose Claque arriva la dernière, la cartouche entre les mains. À son approche, un petit murmure avide s’éleva. Rose savait ce qu’ils éprouvaient. Elle-même était bigrement affamée.

Elle grimpa sur l’une des tables de pique-nique scarifiées d’initiales et les regarda tous un à un. « Nous sommes le Nœud Vrai.

Nous sommes le Nœud Vrai », répétèrent-ils. Leurs visages étaient solennels, leurs yeux fiévreux et avides. « Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué.

— Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste.

Nous persistons.

— Nous sommes les élus. Nous sommes les fortunés.

Nous sommes élus et fortunés.

— Ils sont les faiseurs, nous sommes les preneurs.

Nous prenons ce qu’ils font.

— Prenez et profitez.

Nous profiterons. »

Il était une fois, dans la dernière décennie du XXe siècle en Amérique, un petit garçon appelé Richard Gaylesworthy. Il vivait à Enid, Oklahoma. Je jurerais que cet enfant sait lire dans mon esprit, disait parfois sa mère. Les gens souriaient en l’entendant dire ça, mais elle ne plaisantait pas. Et peut-être savait-il lire ailleurs que dans son esprit. Car Richard obtenait des A à ses devoirs scolaires sans même avoir étudié. Il savait quand son père allait rentrer à la maison de bonne humeur et quand il allait rentrer de mauvais poil à cause d’un truc qui l’avait contrarié au magasin de fournitures de plomberie dont il était propriétaire. Une fois, jurant qu’il connaissait les numéros gagnants, Richard avait supplié sa mère de jouer au Loto. Mrs. Gaylesworthy avait refusé — ils étaient de bons croyants baptistes — mais plus tard, elle s’en était mordu les doigts. Sur les six numéros que Richard avait notés sur l’aide-mémoire de la cuisine, cinq étaient sortis. Leurs convictions religieuses leur avaient coûté soixante-dix mille dollars. Mrs. Gaylesworthy avait supplié son fils de n’en rien dire à son père, et Richard avait promis. C’était un bon garçon, un garçon adorable.

Deux mois après le gain raté au Loto, Mrs. Gaylesworthy était abattue d’une balle dans sa cuisine et le bon garçon adorable disparaissait. Son corps était depuis longtemps décomposé sous la terre en friche d’une ferme abandonnée, mais lorsque Rose Claque ouvrit la valve de la cartouche d’acier, son essence — sa vapeur — s’échappa sous la forme d’un nuage de brume blanche scintillante. Le nuage s’éleva à une hauteur d’environ soixante centimètres au-dessus du récipient qui l’avait contenu et se répandit en une nappe horizontale. Le visage empli d’attente, les Vrais levèrent les yeux. Presque tous tremblaient. Certains même pleuraient.

« Mangez et persistez », dit Rose. Et elle éleva les deux mains jusqu’à ce que ses doigts écartés viennent effleurer la nappe de brume argentée, l’invitant à se poser. Aussitôt, la brume se mit à descendre, s’arrondissant en forme de parapluie à mesure qu’elle s’abaissait vers ceux qui l’attendaient. Lorsque leurs têtes furent enveloppées de brume blanche, ils commencèrent à inhaler profondément. La séance dura environ cinq minutes durant lesquelles plusieurs d’entre eux se mirent en hyperventilation et s’évanouirent sur le sol.

Rose sentit son propre corps se dilater et son esprit s’aiguiser. Toutes les odeurs parfumées de cette nuit printanière se manifestèrent. Elle sut que les ridules sur le pourtour de ses yeux et de sa bouche étaient en train de disparaître. Les fils blancs dans ses cheveux redevenaient noirs. Plus tard dans la soirée, Papa Skunk monterait le marchepied de sa caravane et la rejoindrait dans son lit, où ils flamberaient comme des torches.

Ils inhalèrent le petit Richard Gaysleworthy jusqu’à ce qu’il ait disparu — vraiment et réellement disparu. La brume blanche s’amincit et se dissipa. Ceux qui s’étaient évanouis se redressèrent et se regardèrent en souriant. Grand-Pa Flop empoigna Petty la Noiche, la femme de Barry, et dansa une agile petite gigue avec elle.

« Lâche-moi, vieille bourrique ! » glapit-elle. Mais elle riait.

Andi la Piquouse et Sarey la Muette s’embrassaient à pleine bouche. Andi plongeait les mains dans la chevelure couleur brûlé de Sarey.

Rose sauta de la table de pique-nique et se tourna vers Papa Skunk. Il forma un cercle à l’aide de son pouce et de son index en lui souriant de toutes ses dents.

Tout baigne, disait ce sourire. Et tout baignait, en vérité. Pour le moment. Car en dépit de son euphorie, Rose songeait à la réserve de cartouches dans son coffre-fort. Ce soir-là, il y avait trente-huit compartiments vides au lieu de trente-sept. Le dos des Vrais se rapprochait un peu plus du mur.

5

Ils reformèrent leur convoi le lendemain à la première heure. Tête à cul, leurs quatorze véhicules prirent la route 12, direction l’Interstate 64 sur le ruban de laquelle ils se disperseraient afin de ne pas trop attirer l’attention sur eux. Ils resteraient en contact radio, au cas où un incident surviendrait.

Ou si une opportunité se présentait.

Ernie et Maureen Salkowicz, requinqués par une merveilleuse nuit de sommeil, convinrent que ce groupe de camping-caristes était sans doute le meilleur qu’ils aient jamais eus. Non seulement ils avaient payé cash et laissé leurs emplacements propres comme des sous neufs, mais quelqu’un avait trouvé le moyen de déposer un pudding aux pommes sur le marchepied de leur caravane avec un délicieux petit mot de remerciement par-dessus. Avec un peu de chance, se disaient les Salkowicz en dégustant leur pudding au petit déjeuner, ils reviendraient l’an prochain.

« Tu sais quoi ? dit Maureen. J’ai rêvé que Flo, la femme de la pub des assurances, te vendait une grosse assurance-vie. C’est pas fou comme rêve ? »

Ernie grogna et ajouta une bonne cuillerée de crème fouettée sur sa part de pudding.

« Et toi, qu’est-ce t’as rêvé, mon chou ?

— R’en. »

Mais en disant ça, ses yeux évitèrent les siens.

6

Le Nœud Vrai vit sa chance tourner par une chaude journée de juillet en Iowa. Comme à l’accoutumée, Rose menait le convoi et, juste à l’ouest d’Adair, le sonar dans sa tête émit un ping distinct. Certes pas de quoi lui vriller le crâne, mais suffisamment sonore pour qu’elle ne l’ignore pas. Elle se cala aussitôt sur la CiBi avec Barry le Noiche — qui était aussi chinois que Tom Cruise. Il avait les yeux un peu bridés, c’est vrai. Et sa femme aussi — ce qui prouvait, selon Rose, que qui se ressemble s’assemble.

« Barry, t’as senti ça, toi aussi ? Réponds.

— Ouaip. » Barry n’était pas du genre loquace.

« Grand-Pa Flop roule avec qui aujourd’hui ? »

Avant que Barry puisse répondre, il y eut une interruption dans la communication et Flac Annie intervint: « Il est avec moi et Long Paul, Rosie. C’est… c’est du bon ? » Annie avait le ton anxieux et Rosie pouvait la comprendre. Richard Gaylesworthy avait été du très bon, mais six semaines entre deux repas, c’était long, et on commençait à ne plus rien sentir.

« Le Vieux est en forme, Annie ? »

Avant qu’elle ait pu répondre, une voix âpre retentit: « Je suis d’attaque, fistonne. » Et pour un type à qui il arrivait de ne pas se souvenir de son nom, Grand-Pa Flop avait vraiment l’air d’être ce qu’il disait. Grincheux aussi, mais grincheux valait mieux que gâteux.

Un deuxième ping lui parvint, moins net cette fois. Comme pour confirmer une évidence qui n’avait aucun besoin d’être confirmée, Grand-Pa lança: « On roule dans la mauvaise direction, putain de Dieu. »

Rose ne se fatigua pas à répondre. Après une autre interruption, elle dit dans son micro: « Skunk ? Réponds, mon poussin.

— Je suis là. » Prompt comme à l’accoutumée. Toujours prêt à répondre à l’appel.

« Arrêtez-vous à la prochaine aire de repos. Moi, Flop et Barry, on continue. On prendra la prochaine sortie pour revenir sur nos pas.

— T’auras besoin d’une équipe de renfort ?

— Je peux pas savoir tant qu’on est pas plus près… Mais je crois pas.

— D’accord. » Un blanc, puis il ajouta: « Merde. »

Rose raccrocha le micro et son regard se perdit sur les hectares de maïs à perte de vue de chaque côté de la quatre-voies. Skunk était déçu, bien sûr. Ils le seraient tous. Les grosses tronches-à-vapeur présentaient des difficultés car elles étaient insensibles à la suggestion. Ce qui signifiait qu’il fallait s’emparer d’elles par la force. Des amis ou des membres de leur famille tentaient parfois de s’interposer. On arrivait quelquefois à les endormir, mais pas toujours ; un môme à grosse vapeur pouvait même neutraliser les meilleurs efforts d’Andi. Alors de temps en temps, certaines personnes devaient être éliminées. Mauvais, ça, mais le jeu en valait toujours la chandelle: force et vie entreposées dans une cartouche d’acier. Mises en réserve pour les jours de pluie. Dans beaucoup de cas, il en résultait même un bénéfice annexe. La vapeur était héréditaire et bien souvent les autres membres de la famille ciblée en possédaient au moins un peu.

7

Tandis que le gros de la troupe des Vrais attendait sur une aire de repos agréablement ombragée à quelques kilomètres à l’est de Council Bluffs, les véhicules des trois rabatteurs firent demi-tour, sortirent au péage d’Adair et montèrent vers le nord. Une fois loin de l’I-80 et en pleine cambrousse, ils se sépareraient et commenceraient à quadriller le réseau de pistes de terre bien entretenues menant aux fermes qui délimitaient cette partie de l’Iowa en grandes surfaces carrées. Convergeant vers le ping, mais de différents endroits. Procédant par triangulation.

Le ping se renforça… se renforça encore un peu… puis se stabilisa. Bonne vapeur, mais pas grosse vapeur. Ah… bah. Faute de grives, on mange des merles.

8

Bradley Trevor avait été dispensé de ses corvées quotidiennes à la ferme pour aller s’entraîner avec son équipe locale de Petite Ligue de base-ball All-Star. Si son père lui avait refusé sa journée, l’entraîneur aurait probablement organisé ses autres joueurs en commando de lynchage, car Brad était le meilleur batteur de l’équipe. On n’aurait pas cru à le voir — il était maigre comme un coucou et n’avait que onze ans — mais il était capable de taguer même les meilleurs coureurs du district sur des simples ou des doubles. Il frappait toujours les balles frondes assez tôt et bien bas. Sa qualité de frappe était en grande partie due à sa force physique de petit gars élevé à la ferme, mais ça n’expliquait pas tout. Brad semblait toujours savoir à quelle balle s’attendre. Ce n’était pas parce qu’il était capable d’intercepter les signes de l’équipe adverse (les autres entraîneurs du district s’étaient longuement interrogés sur cette éventualité). Non, il savait, voilà tout. Comme il savait découvrir le meilleur emplacement pour un nouveau forage pour le bétail, l’endroit où on retrouverait une vache égarée, ou celui où était tombée l’alliance de sa mère la dernière fois qu’elle l’avait perdue. Regarde sous le tapis de sol du Suburban, il lui avait dit. Et en effet, la bague y était.

L’entraînement du jour s’était super bien passé mais ensuite, pendant la phase-bilan, Brad avait paru perdu dans la couche d’ozone et avait refusé un des sodas mis au frais dans le baquet de glace. Il avait dit qu’il ferait mieux de rentrer chez lui sans tarder aider sa mère à ramasser le linge.

« Il va pleuvoir ? » avait demandé le coach, Micah Johnson. Question météo, ils avaient tous appris à se fier à lui.

« Ch’ais pas, avait répondu Brad avec apathie.

— Tu t’sens bien, petit ? Tu m’as l’air tout chose. »

Non, Brad ne se sentait pas bien, il s’était levé le matin avec un mal de tête diffus et l’impression d’être un peu fiévreux. Mais ce n’était pas pour cela qu’il voulait rentrer chez lui sans attendre ; il avait juste le sentiment de n’avoir plus envie d’être sur le terrain de base-ball. Son esprit semblait… ne plus vraiment lui appartenir. Il n’était pas certain de savoir s’il était réellement là ou en train de rêver qu’il y était — c’était fou, ça, non, comme truc ? Il se gratta une plaque rouge sur l’avant-bras d’un geste absent. « Même heure demain, OK ? »

Le coach Johnson lui répondit que c’était ça, le plan, et Brad partit à pied, son gant traînant au bout de son bras. D’habitude, il partait au petit trot — ils le faisaient tous — mais aujourd’hui il ne se sentait pas dispos. Il avait encore mal à la tête, et voilà que ses jambes s’y mettaient à leur tour. Il disparut dans le champ de maïs derrière les gradins, un raccourci pour rentrer à la ferme distante d’un peu plus de trois kilomètres. Lorsqu’il déboucha sur le chemin vicinal D, brossant d’une main molle et distraite le pollen accroché à ses cheveux, un WanderKing de taille moyenne tournait au ralenti sur le bas-côté gravillonné. Debout près de la portière ouverte, souriant, se tenait Barry le Noiche.

« Ah, te voilà, dit Barry.

— Qui êtes-vous ?

— Un ami. Grimpe. J’te ramène à la maison.

— Ah, volontiers », dit Brad. Patraque comme il était, il n’allait pas refuser. Il se gratta la plaque rouge qu’il avait au bras. « Vous êtes Barry Smith. Vous êtes un ami. Je monte et vous me ramenez à la maison. »

Il grimpa dans le camping-car. La portière se ferma. Le WanderKing démarra.

Le lendemain, tout le comté serait mobilisé pour rechercher le meilleur batteur de l’équipe d’Adair All-Star. Un porte-parole de la police d’État demanda aux habitants de signaler tout véhicule suspect, voiture, fourgon ou utilitaire. Il y eut beaucoup de signalements, mais qui n’aboutirent à rien. Et les trois gros cubes qui transportaient les rabatteurs avaient beau être beaucoup plus gros que la normale (celui de Rose Claque était vraiment un engin gigantesque), personne ne les signala. C’étaient des camping-caristes, après tout, et on les voyait voyager partout. Brad, lui, avait juste… disparu.

Comme des milliers d’autres enfants infortunés, il avait été avalé par l’Amérique.

9

Ils l’emmenèrent vers le nord, dans une usine d’éthanol abandonnée située à des kilomètres de la ferme la plus proche. Papa Skunk débarqua le gosse du EarthCruiser de Rose et le déposa délicatement sur le sol. Brad était ligoté avec de l’adhésif de chantier et il pleurait. Lorsque le Nœud Vrai se rassembla autour de lui (telle une assemblée en deuil autour d’une tombe), il leur dit: « S’il vous plaît, ramenez-moi à la maison. Je dirai rien. »

Rose posa un genou à terre près de lui et soupira: « Je le ferais si je pouvais, bonhomme, mais je peux pas. »

Les yeux de Brad trouvèrent Barry. « Vous avez dit que vous étiez un gentil ! Je vous ai entendu le dire ! Vous l’avez dit !

— Désolé, mon pote. » Barry n’avait pas l’air désolé. Il avait l’air affamé. « On n’a rien contre toi. »

Brad reporta son regard sur Rose. « Vous allez me faire mal ? S’il vous plaît, ne me faites pas mal. »

Bien sûr qu’ils allaient lui faire mal. C’était regrettable, mais la douleur purifiait la vapeur, et il fallait bien que les Vrais mangent. Les homards aussi souffrent quand on les plonge dans l’eau bouillante et ça n’empêchait pas les pecnos de le faire. La bouffe, c’est la bouffe, et la survie, c’est la survie.

Rose mit ses mains derrière son dos. Dans l’une, Grande G plaça un couteau. Sa lame était courte et effilée. Rose sourit à l’enfant et lui dit: « Le moins possible. »

L’enfant résista longtemps. Il hurla jusqu’à ce que ses cordes vocales se rompent puis ses cris se changèrent en aboiements rauques. À un moment, Rose s’interrompit et regarda autour d’elle. Ses longues mains fortes étaient des gants rouges de sang.

« Un problème ? demanda Skunk.

— On en parlera plus tard », dit Rose. Et elle se remit au travail. La lumière d’une douzaine de lampes torches avait transformé ce bout de terre derrière l’usine en bloc opératoire improvisé.

Brad Trevor chuchota: « S’il vous plaît, tuez-moi. »

Rose Claque lui adressa un sourire encourageant. « Bientôt. »

Mais c’était faux.

Les aboiements rauques s’élevèrent encore et se changèrent finalement en vapeur.

À l’aube, ils enterrèrent le corps de l’enfant. Et ils reprirent la route.

CHAPITRE 6 DRÔLE DE RADIO

1

Ça ne s’était plus produit depuis au moins trois ans, mais il y a certaines choses qu’on n’oublie pas. Comme d’entendre hurler son enfant en pleine nuit… David étant parti à Boston pour un colloque de deux jours, Lucy était seule à la maison mais elle savait que si son mari avait été là, il l’aurait prise de vitesse pour courir vers la chambre d’Abra. Lui non plus n’avait pas oublié.

Leur fille était assise dans son lit, le visage blême, les cheveux embroussaillés par le sommeil dressés sur la tête, les yeux exorbités fixant le vide. Le drap — qui suffisait à la couvrir par les nuits chaudes d’été — était tout défait et ramené en boule autour d’elle en un cocon grotesque.

Lucy s’assit à côté d’elle et passa un bras autour de ses épaules. Elle eut l’impression d’étreindre de la pierre. C’était le moment le plus pénible, avant qu’Abra ne revienne complètement à elle. Être arrachée au sommeil par les hurlements de sa fille est déjà assez terrifiant, mais l’absence de réactions de l’enfant était encore pire. Entre cinq et sept ans, ses terreurs nocturnes avaient été assez courantes et Lucy vivait dans la frayeur qu’un jour ou l’autre son mental ne craque sous la pression. Abra continuerait à respirer, mais ses yeux resteraient à jamais fixés sur le monde invisible qu’elle seule voyait.

Ça n’arrivera pas, lui avait assuré David. Ce que John Dalton avait confirmé. Les enfants sont résistants. Si elle ne présente pas de séquelles persistantes immédiates, repli sur soi, isolement, comportement obsessionnel, énurésie…, tout sera certainement normal par la suite.

Mais il n’était pas normal qu’une enfant se réveille en hurlant après avoir fait d’affreux cauchemars. Il n’était pas normal qu’ensuite des accords de piano montent parfois du salon, ou que des robinets s’ouvrent tout seuls dans la salle de bains au fond du couloir, ou que l’ampoule grille au-dessus du lit d’Abra quand David ou elle appuyait sur l’interrupteur.

Et puis, son ami invisible était arrivé et ses cauchemars s’étaient espacés. Pour finalement s’arrêter. Jusqu’à cette nuit-là. Mais ce n’était plus tout à fait la nuit ; Lucy vit avec soulagement que les premières lueurs de l’aube blanchissaient l’horizon.

« Abby ? C’est maman. Parle-moi. »

Pendant cinq ou six secondes, rien ne se passa. Puis, enfin, la statue que Lucy tenait dans les bras se détendit et redevint une petite fille. Abra prit une longue inspiration frissonnante.

« J’ai refait un cauchemar. Comme ceux d’avant.

— Je crois que j’avais deviné, ma chérie. »

Généralement, Abra ne se souvenait que de bribes. Quelquefois, c’étaient des gens qui se hurlaient au visage ou se battaient à coups de poing. Il a renversé la table en la poursuivant, racontait-elle. Une fois, elle avait rêvé d’une poupée borgne gisant au milieu de la route. Une autre fois, elle n’avait que quatre ans, elle leur avait raconté qu’elle avait vu des gens-fantômes rouler dans le Helen Rivington, une attraction touristique populaire à Frazier. Le petit train faisait un circuit au départ de Teenytown jusqu’à Cloud Gap et retour. Je les voyais bien parce que c’était la pleine lune, avait raconté Abra à ses parents cette fois-là. Assis chacun d’un côté du lit, Lucy et David la tenaient enlacée. Lucy se souvenait encore du contact moite de sa veste de pyjama trempée de sueur. Je savais que c’étaient des gens-fantômes parce qu’ils avaient des figures comme des vieilles pommes transparentes et la lune brillait à travers.

Le lendemain après-midi, Abra courait, jouait et riait de nouveau avec ses petits camarades, mais cette image était restée gravée dans l’esprit de Lucy: des morts aux visages comme des vieilles pommes transparentes roulant dans le petit train à travers bois. Elle avait demandé à Chetta si par hasard elle avait déjà emmené Abra faire un tour en train lors d’une de leurs sorties « entre filles ». Chetta avait dit que non. Elles étaient allées à Teenytown, mais le train était en réparation ce jour-là, alors elles avaient fait un tour de manège à la place.

Abra, maintenant, regardait sa mère dans les yeux. Elle lui demanda: « Quand rentre papa ?

— Après-demain. Il a dit qu’il serait là pour déjeuner.

— C’est trop tard », dit Abra. Une larme jaillit du coin de son œil, roula le long de sa joue et s’écrasa sur sa veste de pyjama.

« Trop tard pour quoi ? De quoi te souviens-tu, Abba-Doo ?

— Ils ont fait mal au p’tit gars. »

Lucy n’avait pas envie de s’engager sur cette pente-là, mais il lui sembla qu’elle le devait. Il y avait eu trop de corrélations entre certains des rêves antérieurs d’Abra et des choses qui s’étaient réellement passées. C’était David qui avait repéré la photo de la poupée borgne dans le Sun de North Conway, sous le titre OSSIPEE: TROIS MORTS DANS UNE COLLISION. C’était Lucy qui avait épluché les faits divers faisant état d’arrestations pour violences conjugales dans les jours qui avaient suivi deux des rêves d’Abra sur des gens qui se criaient dessus et qui se tapaient. Même John Dalton avait admis qu’Abra interceptait peut-être des transmissions sur ce qu’il appelait « la drôle de radio dans sa tête ».

Lucy se décida et lui dit: « Quel petit gars ? Tu sais s’il vit près d’ici ? »

Abra secoua la tête. « Non, très loin. Je me souviens pas. » Puis elle s’illumina. La vitesse avec laquelle elle récupérait de ses absences était pour Lucy tout aussi surnaturelle que les absences elles-mêmes. « Mais je crois que je l’ai dit à Tony ! Peut-être qu’il va le dire à son papa à lui. »

Tony, son ami invisible. Cela faisait quelques années qu’elle n’avait plus parlé de lui et Lucy espéra qu’il ne s’agissait pas d’une sorte de régression. Dix ans, c’est un peu grand pour avoir des amis invisibles.

« Peut-être que le papa de Tony pourra les arrêter. » Puis le visage d’Abra s’assombrit. « Mais je crois que c’est trop tard.

– Ça faisait un petit moment que Tony n’était plus venu, non ? » Lucy se leva et secoua le drap défait. Abra pouffa de rire quand il se posa en flottant sur son visage. Le plus beau son du monde, de l’avis de Lucy. Un son sain. Et la chambre s’éclaircissait de minute en minute. Bientôt, les premiers oiseaux commenceraient à chanter.

« Maman, ça chatouille !

— Les mamans adorent faire des chatouilles. Ça fait partie de leur charme. Mais parle-moi de Tony…

— Il m’a dit qu’il viendrait chaque fois que j’aurais besoin de lui », dit Abra en se blottissant sous son drap. Elle tapota le matelas, se poussa pour faire une place à sa mère sur son oreiller et Lucy s’allongea près d’elle. « C’était un mauvais rêve et j’avais besoin de lui. Je crois qu’il est venu, mais je me souviens plus bien. Son papa travaille dans un gros spitz. »

Voilà qui était nouveau. « Tu veux parler d’un élevage de chiens ?

— Mais non, bêtate, c’est pour les gens qui vont mourir. » Abra avait pris un ton indulgent, presque docte, mais Lucy sentit un frisson lui remonter l’échine.

« Quand les gens deviennent trop malades et qu’ils vont plus jamais aller bien, Tony m’a dit qu’ils vont dans le gros spitz et son papa essaye de les aider. Le papa de Tony n’a pas de chien mais il a un chat avec un nom presque comme le mien. Moi, je m’appelle Abra et son chat s’appelle Azzie. C’est drôle, tu trouves pas ? Je veux dire drôle… rigolo.

— Oui. C’est drôle et c’est rigolo. »

John et David s’accorderaient sans doute pour dire que vu la similarité entre les deux noms, cette histoire de chat était la fabulation d’une petite fille très intelligente de dix ans. Mais ils ne le croiraient qu’à moitié, et Lucy n’y croyait pas du tout. Combien d’enfants de dix ans savent ce qu’est un hospice, même s’ils se trompent dans la prononciation ?

« Parle-moi du petit gars de ton rêve. » Maintenant qu’Abra était calme, cette conversation semblait moins risquée. « Dis-moi qui lui a fait du mal, Abba-Doo.

— Je m’en souviens pas, rien que de Barney, il pensait que c’était son ami. Ou peut-être que c’était Barry. Maman, je peux avoir Pippo mon lapin merveilleux ? »

Elle parlait de son lapin en peluche, désormais en exil, les oreilles tombantes, en haut de la plus haute étagère de sa chambre. Abra n’avait plus dormi avec lui depuis au moins deux ans. Lucy attrapa l’animal magique et le glissa dans les bras de sa fille. Abra le serra fort contre sa veste de pyjama rose et s’endormit presque aussitôt. Avec un peu de chance, elle dormirait encore une heure ou deux. Lucy s’assit près d’elle et la regarda.

Pourvu que tout cela s’arrête définitivement dans quelques années, comme John l’a promis. Ou mieux, que ça s’arrête aujourd’hui, ce matin, tout de suite. Que ce soit fini. Fini les recherches fiévreuses pour savoir si un petit garçon a été assassiné par son beau-père ou battu à mort par des brutes épaisses qui avaient sniffé de la colle. Faites que ça cesse.

« Dieu, dit-elle d’une voix très basse, si tu es là, Tu veux bien faire quelque chose pour moi ? Tu veux bien casser la radio dans la tête de ma petite fille ? »

2

Lorsque les Vrais reprirent l’I-80 en direction de l’ouest et de la contrée montagneuse du Colorado où ils passeraient l’été (à moins bien sûr que ne se présente en cours de route l’occasion de faire provision de bonne grosse vapeur), Papa Skunk occupait le siège du passager dans l’EarthCruiser de Rose. C’était Jimmy Zéro, le magicien comptable de la Tribu, qui conduisait le Country Coach Affinity de Skunk. La radio satellitaire de Rose était réglée sur Outlaw Country et Hank Junior chantait Whiskey Bent and Hellbound. C’était une bonne chanson et Skunk l’écouta jusqu’à la fin avant d’éteindre la radio.

« T’as dit qu’on parlerait plus tard. On est plus tard. Y s’est passé quoi là-bas ?

— On avait un intrus », dit Rose.

Skunk haussa les sourcils. « Ah oui ? »

Il avait aspiré autant de vapeur du môme Trevor que possible mais il ne paraissait pas rajeuni pour autant. Ça ne se voyait jamais, chez lui, quand il mangeait. D’un autre côté, il ne paraissait pas vieillir non plus entre deux repas, sauf si un intervalle très long les séparait. Rose trouvait que, l’un dans l’autre, il s’en tirait bien. Probablement un truc dans ses gènes. À condition qu’il ait encore des gènes. Teuch disait que oui, ils devaient certainement tous en avoir encore. « Une tronche-à-vapeur, tu veux dire. »

Rose hocha la tête. Devant eux, le ruban de l’I-80 se déroulait sous un ciel bleu jean délavé parcouru de bancs de cumulus mouvants.

« Super vap’ ?

— Ah, ouais. Surpuissante.

– À quelle distance ?

— Côte Est. Je crois.

— T’es en train de me dire que quelqu’un nous a observés de… quoi ? plus de deux mille kilomètres de distance ?

— Peut-être même plus que ça. Même carrément tout là-haut depuis le Canada.

— Garçon ou fille ?

— Sans doute une fille, mais j’ai pas eu beaucoup plus qu’un éclair. Trois secondes à tout péter. Ça a une importance ? »

Non, ça n’en avait pas. « Combien de cartouches tu penses pouvoir remplir avec une môme qu’a autant de vapeur dans la chaudière ?

— Difficile à dire. Trois, au moins. » Cette fois-ci, c’était Rose qui sous-évaluait. Elle soupçonnait que l’intruse pourrait bien remplir dix cartouches, voire douze. Sa présence avait été brève, mais musclée. L’intruse avait vu ce qu’ils faisaient et l’horreur qu’elle avait ressentie (si c’était bien une fille) avait été suffisamment violente pour figer les mains de Rose et l’emplir d’une répugnance momentanée. Une répugnance qui n’était pas son propre sentiment — étriper un pecno n’était pas plus répugnant qu’étriper un cerf — mais une sorte de ricochet psychique.

« Peut-être qu’on devrait faire demi-tour, suggéra Skunk. La choper tant qu’on a des chances de pouvoir le faire.

— Non. Je crois que celle-là va encore gagner en puissance. Nous allons la laisser mûrir quelque temps.

— T’es sûre de ça ou c’est juste une intuition ? »

Rose fit voleter sa main dans les airs.

« Une intuition suffisante pour qu’on risque de la perdre écrasée par un chauffard ou chopée par un pervers violeur d’enfants ? » Skunk avait dit ça sans la moindre ironie. « Sans parler de la leucémie ou d’un autre cancer ? Tu sais qu’ils sont sujets à ce genre de maladies.

— Si tu demandes son avis à Zéro, il te dira que les statistiques penchent en notre faveur. » Rose sourit et gratifia son amant d’une petite tape affectueuse sur la cuisse. « Tu t’inquiètes trop, Papa. On va continuer jusqu’à Sidewinder, comme prévu, puis on ira passer quelques mois en Floride. Barry et Grand-Pa Flop pensent tous les deux que ça risque d’être une bonne année à ouragans. »

Skunk fit la grimace. « Autant aller faire les poubelles.

— Peut-être, mais dans quelques-unes de ces poubelles, on trouve des restes assez succulents. Je m’en veux encore d’avoir loupé cette tornade à Joplin. Même si, évidemment, on reçoit jamais de signal assez anticipé pour ce genre de tempêtes-éclairs.

— Cette gamine… Elle nous a vus.

— Ouais.

— Et elle a vu ce qu’on faisait.

— Ouais. Où tu veux en venir, Skunk ?

— Elle pourrait nous coincer ?

— Mon chou, si elle a dépassé les onze ans, je veux bien manger mon chapeau. Ses parents n’ont probablement aucune idée de ce qu’elle est ni de ce qu’elle est capable de faire. Et s’ils s’en doutent, ils doivent essayer de le minimiser au maximum pour pas trop avoir à y penser.

— Ou ils vont l’envoyer chez un psychiatre qui l’assommera de tranquillisants et nous la rendra plus difficile à trouver », dit Skunk.

Rose sourit. « Si mon intuition est bonne, et je suis quasiment sûre qu’elle l’est, droguer cette gamine au Paxil serait aussi efficace qu’obturer un projecteur avec du film étirable. Nous la trouverons le moment venu. T’en fais pas.

— Si tu le dis. C’est toi le chef.

— Exact, mon poussin. » Cette fois, au lieu de lui tapoter la cuisse, elle lui mit la main au paquet. « Omaha, ce soir ?

— Ouais, au LaQuinta Inn. J’ai réservé toute la partie arrière du rez-de-chaussée.

— Bien. J’ai l’intention de te chevaucher comme un taureau de rodéo.

— On verra qui chevauchera qui », répondit Skunk. Il se sentait plein de vivacité depuis qu’ils avaient bouffé le môme Trevor. Tout comme Rose. Tout comme tous. Il ralluma la radio. Maintenant, c’était Cross Canadian Ragweed qui chantait que les gars de l’Oklahoma roulent leurs joints à l’envers.

Les Vrais, eux, roulaient vers l’ouest.

3

Il y avait des parrains AA cool, et il y avait des parrains AA durs, et il y en avait des comme Casey Kingsley, qui ne se laissaient pas mener en bateau par leurs protégés. Au début de leur relation, Casey avait ordonné à Dan de suivre quatre-vingt-dix réunions en quatre-vingt-dix jours et de l’appeler tous les matins à sept heures. « T’appelles trop tôt, je raccroche. T’appelles trop tard, je te dis de rappeler le lendemain… pour autant que tu sois encore à jeun le lendemain. T’appelles bourré, ou avec la gueule de bois, et aux trois premiers mots qui sortiront de ta bouche, je le saurai. »

Dan ayant bouclé ses quatre-vingt-dix réunions d’affilée s’était vu dispensé des appels matinaux. Après, Casey et lui s’étaient retrouvés trois fois par semaine pour prendre un jus ensemble au Sunspot Café. Lorsque Dan y entra, cet après-midi de juillet 2011, Casey était déjà installé sur une banquette. Son parrain AA de longue date (et premier employeur dans le New Hampshire) n’avait pas encore atteint l’âge de la retraite mais Dan lui trouvait l’air bien vieux. Il était presque totalement dégarni et boitait sévèrement. Il aurait eu besoin d’une prothèse de la hanche mais ne cessait de repousser l’opération.

Dan le salua, s’assit en face de lui, croisa les mains et attendit de recevoir le Catéchisme, comme l’appelait Casey.

« Es-tu sobre aujourd’hui, Danno ?

— Oui.

— Comment ce miracle de la tempérance s’est-il produit ? »

Dan récita: « Grâce au programme des Alcooliques anonymes et à Dieu tel que je le conçois. Il est possible que mon parrain ait également joué un petit rôle.

— Délicieux compliment. Mais me bourre pas le mou, et je te le bourrerai pas non plus. »

Patty Noyes s’approcha, cafetière en main, et servit Dan sans qu’il l’ait demandé. « Comment tu vas, mon beau ? »

Dan lui fit un grand sourire. « Bien, bien. »

Elle lui ébouriffa les cheveux puis retourna au comptoir avec un balancement des hanches un tout petit peu plus prononcé. Les deux hommes (comme font les hommes) suivirent des yeux le joli tic-tac de ses hanches, puis Casey reporta son regard sur Dan.

« Tu as un peu avancé dans la conception de ce Dieu-tel-que-tu-le-conçois ?

— Pas beaucoup, avoua Dan. J’ai dans l’idée que ça va être le travail de toute une vie.

— Mais le matin tu lui demandes de t’aider à t’abstenir de boire ?

— Oui.

– À genoux ?

— Oui.

— Et le soir tu lui dis merci ?

— Oui. Et à genoux.

— Pourquoi ?

— Pour me rappeler que l’alcool m’a mis à genoux », dit Dan. C’était la vérité.

Casey hocha la tête. « Ça, c’est les trois premières étapes. Résume-les-moi brièvement.

— Tout seul, je ne peux pas, Dieu peut, je me confie à ses soins. » Il précisa: « Dieu tel que je le conçois.

— Et que tu ne conçois pas vraiment ?

— Non.

— Maintenant, dis-moi pourquoi tu buvais.

— Parce que je suis un alcoolique.

— Pas parce que ta maman t’a jamais aimé ?

— Non. » Wendy avait eu ses failles, mais son amour pour lui — et celui de Dan pour elle — n’avait jamais flanché.

« Parce que ton papa t’a jamais aimé ?

— Non. » Même si un jour il m’a cassé le bras et qu’à la fin il a failli me tuer.

« Parce que c’est héréditaire ?

— Non. » Dan but une gorgée de café. « Bien que ça le soit. Tu le sais aussi bien que moi.

— Absolument. Je sais aussi que ça ne compte pas. Nous avons bu parce que nous sommes des alcooliques. Nous n’en guérissons pas. Nous bénéficions de rémissions au jour le jour en fonction de notre état spirituel, et c’est tout.

— Oui, chef. C’est bon, on en a fini avec ça ?

— Presque. Est-ce que tu as eu envie de boire aujourd’hui ?

— Non. Et toi ?

— Non. » Casey se fendit d’un grand sourire qui, illuminant son visage, le rajeunit. « C’est un miracle. Toi aussi tu dirais que c’est un miracle, Danny ?

— Oui. Je le dirais. »

Patty revint et posa un gros ramequin de flan à la vanille devant Dan avec deux — pas juste une — cerises rouges posées dessus. « Mange-moi ça. Cadeau de la maison. Tu as besoin de te remplumer.

— Et moi, ma jolie ? » demanda Casey.

Patty renifla. « Vous, vous mangez comme quatre. Je peux vous apporter un rondin flottant, si vous voulez. C’est un grand verre d’eau avec un cure-dents dedans. » Ayant eu le dernier mot, elle s’éloigna de son pas dansant.

« Tu te tapes toujours ça ? demanda Casey à Dan qui avait commencé à manger son flan.

— Charmant, répondit Dan. Très distingué et New Age.

— Merci. Alors, tu te la tapes toujours ?

— Patty et moi avons eu une liaison qui a duré environ quatre mois, et ça fait trois ans de ça, Case. Patty est fiancée à un chouette gars de Grafton.

— Grafton, reprit Casey d’un ton dédaigneux. Joli panorama, ville merdique. Elle a pas l’air tellement fiancée quand t’es en visite dans son établissement.

— Casey…

— Non, comprends-moi bien. Loin de moi l’idée d’inciter un de mes protégés à aller fourrer son nez — ou autre chose — dans une relation déjà engagée. C’est le genre de plan tout indiqué pour recommencer à boire. Mais… est-ce que tu as quelqu’un, Dan ?

– Ça te regarde ?

— J’dirais qu’oui.

— Pas en ce moment. Il y a bien eu mon infirmière de Rivington — je t’en avais parlé…

— Sarah quelque chose.

— Olson. On avait un peu évoqué l’idée de s’installer ensemble et puis elle a décroché un boulot à Mass General. On s’envoie des mails quelquefois.

— Pas de liaison durant la première année, c’est la règle numéro un, dit Casey. Peu d’alcooliques abstinents la prennent au sérieux. Toi, tu l’as fait. Mais, Danno… il serait temps que t’aies une relation suivie avec quelqu’un maintenant.

— J’y crois pas ! Voilà que mon parrain se prend pour Docteur Phil, maintenant.

— Est-ce que ta vie est meilleure aujourd’hui ? Meilleure que lorsque tu glandais et que t’as débarqué de ton bus, les yeux injectés de sang ?

— Tu sais bien que oui. Meilleure que j’aurais jamais pu imaginer.

— Alors pense à la partager avec quelqu’un. C’est tout ce que je dis.

— Je vais noter ça quelque part. On peut parler d’autre chose maintenant ? Des Red Sox, par exemple ?

— Je dois d’abord te demander autre chose, en tant que parrain. Ensuite, on pourra redevenir copains, devant un café.

— D’accord… » Dan l’épiait avec circonspection.

« Nous n’avons jamais beaucoup parlé de ce que tu fais à l’hospice. Comment tu aides les gens.

— Non, dit Dan. Et j’aimerais autant qu’on s’en tienne là. Tu sais ce qu’on dit à la fin de toutes les réunions, n’est-ce pas ? “Ce que vous avez vu ici, ce que vous avez entendu ici, quand vous sortez d’ici, vous le laissez ici.” C’est comme ça que je fonctionne dans l’autre partie de ma vie.

— Et combien d’autres parties de ta vie ont été affectées par ton alcoolisme ? »

Dan soupira. « Tu connais la réponse. Toutes.

— Alors ? » Et comme Dan ne disait rien: « Le personnel du Rivington t’appelle Docteur Sleep. Les choses se savent, Danno. »

Dan se taisait. Il n’avait pas terminé son flan et Patty allait le houspiller s’il en laissait, mais son appétit s’était envolé. Il savait quelque part au fond de lui que cette conversation lui pendait au nez, il savait aussi qu’après dix ans de sobriété (en plus, il était maintenant lui-même parrain d’un ou deux protégés) Casey respecterait ses limites, mais il n’avait quand même pas envie de poursuivre.

« Tu aides les gens à mourir. Oh, pas en leur mettant un oreiller sur la figure, ni rien, personne ne pense ça, mais juste en… je ne sais pas. Personne ne semble très bien le savoir.

— Je m’assois près d’eux, c’est tout. Je leur parle un peu. S’ils le souhaitent.

— Tu travailles tes étapes, Danno ? »

Si Dan s’était imaginé que Casey avait changé de sujet, il aurait pu s’en réjouir, mais il n’était pas dupe. « Tu sais bien que oui. Tu es mon parrain.

— Ouais, tu demandes de l’aide le matin et tu dis merci le soir. Tu le fais à genoux. Ça, c’est les trois premières, on l’a dit. La quatrième, c’est ce truc crétin d’inventaire moral. Et la cinq ? »

Il y avait douze étapes en tout. Dan les connaissait par cœur pour les entendre lire à haute voix au début de toutes les réunions auxquelles il assistait. Il récita: « “Nous avons avoué à Dieu, à nous-mêmes et à un autre être humain la nature exacte de nos torts.”

— Exact. » Casey but une gorgée de café en regardant Dan par-dessus le rebord de sa tasse. « Tu l’as franchie celle-là ?

— En gros, oui. » Dan eut soudain envie d’être ailleurs. Quasiment n’importe où ailleurs. Il se surprit aussi — pour la première fois depuis pas mal de temps — à avoir envie de boire.

« Laisse-moi deviner. Tu t’es raconté à toi-même tous tes torts, et tu as raconté à Dieu tel-que-tu-le-conçois-pas-vraiment tous tes torts, et tu as raconté à une autre personne — ça doit être moi en l’occurrence — la plupart de tes torts. Bingo ? »

Dan resta silencieux.

« Je vais te dire ce que je pense, reprit Casey. Et n’hésite pas à me corriger si je me trompe. Les étapes 8 et 9 consistent à réparer les dégâts qu’on a commis quand on était soûl comme des bourriques quasiment non stop. Je pense qu’une partie au moins de ton travail à l’hospice, la partie importante, consiste précisément à réparer ces torts. Mais je pense aussi qu’il te reste un tort avec lequel tu t’es pas encore colleté parce que ça te fout une putain de honte d’en parler. Si c’est le cas, tu serais pas le premier, crois-moi. »

Dan pensa: Mama.

Dan pensa: Bonbon.

Il vit le portefeuille rouge et la pitoyable liasse de coupons alimentaires. Il vit aussi un peu d’argent. Soixante-dix dollars, assez pour quatre jours de cuite. Cinq, en les répartissant bien et en tirant au maximum sur la bouffe. Il vit l’argent d’abord dans sa main puis le vit passer dans sa poche. Il vit le petit en T-shirt des Braves avec sa couche-culotte pendouillante.

Il pensa: Le petit s’appelait Tommy.

Il pensa, ni pour la première ni pour la dernière fois: Je parlerai jamais de ça.

« Danno ? Y a-t-il quelque chose que tu veux me dire ? Je pense que oui. Je ne sais pas depuis combien de temps tu te traînes cette honte, mais tu peux la laisser ici avec moi et ressortir avec cinquante kilos de moins sur les épaules. C’est comme ça que ça marche. »

Il pensa au petit, comment il avait trottiné vers sa mère

(Deenie elle s’appelait Deenie)

et comment, même dans son inconscience alcoolisée, elle avait passé un bras autour de lui et l’avait ramené contre elle. Mère et fils se faisaient face dans la lumière du soleil filtrant par la fenêtre sale de la chambre.

« Non, il n’y a rien, dit-il.

— Lâche prise, Dan. Je te le dis aussi bien en tant qu’ami qu’en tant que parrain. »

Dan le regarda fixement sans ciller et ne dit rien.

Casey soupira. « À combien de réunions as-tu assisté où quelqu’un a dit qu’on n’est jamais aussi malade que de ses secrets ? Une centaine ? Oui, sans doute une bonne centaine. De toutes les formules qu’affectionnent les AA, celle-ci est probablement la plus ancienne. »

Dan ne dit toujours rien.

« Nous avons tous touché le fond, reprit Casey. Un jour ou l’autre, il va falloir que tu dises à quelqu’un comment toi tu l’as touché. Si tu ne le fais pas, un de ces quatre matins, tu vas te retrouver dans un bar avec un verre à la main.

— Message reçu, dit Dan. On peut parler des Red Sox maintenant ? »

Casey consulta sa montre. « Une autre fois. Faut que je rentre chez moi. »

C’est ça, songea Dan. Retrouver ton chien et ton poisson rouge.

« D’accord. » Il ramassa l’addition avant Casey. « Une autre fois. »

4

Revenu dans sa chambre de la tourelle, Dan regarda longuement le tableau noir avant d’effacer lentement ce qui y était écrit:

Ils sont en train de tuer le p’tit gars du base-ball !

Lorsque le tableau fut redevenu vierge, il demanda: « De quel petit gars tu me parles ? »

Pas de réponse.

« Abra ? Tu es encore là ? »

Non. Mais elle avait été là ; s’il était rentré dix minutes plus tôt de son rendez-vous éprouvant avec Casey, il aurait pu apercevoir sa forme fantomatique. Mais était-elle venue pour lui ? Dan ne le pensait pas. C’était complètement fou, mais il pensait qu’elle était probablement venue pour Tony. Tony qui, il était une fois, avait été l’ami invisible de Danny. Celui qui lui apportait parfois des visions. Celui qui le prévenait parfois. Celui qui s’était révélé être une version plus profonde et plus sage de lui-même.

Pour le petit garçon terrifié qui avait tenté de survivre à l’hôtel Overlook, Tony avait été un grand frère protecteur. Aujourd’hui, l’ironie voulait que, sa vie d’alcoolique derrière lui, Daniel Anthony Torrance soit devenu un vrai adulte alors que Tony était resté un enfant. Peut-être même ce légendaire enfant intérieur auquel les gourous New Age faisaient tout le temps référence. Dan était plus ou moins convaincu que cette histoire d’enfant intérieur n’était bien souvent qu’un stratagème pour excuser quantité de comportements égoïstes et destructeurs (ce que Casey aimait appeler le syndrome du je-veux-tout-tout-de-suite), mais il était aussi convaincu que les adultes, hommes et femmes confondus, abritent quelque part dans leur cerveau tous les stades de leur développement — pas juste l’enfant intérieur, mais le nouveau-né intérieur, l’adolescent intérieur, le jeune adulte intérieur. Et si cette mystérieuse Abra venait le trouver, n’était-il pas naturel qu’à l’intérieur de lui, passant outre son esprit d’adulte, elle recherche quelqu’un de son âge ?

Un copain ?

Un protecteur, même ?

En ce cas, c’était un boulot que Tony savait faire. Mais avait-elle besoin de protection ? Certes, il y avait de l’angoisse

(ils sont en train de tuer le p’tit gars du base-ball)

dans son message, mais comme Dan l’avait découvert dans un passé lointain, le Don était naturellement générateur d’angoisse. Les enfants ne sont pas faits pour en voir et en savoir autant. Il pouvait tenter de la rechercher, peut-être d’en apprendre davantage, mais que dirait-il aux parents ? Salut, vous ne me connaissez pas, mais moi je connais votre fille, elle vient parfois me rendre visite dans ma chambre et on est devenus copains comme cochons ?

Dan ignorait s’ils lui lanceraient le shérif du comté aux trousses (et il ne leur en voudrait pas s’ils le faisaient), mais, vu son passé bigarré, il n’était pas tellement pressé de le savoir. Mieux valait laisser Tony être l’ami longue distance d’Abra, si c’était vraiment de ça qu’il retournait. Tony était peut-être invisible, mais lui au moins avait à peu près l’âge adéquat.

Dan reprit le morceau de craie. Il réécrirait plus tard les noms et les numéros de chambres sur son tableau. Pour le moment, il écrivit: Tony et moi te souhaitons une heureuse journée d’été, Abra ! Ton AUTRE ami, Dan.

Il observa un moment son message, hocha la tête et alla se poster à la fenêtre. Une belle journée de fin d’été et il était en congé. Il décida d’aller marcher pour tenter d’oublier sa dérangeante conversation avec Casey. Oui, il supposait qu’il avait touché le fond dans l’appartement de Deenie à Wilmington. Mais si avoir gardé ça pour lui ne l’avait pas empêché d’enquiller dix ans de sobriété, il ne voyait pas pourquoi continuer de le garder pour lui l’empêcherait d’en enquiller dix de plus. Ou vingt. Et pourquoi penser en années, alors que la devise des AA c’était un jour à la fois ?

Wilmington remontait à perpète. Cette partie de sa vie était loin derrière lui.

Il verrouilla sa porte en sortant comme il le faisait toujours mais une serrure n’empêcherait pas la mystérieuse Abra d’entrer si elle le voulait. À son retour, il risquait de trouver un autre message d’elle sur le tableau noir.

Peut-être qu’on peut devenir correspondants.

Ouais, c’est ça, et peut-être qu’une coalition de modèles de lingerie Victoria’s Secret percerait le secret de la fusion de l’hydrogène.

Un sourire sardonique aux lèvres, Dan sortit.

5

C’était le jour de la braderie d’été à la bibliothèque publique d’Anniston et lorsque Abra manifesta le désir d’y aller, Lucy fut ravie de remettre à plus tard ses corvées de l’après-midi pour partir à pied avec sa fille jusqu’à Main Street. On avait installé sur la pelouse des tables pliantes garnies d’ouvrages donnés par les abonnés. Pendant que Lucy examinait le stand des livres de poche (1 $ PIÈCE, 5 $ LES 6 AU CHOIX), en quête de titres de Jody Picoult qu’elle n’avait pas lus, Abra alla se pencher sur les tables « JEUNES ADULTES ». Elle était loin de l’âge adulte même dans sa section la plus jeune, mais elle était une lectrice vorace (et précoce) avec une prédilection pour la fantasy et la science-fiction. Son T-shirt préféré avait pour motif une énorme machine fumante très compliquée avec écrit au-dessous EN AVANT POUR LE FUTUR À VAPEUR !

Juste au moment où Lucy allait se décider à se rabattre sur un vieux Dean Koontz et un Lisa Gardner légèrement plus récent, Abra vint la retrouver en courant. Elle souriait.

« M’man ! Maman ! Il s’appelle Dan !

— Qui s’appelle Dan, mon cœur ?

— Le papa de Tony ! Il m’a souhaité une heureuse journée d’été ! »

Lucy regarda autour d’elle, s’attendant presque à voir un inconnu tenant un enfant de l’âge d’Abra par la main. Il y avait en effet quantité de gens inconnus — c’était l’été, après tout — mais aucun duo de ce genre.

La voyant faire, Abra pouffa. « Mais non, il est pas ici !

— Où est-il alors ?

— Je sais pas vraiment. Mais pas loin.

— Bon… alors, j’imagine que tu es contente, mon chou. »

Lucy eut juste le temps d’ébouriffer les cheveux de sa fille avant qu’elle ne retourne au galop à sa chasse aux fuséologues, remonteurs de temps et autres ensorceleurs. Lucy la suivit des yeux, ses propres trouvailles oubliées à la main. Devait-elle raconter ça à David quand il appellerait de Boston ou non ? Elle décida que non.

Les ondes de la drôle de radio, c’était tout.

Pas de quoi se frapper.

6

Dan décida de faire un saut à Java Express prendre deux cafés sur un plateau et d’en porter un à Billy Freeman à Teenytown. Dan n’était resté son collègue que très peu de temps au Service technique municipal de Frazier mais ça n’empêchait pas les deux hommes d’être amis depuis dix ans. C’était en partie lié au fait d’avoir Casey — patron de Billy et parrain de Dan — en commun, mais c’était surtout dû à une affection mutuelle. Dan aimait le côté simple et sans chichi de Billy.

Il aimait aussi piloter le Helen Rivington. Sans doute encore cette histoire d’enfant intérieur… C’était à tous les coups ce qu’aurait dit un psychiatre. Billy lui confiait volontiers les commandes et, durant la saison d’été, le faisait même avec soulagement. Entre le 4 juillet et Labor Day, le Riv effectuait dix fois par jour le circuit de quinze kilomètres jusqu’à Cloud Gap et retour, et Billy n’était plus tout jeune.

En traversant la pelouse pour rejoindre Cranmore Avenue, Dan repéra Fred Carling assis sur un banc à l’ombre du passage couvert reliant le bâtiment principal à Rivington 2. L’aide-soignant qui avait un jour marqué de ses empreintes le pauvre Charlie Hayes travaillait toujours de nuit, il était toujours aussi feignant et mal embouché, mais du moins avait-il appris à éviter Docteur Sleep. Dan ne demandait rien d’autre.

Carling, qui n’allait pas tarder à prendre son service, dévorait un Big Mac, un sac graisseux de chez McDonald’s sur les genoux. Le regard des deux hommes se croisa. Aucun ne salua l’autre. Pour Dan, Carling était comme un peigne-cul et un tire-au-flanc sadique et pour Carling, Dan était un emmerdeur qui se prenait pour un petit saint, donc ils étaient quittes. Du moment qu’ils restaient à distance l’un de l’autre, tout allait bien.

Dan se munit des deux cafés (celui de Billy avec quatre sucres, comme il l’aimait) et traversa l’avenue en direction du jardin public encore très fréquenté dans la lumière dorée du soir. Des frisbees volaient. Des mamans et des papas poussaient des gamins sur les balançoires ou les rattrapaient à leur arrivée au bas des toboggans. Une partie était en cours sur le terrain de soft-ball: les gosses de la YMCA de Frazier contre une équipe à maillots orange marqués CENTRE DE LOISIRS D’ANNISTON. À la gare de Teenytown, perché sur un tabouret, Billy polissait les chromes du Riv. Une impression de quiétude se dégageait de tout cela. Une impression d’être chez soi.

Et si ce n’est qu’une impression, songea Dan, c’est ce qui, de ma vie, s’est pour moi le plus rapproché d’un chez-soi. Il ne me manque plus qu’une petite femme nommée Sally, un petit gosse nommé Pete et un petit chien nommé Rover.

Souriant, il se dirigea vers la version miniature de Cranmore Avenue et gagna l’ombre du dépôt ferroviaire de Teenytown. « Ohé, Billy, je t’ai apporté ton sirop de café comme t’aimes ! »

Au son de sa voix, le premier habitant de Frazier à avoir eu un mot d’amitié pour Dan se retourna. « Toi, t’es un vrai copain ! J’étais juste en train de me dire… Oh, zut alors ! »

Le plateau en carton avait échappé aux mains de Danny. Il sentit la chaleur du café se répandre sur ses tennis, mais cette sensation avait quelque chose de lointain, d’insignifiant.

Il y avait des mouches sur le visage de Billy Freeman.

7

Le lendemain matin, il était toujours hors de question pour Billy d’aller voir Casey Kingsley, hors de question de prendre un jour de congé, et absolument hors de question d’aller consulter un médecin. Il persistait à dire à Danny qu’il allait impec, au poil, absolument nickel-chrome. Il n’avait même pas chopé le rhume des foins qu’il attrapait toujours en juin ou juillet.

Dan, lui, n’avait pratiquement pas dormi de la nuit et il n’était pas question pour lui de s’entendre dire non. Il aurait pu l’accepter s’il avait eu la conviction qu’il était trop tard, mais il ne le pensait pas. Il avait déjà vu des mouches auparavant et savait apprécier leur signification. Quand elles grouillaient en essaim — assez nombreuses pour obscurcir les traits d’un visage derrière un voile d’obscènes corps fourmillants —, on savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Une poignée signifiait que quelque chose pouvait être tenté. À peine quelques-unes, qu’on avait encore du temps. Il n’en avait vu que trois ou quatre sur le visage de Billy.

Il n’en voyait jamais sur le visage des mourants à l’hospice.

Dan se rappelait être allé voir sa mère neuf mois avant sa mort, un jour où elle aussi avait prétendu qu’elle allait impec, au poil, absolument nickel-chrome. Qu’est-ce que tu regardes, Danny ? avait demandé Wendy Torrance à son fils. J’ai quelque chose sur le nez ? Quand elle s’était frotté comiquement le bout du nez, ses doigts étaient passés à travers la centaine de mouches de la mort qui, telle la coiffe d’un nouveau-né, voilaient son visage du menton à la racine de ses cheveux.

8

Casey avait l’habitude de jouer les médiateurs. Enclin à l’ironie, il aimait dire aux gens que c’était ce talent qui lui valait son énorme salaire annuel à six chiffres.

Il commença par écouter Dan. Puis il écouta Billy se récrier qu’il ne pouvait pas s’absenter maintenant, au pic de la saison touristique, alors que des gens faisaient la queue dès huit heures du matin pour le premier départ du Riv. Et puis, quel médecin accepterait de le recevoir au pied levé, sans rendez-vous ? C’était le pic de la saison pour eux aussi.

« De quand date ton dernier bilan ? » lui demanda Casey lorsque Billy fut à bout d’arguments. Dan et Billy se tenaient debout devant son bureau. Renversé en arrière dans son fauteuil de direction, la tête appuyée comme à son habitude sous la croix fixée au mur derrière lui, Casey les considérait, les doigts entrelacés sur son ventre.

Billy avait l’air sur la défensive. « Je dirais… 2006. RAS, Case. Le toubib m’a dit que j’avais une meilleure tension que lui. »

Les yeux de Casey se reportèrent sur Dan. Ils exprimaient la spéculation et la curiosité, mais pas la moindre incrédulité. Dans leurs interactions avec le monde extérieur, les AA la mettaient généralement en veilleuse, mais au sein des groupes, ça causait — et parfois cancanait — assez librement. Casey savait donc que le talent dont usait Dan Torrance pour aider les mourants à s’en aller paisiblement n’était pas son seul talent. D’après la rumeur, Dan T. était aussi sujet de temps en temps à certaines intuitions et visions. Du genre qui ne s’expliquent pas vraiment.

« T’es bien avec Johnny Dalton, dis ? lui demanda-t-il. Le pédiatre ?

— Oui. Je le vois surtout aux réunions du jeudi, à North Conway.

— T’as son numéro ?

— Oui, il se trouve que je l’ai. » Dan avait toute une liste de contacts AA au dos du petit calepin que Casey lui avait donné et qu’il gardait toujours sur lui.

« Appelle-le. Dis-lui que c’est important, que notre apache ici doit voir quelqu’un tout de suite. J’imagine que tu ne sais pas quel genre de spécialiste il a besoin de voir, ou si ? Y a de fortes chances que ça soit pas un pédiatre, à son âge.

— Casey…, commença Billy.

— Silence », lui intima Casey. Et il retourna à Dan: « Je crois que tu le sais, nom de Dieu. C’est ses poumons ? Vu ce qu’il fume, ça serait le plus plausible. »

Dan décida qu’il était allé trop loin pour se débiner, à présent. Il soupira et dit: « Non, je crois qu’il a quelque chose au niveau de l’estomac.

– À part une petite indigestion, mon ventre se porte…

Silence, j’ai dit. » Puis, s’adressant à Dan: « Un spécialiste de l’appareil digestif, alors. Dis à Johnny D. que c’est urgent. » Il hésita. « Est-ce qu’il te croira ? »

C’était une question que Dan était content d’entendre. Depuis qu’il vivait dans le New Hampshire, il avait aidé plusieurs camarades AA et, bien qu’il leur eût demandé à tous la plus parfaite discrétion, il savait très bien que certains d’entre eux avaient parlé et continuaient à le faire. Il était heureux d’apprendre que John Dalton n’était pas l’un d’eux.

« Oui. Je pense que oui.

— Parfait. » Casey pointa son doigt sur Billy. « Je te donne ton jour de congé. Payé. Autorisation médicale d’absence.

— Le Riv

— Il y a bien dix personnes dans cette ville capables de le conduire. Moi le premier. Je vais passer quelques coups de fil et aller assurer les deux premiers départs.

— Casey, ta hanche…

— Que ma hanche aille au diable. Et vous deux, décampez.

— Mais Casey, je me sens…

— Je me fous que tu te sentes d’attaque pour un marathon jusqu’au lac Winnipesaukee. Tu vas voir un toubib, un point c’est tout. »

Billy jeta un regard assassin à Dan. « Tu vois dans quel pétrin tu me fous. Et j’ai même pas pris mon café du matin. »

Les mouches n’étaient plus là à présent — sauf qu’elles y étaient toujours. Dan savait qu’en se concentrant, il pourrait encore les voir s’il le voulait… mais qui diable aurait voulu les voir ?

« Je sais, dit Dan. C’est pas grave, la vie craint juste un peu des fois. Je peux utiliser ton téléphone, Casey ?

— Bien sûr. » Casey se leva. « Moi, je m’en vais à la gare poinçonner quelques billets. T’aurais une casquette de conducteur qui m’irait, Billy ?

— Non.

— La mienne devrait t’aller », dit Dan.

9

Pour une organisation qui ne faisait pas de la publicité, ne vendait rien et se subventionnait elle-même grâce aux billets chiffonnés jetés dans les paniers ou casquettes de base-ball passés de main en main, les Alcooliques anonymes exerçaient une influence tranquille s’étendant bien au-delà des diverses salles de réunion et sous-sols d’église loués pour y mener leurs activités. Ce n’était pas l’Amicale des anciens élèves, songea Dan, mais l’Amicale des anciens ivrognes.

Il appela John Dalton, et John appela un spécialiste de médecine interne du nom de Greg Fellerton. Fellerton ne suivait pas le Programme, mais il devait à John D. une petite faveur. Dan ignorait pour quoi et s’en moquait. L’important, c’est que Billy Freeman, dès avant midi ce jour-là, se trouverait allongé sur la table d’examen du cabinet de Fellerton. Un cabinet situé à cent dix kilomètres de Frazier, et Billy n’avait pas cessé de râler pendant tout le trajet.

« T’es sûr que t’as eu que des indigestions ? lui redemanda Dan alors qu’ils se garaient dans Pine Street sur le petit parking attenant au cabinet.

— Ouais », réaffirma Billy. Puis, à contrecœur: « Ça s’est un peu aggravé ces derniers temps, mais rien qui m’empêche de dormir la nuit. »

Menteur, songea Dan. Mais il ne dit rien. Il avait réussi à amener ce fils de pute récalcitrant jusqu’ici, la partie était presque gagnée.

Installé dans la salle d’attente, Dan feuilletait un exemplaire de OK ! avec en couverture le prince William et sa jolie, mais maigrelette, jeune fiancée, quand un vigoureux cri de douleur lui parvint du fond du couloir. Dix minutes plus tard, Fellerton apparut et vint s’asseoir près de lui. Avisant la couverture de OK !, il dit: « Ce mec est peut-être l’héritier de la couronne d’Angleterre, mais ça ne l’empêchera pas d’être aussi chauve qu’une boule de billard avant quarante ans.

— Vous avez sans doute raison.

— Bien sûr que j’ai raison. Dans les affaires humaines, c’est la génétique la vraie reine. J’envoie votre ami à Central Maine General pour un scanner. Je suis à peu près sûr de ce qu’on va découvrir. Si j’ai raison, je donne rendez-vous à Mr. Freeman pour une petite chirurgie vasculaire demain matin de bonne heure.

— De quoi s’agit-il ? »

Billy arrivait dans le couloir en bouclant son ceinturon. Son visage bronzé était blême et moite de sueur. « Il dit que j’ai un renflement de l’aorte. Un peu comme une hernie dans un pneu. Sauf que les pneus, ça gueule pas quand tu les palpes.

— Un anévrisme, expliqua Fellerton. Oh, il est toujours possible que ce soit une tumeur, mais je ne le pense pas. Dans tous les cas, la rapidité d’intervention est cruciale. Cette grosseur a déjà la taille d’une balle de ping-pong. Heureusement que vous me l’avez amené. En cas de rupture d’anévrisme sans hôpital à proximité… » Fellerton secoua la tête.

10

Le scanner confirma le diagnostic de Fellerton et à dix-huit heures ce soir-là, Billy était allongé dans un lit d’hôpital l’air considérablement diminué. Dan était assis auprès de lui.

« Je crève d’envie de fumer une cigarette, dit Billy d’un ton nostalgique.

— Là, j’peux rien faire pour toi. »

Billy soupira. « Y serait temps que j’arrête, de toute façon. Tu vas pas leur manquer à Rivington ?

— C’est mon jour de congé.

— Quelle manière fantastique de le passer. Tu sais quoi ? S’ils me zigouillent pas demain avec leurs couteaux et leurs fourchettes, je crois bien que je te devrai la vie. Je sais pas comment t’as su, mais si jamais il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour toi — je veux dire, n’importe quoi — surtout n’hésite pas. »

Dan repensa au jour, dix ans auparavant, où il avait débarqué d’un bus long courrier et marché sous une neige aussi fine qu’un voile de mariée. Il repensa à son ravissement quand il avait repéré la locomotive rouge vif tractant le Helen Rivington. Et comment cet homme, au lieu de lui dire de dégager, qu’il n’avait rien à faire là, lui avait demandé si le petit train lui plaisait. Rien qu’une petite gentillesse, mais qui lui avait ouvert la porte sur tout ce qu’il avait aujourd’hui.

« Billy-boy, c’est moi qui te suis redevable, et de bien plus que je ne pourrai jamais te rembourser. »

11

Il avait remarqué un fait étrange durant ses années de sobriété. Quand des événements désagréables survenaient dans sa vie — comme ce matin de 2008 où il avait découvert qu’on lui avait cassé le pare-brise arrière de sa voiture avec un caillou —, il éprouvait rarement le désir de boire. Quand tout se passait bien, en revanche, l’ancienne soif sèche avait le don de se remanifester. Ce soir-là, alors qu’il rentrait de Lewiston après avoir dit au revoir à Billy et que tout baignait dans l’huile, il avisa un bar routier nommé Le Cow-Boy Boot et ressentit une envie quasi irrésistible de s’arrêter. Prendre un bock et faire assez de monnaie pour alimenter le juke-box pendant au moins une heure. Rester assis là à écouter Jennings, Jackson et Haggard, sans parler à personne, sans faire d’histoires, juste laisser l’euphorie monter. Sentir le poids de la sobriété — parfois c’était comme d’avoir des souliers de plomb — s’alléger. Quand il ne lui resterait plus que cinq pièces d’un quart de dollar, il se repasserait Whiskey Bent and Hellbound six fois de suite.

Il dépassa le bar, s’engagea sur le parking d’un gigantesque Wal-Mart et ouvrit son téléphone. Sur le numéro de Casey, il laissa son doigt hésiter, puis se souvint de leur pénible conversation au café. Casey risquait de vouloir remettre ça, surtout l’histoire du truc que Dan était censé dissimuler. Non, valait mieux pas.

Avec la sensation d’être sorti de son corps, il fit demi-tour, roula jusqu’au bar routier et alla se ranger au fond du parking en terre battue. Il se sentait bien de l’avoir fait. Il se sentait aussi comme un homme venant de saisir un pistolet chargé et de l’appliquer contre sa tempe. Sa vitre était ouverte et il entendait un orchestre jouer une vieille chanson des Derailers, Lover’s Lie. Il trouvait leur son pas mauvais, et après s’être envoyé quelques coups, il le trouverait excellent. Il y aurait aussi des filles qui auraient envie de danser. Des filles avec des formes, des filles filiformes, des filles en jean et des filles en jupe. Il y en avait toujours. Il se demanda quelle sorte de whiskey ils servaient là-dedans, et bon sang, oh bon Dieu de bon Dieu — ce qu’il avait soif. Il ouvrit sa portière, posa un pied dehors et resta assis là, la tête basse.

Dix ans. Dix bonnes années, et dans les dix minutes il pouvait les envoyer balader. Ça serait vraiment pas compliqué. D’une simplicité enfantine.

Nous avons tous touché le fond. Un jour ou l’autre, il va falloir que tu dises à quelqu’un comment toi tu l’as touché. Si tu ne le fais pas, un de ces quatre matins, tu vas te retrouver dans un bar avec un verre à la main.

Et je peux te dire merci, Casey, songea-t-il froidement. Pour m’avoir mis cette idée dans la tête l’autre jour quand on prenait un café au Sunspot.

Une flèche rouge clignotait au-dessus de la porte et le néon disait BOCK DE MILLER LITE 2 $ AVANT 21 HEURES ENTREZ.

Dan claqua la portière, rouvrit son téléphone et appela John Dalton.

« Ton pote va bien ? lui demanda John.

— Bien bordé et au chaud, prêt à passer sur le billard demain matin à sept heures. John, j’ai envie de boire.

Oh, nooon ! s’écria John d’une voix de fausset tremblotante. Pas d’alcoooool ! »

Et juste comme ça, son envie lui passa. Dan se mit à rire. « Merci, j’avais besoin de ça. Mais si jamais tu me refais le coup de la voix de Michael Jackson, je te préviens que je re-bois !

— Tu devrais m’entendre chanter Billie Jean. Je suis une bête au karaoké. Je peux te poser une question ?

— Ouais, vas-y. » À travers le pare-brise, Dan voyait les clients du Cow-Boy Boot entrer et sortir, y trouvant certainement de la pâture.

« Ce truc… que tu as, est-ce que l’alcool le… je sais pas, moi… l’éteignait ?

— L’atténuait, ouais. Lui foutait un oreiller sur la gueule et le faisait se débattre pour respirer.

— Et maintenant ?

— Je suis comme Superman, j’utilise mes super-pouvoirs pour promouvoir la vérité, la justice et la voie de l’Amérique.

— Traduction: tu veux pas en parler.

— Exact, confirma Dan. Je veux pas en parler. Mais c’est mieux maintenant. Mieux que je ne l’aurais jamais imaginé. À l’adolescence… » Sa voix mourut. À l’adolescence, chaque jour était une lutte contre la folie. Les voix qu’il entendait dans sa tête le persécutaient ; et bien souvent ses visions étaient encore pires. Il avait promis à sa mère, et s’était promis à lui-même, qu’il ne boirait jamais comme son père, mais quand il avait fini par s’y mettre, en première année de lycée, le soulagement avait été tel que — dans un premier temps — il avait regretté de ne pas avoir commencé plus tôt. Les gueules de bois du matin étaient mille fois préférables aux cauchemars toutes les nuits. Le tout convergeant vers la question suivante: jusqu’à quel point était-il le fils de son père ? Et de combien de façons ?

« À l’adolescence, quoi ? relança John.

— Rien. Ça n’a pas d’importance. Écoute, je ferais mieux de bouger. Je suis garé sur le parking d’un bar.

— Ah oui ? fit John d’un ton intéressé. Quel bar ?

— Une boîte qui s’appelle Le Cow-Boy Boot. Deux dollars le bock avant vingt et une heures.

— Dan…

— Oui, John.

— Je connais cet endroit pour y avoir pas mal traîné en mon temps. Si tu comptes foutre ta vie en l’air, commence pas par là. Les nanas sont toutes des pouffes farcies de meth et les chiottes des mecs empestent le vieux slip moisi. Le Boot est réservé à ceux qui ont touché le fond. »

Encore cette expression.

« Nous avons tous touché le fond, dit Dan. N’est-ce pas ?

— Vire de là, Dan. » John avait un ton terriblement sérieux à présent. « N’attends pas une seconde de plus. Arrête de zoner dans ce coin. Et reste au téléphone avec moi jusqu’à ce que ce grand néon en forme de botte de cow-boy ait disparu dans ton rétroviseur. »

Dan redémarra, quitta le parking et reprit la route 11.

« Il s’éloigne, dit-il. Il s’éloigne… il s’ééééé… il a disparu. » Il ressentait un inexprimable soulagement. Et aussi un amer regret — combien de bocks à deux dollars aurait-il pu écluser avant vingt et une heures ?

« Dis, tu vas pas t’arrêter acheter un pack de six ou une bouteille de vin avant de rentrer à Frazier, tu me promets ?

— Je te promets. Je suis tiré d’affaire, maintenant.

— On se voit jeudi soir alors. Arrive tôt, c’est moi qui paie le café. Du Folger, ma réserve privée.

— J’y serai », dit Dan.

12

Lorsqu’il réintégra sa chambre de la tourelle et alluma la lumière, un nouveau message l’attendait sur le tableau:

J’ai passé une super journée !

Ton amie,

ABRA

« Ça me fait plaisir, ma puce, dit Dan. Je suis content pour toi. »

Brrzzzz. L’interphone. Il alla presser le bouton.

« Allô, docteur Sleep ? dit Loretta Ames. Il me semblait bien t’avoir vu rentrer. J’imagine que, en principe, c’est encore ton jour de congé, mais est-ce que tu pourrais descendre pour une visite de courtoisie ?

— Pour qui ? Mr. Cameron ou Mr. Murray ?

— Cameron. Azzie est avec lui, il y est entré juste après dîner. »

Ben Cameron logeait à Rivington 1. Premier étage. C’était un homme de quatre-vingt-trois ans, comptable à la retraite, qui souffrait d’une insuffisance cardiaque congestive. Un type adorable. Bon joueur de Scrabble et redoutable au go, c’était un stratège hors pair qui rendait fous ses adversaires.

« J’arrive tout de suite », dit Dan. Avant de sortir, il jeta un rapide coup d’œil en arrière au tableau noir. « Bonne nuit, ma puce », dit-il.

Il ne reçut plus de nouvelles d’Abra pendant deux ans.

Durant ces deux mêmes années, quelque chose couva dans le sang des Vrais. Un cadeau d’adieu de Bradley Trevor, alias le p’tit gars du base-ball.

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