EZ Mail Services était situé dans un centre commercial en enfilade, entre un café Starbucks et un Pièces Auto O’Reilly. Skunk y entra juste après dix heures, justifia de son identité d’Henry Rothman, signa le récépissé pour un colis de la taille d’une boîte à chaussures et ressortit avec le paquet sous le bras. Celui-ci portait comme adresse d’expéditeur une entreprise de fournitures sanitaires de Flushing, État de New York. Cette entreprise existait bel et bien, mais elle n’avait joué aucun rôle dans cette expédition particulière.
Malgré la clim’, l’atmosphère dans le Winnebago empestait l’odeur fétide de la maladie de Barry, mais tous s’y étaient habitués et ne la sentaient quasiment plus. Sous les regards attentifs de Skunk, la Piquouse et Zéro, Teuch trancha l’adhésif avec son couteau suisse et souleva les rabats du carton. Il en sortit un emballage de plastique à bulles puis une double épaisseur de peluche de coton. En dessous, encastrés dans du polystyrène, apparurent un grand flacon sans étiquette empli de liquide jaune paille, huit seringues, huit fléchettes et un pistolet en alu.
« Bonté divine, y en a assez pour expédier toute sa classe en Terre du Milieu, lâcha Jimmy.
— Rose a le plus grand respect pour cette petite chiquita », observa Skunk. Il sortit le pistolet anesthésiant de sa coque de polystyrène, l’examina, le remit à sa place. « Et nous en aurons aussi.
— Skunk ! » La voix de Barry était rauque et encombrée. « Viens ici. »
Skunk confia le contenu de la boîte à Teuch et rejoignit l’homme en sueur sur le lit. Barry était maintenant couvert de centaines de pustules rouge vif, ses paupières étaient presque soudées sur ses yeux gonflés, ses cheveux emmêlés lui collaient au front. Skunk sentait la fièvre irradier de lui comme d’un four, mais le Noiche était vachement plus solide que le pauvre Flop. Il n’avait pas encore commencé à cycler.
« Ça va, vous autres ? demanda Barry. Pas de fièvre ? Pas de plaques ?
– Ça va. T’inquiète pas pour nous, t’as besoin de te reposer. Essaye de dormir un peu.
— Je dormirai quand j’serai mort, et j’suis pas encore crevé. » Ses yeux striés de filaments rouges luisaient. « Je la capte. »
Skunk saisit sa main sans y penser, se fit intérieurement la remarque de la laver ensuite à l’eau bien chaude avec beaucoup de savon, puis se demanda à quoi bon. Ils respiraient tous son air vicié, s’étaient tous relayés pour l’aider à se traîner jusqu’aux toilettes. Leurs mains l’avaient touché de partout. « Tu sais laquelle des trois gamines c’est ? T’as capté son nom ?
— Non.
— Elle sait qu’on arrive ?
— Non. Arrête de poser des questions et laisse-moi te dire ce que je sais. Elle pense à Rose, c’est comme ça que je l’ai détectée, mais elle pense pas à elle par son nom. Elle l’appelle “la femme au chapeau avec la longue dent de devant”. La môme… » Barry se pencha sur sa droite et toussa dans un mouchoir mouillé. « La môme a peur d’elle.
— M’étonne pas, fit Skunk d’un ton froid. Autre chose ?
— Des sandwiches au jambon et des œufs durs. »
Skunk attendit.
« Je suis pas encore très sûr, mais je crois… qu’elle organise un pique-nique. Peut-être avec ses parents. Ils vont prendre un… train miniature ? » Barry fronça les sourcils.
« Quel train miniature ? Où ça ?
— J’sais pas. Rapproche-moi d’elle et je saurai. Je sais que j’saurai. » La main de Barry tourna dans celle de Skunk et ses ongles se plantèrent dans sa paume. « Elle pourra peut-être m’aider, Papa. Si je peux tenir le coup et que vous arrivez à la choper… et à la faire souffrir assez pour qu’elle lâche un peu de vapeur… alors peut-être que je…
— Peut-être », fit Skunk. Mais, baissant les yeux, il vit — l’espace d’une seconde, pas plus — les os de Barry à travers ses doigts crispés.
Abra fut extraordinairement silencieuse en classe ce vendredi-là. Bien qu’elle fût d’ordinaire une élève pleine de vivacité et plutôt bavarde, aucun prof ne trouva cela étrange. Son père avait appelé l’infirmière du collège le matin même pour lui demander de solliciter leur indulgence. Elle tenait à venir à l’école, mais ils avaient reçu la veille de très mauvaises nouvelles concernant son arrière-grand-mère. « Elle accuse le coup », avait expliqué Dave.
L’infirmière avait dit qu’elle comprenait et qu’elle ferait passer le message.
Ce que faisait en réalité Abra ce jour-là, c’était se concentrer pour être à deux endroits en même temps. C’était un peu comme se taper sur la tête tout en se frottant le ventre: dur au début et puis de moins en moins difficile à mesure qu’on pigeait le truc.
Une partie d’elle-même devait rester dans son corps physique et répondre aux questions occasionnelles posées par ses profs (comme elle levait toujours le doigt depuis le cours préparatoire, elle trouvait plutôt agaçant d’être sollicitée aujourd’hui alors qu’elle était sagement assise les mains croisées sur son bureau), bavarder avec ses copines aux récrés et pendant le déjeuner, demander à sa prof de sport si elle pouvait être dispensée de cours ce jour-là et aller plutôt à la bibliothèque. « J’ai mal au ventre », avait-elle dit ; c’était la formule des filles de troisième pour dire J’ai mes règles.
Elle fut également silencieuse chez Emma après l’école, mais ce n’était pas un gros problème car Emma, grande lectrice comme tous les autres membres de sa famille, était plongée dans la lecture de L’Embrasement de Suzanne Collins qu’elle relisait pour la troisième fois. Mr. Deane chercha bien un peu à lui faire la conversation à son retour du boulot mais, Abra lui répondant par monosyllabes et Mrs. Deane le rabrouant du regard, il battit vite en retraite et se plongea dans le dernier numéro de The Economist.
Abra eut vaguement conscience qu’Emma fermait son livre et lui demandait si elle voulait aller faire un tour dehors, mais elle était presque tout entière avec Dan: voyant par ses yeux, sentant ses mains et ses pieds sur les commandes de la petite locomotive du Helen Rivington, goûtant le sandwich au jambon qu’il mangeait et la limonade qu’il buvait. Et quand Dan parlait à David, c’était en fait Abra qui s’exprimait. Et que faisait Dr John pendant ce temps ? Il était assis à l’arrière du petit train, de telle sorte qu’il n’y avait pas de Dr John. Rien que Dave et Abra dans la cabine, un petit couple père-fille resserrant leurs liens après l’annonce de l’aggravation de l’état de santé de leur Momo, partageant un simple moment d’intimité.
De temps à autre, ses pensées se tournaient vers la femme au chapeau, celle qui avait fait du mal au p’tit gars du base-ball jusqu’à ce qu’il en meure et avait léché son sang sur ses mains de sa bouche avide et difforme. Abra ne pouvait s’empêcher d’y penser, mais elle ne croyait pas que cela la ferait repérer. Si Barry la touchait de son esprit, il ne serait pas vraiment étonné qu’elle ait peur de Rose, si ?
Son intuition lui disait qu’elle n’aurait pas pu berner le rabatteur du Nœud Vrai s’il avait été en bonne santé, mais Barry était extrêmement malade. Il ne savait même pas qu’elle connaissait le nom de Rose. Il ne s’était même pas demandé comment une gamine qui n’aurait l’âge de passer son permis qu’en 2015 pouvait conduire le train de Teenytown sur son circuit à travers bois à l’ouest de Frazier. Et s’il s’était posé la question, il aurait probablement conclu que ce train n’avait pas vraiment besoin d’un conducteur.
Parce qu’il croit que c’est un jouet.
« … Scrabble ?
— Hmmmh ? » Elle tourna les yeux vers Emma, sans très bien savoir où elles se trouvaient toutes les deux. Puis elle vit qu’elle avait un ballon de basket entre les mains. D’accord, elles étaient dans le jardin. Elles jouaient aux TIRS AU PANIER.
« Je t’ai demandé si tu voulais rentrer jouer au Scrabble avec ma mère et moi, parce qu’on s’emmerde royalement, là !
— C’est toi qui gagnes ?
— Pff ! Ouais, les trois parties. T’es dans quelle dimension, là ?
— Excuse, je suis inquiète pour ma Momo. Ouais, d’accord pour le Scrabble. » Super, en fait. Emma et sa mère étaient les joueuses de Scrabble les plus lentes de tout l’univers connu, et elles auraient poussé les hauts cris si on leur avait imposé de jouer avec un sablier. Ça laisserait plein de temps à Abra pour continuer à réduire au minimum sa présence ici. Barry était malade, mais pas mort, et s’il s’avisait qu’Abra était en train de pratiquer une sorte de ventriloquie télépathique, les conséquences risquaient d’être terribles. Il pourrait même repérer où elle se trouvait.
Plus pour très longtemps. Tiens encore un peu. Oh, pourvu que tout se passe bien.
Pendant qu’Emma débarrassait la table dans la salle de jeux du rez-de-chaussée et que Mrs. Deane installait le plateau de Scrabble, Abra s’excusa pour aller aux toilettes. Ce n’était pas qu’un prétexte, mais elle fit d’abord un détour par le salon pour jeter un coup d’œil par la fenêtre en encorbellement. La camionnette de Billy était garée de l’autre côté de la rue. Il vit les rideaux frissonner et leva bien haut les pouces pour qu’elle le voie. Abra leva aussi les siens. Puis la petite part d’elle qui était là se dirigea vers les toilettes tandis que le reste occupait toujours la cabine de la locomotive du Helen Rivington.
Nous allons manger notre pique-nique, ramasser nos déchets, admirer le soleil couchant, puis nous allons rentrer.
(manger notre pique-nique, ramasser nos déchets, admirer le soleil couchant, puis)
Quelque chose de désagréable et d’inattendu fit irruption dans ses pensées, suffisamment fort pour projeter sa tête en arrière. Un homme et deux femmes. L’homme avait un aigle tatoué dans le dos et les deux femmes avaient chacune un tatoo-pouf en bas des reins. Abra voyait leurs tatouages parce qu’ils étaient en train de faire des trucs sexuels au bord d’une piscine sur un fond sonore de stupide musique disco. Les femmes laissaient échapper tout un tas de gémissements faux comme c’est pas permis. Merde, sur quoi elle était tombée, là ?
Le spectacle que donnaient d’eux-mêmes ces gens lui fit un tel choc que le délicat exercice d’équilibre auquel elle se livrait fut anéanti. Pendant un bref instant, elle fut tout entière en un seul endroit, tout entière ici. Prudemment, elle regarda de nouveau et vit que les gens au bord de la piscine étaient tout flous. Pas réels. Presque comme des gens-fantômes. Et pourquoi ? Parce que Barry était déjà presque un fantôme lui-même et que ça ne l’intéressait pas de regarder des gens s’exciter au bord d’une…
Ils sont pas au bord d’une piscine, ils sont à la télé.
Barry le Noiche savait-il qu’elle le regardait regardant un film porno à la télé ? et les autres ? Abra n’en était pas très sûre, mais elle ne le pensait pas. Quoique… ils avaient envisagé cette hypothèse. Ils l’avaient même peut-être fait un peu exprès… Si elle était là, ils essayaient de la choquer pour qu’elle s’en aille, ou qu’elle se dévoile, ou les deux…
« Abra ? l’appela Emma. On est prêtes pour jouer ! »
Je suis déjà en train de jouer et c’est un jeu super plus important que ton Scrabble.
Elle devait retrouver son équilibre, et vite. Elle se fichait de cette histoire de film porno avec sa musique disco pourrie. Elle était dans le petit train. Elle conduisait le petit train. C’était son cadeau spécial. Elle s’amusait.
Nous allons manger, nous allons ramasser nos déchets, nous allons admirer le soleil couchant, et puis nous allons rentrer. J’ai peur de la femme au chapeau mais pas trop, parce que je ne suis pas à la maison, je suis en route pour Cloud Gap avec mon papa.
« Abra ! T’es tombée dans le trou ?
— J’arrive ! lança-t-elle. Je me lave les mains ! »
Je suis avec mon papa. Je suis avec mon papa, et c’est tout.
Abra se regarda dans la glace avant de sortir et se murmura: « Accroche-toi à cette pensée, bébé. »
Jimmy Zéro était au volant quand ils s’arrêtèrent sur l’aire de repos de Bretton Woods, plus très loin d’Anniston, la ville où habitait la petite merdeuse. Sauf qu’elle n’y était plus. D’après le Noiche, elle se trouvait dans une ville appelée Frazier, un peu plus au sud-est. En pique-nique avec son père. Histoire de se faire oublier. Grand bien que ça lui ferait.
La Piquouse inséra la première vidéo dans le lecteur DVD. Un truc intitulé Les Aventures de Kenny au bord de la piscine. « Si la môme regarde, ça fera son éducation », dit-elle. Et elle appuya sur PLAY.
Assis à côté de Barry, Teuch lui faisait avaler un peu de jus… quand il le pouvait. Car Barry avait commencé à cycler grave. Il se fichait pas mal du jus de fruits et encore plus du ménage à trois* au bord de la piscine. S’il regardait l’écran, c’était seulement parce qu’il obéissait aux ordres. Et chaque fois qu’il reprenait sa forme solide, il grognait plus fort.
« Skunk, dit-il. Papa, viens me voir. »
Skunk approcha aussitôt et poussa Teuch du coude.
« Penche-toi », chuchota Barry. Après une petite seconde d’hésitation, Skunk fit ce qu’il lui demandait.
Barry ouvrit la bouche, mais le cycle suivant démarra avant qu’il ait pu parler. Sa peau devint laiteuse, puis fine jusqu’à la transparence. À travers, Skunk vit ses dents serrées, ses orbites contenant ses yeux douloureux et — pire que tout — les jointures crénelées de son crâne. Il attendit, tenant dans la sienne une main qui n’était plus qu’un nid d’os. Et quelque part, à une distance très lointaine, cette musique disco à chier qui semblait tourner en boucle. Skunk pensa, Ils doivent être camés. On peut pas baiser sur une musique pareille à moins d’être camé.
Lentement, lentement, Barry le Noiche retrouva sa densité. Cette fois, son retour s’accompagna d’un hurlement et sa main se crispa violemment sur celle de Skunk. La sueur perlait à grosses gouttes sur son front. Ses pustules rouges luisaient tellement qu’elles ressemblaient à du sang.
Il s’humecta les lèvres et dit: « Écoute-moi. »
Skunk écouta.
Dan s’appliquait à vider son esprit pour laisser Abra l’emplir. Il avait conduit assez souvent le Riv jusqu’au terminus de Cloud Gap pour que ce soit devenu quasi automatique pour lui, et comme John était installé dans la voiture de queue avec les armes (deux pistolets automatiques et le fusil de chasse de Billy), il pouvait oublier sa présence. Loin des yeux, loin du cœur. Loin de l’esprit, en l’occurrence. Ou presque. Même dans le sommeil, on ne peut jamais complètement se perdre soi-même. Mais la présence d’Abra était assez imposante pour être vaguement inquiétante. Dan pensait que si elle restait encore longtemps dans sa tête et continuait d’émettre avec sa puissance singulière, il n’allait pas tarder à courir faire les boutiques pour dénicher les sandales dernier cri et les accessoires pour aller avec. Sans parler de craquer pour les mecs géniaux de ’Round Here.
Ce qui l’aidait, c’était qu’au dernier moment, elle avait insisté pour qu’il emporte Pippo, son lapin en peluche. « Ça me donnera quelque chose sur quoi me concentrer », avait-elle dit. Aucun d’eux ne se doutant que certain gentleman pas tout à fait humain dont le nom de pecno était Barry Smith aurait parfaitement compris ça. Il avait appris ce truc avec Grand-Pa Flop et s’en était servi bien des fois.
Ce qui l’aidait aussi, c’était que Dave Stone ne cessait de l’abreuver d’histoires de famille qu’Abra n’avait pour la plupart jamais entendues. Dan était toutefois convaincu que rien de tout ça n’aurait fonctionné si l’individu chargé de la localiser n’avait pas été malade.
« Les autres ne sont-ils pas capables de ce travail de localisation ? lui avait-il demandé.
— La femme au chapeau pourrait le faire, même depuis l’autre côté du pays, mais elle préfère rester en dehors de ça. » Encore ce sourire troublant, dévoilant la pointe de ses dents. Dans ces moments, on lui aurait donné beaucoup plus que son âge. « Rose a peur de moi. »
La présence d’Abra n’était pas constante dans la tête de Dan. De temps à autre, il la sentait s’en aller, lorsqu’elle partait chercher le contact — oh, très prudemment — de l’autre côté, avec celui qui avait eu la bêtise d’enfiler le gant de base-ball de Bradley Trevor. Elle disait qu’ils s’étaient arrêtés dans une ville appelée Starbridge (Dan était quasiment sûr qu’elle voulait dire Sturbridge) et que là ils avaient quitté l’autoroute pour continuer par des routes secondaires, guidés par l’écholocalisation des brillants clics ultrasoniques de sa conscience. Plus tard, ils avaient fait halte pour déjeuner dans un resto de bord de route, sans se presser, faisant durer la dernière partie du voyage. Ils savaient où elle se rendait à présent et avaient l’intention de la laisser y arriver, parce que Cloud Gap est un lieu isolé. Ils pensaient qu’elle leur facilitait la tâche, ce qui était parfait, mais c’était un travail délicat, une sorte de chirurgie télépathique au laser.
Il y avait eu un moment pénible où des images pornographiques avaient envahi le cerveau de Dan — une sorte de scène de sexe de groupe au bord d’une piscine — mais elles s’étaient effacées presque aussitôt. Il supposait qu’il avait eu fugitivement accès au subconscient d’Abra où — si l’on en croyait le Dr Freud — toutes sortes d’images primitives étaient tapies. C’est une supposition qu’il devrait regretter par la suite, sans pour autant se culpabiliser: il s’était fait un devoir de ne jamais mettre son nez dans les affaires les plus privées d’autrui.
Dan tenait le manche du Riv d’une seule main. L’autre était posée sur le lapin en peluche galeux assis sur ses genoux. Des bois denses, flambant déjà de formidables couleurs, filaient des deux côtés. Sur le siège à sa droite — le siège dit du chauffeur —, Dave ne cessait de jacasser, continuant de raconter des histoires de famille à sa fille et laissant au moins un cadavre sortir en dansant du placard.
« Quand ta mère a appelé hier matin, elle m’a dit qu’il y avait une malle marquée Alessandra rangée dans la cave de Momo. Tu sais qui est Alessandra, n’est-ce pas ?
— Grand-ma Sandy », répondit Dan. Ça alors, même sa voix rendait un son plus aigu. Plus jeune.
« C’est ça. Et je vais te dire quelque chose que peut-être tu ne sais pas, et si c’est le cas, ce n’est pas moi qui te l’ai raconté, d’accord ?
— Oui, papa. » Dan sentit ses lèvres se relever aux commissures tandis qu’à quelques kilomètres de là, Abra souriait en regardant son choix de jetons de Scrabble: S M A R I L A.
« Ta grand-ma Sandy a fait ses études à SUNY, l’université d’État de New York à Albany, et elle faisait son premier stage d’élève professeur dans un lycée du Vermont, ou du Massachusetts ou du New Hampshire, je ne sais plus, quand, au beau milieu de ses huit semaines de stage, elle a tout plaqué. Elle est restée quelque temps dans le coin, faisant sûrement des petits boulots à droite et à gauche pour survivre, serveuse, des choses comme ça, et en allant aussi à des tas de concerts et de soirées. Sandy était… »
(une sacrée fêtarde)
Du coup, Abra repensa aux trois obsédés sexuels près de la piscine, en train de se peloter et de s’enfiler au son d’une vieille musique disco à la noix. Beurck. Y avait des gens qui avaient vraiment une drôle de conception de ce que c’était que faire la fête.
« Abra ? » C’était Mrs. Deane. « C’est à toi de jouer, chérie. »
Si elle devait continuer ce tour de force encore longtemps, elle allait faire une crise de nerfs. Ç’aurait été tellement plus facile si elle était restée toute seule à la maison. Elle en avait suggéré l’idée à son père, mais il n’avait rien voulu entendre. Même avec Mr. Freeman devant la porte pour monter la garde.
Elle se servit d’un E sur le plateau pour faire le mot MARE.
« Merci beaucoup, Abba-Dooch, je voulais justement m’y mettre », dit Emma. Et elle se tourna vers le plateau qu’elle étudia, les yeux rétrécis, avec une concentration typique des contrôles de fin de trimestre qui allait durer au moins les cinq prochaines minutes. Peut-être même dix. Et puis elle pondrait un truc totalement minable, genre RAP ou PAR.
Abra retourna sur le Riv. Ce que racontait son père n’était pas sans intérêt, sauf qu’elle en savait largement plus là-dessus qu’il se l’imaginait.
(Abby ? Est-ce que tu)
« Abby ? Est-ce que tu m’écoutes ?
— Mais oui », affirma Dan. J’ai juste dû prendre un peu de temps pour poser mon mot. « C’est super intéressant.
— Momo vivait à Manhattan à l’époque, et quand Alessandra est venue la voir au mois de juin, elle était enceinte.
— Enceinte de maman ?
— Exact, Abba-Doo.
— Alors, maman est née hors mariage ? »
Surprise totale, peut-être un poil surjouée… Placé dans la situation insolite d’être à la fois partie prenante de la conversation et oreille indiscrète l’écoutant, Dan s’aperçut alors de quelque chose qu’il trouva touchant et délicieusement comique: Abra savait parfaitement que sa mère était une enfant illégitime. Lucy le lui avait raconté l’année précédente. Et ce que faisait Abra en ce moment précis, incroyable mais vrai, c’était protéger l’innocence de son père.
« Eh oui, chérie. Mais ce n’est pas un crime. Parfois, il arrive que les gens… je ne sais pas… soient un peu désorientés. Des branches un peu étranges poussent alors sur leur arbre généalogique, et il n’y a aucune raison pour que tu ne le saches pas.
— Et grand-ma Sandy est morte quelques mois après la naissance de maman, hein ? Dans un accident de voiture.
— Exact. Momo gardait Lucy pour l’après-midi, et elle a fini par l’élever complètement. C’est la raison pour laquelle elles sont si proches toutes les deux, et pourquoi le fait que Momo vieillisse et soit malade soit si dur pour ta mère.
— Qui était l’homme qui a mis grand-ma Sandy enceinte ? Est-ce qu’elle l’a dit ?
– Ça, c’est une question intéressante, répondit Dave. Mais si Alessandra l’a dit à Momo, Momo ne l’a dit à personne. » Il tendit le doigt devant lui, montrant un sentier dans les bois. « Regarde, ma chérie, on y est presque ! »
En effet, ils dépassaient un panneau indiquant AIRE DE PIQUE-NIQUE DE CLOUD GAP 3 KM.
La troupe de Skunk fit un bref arrêt à Anniston pour faire le plein, mais dans la partie basse de la ville, à deux kilomètres environ de Richland Court. Comme ils quittaient la ville — Andi la Piquouse avait pris le volant et un film intitulé Fraternités échangistes à l’université se dévidait dans le lecteur DVD —, Barry appela Jimmy Zéro à son chevet.
« Faudrait que vous accélériez un poil, les gars, dit Barry. Ils y sont presque. Un endroit qui s’appelle Cloud Gap. Je te l’avais dit ?
— Oui, oui, tu nous l’as dit. » Jimmy faillit tapoter la main de Barry, mais se retint de justesse.
« Ils vont déballer leur pique-nique aussitôt arrivés. C’est là qu’y faudrait que vous les chopiez, quand ils vont être assis pour manger.
— C’est ce qu’on va faire, promit Jimmy. Juste à temps pour lui faire cracher un peu de vapeur pour te requinquer. Rose verra aucun inconvénient à ça.
– Ça lui viendrait pas à l’idée, renchérit Barry, mais c’est trop tard pour moi. Par contre, ça l’est peut-être pas pour toi.
— Hein ?
— Regarde tes bras. »
Ce qu’il fit. Et sur la peau blanche et fine au creux des coudes, Jimmy vit les premiers signes de l’éruption. La mort rouge. Sa bouche s’assécha en voyant ça.
« Oh, Seigneur Jésus, voilà que ça me reprend », gémit Barry. Et soudain, ses vêtements s’aplatirent sur un corps qui n’était plus là. Jimmy le vit déglutir… puis sa gorge disparut.
« Bouge de là, dit Teuch. Laisse-moi la place.
— Ah ouais ? Et tu vas lui faire quoi ? Il est cuit. »
Jimmy passa à l’avant et se laissa choir sur le siège du passager que Skunk avait libéré. « Prends la route 14-A pour contourner Frazier, dit-il. C’est plus court que de passer par le centre. Tu vas tomber sur la route de la Saco River… »
La Piquouse tapota le GPS. « Tu me crois aveugle ou juste stupide ? J’ai tout programmé là-dedans. »
C’est à peine si Jimmy Zéro l’entendit. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait pas mourir. Il était trop jeune pour mourir, surtout avec tous les progrès incroyables à l’horizon dans le champ de l’informatique. Et la pensée de cycler, la souffrance horrible à chaque fois qu’on revenait…
Non. Non. Pas question. Impossible.
La lumière de cette fin d’après-midi entrait en oblique par les grandes vitres avant du Winnebago. Un soleil d’automne magnifique. C’était la saison préférée de Jimmy et il avait l’intention d’être encore vivant, de voyager avec les Vrais, à l’automne suivant. Et au suivant. Et au suivant. Heureusement, il était avec la bonne équipe pour ça. Papa Skunk était courageux, malin et astucieux. Les Vrais avaient déjà subi des revers auparavant. Papa saurait les sortir d’affaire encore cette fois.
« Guette bien le panneau indiquant l’aire de pique-nique de Cloud Gap. Le rate pas. Barry dit qu’ils y sont presque.
— Jimmy, tu me soûles, dit la Piquouse. Va donc t’asseoir derrière. On y sera dans une heure, peut-être moins.
— Appuie sur le champignon », lui dit Jimmy Zéro.
Andi la Piquouse sourit, mais le fit.
Ils venaient de s’engager sur la route de la Saco River quand Barry le Noiche cycla à vide, ne laissant que ses habits derrière lui. Ils étaient encore tout chauds de la fièvre qui l’avait consumé.
(Barry est mort)
Il n’y avait aucune horreur dans cette pensée lorsqu’elle atteignit Dan. Pas de compassion non plus. Seulement de la satisfaction. Abra Stone pouvait bien ressembler à une jeune fille américaine ordinaire, plus jolie que certaines et plus brillante que beaucoup, mais sous la surface — et même pas très loin en dessous — il y avait une jeune femme viking dotée d’une âme féroce et assoiffée de sang. Dan trouvait dommage qu’elle n’ait pas de petits frères et sœurs. Elle les aurait protégés.
Dan laissa la vitesse du Riv tomber à son minimum lorsque le train émergea des bois denses et longea un vallon clôturé. En contrebas, la Saco River luisait comme de l’or liquide dans la lumière du couchant. Des deux côtés, descendant en pente abrupte jusqu’au bord de l’eau, les bois étaient embrasés d’orange, de rouge, de jaune et de pourpre. Au-dessus, semblant proches à les toucher, dérivaient de petits nuages duveteux.
Il s’arrêta au niveau du panneau GARE DE CLOUD GAP dans un soupir d’aérofreins, puis coupa le moteur diesel. Un instant, il ne sut que dire, mais Abra parla pour lui par sa bouche: « Merci de m’avoir laissée conduire, papa. Maintenant, déballons notre butin. » Dans la salle de jeux des Deane, Abra venait juste de former ce mot. « Heu, notre pique-nique, je veux dire.
— Je ne peux pas croire que tu aies encore faim après tout ce que tu as mangé dans le train, la taquina Dave.
— Je suis affamée, pourtant. T’es pas content que je sois pas anorexique ?
— Si. Très content. »
Du coin de l’œil, Dan vit John Dalton, tête baissée, traverser la clairière de l’aire de pique-nique, marchant silencieusement sur l’épais tapis d’aiguilles de pin. Il tenait un pistolet dans une main et le fusil de chasse de Billy Freeman dans l’autre. Des arbres entouraient un parking destiné aux visiteurs motorisés ; après un seul regard en arrière, John disparut sous les arbres. Pendant l’été, le petit parking et toutes les tables de pique-nique auraient été occupés. En ce jour de semaine de la fin septembre, à part eux, Cloud Gap était désert.
Dave interrogea Dan du regard. Dan hocha la tête. Le père d’Abra — agnostique par préférence mais catholique par alliance — traça en l’air le signe de la croix et suivit John dans les bois.
« Que c’est beau ici, papa », dit Dan. Sa passagère invisible parlait maintenant à Pippo, car il ne restait plus que Pippo à qui parler. Dan posa le lapin borgne, pelé et bosselé sur l’une des tables de pique-nique, puis retourna chercher le panier dans la première voiture. « C’est bon, papa, dit-il à la clairière vide. Je peux le porter. »
Dans la salle de jeux des Deane, Abra repoussa sa chaise et se leva. « Il faut encore que j’aille aux toilettes. J’ai mal au ventre. Et après, je crois que je vais rentrer chez moi. »
Emma leva les yeux au ciel, mais Mrs. Deane se montra compatissante: « Oh, ma chérie, tu as tes ragnagnas ?
— Oui, et elles sont vraiment douloureuses cette fois.
— Tu as tout ce qu’il te faut ?
— Oui, dans mon sac. Ça ira. Excusez-moi.
— C’est ça, dit Emma, profite que tu gagnes pour arrêter.
— Em-ma ! s’exclama sa mère.
— C’est pas grave, Mrs. Deane. Elle m’a battue aux tirs au panier. » Abra monta les escaliers, une main plaquée sur le ventre d’une façon qu’elle espérait assez convaincante. Elle jeta un nouveau regard par la fenêtre, vit la camionnette de Mr. Freeman mais ne prit pas la peine de lui faire signe. Une fois dans la salle de bains, elle ferma la porte à clé et s’assit sur l’abattant des W.-C. Quel soulagement de ne plus avoir à jongler avec toutes ces identités. Barry était mort ; Emma et sa mère étaient au rez-de-chaussée ; maintenant, il ne restait plus que l’Abra de la salle de bains et l’Abra de Cloud Gap. Elle ferma les yeux.
(Dan)
(je suis là)
(t’as plus besoin de faire croire que t’es moi)
Elle perçut son soulagement et sourit. Oncle Dan aussi s’était bien décarcassé, mais il n’était pas du genre poule mouillée.
Un petit coup hésitant à la porte. « Abra ? » C’était Emma. « Ça va ? Excuse-moi, j’ai pas été cool.
– Ça va, ça va. Mais je vais rentrer chez moi, prendre un Motrin et m’allonger.
— Je croyais que tu devais passer la nuit ici ?
— T’en fais pas pour moi.
— Mais ton père est pas parti ?
— Je verrouillerai bien toutes les portes jusqu’à son retour.
— Bon… tu veux que je te raccompagne ?
— Non, ça ira. »
Elle voulait être seule pour pouvoir acclamer Dan, son père et Dr John quand ils élimineraient ces choses. Parce qu’ils le feraient. Maintenant que Barry était mort, les autres étaient aveugles. Rien ne pouvait dérailler.
Pas un souffle de brise ne faisait bruire les feuilles d’automne craquantes et, une fois le moteur du Riv éteint, l’aire de pique-nique de Cloud Gap était très silencieuse. Il n’y avait que la conversation assourdie de la rivière en contrebas, le croassement d’un corbeau et le bruit d’un véhicule qui approchait. Eux. Ceux que la femme au chapeau avait envoyés. Rose. Dan souleva l’un des rabats du panier en osier, plongea la main à l’intérieur et la referma sur le Glock 22 que Billy lui avait procuré — par quel biais, Dan l’ignorait et s’en foutait. Ce dont il ne se foutait pas, c’était que le pistolet automatique pouvait tirer quinze coups sans avoir besoin d’être rechargé, et si quinze coups ne suffisaient pas, eh bien, dans ce cas, il serait dans une sacrée panade. Un souvenir fantôme de son père lui vint, Jack Torrance souriant de son charmant sourire de guingois et disant Si ça, ça marche pas, j’sais pas quoi t’dire. Dan regarda le vieux jouet en peluche d’Abra.
« T’es prêt, Pippo ? J’espère. Je nous espère prêts tous les deux. »
Billy Freeman était avachi derrière le volant de sa camionnette, ce qui ne l’empêcha pas de se redresser d’un bond lorsqu’il vit Abra sortir de chez les Deane. Son amie — Emma — resta sur le seuil. Les deux filles se dirent au revoir en se tapant les paumes des mains, d’abord à hauteur d’épaule, puis à hauteur du buste, et Abra s’en alla vers chez elle, de l’autre côté de la rue et quatre maisons plus bas. Ça, ça ne faisait pas partie du plan, et quand elle lui jeta un bref coup d’œil, il leva ses deux mains écartées: C’est quoi, ça ?
Abra lui sourit et leva les deux pouces: T’inquiète, tout roule. Ça, c’est ce qu’elle pensait, il le pigeait clairement, mais la voir toute seule dehors n’était pas pour le rassurer, même si les autres tarés se trouvaient à plus de trente kilomètres au sud. C’était un phénomène, cette gamine, et elle savait peut-être très bien ce qu’elle faisait, mais elle n’avait que treize ans.
Tout en la regardant remonter l’allée de sa maison, son sac sur le dos et ses mains dans les poches à la recherche de ses clés, Billy se pencha pour ouvrir la boîte à gants. Son propre Glock 22 était là. Il avait loué les autres armes à un membre émérite des Saints du Bitume du New Hampshire. Dans sa jeunesse, il avait quelquefois roulé avec eux mais sans jamais adhérer au club. Il s’en félicitait, même s’il comprenait l’attrait de ce genre de fratrie. L’esprit de camaraderie. Il supposait que c’était ce que Dan et John ressentaient par rapport à l’alcool.
Abra se faufila dans la maison et referma la porte derrière elle. Billy n’attrapa ni son arme ni son téléphone portable — pas encore — mais il ne referma pas la boîte à gants. Il ignorait si c’était ce que Dan appelait le Don, mais il avait un mauvais pressentiment. Abra aurait dû rester chez sa copine.
Elle aurait dû s’en tenir au plan.
Ils roulent en camping-car et en Winnebago, avait dit Abra. Et c’était bien un Winnebago qui se garait sur le petit parking de l’aire de pique-nique de Cloud Gap. La main toujours dans le panier, Dan l’observait. Maintenant que le moment était venu, il se sentait plutôt calme. Il tourna le panier de manière à pointer l’arme qui se trouvait à l’intérieur en direction des nouveaux arrivants et ôta le cran de sûreté. La porte du ’Bago s’ouvrit et les aspirants kidnappeurs d’Abra débarquèrent, l’un derrière l’autre.
Elle avait dit aussi qu’ils avaient de drôles de noms — des noms de pirates — mais ces gens-là paraissaient tout à fait ordinaires. Les hommes étaient du genre vieux pépères qu’on voit se trimbaler dans des véhicules divers et variés ; la femme, jeune et jolie, était l’Américaine type, genre pom-pom girl qui garde la ligne même dix ans après le lycée, voire après un gosse ou deux. Elle aurait pu être la fille d’un des deux autres. Dan eut un moment de doute. Après tout, on se trouvait sur un lieu touristique et c’était le début de l’automne indien en Nouvelle-Angleterre. Il espéra que John et David se retiendraient de tirer ; ce serait vraiment horrible si ces gens étaient juste d’innocents visi…
C’est là qu’il vit le crotale aux crochets acérés sur le bras gauche de la femme et la seringue dans sa main droite. L’homme qui se pressait à ses côtés tenait aussi une seringue. Et le meneur avait à la ceinture ce qui ressemblait fort à un pistolet. Ils s’arrêtèrent juste entre les piliers de bouleau qui marquaient l’entrée de l’aire de pique-nique. L’homme de tête dégaina son arme, ce qui chassa les derniers doutes de Dan. Mais son pistolet était bien fin pour ressembler à une arme normale.
« Où est la fille ? »
De sa main libre, Dan désigna Pippo, le lapin en peluche. « C’est le plus près que vous vous approcherez jamais d’elle. »
L’homme au drôle de pistolet était de petite taille, avec une implantation de cheveux en V sur le front au-dessus d’un visage affable d’expert-comptable. Un bout de bidoche bien nourrie débordait de sa ceinture. Il portait un chino et un T-shirt affirmant DIEU NE DÉDUIT PAS LES HEURES DE PÊCHE DE NOTRE PASSAGE SUR TERRE.
« J’ai une question pour toi, mon lapin », dit la femme.
Dan leva les sourcils. « Allez-y.
— T’es pas fatigué ? T’as pas envie de faire dodo ? »
Si. Tout d’un coup, il avait les paupières aussi lourdes que des poids en plomb. Sa main se ramollit sur son arme. Deux secondes de plus et il aurait piqué du nez et se serait mis à ronfler, la joue écrasée sur la surface gravée d’initiales de la table de pique-nique. Mais le cri d’Abra l’en empêcha.
(OÙ EST LE SKUNK ? JE VOIS PAS LE SKUNK ! )
Dan sursauta comme un homme qu’on secoue brutalement alors qu’il glisse dans le sommeil. Dans le panier à pique-nique, sa main se crispa et le coup partit dans une explosion de brindilles d’osier. La balle se perdit dans les airs mais les passagers du Winnebago bondirent ; la somnolence de Dan se dissipa comme l’illusion qu’elle était. La femme au tatouage de serpent et l’homme à la couronne de cheveux en pop-corn reculèrent prudemment, mais celui au drôle de pistolet chargea en gueulant: « Chopez-le ! Chopez-le !
— Chopez ça, enfoirés de kidnappeurs de mes deux ! » hurla Dave Stone, surgissant du sous-bois et ouvrant le feu. La plupart de ses projectiles se perdirent mais une balle toucha Teuch dans le cou et le docteur des Vrais s’écroula sur le tapis d’aiguilles de pin en laissant échapper sa seringue.
Mener la Tribu impliquait des responsabilités, mais cela avait aussi des avantages. Le gigantesque EarthCruiser de Rose, importé d’Australie à un coût faramineux puis aménagé pour la conduite à droite, en était un. L’accès privé et illimité aux douches des dames du Bluebell Campground en était un autre. Après des mois sur la route, il n’y avait rien de tel qu’une longue douche bien chaude dans une grande pièce carrelée où vous pouviez étirer les bras ou même danser le cha-cha-cha si l’envie vous en prenait. Et où l’eau chaude ne coupait pas au bout de quatre minutes et demie.
Rose aimait éteindre les lumières et se doucher dans l’obscurité. Elle trouvait que ça favorisait la réflexion, et c’était justement pour ça qu’elle avait filé à la douche aussitôt après le coup de fil inquiétant qu’elle avait reçu à treize heures, heure locale. Elle continuait à croire que tout allait bien, mais quelques doutes avaient commencé à germer dans son esprit, tels des pissenlits sur une pelouse auparavant impeccablement tenue. Et si la môme était encore plus intelligente qu’ils le pensaient… ? Et si elle avait recruté des associés… ?
Non. Impossible. D’accord, c’était une tronche-à-vapeur — une tronche-à-vapeur qui surpassait toutes les tronches-à-vapeur — mais ça restait qu’une môme. Une môme pecnode. De toute façon, tout ce que Rose pouvait faire pour le moment, c’était attendre la suite des événements.
Après quinze minutes revigorantes, elle sortit de la douche, se sécha, s’enveloppa dans un drap de bain moelleux et retourna vers son camping-car, ses habits sous le bras. Popote Eddie et Mo Ka étaient en train de nettoyer l’aire de barbecue, après un de leurs excellents déjeuners. C’était pas leur faute si personne avait très envie de manger, avec deux de plus des leurs couverts de ces maudites plaques rouges. Ils la saluèrent de la main. Rose allait répondre de même quand une rangée de bâtons de dynamite explosa dans sa tête. Elle s’affala, son pantalon et son T-shirt lui échappèrent. Son drap de bain se dénoua.
C’est à peine si Rose le remarqua. Quelque chose avait mal tourné pour le peloton d’intervention. Très mal tourné. Dès qu’elle retrouva un peu ses esprits, elle fouilla dans la poche de son jean froissé pour récupérer son téléphone portable. Jamais de sa vie elle n’avait si profondément (et si amèrement) déploré que Skunk soit incapable de télépathie longue distance, mais, à quelques exceptions près comme elle, ce don semblait réservé aux petites tronches-à-vapeur pecnodes comme la môme du New Hampshire.
Eddie et Mo accouraient vers elle. Suivis de Long Paul, Sarey la Muette, Charlie le Crack et Sam Cam. Rose pianota. À quelque deux mille bornes de là, le téléphone de Skunk sonna à peine une demi-fois.
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Henry Rothman. Je ne suis pas disponible pour le moment. Laissez-moi un message et… »
Putain de répondeur. Soit Papa était déjà au téléphone, soit il l’avait éteint. Rose opta pour la deuxième hypothèse. À poil et à genoux dans la poussière, ses talons enfoncés dans l’arrière de ses cuisses, Rose se frappa le front de la main.
Skunk, t’es où ? Qu’est-ce que tu fais ? Que se passe-t-il ?
L’homme en chino et T-shirt visa Dan avec son drôle de pistolet. Il y eut un souffle d’air comprimé et, l’instant d’après, une fléchette se fichait dans le dos de Pippo, le lapin merveilleux. Dan souleva le Glock des ruines du panier à pique-nique et fit feu de nouveau. Mr. Chino se prit le coup en pleine poitrine et tomba à la renverse en grondant, tandis que de fines gouttelettes de sang se pulvérisaient dans son dos.
Il ne restait plus debout qu’Andi Steiner. Elle se retourna, vit Dave Stone figé sur place, l’air hébété, et le chargea, cramponnée à sa seringue comme à un poignard. Sa queue de cheval se balançait à la manière d’un pendule. Elle hurlait. Pour Dan, tout semblait se dérouler au ralenti et avoir gagné en netteté. Il eut le temps de remarquer que le capuchon en plastique était toujours sur l’aiguille et de se dire: Mais quel genre de clowns sont ces types ? La réponse, bien sûr, c’est que ce n’étaient pas des clowns du tout. C’étaient des chasseurs pas habitués à ce que leurs proies leur résistent. Mais il faut dire que leurs cibles habituelles étaient des enfants. Et des enfants candides, en plus.
Dave regardait fixement la harpie qui glapissait en fonçant sur lui. Soit son chargeur était vide ; soit, plus probable, il avait atteint sa limite avec cette unique salve. Dan leva son arme mais ne tira pas. Le risque de rater la fille tatouée et de toucher le père d’Abra était trop grand.
C’est là que John surgit du bois et s’encastra dans le dos de Dave, le poussant droit dans les bras de la furie. Dans la collision, les hurlements de la fille (rage ? panique ?) s’éteignirent dans une violente expulsion d’air. Tous deux s’écrasèrent au sol. La seringue s’envola. Pendant que Miss Tatouée, à quatre pattes, grattait la terre à la recherche de son arme, John Dalton lui asséna la crosse du fusil de chasse de Billy sur le côté du crâne. C’était un coup plein de vigueur, nourri par l’adrénaline. On entendit la mâchoire de la fille craquer. Tout son visage se tordit vers la gauche, son œil fulminant de stupeur lui sortit de l’orbite. Elle s’effondra et roula sur le dos. Du sang dégoulinait des coins de sa bouche. Ses mains se crispaient et se décrispaient convulsivement.
John lâcha le fusil et se tourna vers Dan, consterné. « Merde, je voulais pas la frapper si fort ! Mais j’avais trop les jetons !
— Regarde l’autre, avec les cheveux en pop-corn », lui dit Dan. Il se leva, avec l’impression que ses jambes étaient trop longues et pas complètement là. « Regarde ça, John. »
John se retourna. Teuch gisait dans une mare de sang, une main pressée contre son cou déchiqueté. Il cyclait rapidement. Ses vêtements s’aplatissaient puis se regonflaient. Le sang qui ruisselait entre ses doigts disparaissait puis réapparaissait. Les doigts eux-mêmes semblaient vouloir jouer à cache-cache. L’homme n’était plus qu’un cliché radio insensé.
John recula en plaquant ses deux mains sur son nez et sa bouche. Dan avait toujours cette impression de ralenti et de parfaite netteté. Il eut le temps de voir le sang de Miss Tatouée et une touffe de ses cheveux blonds restés collés à la crosse du Remington apparaître et disparaître aussi. Ça lui rappela comment sa queue de cheval s’était balancée d’un côté à l’autre comme un pendule quand elle
(Dan où est le Skunk ? OÙ EST LE SKUNK ? ? ?)
avait couru vers Dave. Dan comprenait maintenant ce qu’Abra voulait dire quand elle leur avait raconté que Barry cyclait.
« L’autre aussi, regarde », dit Dave Stone. Sa voix ne tremblait que très légèrement et Dan crut comprendre de qui Abra tenait en partie son cran. Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Abra était en train de lui dire qu’ils n’avaient pas eu la troupe au complet.
Dan piqua un sprint jusqu’au Winnebago. La porte était restée ouverte. Il monta les marches en courant, se jeta à plat ventre sur la moquette et percuta tête la première le pied de la table à manger au point d’en voir des étoiles. Ça se passe jamais comme ça dans les films, pensa-t-il. Et il roula sur le côté, s’attendant à se faire tirer dessus, tabasser à coups de pied ou injecter Dieu sait quoi par le gugusse resté planqué en arrière-garde. Celui qu’Abra appelait le Skunk. Ils n’étaient peut-être pas si stupides et arrogants que ça, en fin de compte.
Ou bien si. Le Winnebago était désert.
Paraissait désert.
Dan se releva et traversa rapidement la kitchenette. Il dépassa une couchette aux draps défaits et chiffonnés. Une partie de son cerveau enregistra la puanteur qui régnait dans le véhicule malgré l’air conditionné qui continuait à tourner. Il y avait un placard ouvert qui semblait ne contenir que des habits. Dan se pencha, guettant une paire de pieds. Pas de pieds. Il courut à l’arrière du Winnebago et se posta devant la porte de la salle de bains.
Il pensa, Encore un truc de cinéma à la con, et ouvrit la porte en s’accroupissant dans la foulée. Les chiottes du Winnebago étaient désertes ; pas étonnant, vu l’odeur. Celui qui aurait eu l’idée de s’y planquer en serait mort.
(peut-être que quelqu’un est vraiment mort ici peut-être ce Skunk)
Abra resurgit aussitôt, toujours paniquée, émettant si violemment que les pensées de Dan en furent brouillées.
(non c’est Barry qu’est mort OÙ EST LE SKUNK TROUVE-MOI LE SKUNK)
Dan sauta du camping-car. Les deux kidnappeurs d’Abra avaient disparu ; ne restaient d’eux que leurs vêtements. La kidnappeuse — celle qui avait essayé de l’envoyer à la sieste — était toujours là, mais sûrement plus pour longtemps. Elle avait rampé jusqu’à la table de pique-nique où était posé le panier et s’était adossée à l’un des bancs, ses yeux fixes dans son nouveau visage de traviole rivés sur Dave, John et Dan. Le sang qui coulait de son nez et de sa bouche lui dessinait un petit bouc rouge. Le devant de son chemisier était imbibé. Comme Dan s’approchait d’elle, il vit sa peau fondre sur les os de son crâne, ses vêtements se creuser sur l’armature de son squelette. Sans plus d’épaules pour les retenir, les bretelles de son soutien-gorge retombèrent en boucles molles. Ne demeuraient de ses organes que ses yeux braqués sur lui. Puis sa peau se ressouda et ses vêtements reprirent forme. Les bretelles du soutien-gorge lui restèrent en travers des biceps, celle de gauche bâillonnant la gueule du crotale, l’empêchant de mordre. Les os de ses doigts, refermés sur sa mâchoire défoncée, se regarnirent de chair.
« On s’est fait niquer, fit Andi la Piquouse. Niquer par une bande de pecnos. J’y crois pas. »
Dan montra Dave du doigt. « Ce pecno-là est le père de la fille que vous veniez kidnapper. Juste pour info. »
La Piquouse réussit à ébaucher un sourire douloureux. Ses dents étaient laquées de sang. « Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre ? Pour moi, c’est rien qu’une bite molle de plus. Même le pape en a une, et vous êtes prêts à la fourrer n’importe où. Putains de mecs. Faut toujours que vous soyez les meilleurs, hein ? Toujours…
— Il est où, l’autre ? Le Skunk ? »
Andi toussa. Des bulles de sang moussaient aux commissures de ses lèvres. Il fut un temps où elle avait été perdue. Puis elle avait été retrouvée. Dans une salle de cinéma obscure. Retrouvée par une déesse aux cheveux noirs comme un nuage d’orage. Maintenant elle mourait et elle n’aurait rien voulu changer. Les années entre le Président ex-acteur et le Président noir avaient été de bonnes années ; la nuit magique avec Rose avait été encore meilleure. Elle sourit vaillamment, la tête levée vers le plus grand et le plus beau des trois. Ça faisait mal de sourire, mais elle souriait quand même.
« Oh, lui. Il est à Reno. Voir les mochetés de pecnodes emplumées. »
Elle recommença à disparaître. Dan entendit John Dalton chuchoter: « Oh, mon Dieu, regardez ça. Hémorragie cérébrale. Je peux carrément la suivre en direct. »
Patiemment, Dan attendit de voir si Miss Tatouée reviendrait. Ce qu’elle finit par faire, avec un long grondement entre ses dents serrées et ensanglantées. Ces cycles semblaient encore plus douloureux que le coup de crosse qui les avait causés ; Dan pensait pouvoir remédier à ça. Il écarta la main avec laquelle Miss Tatouée tenait sa mâchoire bousillée et enfonça ses doigts à la place. Il sentit tout son crâne bouger ; c’était comme saisir un vase brisé recollé avec du scotch. Cette fois, Miss Tatouée ne se contenta pas de gronder entre ses dents. Elle hurla en tentant faiblement de frapper Dan, qui n’en tint aucun cas.
« Où est le Skunk ?
— Anniston ! glapit la Piquouse. Il est descendu à Anniston ! S’il te plaît papa, arrête de me faire mal ! S’il te plaît, papa, je ferai tout ce que tu veux ! »
Dan pensa à ce qu’Abra prétendait que ces monstres avaient fait à Brad Trevor en Iowa ; comment ils l’avaient torturé, lui et Dieu seul savait combien d’autres, et il éprouva le désir presque incontrôlable d’arracher complètement la mâchoire de cette salope de meurtrière. Et de lui asséner des coups sur sa tronche massacrée et sanglante avec sa propre mâchoire jusqu’à ce que crâne et mâchoire aient disparu.
Et puis — absurde, vu les circonstances — il repensa au petit gosse en T-shirt des Braves essayant d’attraper le reste de coke sur la couverture brillante du magazine. Bonbon, avait dit le petit. Cette femme n’avait rien à voir avec ce gosse, rien, mais ça ne le réconforta pas de se le dire. Sa colère retomba brusquement, il se sentit nauséeux, fragile et vide.
S’il te plaît, papa, arrête de me faire mal.
Il se releva, essuya sa main sur son T-shirt et marcha d’un pas d’automate vers le Riv.
(Abra tu es là)
(oui)
Moins paniquée qu’avant, et ça, c’était bien.
(il faut que tu dises à la maman de ta copine d’appeler la police tu es en danger le Skunk est à Anniston)
Impliquer la police dans une histoire qui, fondamentalement, tenait du surnaturel, était la dernière chose que Dan voulait, mais il n’avait plus le choix.
(je ne suis plus)
Avant qu’elle ait pu terminer, les pensées d’Abra furent balayées par un puissant glapissement de rage
Soudain, la femme au chapeau était de retour dans la tête de Dan, et ce n’était pas un rêve cette fois mais une image brûlante sur la rétine de ses yeux éveillés: une créature d’une terrible beauté, nue en cet instant, sa chevelure mouillée répandue sur ses épaules tels les serpents de Méduse. Puis sa bouche s’ouvrit et la beauté se désintégra. Ne restait qu’un trou noir béant avec une seule dent jaunie et saillante. Presque une défense.
Dan chancela et se retint d’une main au premier wagon du Riv. Dans sa tête, le monde était en train de tourner. La femme au chapeau disparut et, l’instant d’après, une foule de visages inquiets se pressait autour de lui, lui demandant si ça allait.
Il se souvint d’Abra essayant de lui expliquer comment le monde s’était retourné le jour où elle avait découvert la photo de Brad Trevor dans l’Anniston Shopper ; comment, d’un seul coup, elle avait regardé par les yeux de la femme au chapeau et la femme au chapeau avait regardé par les siens. Il comprenait maintenant. C’était en train de se reproduire, et cette fois, il faisait partie du voyage.
Rose était à terre. Dan voyait au-dessus de sa tête un grand pan de ciel du soir. L’attroupement autour d’elle, c’était sans aucun doute sa tribu de tueurs d’enfants. Dan voyait ce qu’Abra voyait.
La question était: que voyait Rose ?
La Piquouse cycla, puis revint. Ça la brûlait. Elle regarda l’homme agenouillé devant elle.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? demanda John. Je suis médecin. »
Malgré la douleur, la Piquouse ricana. Ce toubib, qui venait juste d’expédier le toubib des Vrais à la mort, lui proposait maintenant son aide ? Hippocrate devait se retourner dans sa tombe. « M’achever, connard. Je vois pas ce que tu peux faire d’autre. »
Le crâne d’œuf, le salaud qui avait abattu Teuch, vint se planter à côté de celui qui se prétendait docteur. « Vous le mériteriez, dit Dave. Vous croyiez peut-être que j’allais vous laisser emmener ma fille comme ça ? vous laisser la torturer à mort ? comme vous avez fait à ce pauvre p’tit gars en Iowa ? »
Ils étaient au courant de ça ? Comment c’était possible ? Mais peu importait maintenant, du moins pour Andi. « Vous massacrez bien les cochons, les vaches et les moutons. En quoi ce qu’on fait est différent ?
– À mon humble avis, assassiner des êtres humains est très différent, dit John. Traitez-moi d’idiot et de sentimental, si vous voulez. »
La Piquouse avait la bouche pleine de sang, avec des machins grumeleux dedans. Ses dents, sûrement. Mais ça aussi importait peu maintenant. Au final, elle risquait d’en baver moins que le pauvre Barry. Ça serait en tout cas plus rapide. Mais une dernière chose méritait d’être éclaircie. Juste pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir. « C’est nous les êtres humains. Et votre espèce… juste des pecnos. »
Dave sourit, mais il avait le regard dur. « Et pourtant, c’est vous qui êtes couchée par terre, toute sale et pleine de sang. J’espère que l’enfer sera assez brûlant pour vous. »
La Piquouse sentit le prochain cycle arriver. Avec un peu de chance, ce serait aussi le dernier, mais en attendant, elle se cramponnait encore à son corps physique. « Vous comprenez pas comment c’était pour moi. Avant. Ni comment c’est pour nous. On est pas nombreux et on est malades. On a la…
— Oui, je sais ce que vous avez, dit Dave. Une rougeole carabinée. J’espère qu’elle fera pourrir de l’intérieur tout votre misérable Nœud de serpents. »
La Piquouse insista: « On a pas choisi d’être ce qu’on est. Pas plus que vous. Vous feriez la même chose à notre place. »
John secoua lentement la tête. « Jamais. Jamais. »
La Piquouse commença à cycler à vide. Mais elle parvint à lâcher six mots encore: « Putains de mecs. » Un ultime soupir, ses yeux fixes levés vers eux dans son visage qui disparaissait. « Putains de pecnos. »
Puis elle ne revint pas.
Lentement, prudemment, prenant appui sur plusieurs tables de pique-nique, Dan retourna vers John et Dave. Il avait ramassé le lapin en peluche d’Abra sans même s’en rendre compte. Ses idées s’éclaircissaient, mais c’était pas vraiment une bénédiction.
« Nous devons retourner à Anniston, vite. Je n’arrive plus à capter Billy. J’ai perdu la connexion.
— Et avec Abra ? demanda Dave. Avec Abra ? »
Dan ne voulait pas le regarder — la voix de Dave était étranglée par l’angoisse — mais il s’y obligea. « Avec elle aussi. Et avec la femme au chapeau. Elles ont toutes les deux disparu du radar.
— Et ça veut dire quoi ? » Dave agrippa le T-shirt de Dan à deux mains. « Ça veut dire quoi ?
— Je ne sais pas. »
C’était la vérité. Mais il avait peur de savoir.
Viens me voir, Papa, avait dit Barry le Noiche. Penche-toi.
C’était juste après que la Piquouse avait mis le premier DVD porno acheté à la boutique de Sidewinder. Skunk était allé voir Barry et avait même tenu la main du mourant pendant son cycle suivant. Et à son retour…
Écoute-moi bien. Elle était bien là, elle regardait. Mais quand le porno a commencé…
C’était dur d’essayer d’expliquer ça à quelqu’un qui n’était pas rabatteur, surtout quand celui qui essayait d’expliquer était mortellement malade, mais Skunk pigea l’essentiel. La petite partie de jambes en l’air au bord de la piscine avait choqué la fille, tout comme Rose l’avait espéré, mais ça avait fait plus que la faire déguerpir et arrêter de les espionner. Pendant quelques secondes, il avait semblé à Barry recevoir d’elle une double écholocalisation. La môme était toujours avec son père à bord du train miniature roulant vers l’aire de pique-nique, mais le choc qu’elle avait reçu avait produit une image fantôme totalement absurde. Cette image la montrait dans une salle de bains, assise sur les chiottes en train de pisser.
« Peut-être que t’as vu un souvenir, lui dit Skunk. Ça serait pas possible ?
— Si, répondit Barry. Les pecnos pensent à tout un tas de conneries. C’est sûrement rien. Mais pendant un moment, c’est comme si elle avait été des jumelles, tu comprends ? »
Skunk ne comprenait pas vraiment, mais il acquiesça.
« Sauf que si c’est pas ça, c’est qu’elle est peut-être en train de nous couillonner. Passe-moi la carte. »
Jimmy Zéro avait tout le New Hampshire sur son ordinateur. Skunk le présenta à Barry.
« Elle est là, dit Barry en tapotant l’écran. En route pour Cloud Glen avec son père.
— Gap, corrigea Skunk. Cloud Gap.
— Glen, Gap, on s’en fout. » Barry déplaça son doigt vers le nord-est. « Et c’est de là que le ping fantôme m’est parvenu. »
Skunk prit l’ordinateur et regarda à travers la goutte de sueur sans aucun doute contaminée que Barry avait laissée sur l’écran. « Anniston ? C’est là qu’elle habite, Bar. Elle a sans doute laissé des traces psychiques d’elle dans tout le bled. Comme des peaux mortes.
— C’est ça. Des souvenirs. Des rêves. Tout un tas de conneries. C’est ce que je dis.
— Mais tu les captes plus, maintenant.
— Non, mais… » Barry saisit le poignet de Skunk. « Si elle est aussi puissante que Rose le dit, c’est bien possible qu’elle est vraiment en train de nous couillonner. D’envoyer des faux signaux, tu vois.
— T’as déjà rencontré une tronche-à-vapeur capable de faire ça ?
— Non, mais y a une première fois à tout. Je suis quasi sûr qu’elle est avec son père, mais c’est à toi de décider si quasi sûr suffit pour… »
C’était là que Barry s’était remis à cycler, et toute communication sensée avait cessé. Skunk s’était retrouvé avec une décision difficile à prendre. C’était sa mission, et il se faisait confiance pour l’assumer, mais c’était aussi le plan de Rose et — plus important — l’obsession de Rose. S’il merdait, elle n’aurait pas fini de le lui faire payer.
Skunk regarda l’heure. Quinze heures ici dans le New Hampshire, treize heures à Sidewinder dans le Colorado. Au Bluebell Campground, ils devaient juste avoir terminé de déjeuner et Rose serait disponible. Il se lança et l’appela. Il s’attendait presque à l’entendre éclater de rire et le traiter de femmelette, mais non.
« Je sais qu’on peut plus vraiment se fier à Barry, lui dit-elle. Mais je me fie à toi. Ton instinct te dit quoi ? »
Son instinct ne lui disait rien de rien: c’est bien pour ça qu’il l’avait appelée. Il le lui dit et attendit.
« Je te laisse décider. Merde pas, c’est tout. »
Merci de rien, Rosie chérie, pensa-t-il…, et il espéra qu’elle n’avait pas capté ça.
Il resta assis, le téléphone fermé dans la main, oscillant d’un côté à l’autre avec les mouvements du camping-car, inhalant l’odeur de maladie de Barry, se demandant combien de temps encore avant que les premières plaques apparaissent sur ses propres bras, ses jambes, son torse. Enfin, il passa à l’avant et posa sa main sur l’épaule de Jimmy.
« Quand t’arriveras à Anniston, arrête-toi.
— Pourquoi ?
— Parce que je descends là. »
Papa Skunk regarda les siens s’éloigner de la station-service Gas ’n Go en bas de la rue principale d’Anniston, résistant à l’envie d’envoyer à la Piquouse un message courte portée (tout ce dont il était capable en matière de perceptions extra-sensorielles) avant qu’ils soient tout à fait hors de portée: Revenez les gars, je me suis trompé.
Sauf que, s’il ne s’était pas trompé ?
Quand ils eurent disparu, il jeta un bref regard d’envie à la triste petite rangée de voitures d’occasion en vente à la station de lavage d’à côté. Quoi qu’il découvre à Anniston, il aurait besoin d’une bagnole pour quitter la ville. Il avait largement assez de liquide sur lui pour acheter une caisse qui l’amènerait à leur point de rendez-vous prévu sur l’I-87, près d’Albany ; le problème, c’était le temps. Il faudrait pas moins d’une demi-heure de transactions pour en négocier le prix, et ça risquait d’être une demi-heure de trop. Tant qu’il ne serait pas sûr que c’était une fausse alerte, il devrait juste improviser et compter sur son pouvoir de persuasion. Sur lequel il avait toujours pu compter.
Skunk prit tout de même le temps de pousser la porte du Gas ’n Go pour s’acheter une casquette des Red Sox. Quand t’es en terrain BoSox, fringue-toi comme les fans Bosox. Il hésita à ajouter une paire de lunettes de soleil, puis décida que non. Pour une certaine catégorie de la population, un homme d’âge mûr bien foutu portant des lunettes noires ressemble forcément à un tueur à gages. Merci, la télé. La casquette suffirait.
Il remonta la rue principale jusqu’à la bibliothèque où Abra et Dan avaient naguère tenu un conseil de guerre. Il n’eut pas à aller plus loin que le hall d’entrée pour trouver ce qu’il cherchait. Là, sous l’en-tête DÉCOUVREZ NOTRE VILLE, se trouvait un plan détaillé d’Anniston, avec la moindre de ses rues et ruelles. Il s’orienta par rapport à la rue de la gamine.
« Sacré match hier soir, hein ? » lui fit un type en passant. Il portait une brassée de bouquins.
Un instant, Skunk ne comprit pas de quoi il parlait, puis il se rappela sa casquette toute neuve. « Pour un sacré match, c’était un sacré match », dit-il sans quitter le plan des yeux.
Il attendit que le supporter des Sox se tire avant de quitter le hall de la bibliothèque. Sympa, la casquette, mais il n’avait aucune envie de discuter base-ball. Il trouvait ce jeu débile.
Richland Court était une petite rue bordée de jolies maisons typiques de la Nouvelle-Angleterre, de styles boîte à sel et Cap Cod, terminée en cul-de-sac par un rond-point circulaire. Chemin faisant, Skunk avait mis la main sur un gratuit du coin, l’Anniston Shopper, et il se tenait maintenant à l’angle de la rue, adossé à un chêne providentiel, faisant mine d’être absorbé par sa lecture. Le chêne le dissimulait à la vue depuis la rue, ce qui était peut-être une bonne chose car il y avait une camionnette rouge garée un peu plus loin, avec un type assis au volant. La camionnette était une antiquité, et il y avait des outils de jardin à l’arrière et ce qui ressemblait à un motoculteur ; ce gars était peut-être bien jardinier — c’était le genre de rue où les gens pouvaient se payer un jardinier —, mais dans ce cas, pourquoi restait-il assis là ?
Il faisait du baby-sitting, peut-être ?
Soudain, Skunk se réjouit d’avoir pris Barry suffisamment au sérieux pour sauter du train en marche. La question maintenant, c’était quoi faire ? Il pouvait rappeler Rose pour lui demander conseil, mais vu leur dernier entretien, autant faire appel à la boule magique.
Il était toujours là, à moitié caché derrière le vieux chêne majestueux, s’interrogeant sur la marche à suivre, quand la providence, qui privilégiait les Vrais par rapport aux pecnos, entra en scène. Vers le milieu de la rue, une porte s’ouvrit et deux jeunes filles sortirent. Skunk, doté de l’acuité visuelle de l’animal dont il tirait son nom, les identifia aussitôt comme deux des trois filles des photos dans l’ordinateur de Jimmy. Celle en jupe marron, c’était Emma Deane. Celle en pantalon noir, Abra Stone.
Il jeta un coup d’œil à la camionnette. Le conducteur, un millésime lui aussi, auparavant avachi derrière son volant, se redressa d’un bond. L’œil brillant et le poil soyeux, comme disent les pecnos. Sur le qui-vive. Alors comme ça, la mignonne était bel et bien en train de les couillonner. Skunk ne savait pas encore vraiment laquelle des deux était la tronche-à-vapeur, mais il était sûr d’une chose: le commando du Winnebago courait après la lune.
Skunk sortit son téléphone portable mais se contenta de le tenir à la main pendant qu’il regardait la fille en pantalon noir descendre l’allée jusqu’à la rue. Jupe-Marron la suivit un instant des yeux puis retourna à l’intérieur. Pantalon-Noir — Abra — traversa Richland Court et là, l’homme de la camionnette écarta les mains en signe d’incompréhension. La fille lui répondit, pouces levés: T’inquiète, tout roule. Skunk ressentit une bouffée d’euphorie aussi brûlante qu’une goulée de whisky. Bingo. Abra Stone était la tronche. Aucun doute là-dessus. Elle était gardée et son garde du corps était un vieux zigue nanti d’une camionnette tout à fait potable. Skunk était persuadé qu’elle les trimbalerait volontiers jusqu’à Albany, lui et sa nouvelle copine.
Il essaya d’appeler Andi et ne fut ni surpris ni inquiet de ne pas avoir de réseau. Cloud Gap était un petit havre de paix local et Dieu interdisait la présence de toute antenne de télécommunications susceptible de dénaturer les clichés des touristes. Mais bon, pas de problème. S’il n’était pas capable de s’occuper d’un vieillard et d’une fillette, alors il n’avait plus qu’à rendre son insigne. Il considéra son téléphone un instant, puis l’éteignit. Pendant la prochaine demi-heure, il ne voulait être dérangé par personne, même pas par Rose.
Sa mission, sa responsabilité.
Il avait quatre seringues chargées sur lui, deux dans la poche gauche de sa veste, deux dans la droite. Accrochant son plus beau sourire Henry Rothman à son visage — celui qu’il dégainait pour réserver un terrain de camping ou toutes les chambres d’un motel pour la Tribu —, Skunk quitta son arbre et entama une petite promenade vers le bas de la rue. Il avait toujours l’Anniston Shopper plié sous le bras gauche. Sa main droite, dans la poche de sa veste, s’affairait à décapuchonner l’une des aiguilles.
« Excusez-moi, monsieur, j’ai l’impression d’être un peu perdu. Pourriez-vous m’indiquer le chemin, je vous prie ? »
Billy Freeman était nerveux, tendu, étreint par quelque chose qui n’était pas tout à fait une prémonition… et pourtant, il aurait donné le bon Dieu sans confession à cette voix enjouée et à cet étincelant sourire angélique. Deux secondes seulement, mais qui suffirent. Comme il se penchait vers la boîte à gants, il sentit une petite piqûre dans le cou.
Me suis fait piquer par une bestiole, pensa-t-il. Puis il bascula sur le côté, ses yeux révulsés laissant voir le blanc.
Skunk ouvrit la portière et le poussa de l’autre côté de la banquette. La tête du vieux mec heurta la vitre côté passager. Skunk souleva ses jambes inertes par-dessus le levier de vitesses, rabattant au passage le couvercle de la boîte à gants pour gagner de la place, puis s’installa au volant et claqua la portière. Il inspira profondément et observa les alentours, prêt à tout, mais il n’y avait absolument rien contre quoi se préparer. Richland Court somnolait, et c’était parfait.
La clé était sur le contact. Skunk démarra et la radio se mit à tonitruer avec la voix vulgaire de Toby Keith: Que Dieu bénisse l’Amérique et fasse couler la bière. Comme il se penchait pour l’éteindre, une terrible lumière blanche l’aveugla. Skunk avait une capacité télépathique très limitée, mais il était relié ferme à sa tribu ; les membres du Nœud étaient en quelque sorte les organes d’un seul et même organisme, et l’un d’eux venait à l’instant de mourir. Cloud Gap n’était pas seulement une fausse piste, c’était une foutue embuscade.
Avant qu’il ait pu décider quoi faire, la lumière blanche s’alluma une deuxième fois et, après un court répit, une troisième.
Tous ?
Bonté divine, tous les trois ? Non, c’était pas possible…
Il prit une profonde inspiration, puis une autre. Se forçant à admettre le fait que si, c’était possible. Auquel cas, il savait qui tenir pour responsable.
Cette salope de tronche-à-vapeur.
Skunk regarda la maison d’Abra. Tout était calme de ce côté-là. Merci Seigneur pour tes petites faveurs. Il avait pensé remonter la rue en camionnette pour aller se garer chez elle, mais tout à coup, l’idée lui sembla mauvaise, du moins pour l’instant. Il descendit de voiture, se pencha à l’intérieur et attrapa le vieux zigue inconscient par sa chemise et sa ceinture. Skunk le ramena d’un coup sec derrière le volant et lui tapota les poches au passage. Pas de flingue. Dommage. Ça l’aurait bien arrangé d’en avoir un, du moins pendant un petit moment.
Il attacha la ceinture du vieux pour éviter qu’il pique du nez et fasse beugler le klaxon. Puis il marcha jusqu’à la maison de la fille, sans se presser. S’il avait vu son visage à l’une des fenêtres — ou ne serait-ce qu’un frémissement de rideau —, il aurait piqué un sprint, mais rien ne bougea.
Il était encore possible qu’il sauve la situation, mais après ces terribles flashs de lumière blanche, cette considération était devenue strictement secondaire. Ce qu’il désirait plus que tout, c’était poser les mains sur la misérable salope qui leur avait causé tant de problèmes et la secouer jusqu’à entendre ses dents claquer.
Abra longea le couloir en somnambule. Les Stone avaient une salle télé au sous-sol mais la cuisine était leur pièce de prédilection, aussi Abra s’y rendit-elle machinalement. Elle se planta là, les mains appuyées sur la table où elle et ses parents avaient partagé des milliers de repas, le regard vide fixé sans la voir sur la fenêtre au-dessus de l’évier. Elle n’était pas vraiment là, en réalité. Elle était à Cloud Gap, regardant les méchants sauter du Winnebago: la Piquouse, Teuch et Zéro. Elle connaissait leurs noms par Barry. Mais quelque chose clochait. Il en manquait un.
(OÙ EST LE SKUNK DAN ? JE VOIS PAS LE SKUNK !)
Pas de réponse. Dan, son père et Dr John étaient trop occupés. Ils flinguaient les méchants, l’un après l’autre: d’abord le Teuch — ça, c’était son père, bravo papa —, puis le Zéro et enfin la Piquouse. Abra ressentait chaque coup mortel comme un impact douloureux dans son crâne. Ces impacts, semblables à ceux d’un lourd maillet heurtant à coups répétés une planche de chêne, étaient terribles dans leur irréversibilité, mais pas entièrement désagréables. Parce que…
Parce qu’ils le méritent, ils tuent des enfants et rien d’autre ne peut les arrêter. Sauf que…
(Dan où est le Skunk ? OÙ EST LE SKUNK ? ? ?)
Là, Dan l’entendit. Merci, mon Dieu. Elle vit le Winnebago. Dan pensait que le Skunk était resté à l’intérieur et peut-être qu’il avait raison. Pourtant…
Elle retourna précipitamment dans l’entrée et regarda par l’une des fenêtres donnant sur la rue. Le trottoir était désert mais la camionnette de Mr. Freeman était toujours garée au même endroit. Et elle l’apercevait, lui, assis derrière son volant, même si elle ne pouvait pas distinguer son visage à cause de l’éclat du soleil sur le pare-brise, ce qui voulait dire que tout continuait à aller bien.
Probablement bien.
(Abra tu es là)
Dan. Ah, c’était trop cool de l’entendre. Elle aurait aimé qu’il soit là avec elle, mais l’avoir dans la tête était presque aussi bon.
(oui)
Elle jeta un dernier coup d’œil rassurant au trottoir désert et à la camionnette de Mr. Freeman, vérifia qu’elle avait bien verrouillé la porte d’entrée derrière elle en entrant, puis reprit le chemin de la cuisine.
(il faut que tu dises à la maman de ta copine d’appeler la police tu es en danger le Skunk est à Anniston)
Elle s’arrêta au milieu du couloir, sa main-doudou monta à ses lèvres et commença à frictionner sa bouche. Dan ne savait pas qu’elle n’était plus chez les Deane. Comment l’aurait-il su ? Il n’avait pas eu une minute à lui.
(je ne suis plus)
Avant qu’elle ait pu finir, la voix mentale de Rose Claque explosa dans sa tête, balayant toutes ses pensées.
Le couloir familier, entre la porte d’entrée et la cuisine, commença à se retourner. La dernière fois que ce truc était arrivé, Abra était préparée. Mais là, elle ne l’était pas. Elle essaya de l’empêcher, en vain. Sa maison avait disparu. Anniston avait disparu. Elle était couchée par terre et regardait le ciel. Abra comprit que la mort des trois de Cloud Gap avait littéralement assommé Rose et l’avait jetée à terre. Elle eut le temps d’en concevoir une joie sauvage. Puis elle chercha autour d’elle quelque chose avec quoi se défendre. Le temps était compté.
Le corps de Rose était étalé par terre, à mi-chemin entre les douches et le Lodge, mais son esprit était dans le New Hampshire, vrombissant dans celui de la fille. Pas de cavalière de rêve, cette fois, ni de lance, ni d’étalon, oh que non ! Rien qu’un pauvre petit oisillon tombé du nid et cette bonne vieille Rosie, et Rosie allait se venger. Elle la tuerait seulement en dernier ressort, la môme était beaucoup trop précieuse pour ça, mais Rose pouvait lui donner un avant-goût de ce qui l’attendait. Un avant-goût de ce par quoi les amis de Rose étaient déjà passés. Il y avait plein d’endroits fragiles et vulnérables dans l’esprit des pecnos et Rose les connaissait tous très b…
C’était comme d’avoir une grenade qui vous explose derrière les yeux. Rose convulsa en criant. Mo Ka, qui s’était baissée pour la toucher, recula d’un bond. Rose ne remarqua rien, ne la vit même pas. Elle avait encore sous-estimé la puissance de la môme. Elle tenta de s’incruster dans sa tête, mais la petite bâtarde était carrément en train de l’éjecter. C’était incroyable, rageant et terrifiant, mais c’était vrai. Pire, elle sentit ses propres mains monter vers son visage. Si Mo Ka et Popote Eddie ne l’avaient pas maîtrisée, la fillette aurait bien pu la pousser à s’arracher elle-même les yeux.
Elle devait renoncer, du moins pour le moment, et se retirer. Mais avant de partir, elle vit quelque chose par les yeux de la môme qui l’emplit de soulagement. C’était Papa Skunk et il avait une seringue à la main.
Abra utilisa toute la force psychique qu’elle put rassembler, plus que ce qu’elle avait utilisé le jour où elle était partie en quête de Bradley Trevor, plus que ce qu’elle avait jamais utilisé de toute sa vie, et pourtant, ce fut à peine suffisant. Juste au moment où elle se disait qu’elle n’arriverait jamais à éjecter la femme au chapeau de sa tête, le monde tourna de nouveau. C’était elle qui le faisait tourner, mais c’était tellement dur — comme pousser une énorme roue en pierre. Le ciel et les visages qui la fixaient glissèrent hors de sa vue. Il y eut un moment d’obscurité quand elle fut
(entre deux)
nulle part, puis le couloir de sa maison réapparut. Mais elle n’était plus seule. Un homme se tenait sur le seuil de la cuisine.
Non, pas un homme. Un Skunk.
« Salut, Abra », dit-il en souriant. Et il bondit sur elle. Encore vidée mentalement par sa rencontre avec Rose, Abra ne chercha même pas à se défendre. Elle se retourna et courut.
Soumis à un stress intense, Dan Torrance et Papa Skunk avaient beaucoup en commun, même si aucun d’eux n’en saurait jamais rien. La même netteté de vision vint à Skunk, la même impression de magnifique action au ralenti. Il vit le bracelet en caoutchouc rose autour du poignet gauche d’Abra et eut le temps de penser campagne contre le cancer du sein. Il vit le sac à dos de la fille se déporter vers la gauche quand elle vira à droite et comprit qu’il était plein de bouquins. Il eut même le temps d’admirer sa chevelure flottant derrière elle comme un étendard brillant.
Il la chopa à la porte au moment où elle essayait de tourner le verrou. Quand il l’immobilisa d’une demi-clé au cou et la tira en arrière d’un coup sec, il perçut ses premiers efforts — faibles, chaotiques — pour le repousser avec son esprit.
Pas toute la seringue, ça pourrait la tuer, elle doit pas peser plus de quarante-cinq kilos.
Il la piqua juste au-dessous de la clavicule alors qu’elle se tortillait et se débattait. Il s’était inquiété pour rien de perdre les pédales et de lui injecter une dose trop forte: le bras gauche de la sauvageonne remonta et heurta sa main, éjectant la seringue dans les airs. Celle-ci retomba et roula à terre. Mais la providence, c’est bien connu, favorise les Vrais par rapport aux pecnos, il en avait toujours été ainsi et c’est ainsi qu’il en fut. Il lui avait injecté juste ce qui fallait. Il sentit flancher, puis fondre complètement, la faible emprise qu’elle avait sur son esprit. Idem pour ses mains. Elle le fixait, le regard dans le vague, choquée.
Skunk lui tapota l’épaule. « Je t’emmène en promenade, Abra. Je vais te faire rencontrer des gens passionnants. »
Incroyable mais vrai, elle lui balança un sourire. Un sourire assez effrayant pour une fille encore si jeune que, avec ses cheveux rentrés sous une casquette, on aurait pu la prendre pour un garçon. « Ces monstres que vous appelez vos amis, ils sont tous morts. Ils soooooont… »
Son dernier mot ne fut qu’un long bredouillement informe, déjà ses yeux se révulsaient, ses jambes ployaient. Skunk fut tenté de la laisser se vautrer — ça lui apprendrait — mais il réprima son envie et la rattrapa par-dessous les bras. Cette môme était un bien précieux, après tout.
Un bien Vrai.
Il était entré par la porte de derrière, crochetant facilement la serrure branlante d’un petit coup de l’American Express Platinum d’Henry Rothman. Mais il n’avait aucune intention de repartir par là. Le jardin des Stone était fermé par une haute clôture et il y avait une rivière derrière. De plus, son moyen de locomotion l’attendait de l’autre côté. Il traîna donc Abra à travers la cuisine jusqu’au garage désert. Ses parents étaient au boulot, probable… ou alors à Cloud Gap, jouissant de la vue et de la mort d’Andi, Teuch et Jimmy. Pour le moment, il s’en foutait ; peu importe qui avait aidé la fille, qu’ils attendent. Leur tour viendrait.
Il glissa le corps inerte d’Abra sous l’établi de son père. Puis il pressa le bouton qui ouvrait la porte du garage et sortit, non sans avoir d’abord veillé à dégainer le bon vieux sourire Henry Rothman. La clé de la survie dans le monde des pecnos, c’était d’avoir toujours l’air chez soi où qu’on se trouve, l’air sûr de soi, quoi, et personne n’égalait Skunk à ce jeu-là. Il marcha d’un pas élastique jusqu’à la camionnette et déplaça de nouveau le vieux zigue, jusqu’au milieu de la banquette, cette fois. Skunk tournait dans l’allée des Stone quand la tête de Billy vint rouler sur son épaule.
« En manque d’affection, mon vieux ? » lui lança Skunk. Et il éclata de rire en rentrant la camionnette rouge dans le garage. Ses amis étaient morts et cette situation était horriblement dangereuse mais il y avait un point super positif: il se sentait totalement vivant et éveillé pour la première fois depuis de très, très longues années, le monde autour de lui explosait de couleurs et vibrait comme une ligne à haute tension. Il tenait la môme, sacré nom de Dieu ! Malgré sa force étrange et ses sales tours, il la tenait. Maintenant, il allait l’apporter à Rose. Une offrande d’amour, en quelque sorte.
« Jackpot, mon pote », se dit-il tout haut. Et il balança une claque enthousiaste sur le tableau de bord.
Il débarrassa Abra de son sac à dos, qu’il abandonna sous l’établi, puis la hissa dans la camionnette à côté de Billy. Il attacha la ceinture de ses deux passagers endormis. Il lui était bien évidemment venu à l’esprit d’achever le vieux zigue et d’abandonner son corps dans le garage mais le vieux zigue pourrait s’avérer utile. Si la drogue ne le tuait pas, bien sûr. Skunk tâta son vieux cou flasque et trouva le pouls, lent mais fort. Pour la fille, aucune inquiétude: il voyait son haleine embuer la vitre. Excellent.
Skunk prit une seconde pour faire l’inventaire de son stock. Pas d’arme — les Vrais trimballaient jamais d’armes à feu — mais il avait encore deux seringues remplies de sérum Bonne Nuit les Petits. Il ignorait combien de temps il pourrait tenir avec ça, mais sa priorité, c’était la fille. Skunk avait dans l’idée que la période d’utilité du vieux zigue risquait d’arriver rapidement à expiration. Bah. Un pecno de perdu, dix de retrouvés.
Il prit son téléphone et décida d’appeler Rose, en fin de compte. Au moment où il allait se résigner à laisser un message, elle répondit. Elle avait la voix pâteuse, l’élocution laborieuse. C’était un peu comme parler à une ivrogne.
« Rose ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
— La môme m’a joué un de ses sales petits tours, mais ça va. Je la capte plus, cela dit. Dis-moi que tu la tiens, Papa.
— Je la tiens. Elle fait la sieste, là. Mais elle a des copains et je veux surtout pas les croiser en route. Alors je vais tracer directement vers l’Ouest et j’ai pas le temps de m’emmerder avec des cartes. J’ai besoin de routes secondaires pour rejoindre l’État de New York par le Vermont.
— Je mets Double P sur le coup.
— Faut que t’envoies tout de suite quelqu’un me rejoindre dans l’Est, Rosie, avec n’importe quel truc capable de faire tenir la p’tite Miss Nitroglycérine tranquille, parce que moi, il me reste plus grand-chose. Vois dans les réserves de Teuch. Il doit bien avoir de quoi… »
Elle le coupa net: « Me dis pas ce que j’ai à faire. Double P va coordonner tout ça. Tu sais quel itinéraire prendre pour commencer ?
— Oui. Dis, Rosie chérie, cette aire de pique-nique, c’était un piège. La fillette nous a joliment feintés. Et si ses potes appelaient les flics ? Je roule dans une vieille F-150 avec deux passagers zombies. Autant avoir KIDNAPPEUR tatoué sur le front. »
Mais il souriait de fierté. Pour ça oui, qu’il souriait. Il y eut un blanc au bout du fil. Skunk, installé derrière le volant dans le garage des Stone, attendit.
Rose dit enfin: « Si t’aperçois des gyrophares bleus derrière toi, ou un barrage devant, étrangle la môme et pompe-lui un maximum de vapeur. Ensuite, rends-toi. On s’occupera de te faire sortir, tu sais bien. »
Ce fut au tour de Skunk de laisser un blanc. Il dit enfin: « T’es vraiment sûre que c’est la meilleure solution, chérie ?
— Absolument. » Sa voix était glaciale. « Elle est responsable de la mort de Jimmy, Teuch et Andi. Je les pleure tous, mais c’est pour Andi que j’ai le plus de chagrin, car c’est moi qui l’ai Retournée et elle avait à peine goûté à la vraie vie. Et puis, y a Sarey… »
Elle termina sa phrase par un long soupir. Skunk ne répondit rien. Y avait rien à répondre. Andi Steiner avait été avec beaucoup de femmes pendant ses premières années Vraies — pas étonnant, la vapeur rendait les p’tits nouveaux plutôt chauds-chauds au début — mais ça faisait dix ans qu’elle et Sarey la Muette étaient en couple, et fidèles avec ça. Par certains côtés, Skunk trouvait qu’Andi avait plus l’air d’être la fille de Sarey que son amante.
« Sarey est inconsolable, reprit Rose. Et Rude Beckie va pas beaucoup mieux. Son Teuch… La fillette devra répondre de ses crimes envers trois des nôtres. D’une façon ou d’une autre, sa petite vie de pecnode est finie. D’autres questions ? »
Non. Skunk en avait zéro.
Personne ne prêta spécialement attention à Papa Skunk et à ses passagers somnolents lorsqu’ils quittèrent Anniston par la vieille Granite State[14] Highway en direction de l’ouest. À quelques notables exceptions près (les pires étant les vieilles dames aux yeux de faucon et les petits loupiots curieux), l’Amérique des Pecnos est d’une inattention sidérante, même douze ans après son entrée dans l’Âge Sombre du Terrorisme. Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose : fameux slogan… encore faudrait-il commencer par voir quelque chose.
Le temps qu’ils passent la frontière du Vermont, la nuit commençait à tomber et les voitures qu’ils croisaient ne voyaient que les pleins phares de Skunk qu’il laissait délibérément allumés. Il l’avait déjà appelé trois fois pour lui indiquer des routes de campagne et des chemins vicinaux pour la plupart non signalisés. Il l’avait aussi rancardé: Dada Doug, Phil Amphet’ et Flac Annie étaient en route pour le retrouver. À bord d’une Caprice 06 qui ne payait pas de mine mais qui avait 400 chevaux sous le capot. Ils pourraient foncer comme des bêtes: grâce à feu Jimmy Zéro, ils étaient aussi titulaires de sauf-conduits du Département de la Sécurité intérieure des États-Unis qui leur permettraient de franchir tous les contrôles comme une fleur.
Grâce au matériel de communication par satellite sophistiqué des Vrais, les Petits Jumeaux Pois Sec et Graine à Canari surveillaient les échanges radio de la police dans le Nord-Est. Pour le moment, rien sur l’éventuel kidnapping d’une petite fille. Bonne nouvelle, mais pas vraiment surprenante. Des renforts assez malins pour tendre une embuscade devaient être assez malins pour savoir ce qui risquait d’arriver à leur petite poulette s’ils rendaient l’affaire publique.
Quelque part dans la camionnette, un autre téléphone sonna. Sans quitter la route des yeux, Skunk se pencha par-dessus ses passagers zombies, ouvrit la boîte à gants et trouva le portable. Celui du vieux zigue, sans doute. Il l’amena à hauteur d’yeux. Pas de nom, donc le numéro figurait pas dans le répertoire, mais l’indicatif était celui du New Hampshire. L’un des petits malins qui voulait savoir si le vieux zigue et son bébé allaient bien ? À tous les coups. Skunk envisagea de répondre puis laissa tomber. Il vérifierait plus tard si le correspondant avait laissé un message. L’information, c’est le pouvoir.
Quand il se pencha pour remettre le téléphone dans la boîte à gants, il sentit du métal sous ses doigts. Il jeta le téléphone dans la boîte et ramena un pistolet automatique. Jolie trouvaille et prime de choix. Si le vieux zigue s’était réveillé un poil plus tôt, il aurait pu s’en saisir avant que Skunk devine ses intentions. Skunk glissa le Glock sous son siège et referma la boîte à gants.
Les flingues aussi, c’est le pouvoir.
Il faisait nuit noire et ils roulaient sur la nationale 108, au fin fond des montagnes Vertes, lorsque Abra commença à remuer. Skunk, toujours intensément vivant et éveillé, ne s’en frappa pas. Il était curieux de cette môme, pour commencer. Ensuite, la jauge de carburant de la vieille camionnette approchait de la réserve et quelqu’un allait devoir faire le plein.
Mais inutile de prendre des risques.
De sa main droite, il sortit l’une des deux seringues restantes de sa poche et la tint sur sa cuisse. Il attendit que les yeux de la fille — encore vagues et embrumés — s’ouvrent pour lui dire: « Bonsoir, ma petite demoiselle. Je suis Henry Rothman. Est-ce que tu comprends ce que je te dis ?
— Vous êtes… » Abra se racla la gorge, s’humecta les lèvres et réessaya: « Vous êtes Henry rien-du-tout. Vous êtes le Skunk.
— Donc, tu me comprends. C’est bien. T’es encore un peu dans les vapes, je suppose, et tu vas le rester, parce que je t’aime mieux comme ça, ma petite. Mais si t’es une gentille petite fille, j’aurai pas besoin de te remettre KO. Tu piges ?
— Où on va ?
— Poudlard, Tournoi international de quidditch. Je te paierai un hot-dog sorcier et de la barbe-à-papa magique. Réponds à ma question. Tu vas être une gentille petite fille ?
— Oui.
— Oh, une adhésion aussi instantanée est un plaisir pour les oreilles, mais tu devras me pardonner si je te fais pas entièrement confiance, ma petite. Je me dois de te délivrer une information vitale avant que tu tentes quoi que ce soit d’idiot et d’irréparable. Tu vois cette seringue que j’ai là ?
— Oui. » Abra avait toujours la tête appuyée contre la vitre mais elle baissa les yeux vers la cuisse de Skunk. Elle les referma lentement, puis les rouvrit, toujours aussi lentement. « J’ai soif.
— C’est l’effet de la came, sans aucun doute. J’ai rien emporté à boire, on est partis un peu précipitamment, je dois dire…
— Je crois que j’ai une minibrique de jus de fruits dans mon sac. » Enrouée. Voix lente et sourde. Yeux s’ouvrant toujours péniblement après chaque clignement de paupières.
« Désolé, mais elle est restée dans ton garage. Je te prendrai peut-être quelque chose à boire dans le prochain bled… si t’es une mignonne petite Boucle d’or, ça va sans dire. Mais si t’es une vilaine petite Boucle d’or, tu passeras le reste de la nuit à avaler ta salive. Compris ?
— Oui…
— Si je te sens farfouiller dans mon esprit — oui, je sais que t’en es capable — ou si t’essayes d’attirer l’attention quand on s’arrêtera, je ferai une deuxième piqûre à ce vieux monsieur. Après ça, crois-moi, il sera aussi mort qu’Amy Winehouse. Compris, ça aussi ?
— Oui. » Elle se lécha à nouveau les lèvres, puis se frictionna la bouche avec la main. « Lui faites pas de mal.
— C’est toi qui vois.
— Vous m’emmenez où ?
— Boucle d’or ? Ma puce ?
— Quoi ? » Elle cligna des yeux sans le voir.
« Tais-toi et regarde le paysage.
— Poudlard, marmonna-t-elle. Barbe… à… papa. » Cette fois, quand ses yeux se fermèrent, ils le restèrent. Elle se mit à ronfler doucement. C’était un petit bruit léger et plutôt agréable. Skunk ne pensait pas qu’elle jouait la comédie, mais juste au cas où, il garda la seringue prête, près de la cuisse du vieux zigue. Comme Gollum l’avait dit un jour à propos de Frodon Sacquet: Trop risqué, mon Précieux. Trop risqué.
Abra ne sombra pas complètement dans le sommeil ; elle entendait toujours le bruit du moteur, mais il ronronnait très loin. Comme s’il était au-dessus d’elle. Ça lui rappelait quand elle allait au lac Winnipesaukee avec ses parents les après-midi de canicule, et qu’elle entendait le vrombissement sourd des bateaux à moteur lorsqu’elle plongeait la tête sous l’eau. Elle savait qu’on était en train de la kidnapper et qu’elle aurait dû s’inquiéter, mais elle se sentait bien, sereine, contente de flotter entre le sommeil et la veille. Mais elle avait toujours la bouche et la gorge horriblement sèches. Et l’impression que sa langue était un vieux bout de moquette poussiéreux.
Je dois faire quelque chose. Il m’emmène à la femme au chapeau et je dois faire quelque chose. Sinon, ils me tueront comme ils ont tué le p’tit gars du base-ball. Ou ils me feront encore pire.
Elle allait faire quelque chose. Quand elle aurait bu. Et dormi encore un peu…
Le bourdonnement du moteur s’était transformé en ronronnement lointain quand un rai de lumière pénétra sous ses paupières closes. Puis le ronron se tut complètement et elle sentit l’index du Skunk s’enfoncer dans sa cuisse. Gentil d’abord, puis plus brutal. Assez brutal pour lui faire mal.
« Réveille-toi, Boucle d’or. Tu pourras encore dormir après. »
Elle ouvrit les yeux avec peine et grimaça, aveuglée par la luminosité. Ils étaient garés devant des pompes à essence éclairées aux néons. Elle mit la main en visière pour se protéger de leur éclat. Et voilà, maintenant, en plus d’avoir soif, elle avait mal au crâne. C’était comme…
« Y a quelque chose de drôle, Boucle d’or ?
— Hein ?
— Pourquoi tu souris ?
— Je viens juste de comprendre ce qui tourne pas rond chez moi. J’ai la gueule de bois. »
Skunk réfléchit, et se marra. « Ça doit être ça, et t’as même pas connu le bonheur de te pavaner avec un abat-jour sur la tête. T’es assez réveillée pour comprendre ce que je vais te dire ?
— Oui. » Du moins, elle pensait l’être. Ah, mais ce martèlement dans le crâne. Horrible.
« Tiens, prends ça. »
Il lui mit sous le nez un truc qu’il brandissait de la main gauche, la droite tenant toujours la seringue avec l’aiguille dirigée vers la cuisse de Mr. Freeman.
Abra plissa les yeux. C’était une carte de crédit. Elle tendit la main pour la prendre, une main qui lui parut trop lourde. Ses yeux recommencèrent à se fermer et le Skunk la gifla. Elle les rouvrit tout grands, accusant le coup. Personne ne l’avait jamais frappée de sa vie, aucun adulte, en tout cas. Évidemment, personne ne l’avait jamais kidnappée non plus.
« Aïïe ! Aïïe !
— Ouvre ta portière et descends. Suis les instructions sur la pompe — t’es une môme futée, je suis sûr que tu peux faire ça — et fais-nous le plein. Ensuite, rengaine le pistolet et remonte. Si tu fais tout ça bien gentiment comme une mignonne petite Boucle d’or, on poussera jusqu’au distributeur de Coca, là-bas. » Il désigna la machine à l’arrière du magasin. « Tu pourras en avoir une grande bouteille. Ou de l’eau, si tu préfères ; mon petit doigt me dit qu’ils ont de la Dasani. Si t’es une vilaine petite Boucle d’or, je zigouille le vieux, puis j’entre dans le magasin zigouiller le môme à la caisse. Fastoche. Ton vieux pote avait un flingue qui dorénavant m’appartient. Tu m’accompagneras, comme ça tu pourras voir la tête du môme faire splash. C’est comme tu voudras, OK ? T’as pigé ?
— Oui », dit Abra. Un peu mieux réveillée à présent. « Je pourrai avoir les deux: un Coca et de l’eau ? »
Là, il lui fit un grand sourire, franc et beau. Malgré sa situation, malgré son mal de tête, et même malgré la gifle qu’il lui avait donnée, Abra trouva ce sourire charmant. Elle supposa que beaucoup de gens le trouvaient charmant, surtout les femmes. « Mmmh, t’en demandes beaucoup, dis-moi ? Mais c’est pas toujours mal d’en demander beaucoup. Bon, voyons maintenant si tu sais être une gentille petite fille. »
Abra détacha sa ceinture — elle dut s’y reprendre à trois fois, mais finit par y arriver — et se saisit de la poignée de la portière. Avant de descendre, elle lança: « Arrêtez de m’appeler Boucle d’or. Vous connaissez mon nom, et je connais le vôtre. »
Sans lui laisser le temps de répondre, elle claqua la portière et se dirigea (un peu titubante) vers la pompe. Du cran autant que de la vapeur, cette môme. Il l’admira presque. Mais vu le sort d’Andi, Teuch et Jimmy, presque, c’était déjà trop.
D’abord, Abra fut incapable de lire les instructions, parce que les mots n’arrêtaient pas de se dédoubler et de s’échapper. Elle plissa les yeux et la mise au point devint nette. Le Skunk la surveillait. Elle sentait ses yeux sur sa nuque, comme deux minuscules vrilles tièdes.
(Dan ?)
Rien. Pas étonnant. Comment pouvait-elle espérer capter Dan alors qu’elle était même pas fichue de se servir de cette stupide pompe à essence ? Jamais elle s’était sentie aussi éteinte de sa vie.
Elle commença par introduire la carte de crédit du Skunk à l’envers, et dut tout recommencer à zéro. Enfin, l’essence coula. Pendant ce qui lui parut une éternité. Heureusement qu’il y avait une jupe en caoutchouc autour du pistolet pour empêcher les vapeurs toxiques de remonter. Et puis, l’air nocturne lui rafraîchissait les idées. Il y avait des milliards d’étoiles. D’habitude, leur beauté et leur profusion l’émerveillaient, mais ce soir-là, les regarder l’angoissait. Elle les voyait si loin d’elle. Et elle, Abra Stone, les étoiles ne la voyaient pas.
Quand le réservoir fut plein, elle plissa les yeux pour lire le nouveau message affiché sur l’écran et se retourna vers Skunk. « Vous voulez un reçu ou pas ?
— Je pense qu’on peut s’en passer, tu crois pas ? » Encore un petit coup de son sourire éblouissant. Le genre à te rendre heureuse d’être celle qui l’a provoqué. Abra aurait parié qu’il avait des tas de petites copines.
Non. Il en a qu’une. C’est la femme au chapeau, sa copine. Rose. S’il en avait une autre, Rose la tuerait. Avec les dents et avec les ongles.
Elle traîna les pieds jusqu’à la portière et remonta.
« Bravo, dit Skunk, t’as gagné le gros lot — un Coca et de l’eau. Alors… qu’est-ce qu’on dit à son papa ?
— Merci, répondit Abra d’un ton amorphe. Mais vous êtes pas mon papa.
— Non, mais je pourrais l’être. Je peux être un très gentil papa pour les petites filles qui sont gentilles avec moi. Les gentilles mignonnes petites filles. » Il roula jusqu’au distributeur et lui donna un billet de cinq dollars. « Prends-moi un Fanta, si y en a. Sinon, un Coca.
— Vous buvez des sodas, comme n’importe qui ? »
Il grimaça une comique moue offensée. « Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ?
— Shakespeare, c’est ça ? » Elle se frictionna de nouveau la bouche. « Roméo et Juliette.
— Raté, Le Marchand de Venise », dit Skunk, mais avec le sourire. « Tu connais pas la suite, je parie. »
Elle secoua la tête. Erreur. Ça réveilla les palpitations qui avaient commencé à se calmer.
« Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? » Il tapota la seringue près de la jambe de Mr. Freeman. « Médite là-dessus pendant que tu vas nous chercher à boire. »
Il la surveilla attentivement pendant qu’elle faisait fonctionner le distributeur. Cette station-service se trouvait à la périphérie boisée d’une petite ville et il était toujours envisageable qu’elle se dise au diable le vieux zigue et qu’elle déguerpisse dans les bois. Il pensa au revolver mais le laissa à sa place. Ce ne serait pas bien difficile de la courser, vu son présent état de léthargie. Mais elle ne regarda même pas dans cette direction. Elle glissa le billet de cinq dans la machine, récupéra les boissons l’une après l’autre et s’arrêta seulement pour boire goulûment l’eau de sa bouteille. Elle revint, ouvrit la portière côté passager mais ne monta pas. Elle désigna du doigt l’extrémité du bâtiment.
« Faut que j’aille faire pipi. »
Skunk en resta baba. Ça, c’était un truc qu’il n’avait pas prévu. Quoique, il aurait dû. Elle avait été droguée, son corps avait besoin d’éliminer les toxines. « Tu peux pas te retenir encore un peu ? » Il se disait que quelques kilomètres plus loin, il trouverait une petite bifurcation où s’arrêter. Pour qu’elle aille pisser derrière un buisson. Du moment qu’il pouvait lui voir le sommet de la tête, ça irait.
Mais elle fit non de la tête. Évidemment.
Il réfléchit un instant. « Bon, écoute-moi. Tu peux aller aux toilettes pour dames si la porte est ouverte. Sinon, t’iras faire ta petite commission derrière. Y a pas moyen que je te laisse entrer demander les clés.
— Si je dois pisser les fesses à l’air, je suppose que vous allez me mater. Pervers.
— Y aura bien une poubelle ou un conteneur quelconque derrière quoi t’accroupir. Ça me fendra le cœur de pas pouvoir reluquer tes adorables petites miches, mais je tâcherai de survivre. Allez, monte.
— Mais vous avez dit…
— Monte ou je recommence à t’appeler Boucle d’or. »
Elle monta et il avança la camionnette jusqu’aux portes des toilettes. « Maintenant, donne-moi ta main.
— Pourquoi ?
— Donne ta main. »
Très à contrecœur, elle la lui tendit. Il la prit. Dès qu’elle vit la seringue, elle tenta de se dégager.
« T’inquiète, juste une goutte. On a pas envie que tu te mettes à avoir des vilaines pensées, pas vrai ? Ni que tu les émettes en longue portée. Je vais te le faire de toute façon, alors pourquoi en faire tout un cinéma ? »
Elle arrêta de lutter. C’était plus facile de se laisser faire. Elle sentit une brève piqûre sur le dos de sa main, puis il la lâcha. « Vas-y, maintenant. Va faire ton petit pipi et fais-le vite. Comme dit cette bonne vieille chanson country, la route est longue et le temps nous presse.
— Je connais aucune chanson qui dit ça.
— Tu m’étonnes. Déjà que tu confonds Le Marchand de Venise et Roméo et Juliette.
— Vous êtes méchant.
— Même pas besoin. »
Elle descendit et resta un petit moment à côté de la camionnette, à respirer profondément.
« Abra ? »
Elle se tourna vers lui.
« Essaye pas de t’enfermer là-dedans. Tu sais qui paierait pour ça, pas vrai ? » Il tapota la jambe de Billy Freeman.
Oui, elle savait.
Ses pensées, qui avaient commencé à s’éclaircir, s’embrumaient à nouveau. Quel horrible type — quelle horrible chose — derrière ce faux sourire charmant. Et rusé avec ça. Il pensait à tout. Elle poussa la porte des toilettes, qui s’ouvrit. Au moins, elle serait pas obligée de faire dehors dans les mauvaises herbes, c’était déjà ça. Elle entra, referma la porte et fit ce qu’elle avait à faire. Puis elle resta là, simplement assise sur la cuvette, avec sa tête dodelinante qui s’alourdissait. Elle s’imagina qu’elle était dans la salle de bains d’Emma, croyant encore stupidement que tout allait bien se passer. Comme tout ça paraissait loin…
Je dois faire quelque chose.
Mais elle était droguée, complètement dans les vapes.
(Dan)
Elle émit avec toute la force qu’elle put rassembler… et c’était bien peu. Et combien de temps le Skunk allait-il lui laisser ? Elle sentit le désespoir l’envahir, sapant le peu de volonté de résistance qui lui restait. Tout ce qu’elle avait envie de faire, c’était reboutonner son pantalon, remonter dans la camionnette et se rendormir. Elle essaya quand même une dernière fois.
(Dan ! Dan, je t’en supplie !)
Et attendit un miracle.
Tout ce qu’elle reçut en retour, ce fut un bref petit coup de klaxon. Le message était clair: Finie la pause pipi.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Au lendemain de la victoire à la Pyrrhus de Cloud Gap, cette phrase se mit à obséder Dan, comme un refrain de chanson agaçant et absurde qui vous rentre dans la tête et ne vous lâche plus pendant des jours, que vous vous surprenez même à fredonner en allant pisser en somnambule en pleine nuit. Ce refrain-là était complètement agaçant, ça oui, mais pas totalement absurde. Dan l’associait bizarrement à Tony.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Il était hors de question qu’ils prennent le Winnebago des Vrais pour rejoindre leurs voitures qu’ils avaient laissées à la gare de Teenytown. Même sans craindre d’être vus en descendre ou de laisser à l’intérieur des preuves utilisables par la police scientifique, tous auraient refusé à l’unanimité d’y monter. Le camping-car sentait plus que la maladie et la mort: il sentait le mal. Et Dan avait une autre raison: il ignorait si, après leur mort, les membres du Nœud Vrai revenaient ou pas sous la forme de gens-fantômes, mais il ne tenait pas à le découvrir.
Ils se débarrassèrent donc des nippes et de l’attirail narcotique des Vrais dans la rivière qui se chargerait de les faire disparaître, soit au fond de son lit, soit dans le Maine en aval, puis ils repartirent comme ils étaient venus, à bord du Helen Rivington.
Dave Stone se laissa tomber sur le siège du chauffeur, constata que Dan tenait toujours le lapin en peluche d’Abra et tendit la main pour l’avoir. Dan le lui passa bien volontiers, tout en remarquant ce que le père d’Abra tenait dans l’autre main: son Blackberry.
« Vous avez l’intention d’appeler qui ? »
Dave regarda les bois qui défilaient de part et d’autre de l’étroite voie ferrée puis se tourna vers Dan. « Chez les Deane, dès qu’on aura du réseau. Si ça ne répond pas, j’appelle la police, si ça répond et qu’Emma ou sa mère me dit qu’Abra a disparu, j’appelle aussi la police. Si elles ne l’ont pas déjà fait. » Son regard calme et moins qu’amical le défiait, mais au moins maîtrisait-il la peur — la terreur, plus probablement — qu’il ressentait pour sa fille, et pour cette raison, Dan le respectait. Il n’en serait que plus facile à raisonner.
« Je vous tiens pour responsable de tout cela, Mr. Torrance. C’était votre plan. Votre plan insensé. »
Inutile de lui faire observer qu’ils avaient tous adhéré à ce plan insensé. Ou que lui-même et John étaient tout aussi inquiets que lui du silence prolongé d’Abra. Parce que, au fond, Mr. Stone avait raison.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Encore une réminiscence de l’Overlook ? Dan pensait que oui. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?
« Dave, elle a très certainement été enlevée. » C’était John Dalton. Il s’était installé dans la voiture de tête cette fois, juste derrière eux. Le dernier éclat du soleil couchant filtrait à travers les arbres et chatoyait sur son visage. « Si c’est bien ce qui s’est passé et que vous prévenez la police, qu’arrivera-t-il à Abra, selon vous ? »
Dieu te bénisse, pensa Dan. Si c’était moi qui avais dit ça, je doute qu’il m’aurait écouté. Car pour lui, je suis l’inconnu qui a comploté avec sa fille. Jamais il ne sera entièrement convaincu que ce n’est pas moi qui l’ai foutue dans ce merdier.
« Mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? » demanda Dave. Et là, son calme fragile se brisa. Il se mit à pleurer, le lapin en peluche pressé contre son visage. « Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ? Que j’étais en train de flinguer des gens à Cloud Gap pendant qu’une espèce de croque-mitaine nous volait notre fille ?
— Une chose à la fois », répondit Dan. Il n’était pas sûr que des slogans AA du genre Aide-toi et le ciel t’aidera ou encore Lâche prise auraient été bien reçus par le père d’Abra dans le cas présent. « Je pense aussi que vous devriez appeler chez les Deane. Que vous allez réussir à les joindre et que tout ira bien.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Lors de ma dernière communication avec Abra, je lui ai dit de demander à la mère d’Emma d’appeler la police. »
Dave cligna des yeux. « Ah oui ? Vous avez fait ça ? Ou vous dites juste ça maintenant pour vous couvrir ?
— Oui, je l’ai fait. Abra a commencé à me répondre. Elle a dit “Je ne suis plus” et c’est là que je l’ai perdue. Je pense qu’elle allait me dire qu’elle n’était plus chez les Deane.
— Mais est-elle encore en vie ? » Dave saisit le coude de Dan d’une main froide comme la mort. « Ma fille est-elle encore en vie ?
— Elle ne m’a pas recontacté depuis, mais je suis sûr que oui.
– Évidemment, vous n’allez pas me dire le contraire, murmura Dave. Vous assurez vos arrières, hein ? »
Dan ravala une réplique mordante. S’ils commençaient à se disputer, toute chance, si infime soit-elle, de récupérer Abra se réduirait à pas de chance du tout.
« C’est logique », intervint John. Il était encore pâle et ses mains tremblaient toujours un peu, mais il avait pris sa voix rassurante de médecin au chevet d’un malade. « Morte, elle n’aurait aucune utilité pour celui qui l’a enlevée. Vivante, c’est une otage. Et puis, ils la veulent pour… enfin…
— Pour son essence, dit Dan. Sa vapeur.
— Encore une chose, dit John. Que direz-vous à la police à propos de ceux que nous avons éliminés ? Qu’ils sont passés par des cycles de visibilité et d’invisibilité avant de disparaître complètement ? Puis que nous nous sommes débarrassés de… de leurs restes ?
— Je ne comprends pas comment j’ai pu vous laisser m’entraîner là-dedans. » Dave n’arrêtait pas de triturer le vieux lapin en peluche. Dans pas longtemps, le pauvre Pippo éventré allait se vider de ses entrailles de mousse. Dan n’était pas sûr de pouvoir supporter ça.
« Écoutez-moi, Dave, reprit John. Pour l’amour de votre fille, reprenez vos esprits. Je ne connais rien à la vapeur et pas grand-chose à ce que Dan appelle le Don, mais je sais que les gens à qui nous avons affaire ne sont pas du genre à laisser des témoins. Dans l’affaire du p’tit gars de l’Iowa, comme elle l’appelle, c’est ce qu’est Abra: un témoin. Votre fille est tombée dans cette histoire le jour où elle a vu la photo de ce garçon dans le Shopper et a essayé d’en savoir plus. Dès que la femme au chapeau s’en est aperçue, elle ne pouvait que se lancer à sa poursuite.
— Quand vous appellerez les Deane, prenez un ton léger, conseilla Dan.
— Léger ? Léger ? » On aurait dit un homme s’essayant à la prononciation d’un mot suédois.
« Dites que vous voulez demander à Abra s’il y a des courses à faire — genre du pain, du lait. Si vous vous entendez répondre qu’elle est rentrée chez vous, dites OK, pas de problème, que vous allez l’appeler à la maison.
— Et ensuite ? »
Ensuite ? Dan ne savait pas. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait besoin de réfléchir. Besoin de réfléchir à ce qui avait été oublié.
Mais John savait. « Ensuite, vous essayerez d’appeler Billy Freeman. »
La nuit était tombée et les phares du Riv découpaient un cône de lumière entre les rails lorsque Dave eut enfin du réseau. Il appela chez les Deane et Dan trouva qu’il s’en sortait plutôt bien, même s’il étreignait férocement le pauvre Pippo tout déformé et que de grosses gouttes de sueur lui dégoulinaient sur le visage. Pouvait-il parler une seconde à Abby pour savoir s’ils avaient besoin de quelque chose de spécial au Stop & Shop ? Ah ? Elle était rentrée ? Bon, il allait essayer d’appeler à la maison, alors. Il écouta encore, répondit que oui, c’est ce qu’il allait faire, puis raccrocha. Quand il se retourna vers Dan, ses yeux étaient comme deux trous noirs cerclés de blanc.
« Mrs. Deane m’a dit de vérifier qu’Abra allait mieux. Apparemment, elle est rentrée à la maison en se plaignant de douleurs de règles. » Il baissa la tête. « Je savais même pas qu’elle avait ses règles. Lucy me l’a même pas dit.
— Il y a des choses que les pères n’ont pas besoin de savoir, répondit John. Essayez d’appeler Billy, maintenant.
— J’ai pas son numéro. » Il lâcha un petit hoquet censé être un rire: Hah ! « Quelle équipe de bras cassés on fait. »
Dan lui donna le numéro de Billy de mémoire. Devant eux, les arbres s’éclaircissaient et l’on apercevait la lueur jaune des réverbères bordant l’avenue principale de Frazier.
Dave composa le numéro et attendit. Attendit encore un peu et raccrocha. « Messagerie. »
Les trois hommes gardèrent le silence pendant que le Riv émergeait des bois et parcourait les deux derniers kilomètres les séparant de Teenytown. Projetant sa voix mentale avec toute son énergie, Dan essaya encore de capter Abra, sans rien recevoir en retour. Celui qu’elle appelait le Skunk avait dû l’endormir d’une façon ou d’une autre. Miss Tatouée avait une seringue. Le Skunk aussi devait en avoir une.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
L’origine de cette phrase remonta soudain du fin fond de son esprit où il gardait les coffres-forts contenant tous ses terribles souvenirs de l’Overlook et les fantômes qui l’infestaient.
« La chaudière. »
Du siège du chauffeur, Dave lui lança un bref regard. « Hein ?
— Rien. »
Le système de chauffage de l’Overlook était antique. On devait laisser échapper la vapeur à intervalles réguliers sinon la pression augmentait, augmentait, menaçant de faire exploser la chaudière et de projeter l’hôtel dans le ciel. Dans sa descente inexorable dans la démence, Jack Torrance l’avait oublié, mais quelqu’un l’avait rappelé à son jeune fils. Tony.
Était-ce là un nouvel avertissement ou juste une bribe exaspérante de souvenir qui refaisait surface avec le stress et la culpabilité ? Car Dan se sentait coupable. John avait raison, Abra aurait de toute façon été la proie des Vrais, mais les sentiments sont inaccessibles à la pensée rationnelle. Oui, c’était son plan, son plan avait mal tourné et il allait en payer les conséquences.
Tu te souviendras de ce qui a été oublié.
Était-ce la voix de son vieil ami qui l’alertait sur leur situation présente ? ou juste le gramophone ?
Dave monta dans le Suburban de John pour rentrer à Anniston. Dan suivit dans sa voiture, heureux d’être enfin seul avec ses pensées. Sans grand résultat, cependant. Il était quasiment sûr que cette formule avait un sens, mais ça ne lui venait pas. Il essaya même d’appeler Tony, chose qu’il n’avait pas tentée depuis l’adolescence, sans succès.
La camionnette de Billy n’était plus dans Richland Court. Dan n’en fut guère surpris. Le commando kidnapping des Vrais était arrivé dans le Winnebago. S’ils avaient déposé le Skunk à Anniston, celui-ci s’était retrouvé à pied et en manque de véhicule.
Le garage des Stone était ouvert. Dave bondit de la voiture avant l’arrêt complet et s’y rua, appelant Abra à tue-tête. Puis, illuminé par le pinceau des phares comme un acteur sur scène, il souleva quelque chose à bout de bras en émettant une exclamation qui tenait autant du grondement que du cri. Se rangeant à côté du Suburban, Dan vit de quoi il s’agissait: le sac à dos d’Abra.
Il lui vint une soudaine envie de boire, une envie plus forte que le soir où il avait appelé John du parking du bar de cow-boys, une envie plus forte qu’au cours des nombreuses années écoulées depuis le jour où il avait pioché un jeton blanc à sa première réunion. Juste l’envie de faire demi-tour, d’ignorer leurs braillements et de s’en retourner à Frazier. Il y avait un bar là-bas, le Bull Moose. Il était passé devant bien souvent, spéculant à chaque fois à la manière d’un ancien alcoolo: Comment c’est à l’intérieur ? Y a quoi à la pression ? Et quelle musique dans le juke-box ? Qu’est-ce qu’ils ont comme whisky ? Et les filles, elles seront jolies ? Il aura quel goût ce premier verre ? Le goût du réconfort ? le goût de la sécurité… enfin ? Il pourrait répondre au moins à quelques-unes de ces questions avant que Dave Stone n’appelle les flics et que les flics l’embarquent pour l’interroger sur la disparition d’une certaine petite fille.
Un jour viendra, lui avait dit Casey dans ses premiers temps de sobriété poings serrés, où la force mentale ne te suffira pas et où le seul barrage entre l’alcool et toi sera ta foi en une Puissance Supérieure.
Dan n’avait aucun problème avec l’idée d’une Puissance Supérieure, puisqu’il disposait lui-même de quelques informations confidentielles sur le sujet. Si Dieu restait une hypothèse non prouvée, il savait qu’il existait réellement un autre plan d’existence. Tout comme Abra, il avait vu les gens-fantômes. Alors oui, pourquoi pas Dieu. Étant donné ses aperçus de l’arrière-monde, Dan pensait que c’était même probable… mais quel genre de Dieu se contentait de rester assis là sans rien faire pendant que de telles catastrophes arrivaient ?
Comme si t’étais le premier à poser cette question, pensa-t-il.
Casey lui avait dit de s’agenouiller deux fois par jour: le matin pour demander de l’aide et le soir pour remercier. C’est les trois premières étapes: je ne peux pas, Dieu peut, je Le laisse faire. Ne te mets pas trop martel en tête avec ça.
Aux petits nouveaux réfractaires à ce conseil, Casey aimait bien raconter une anecdote sur le réalisateur John Waters. Dans Pink Flamingos, un de ses premiers films, Divine, la star drag-queen de Waters, mangeait un petit bout de crotte de chien qui traînait sur une pelouse. Des années plus tard, à des journalistes qui continuaient à le questionner sur ce moment glorieux de l’histoire du cinéma, il répliqua: « C’était jamais qu’un petit bout de crotte de chien et ça a fait d’elle une star. »
Alors, agenouillez-vous et demandez de l’aide, que ça vous plaise ou non, concluait Casey. Après tout, c’est jamais qu’un petit bout de crotte de chien.
Dan pouvait difficilement s’agenouiller derrière le volant de sa voiture, mais il prit la position qu’il adoptait spontanément pour ses prières du matin et du soir — les yeux clos, une main sur les lèvres, comme pour empêcher l’entrée ne serait-ce que d’une goutte du poison séducteur qui avait marqué vingt ans de sa vie au fer rouge.
Mon Dieu, aide-moi à ne pas boi…
C’est là que la lumière se fit.
Sur ce que Dave avait dit en chemin pour Cloud Gap. Sur le sourire mauvais d’Abra (Dan se demanda si le Skunk avait eu l’occasion de voir ce sourire, et si oui, ce qu’il en avait pensé). Plus que tout, sur cette sensation de sa propre main plaquant ses lèvres contre ses dents.
« Oh, mon Dieu », chuchota-t-il. Il descendit de voiture et ses jambes le lâchèrent. Il tomba à genoux, en fin de compte, mais se releva et courut dans le garage rejoindre les deux hommes qui regardaient le sac abandonné d’Abra.
Il saisit Dave par les épaules. « Appelez votre femme. Dites-lui que vous arrivez.
— Elle voudra savoir pourquoi », répondit Dave. Il était clair, à voir sa bouche tremblante et ses yeux baissés, qu’il n’avait aucune envie de s’expliquer avec elle. « Elle est chez Chetta. Je vais lui dire… merde, je ne sais pas ce que je vais lui dire. »
Dan l’étreignit plus fort, accentuant la pression jusqu’à ce que les yeux baissés se relèvent pour croiser les siens. « Nous partons tous pour Boston, mais John et moi aurons autre chose à y faire.
— Comment ça ? Je ne comprends pas. »
Dan, lui, comprenait. Pas encore tout, mais beaucoup.
Ils prirent le Suburban de John. Dave s’assit à la place du mort et Dan s’allongea à l’arrière, la tête sur un accoudoir, les pieds par terre.
« Lucy a essayé de me tirer les vers du nez, raconta Dave. Elle m’a dit que je lui faisais peur. Et bien sûr, elle pense que ça concerne Abra, parce qu’elle aussi a un peu de ce sixième sens qu’a Abra. Je l’ai toujours su. Je lui ai dit qu’Abby passait la nuit chez Emma. Vous savez combien de fois j’ai menti à ma femme depuis que nous sommes mariés ? Je pourrais les compter sur les doigts de la main, et trois fois, c’était pour l’argent que j’ai perdu au poker, aux parties du jeudi soir que mon chef de département organise. Rien à voir avec ça. Et dans trois heures, je vais le sentir passer, c’est moi qui vous le dis. »
Bien sûr, Dan et John savaient déjà tout cela: ce que Dave avait dit à Lucy au sujet d’Abra, l’inquiétude de Lucy en s’entendant répondre que ce qui l’amenait était trop important et trop compliqué pour être expliqué au téléphone. Ils se trouvaient tous les deux avec lui dans la cuisine quand il l’avait appelée. Mais il avait besoin de parler. De partager, en langage AA. John se chargeait de fournir les réponses nécessaires, alternant les mmh-mmh, les je sais et les je comprends.
Au bout d’un moment, Dave s’arrêta net et se retourna. « Bonté divine, mais vous dormez ?
— Non, répondit Dan sans ouvrir les yeux. J’essaie d’entrer en contact avec votre fille. »
Cela mit un point final au monologue de Dave. On n’entendait plus maintenant que le ronflement des roues du Suburban qui filait vers le sud sur la route 16, traversant une série de petites bourgades. La circulation était fluide et dès qu’ils furent sur la quatre-voies, John cala le régulateur de vitesse sur 100.
Dan ne fit aucun effort pour appeler Abra: ça n’aurait pas marché, à son avis. Il s’appliqua plutôt à ouvrir son esprit au maximum. À se transformer en station d’écoute. C’était la première fois qu’il tentait l’expérience et le résultat était troublant. C’était comme d’avoir les écouteurs les plus puissants du monde sur les oreilles. Il avait l’impression d’entendre un bruit de flot incessant, sans doute le bourdonnement des pensées humaines. Quelque part dans ce déferlement continu de vagues, il se tenait prêt à entendre le son de la voix d’Abra, sans véritablement y compter, mais que pouvait-il faire d’autre ?
C’est peu après avoir passé le premier péage sur l’autoroute Spaulding, alors qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de kilomètres de Boston, que Dan perçut enfin la voix d’Abra.
(Dan)
Faible. À peine audible. Il crut d’abord que c’était le produit de son imagination — que son esprit fabriquait ce qu’il avait envie d’entendre — mais il s’orienta néanmoins dans cette direction, s’appliquant à réduire sa concentration à un unique faisceau de projecteur. Et la voix résonna encore, un peu plus sonore cette fois. C’était elle. C’était vraiment elle.
(Dan, je t’en supplie !)
Elle était droguée, c’était clair… mais elle avait fait l’effort. Lui-même n’avait jamais tenté, de près ou de loin, ce qu’il s’apprêtait à faire… alors, dans les vapes ou pas, il faudrait qu’elle le guide.
(Abra pousse fort il faut que tu m’aides)
(t’aider comment quoi)
(interversion)
( ? ? ?)
(m’aider à retourner le monde)
À l’avant, Dave cherchait de la monnaie pour le prochain péage dans le porte-gobelet quand, derrière lui, Dan se mit à parler. Sauf que ça ne pouvait pas être Dan:
« Laissez-moi encore une minute, il faut que je change mon tampon ! »
John sursauta et le Suburban fit une embardée. « C’est quoi cette histoire ? »
Dave détacha sa ceinture et se retourna, à genoux sur son siège, pour se pencher sur l’homme allongé sur la banquette arrière. Les paupières de Dan étaient mi-closes mais lorsque Dave prononça le nom d’Abra, elles se soulevèrent.
« Non papa, pas maintenant, il faut que j’aide Dan… il faut que j’essaye… » Le corps de Dan se retourna. L’une de ses mains remonta et frictionna sa bouche d’un geste que Dave avait vu des milliers de fois, puis retomba. « Dis-lui que je lui ai déjà dit d’arrêter de m’appeler comme ça. Dis-lui… »
La tête de Dan bascula et vint se poser sur son épaule. Il gémit. Ses mains s’agitaient de manière convulsive.
« Que se passe-t-il ? s’écria John. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Je n’en sais rien », dit Dave. Il se pencha un peu plus, prit dans la sienne l’une des mains frémissantes et la tint bien serrée.
« Roule, dit Dan à John. Continue à rouler. »
Alors, le corps allongé sur la banquette arrière commença à se cabrer et à se tordre et Abra se mit à crier avec la voix de Dan.
Dan trouva le conduit entre eux en suivant le cours engourdi des pensées d’Abra. Il vit la roue en pierre car Abra la visualisait, mais la fillette était beaucoup trop faible et désorientée pour la faire tourner. Elle mettait toute sa force mentale à maintenir ouverte son extrémité de la liaison. Pour que Dan puisse pénétrer dans son esprit et vice versa. Mais il était encore beaucoup trop présent dans le Suburban, où les phares des voitures arrivant en sens inverse filaient sur le plafond capitonné. Lumière… obscurité… lumière… obscurité.
La roue était tellement lourde.
Il y eut tout à coup un tambourinement surgi de nulle part, et une voix: « Allons, Abra, sors de là. Finie la pause pipi. On doit repartir. »
Abra en fut si effrayée qu’elle trouva un peu plus de force en elle. La roue commença à bouger, attirant Dan plus profondément dans le cordon ombilical qui les reliait. C’était la sensation la plus étrange qu’il eût jamais ressentie de sa vie et, malgré toute l’horreur de la situation, une sensation exaltante.
Quelque part, très loin, il entendit Abra: « Laissez-moi encore une minute, il faut que je change mon tampon ! »
Le plafond du Suburban de John était en train de glisser. De tourner. L’obscurité se fit, accompagnée de la sensation d’être dans un tunnel, et il eut le temps de penser, Si je me perds, je ne pourrai plus jamais ressortir. Je finirai en hôpital psychiatrique, catalogué comme catatonique incurable.
Puis le monde se remit en place, sauf que ce n’était plus la même place. Le Suburban avait disparu. Dan se trouvait dans des toilettes malodorantes, avec un carrelage bleu miteux et un avis placardé au-dessus du lavabo DÉSOLÉ EAU FROIDE SEULEMENT. Il était assis sur la cuvette des W.-C.
Avant même qu’il ait eu l’idée de se relever, la porte s’ouvrit violemment, heurtant si fort les vieux carreaux qu’elle dut en ébrécher quelques-uns. Un homme entra sans se gêner. On lui aurait donné dans les trente-cinq ans, ses cheveux noir corbeau étaient coiffés en arrière, dégageant son front, son visage était anguleux mais beau dans le style pommettes hautes et traits typés. Il brandissait un flingue.
« Changer ton tampon, hein ? dit-il. Et tu l’as trouvé où, ce tampon, Boucle d’or ? Dans ta poche de pantalon ? Sûrement, vu que ton sac est très très loin d’ici. »
(dis-lui d’arrêter de m’appeler comme ça)
Dan dit: « Je vous ai dit d’arrêter de m’appeler comme ça. »
Skunk regarda la fillette qui tanguait légèrement sur la cuvette. Qui tanguait à cause de la dope. Bien sûr. Mais cette drôle de voix qu’elle avait ? Ça aussi, c’était la dope ?
« Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as plus la même voix. »
Dan essaya de hausser les épaules de la fillette mais ne put en faire frémir qu’une seule. Skunk prit la main d’Abra et tira Dan pour le mettre debout sur les jambes d’Abra. Ça lui fit mal et il cria de douleur.
Quelque part — à des kilomètres — une voix faible demanda: Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que je dois faire ?
« Roule, dit-il à John, tandis que Skunk le tirait hors des chiottes. Continue à rouler.
– Ça, pour rouler, je vais rouler », dit Skunk. Et sans ménagement, il hissa Abra dans la camionnette à côté d’un Billy Freeman toujours ronflant. Puis il lui saisit les cheveux, les enroula autour de son poing et tira. Dan cria avec la voix d’Abra, sachant que ce n’était pas tout à fait sa voix. Presque, mais pas tout à fait. Skunk entendit la différence mais ne comprit pas d’où ça venait. La femme au chapeau, elle, aurait compris ; c’était elle qui par inadvertance avait enseigné le tour d’interversion des esprits à Abra.
« Mais avant qu’on se mette en route, on va passer un petit accord, toi et moi. Plus de mensonges, compris ? La prochaine fois que tu mens à ton papa, je te jure que le vieux zigue qui ronfle à côté de moi y passera. Et j’utiliserai pas ma dope, cette fois. Je m’arrêterai sur une piste forestière et je lui tirerai une balle dans le ventre. Qu’il ait le temps de souffrir et toi de l’entendre hurler. T’as pigé ?
— Oui, souffla Dan.
— T’as intérêt, fillette, parce que j’ai pas l’habitude de me répéter. »
Skunk claqua la portière et contourna rapidement la camionnette. Dan ferma les yeux d’Abra. Il repensait aux cuillères du goûter d’anniversaire. Aux tiroirs fermés et ouverts, aussi. Abra était physiquement trop faible pour lutter contre l’homme qui s’installait maintenant au volant et démarrait, mais une partie d’elle était forte. S’il pouvait trouver cette part puissante en elle… celle qui avait déplacé les cuillères, ouvert les tiroirs et joué de la musique aérienne… celle qui avait écrit à distance sur son tableau noir… s’il pouvait la trouver et en prendre le contrôle…
Tout comme Abra avait visualisé la lance d’une guerrière et son étalon, Dan visualisa une série de commutateurs électriques sur un tableau de commande. Certains de ces interrupteurs commandaient les mains d’Abra, d’autres ses jambes, d’autres encore ses haussements d’épaules. D’autres étaient plus importants. Il devrait être capable de les actionner: Abra et lui avaient au moins quelques circuits en commun.
La camionnette démarra, recula, fit demi-tour. Quelques minutes plus tard, ils étaient sur la route.
« C’est bon, dit Skunk d’un ton sévère. Fais dodo. Qu’est-ce que tu croyais pouvoir faire là-dedans ? Sauter dans la cuvette et t’évader en tirant la chasse… »
Sa voix se perdit car Dan avait trouvé les commandes qu’il cherchait. Les interrupteurs spéciaux, avec des manettes rouges. Il ignorait s’ils se trouvaient véritablement là et s’ils étaient bien connectés aux pouvoirs d’Abra ou s’il jouait juste à une sorte de jeu de solitaire. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il devait essayer.
Donne tout, pensa-t-il. Et il actionna tous les commutateurs.
La camionnette de Billy Freeman s’était éloignée d’une quinzaine de kilomètres de la station-service et roulait sur la 108 à travers l’obscurité du Vermont rural quand Skunk ressentit la première douleur. C’était comme si un petit anneau métallique cerclait son œil gauche. L’anneau était froid et pressait contre sa chair. Il leva la main pour le tâter, mais avant d’avoir pu terminer son geste, il sentit l’anneau se dédoubler et glisser comme un serpent vers l’œil droit, lui glaçant au passage l’arête du nez comme une injection de novocaïne. Puis l’anneau cercla aussi son autre œil. C’était comme porter des jumelles en métal intégrées.
Ou des menottes pour les yeux.
Voilà maintenant que son oreille gauche commençait à siffler, et brusquement, il sentit que sa joue gauche s’ankylosait. Il tourna la tête et vit la fillette le regarder. Ses yeux étaient grands ouverts et ne cillaient pas. Ils ne paraissaient plus du tout drogués. À dire vrai, ils ne ressemblaient plus du tout à ses yeux. Ils paraissaient plus âgés. Plus mûrs. Et aussi froids que son propre visage lui semblait l’être.
(arrête la camionnette)
Skunk avait recapuchonné la seringue et l’avait rangée, mais il avait gardé le flingue sur les genoux, qu’il avait récupéré sous son siège quand il avait décidé d’aller voir pourquoi la petite merdeuse passait autant de temps aux chiottes. Il le souleva, avec l’intention de menacer le vieux zigue pour qu’elle arrête ses petites manigances, mais il eut subitement l’impression que sa main venait d’être plongée dans de l’eau glacée. Le flingue devint lourd: trois kilos, cinq kilos, une bonne douzaine de kilos. Oui, douze au moins. Et pendant qu’il bataillait pour le soulever, son pied droit lâcha la pédale d’accélérateur de la F-150 et sa main gauche tourna le volant, si bien que la camionnette dévia vers la droite et s’engagea — lentement, doucement — sur le bas-côté, les roues droites mordant légèrement dans le fossé.
« Qu’est-ce que t’es en train de me faire ?
— Ce que tu mérites, papa. »
La camionnette heurta le tronc d’un bouleau couché, le sectionna et pila. La fillette et le vieux avaient leur ceinture mais Skunk avait oublié de la mettre. Il fut projeté vers l’avant contre le volant, déclenchant l’avertisseur. Les yeux tournés vers le bas, il vit le flingue du vieux zigue tourner dans sa main. Tourner très lentement pour se retourner contre lui. C’était pas un truc qui aurait dû se produire. La came était censée endormir tous ces trucs. Merde, la came les avait endormis. Mais quelque chose avait changé dans ces chiottes. Quiconque se trouvait derrière ces yeux-là était froidement sobre et à jeun, bordel.
Et horriblement fort.
Rose ! Rose, j’ai besoin de toi !
« Je crois pas qu’elle peut t’entendre, dit la voix qui n’était pas celle d’Abra. T’as peut-être quelques talents, espèce de salopard, mais je crois pas que tu sois très doué pour la télépathie. Je crois que quand tu veux appeler ta petite copine, tu prends ton téléphone. »
Employant toute sa force, Skunk commença à refaire tourner le Glock vers la fille. Maintenant le flingue semblait peser vingt kilos. Les tendons saillaient dans son cou comme des câbles. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. L’une lui coula dans l’œil, brûlante, et il cligna pour la chasser.
« Je… vais flinguer… ton ami, dit-il.
— Non, dit la personne à l’intérieur d’Abra. Je te laisserai pas faire ça. »
Mais Skunk voyait bien l’effort que ça lui coûtait à présent et ça lui donna de l’espoir. Il mit tout ce qu’il avait dans sa main pour pointer le canon vers le bide de Rip Van Winkle et il y était presque quand le flingue se remit à pivoter. Maintenant, il entendait la petite salope haleter. Merde, lui aussi haletait. On aurait cru entendre deux marathoniens approchant au coude à coude la fin d’une course.
Une voiture les croisa, sans ralentir. Aucun d’eux ne la remarqua. Ils se regardaient.
Skunk porta sa main gauche à la rescousse de la droite sur le flingue. Ah, voilà qu’il pouvait le faire tourner un peu mieux. Il allait la coiffer au poteau, la môme. Mais ses yeux ! Aïe !
« Billy ! gueula Abra. Billy, file-moi un coup de main, vite ! »
Billy s’ébroua. Ses yeux s’ouvrirent. « Qu’est-ce… »
Un instant, Skunk fut distrait. La force qu’il exerçait se relâcha et le flingue commença aussitôt à se retourner vers lui. Ses mains étaient froides, froides. Les cercles de métal s’enfonçaient dans ses yeux, menaçant de les transformer en gelée.
Le premier coup partit alors que l’arme se trouvait entre eux et la balle troua le tableau de bord juste au-dessus de la radio. Billy se réveilla en sursaut, battant des bras comme un homme s’arrachant à un cauchemar. Son bras droit heurta la tempe d’Abra, l’autre le torse de Skunk. La cabine de la camionnette s’emplit de fumée bleue et d’une odeur de poudre.
« C’était quoi ? C’était quoi bordel ce… »
Skunk ricana: « Non, petite salope ! Non ! »
Il retourna le flingue vers Abra et, pendant qu’il s’y employait, il la sentit perdre le contrôle. C’était son coup à la tempe. Skunk put lire la consternation et la terreur dans ses yeux et ça le rendit sauvagement heureux.
Faut que je la tue. Je peux pas lui laisser une autre chance. Mais pas direct à la tête. Dans le ventre. Comme ça je pourrais sucer la vap…
Billy balança un coup d’épaule dans le torse de Skunk. Le flingue sursauta et le deuxième coup partit, transperçant le toit juste au-dessus de la tête d’Abra. Avant que Skunk n’ait pu rabaisser l’arme, d’énormes mains se posaient sur les siennes. Il s’avisa alors que son adversaire avait puisé jusque-là dans une fraction de la force dont il disposait. Sa panique avait déverrouillé une réserve plus vaste, peut-être même d’une capacité insoupçonnable. Cette fois, quand le flingue se retourna contre lui, les poignets de Skunk se brisèrent comme des fagots de brindilles. Il vit un unique œil noir le fixer en se rapprochant et n’eut que le temps d’une demi-pensée:
(Rose je t’)
Il y eut un éclair blanc fulgurant, puis ce fut le noir complet. Quatre secondes plus tard, il ne restait de Papa Skunk que ses habits.
Steve Vap’, Baba la Rouge, Bitovent et Grande G se livraient à une partie de canasta léthargique dans le Bounder que Grande G et Phil Amphet’ partageaient quand les premiers cris retentirent. Tous les quatre étaient à cran — toute la Tribu était à cran — et ils lâchèrent aussitôt leurs cartes pour se ruer vers la porte.
Tous étaient en train d’émerger de leurs véhicules pour voir de quoi il retournait, mais tous s’arrêtèrent en voyant Rose Claque dressée dans l’éclat jaune-blanc incandescent des lumières de sécurité entourant l’Overlook Lodge. Elle avait les yeux fous. Elle se tirait les cheveux tel un prophète de l’Ancien Testament en proie aux affres d’une vision violente.
« Cette sale bâtarde m’a tué mon Skunk ! glapit-elle. Je la tuerai ! JE LA TUERAI ET JE LUI BOUFFERAI LE CŒUR ! »
Enfin, elle se laissa tomber à genoux, sanglotant entre ses mains.
Les Vrais restaient plantés là, sonnés. Nul ne savait que dire ni que faire. Enfin, Sarey la Muette s’approcha d’elle. Rose la repoussa violemment. Sarey tomba à la renverse, se releva et revint sans hésitation vers Rose. Cette fois, Rose leva les yeux et vit qui était sa consolatrice: une femme qui avait elle-même perdu un être cher au cours de cette incroyable soirée. Elle enlaça Sarey, l’étreignant si fort que les Vrais observant la scène entendirent craquer ses os. Mais Sarey se laissa faire et, au bout d’un moment, les deux femmes s’entraidaient pour se relever. Le regard de Rose passa de Sarey à Mo Ka, puis à Mary Juana et à Charlie le Crack. C’était comme si elle les voyait tous pour la première fois.
« Allons, Rosie, dit Mo. Tu as eu un choc. Tu as besoin d’aller t’allo…
— NON ! »
Elle s’écarta de Sarey et se gifla les joues d’une énorme double claque qui fit tomber son chapeau. Elle se pencha pour le ramasser et, quand elle regarda de nouveau les Vrais, un peu de raison était revenue dans ses yeux. Elle pensait à Dada Doug et au peloton qu’elle avait envoyé à la rencontre de Skunk et de la fillette.
« Je dois joindre Dada. Lui dire de faire demi-tour avec Phil et Annie. On a besoin d’être ensemble. On a besoin de prendre de la vapeur. Beaucoup de vapeur. Quand on sera bien chargés, on va mettre une raclée à cette sale bâtarde. »
Ils se contentaient de la dévisager, l’air inquiet et hésitant. Voir leurs yeux effrayés et leurs stupides bouches ouvertes la mit hors d’elle.
« Vous doutez de moi ? » Sarey la Muette était silencieusement revenue se placer à ses côtés. Rose la repoussa si fort qu’elle manqua retomber. « Quiconque doute de moi s’avance d’un pas.
— Personne doute de toi, Rose, dit Steve Vap’, mais peut-être qu’on devrait la laisser tranquille. » Il parlait d’un ton prudent et ne pouvait se résoudre à croiser son regard. « Si Skunk aussi a disparu, ça nous fait cinq morts. On a jamais perdu cinq des nôtres en un jour. On a même jamais perdu l… »
Rose s’avança d’un pas et Steve recula aussitôt d’autant, rentrant la tête dans les épaules comme un gosse s’attendant à être frappé. « Vous voulez détaler devant une misérable petite tronche-à-vapeur ? Après toutes ces années, vous voulez tourner bride et détaler la queue entre les jambes devant une pecnode ? »
Nul ne lui répondit, et certainement pas Steve, mais Rose lut la vérité dans leurs yeux. Oui, c’est bien ce qu’ils voulaient. Ils avaient eu beaucoup de bonnes années. Des années de vaches grasses. Des années de chasse facile. Et maintenant, voilà qu’ils étaient tombés sur un os: non seulement quelqu’un doté d’une vapeur extraordinaire mais quelqu’un qui savait qui ils étaient et ce qu’ils faisaient. Au lieu de venger Papa Skunk — qui, avec Rose, leur avait fait traverser les bons comme les mauvais jours —, ils voulaient faire volte-face et détaler en jappant. À cet instant, elle eut envie de les tuer tous. Ils le sentirent et reculèrent un peu plus en traînant les pieds.
Tous, sauf Sarey la Muette qui la regardait fixement, comme hypnotisée, la mâchoire décrochée. Rose la saisit par ses épaules osseuses.
« Non, Rosie ! glapit Mo. Lui fais pas de mal !
— Et toi, Sarey, dis-moi ? Cette fillette est responsable du meurtre de la femme que tu aimais. Est-ce que tu veux t’échapper ?
— Nôn », dit Sarey. Ses yeux plongèrent dans ceux de Rose. Même là, alors que tout le monde la regardait, Sarey n’avait pas l’air d’être beaucoup plus qu’une ombre.
« Tu veux ta revanche ?
— Voui », dit Sarey. Puis: « Venzance. »
Elle avait une voix étouffée (presque pas de voix, en fait) et elle zézayait, mais tous l’entendirent, et tous surent ce qu’elle voulait dire.
Rose promena son regard sur les autres. « Pour ceux d’entre vous qui ne veulent pas ce que veut Sarey, qui veulent juste se mettre à plat ventre et ramper… »
Elle se tourna vers Mo Ka et saisit son gros bras. Mo poussa un cri de surprise et de terreur et tenta de se dégager. Rose la maintint solidement et souleva son bras pour que les autres le voient bien. Il était couvert de plaques rouges. « Pouvez-vous ramper et éviter ça ? »
Ils marmonnèrent et reculèrent encore d’un ou deux pas.
Rose dit: « C’est en nous.
— La plupart d’entre nous n’ont rien ! s’écria Slim Terri Pickford. J’ai rien ! Même pas un bouton ! » Elle tendit ses bras à l’appui.
Rose tourna ses yeux brûlants, remplis de larmes, vers Terri. « Maintenant. Mais pour combien de temps ? » Slim Terri ne répondit pas et détourna la tête.
Rose passa un bras autour de Sarey et dévisagea les autres. « Teuch a dit que cette môme est notre seule chance de nous débarrasser de la maladie avant qu’elle nous contamine tous. Quelqu’un parmi vous a-t-il un avis plus éclairé ? Si oui, parlez. »
Nul ne parla.
« On va attendre que Dada, Phil Amphet’ et Annie reviennent, et on prendra de la vapeur. La plus grosse vap’ qu’on ait jamais prise. On va vider nos cartouches. »
Des regards surpris et un surcroît de murmures de réprobation accueillirent cette annonce. La croyaient-ils folle ? Qu’ils croient ce qu’ils veulent. C’était pas juste la rougeole qui bouffait le Nœud Vrai de l’intérieur, c’était la terreur, et c’était mille fois pire.
« Quand on sera tous ensemble, on reformera le cercle. On redeviendra forts. Lodsam hanti, nous sommes les élus — vous avez oublié ça ? Sabbatha hanti, nous sommes le Nœud Vrai qui persiste. Dites-le avec moi. » Son regard passait de l’un à l’autre. « Dites-le. »
Ils le dirent, joignant leurs mains et formant un cercle. Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste. Un peu de fermeté était apparu dans leurs yeux. Un peu de foi. Seuls une demi-douzaine d’entre eux présentaient des plaques, après tout ; ils avaient encore du temps.
Rose et Sarey la Muette entrèrent dans le cercle. Terri et Baba se lâchèrent la main pour leur faire de la place, mais Rose escorta Sarey jusqu’au centre. Sous les lumières de sécurité, le corps des deux femmes irradiait de multiples ombres semblables aux rayons d’une roue. « Quand nous serons forts — quand nous serons un de nouveau —, nous irons la chercher pour nous occuper d’elle. Je vous dis ça en tant que votre chef. Et même si sa vapeur ne guérit pas la maladie qui nous bouffe, ce sera la fin de cette pourriture de… »
C’est là que la môme parla dans sa tête. Rose ne pouvait voir le sourire mauvais d’Abra Stone mais elle le sentit.
(vous fatiguez pas à venir me chercher, Rose)
À l’arrière du Suburban de John Dalton, Dan Torrance prononça clairement quatre mots avec la voix d’Abra:
« C’est moi qui arrive. »
« Billy ? Billy ! »
Billy Freeman regardait la gamine dont la voix ne ressemblait pas exactement à celle d’une gamine. Elle se dédoubla, se rassembla, se dédoubla encore. Il se passa une main sur le visage. Il avait les paupières lourdes et les idées comme agglutinées les unes aux autres. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Le jour était tombé et ils n’étaient plus dans la rue d’Abra, ça, il en aurait mis sa main à couper. « Qui tire au pistolet ? Et qui a chié dans ma bouche ? Nom de Dieu.
— Billy, réveille-toi. Faut que tu… »
Faut que tu conduises, voilà ce que Dan avait l’intention de dire, mais Billy Freeman n’était en état de conduire pour aller nulle part. Il lui faudrait encore un peu de temps. Ses yeux recommençaient à se fermer irrépressiblement, ses paupières avaient des mouvements erratiques. Dan balança l’un des coudes d’Abra dans les côtes du vieux compère et récupéra son attention. Du moins pour un temps.
Des phares inondèrent la cabine lorsqu’une autre voiture les croisa. Dan retint la respiration d’Abra, mais cette voiture aussi passa sans ralentir. Peut-être une femme seule ou un voyageur de commerce pressé de rentrer chez lui. Un mauvais Samaritain, en somme, mais pour eux, mauvais signifiait bon. Ils risquaient toutefois d’avoir moins de chance avec le troisième. Les gens de la campagne sont portés à l’entraide. Et à la curiosité.
« Te rendors pas, dit-il.
— Qui es-tu ? » Billy tentait d’accommoder sa vision sur le visage de la gosse mais c’était impossible. « Parce que, foi de Billy Freeman, ta voix n’est pas celle d’Abra.
— C’est compliqué. Pour le moment, contente-toi de rester éveillé. »
Dan descendit, contourna le véhicule en trébuchant plusieurs fois. Les jambes d’Abra, qui lui avaient semblé si longues le jour où il l’avait rencontrée, étaient fichtrement trop courtes. Il espérait bien ne pas avoir le temps de s’y habituer.
Les habits de Skunk gisaient sur le siège. Ses chaussures de toile étaient posées sur le tapis de sol sale, ses chaussettes en dépassaient. En cyclant, le sang et la cervelle qui avaient éclaboussé sa chemise et son blouson avaient perdu toute existence, mais ils avaient laissé des traces humides. Dan ramassa le tout et, après une seconde de réflexion, ajouta le Glock 22. Ça l’embêtait de s’en séparer, mais si on les arrêtait…
Il trimbala son paquet jusqu’au fossé et l’enterra sous un tas de feuilles mortes. Puis il attrapa un bout du tronc de bouleau et le tira sur l’emplacement de la tombe. C’était dur, avec les petits bras d’Abra, mais il se débrouilla.
Il découvrit ensuite qu’il lui était impossible de simplement grimper dans la camionnette: il dut se hisser sur le siège en s’agrippant au volant. Et une fois installé à la place du conducteur, ses pieds atteignaient tout juste les pédales. Merde.
Billy expulsa un monumental ronflement et Dan lui expédia un autre coup de coude d’Abra. Billy ouvrit les yeux et regarda autour de lui. « Où est-ce qu’on est ? Est-ce que ce gars m’a drogué ? » Puis: « Je crois que j’ai encore besoin de sommeil. »
La bouteille de soda que Skunk n’avait pas ouverte avait roulé à terre au cours de l’ultime lutte à la vie à la mort pour la maîtrise de l’automatique. Dan se pencha pour la ramasser, puis s’immobilisa, la main d’Abra sur le bouchon, pensant à ce qui arrive aux sodas qui ont été secoués. De quelque part, Abra lui parla
(oh là là !)
et elle souriait, mais pas de son sourire mauvais. Dan trouva que c’était bien.
Me laissez pas me rendormir, leur dit la voix sortant de la bouche de Dan. John prit donc la sortie de Fox Run et alla se garer sur le parking du fond, le plus loin possible du magasin Kohl’s. Là, chacun lui tenant un bras, Dave et lui firent promener le corps de Dan de long en large. Il était comme un ivrogne à la fin d’une nuit de bordée: sa tête n’arrêtait pas de retomber sur sa poitrine et de se redresser brusquement. À tour de rôle, les deux hommes lui demandèrent ce qui s’était passé, ce qui était en train de se passer et où ça se passait, mais Abra se contenta de secouer la tête de Dan. « Le Skunk m’a fait une piqûre dans la main avant que j’aille aux toilettes. Après, c’est tout flou dans ma tête. Mais, chut, il faut que je me concentre. »
Au bout du troisième large cercle décrit autour du Suburban, la bouche de Dan se fendit d’un grand sourire et un petit rire très abracadabrantesque en sortit. Des yeux, Dave interrogea John par-dessus l’épaule de leur titubant et flageolant protégé. John haussa les épaules et secoua la tête.
« Oh là là ! dit Abra. Un coup de Fanta ! »
Dan inclina la bouteille et dévissa le bouchon. Un geyser de Fanta orange sous pression atteignit Billy en pleine poire. Celui-ci toussa et s’étrangla, complètement réveillé à présent.
« Doux Jésus, petite ! Pourquoi t’as fait ça ?
– Ça a marché, non ? » Dan lui tendit la bouteille qui continuait de déborder. « Enfile-toi le reste. Désolé, mais tu peux pas te rendormir, même si t’en meurs d’envie. »
Pendant que Billy lampait le soda, Dan se pencha pour trouver la manette et ajuster le siège. Il l’actionna d’une main pendant qu’il tirait sur le volant de l’autre. La banquette fit un bond en avant. Billy s’aspergea le menton (et lâcha une phrase que les adultes se gardent habituellement de proférer en présence de jeunes demoiselles du New Hampshire), mais maintenant, les pieds d’Abra atteignaient les pédales. Tout juste. Dan passa la marche arrière et recula lentement la camionnette en braquant doucement vers la route. Quand les quatre pneus furent sur la chaussée, il poussa un soupir de soulagement. S’embourber dans un fossé au bord d’une route du Vermont peu fréquentée n’aurait guère fait avancer leur cause.
« Est-ce que tu sais ce que tu fais ? lui demanda Billy.
— Oui. Je le fais depuis des années… si on excepte le petit laps de temps pendant lequel l’État de Floride m’a retiré mon permis. J’étais dans un autre État à ce moment-là, mais en vertu d’une loi qui s’appelle la réciprocité, j’y ai pas coupé. La plaie des alcoolos itinérants à travers ce grand pays qui est le nôtre.
— T’es Dan.
— Je plaide coupable », dit-il, guettant la route par-dessus le haut du volant. Si seulement il avait eu un livre pour s’asseoir dessus. Mais comme il n’en avait pas, il faudrait bien qu’il fasse sans. Il passa la première et roula.
« Comment t’es rentré dans sa peau ?
— Me demande pas. »
Le Skunk avait parlé d’une piste forestière (ou l’avait seulement pensé, Dan ne savait pas trop) et cinq ou six kilomètres plus loin sur la route 108, l’entrée d’une piste se profila, un panneau de bois rustique fixé sur le tronc d’un pin indiquant: LE HAVRE DE BOB ET DOT. Piste forestière privée. Dan s’y engagea, les petits bras d’Abra tout heureux d’avoir la direction assistée, et mit les pleins phares. Trois cents mètres plus loin, la piste était barrée par une lourde chaîne où pendait une autre pancarte, moins rustique celle-là: PROPRIÉTÉ PRIVÉE — DÉFENSE D’ENTRER. La chaîne était solidement fixée. Ce qui signifiait que Bob et Dot n’avaient pas décidé de passer un petit week-end en amoureux dans leur havre de paix. Trois cents mètres de la route principale, c’était une bonne distance pour s’assurer un minimum de sécurité. Il y avait autre chose en prime: une rigole où coulait un filet d’eau.
Dan coupa phares et moteur, puis se tourna vers Billy. « Tu vois cette rigole ? Va te laver le visage. Asperge-toi bien. Je te veux aussi réveillé que possible.
— Je suis réveillé, dit Billy.
— Pas assez. Essaie de ne pas mouiller ta chemise. Quand tu auras fini, coiffe-toi bien. Tu vas devoir entrer en scène.
— Où est-ce qu’on est ?
— Dans le Vermont.
— Où est le type qui m’a agressé ?
— Mort.
— Bon débarras ! » s’exclama Billy. Puis, après un instant de réflexion: « Et où est le corps ? »
Excellente question à laquelle Dan n’avait pas envie de répondre. Ce qu’il voulait, c’était en terminer avec cet épisode. C’était épuisant et, de mille manières, déroutant. « Disparu. T’as pas besoin d’en savoir plus.
— Mais…
— Pas maintenant. Lave-toi la figure, arpente cette piste pendant quelques minutes. Fais des moulinets de bras, respire à pleins poumons et éclaircis-toi le mieux possible les idées.
— J’ai une putain de migraine. »
Dan n’était pas surpris. « Quand tu reviendras, la petite fille sera probablement redevenue une petite fille, ce qui signifie que tu vas devoir conduire. Si tu te sens assez dessoûlé pour être crédible, arrête-toi au motel de la prochaine ville. Tu voyages en compagnie de ta petite-fille, pigé ?
— Ouais, dit Billy. Ma petite-fille, Abby Freeman.
— Une fois dans ta chambre, appelle-moi sur mon portable.
— Parce que toi, tu seras… là où est le reste de toi ?
— Exact.
— C’est le monde à l’envers, copain !
— Oui, dit Dan. C’est pour ça qu’on va le remettre à l’endroit.
— D’accord. C’est quoi la prochaine ville ?
— Aucune idée. Je veux pas que t’aies d’accident, Billy. Si tu peux pas récupérer assez pour conduire vingt ou trente kilomètres et descendre au prochain motel sans que le gars à la réception appelle les flics, toi et Abra vous devrez passer la nuit dans la cabine de la camionnette. Ça manquera de confort, mais ça sera sûr. »
Billy ouvrit la portière du passager. « Laisse-moi dix minutes. Je saurai passer pour sobre. Je l’ai déjà fait. » Il adressa un clin d’œil à la petite fille assise au volant. « Je bosse pour Casey Kingsley. Mort à la bibine, tu t’souviens ? »
Dan le regarda se diriger vers la rigole et s’y accroupir, puis il ferma les yeux d’Abra.
Sur un parking devant le Newington Mall, Abra ferma les yeux de Dan.
(Abra)
(je suis là)
(tu es réveillée)
(oui à peu près)
(on doit refaire tourner la roue tu peux m’aider)
Cette fois, elle le pouvait.
« Lâchez-moi, les gars », dit Dan. Il avait retrouvé sa voix. « Je suis dans mon assiette. Je crois. »
John et Dave le lâchèrent, prêts à le rattraper s’il titubait, mais il ne tituba pas. Ce qu’il fit, c’est se palper le corps: cheveux, visage, poitrine, jambes, bras. Puis il hocha la tête. « Ouais, dit-il. Je suis là. » Il regarda autour de lui. « Où, d’ailleurs ?
— Newington Mall, dit John. À un peu moins de cent bornes de Boston.
— OK, on reprend la route.
— Et Abra, dit Dave. Abra ?
— Abra va bien. Elle a repris sa place.
— Sa place est chez elle, répliqua Dave, non sans une pointe de ressentiment. Dans sa chambre, à s’envoyer des textos avec ses copines ou à écouter ces garçons débiles de ’Round Here sur son iPod. »
Elle est chez elle, songea Dan. Si l’on est chez soi dans son corps, alors elle y est.
« Elle est avec Billy. Billy prendra soin d’elle.
— Et celui qui l’a kidnappée. Ce Skunk ? »
Dan s’arrêta devant la portière arrière du Suburban de John. « Vous n’avez plus à vous soucier de lui. Celle dont nous devons nous soucier à présent, c’est Rose. »
Le Crown Motel était situé à Crownsville, État de New York, juste de l’autre côté de la frontière du Vermont. C’était un endroit tout décati avec un néon asthmatique au-dessus de l’entrée annonçant CH MBRES L BRES et NOMBR USES CHA NES C BLÉES ! Seuls quatre véhicules étaient garés sur la trentaine d’emplacements. Le type derrière le comptoir était une montagne affaissée de graisse avec une queue de rat qui lui pendait jusqu’au milieu du dos. Il passa la carte Visa de Billy dans son lecteur et lui remit les clés des deux chambres sans quitter des yeux l’écran de sa télé où deux femmes sur un canapé rouge étaient occupées à se faire d’ardentes papouilles.
« Elles communiquent ? » demanda Billy. Et, regardant les deux femmes: « Je veux dire les chambres.
— Ouais, ouais, elles communiquent toutes. Vous ouvrez juste la porte.
— Merci. »
Il roula jusqu’aux numéros 23 et 24 et se gara en face. Abra était lovée sur la banquette, un bras sous la tête en guise d’oreiller, et elle dormait à poings fermés. Billy ouvrit les chambres, alluma les lumières, déverrouilla la porte de communication. Il jugea leur apparence miteuse mais pas complètement pouilleuse. Tout ce qu’il voulait maintenant, c’était mettre Abra au lit et s’endormir lui aussi. De préférence pour une bonne dizaine d’heures. Il se sentait rarement vieux, mais ce soir-là, il se sentait antique.
Abra se réveilla un peu quand il l’allongea sur le lit. « On est où ?
— Crownville, État de New York. Nous sommes en sécurité. Je serai dans la chambre à côté.
— Je veux mon papa. Et je veux Dan.
— Bientôt. » Et il espérait qu’il disait vrai.
Abra ferma les yeux, puis les rouvrit lentement. « J’ai parlé à la femme. La pétasse.
— Ah bon ? » Billy ne voyait pas ce qu’elle voulait dire.
« Elle sait ce qu’on a fait. Elle l’a senti. Et ça lui a fait mal. » Une lueur brutale s’alluma momentanément dans les yeux d’Abra. Billy trouva que c’était comme voir le soleil flamboyer à la fin d’une journée froide et couverte de février. « Je suis contente.
— Rendors-toi, ma puce. »
La froide lueur hivernale luisait toujours dans le petit visage pâle et fatigué. « Elle sait que j’arrive. »
Billy pensa écarter ses cheveux de ses yeux mais, si elle mordait ? C’était probablement idiot, mais… cette lumière dans ses yeux. La mère de Billy avait parfois cet air-là juste avant de perdre son calme et de flanquer une volée à l’un de ses marmots. « Tu te sentiras mieux demain matin. J’aimerais pouvoir rentrer ce soir — je suis sûr que ton père aimerait ça autant que moi — mais je suis pas en état de conduire. J’ai déjà eu de la chance d’arriver jusqu’ici sans nous envoyer dans le décor.
— J’aimerais bien parler à papa et maman. »
Le père et la mère de Billy — qui, même au mieux de leurs possibilités, n’avaient jamais concouru pour le titre de Parents de l’Année — étaient morts depuis belle lurette, et tout ce dont Billy avait envie, c’était d’aller se pieuter. Par la porte ouverte, il jeta un coup d’œil languissant au lit dans la pièce à côté. Bientôt, mais pas tout à fait encore. Il sortit son téléphone portable et l’ouvrit. Au bout de deux sonneries, il parlait à Dan. Au bout de quelques secondes, il passait le téléphone à Abra. « Ton père. Ton vœu est exaucé. »
Abra s’empara du téléphone. « Papa ? Papa ? » Des larmes lui montèrent aux yeux. « Oui, ça va, je suis… arrête, papa, oui, je vais bien. Mais j’ai tellement sommeil que je peux à peine… » Ses yeux s’agrandirent lorsqu’une pensée la frappa: « Et toi, ça va ? »
Elle écouta. Les yeux de Billy se fermèrent et il les rouvrit en sursaut. La petite pleurait maintenant comme une Madeleine et ça le rassurait. Les larmes avaient éteint la drôle de lueur dans ses yeux.
Elle lui rendit le téléphone. « C’est Dan. Il veut vous reparler. »
Billy prit le téléphone, écouta. Puis: « Abra, Dan veut savoir s’il y a d’autres méchants en route. Et s’ils seraient assez près d’ici pour arriver cette nuit.
— Non. Je crois que le Skunk avait prévu d’en retrouver d’autres, mais ils sont encore très loin. Et ils peuvent pas savoir où on est… » — un énorme bâillement l’interrompit — « sans le Skunk pour leur dire. Dites à Dan qu’on est en sécurité. Et dites-lui de bien passer le message à papa. »
Billy n’y manqua pas. Lorsqu’il mit fin à la communication, Abra s’était recroquevillée sur le lit, dans la position du fœtus, et elle ronflait doucement. Billy posa sur elle une couverture qu’il trouva dans le placard, puis alla mettre la chaîne à la porte. Il réfléchit un instant puis, par acquit de conscience, cala le bureau sous la poignée. Mieux vaut prévenir que guérir, son père aimait bien dire.
Rose ouvrit le compartiment dans le plancher et sortit l’une des cartouches. Encore agenouillée entre les sièges avant de son EarthCruiser, elle l’entrouvrit et plaqua sa bouche sur le sifflement du joint de sûreté. Sa mâchoire se décrocha jusqu’à sa poitrine et le bas de son visage devint un trou noir d’où saillait une seule dent. Ses yeux, d’ordinaire légèrement relevés en amande, s’affaissèrent aux coins et noircirent. Son visage devint un masque mortuaire lugubre en surimpression sur le crâne nettement visible en dessous.
Elle prenait de la vapeur.
Quand elle eut fini, elle replaça la cartouche et s’assit au volant de son véhicule, les yeux fixés droit devant. Vous fatiguez pas à venir me chercher, Rose… c’est moi qui arrive. Voilà ce que la môme avait dit. Voilà ce qu’elle avait osé lui dire, à elle, Rose O’Hara, Rose Claque. Pas juste forte, alors: vindicative, aussi. Et colérique.
« Arrive, ma chérie, dit-elle. Et reste en colère. Plus t’es en colère, plus tu seras imprudente. Viens voir tata Rose. »
Il y eut un craquement. Elle baissa les yeux et vit qu’elle avait brisé la partie inférieure du volant de son EarthCruiser. La vapeur communiquait de la force. Ses mains saignaient. Rose rejeta loin d’elle le demi-cercle de plastique cassé, leva les paumes vers son visage et se mit à les lécher.
À la seconde où Dan referma son téléphone, Dave dit: « Passons prendre Lucy et allons la chercher. »
Dan secoua la tête. « Elle dit qu’elle va bien et je la crois.
— Elle a quand même été droguée, observa John. Ses facultés de jugement pourraient en être altérées.
— Elle a eu la tête assez claire pour m’aider à régler son compte à celui qu’elle appelait le Skunk, dit Dan. Et je fais confiance à son jugement. Laissons-les dormir pour récupérer des effets du poison que ce salopard leur a injecté. Nous avons d’autres choses à faire. Des choses importantes. Vous devez me faire un petit peu confiance. Vous retrouverez votre fille assez tôt, David. Pour le moment, écoutez-moi bien. Nous allons vous déposer à l’appartement de votre grand-mère par alliance. Et vous conduirez votre épouse à l’hôpital.
— Je ne sais pas si elle me croira quand je lui raconterai ce qui s’est passé aujourd’hui. J’ignore jusqu’à quel point je peux être convaincant alors que j’ai le plus grand mal à y croire moi-même.
— Dites-lui que l’histoire peut attendre jusqu’à ce que nous soyons tous ensemble. J’inclus la Momo d’Abra.
— Je doute qu’ils vous laissent la voir. » Dave jeta un coup d’œil à sa montre. « Les heures de visite sont terminées depuis longtemps et elle est très malade.
— Le personnel hospitalier n’est pas très regardant sur les horaires de visites pour les patients proches de la fin », dit Dan.
Dave regarda John qui haussa les épaules. « Notre homme travaille dans un hospice. Je crois que vous pouvez lui faire confiance là-dessus.
— Elle risque de ne même pas être consciente, dit Dave.
— Inquiétons-nous d’une chose à la fois.
— Qu’est-ce que Chetta a à voir avec tout ça, de toute façon ? Elle n’est au courant de rien ! »
Et Dan répondit: « À mon humble avis, elle en sait plus que vous ne le pensez. »
Ils déposèrent Dave à la copropriété de Marlborough Street et le suivirent des yeux depuis le trottoir pendant qu’il montait les marches et pressait l’une des sonnettes.
« Il a l’air d’un petit garçon qui sait qu’on va lui baisser la culotte pour lui donner une fessée, dit John. Ça va être une rude épreuve pour leur couple, quelle que soit l’issue des événements.
— Quand une catastrophe naturelle se produit, c’est la faute de personne.
— Tu essaieras de convaincre Lucy Stone de ça. Ce qu’elle va penser, c’est: “Vous avez laissé ma fille toute seule et un cinglé l’a enlevée.” À un certain niveau, elle le pensera toujours.
— Abra saura sûrement la faire changer d’avis. Pour ce qui est d’aujourd’hui, on a fait ce qu’on a pu et jusqu’ici, on s’en est pas trop mal tirés.
— Mais ce n’est pas fini.
— Non. Loin de là. »
Là-bas, Dave pressait une deuxième fois la sonnette, scrutant le petit vestibule à travers la porte vitrée, quand l’ascenseur s’ouvrit. Lucy Stone en jaillit. Elle avait le visage pâle et les traits tirés. Dave commença à parler dès qu’elle ouvrit la porte. Elle aussi. Elle l’attira à l’intérieur — le tira à l’intérieur — en le saisissant par les deux bras.
« Oh, mon pote, dit John doucement, ça me rappelle moi, toutes les nuits où j’ai pu débarquer bourré à trois heures du matin.
— Soit il arrive à la convaincre, soit il n’y arrive pas, dit Dan. Nous, on a autre chose à faire. »
Dan Torrance et John Dalton arrivèrent à l’hôpital général du Massachusetts peu après vingt-deux heures trente. C’était un moment calme à l’étage des soins intensifs. Dans le couloir, projetant une ombre en forme de méduse, un ballon d’hélium un peu dégonflé avec PROMPT RÉTABLISSEMENT écrit en lettres multicolores dérivait mollement au plafond. Dan s’approcha du bureau des infirmières, se présenta comme un membre du personnel de l’hospice où Ms. Reynolds devait être accueillie, montra sa carte professionnelle de la Maison Helen Rivington et précisa que John Dalton était le médecin de famille (une extrapolation, pas un véritable mensonge).
« Nous avons besoin d’évaluer son état de santé avant le transfert, dit Dan. Deux membres de la famille ont demandé à être présents. Il s’agit de la petite-fille de Ms. Reynolds et de son époux. Je suis désolé de l’heure tardive mais nous n’avons pu faire autrement. Ils ne vont pas tarder à arriver.
— Je connais les Stone, dit la surveillante. Ce sont des gens charmants. Lucy a été très présente pour sa grand-mère. Concetta est spéciale. J’ai lu ses poèmes, ils sont merveilleux. Mais si vous espérez une réponse de sa part, messieurs, je crains que vous ne soyez déçus. Elle a sombré dans le coma. »
C’est ce que nous allons voir, pensa Dan.
« Et… » L’infirmière adressa un regard hésitant à John. « Ce n’est peut-être pas mon rôle de vous le dire mais…
— Allez-y, dit John. Je n’ai encore jamais rencontré de surveillante qui ne soit pas en avance sur la musique. »
La femme lui sourit, puis se tourna à nouveau vers Dan. « J’ai entendu des choses formidables sur l’hospice Rivington, mais je doute fort que Concetta le voie jamais. Même si elle est encore avec nous lundi, je ne suis pas sûre qu’il y ait un intérêt à la transporter. Il serait plus humain de lui laisser terminer son voyage ici. Et si j’outrepasse mes prérogatives, veuillez m’en excuser.
— Pas du tout, dit Dan. Et nous prendrons votre avis en considération. John, voulez-vous descendre dans le hall attendre les Stone pour les accompagner lorsqu’ils arriveront ? Je peux commencer sans vous.
– Êtes-vous sûr…
— Oui, dit Dan en plantant son regard dans le sien. Absolument sûr.
— Elle est à la 9, indiqua la surveillante. C’est la chambre individuelle au bout du couloir. Sonnez, si vous avez besoin de moi. »
Le nom de Concetta figurait sur la porte de la chambre 9, mais l’emplacement pour les prescriptions médicales était vide et le moniteur surveillant les fonctions vitales n’affichait rien d’encourageant. Dan pénétra dans des effluves qu’il connaissait bien: assainisseur d’air, antiseptique et maladie mortelle, celle-ci étant une odeur aiguë qui vibrait dans sa tête comme un violon ne sachant jouer qu’une seule note. Les murs étaient couverts de photos, dont beaucoup représentaient Abra à tous les âges. L’une d’elles montrait une grappe de bambins bouche bée dévorant des yeux un magicien tirant un lapin blanc de son chapeau. Dan était sûr qu’elle avait été prise lors du fameux goûter d’anniversaire, le Jour des Cuillères.
Entourée de ces images, une femme squelettique dormait, la bouche ouverte, un rosaire de perles enroulé autour des doigts. Les cheveux qui lui restaient étaient si fins qu’ils se fondaient presque dans l’oreiller. Sa peau, naguère de teinte olivâtre, était jaune désormais. Le mouvement de son buste était à peine perceptible. Un regard suffit pour confirmer à Dan que la surveillante était effectivement en avance sur la musique. Si Azzie avait été là, il l’aurait trouvé dans cette chambre, lové auprès de la vieille dame, attendant qu’arrive Docteur Sleep pour pouvoir reprendre sa patrouille nocturne dans des couloirs désertés par tous, sauf ce que seuls les chats peuvent voir.
Dan s’assit au bord du lit, notant que la seule perfusion à laquelle elle était reliée était une solution saline. Il n’y avait plus qu’un seul médicament qui puisse l’aider maintenant et la pharmacie de l’hôpital ne l’avait pas en réserve. Sa canule s’était déplacée. Il la redressa. Puis il prit sa main et contempla le visage endormi.
(Concetta)
Il y eut un léger à-coup dans sa respiration.
(Concetta revenez)
Sous les fines paupières bleuies, les yeux remuèrent. Elle aurait pu être en train d’écouter, elle aurait pu être en train de rêver ses derniers rêves. Des rêves d’Italie, peut-être. Penchée au-dessus du puits, à remonter un seau d’eau fraîche. Penchée sous le soleil brûlant de l’été.
(Abra a besoin que vous reveniez et moi aussi)
C’était tout ce qu’il pouvait faire et il n’était pas sûr que cela suffise jusqu’à ce que, lentement, les yeux de la mourante s’ouvrent. Leur regard était flou, mais progressivement il gagna en acuité visuelle. Dan avait déjà vu cela auparavant. Le miracle du retour de la conscience. Il se demanda, encore une fois, d’où cela provenait et où cela s’en allait lorsque cela disparaissait. La mort n’était pas un miracle moins grand que la naissance.
La main qu’il tenait se raffermit. Les yeux restèrent posés sur lui et Concetta sourit. C’était un sourire timide, mais bien réel.
« Oh mio caro ! Sei tu ? Sei tu ? Come è possibile ? Sei morto ? Sono morta anch’io ?…. Siamo fantasmi ? »
Dan ne connaissait pas l’italien et il n’en avait pas besoin. Il entendit dans sa tête ce qu’elle disait avec une parfaite clarté.
Oh, mon cher, est-ce toi ? Comment est-ce possible ? Es-tu mort ? Suis-je morte ?
Puis, après un blanc:
Sommes-nous des fantômes ?
Dan se pencha vers elle jusqu’à poser sa joue sur la sienne.
Il chuchota dans son oreille.
Sans beaucoup attendre, elle chuchota en retour.
Leur conversation fut brève, mais éclairante. Concetta parla surtout en italien. Enfin, elle leva une main — au prix d’un gros effort, mais elle y parvint — et caressa la joue râpeuse de Dan. Elle lui sourit.
« Vous êtes prête ? demanda-t-il.
— Sì. Prête.
— Vous n’avez à avoir peur de rien.
— Sì. Je le sais. Je suis tellement heureuse que vous soyez venu. Redites-moi votre nom, signor ?
— Daniel Torrance.
— Sì. Vous êtes un don du Ciel, Daniel Torrance. Sei un dono di Dio. »
Dan espérait qu’elle disait vrai. « Et vous, me ferez-vous don ?
— Sì, naturellement. Tout ce qu’il vous faut per Abra.
— Moi aussi, Chetta, je vais vous faire don. Nous boirons ensemble du même puits. »
Elle ferma les yeux.
(je sais)
« Vous allez vous endormir, et quand vous vous éveillerez… »
(tout sera meilleur)
La puissance était encore plus forte que la nuit où Charlie Hayes avait passé ; Dan la sentait entre eux tandis qu’il tenait doucement les mains de Chetta dans les siennes, les petites perles lisses de son rosaire marquant ses paumes de leur empreinte. Quelque part, une à une, des lumières s’éteignaient. Tout allait bien. En Italie, une fillette en robe marron et en sandales tirait de l’eau de la gorge fraîche d’un puits. Elle ressemblait à Abra, cette petite fille. Le chien aboyait. Il cane. Ginata. Il cane si rotolava sull’erba. Le chien aboyait et se roulait dans l’herbe. Rigolote Ginata !
Concetta avait seize ans, elle était amoureuse, trente ans et elle écrivait un poème sur la table de cuisine d’un appartement étouffant dans le Queens pendant que des enfants criaient dans la rue en contrebas ; elle avait soixante ans et, debout sous la pluie, levait les yeux pour regarder tomber mille flèches de l’argent le plus pur. Elle était sa mère, et son arrière-petite-fille, et l’heure était venue pour elle de la grande métamorphose, du grand voyage. Ginata se roulait dans l’herbe et les lumières
(dépêche-toi s’il te plaît)
s’éteignaient une à une. Une porte s’ouvrait
(dépêche-toi s’il te plaît c’est l’heure)
et derrière cette porte tous deux sentaient toute la mystérieuse, toute l’odorante respiration de la nuit. Au-dessus, il y avait toutes les étoiles de l’univers infini.
Il baisa son front frais. « Tout va bien, cara. Il vous faut seulement dormir. Le sommeil vous fera du bien. »
Puis il attendit son dernier souffle.
Elle le rendit.
Il était encore assis là, tenant les mains de la défunte dans les siennes, quand la porte de la chambre s’ouvrit à la volée. Lucy Stone entra d’un pas martial. Son époux et le pédiatre de sa fille la suivaient, mais pas de trop près ; c’était comme s’ils redoutaient d’être brûlés par la fureur, la frayeur, l’indignation bouleversée qui la nimbaient d’une aura crépitante si puissante qu’elle en était presque visible.
Elle saisit Dan par l’épaule, ses ongles se plantant comme des serres dans l’épaule sous la chemise. « Sortez de là. Vous ne la connaissez pas. Vous n’avez rien à faire avec ma grand-mère et rien à faire non plus avec ma fi…
— Parlez moins fort, dit Dan sans se retourner. Vous êtes en présence de la mort. »
La rage qui la raidissait s’évacua d’un coup, liquéfiant ses articulations. Elle se laissa choir sur le lit à côté de Dan et contempla le camée de cire qu’était maintenant le visage de sa grand-mère. Puis elle regarda l’homme hagard, le visage mangé de barbe, qui tenait les mains mortes autour desquelles était toujours enroulé le rosaire. À son insu, de grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues.
« Je n’ai pas compris la moitié de ce qu’ils m’ont raconté. Juste qu’Abra a été kidnappée, mais que maintenant elle est en sécurité — soi-disant — dans un motel avec un homme du nom de Billy et qu’ils dorment à cette heure.
— Tout cela est vrai, dit Dan.
— Alors, épargnez-moi vos déclarations bien-pensantes, je vous en prie. Je pleurerai ma Momo quand j’aurai revu Abra. Quand je la tiendrai dans mes bras. Pour le moment, je veux savoir… je veux… » Sa voix mourut tandis que son regard passait de Dan à sa grand-mère défunte puis de nouveau à Dan. Son époux se tenait derrière elle. John avait refermé la porte de la chambre 9 et s’y tenait adossé. « Vous vous appelez Torrance ? Daniel Torrance ?
— Oui. »
De nouveau ce regard lent, passant du profil immobile de sa grand-mère à celui de l’homme qui était présent au moment de sa mort. « Qui êtes-vous, Mr. Torrance ? »
Dan relâcha les mains de Chetta et prit celles de Lucy. « Venez avec moi. Oh, pas loin. Juste de l’autre côté de la chambre. »
Elle se leva sans protester et sans cesser de le dévisager. Il la conduisit à la porte de la salle de bains grande ouverte, alluma la lumière et lui désigna du doigt la glace au-dessus du lavabo où leurs deux visages s’encadraient comme dans une photo. Vu ainsi, le doute n’était plus possible.
« Mon père était ton père, Lucy. Je suis ton demi-frère. »
Après avoir informé la surveillante que la mort avait fait halte à son étage, ils se rendirent à la petite chapelle non confessionnelle de l’hôpital. Lucy en connaissait le chemin: elle n’était pas vraiment croyante mais y avait passé bien des heures, à penser et à se souvenir. C’était un lieu apaisant pour se livrer à ce genre de méditations, nécessaires lorsqu’un être cher approche de la fin. À cette heure tardive, ils avaient la chapelle pour eux tout seuls.
« Avant toute chose, dit Dan, je dois te demander si tu me crois. Nous pouvons pratiquer un test ADN dès que nous le pourrons, mais… est-ce vraiment nécessaire ? »
Lucy secoua la tête, hébétée, incapable de détourner les yeux de son visage. C’était comme si elle essayait de le mémoriser. « Seigneur, j’en ai encore le souffle coupé.
— Je t’ai trouvé un air familier la première fois que je t’ai vu, confia Dave à Dan. Maintenant, je sais pourquoi. Je crois que je l’aurais réalisé plus tôt, si ça n’avait pas été… comment dire…
— Juste sous votre nez, dit John. Dan, Abra le sait-elle ?
— Bien sûr. » Se souvenant de la théorie de la relativité[15] d’Abra, Dan sourit.
« Elle l’a lu dans ton esprit ? demanda Lucy. Avec son don de télépathie ?
— Non, car je l’ignorais à ce moment-là. Même quelqu’un d’aussi doué qu’Abra ne peut lire une information qui n’est pas là. Mais à un niveau plus profond, nous le savions tous les deux. Nous nous le sommes même dit à haute voix ! Si quelqu’un nous avait demandé ce que nous faisions ensemble, nous aurions prétendu que j’étais son oncle. Ce que je suis. J’aurais dû en prendre conscience bien plus tôt.
— C’est une coïncidence qui dépasse toutes les coïncidences, dit Dave en secouant la tête.
— Ce n’est pas une coïncidence. Il n’y a rien au monde qui soit plus éloigné que ça d’une coïncidence. Lucy, je comprends que tu sois troublée et fâchée. Je te dirai tout ce que je sais, mais cela prendra du temps. Grâce à John et à ton mari, et grâce à Abra — surtout grâce à elle —, nous en avons un peu devant nous.
— En chemin, dit Lucy. Tu me diras tout en chemin pour aller chercher Abra.
— Très bien, dit Dan. En chemin. Mais dormons d’abord trois heures. »
Lucy secoua la tête. « Non, partons tout de suite. Je veux la voir le plus vite possible. Tu ne comprends pas ? C’est ma fille, elle a été kidnappée, j’ai besoin de la voir !
— Elle a été kidnappée, mais maintenant elle est en sécurité, dit Dan.
— Tu dis ça, bien sûr, mais tu n’en sais rien.
— C’est Abra qui le dit, répliqua-t-il. Et elle le sait. Écoutez, Mrs. Stone — écoute, Lucy —, elle dort en ce moment, et ce sommeil, elle en a besoin. » J’en ai besoin, moi aussi. Un long trajet m’attend et je crois qu’il sera rude. Très rude.
Lucy le dévisageait intensément. « Tu es sûr que ça va ?
— Fatigué, c’est tout.
— Nous le sommes tous, dit John. Ç’a été une journée… stressante. » Il lâcha un petit jappement de rire, puis plaqua ses mains sur sa bouche comme un enfant qui vient de dire un gros mot.
« Je ne peux même pas l’appeler et entendre sa voix », dit Lucy. Elle parlait lentement, comme si elle tentait d’énoncer un commandement difficile. « Parce qu’ils dorment pour se remettre des injections de drogue que cet homme… celui qu’elle appelle le Skunk… leur a administrées.
— Bientôt, lui dit Dave. Tu la verras bientôt. » Il posa sa main sur la sienne. Un instant, Lucy donna l’impression qu’elle allait la repousser. Mais elle la serra.
« Je peux commencer pendant le trajet jusqu’à l’appartement de ta grand-mère », lui dit Dan. Il se leva. Avec effort. « Allons-y. »
Il eut le temps de lui raconter comment un homme perdu était monté dans un bus en partance du Massachusetts, direction le Nord, et comment — juste après la frontière de l’État du New Hampshire — il avait jeté ce qui devait être sa dernière bouteille d’alcool dans une poubelle marquée SI VOUS N’EN AVEZ PLUS BESOIN, LAISSEZ-LE ICI. Il lui raconta comment son ami d’enfance Tony lui avait parlé pour la première fois depuis des années alors que le bus entrait dans Frazier. C’est là, c’est le bon endroit, avait dit Tony.
Il fit alors un retour en arrière vers l’époque où il était encore Danny (et parfois Doc, comme dans Quoi de neuf, Doc ?) et où son ami invisible était pour lui une nécessité absolue. Le Don n’étant que l’un des fardeaux, et pas le plus lourd, que Tony l’avait aidé à porter. Le plus lourd étant son père alcoolique, un homme perturbé, et au final dangereux, que Danny et sa mère avaient profondément aimé — peut-être bien pour ses défauts, autant que malgré eux.
« Il était sujet à des colères terribles et il n’y avait pas besoin d’être télépathe pour savoir quand ça allait le prendre. Parce que, en général, il était ivre quand ça le prenait. Je sais qu’il était soûl le soir où il m’a chopé dans son bureau à fouiller dans ses papiers. Il m’a cassé le bras.
— Quel âge avais-tu ? » demanda Dave.
Il s’était installé sur la banquette arrière avec sa femme.
« Quatre ans, je crois. Peut-être moins. Quand il était sur le sentier de la guerre, il avait cette manie de se frictionner la bouche. » Danny montra le geste. « Vous connaissez quelqu’un d’autre qui fait ça quand elle est perturbée ?
— Abra, dit Lucy. Je croyais qu’elle tenait ça de moi. » Elle porta sa main droite à sa bouche, puis l’attrapa de la gauche et la ramena sur ses genoux. Dan avait vu Abra faire exactement le même geste sur le banc devant la bibliothèque municipale d’Anniston, le jour où ils s’étaient rencontrés physiquement pour la première fois. « Je croyais qu’elle tenait aussi de moi son tempérament explosif. Il m’arrive parfois d’être un peu… excessive.
— J’ai pensé à mon père la première fois que je l’ai vue se frotter la bouche, dit Dan. Mais j’avais d’autres choses en tête à ce moment-là. Et ensuite, j’ai oublié. » Ça lui rappela Watson, l’homme à tout faire de l’Overlook, qui avait montré à son père la chaudière défectueuse de l’hôtel. Surveillez-la bien, mon gars, lui avait dit Watson. Parce qu’elle grimpe. Mais à la fin, Jack Torrance avait oublié. C’est pour cette raison que Dan était encore en vie.
« Tu es en train de me dire que tu as déduit notre parenté de cette simple petite manie ? C’est un raccourci plutôt audacieux, surtout quand on voit que c’est moi qui te ressemble, et pas Abra — elle tient plus de son père physiquement. » Lucy se tut, réfléchissant. « Mais évidemment, vous partagez une autre caractéristique familiale… Dave dit que tu l’appelles le Don. C’est grâce à ça que tu as su, n’est-ce pas ? »
Dan secoua la tête. « L’année où mon père est mort, je me suis fait un ami. Il s’appelait Dick Hallorann, c’était le chef cuisinier de l’hôtel Overlook. Lui aussi avait le Don et il m’a dit que des tas de gens l’avaient un peu. Il avait raison. J’ai rencontré plein de gens dans ma vie qui ont une étincelle du Don. Billy Freeman est l’un d’eux. C’est pour ça qu’il est avec Abra en ce moment. »
John engagea le Suburban dans le petit parking à l’arrière de la copropriété de Concetta, mais pendant un moment, aucun d’eux ne bougea. En dépit de son inquiétude pour sa fille, Lucy était fascinée par cette leçon d’histoire. Dan n’avait pas besoin de la regarder pour le savoir.
« Si ce n’est pas non plus le Don, alors c’est quoi ?
— Quand nous étions en route pour Cloud Gap à bord du Riv, Dave a fait allusion à une malle que Concetta conserverait dans la cave de son immeuble.
— Oui, une malle ayant appartenu à ma mère. » Lucy foudroya Dave du regard de reproche réservé aux conjoints qui se sont laissés aller à parler à tort et à travers. « Je n’avais aucune idée que Momo avait gardé certaines de ses affaires.
— Il a aussi évoqué le fait que lorsque Alessandra a arrêté ses études à l’université d’Albany, elle faisait son stage d’élève-professeur dans un lycée du Vermont, ou du Massachusetts. Il se trouve que mon père enseignait l’anglais dans un lycée du Vermont, Stovington Prep, jusqu’à ce qu’il perde son poste pour avoir brutalisé un élève. Et d’après ma mère, lui aussi aimait bien faire la fête en ce temps-là. Dès que j’ai su qu’Abra et Billy étaient en sécurité, j’ai fait quelques additions dans ma tête. Et les dates semblaient concorder. Mais je me suis dit que si quelqu’un savait quelque chose de précis, ce serait la mère d’Alessandra.
— Est-ce qu’elle savait ? » demanda Lucy. Elle était penchée vers l’avant, les mains en appui sur la console centrale entre les deux sièges.
« Pas tout. Et nous n’avons pas eu beaucoup de temps ensemble, mais elle en savait assez. Elle ne se souvenait plus du nom du lycée où ta mère était en stage, mais elle savait que c’était dans le Vermont. Et que sa fille avait eu une brève aventure avec l’un de ses tuteurs. Qui était, disait-elle, un écrivain publié. » Dan se tut. « Mon père était un écrivain publié. Quelques nouvelles, seulement, mais certaines étaient parues dans de très bonnes revues, comme l’Atlantic Monthly. Concetta ne lui a jamais demandé comment s’appelait cet homme, et Alessandra ne le lui a jamais dit, mais si son dossier universitaire se trouve dans cette malle, je suis à peu près sûr que tu y découvriras que son tuteur était John Edward Torrance. » Il bâilla et consulta sa montre. « C’est tout ce que je peux faire pour le moment. Entrons. Trois heures de sommeil pour tous, puis direction le nord de l’État de New York. Il n’y aura pas de circulation et nous devrions y arriver assez vite.
— Tu me jures qu’elle est en sécurité ? » insista Lucy.
Dan confirma d’un signe de tête.
« D’accord. J’attendrai. Mais trois heures, pas plus. Quant à dormir… » Elle rit. Mais c’était un rire sans humour.
Dès qu’ils entrèrent dans l’appartement de Concetta, Lucy fila à la cuisine programmer l’horloge du micro-ondes. Elle la montra à Dan. « Trois heures et demie du matin, on décolle. » Il fit oui de la tête et bâilla encore.
Elle le considéra gravement. « Je partirais bien sans toi, tu sais. Tout de suite. »
Il sourit un peu. « Je crois que tu as intérêt à entendre d’abord le reste de l’histoire. »
Elle hocha sévèrement la tête.
« Outre le fait que ma fille a besoin de dormir pour purger la drogue qui l’a empoisonnée, c’est la seule chose qui me retient ici. Maintenant, va t’allonger avant de t’écrouler. »
Dan et John prirent la chambre d’amis. Le papier peint et les meubles disaient clairement que c’était une chambre destinée à une petite fille très spéciale, mais Chetta devait parfois y accueillir d’autres hôtes car il y avait deux lits jumeaux.
Alors qu’ils étaient étendus dans l’obscurité, John dit: « Dis-moi, Dan, ce n’est pas non plus une coïncidence si cet hôtel où tu as séjourné quand tu étais petit se trouve aussi dans le Colorado ?
— Non.
— Cette tribu se trouve dans la même ville ?
— Exact.
— Et l’hôtel était hanté ? »
Les gens-fantômes, songea Dan. « Oui. »
Puis John dit quelque chose qui surprit Dan et l’éloigna momentanément des rives du sommeil. Dave avait dit vrai: les choses les plus difficiles à voir sont celles qu’on a juste sous les yeux. « C’est logique, j’imagine… une fois qu’on accepte l’idée qu’il puisse y avoir des êtres surnaturels parmi nous et qu’ils se nourrissent de nous… qu’un endroit maléfique attire à lui des êtres maléfiques. Ils doivent s’y sentir tout à fait chez eux. Est-ce que tu penses que ces Nœuds ont d’autres endroits comme ça, ailleurs dans le pays ? Des… je ne sais pas comment dire… des points froids ?
— Je suis sûr que oui. » Dan posa son bras sur ses yeux. Tout son corps était douloureux et sa tête tambourinait. « Johnny, j’adorerais passer la nuit à refaire le monde avec toi, mais il faut que je dorme.
— D’accord, mais… » John se souleva sur un coude. « Je sais que tu aurais bien voulu partir directement de l’hôpital, comme le voulait Lucy. Parce que tu te fais autant de souci qu’eux pour Abra. Tu la crois en sécurité mais tu pourrais te tromper.
— Non. » Et il espéra qu’il disait vrai. Il devait l’espérer, car il était tout simplement incapable de partir maintenant. Il devait absolument dormir. Tout son corps réclamait le sommeil à cor et à cri.
« Qu’est-ce qui t’arrive, Dan ? Tu as une mine épouvantable.
— Rien. Juste fatigué. »
Puis il sombra, d’abord dans l’obscurité, puis dans un cauchemar confus où il courait dans des couloirs interminables pendant qu’une Forme non identifiée le suivait, balançant un maillet d’un côté à l’autre, éraflant le papier peint et faisant voler des nuages de plâtre. Viens ici, petit merdeux ! hurlait la Forme. Viens ici recevoir ta raclée !
Puis Abra fut avec lui. Ils étaient assis sur le banc devant la bibliothèque municipale d’Anniston, sous un soleil de fin d’été. Elle lui tenait la main. Tout va bien, oncle Dan. Tout va bien. Avant de mourir, ton père a retourné cette Forme comme un gant. Tu n’as pas besoin de…
La porte de la bibliothèque s’ouvrit en claquant et une femme émergea dans la lumière du soleil. De formidables nuages de cheveux noirs ondulaient autour de sa tête et pourtant, son chapeau haut de forme crânement incliné ne tombait pas. Il tenait comme par magie.
« Oh, regardez qui voilà, disait-elle. C’est Dan Torrance, l’homme qui a volé son argent à une femme pendant qu’elle cuvait sa cuite puis qui a laissé son môme mourir sous les coups. »
Elle souriait à Abra, révélant une dent unique. Qui paraissait aussi longue et effilée qu’une baïonnette.
« Qu’est-ce qu’il va te faire à toi, mon petit trésor ? Qu’est-ce qu’il te fera à toi ? »
Lucy le réveilla à trois heures trente pétantes, mais quand il tendit le bras pour réveiller John, elle secoua la tête. « Laisse-le dormir un peu plus. Mon mari ronfle encore sur le canapé. » Elle souriait. « Ça me fait penser au Jardin de Gethsemani. Jésus reprochant à Pierre: “Ainsi tu n’as même pas pu veiller une heure avec moi ?” Ou quelque chose d’approchant. Mais je n’ai aucun reproche à faire à David, je pense: lui aussi l’a vu. Viens. J’ai fait des œufs brouillés. Tu m’as l’air d’en avoir bien besoin. Tu es plus mince qu’un fil. » Elle se tut et ajouta: « Frère. »
Dan n’avait pas spécialement faim, mais il la suivit à la cuisine. « Lui aussi a vu quoi ?
— J’étais en train de ranger les papiers de Momo — il fallait que je m’occupe pour m’empêcher de penser et pour tuer le temps — quand j’ai entendu un clonk dans la cuisine. »
Elle lui prit la main et le mena devant la paillasse entre la gazinière et le frigo. Là, il y avait une rangée de bocaux d’apothicaire à l’ancienne et celui qui contenait le sucre avait été renversé. Un message était tracé dans la traînée blanche.
Malgré sa fatigue, Dan songea à son tableau noir et ne put s’empêcher de sourire. C’était du Abra pur sucre !
« Elle a dû se réveiller juste assez pour faire ça, dit Lucy.
— Non, je ne crois pas », dit Dan.
Lucy lui lança un regard interrogateur depuis la gazinière où elle lui servait une assiette d’œufs brouillés.
« C’est toi qui l’as réveillée. Elle a entendu ton inquiétude.
— Tu crois vraiment ça ?
— Oui.
— Assieds-toi. » Elle se tut. « Assieds-toi, Dan. Je crois que je ferais mieux de m’habituer à t’appeler comme ça. Assieds-toi et mange. »
Il n’avait pas faim, mais il avait besoin de carburant. Il obéit.
Elle s’assit en face de lui, sirotant un verre de jus de fruits de la dernière bouteille que Concetta Reynolds se ferait jamais livrer par Dean & DeLuca.
« Homme brillant, plus âgé, avec un problème d’alcool, jeune femme sous le charme, envoûtée. Voilà l’image que je me fais d’eux.
— C’est aussi celle que je m’en suis fait. » Dan avalait ses œufs machinalement, méthodiquement, sans en sentir le goût.
« Café, Mr.… Dan ?
— Oui, s’il te plaît. »
Elle passa devant le sucre renversé pour aller prendre la cafetière. « Il est marié mais son boulot l’amène à assister à beaucoup de soirées de profs et d’étudiants où il rencontre plein de jolies jeunes femmes. Avec, plus la nuit avance et plus la musique se fait lancinante, des libidos florissantes…
– Ça m’a l’air d’être ça, dit Dan. Peut-être que ma mère allait à ces soirées au début, mais ensuite il y a eu un petit loupiot à garder et pas d’argent pour payer une baby-sitter. » Elle lui tendit une tasse de café. Il le but noir avant qu’elle ait pu lui demander s’il voulait du sucre ou du lait. « Merci. En tout cas, ils ont eu une histoire. Dans un motel du coin, sans doute. Sûrement pas à l’arrière de sa voiture — on avait une Coccinelle à l’époque. Même un couple d’acrobates en rut n’aurait pu réussir cet exploit.
— Bourre bourré », dit John en entrant dans la cuisine. Il avait les cheveux hérissés derrière la tête comme des piquants de porc-épic. « C’est comme ça que disent les vieux de la vieille. Il reste des œufs brouillés ?
— Oui, plein, dit Lucy. Abra a laissé un message sur le comptoir.
— Ah oui ? » John alla le lire. « C’est elle ?
— Oui. Je reconnaîtrais son écriture entre mille.
— Bonté divine, Verizon[16] n’a qu’à bien se tenir. »
Lucy s’abstint de sourire. « Asseyez-vous et mangez, John. Vous avez dix minutes, ensuite je réveille la Belle au Bois dormant sur son canapé là-bas. » Elle s’assit. « Continue, Dan.
— J’ignore si elle pensait que mon père allait quitter ma mère pour elle ou pas, et je doute que tu trouves la réponse à cette question dans sa malle. À moins qu’elle n’ait laissé un journal intime. Tout ce que je sais — en me fondant sur les propos de Dave et sur ce que Concetta m’a révélé ensuite —, c’est qu’elle est restée quelque temps dans le secteur, peut-être à espérer, peut-être juste à faire la fête, peut-être les deux. Mais quand elle a découvert qu’elle était enceinte, elle a dû finir par renoncer. Pour ce que j’en sais, nous étions peut-être déjà partis dans le Colorado.
— Est-ce que tu penses que ta mère l’a su ?
— Je n’en sais rien, mais elle a dû se poser des questions sur sa fidélité, surtout les nuits où il rentrait à pas d’heure complètement bourré. Je suis sûr qu’elle savait que les ivrognes ne limitent pas leurs mauvaises habitudes à jeter leur argent par les fenêtres. »
Elle posa une main sur son bras. « Est-ce que ça va, toi ? Tu as l’air épuisé.
– Ça va. Mais tu n’es pas la seule à essayer de digérer tout ça.
— Elle est morte dans un accident de voiture », dit Lucy. Elle s’était détournée de Dan et regardait tout ce qui était fixé par un aimant sur la porte du frigo. Au milieu se trouvait une photo de Concetta et Abra, qui pouvait avoir quatre ans, marchant main dans la main dans un champ de marguerites. « L’homme qui conduisait était beaucoup plus âgé qu’elle. Et ivre. Ils roulaient très vite. Momo ne voulait pas m’en parler, mais quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai voulu en avoir le cœur net et je l’ai obligée à me donner au moins quelques détails. Quand j’ai demandé si ma mère était ivre elle aussi, elle m’a dit qu’elle ne le savait pas, parce que la police n’a aucune raison de pratiquer des tests d’alcoolémie sur les passagers tués dans des accidents mortels. Seulement sur le conducteur. » Elle soupira. « Ça n’a plus d’importance. Laissons les histoires de famille pour un autre jour. Raconte-moi ce qui est arrivé à ma fille. »
Ce qu’il fit. À un certain moment, il se retourna et vit Dave Stone debout sur le seuil, rentrant sa chemise dans son pantalon et l’observant.
Dan commença par lui raconter comment Abra était entrée en contact avec lui en se servant de Tony comme d’une sorte d’intermédiaire. Puis comment Abra était entrée en contact avec le Nœud Vrai: sa vision de cauchemar du garçon qu’elle appelait « le p’tit gars du base-ball ».
« Je me souviens de ce cauchemar, dit Lucy. Elle m’a réveillée avec ses hurlements. Ça lui était déjà arrivé, mais c’était la première fois depuis deux ou trois ans. »
Dave fronça les sourcils. « Je n’en ai aucun souvenir.
— Tu étais à Boston, pour une conférence. » Elle se tourna vers Dan. « Voyons si j’ai bien compris. Ces gens ne sont pas des gens, ce sont… quoi ? Un genre de vampires ?
— En un sens, oui, je suppose. Ils ne dorment pas dans des cercueils le jour et ne se changent pas en chauves-souris la nuit, et je doute que les croix et les gousses d’ail les dérangent beaucoup, mais ce sont des parasites, et ils ne sont sûrement pas humains.
— Les êtres humains ne disparaissent pas quand ils meurent, dit John d’un ton catégorique.
— Vous avez réellement vu ça ?
— Nous l’avons vu. Tous les trois.
— Quoi qu’il en soit, dit Dan, ces Nœuds Vrais ne s’intéressent pas aux enfants ordinaires, rien qu’à ceux qui ont le Don.
— Des enfants comme Abra, dit Lucy.
— Oui. Ils les torturent avant de les tuer — pour purifier la vapeur, prétend Abra. Ça m’évoque les bouilleurs de cru clandestins distillant leur alcool au clair de lune.
— Ils veulent… l’inhaler », dit Lucy, tentant encore de se faire à cette idée. « Parce qu’elle a le Don.
— Pas seulement le Don, le méga-Don. Si je suis un projecteur, elle c’est un phare. Et elle a découvert qui ils sont. Ce qu’ils sont.
— Et il y a plus, dit John. Ce que nous avons fait aux membres du commando de Cloud Gap…, pour Rose, peu importe qui les a exécutés, c’est Abra la responsable.
– À quoi elle s’attendait ? s’exclama Lucy, indignée. Ils ne comprennent pas l’autodéfense ? La survie ?
— Tout ce que comprend Rose, dit Dan, c’est qu’une petite fille l’a défiée.
— Elle l’a défiée… ?
— Abra a contacté Rose par télépathie pour lui dire qu’elle arrivait.
— Quoi ?
— Ce foutu tempérament qu’elle a, dit Dave doucement. Je lui ai dit cent fois que cela lui attirerait des ennuis.
— Elle ne s’approchera pas de cette femme, ni de ses amis tueurs d’enfants », décréta Lucy.
Dan songea: Oui… et non. Il prit la main de Lucy. Elle voulut se dérober, puis se laissa faire.
« Il faut que tu comprennes une chose très simple, lui dit-il. Ils ne s’arrêteront jamais.
— Mais…
— Il n’y a aucun mais qui tienne, Lucy. En d’autres circonstances, Rose aurait encore pu décider de se retirer — c’est une vieille renarde rusée — mais il y a un autre facteur à prendre en compte.
— Lequel ?
— Ils sont malades, dit John. C’est la rougeole, d’après Abra. Ils ont pu l’attraper avec le petit Trevor. J’ignore si on peut appeler ça un châtiment divin ou juste l’ironie du sort.
— La rougeole ?
— Je sais, ça peut paraître peu de chose, mais croyez-moi, c’est beaucoup. Vous savez comment, avant l’époque des vaccins, une épidémie de rougeole pouvait passer par tous les enfants d’une même famille ? Eh bien, c’est ce qui est en train d’arriver à ces Nœuds, et ça pourrait les décimer.
— Super ! » s’écria Lucy. Le sourire mauvais qu’elle avait sur le visage était bien connu de Dan.
« Sauf s’ils s’imaginent que la super vapeur d’Abra peut les guérir, dit Dave. Il faut bien que tu comprennes ça, chérie. Ce n’est pas juste une petite échauffourée. Pour cette salope, c’est une lutte à mort. » Il hésita, puis s’obligea à dire le reste. Car il le fallait. « Si Rose peut mettre la main sur elle, elle mangera notre fille vivante. »
Lucy demanda: « Où sont-ils ? Ces Nœuds Vrais, où sont-ils ?
— Colorado, dit Dan. Bluebell Campground, un camping dans la ville de Sidewinder. » Que le site du camping soit aussi l’endroit même où il avait failli mourir entre les mains de son père, il ne tenait pas à le dire, car cela aurait entraîné d’autres questions et d’autres exclamations sur les coïncidences. La seule chose dont Dan était sûr, c’est qu’il n’y avait pas de coïncidences.
« Cette ville de Sidewinder doit bien avoir un poste de police, dit Lucy. Nous allons les appeler et les mettre sur l’affaire.
— En leur disant quoi ? » Le ton de John était aimable, dépourvu de toute polémique.
« Eh bien… que…
— Si tu réussissais vraiment à faire monter les flics jusqu’au camping, dit Dan, ils ne trouveraient qu’une bande d’Américains plus ou moins âgés. D’inoffensifs camping-caristes, du genre qui veulent toujours vous montrer des photos de leurs petits-enfants. Leurs papiers seraient tous irréprochables, des carnets vétérinaires de leurs chiens jusqu’à leurs titres de propriété. Si les flics arrivaient à obtenir un mandat de perquisition — et ils n’en demanderaient même pas, aucun motif valable —, ils ne trouveraient aucune arme, parce que les Nœuds Vrais n’ont pas besoin d’armes. Leurs armes sont ici. » Dan se toucha le front. « Tu serais la mère folle du New Hampshire, Abra serait ta fille fugueuse et nous, tes amis cinglés. »
Lucy pressa ses paumes contre ses tempes. « Je n’arrive pas à croire ce qui est en train d’arriver.
— Si tu faisais des recherches, je pense que tu découvrirais que ces Nœuds Vrais, déclarés sous je ne sais quel nom d’entreprise, ont toujours été de très généreux donateurs pour cette ville particulière du Colorado. On ne chie pas dans son nid, on le remplit de plumes. Ainsi, quand viennent les mauvais jours, on a des tas d’amis.
— Ces salauds-là rôdent dans les parages depuis longtemps, dit John. Je me trompe ? Puisque ce qu’ils retirent principalement de cette vapeur, c’est la longévité.
— J’en suis pratiquement sûr, dit Dan. Et en bons Américains, je suis sûr aussi qu’ils ont bien mis tout ce temps à profit pour faire de l’argent. Assez d’argent pour huiler un maximum de rouages beaucoup plus gros que ceux qui tournent à Sidewinder. Des rouages d’État. Des rouages fédéraux.
— Et cette Rose… elle ne s’arrêtera jamais.
— Non. » Dan pensait à la vision qu’il avait eue d’elle. Le chapeau incliné. La bouche béante. La dent unique. « Elle a jeté son dévolu sur votre fille. Abra lui tient terriblement à cœur.
— Une femme qui se maintient en vie en tuant des enfants n’a pas de cœur, dit Dave.
— Oh si, elle en a un, dit Dan. Mais il est très noir. »
Lucy se leva. « Bon, ça suffit. Je veux partir tout de suite la chercher. Allez tous aux toilettes avant de partir, parce qu’une fois lancés, nous ne nous arrêterons plus avant d’arriver au motel. »
Dan demanda, « Concetta a-t-elle un ordinateur ? J’aurais besoin de faire une vérification rapide avant qu’on parte. »
Lucy soupira. « Il est dans son bureau et j’imagine que tu peux deviner le mot de passe. Mais si ça te prend plus de cinq minutes, on part sans toi. »
Rose était étendue dans son lit, éveillée, raide comme un tisonnier, tremblante de vapeur et de fureur.
Lorsqu’un moteur démarra à deux heures moins le quart, elle l’entendit. Steve Vap’ et Baba la Russe. Lorsqu’un autre démarra à quatre heures moins vingt, elle l’entendit aussi. Cette fois, c’étaient les Petits Jumeaux, Pois Sec et Graine à Canari. Slim Terri Pickford était avec eux, guettant sans doute nerveusement par la vitre arrière le moindre signe de Rose. Mo Ka avait demandé à être du voyage — avait supplié pour être du voyage — mais ils l’avaient envoyée bouler parce qu’elle était déjà porteuse de la maladie.
Rose aurait pu les arrêter, mais pourquoi se fatiguer ? Qu’ils découvrent donc tout seuls à quoi ressemblait la vie en Amérique sans la protection du Nœud Vrai, que ce soit à l’arrêt au camp ou pour veiller sur leurs arrières quand ils étaient sur la route. Surtout quand je dirai à Double P de désintégrer leurs cartes de crédit et de vider leurs comptes en banque bien garnis, pensa-t-elle.
Double P, c’était pas Jimmy Zéro, mais il saurait quand même s’en tirer, il lui suffirait pour ça d’appuyer sur un bouton. Et il serait là, fidèle au poste. Double P resterait, lui. Comme tous les bons… presque tous les bons. Phil Amphet’, Flac Annie et Dada Doug avaient déjà déserté. Ils avaient mis la décision au vote et choisi de mettre cap au sud. Dada leur avait expliqué qu’on ne pouvait plus faire confiance à Rose et qu’en outre, il était grand temps pour eux de sectionner le Nœud.
Bonne chance à toi, mon joli, pensa-t-elle, crispant et décrispant les poings.
Faire exploser la Tribu était une idée affreuse, mais éclaircir le troupeau en était une bonne. Donc, que les faiblards fuient et que les crevards crèvent. Quand la petite bâtarde serait crevée elle aussi et qu’ils auraient sucé sa vapeur (Rose ne se faisait plus d’illusions sur la possibilité de la garder prisonnière), les vingt-cinq et quelques qui restaient seraient plus forts que jamais. Elle pleurait Skunk et savait qu’elle n’avait personne pour le remplacer, mais Charlie le Crack ferait de son mieux. Comme Sam Cam… Bitovent… Folle Foune et Long Paul… Grande G aussi, pas la lumière des lumières, mais loyale et d’une obéissance aveugle.
De plus, les autres partis, la vapeur qu’elle avait encore en réserve durerait plus longtemps et les rendrait plus forts. Ils auraient besoin d’être forts.
Arrive, petite bâtarde, pensa Rose. Voyons voir si tu seras aussi forte quand on sera deux douzaines contre toi. Voyons voir comment tu t’en sortiras quand ça sera toi toute seule contre le Nœud Vrai. On sucera ta vapeur et on lapera ton sang. Mais d’abord, on boira tes cris.
Fixant l’obscurité au-dessus d’elle, Rose entendait s’estomper les voix des fuyards, des incroyants.
À sa porte résonna un coup timide, discret. Elle resta encore allongée quelques secondes en silence, méditant, puis se leva.
« Entre. »
Elle était nue et ne fit aucun geste pour se couvrir lorsque Sarey la Muette se glissa à l’intérieur, informe dans l’une de ses chemises de nuit de flanelle, sa frange gris souris lui mangeant le front et couvrant presque ses yeux. Comme toujours, elle semblait à peine là, même quand elle y était.
« Zuis tizte, Loze.
— Je sais que t’es triste. Moi aussi, je suis triste. »
Elle ne l’était pas — elle était furieuse — mais ça sonnait mieux.
« Landi m’manque. »
Andi, oui — nom pecno Andrea Steiner, dont le père l’avait vidée à coups de queue de toute humanité longtemps avant que le Nœud Vrai ne la trouve. Rose se rappelait comment elle l’avait observée un jour dans un cinéma, et comment plus tard elle l’avait vue lutter pour survivre au Retournement avec une pure hargne et une absolue volonté. Andi la Piquouse serait restée, elle. La petite Piquouse aurait marché à travers le feu, si Rose avait dit que la survie du Nœud Vrai en dépendait.
Elle tendit les bras. Sarey vint en trottinant poser sa tête contre son buste.
« Sanzelle ze veu mouwi.
— Mais non, chérie, tu n’y penses pas. » Rose attira la petite chose dans le lit et la serra bien fort. Elle n’était qu’un râtelier d’os maintenus ensemble par une chair maigre. « Dis-moi ce que tu veux vraiment. »
Sous la frange trop longue, deux yeux flamboyèrent, des yeux de fauve. « Venzance. »
Rose baisa une joue, puis l’autre, puis les fines lèvres sèches. Elle s’écarta un peu pour la regarder et dit: « Oui. Et tu l’auras. Ouvre la bouche, Sarey. »
Sarey obéit. Leurs lèvres se joignirent à nouveau. Encore chargée de vapeur, Rose Claque exhala dans la gorge de Sarey la Muette.
Les murs du bureau de Concetta étaient tapissés de mémos, de fragments de poèmes et de lettres auxquelles elle ne répondrait jamais. Dan tapa les quatre caractères du mot de passe, lança Firefox et entra Bluebell Campground dans Google. Leur site web ne contenait pas des masses d’informations, probablement parce que les propriétaires se souciaient peu d’attirer des visiteurs ; c’était juste la vitrine de base. Mais il y avait des photos que Dan examina avec la fascination réservée généralement aux vieux albums de famille récemment retrouvés.
L’Overlook avait depuis longtemps disparu mais il reconnut le terrain. Autrefois, juste avant les premières chutes de neige qui les avaient isolés pour l’hiver, lui et ses parents s’étaient tenus sous le vaste porche d’entrée de l’hôtel (qui semblait d’autant plus vaste que les chaises longues et les meubles d’extérieur en rotin avaient été rangés), balayant du regard la longue pelouse en pente douce. Tout en bas, où les cerfs et les antilopes venaient souvent jouer, il y avait à présent un long bâtiment rustique baptisé l’Overlook Lodge. Ici, disait la légende, les visiteurs pouvaient dîner, jouer au bingo et danser au son de véritables orchestres les vendredis et samedis soir. Le dimanche s’y tenaient des services religieux animés à tour de rôle par des ecclésiastiques des deux sexes de Sidewinder.
Jusqu’aux premières neiges, mon père a tondu cette pelouse et taillé les buis qu’il y avait là. Il disait qu’il avait taillé les buis de beaucoup de dames en son temps. Moi, je comprenais pas la blague, mais ça faisait beaucoup rire maman.
« Sacrée blague », dit-il à voix basse.
Il aperçut des rangées d’armoires de raccordement rutilantes pour véhicules de loisirs, des borniers de branchements dignes de forains fournissant aussi bien le gaz que l’électricité. Il y avait des sanitaires hommes et femmes aussi grands que dans les méga-relais routiers pour poids lourds tels que Little America ou Pedro’s au sud de la frontière. Il y avait un terrain de jeux pour les gamins. (Dan se demanda si les loupiots qui jouaient là voyaient ou sentaient parfois des choses troublantes, comme c’était arrivé jadis à Danny « Doc » Torrance sur le terrain de jeux de l’Overlook.) Il y avait aussi un terrain de soft-ball, un emplacement pour jouer aux palets, deux courts de tennis, et même un espace pour la pétanque.
Mais pas de roque… non, pas ça. Ça n’existe plus.
À mi-pente, là où les haies taillées en forme d’animaux s’élevaient autrefois, s’alignait une rangée de paraboles à satellite d’un blanc immaculé. Au sommet, à l’endroit où l’hôtel lui-même s’était dressé, se trouvait une plate-forme de bois avec une longue volée de marches pour y accéder. Ce site, aujourd’hui propriété de l’État du Colorado et administré par ses soins, était identifié sous le nom de « Roof O’ the World », le Toit du Monde. Les visiteurs du Bluebell Campground y avaient libre accès, de même qu’aux sentiers de randonnée alentour. Les sentiers sont réservés aux randonneurs chevronnés, disait la légende, mais le Toit du Monde est accessible à tous. Le point de vue y est spectaculaire !
Dan n’en doutait pas. Il était spectaculaire depuis la salle de restaurant et la salle de bal de l’Overlook… du moins jusqu’à ce que la neige, montant régulièrement, n’ait bloqué toutes les fenêtres. À l’ouest, comme des lances brandies vers le ciel, s’élevaient les pics les plus hauts des montagnes Rocheuses. À l’est, la vue s’étendait jusqu’à Boulder. Diable, elle s’étendait même jusqu’à Denver et Arvada les rares jours où il n’y avait pas trop de pollution.
L’État s’était approprié ce morceau de terre particulier et Dan n’en fut pas surpris. Qui aurait voulu y construire ? Le sol était contaminé et il n’y avait pas besoin d’être télépathe pour le sentir. Mais les Vrais s’en étaient approchés au plus près et Dan avait dans l’idée que leurs hôtes nomades de passage — les nomades normaux — revenaient rarement pour une seconde visite et ne recommandaient pas le Bluebell à leurs amis. Un endroit maléfique attire des gens maléfiques, avait dit John. Auquel cas, l’inverse devait aussi être vrai: il devait repousser les gens bien.
« Dan ? appela David. On démarre.
— Laissez-moi encore une minute ! »
Il ferma les yeux et pressa la paume de sa main sur son front.
(Abra)
Sa voix la réveilla aussitôt.
L’obscurité enveloppait le Crown Motel, l’aube étant encore à une heure ou plus de poindre, quand la porte du numéro 24 s’ouvrit et qu’une jeune fille en sortit. Un épais brouillard s’était installé et le monde avait presque perdu toute réalité. La jeune fille portait un pantalon noir et une chemisette blanche. Elle s’était fait des couettes et le visage qu’elles encadraient paraissait très juvénile. Elle respira profondément. La fraîcheur de l’air et l’humidité en suspension furent un baume pour son mal de tête persistant mais firent bien peu pour son cœur malheureux. Momo était morte.
Et pourtant, si oncle Dan disait vrai, pas vraiment morte: juste partie quelque part ailleurs. Peut-être devenue une personne-fantôme ; ou peut-être pas. Dans tous les cas, Abra ne pouvait consacrer du temps à y penser. Plus tard, peut-être, elle méditerait sur ses questions.
Dan avait demandé si Billy dormait. Oui, à poings fermés, lui avait-elle répondu. Par la porte ouverte, elle apercevait les pieds et les jambes de Mr. Freeman sous les couvertures et entendait son ronflement régulier. On aurait dit un bateau à moteur tournant au ralenti.
Dan avait demandé si Rose ou l’un des autres avait tenté d’atteindre son esprit. Non. Elle l’aurait su. Ses pièges étaient tendus. Et Rose devait s’en douter. Elle n’était pas stupide.
Il avait demandé s’il y avait un téléphone dans sa chambre. Oui, il y en avait un. Oncle Dan lui avait dit ce qu’il voulait qu’elle fasse. C’était assez simple. Le truc effrayant, c’était ce qu’elle devait dire à la femme étrange du Colorado. Mais elle voulait le faire. Tout au fond d’elle-même, elle voulait le faire depuis le jour où elle avait entendu les cris d’agonie du p’tit gars du base-ball.
(tu comprends bien le mot que tu dois lui marteler ?)
Oui, bien sûr.
(parce que tu dois l’aiguillonner tu sais ce que ça)
(oui je sais ce que ça veut dire)
La rendre folle. Folle furieuse.
Abra continuait à inhaler le brouillard. La route qui les avait amenés jusqu’ici n’était plus qu’une égratignure, les arbres d’en face avaient complètement disparu. Le bureau du motel aussi. Des fois, elle aurait bien voulu être comme ça, toute blanche à l’intérieur. Mais des fois seulement. Au plus profond de son cœur, elle n’avait jamais regretté d’être ce qu’elle était.
Quand elle se sentit prête — aussi prête qu’elle le serait jamais —, Abra retourna dans sa chambre et ferma la porte de communication pour ne pas déranger Mr. Freeman au cas où elle devrait parler fort. Elle consulta les instructions pour utiliser le téléphone, fit le 9 pour obtenir une ligne extérieure, puis le numéro des renseignements pour demander le numéro de l’Overlook Lodge au Bluebell Campground à Sidewinder dans le Colorado. Je pourrais te donner le numéro du standard, lui avait dit Dan, mais tu tomberais sur un répondeur.
Dans le bâtiment où les hôtes prenaient leurs repas et jouaient à des jeux de société, le téléphone sonna longtemps. Dan avait dit que ça serait probablement le cas et qu’elle devrait juste attendre que ça décroche. Et puis, il serait deux heures plus tôt, là-bas.
Finalement, une voix grognon répondit: « Allô ? Si vous voulez le standard, vous vous êtes trompé de num…
— Je veux pas le standard », dit Abra. Elle espérait que les battements sourds et précipités de son cœur n’étaient pas audibles dans sa voix. « Je veux Rose. Rose Claque. »
Un blanc. Puis: « Qui est à l’appareil ?
— Abra Stone. Vous connaissez mon nom, n’est-ce pas ? Je suis la fille qu’elle cherche. Dites-lui que je rappellerai dans cinq minutes. Si elle est là, on parlera. Si elle n’y est pas, dites-lui qu’elle peut aller se faire foutre. Je rappellerai pas. »
Abra raccrocha, baissa la tête, enfouit son visage brûlant dans ses mains et prit plusieurs longues et profondes respirations.
Rose buvait un café, assise au volant de son EarthCruiser, les pieds sur le compartiment secret contenant la réserve de cartouches de vapeur, lorsqu’on frappa à sa porte. Un visiteur à une heure aussi matinale ne pouvait signifier qu’un surcroît d’emmerdes.
« Oui, dit-elle. Entrez. »
C’était Long Paul, en robe de chambre sur un pyjama enfantin décoré de voitures de course. « Le téléphone public du Lodge s’est mis à sonner. D’abord, j’ai laissé courir, pensant que c’était une erreur. Et j’étais en train de faire le café à la cuisine. Mais comme ça insistait, j’ai répondu. C’était cette fille. Elle voulait te parler. Elle a dit qu’elle rappellerait dans cinq minutes. »
Sarey la Muette se redressa dans le lit, clignant des yeux derrière sa frange, le drap serré autour de ses épaules comme un châle.
« Bouge de là », lui dit Rose.
Sarey obéit sans un mot. Par le large pare-brise de son EarthCruiser, Rose la regarda se traîner pieds nus jusqu’au Bounder qu’elle avait partagé avec la Piquouse.
Cette fille.
Au lieu de courir se cacher, la petite bâtarde passait des coups de fil ! J’t’en foutrais d’un putain de culot. Son idée à elle, ça ? Mon œil ! C’était plutôt dur à avaler.
« Qu’est-ce que tu fabriquais à la cuisine si tôt le matin ?
— Je pouvais pas dormir. »
Elle se tourna vers Paul. Rien qu’un grand type âgé au physique banal avec des cheveux clairsemés et des lunettes à double foyer perchées sur le bout de son nez. Un pecno aurait pu le croiser dans la rue tous les jours de l’année sans le voir, mais Paul avait ses propres aptitudes. Pas le talent d’endormeuse d’Andi, ni celui de rabatteur de Grand-Pa Flop, mais il pouvait se montrer très persuasif. S’il s’employait à persuader un pecno de gifler sa femme — ou qui que ce soit, en fait —, on pouvait être sûr que cette femme serait giflée, et énergiquement. Chacun dans la Tribu avait ses petits talents: c’était leur ciment.
« Fais-moi voir tes bras, Paulie. »
Il soupira et remonta les manches de sa robe de chambre et de son pyjama jusqu’à ses coudes fripés. Les boutons rouges étaient là.
« Quand sont-ils apparus ?
— J’ai aperçu les premiers hier après-midi.
— T’as de la fièvre ?
— Ouais. Un peu. »
Elle plongea le regard dans ses yeux confiants, honnêtes et eut envie de l’étreindre. Certains avaient filé, mais Long Paul était resté. Comme la plupart. Ils seraient sûrement assez nombreux pour régler son compte à la petite bâtarde si elle était vraiment assez crétine pour rappliquer. Et c’était pas à exclure. Quelle môme de treize ans est pas complètement crétine ?
« Ça va aller, t’inquiète pas », lui dit-elle.
Il soupira encore. « J’espère. Sinon, ç’aura été une sacrée bonne virée qu’on a fait.
— Je veux pas entendre ça. Tous ceux qui restent iront bien. C’est ma promesse et je tiens mes promesses. Maintenant, voyons voir ce que notre petite amie du New Hampshire a à dire pour sa défense. »
Rose s’était assise depuis moins d’une minute sur une chaise, à côté du grand tambour en plastique de tirage du Bingo (sa tasse de café refroidissant posée près d’elle), quand la sonnerie du téléphone public du Lodge explosa avec une stridence du XXe siècle qui la fit sursauter. Elle le laissa sonner deux fois avant de soulever le récepteur et de parler de sa voix la plus modulée. « Bonjour, ma chère. Vous auriez pu me joindre mentalement, vous savez. Cela vous aurait économisé le coût d’un appel longue distance. »
La petite bâtarde en aurait été fort mal avisée. Abra Stone n’était pas la seule à savoir tendre des pièges.
« J’arrive », dit la môme. Sa voix était si jeune, si fraîche ! À la pensée de toute la vapeur utile qui sortirait de tant de fraîcheur, Rose sentit l’avidité monter en elle comme une soif ardente.
« Tu m’en diras tant. T’es bien sûre de vouloir faire ça, mon trésor ?
— Vous serez là si je viens ? Ou il n’y aura que vos rats domestiqués ? »
Rose ressentit un frisson de colère. Pas bon, ça, mais faut dire qu’elle avait jamais été du matin.
« Et pourquoi n’y serais-je pas, ma chère ? » Elle conservait une voix calme et légèrement indulgente: une voix de mère (ou du moins l’imaginait-elle ; elle n’avait jamais été mère) s’adressant à un bambin prompt aux trépignements de colère.
« Parce que vous êtes lâche.
— Je suis curieuse de savoir sur quoi tu fondes ta présomption », dit Rose. Son ton était le même — indulgent, légèrement amusé — mais sa main s’était crispée sur le téléphone qu’elle pressait plus fort contre son oreille. « Alors que tu ne m’as jamais rencontrée.
— Oh, que si. Dans ma tête, et je vous ai envoyée péter et vous avez détalé la queue entre les jambes. Et vous tuez des enfants. N’y a que des lâches pour tuer des enfants. »
T’as pas à te justifier devant une môme, se dit-elle. Surtout une pecnode. Mais elle s’entendit dire: « Tu ne sais rien de nous. De ce que nous sommes et de ce que nous devons faire pour survivre.
— Une tribu de lâches, voilà ce que vous êtes, dit la petite bâtarde. Vous vous croyez tellement talentueux et forts mais vous êtes bons qu’à une chose, manger la vie des autres et vivre longtemps. Vous êtes comme des hyènes. Vous tuez les faibles et puis vous fuyez. Lâches. »
Le mépris dans sa voix était comme de l’acide dans l’oreille de Rose. « C’est faux !
— Et vous êtes la lâche en chef. Vous êtes pas venue me chercher, hein ? Non, pas vous. Vous avez envoyé les autres à votre place.
— Allons-nous avoir une conversation raisonnable ou…
— Vous trouvez ça raisonnable de tuer des enfants pour leur voler leur substance mentale ? Qu’est-ce qu’il y a de raisonnable là-dedans, espèce de lâche vieille pétasse ? Vous avez envoyé vos amis faire votre boulot, vous vous êtes cachée derrière eux, et j’imagine que c’était malin de votre part, parce que maintenant, ils sont tous morts.
— Sale petite bâtarde, tu ne connais rien à rien ! » Rose bondit sur ses pieds. Ses cuisses heurtèrent la table, son café se renversa et ruissela sous le tambour de Bingo. Long Paul, qui lorgnait par la porte de la cuisine, entrevit l’expression de son visage et battit en retraite. « Qui c’est qu’est lâche ? Qui c’est la vraie lâche ? Tu peux dire des trucs pareils au téléphone mais tu pourrais jamais les dire en me regardant en face !
— Vous aurez besoin d’en avoir combien avec vous quand j’arriverai ? railla Abra. Hein, combien, pétocharde pétasse ? »
Rose ne dit rien. Elle devait se ressaisir, elle le savait, mais s’entendre tenir ce langage par une petite pecnode à l’insolence crasse de cour de récré… Et cette môme en savait trop. Beaucoup trop.
« Vous auriez même pas le courage de m’affronter seule, hein ? fit la sale bâtarde.
— Me cherche pas », cracha Rose.
Il y eut un blanc au bout du fil et quand la petite bâtarde reprit la parole, elle avait un ton songeur: « Un duel ? Un contre un ? Non, vous n’oseriez pas. Une lâche comme vous n’oserait pas. Même contre une gamine. Vous êtes une tricheuse et une menteuse. Vous avez l’air belle des fois mais j’ai vu votre vrai visage. Vous êtes rien qu’une vieille pute trouillarde.
— Tu… tu… » Mais elle ne pouvait rien dire de plus. La rage l’étouffait. C’était en partie le choc de se voir — elle, Rose Claque — mise à nue par une môme pour qui « moyen de transport » voulait dire « vélo » et dont le souci majeur avant ces dernières semaines était probablement de savoir quand elle aurait des seins plus gros que des boutons de moustique.
« Mais je vous laisserai peut-être une chance », dit la petite bâtarde. Son assurance et sa témérité désinvolte étaient incroyables. « Bien sûr, si vous m’y obligez, je vous réduirai en miettes. Je m’en fais pas pour les autres, ils sont déjà en train de crever. » Elle alla même jusqu’à rire. « Inoculés par le p’tit gars du base-ball, bien joué, mon gars.
— Si tu viens, je te tuerai », dit Rose. Sa main monta à sa gorge, se referma sur son cou et se mit à presser régulièrement. Plus tard, elle aurait des ecchymoses. « Si tu t’enfuis, je te retrouverai. Et là, tu hurleras pendant des heures avant de crever.
— Je m’enfuirai pas, dit la môme. Et on verra bien qui criera la dernière.
— Et toi, ma chère, combien en auras-tu en renfort derrière ?
— Je serai seule.
— Je ne te crois pas.
— Lisez dans mon esprit, dit la môme. Ou ça aussi, vous avez peur de le faire ? »
Rose ne répondit pas.
« Sûr que vous avez peur. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé la dernière fois que vous avez essayé. Je vous ai rendu la monnaie de votre pièce, et vous avez pas aimé, hein ? Hyène. Tueuse d’enfants. Lâche. Trouillarde.
— Arrête… de m’appeler… comme ça.
— Il y a un endroit en haut de la colline, là où vous êtes. Un point de vue panoramique. Ça s’appelle le Toit du Monde. Je l’ai trouvé sur internet. Je vous y donne rendez-vous lundi après-midi à cinq heures. Toute seule. Si vous n’êtes pas seule, si le reste de votre meute de hyènes ne reste pas bien tranquille dans votre salle de réunion pendant qu’on règle nos affaires, je le saurai. Et je m’en irai.
— Je te retrouverai, répéta Rose.
— Vous croyez ! » Elle se foutait carrément d’elle.
Rose ferma les yeux et vit la môme. Elle la vit se contorsionner par terre, la bouche remplie de frelons brûlants, des pointes de feu plantées dans les yeux. Personne me parle comme ça. Jamais.
« J’imagine que vous pourriez me retrouver. Mais le temps que vous y arriviez, combien de vos Nœuds Vrais puants il vous resterait en renfort ? Une dizaine ? quatre ou cinq ? peut-être deux ou trois à peine ? »
Cette idée était déjà venue à l’esprit de Rose. Qu’une môme qu’elle n’avait encore jamais rencontrée face à face en vienne à la même conclusion était bien le plus rageant de tout.
« Le Skunk connaissait Shakespeare, dit la petite bâtarde. Il m’en a cité un passage pas longtemps avant que je le tue. Moi aussi, je le connais un peu, parce qu’on l’a étudié en classe. On a lu qu’une seule pièce, Roméo et Juliette, mais Ms. Franklin nous a donné une liste de ses citations les plus célèbres. Comme “Être ou ne pas être: là est la question” et “Il ne suffit pas de parler, il faut parler juste”. Vous saviez que c’était de Shakespeare ? Pas moi. Vous trouvez pas ça intéressant ? »
Rose ne répondit pas.
« Vous êtes pas du tout en train de penser à Shakespeare, fit la petite bâtarde. Vous êtes en train de penser au plaisir que vous auriez à me tuer. J’ai pas besoin de lire dans votre esprit pour savoir ça.
— Si j’étais toi, je me calterais, dit Rose d’un ton pensif. Aussi vite que tes petites jambes de bébé peuvent te porter. Ça t’avancerait pas beaucoup, mais tu vivrais un peu plus longtemps. »
La petite bâtarde ne se laissa pas démonter: « Il y avait une autre citation. Je m’en souviens pas exactement, mais c’était un truc comme: “sauter avec son propre pétard”. “Être pris à son propre piège”, quoi. Ms. Franklin nous a dit qu’un pétard à cette époque, c’était un genre de bombe comme un bâton de dynamite. Je crois que c’est un peu ce qui est en train d’arriver à votre tribu de lâches. Vous avez pas aspiré la bonne vapeur, vous vous êtes assis sur un pétard et maintenant la bombe est en train de sauter. » Elle s’interrompit. « Vous êtes toujours là, Rose ? Ou vous vous êtes caltée ?
— Arrive, ma jolie », dit Rose. Elle avait retrouvé son calme. « Si tu veux me retrouver en haut du belvédère, j’y serai. Nous contemplerons le panorama ensemble, tu veux ? Et nous verrons qui est la plus forte. »
Elle raccrocha avant que la petite bâtarde puisse ajouter autre chose. Elle avait perdu le sang-froid qu’elle s’était promis de conserver, mais au moins, elle avait eu le dernier mot.
Ou peut-être pas, parce que celui que la petite bâtarde n’avait pas cessé de lui balancer continuait à tourner dans sa tête comme un disque rayé.
Lâche. Lâche. Lâche.
Abra reposa doucement le récepteur téléphonique sur son support. Elle le regarda ; elle caressa même sa surface de plastique, encore brûlante du contact de sa main et humide de sa sueur. Puis, avant qu’elle ait compris que ça allait arriver, elle éclata en sanglots déchirants. Ils la ravagèrent comme une tornade, lui tordant l’estomac, secouant son corps de tremblements. Elle fonça à la salle de bains, toujours pleurant, s’agenouilla devant les toilettes et vomit.
Quand elle ressortit, Mr. Freeman se tenait sur le seuil de la porte de communication, les pans de sa chemise pendouillants, ses cheveux gris tire-bouchonnant. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es malade ? C’est la drogue qu’il t’a donnée ?
— Non, c’est pas ça. »
Il gagna la fenêtre et scruta au-dehors dans le brouillard oppressant. « C’est eux ? Ils arrivent ? »
Momentanément incapable de parler, Abra put seulement secouer la tête avec tant de véhémence que ses couettes voltigèrent. C’était elle qui arrivait et c’était bien ça qui la terrifiait.
Et pas juste pour elle-même.
Immobile sur sa chaise, Rose respirait à longues bouffées pour se calmer. Lorsqu’elle eut repris le contrôle d’elle-même, elle appela Long Paul. Au bout d’une seconde ou deux, il passa prudemment la tête par la porte battante donnant sur la cuisine. Sa mine fit naître le fantôme d’un sourire sur les lèvres de Rose. « Y a pas de danger. Tu peux entrer. Je vais pas te mordre. »
Il s’avança et vit le café renversé. « Je vais nettoyer ça.
— Laisse tomber. C’est qui le meilleur rabatteur qui nous reste ?
— Toi, Rose. » Sans hésitation.
Rose n’avait aucune intention d’approcher mentalement la petite bâtarde. « En dehors de moi.
— Ben… vu qu’on a plus Grand-Pa Flop… ni Barry… » Il réfléchit. « Beckie a une petite touche de rabatteuse, Grande G aussi. Mais je crois que c’est Charlie le Crack qu’en a le plus.
— Il est malade ?
— Il l’était pas hier.
— Envoie-le-moi. J’essuierai le café en attendant. Parce que — écoute-moi bien, Paulie, c’est important —, c’est çui qui a cradossé qui doit nettoyer. »
Après son départ, Rose resta encore un moment assise sans bouger, le menton appuyé sur ses doigts. Elle avait de nouveau les idées claires et la capacité d’élaborer un plan. Ils ne prendraient pas de vapeur aujourd’hui, tout compte fait. Ça pourrait attendre lundi matin.
Finalement, elle alla chercher une poignée de serviettes en papier à la cuisine. Et elle nettoya ce qu’elle avait cradossé.
« Dan ! » Cette fois, c’était John. « Faut qu’on y aille !
— J’arrive, dit-il. Je veux juste aller me passer un peu d’eau froide sur le visage. »
Il longea le couloir en écoutant Abra, hochant légèrement la tête comme si elle avait été là.
(Mr. Freeman veut savoir pourquoi je pleurais pourquoi j’ai vomi qu’est-ce que je dois lui dire)
(pour le moment que j’aurai besoin de lui emprunter sa camionnette c’est tout)
(parce qu’on va continuer vers l’Ouest)
(… ben…)
C’était compliqué, mais elle comprit. La compréhension n’était pas dans les mots et n’avait pas besoin de l’être.
À côté du lavabo, il y avait un porte-brosses à dents. Sur le manche de la plus petite était écrit ABRA en lettres arc-en-ciel. Sur l’un des murs, une petite plaque décorative disait UNE VIE SANS AMOUR C’EST COMME UN ARBRE SANS FRUITS. Il la regarda pendant quelques secondes, en se demandant s’il y avait quelque chose de ce genre dans le programme des AA. La seule chose qui lui revint, c’est Si tu n’as personne à aimer aujourd’hui, tâche au moins de ne blesser personne. Pas vraiment comparable.
Il ouvrit l’eau froide et s’aspergea plusieurs fois le visage, avec vigueur. Puis il attrapa une serviette et leva la tête. Pas de Lucy avec lui sur la photo, cette fois ; juste Dan Torrance, fils de Jack et Wendy, qui s’était toujours cru fils unique.
Son visage était couvert de mouches.