Par un matin d’août 2013, Concetta Reynolds se réveilla tôt dans son appartement en copropriété de Boston. Comme toujours, la première chose qu’elle vit fut qu’il n’y avait pas de petit chien lové dans le coin près de la commode. Betty était morte depuis des années mais Chetta ressentait encore son absence. Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea vers la cuisine pour aller se préparer son café du matin. C’était un trajet qu’elle avait parcouru des milliers de fois auparavant et elle n’avait aucune raison de croire que cette fois-ci serait en quelque manière différente. Il ne lui vint certes pas à l’esprit qu’elle se révélerait a posteriori comme le premier maillon d’un malin enchaînement de mésaventures. Elle ne trébucha pas, ainsi qu’elle le raconterait plus tard ce jour-là à sa petite-fille Lucy, ne heurta non plus aucun obstacle. Elle entendit seulement un claquement anodin, à peu près à mi-hauteur du corps, côté droit, et l’instant d’après, elle était par terre, la jambe au supplice, irradiée par une cuisante douleur.
Elle demeura là plusieurs minutes, à fixer son reflet indistinct dans le luisant parquet de chêne tout en essayant de faire refluer la douleur par la seule force de sa volonté. Dans le même temps, elle se parlait à elle-même: Stupide vieille femme, vivre ainsi seule sans compagnie. Cela fait cinq ans que David te serine que tu es trop âgée pour vivre seule et tu n’as pas fini de l’entendre.
Mais pour accueillir une dame de compagnie, il aurait fallu sacrifier la chambre que Chetta réservait à Lucy et Abra. Et leurs visites étaient toute sa vie, plus que jamais depuis que Betty était morte et qu’elle-même semblait avoir épuisé toute son inspiration poétique. Quatre-vingt-dix-sept ans ou pas, elle s’était très bien débrouillée jusque-là et elle se sentait bien. De bons gènes du côté féminin de la famille. Sa propre Momo n’avait-elle pas enterré quatre maris et sept enfants, et vécu jusqu’à cent deux ans ?
Bon, pour être franche (ne serait-ce qu’envers elle-même), elle ne s’était pas sentie si bien que cela l’été dernier. Cet été, les choses avaient été… difficiles.
Lorsque enfin la douleur reflua — un peu — Chetta entreprit de ramper dans le couloir en direction de la cuisine que commençait à envahir l’aube. Elle trouva qu’au ras du sol, il était plus dur d’apprécier l’exquise lumière rose. Chaque fois que la douleur se faisait trop intense, elle s’arrêtait, haletante, la tête posée sur son bras décharné. Durant ces pauses, elle méditait sur les sept âges de l’homme, et sur la façon qu’ils avaient de décrire un cercle parfait (et parfaitement stupide). Durant la quatrième année de la Grande Guerre, connue aussi sous le nom — quelle ironie — de Der des ders, ce mode de locomotion avait déjà été le sien. Elle était alors Concetta Abruzzi et rampait dans la basse-cour de la ferme familiale de Davoli, en Calabre, pour attraper des poules qui lui échappaient sans difficulté. Depuis ces débuts poussiéreux, elle avait fait du chemin, lequel l’avait conduite à vivre une vie intéressante et féconde. Elle avait publié vingt volumes de poésie, pris le thé avec Graham Greene, dîné avec deux Présidents et — cerise sur le gâteau — s’était vu accorder une arrière-petite-fille adorable et extrêmement brillante, dotée d’étranges talents. Et tous ces merveilleux cadeaux pour en arriver où ?
À ramper de nouveau, pardi. Retour à la case départ. Dio me benedica.
Une fois dans la cuisine, elle ondoya comme une anguille à travers un rectangle de soleil pour atteindre la petite table où elle prenait la plupart de ses repas. Son téléphone portable y était posé. Chetta referma la main sur un pied de la table et la secoua jusqu’à ce que le téléphone glisse au bord, bascule et tombe à terre. Sans se briser, meno male. Elle pianota les trois chiffres du numéro que l’on vous recommande d’appeler lorsque des merdes comme celle-là vous tombent dessus, puis attendit pendant qu’une voix enregistrée résumant à elle seule toute l’absurdité du XXIe siècle lui disait que son appel allait être enregistré.
Et enfin, louée soit Marie, une authentique voix humaine:
« Ici le 911. Quelle est votre urgence ? »
La femme clouée au sol, qui jadis avait rampé au cul des poules dans le sud de l’Italie, s’exprima avec clarté et cohérence malgré la douleur: « Je m’appelle Concetta Reynolds, j’habite au 219, Marlborough Street, troisième étage, dans une copropriété. Je crois que je me suis cassé la hanche. Pouvez-vous m’envoyer une ambulance ?
— Y a-t-il quelqu’un avec vous, Mrs. Reynolds ?
— Non, et c’est ma faute. Vous êtes en train de parler à une stupide vieille femme qui se croyait assez valide pour vivre seule. Et je vous le signale au passage, je préfère qu’on m’appelle Miz Reynolds désormais. »
Lucy reçut l’appel de sa grand-mère juste avant que Conchetta n’entre au bloc opératoire. « Je me suis cassé la hanche, mais ils peuvent me la réparer, annonça-t-elle à Lucy. Je crois qu’ils vont y mettre des broches, ou je ne sais quoi.
— Tu es tombée, Momo ? » La première pensée de Lucy fut pour Abra, encore pour une semaine en camp d’été.
« Oh oui, mais la cause de ma chute, c’est une fracture complètement spontanée. Apparemment, c’est très courant chez les gens de mon âge. Et comme il y a tellement plus de gens de mon âge qu’il n’y en a jamais eu, les médecins en voient beaucoup. Tu n’as pas besoin de venir tout de suite, mais je pense que tu voudras venir assez vite. Je crois qu’il va falloir que nous parlions de certaines choses. »
Lucy ressentit un froid au creux du ventre. « Quelle sorte de choses ? »
Concetta, maintenant shootée au Valium, à la morphine ou Dieu sait quel autre calmant, éprouvait une relative sérénité. « J’ai l’impression que ma fracture de la hanche est le cadet de mes soucis. » Elle s’en expliqua. Il ne lui fallut pas longtemps. Elle termina en disant: « N’en parle pas à Abra, cara. J’ai reçu d’elle des dizaines de mails et même une vraie lettre ! On dirait qu’elle se plaît énormément à son camp d’été. Elle aura bien le temps plus tard de découvrir que sa vieille Momo est en train de passer l’arme à gauche. »
Lucy songea: Si tu crois vraiment que je vais devoir le lui dire…
« Pas la peine d’être médium pour deviner ce que tu es en train de penser, amore, mais peut-être que cette fois-ci, la mauvaise nouvelle ne lui parviendra pas.
— Peut-être », dit Lucy.
Elle n’eut pas plus tôt raccroché que le téléphone sonna. « M’man ? Maman ? » C’était Abra. Elle était en pleurs. « Je veux rentrer à la maison. Momo a le cancer. Je veux rentrer. »
Après son retour du camp Tapawingo dans le Maine, Abra eut un aperçu de ce que serait sa vie si elle devait faire la navette entre des parents divorcés. Sa mère et elle passèrent les deux dernières semaines d’août et la première de septembre dans l’appartement de Chetta dans Marlborough Street. La vieille dame, qui s’était plutôt bien remise de son opération de la hanche, avait décidé d’écourter son séjour à l’hôpital et de refuser tout traitement pour le cancer du pancréas qu’on lui avait dépisté.
« Ni rayons, ni chimio. Quatre-vingt-dix-sept ans, c’est suffisant. Et toi, Lucy, je refuse que tu passes les six prochains mois à m’apporter mes repas et mes médicaments et à me présenter le bassin. Tu as ta famille, moi je peux me payer une aide à domicile à plein temps.
— Tu ne passeras pas la fin de ta vie avec des inconnus », avait décrété Lucy, prenant sa voix je-ne-tolérerai-aucune-objection, qui faisait filer doux Abra aussi bien que son père, et devant laquelle même Concetta était impuissante.
Abra ne resterait pas à Boston, il n’en fut même pas question ; sa rentrée en classe de 3e était prévue le 9 septembre au collège d’Anniston. David Stone avait pris une année sabbatique pour écrire un livre comparant les folles années 20 aux psychédéliques années 60. C’est ainsi qu’Abra — comme bon nombre des filles qu’elle avait connues au camp Tap — apprit à faire la navette entre ses deux parents. Elle passait la semaine avec son père et partait pour Boston le week-end afin de retrouver sa mère et sa Momo. Elle se disait que les choses ne pouvaient pas être pires… mais elles peuvent toujours le devenir, et bien souvent elles ne s’en privent pas.
Même s’il travaillait maintenant à la maison, David Stone ne se fatiguait jamais à descendre chercher le courrier à la boîte aux lettres. Il prétendait que le Service postal des États-Unis était une bureaucratie ne visant qu’à se perpétuer elle-même qui avait perdu toute pertinence au tournant de ce siècle. De temps à autre cependant arrivait un colis, quelquefois des livres qu’il avait commandés pour son travail, le plus souvent des commandes faites par Lucy sur catalogue, mais pour le reste, il proclamait que tout ça n’était que de la paperasse inutile.
Quand Lucy était à la maison, c’était elle qui relevait le courrier dans la boîte aux lettres près du portail et l’ouvrait en prenant son deuxième café de la matinée. C’était surtout des pubs et de la paperasse sans intérêt, en effet, qui terminait dans ce qu’elle appelait le Classeur Circulaire. Mais en ce début de mois de septembre, Lucy n’était pas là et c’était donc Abra — alors la seule femme de la maison — qui vérifiait le contenu de la boîte en descendant du bus scolaire. Elle faisait aussi la vaisselle, deux machines de linge par semaine pour elle et son père, et, quand elle y pensait, programmait l’aspirateur robot Roomba. Elle se chargeait de ces corvées sans se plaindre car elle savait que Momo avait besoin de sa mère et que le livre de son père était super important. Il disait que celui-ci serait POPULAIRE et pas UNIVERSITAIRE. Et s’il se vendait bien, peut-être qu’il pourrait arrêter d’enseigner pour se consacrer à l’écriture à plein temps, du moins pendant un moment.
Ce jour-là, le 17 septembre, la boîte contenait une brochure Wal-Mart, une carte postale annonçant l’ouverture d’un nouveau cabinet dentaire en ville (N’AYEZ PLUS PEUR DE SOURIRE !), et deux prospectus en papier glacé d’agences immobilières pour des appartements en multipropriété à la station de ski de Mount Thunder.
Il y avait aussi un gratuit d’annonces locales, l’Anniston Shopper. Sur ses deux premières pages, ce magazine proposait des dépêches d’agences et dans les pages du milieu, quelques nouvelles locales (avec une place importante pour le sport régional). Tout le reste n’était que publicités et coupons de réduction. Eût-elle été là, Lucy en aurait découpé quelques-uns avant de jeter le Shopper dans la poubelle de recyclage et sa fille n’aurait jamais vu ce canard. Mais ce jour-là, Lucy était à Boston, et Abra le vit.
Tout en remontant paresseusement l’allée, elle le feuilleta puis le retourna. Sur la dernière page, disposées en damier, il y avait quarante ou cinquante photos guère plus grandes que des timbres-poste, quelques-unes en noir et blanc, mais la majorité en couleurs. Avec ce titre au-dessus:
Un instant, Abra pensa qu’il s’agissait d’une sorte de concours, comme une chasse au trésor. Puis elle comprit que ces visages étaient ceux d’enfants disparus et elle sentit comme une main lui agripper la paroi intérieure de l’estomac et l’essorer comme un linge mouillé. Les trois paquets d’Oreo qu’elle avait achetés à la cafét’ à midi pour les manger dans le bus au retour lui remontèrent dans la gorge, poussés vers la sortie par cette main de fer.
Ne regarde pas si ça te dérange, se dit-elle. C’était la voix sévère et moralisatrice qu’elle prenait souvent lorsqu’elle était perturbée ou contrariée (une voix-de-Momo, bien qu’elle n’en ait jamais pris conscience). Balance ça dans la poubelle du garage avec tout le reste. Sauf qu’elle semblait incapable de s’en détourner.
Là, il y avait Cynthia Abelard, DDN 9 juin 2005. Après une seconde de réflexion, Abra réalisa que DDN signifiait « date de naissance ». Donc Cynthia aurait huit ans aujourd’hui. Si elle était encore en vie… Elle avait disparu en 2009. Comment est-ce qu’on peut laisser disparaître un gamin de quatre ans ? se demanda Abra. Elle doit avoir des parents vraiment en dessous de tout. Mais bien sûr, ses parents ne l’avaient sans doute pas laissée disparaître. C’était probablement un taré, rôdant dans le quartier, qui l’avait repérée et enlevée.
Là, c’était Merton Askew, DDN 4 septembre 1998. Lui avait disparu en 2010.
Et plus bas, au milieu de la page, il y avait une très belle petite fille d’origine hispanique, Angel Barbera, disparue de son domicile de Kansas City à l’âge de sept ans, donc depuis déjà neuf ans maintenant. Abra se demanda si ses parents pensaient vraiment que cette minuscule photo les aiderait à la retrouver. Et dans ce cas, est-ce que seulement ils la reconnaîtraient encore ? Et elle, les reconnaîtrait-elle ?
Fiche-moi ça en l’air, gronda la voix-de-Momo. Tu as assez de soucis comme ça sans avoir à regarder un tas d’enfants disp…
Ses yeux tombèrent sur une photo, dans la rangée du bas, et un petit son lui échappa. C’était probablement un sanglot. Sur le coup, elle ne comprit même pas pourquoi, mais en fait, si, elle savait ; comme quand on sait le mot qu’on veut employer dans un devoir d’anglais mais qu’on n’arrive pas à le trouver, on l’a juste sur le bout de la langue et impossible de l’attraper.
C’était la photo d’un enfant blanc, avec des cheveux courts et un grand sourire rigolo. On aurait dit qu’il avait des taches de rousseur sur les joues. La photo était trop petite pour en être sûr, mais
(c’est des taches de rousseur tu le sais)
Abra croyait bien en être sûre. Oui, c’étaient des taches de rousseur et ses grands frères le taquinaient à cause de ça et sa mère lui disait qu’elles disparaîtraient avec le temps.
« Elle lui disait que les taches de rousseur portent bonheur », chuchota Abra.
Bradley Trevor, DDN 2 mars 2000. Disparu le 12 juillet 2011. Race: caucasienne. Lieu: Bankerton, Iowa. Âge actuel: 13. Et sous sa photo — sous la photo de tous ces enfants pour la plupart souriants: Si vous pensez avoir vu Bradley Trevor, prière de contacter le Centre national pour les enfants disparus et exploités.
Sauf que personne ne les contacterait au sujet de Bradley parce que personne ne le verrait. Son âge actuel n’était pas non plus treize ans. Bradley Trevor s’était arrêté à onze. Il s’était arrêté comme une montre cassée qui donne la même heure toutes les heures de la journée. Abra se surprit à se demander si les taches de rousseur s’effacent sous la terre.
« Le p’tit gars du base-ball », murmura-t-elle.
Des fleurs bordaient l’allée de sa maison. Abra se pencha, les mains en appui sur les genoux, son sac pesant soudain beaucoup trop lourd dans son dos, et elle vomit ses Oreo et ce qu’elle n’avait pas encore digéré de son déjeuner dans les asters de sa mère. Quand elle eut la certitude qu’elle ne vomirait pas une deuxième fois, elle rentra dans le garage et jeta le courrier à la poubelle. Tout le courrier.
Son père avait raison, c’était de la paperasse inutile.
La porte de la petite pièce qui servait de bureau à son père était ouverte, et quand Abra s’arrêta à l’évier de la cuisine pour se rincer la bouche avec un grand verre d’eau, elle entendit le cliquetis régulier de son clavier d’ordinateur. Tant mieux. Quand il ralentissait, ou s’arrêtait complètement, son père avait tendance à être grognon. Et puis, il risquait davantage de remarquer sa présence. Ce jour-là, elle ne tenait pas à se faire remarquer.
« Abba-Doo, c’est toi ? » chantonna son père.
Un autre jour, elle lui aurait demandé d’arrêter, s’il te plaît, de m’appeler de ce nom de bébé, mais pas aujourd’hui. « Ouais, c’est moi.
– Ça va, l’école ? »
Le cliquetis régulier s’était arrêté. S’il te plaît, ne sors pas, pria Abra. Ne viens pas me voir et me demander pourquoi je suis aussi pâle ou un truc comme ça.
« Bien. Et ton bouquin ?
— J’ai super bien bossé aujourd’hui, dit-il. Fini mon chapitre sur le charleston et le black bottom. Vo-do-do-dee-O ! » Va savoir ce qu’il voulait dire par là… Mais bon, l’important c’était que le cliquetis avait repris. Ouf.
« Génial », répondit-elle en rinçant son verre. Elle le posa sur l’égouttoir. « Je monte commencer mes devoirs.
— Voilà une fille sérieuse ! Pense Harvard, 2018 !
— D’accord, p’pa. » Et peut-être bien qu’elle le ferait. Tout pour s’empêcher de penser Bankerton, Iowa, 2011.
Mais elle en fut incapable.
Parce que.
Parce que quoi ? Parce que pourquoi ? Parce que… eh bien…
Parce qu’il y a des choses que je peux faire.
Elle échangea quelques SMS avec sa copine Jessica, puis Jessica partit dîner avec ses parents au Panda Garden de North Conway, alors Abra ouvrit son livre d’instruction civique. Elle avait prévu d’aller direct au chapitre 4: vingt pages chiantes pour la plupart, intitulées « Comment fonctionne notre gouvernement », mais son livre s’ouvrit au chapitre 5: « Vos responsabilités en tant que citoyen ».
Oh, zut, s’il y avait un mot qu’elle n’avait pas envie de voir cet après-midi-là, c’était bien le mot « responsabilité ». Elle alla boire un autre verre d’eau à la salle de bains parce qu’elle avait encore le goût du vomi dans la bouche et, sans le vouloir, se retrouva à regarder ses propres taches de rousseur dans la glace. Elle en avait exactement trois, une sur la joue gauche et deux sur le pif. On faisait pire. Question taches de rousseur, elle n’avait pas trop à se plaindre. Elle n’avait pas non plus de tache de naissance, comme Bethany Stevens, ni un œil qui dit merde à l’autre comme Norman McGinley, ni un bégaiement comme Ginny Whitlaw, ni un nom affreux comme ce pauvre Pence Effersham qui était la risée de tout le monde. Abra, c’était un peu étrange, d’accord, mais c’était quand même cool, et les gens trouvaient que c’était un prénom intéressant plutôt que juste bizarre, pas comme Pence, que les garçons surnommaient (mais les filles avaient toujours le don de découvrir ces trucs-là) Pence le Pénis.
Et surtout, surtout, j’ai pas été coupée en morceaux par des gens cinglés qui s’en foutaient de m’entendre hurler et les supplier d’arrêter. J’ai pas été obligée de voir un de ces cinglés lécher mon sang sur la paume de ses mains avant que je meure. Abba-Doo est une petite renarde veinarde.
Peut-être pas si veinarde que ça, en fait. Les petites renardes veinardes n’étaient pas obligées de savoir des trucs qu’elles n’avaient aucun besoin de savoir.
Abra referma le couvercle des toilettes, s’assit dessus et pleura silencieusement, les mains sur le visage. Être obligée de repenser à Bradley Trevor et à sa mort atroce était déjà assez affreux comme ça, mais il n’y avait pas que lui. Il y avait aussi tous ces autres enfants, tellement de photos qu’elles étaient toutes serrées les unes contre les autres sur la dernière page de l’Anniston Shopper, comme l’assemblée des élèves de l’école de l’enfer. Tous ces petits sourires édentés et tous ces yeux qui en savaient encore moins sur le monde qu’Abra n’en savait elle-même, et qu’en savait-elle ? Même pas « Comment fonctionne notre gouvernement ».
À quoi pensaient les parents de ces enfants disparus ? Comment faisaient-ils pour continuer à vivre ? Est-ce que leur première pensée au réveil et leur dernière pensée le soir étaient pour Cynthia, Merton ou Angel ? Gardaient-ils leur chambre prête au cas où ils rentreraient à la maison, ou bien avaient-ils donné tous leurs vêtements et leurs jouets au Secours populaire ? Abra avait entendu dire que c’était ce que les parents de Lennie O’Meara avaient fait quand Lennie s’était fracassé la tête sur une pierre en tombant d’un arbre et qu’il était mort. Lennie O’Meara, qui était allé jusqu’en cours moyen et puis qui s’était juste… arrêté. Mais évidemment, les parents de Lennie savaient qu’il était mort, il y avait une tombe sur laquelle ils pouvaient aller déposer des fleurs, et peut-être que ça faisait toute la différence. Ou peut-être pas. Mais, de l’avis d’Abra, si. Parce que, autrement, ils devaient tout le temps se demander, non ? Comme le matin, en petit-déjeunant, ils devaient se demander si leur
(Cynthia Merton Angel)
enfant disparu prenait lui aussi son petit déjeuner quelque part, ou s’amusait avec un cerf-volant, ou ramassait des oranges avec une équipe de migrants, ou Dieu sait quoi. Quelque part au fond de leur esprit, ils pensaient sans doute qu’il ou elle était mort, c’était ce qui arrivait à la plupart de ces enfants (il suffisait de regarder Action News at Six pour le savoir), mais ils ne pouvaient pas en être sûrs.
Pour l’incertitude des parents de Cynthia Abelard ou de Merton Askew, Abra était impuissante, elle n’avait aucune idée de ce qui leur était arrivé, mais ce n’était pas le cas pour Bradley Trevor.
Elle avait presque oublié ce garçon, et il avait fallu ce stupide journal… ces stupides photos… pour que tout ce truc lui revienne, un truc qu’elle ne savait même pas qu’elle savait, comme si ces photos avaient été débusquées de son subconscient…
Et ces choses dont elle était capable… Des choses qu’elle n’avait jamais dites à ses parents pour ne pas les inquiéter, comme elle s’imaginait qu’ils s’inquiéteraient s’ils savaient qu’elle était sortie avec Bobby Flannagan — oh, juste un peu, sans se rouler des pelles ni rien d’aussi dégoûtant — un jour après l’école. Ça, c’était une chose qu’ils ne voudraient pas savoir. Abra supposait (là-dessus, elle ne se trompait pas de beaucoup, et la télépathie n’y était pour rien), que dans l’esprit de ses parents elle était en quelque sorte restée figée à l’âge de huit ans et y resterait probablement encore longtemps, au moins jusqu’à ce qu’elle ait des seins, et elle n’en avait toujours pas — en tout cas, ça ne se voyait pas.
Jusqu’à présent, elle n’avait même pas eu droit au SPEECH. Julie Vandover disait que c’était presque toujours ta mère qui te faisait le sermon, mais le seul sermon qu’Abra avait reçu dernièrement, c’était sur l’importance de sortir les poubelles le jeudi matin avant de partir au collège. « Nous ne te demandons pas de faire grand-chose, lui avait dit Lucy. Mais cet automne, il est particulièrement important que chacun d’entre nous mette la main à la pâte. »
Momo avait au moins effleuré LE SPEECH. Un jour, au printemps dernier, elle avait pris Abra à part pour lui dire: « Tu sais ce que veulent les garçons, une fois que les garçons et les filles atteignent à peu près ton âge ?
— Le sexe, j’imagine », avait répondu Abra… même si tout ce que semblait vouloir ce pauvre Pence Effersham, avec son air penaud et fuyant, c’était un de ses cookies, ou lui emprunter une pièce pour le distributeur, ou lui raconter combien de fois il avait vu The Avengers.
Momo avait hoché la tête. « On ne peut pas condamner la nature humaine, les choses sont ainsi faites, mais ne leur donne pas satisfaction. Point. Fin de la discussion. Tu pourras reconsidérer les choses quand tu auras dix-neuf ans, si tu veux. »
Ç’avait été un peu embarrassant, mais au moins c’était clair et net. Ce qui se passait dans sa tête, en revanche, était loin de l’être. C’était ça, sa tache de naissance, invisible mais bien réelle. Ses parents ne parlaient plus de tous les trucs dingues qui s’étaient produits quand elle était petite. Peut-être pensaient-ils que ce qui avait causé ces trucs avait disparu. D’accord, elle avait su que Momo était malade, mais ce n’était pas la même chose que jouer du piano dans les airs ou ouvrir les robinets de la salle de bains, ou que le jour de son anniversaire (dont elle se souvenait à peine) quand elle avait suspendu des cuillères au plafond de la cuisine. Elle avait simplement appris à le contrôler. Pas complètement, mais en grande partie.
Et ça avait évolué. Maintenant, il était rare qu’elle voie les choses avant qu’elles se produisent. Ou qu’elle déplace des objets. Quand elle avait six ou sept ans, en se concentrant sur sa pile de livres scolaires, elle aurait pu les soulever carrément jusqu’au plafond. Fastoche. Simple comme l’œuf de Colomb, comme aimait bien dire Momo. Aujourd’hui, même avec un seul livre, même en se concentrant jusqu’à ce qu’elle ait l’impression que son cerveau allait lui gicler par les oreilles, elle parviendrait peut-être juste à le pousser de quelques centimètres sur son bureau. Et encore, les jours avec. La plupart du temps, elle n’arrivait même pas à faire bruisser les pages.
Mais elle était capable de faire d’autres choses, et souvent beaucoup mieux que lorsqu’elle était petite. Regarder dans la tête des gens, par exemple. Elle ne pouvait pas le faire avec tout le monde — certaines personnes étaient entièrement murées, d’autres ne laissaient passer que des éclairs intermittents — mais la plupart des gens ressemblaient à des fenêtres aux rideaux largement écartés. Elle pouvait regarder à l’intérieur dès qu’elle en avait envie. Généralement, elle n’en avait pas envie parce que ce qu’elle y apercevait était parfois triste et souvent choquant. Son plus grand choc, elle l’avait eu en découvrant que Mrs. Moran, sa professeur de sixième bien-aimée, avait UN AMANT. Ça, ç’avait carrément été un coup de massue.
Ces temps-ci, elle préférait mettre la part clairvoyante de son esprit en veilleuse. Au début, ça lui avait coûté d’apprendre à le faire, un peu comme apprendre à patiner à l’envers ou à écrire de la main gauche, mais à force, elle avait appris. Si c’est en forgeant qu’on devient forgeron, elle était sur la bonne voie. Il lui arrivait encore de lorgner, mais toujours prudemment, prête à faire machine arrière au moindre signe de quoi que ce soit de bizarroïde ou de dégoûtant. Et jamais elle ne jetait un coup d’œil dans l’esprit de ses parents, ni dans celui de Momo. Ç’aurait été mal. Sûrement que c’était mal avec tout le monde, mais c’était comme Momo avait dit: on ne peut pas condamner la nature humaine, et il n’y a rien de plus humain que la curiosité.
Parfois, elle arrivait à faire faire des choses aux gens. Pas à tous. Même pas à la moitié. Mais il y avait beaucoup de gens très ouverts aux suggestions. (C’étaient probablement les mêmes qui s’imaginaient que les trucs qu’on vend à la télé allaient vraiment faire disparaître leurs rides ou pousser leurs cheveux.) Abra savait que c’était un talent qui pouvait se renforcer si elle l’exerçait comme un muscle, mais elle ne le faisait pas. Il l’effrayait.
Elle avait d’autres capacités encore, dont certaines qu’elle ne savait pas sous quel nom désigner. Mais pour celle à laquelle elle pensait en ce moment, elle avait inventé un nom. Elle l’appelait la « vision télescopique ». Comme les autres aspects de son talent particulier, ce don allait et venait, mais, si elle le désirait vraiment — et si elle avait un objet précis sur lequel le concentrer —, elle pouvait en général le mobiliser.
Je pourrais le faire maintenant.
« Ferme-la, Abba-Doo, se força-t-elle à dire à voix basse. Ferme-la, Abba-Doo-Doo. »
Elle ouvrit Initiation à l’algèbre à la page des exercices qu’elle avait à faire, une page marquée d’une feuille où elle avait écrit Pete, Jimmy, Cam et Mike au moins vingt fois chacun. Ensemble, les quatre formaient le groupe ’Round Here, son boys band préféré. Trop beaux, surtout Cam. Sa meilleure copine, Emma Deane, trouvait aussi. Ses yeux bleus… ses cheveux blonds en pétard.
Je pourrais peut-être apporter ma contribution. Ses parents seraient tristes, mais au moins, ils sauraient.
« Ta gueule, Abba-Doo. Ta gueule, Abba-Doo-Doo-Neu-Neu. »
Si 5 x — 4 = 26, à combien est égal x ?
« Soixante millions ! s’exclama-t-elle. On s’en fout ! »
Son regard tomba sur les noms des beaux mecs de ’Round Here, écrits avec ces lettres toutes rondes qu’Emma et elle affectionnaient (« Ça rend notre écriture plus romantique », avait décrété Emma), et tout à coup ça lui parut stupide, puéril et ridicule. Ils l’ont tailladé et ils ont léché son sang et puis ils lui ont fait quelque chose d’encore pire. Dans un monde où une telle chose pouvait arriver, se pâmer en rêvassant d’un boys band semblait même pire que ridicule.
Abra ferma son livre d’un coup sec, descendit l’escalier (le cliquetis en provenance du bureau de son père résonnait toujours sans relâche) et retourna au garage. Elle récupéra le Shopper dans la poubelle, le monta dans sa chambre et l’étala bien à plat sur son bureau.
Tous ces visages… mais en cet instant, elle ne se souciait plus que d’un seul.
Son cœur cognait fort-fort-fort. Elle avait déjà eu peur avant, les fois où elle s’était essayée consciemment à la vision télescopique ou à lire dans les pensées, mais jamais comme ça. Absolument rien à voir.
Qu’est-ce que tu vas faire si tu trouves ?
Ça, c’était une question pour plus tard. Parce qu’elle n’y arriverait peut-être pas. Comme une part craintive et lâche de son esprit l’espérait.
Abra posa deux doigts de sa main gauche sur la photo de Bradley Trevor, car c’était sa main gauche qui voyait le mieux. Elle aurait bien voulu y poser tous ses doigts (si ç’avait été un objet, elle l’aurait pris dans sa main), mais la photo était trop petite. Une fois ses doigts posés dessus, elle ne pouvait même plus la voir. Sauf que si. Elle la visualisait très clairement.
Des yeux bleus, comme ceux de Cam Riley de ’Round Here. On ne pouvait pas vraiment dire, d’après la photo, mais ils étaient de la même nuance profonde. Elle le savait.
Droitier, comme moi. Mais aussi gaucher comme moi. C’est sa main gauche qui savait à quel lancer s’attendre, balle fronde, balle liftée ou ba…
Abra eut un petit hoquet. Le p’tit gars du base-ball savait des choses.
Le p’tit gars du base-ball était comme elle, en fait.
Oui, c’est vrai. C’est pour ça qu’ils l’ont enlevé.
Elle ferma les yeux et vit son visage. Bradley Trevor. Brad, pour ses copains. Le p’tit gars du base-ball. Des fois, il mettait sa casquette à l’envers pour en faire une casquette-talisman. Son père était agriculteur. Sa mère confectionnait des tourtes qu’elle vendait à un restaurant local et aussi sur leur stand familial au bord de la route. Quand son grand frère était parti à l’université, Brad avait récupéré tous ses CD d’AC/DC. Avec son meilleur copain Al, la chanson qu’ils préféraient, c’était Big Balls. Ils l’écoutaient, assis sur le lit de Brad, et la chantaient ensemble en riant comme des fous.
Il marchait dans le maïs et quand il est sorti, un homme l’attendait. Brad a cru que c’était un gentil parce que l’homme…
« Barry », chuchota Abra à voix basse. Derrière ses paupières closes, ses yeux bougeaient rapidement comme ceux d’un dormeur en proie à un rêve particulièrement réaliste. « Il s’appelait Barry le Chinois. Il t’a entubé, Brad. Hein, qu’il t’a entubé ? »
Mais c’était pas juste Barry. S’il n’y avait eu que lui, Brad l’aurait sans doute su. Il fallait que toute la Bande des Lampes Torches ait agi ensemble, pour lui envoyer la même pensée: qu’il pouvait monter tranquillement dans le camion de Barry le Chinois, son camping-car, son bus aménagé ou autre, parce que Barry était un gentil. Un ami.
Et ils l’avaient enlevé…
Abra s’aventura plus profond. Elle ne s’attarda pas sur ce qu’avait vu Brad car il n’avait rien vu qu’une moquette grise. Il était ligoté avec du ruban adhésif et couché face contre terre sur le plancher de cet engin monstrueux que conduisait Barry le Chinois. Mais ce n’était pas un problème. Car maintenant qu’elle était syntonisée, elle pouvait voir au-delà de lui. Elle pouvait voir…
Son gant. Un gant de base-ball Wilson. Et Barry le Chinois…
Puis ce passage se brouilla. Peut-être referait-il surface plus tard. Ou pas.
Il faisait nuit. Elle sentait une odeur de fumier. Il y avait une usine. Une espèce d’usine
(elle est abandonnée)
isolée. Une longue file de véhicules, certains modestes, la plupart grands, quelques-uns énormes, se dirigeait vers cette usine. Leurs phares étaient éteints, au cas où quelqu’un regarderait, mais la lune aux trois quarts pleine éclairait assez pour y voir. Ils roulaient sur une route goudronnée défoncée. Ils dépassèrent un château d’eau, puis une grange au toit effondré, franchirent un portail rouillé grand ouvert, dépassèrent un panneau. Le panneau défila si vite qu’elle n’eut pas le temps de le lire. Puis ce fut l’usine. Une usine déglinguée aux cheminées écroulées et aux fenêtres cassées. Il y avait un autre panneau, qu’elle put lire, celui-ci, grâce à la pleine lune: COMTÉ DE CANTON — ENTRÉE INTERDITE SUR ORDRE DU SHÉRIF.
Voilà qu’ils contournaient l’usine, et quand ils seraient derrière, ils tortureraient Brad, le petit gars du base-ball, et ils le tortureraient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Abra ne voulait pas voir ce passage-là, aussi rembobina-t-elle pour revenir en arrière. Ce fut un peu dur, comme ouvrir un bocal au couvercle très serré, mais elle y parvint. Lorsqu’elle fut de retour à l’endroit voulu, elle relâcha la tension.
Barry le Chinois aimait bien ce gant parce que ça lui rappelait son enfance. C’est pour ça qu’il l’a essayé. Il l’a essayé en reniflant l’odeur de l’huile avec laquelle Brad le graissait pour l’empêcher de durcir. Et il a refermé plusieurs fois son poing à l’intér…
Mais à présent les images se déroulaient vers l’avant et de nouveau elle oublia le gant de base-ball de Brad.
Château d’eau. Grange au toit effondré. Portail rouillé. Et le premier panneau. Qu’y avait-il écrit dessus ?
Zut. Encore trop rapide, même avec le clair de lune. Elle rembobina encore (maintenant, des gouttes de sueur perlaient sur son front) et regarda à nouveau. Château d’eau. Grange au toit effondré. Prépare-toi, ça approche. Portail rouillé. Et le panneau. Cette fois, elle put le lire, quoiqu’elle ne fût pas très sûre de le comprendre.
Abra attrapa la feuille sur laquelle elle avait calligraphié tous ces stupides noms de garçons de boys band et la retourna. Rapidement, avant d’oublier, elle griffonna tout ce qu’elle avait lu sur le panneau: INDUSTRIES ORGANIQUES et USINE D’ÉTHANOL № 4 et FREEMAN, IOWA et FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE.
Bien. Maintenant, elle savait où ils l’avaient tué, et où — elle en était sûre — ils l’avaient enterré, lui et son gant de base-ball. Si elle appelait le numéro des Enfants disparus et exploités, ils entendraient une voix de gamine et raccrocheraient… ou alors ils donneraient son numéro de téléphone à la police, et on viendrait probablement l’arrêter pour avoir voulu jouer un tour à des gens qui étaient déjà tristes et malheureux. Elle pensa appeler sa mère, mais avec Momo qui allait mourir, c’était hors de question. Maman avait assez de soucis comme ça.
Abra se leva, gagna la fenêtre et regarda sa rue en contrebas, avec le petit magasin Lickety-Split au coin (que les jeunes plus âgés appelaient le Lickety-Spliff à cause de toute l’herbe qu’on y fumait derrière, du côté des bennes à ordures), et les montagnes Blanches au loin qui dressaient leurs cimes dans un ciel de fin d’été bleu sans nuages. Elle s’était mise à se frictionner la bouche, un tic d’anxiété que ses parents essayaient de lui faire perdre, mais comme ils n’étaient pas là, NA. NA à tout ça.
Y a papa, en bas.
Lui non plus, elle n’avait pas envie de le lui dire. Pas parce qu’il avait son livre à finir, mais parce qu’il refuserait d’être impliqué dans une histoire comme ça, même s’il la croyait. Elle n’avait pas besoin de lire dans ses pensées pour le savoir.
Qui alors ?
Avant qu’elle ait pu trouver la réponse logique, le monde derrière sa fenêtre commença à tourner, comme s’il avait été posé sur la platine d’un tourne-disque géant. Un petit cri lui échappa et elle s’accrocha aux bords de sa fenêtre, agrippant les rideaux dans ses poings fermés. C’était un phénomène qu’elle avait déjà vécu, toujours par surprise, et chaque fois qu’il se produisait, elle était terrifiée parce qu’elle n’avait aucun contrôle dessus: c’était comme avoir une attaque. Elle n’était plus dans son corps, elle était dans une projection télescopique plutôt que dans une vision télescopique. Que se passerait-il si elle ne parvenait pas à réintégrer son envoloppe physique ?
La plaque tournante ralentit, et s’immobilisa. Au lieu d’être dans sa chambre, Abra était maintenant dans un supermarché. Elle le savait parce que, juste en face d’elle, il y avait le rayon viande. Au-dessus (cette pancarte était facile à lire à la lumière des néons étincelants), il y avait écrit: CHEZ SAM, VIANDE « CORDON BLEU » PORTION COW-BOY ! L’espace d’une ou deux secondes, le rayon viande se rapprocha car le mouvement de la plaque tournante avait fait glisser Abra à l’intérieur de quelqu’un qui marchait. Qui faisait ses courses. Barry le Chinois ? Non, pas lui. Mais il n’était pas loin ; c’était par son intermédiaire qu’elle avait atterri ici. Sauf que quelqu’un de beaucoup plus puissant que Barry l’avait détournée de lui. Juste au-dessous du niveau de ses yeux, Abra voyait un caddie rempli de victuailles. Puis le mouvement de travelling avant s’interrompit et elle éprouva cette sensation, cette
(invasion fouille perquisition)
folle impression d’une présence À L’INTÉRIEUR D’ELLE, et Abra comprit subitement que, cette fois-ci, elle n’était pas seule sur la plaque tournante. Tandis qu’elle-même regardait le rayon viande au bout d’une allée de supermarché, l’autre personne était en train de regarder Richland Court par sa fenêtre et les montagnes Blanches au-delà…
Il y eut une explosion de panique en elle ; comme un jet d’essence dirigé sur des flammes. Pas un son ne franchit ses lèvres, si étroitement soudées l’une à l’autre que sa bouche n’était plus qu’une cicatrice. Mais à l’intérieur de sa tête, elle poussa un hurlement surpuissant:
(NON ! SORS DE MA TÊTE !)
Quand David sentit la maison trembler et vit le plafonnier de son bureau osciller au bout de sa chaîne, sa première pensée fut
(Abra)
que sa fille venait d’être prise d’un de ses accès parapsychiques, même si ça faisait des années qu’aucune de ces foutaises télékinétiques ne s’était plus produite, et jamais rien qui ressemblât à ça. Lorsque tout rentra dans l’ordre, sa seconde pensée — largement plus raisonnable, à son avis — fut qu’il venait juste de vivre son premier tremblement de terre dans le New Hampshire ! Il savait que ça arrivait de temps en temps, mais… ouah !
Il se leva de son bureau (sans avoir omis de cliquer sur Enregistrer) et courut dans l’entrée. Du bas des escaliers, il appela: « Abra ! T’as senti ça ? »
Abra sortit de sa chambre, pâle et l’air un peu effrayé. « Ouais, un peu. Je… je crois que je…
— C’était un tremblement de terre ! l’informa David en souriant jusqu’aux oreilles. Ton premier tremblement de terre ! C’est pas génial ?
— Oui, fit Abra d’un ton beaucoup moins enthousiaste. Génial. »
David regarda par la fenêtre du salon et vit que ses voisins, dont son bon ami Matt Renfrew, étaient sortis sur leur perron ou leur pelouse. « Je vais en face parler avec Matt, chérie. Tu veux venir ?
— Je crois que je vais plutôt finir mes devoirs. »
David se tourna vers la porte d’entrée, puis se retourna vers Abra. « Tu n’as pas peur, dis-moi ? Tu n’as plus de raisons d’avoir peur. C’est fini. »
Abra aurait bien aimé que ce soit vrai.
Rose Claque faisait des courses pour deux parce que Grand-Pa Flop était encore mal foutu. Apercevant quelques autres membres des Vrais chez Sam, elle les salua d’un signe de tête. Elle s’arrêta un moment au rayon des conserves pour parler avec Barry le Noiche, qui avait la liste de sa femme en main. Barry se faisait du mauvais sang pour Flop.
« Y va rebondir, lui dit Rose. Tu connais le Vieux. »
Barry lui sourit. « Plus coriace qu’un hibou bouilli. »
Rose hocha la tête et poussa son caddie pour repartir. « Je te le fais pas dire. Bien le bonjour à Petty de ma part.
— J’y manquerai pas, Rose. »
C’était juste un après-midi de semaine ordinaire au supermarché et, tandis qu’elle prenait congé de Barry, Rose crut tout d’abord que ce qui lui arrivait était un phénomène banal, peut-être une crise d’hypoglycémie. Elle y était sujette et avait toujours une barre chocolatée dans son sac, au cas où. Puis elle s’avisa que quelqu’un se trouvait à l’intérieur de sa tête. En train de regarder.
Aussitôt, Rose — qui n’était pas parvenue à la tête du Nœud Vrai en étant indécise — fit halte, son caddie dirigé vers le rayon viande (sa prochaine destination), et s’engouffra dans le conduit ouvert par cet individu fouinard et potentiellement dangereux. Ce n’était pas un membre de la Tribu — elle aurait immédiatement identifié n’importe lequel d’entre eux — mais pas non plus un pecno ordinaire.
Non, ça c’était tout sauf ordinaire.
Le supermarché bascula, et disparut ; soudain, voilà qu’elle contemplait une chaîne de montagnes. Pas les Rocheuses, elle les aurait reconnues. Non, des montagnes plus petites. Les Catskill ? Les Adirondacks ? Celles-là, ou d’autres encore. Quant à l’observateur… Rose pensait que c’était un enfant. Presque à coup sûr une fille. Et une fille qu’elle avait déjà rencontrée.
Je dois voir à quoi elle ressemble. Pour pouvoir la retrouver quand je voudrai. Je dois la pousser à se regarder dans une gl…
Mais c’est là qu’une pensée aussi assourdissante qu’un coup de feu dans une pièce fermée
(NON ! SORS DE MA TÊTE !)
lui vida instantanément la cervelle et l’envoya dinguer contre la paroi de boîtes de conserve, qui se répandirent en cascade par terre et roulèrent dans toutes les directions. Pendant quelques secondes, Rose crut qu’elle allait faire de même, s’évanouir comme l’héroïne ingénue d’un roman à l’eau de rose. Puis elle revint à elle. La môme avait rompu la connexion, et d’assez spectaculaire façon.
Saignait-elle du nez ? Elle passa les doigts sous ses narines pour vérifier. Non. Heureusement.
Un des employés occupé au réassort du magasin se précipita. « Vous n’avez rien, madame ?
— Je vais bien. Juste un instant de faiblesse. Sans doute à cause de la dent que je me suis fait arracher hier. Mais ça va, maintenant. On dirait que j’ai causé quelques dégâts ? Désolée. Heureusement que c’étaient des boîtes et pas des bouteilles.
— Il n’y a pas de problème, aucun problème. Voulez-vous que je vous accompagne à l’entrée, vous asseoir un peu sur le banc d’attente des taxis ?
— Non, ce ne sera pas nécessaire », répondit Rose. Et c’était vrai. Mais elle en avait terminé avec les courses pour aujourd’hui. Elle poussa son caddie deux allées plus loin et le laissa là.
Pour descendre de leur camping d’altitude à l’ouest de Sidewinder, Rose Claque avait pris sa vieille camionnette Tacoma (fiable malgré son âge). Dès qu’elle fut montée dans la cabine, elle sortit son téléphone de son sac et pressa la touche d’appel rapide. Une seule sonnerie suffit.
« Oui, ma Rosie ? répondit Papa Skunk.
— On a un problème. »
Naturellement, c’était aussi une opportunité. Une môme avec assez de vapeur dans la chaudière pour déclencher une secousse pareille — pour non seulement avoir détecté Rose mais l’avoir fait tomber — c’était pas seulement une tronche-à-vapeur, c’était la découverte du siècle. Rose se sentait tel le capitaine Achab la première fois qu’il avait repéré sa baleine blanche.
« Vas-y, raconte. » Sérieux comme un pape maintenant, le Skunk.
« Y a un peu plus de deux ans… Le môme de l’Iowa. Tu te souviens de lui ?
— Oui, bien sûr.
— Tu te rappelles, je t’avais dit qu’on avait un intrus ?
— Ouais. Côte Est. Probablement une fille, tu pensais…
— Une fille, absolument. Elle vient de me retrouver. J’étais chez Sam, je faisais mes courses, et d’un seul coup elle était là.
— Pourquoi, après tout ce temps ?
— J’en sais rien et je m’en fous. Mais on doit la choper, Skunk. On doit la choper.
— Elle sait qui tu es ? Où nous sommes ? »
Rose avait réfléchi à ça en regagnant sa camionnette. L’intruse ne l’avait pas vue, de ça elle était sûre. La môme était au-dedans et regardait au-dehors. Quant à savoir ce qu’elle avait réellement vu… Une allée de supermarché. Combien en existait-il de semblables en Amérique ? Probablement un million.
« Je ne crois pas, mais c’est pas ça l’important.
— C’est quoi alors ?
— Tu te souviens quand je t’ai dit que c’était de la grosse vap’ ? de la super vap’ ? Ben, cette môme, c’est encore plus que ça. Quand j’ai essayé de retourner la situation à son désavantage, elle m’a éjectée de sa tête comme on souffle sur des aigrettes de pissenlit. Jamais il m’était arrivé un truc pareil. J’aurais juré que c’était impossible.
— Vraie en puissance, ou bouffe en puissance ?
— J’sais pas. » Mais elle savait. Les Vrais avaient bien plus besoin de vapeur — de réserve de vapeur — que de nouvelles recrues. Et Rose ne voulait personne doué d’un si grand pouvoir dans la Tribu.
« D’accord. Comment on fait pour la trouver ? T’as une idée ? »
Rose repensa à ce qu’elle avait vu par les yeux de la gamine avant d’être éjectée et réexpédiée dans le supermarché Sam’s de Sidewinder. Pas grand-chose, mais il y avait ce petit magasin…
« Les jeunes l’appellent le Lickety-Spliff.
— Quoi ?
— Rien, t’occupe. Faut que j’y réfléchisse. Mais on va la choper, Skunk. On doit la choper. »
Il y eut un blanc. Quand il reprit la parole, Skunk avait le ton circonspect: « D’après ce que tu dis, ça pourrait nous fournir de quoi remplir une bonne douzaine de cartouches. Si du moins tu veux vraiment pas tenter un Retournement. »
Rose lâcha un petit rire, comme un jappement distrait. « Si j’ai vu juste, on n’aura même pas assez de cartouches pour stocker toute la vapeur de celle-là. Si c’était une montagne, ça serait l’Everest. » Skunk ne répondit rien. Rose n’avait pas besoin de le voir ni de s’immiscer dans son esprit pour savoir qu’il était scié. « Mais peut-être qu’on devra faire ni l’un ni l’autre.
— Je te suis pas. »
Évidemment qu’il ne la suivait pas. La pensée à long terme n’avait jamais été sa spécialité. « Peut-être qu’on aura besoin ni de la Retourner, ni de la tuer. Pense vache.
— Vache ?
— T’as une vache, tu l’abats, tu t’assures pour plusieurs mois de steaks et de hamburgers. Mais si tu la gardes en vie, et que tu prends soin d’elle, tu peux la traire pendant au moins six ans. Voire huit. »
Silence. Long silence. Elle le laissa s’étirer. Lorsque Skunk répondit, il avait le ton plus circonspect que jamais ; « C’est la première fois que j’entends parler d’un truc comme ça. On les achève quand ils sont à court de vapeur ou bien, s’ils ont un talent dont on a besoin et s’ils sont assez forts pour survivre au Retournement, on les Retourne. Comme on a Retourné Andy dans les années quatre-vingt. Le Vieux Flop pourrait avoir un avis différent. Il prétend se souvenir de l’époque où Henry VIII assassinait ses femmes, mais je crois pas que la Tribu ait jamais essayé de garder une tronche-à-vapeur en l’état. Ça pourrait être dangereux, si elle est aussi puissante que tu le dis. »
Dis-moi quelque chose que je ne sais pas, mon chéri. Si t’avais senti ce que j’ai senti, tu me traiterais de folle de seulement y penser. Et peut-être bien que je le suis. Mais…
Mais elle en avait sa claque de consacrer autant de son temps — le temps de toute la Famille — à courir après la nourriture. À vivre comme des bohémiens du Xe siècle alors qu’ils auraient dû vivre comme les rois et les reines de la Création. Qu’ils étaient.
« Va parler au Vieux, s’il va mieux. Et à Mary Juana, elle aussi c’est une de nos plus anciennes. À Andi la Piquouse aussi. Elle est jeune, mais elle a la tête sur les épaules. Et à qui tu jugeras bon de parler qui soit susceptible d’avoir un avis autorisé.
— Bon sang, Rosie. Je sais pas…
— Moi non plus, pas encore. Je suis encore sous le choc. Tout ce que je te demande pour le moment, c’est de mener un peu l’enquête. Tu es notre éclaireur, après tout.
— D’accord…
— Oh, et n’oublie pas de parler à Teuch. Demande-lui quelle drogue pourrait rendre une petite pecnode gentille et docile sur une longue période de temps.
— Cette fille m’a pas tellement l’air d’une pecnode.
— Oh, que si, elle l’est. Une bonne grosse vieille vache à lait de pecnode. »
Pas tout à fait vrai. Une grosse et grande baleine blanche, voilà ce qu’elle est.
Rose pressa la touche FIN de son téléphone sans attendre de voir si Papa Skunk avait autre chose à dire. C’était elle le chef, et en ce qui la concernait, la discussion était close.
C’est ma baleine blanche et je la veux.
Mais, tout comme Achab n’avait pas voulu Moby Dick juste pour les tonnes de graisse et les innombrables barils d’huile que la baleine blanche pouvait donner, Rose ne voulait pas la môme pour la provision quasi inépuisable de vapeur qu’ils pourraient en tirer (moyennant le cocktail adéquat de barbituriques et une bonne dose de sédation psychique). C’était plus personnel que ça. La Retourner ? Faire d’elle un membre à part entière du Nœud Vrai ? Jamais. La môme avait éjecté Rose Claque de sa tête comme une vulgaire enquiquineuse, comme on chasse du pas de sa porte ces cinglés des Écritures qui vous abreuvent de littérature d’Apocalypse. Jamais personne ne lui avait infligé un tel coup de balai. Puissante ou pas, elle méritait une bonne leçon.
Et je suis la femme de l’emploi.
Rose Claque démarra sa camionnette, quitta le parking du supermarché et prit la route du Bluebell Campground, géré par la Famille. C’était un site magnifique, et quoi d’étonnant à ça ? L’un des plus grands hôtels de villégiature d’Amérique s’était jadis dressé là.
Mais évidemment, ça faisait belle lurette que l’hôtel Overlook avait brûlé de fond en comble.
Matt et Cassie Renfrew étaient les fêtards du quartier et, spontanément, ils décidèrent d’organiser une soirée barbecue-tremblement-de-terre. Ils invitèrent tous leurs voisins de Richland Court et presque tout le monde répondit présent. Matt fit un saut au Lickety-Split acheter des sodas, quelques bouteilles de vin bon marché et un mini-fût de bière. On s’amusa comme des fous et David passa un super-moment. D’après ce qu’il vit, Abra aussi. Elle traîna avec ses copines Julie et Emma et il veilla à ce qu’elle mange un hamburger et un peu de salade. Lucy lui avait recommandé d’être vigilant sur ses habitudes alimentaires car elle arrivait à un âge où les filles commencent à être obsédées par leur poids et leur physique — un âge où anorexie et boulimie ont toutes les chances de dresser leurs horribles têtes étiques et faméliques.
Ce qu’il ne remarqua pas (et que Lucy aurait pu remarquer si elle avait été là), c’est qu’Abra ne partagea pas les crises de fou rire apparemment ininterrompues de ses copines. Et après avoir mangé une boule de glace (une petite boule), elle demanda à son père si elle pouvait retourner à la maison terminer ses devoirs.
« D’accord, dit David. Mais va dire merci à Mr. et Mrs. Renfrew d’abord. »
Ça, Abra l’aurait fait d’elle-même sans avoir besoin qu’on le lui dise, mais elle accepta sans faire de commentaires.
« Mais tout le plaisir était pour nous, Abby, lui dit Mrs. Renfrew, les yeux brillant d’une lueur quasi surnaturelle après ses trois verres de vin blanc. C’est sympa, hein ? On devrait avoir des tremblements de terre plus souvent. Même si, j’en ai parlé avec Vicky Fenton… tu connais les Fenton, de Pond Street ? — c’est à deux pas d’ici, et Vicky dit qu’ils n’ont rien senti. C’est bizarre, quand même ?
— Super bizarre », convint Abra. Mais en fait de bizarre, elle se dit que Mrs. Renfrew n’avait encore rien vu.
Elle avait fini ses devoirs et regardait la télé avec son père quand sa mère appela. Abra parla un moment avec elle, puis passa le téléphone à son père. Lucy lui dit quelque chose et Abra sut ce que c’était avant même que David se soit tourné vers elle pour la regarder. « Ouais, ça va, simplement claquée d’avoir fait ses devoirs, je pense. Ils leur en filent vraiment trop. Elle t’a dit qu’on avait eu un petit tremblement de terre ?
— Je monte, papa », dit Abra. Et son père lui adressa un petit signe distrait de la main.
Assise à son bureau, elle alluma son ordinateur, puis l’éteignit. Elle n’avait pas envie de jouer à Fruit Ninja, ni d’échanger de SMS avec personne. Il fallait qu’elle réfléchisse à quoi faire, car elle devait faire quelque chose.
Elle rangea ses livres dans son sac et, quand elle releva la tête, la femme du supermarché était là, à la fenêtre, qui la regardait. C’était impossible, vu que la fenêtre était au premier étage, mais la femme était bien là. Sa peau sans défaut était du blanc le plus pur, elle avait les pommettes hautes, des yeux bruns très écartés et légèrement en amande. Il vint à l’esprit d’Abra que c’était peut-être la plus belle femme qu’elle ait jamais vue. Et aussi — Abra s’en rendit compte aussitôt et sans l’ombre d’un doute — que c’était une folle. Son opulente chevelure noire, encadrant son visage parfait à l’expression vaguement arrogante, tombait sur ses épaules. Et, perché sur cette masse fastueuse, tenant en équilibre malgré l’angle fou selon lequel il était posé, elle portait un insolent chapeau haut de forme en velours râpé.
Elle n’est pas réellement là, et elle n’est pas non plus dans ma tête… Je ne sais pas comment ça se fait que je puisse la voir, mais je la vois, et je ne crois pas qu’elle le sa…
Dans la vitre gagnée par l’obscurité, la folle sourit, et lorsque ses lèvres s’écartèrent, Abra vit qu’elle n’avait qu’une seule dent sur la mâchoire du haut, une monstrueuse défense jaunie. Abra comprit que c’était la dernière chose que Bradley Trevor avait vue de sa vie, et elle hurla, elle hurla de toutes ses forces… mais seulement dans sa tête parce que sa gorge était obstruée et ses cordes vocales paralysées.
Elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, la femme au rictus arrogant dans son visage si blanc avait disparu.
Elle n’était pas là. Mais elle peut venir. Elle me connaît et elle pourrait venir.
À cet instant, alors qu’elle aurait dû y penser dès qu’elle avait vu l’usine abandonnée, Abra prit conscience qu’il n’y avait véritablement qu’une seule personne qu’elle puisse appeler à la rescousse. Une seule qui soit capable de l’aider. Elle ferma de nouveau les yeux, non pour se protéger d’une quelconque vision de cauchemar cette fois, mais pour appeler à l’aide.
(TONY, J’AI BESOIN DE TON PAPA ! S’IL TE PLAÎT, TONY, JE T’EN PRIE !)
Les yeux toujours fermés — mais sentant maintenant la chaleur des larmes filtrer entre ses cils et sur ses joues —, elle chuchota: « Aide-moi, Tony. J’ai peur. »
Le dernier trajet de la journée à bord du Helen Rivington s’appelait le Tour rouge horizon et il arrivait souvent à Dan, lorsqu’il n’était pas de garde à l’hospice, de prendre les manettes à l’heure du crépuscule. Billy Freeman, qui avait dû boucler le circuit approximativement trente-cinq mille fois durant sa carrière d’employé municipal, était toujours ravi de les lui confier.
« Tu t’en lasses jamais, hein ? avait-il un jour observé.
— Mets ça sur le compte d’une frustration infantile. »
Ce n’était pas tout à fait vrai, bien sûr, mais sa mère et lui avaient beaucoup bourlingué, une fois épuisé l’argent de l’indemnité consécutive à la catastrophe de l’Overlook, et Wendy, sans diplôme universitaire, avait enchaîné les petits boulots, pour la plupart sous-payés. Elle avait réussi à garder un toit au-dessus de leur tête et de la nourriture dans leurs assiettes, mais à part ça, mère et fils n’avaient jamais beaucoup connu le superflu.
Une fois — Dan était alors au lycée et tous deux vivaient à Bradenton, près de Tampa —, il lui avait demandé pourquoi elle n’avait jamais de petit copain. Il était assez mûr à l’époque pour se rendre compte que sa mère était encore une très jolie femme. Wendy Torrance, qui ne s’était jamais totalement remise de la blessure au dos qu’elle devait à son mari, lui avait répondu avec un petit sourire forcé: « Un homme m’a suffi, Danny. Et puis, maintenant, je t’ai, toi. »
« Elle savait que tu buvais ? lui avait demandé Casey K. lors d’un de leurs rendez-vous hebdomadaires au Sunspot. Tu as commencé plutôt jeune, exact ? »
Dan avait dû réfléchir avant de répondre. « Elle devait s’en douter. Sûrement plus que je ne le croyais à l’époque. Mais nous n’en avons jamais parlé. Je pense qu’elle craignait d’aborder la question. Et puis, je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice — pas dans mes années lycée, en tout cas — et j’ai eu mon bac avec mention. » Par-dessus sa tasse de café, il eut un sourire désabusé. « Et bien sûr, je ne l’ai jamais frappée. J’imagine que ça faisait une grosse différence. »
Il n’avait jamais eu son train électrique, non plus. Mais le principe de base qu’appliquaient les AA au quotidien, c’était: Ne bois pas et tu verras que les choses iront mieux. Aujourd’hui, il avait la plus grosse micheline miniature qu’un gamin pouvait rêver posséder, et Billy disait vrai, elle ne vieillissait jamais. Il imaginait que ça pourrait changer d’ici dix ou vingt ans, mais même alors, Dan était sûr qu’il continuerait à se proposer pour faire le dernier trajet de la journée, juste pour le plaisir de piloter le Riv au crépuscule jusqu’au demi-tour de Cloud Gap. La vue y était spectaculaire, et quand la Saco River était calme (une fois ses convulsions printanières passées), on pouvait contempler toutes les couleurs du couchant deux fois, d’abord en contre-haut, puis en contrebas. Là-bas, tout n’était que silence, comme si Dieu lui-même retenait Son souffle.
Les trajets de début septembre à mi-octobre (date où le Riv était hiverné) étaient les plus agréables. Les touristes étaient partis et les rares passagers étaient tous des gens du cru que Dan connaissait pour la plupart par leur nom. Les jours de semaine comme ce soir-là, il y avait moins d’une dizaine de passagers payants. Ce qui lui convenait parfaitement.
La nuit était tombée lorsqu’il mit le Riv sur sa voie de garage dans la gare de Teenytown. Accoudé à la première voiture, sa casquette de conducteur (avec CHAUFFEUR DAN brodé en lettres rouges au-dessus de la visière) inclinée en arrière, il souhaita bonne nuit à sa poignée de passagers. Assis sur un banc, l’extrémité rougeoyante de sa cigarette illuminant son visage par intermittence, Billy le regardait. Il devait approcher les soixante-dix ans, mais il les portait bien, il avait complètement récupéré de son opération deux ans plus tôt et assurait ne pas encore penser à la retraite.
« Pour quoi faire ? avait-il demandé la seule fois où Dan avait abordé le sujet. Aller m’enfermer dans ce mouroir où tu bosses ? Attendre que ton acolyte de chat vienne me rendre visite ? Merci bien, mais non merci. »
Lorsque les derniers passagers furent partis, probablement pour aller dîner, Billy écrasa sa cigarette et vint le retrouver. « Je vais la rentrer à l’écurie. Sauf si tu veux t’en charger.
— Non, vas-y, Billy. T’es assis sur ton cul depuis trop longtemps. Et c’est quand que t’arrêtes de fumer ? Tu sais que, d’après le docteur, le tabac n’a pas arrangé ton histoire d’estomac.
— J’ai réduit pratiquement à zéro », répondit Billy. Mais sa façon de baisser les yeux était éloquente. Dan aurait probablement pu savoir de combien exactement Billy avait réduit — et sans même avoir à le toucher pour ça — mais il s’en garda. Un jour de l’été dernier, il avait vu un jeune gars portant un T-shirt avec un panneau routier octogonal où était écrit TPI à la place de STOP. Quand Dan lui en avait demandé la signification, le jeune gars lui avait adressé le genre de sourire compatissant qu’il devait réserver aux vieux de plus de trente ans: « Trop-plein d’informations. » Dan l’avait remercié en pensant: À qui le dis-tu, jeune homme, c’est l’histoire de ma vie.
Tout le monde a ses secrets. Ça, il le savait depuis sa plus tendre enfance. Les gens honnêtes méritent de garder les leurs et Billy Freeman était l’honnêteté personnifiée.
« T’as le temps pour un p’tit café, Danno ? Y me faudra pas dix minutes pour mettre cette vieille rosse dans sa paille. »
Dan passa une main amoureuse sur le flanc de la micheline rouge. « P’t-êt’ bien, mais fais gaffe à ce que tu dis. C’est pas une vieille rosse, c’est une jeune pouli… »
C’est là que sa tête explosa.
Lorsque Dan revint à lui, il était à moitié affalé sur le banc de Billy. Celui-ci le dévisageait, l’air inquiet. Ou plutôt, l’air terrifié. Téléphone dans une main, doigt levé, prêt à pianoter.
« Range ça », lui dit Dan dans un croassement rauque. Il s’éclaircit la gorge et ajouta: « Je vais bien.
— T’es sûr ? Bon Dieu, j’ai cru que tu nous faisais une attaque. Je l’ai vraiment cru. »
C’est tout à fait l’impression que ça m’a donné.
Pour la première fois depuis des années, Dan pensa à Dick Hallorann, le chef extraordinaire* de l’hôtel Overlook. Dick avait tout de suite compris que le petit garçon de cinq ans possédait le même talent que lui. Dan se demanda s’il était encore en vie. Non, il y avait peu de chances ; Dick avait déjà la soixantaine à l’époque.
« C’est qui Tony ? lui demanda Billy.
— Hein ?
— Tu as dit “S’il te plaît, Tony, aide-moi.” C’est qui ce Tony ?
— Un gars que je connaissais du temps que je buvais. » Pas terrible, dans le genre improvisation sauvage, mais c’était le premier truc que son esprit commotionné avait pu trouver. « Un bon copain. »
Billy contempla encore une seconde le rectangle lumineux de son téléphone portable, puis le referma et le rangea. « Tu sais, j’y crois pas un seul instant, à ton histoire. Je pense que t’as eu une de tes intuitions fulgurantes. Comme le jour où t’as eu la vision de mon… » Il se tapota le ventre.
« Ben… »
Billy leva une main pour l’arrêter. « T’as pas besoin de m’en dire plus. Du moment que t’es remis d’aplomb, ça me va. Et du moment que c’est pas un truc qui déconne chez moi. Parce que si c’est ça, j’aimerais autant le savoir. J’imagine que c’est pas le cas de tout le monde, mais moi, oui.
— C’est rien qui te concerne, Billy. » Dan se leva et découvrit avec soulagement que ses jambes tenaient bon. « Mais je vais reporter le café à une autre fois, si ça te fait rien.
— Absolument rien. T’as besoin de rentrer chez toi t’allonger. T’es encore tout pâle. Je sais pas ce que c’était, mais ça t’a foutu un sacré coup de jus. » Billy zieuta la loco. « Heureusement que ça t’est pas arrivé pendant que t’étais perché là-haut aux commandes avec le compteur fixé sur soixante.
– Ça, tu peux le dire », dit Dan.
Prêt à suivre le conseil de Billy et à aller s’allonger dans sa chambre, il traversa Cranmore Avenue en direction de la Maison Rivington, mais, au moment de franchir le portail donnant sur l’allée fleurie de la grosse demeure victorienne, il préféra aller marcher un peu. Il retrouvait peu à peu sa respiration — il se retrouvait peu à peu lui-même — et l’air du soir était doux. De plus, il avait besoin de réfléchir à ce qui venait de lui arriver, et d’y réfléchir sérieusement.
Je sais pas ce que c’était, mais ça m’a foutu un sacré coup de jus.
Ces mots lui rappelèrent encore Dick Hallorann et toutes les choses qu’il n’avait jamais dites à Casey Kingsley. Et ne lui dirait jamais. Comme le tort qu’il avait causé à Deenie — et à son fils aussi, supposait-il, ne serait-ce qu’en n’ayant rien fait… Ce remords, telle une dent de sagesse incluse, était profondément incrusté en lui, et le resterait. Mais quand il avait cinq ans, c’était au petit Danny Torrance qu’on avait causé du tort — et à sa mère aussi, bien entendu — et son père n’en avait pas été le seul coupable. Sans l’intervention de Dick, Dan et sa mère seraient morts à l’Overlook. Il lui était encore douloureux de penser à ces événements anciens, toujours étincelants des couleurs primaires dont l’enfance peint la terreur et l’horreur. Il aurait préféré ne plus jamais y penser, seulement voilà, il y était obligé. Parce que.. eh bien…
Parce que la vie est un boomerang. Elle te revient dans la gueule d’une façon ou d’une autre, sous forme de chance ou sous forme de destin. C’était quoi la formule de Dick, le jour où il m’a fait cadeau du coffre ? Quand l’élève est prêt, le maître apparaît. Pas que je sois qualifié pour enseigner quoi que ce soit à quiconque… sauf peut-être que… si tu bois pas, tu risques pas d’être soûl…
Il était arrivé au bout de la rue ; il fit demi-tour et revint sur ses pas. Il avait le trottoir pour lui tout seul. Une fois que l’été était terminé, c’était hallucinant la vitesse à laquelle Frazier se vidait, et ça lui rappela comment l’Overlook s’était vidé autrefois. Avec quelle rapidité la petite famille Torrance s’était retrouvée toute seule, avec l’immense hôtel rien que pour elle.
Et pour les fantômes, bien entendu. Eux n’étaient jamais partis.
Hallorann avait dit à Danny qu’il partait pour Denver et de là qu’il prendrait l’avion pour la Floride. Il avait demandé à Danny s’il voulait bien l’aider à porter ses bagages jusqu’au parking de l’hôtel et Danny avait porté l’un des sacs du cuisinier jusqu’à sa voiture de location. Pas un bien grand sac, à peine plus qu’une serviette, mais il lui avait fallu ses deux bras pour le porter. Une fois les bagages rangés dans le coffre, ils s’étaient assis tous les deux dans la voiture et c’est là que Hallorann avait donné un nom à cette chose que Danny Torrance avait dans sa tête, cette chose à laquelle ses parents ne croyaient qu’à moitié.
Toi, mon petit, tu as le Don. Un pouvoir exceptionnel. Ma grand-mère l’avait, elle aussi ; c’est elle qui me l’a transmis. Elle disait que nous avions le Don. Tu croyais être unique au monde ? Ça devait être lourd à porter.
Oui, il s’était cru unique au monde, et oui, c’était lourd à porter, il s’était senti bien seul. Hallorann l’avait détrompé et, au cours des années, Dan avait rencontré des tas de gens qui avaient, selon les mots du cuisinier, « un tout petit peu de jus en eux ». Billy, par exemple.
Mais jamais personne avec autant de jus que la petite fille qui avait hurlé dans sa tête ce soir-là. Il avait l’impression que ce cri aurait pu le désintégrer.
Lui-même avait-il eu autant de puissance ? Il pensait que oui, ou pas loin. Le jour de la fermeture de l’Overlook, Hallorann avait demandé au petit garçon un peu déboussolé, assis à côté de lui dans sa voiture, de lui envoyer une pensée, et quand Danny l’avait fait… que lui avait-il dit ?
« Que je l’avais foudroyé. »
Dan était revenu devant le portail de la Maison Rivington. Les premières feuilles étaient déjà tombées et une brise nocturne les fit tourbillonner autour de ses pieds.
Et quand je lui ai demandé à quoi il fallait que je pense, il m’a dit: « N’importe quoi. Pourvu que tu y penses de toutes tes forces. » Alors c’est ce que j’ai fait, mais au dernier moment, comme je voulais pas lui faire de mal, j’ai modéré un peu mon élan. Sinon, je crois que j’aurais pu le tuer. Il a sursauté — non, il a été projeté contre son dossier — et il s’est mordu la lèvre. Je me souviens du sang. Il m’a dit que je l’avais foudroyé. Et ensuite, il m’a questionné sur Tony. Mon camarade invisible. Alors, je lui en ai parlé.
Tony était de retour, apparemment, mais ce n’était plus le camarade de Dan. À présent, c’était l’ami d’une petite fille nommée Abra. Elle avait des ennuis, tout comme Danny en avait eu naguère, mais les hommes qui se mettent en quête de petites filles ont le don d’attirer l’attention et d’éveiller la suspicion. Il menait une bonne vie ici à Frazier, une vie qu’il avait le sentiment de mériter après toutes ces années gâchées.
Seulement…
Seulement quand il avait eu besoin de Dick — à l’Overlook, puis plus tard en Floride, quand Mrs. Massey était réapparue —, Dick avait tout de suite accouru. Chez les AA, on appelait ce genre de démarche une visite de la douzième étape. Car, lorsque l’élève est prêt, le maître apparaît.
Plusieurs fois, Dan avait eu l’occasion d’accompagner Casey Kingsley ou un autre membre du Programme lors de visites de la douzième étape à des hommes profondément abîmés dans la drogue ou l’alcool. Parfois, ce service leur était demandé par des amis ou un patron, mais le plus souvent par la famille, ayant épuisé toutes les autres ressources et ne sachant plus à quel saint se vouer. Ils avaient connu quelques réussites au cours du temps, mais la plupart de ces visites se soldaient par des portes claquées et l’invitation faite à Casey et à ses acolytes de se les foutre au cul, leurs bondieuseries de secte bien-pensante. Un type au cerveau détruit par la méthamphétamine, un ancien combattant de la glorieuse équipée de George Bush en Irak, les avait même menacés d’un calibre. En s’éloignant du taudis dans le petit bled de Chocorua où le vétéran était terré avec sa femme terrifiée, Dan avait dit: « C’était une fameuse perte de temps.
— Peut-être, si nous l’avions fait pour eux, avait répondu Casey. Mais on ne l’a pas fait pour eux. On l’a fait pour nous. Tu aimes la vie que tu mènes, Danny-boy ? » Ce n’était pas la première fois qu’il lui posait cette question, et ce ne serait pas la dernière.
« Oui. » Zéro hésitation là-dessus. Peut-être qu’il n’était pas le président de General Motors et qu’il ne tournait pas de scènes déshabillées avec Kate Winslet, mais, de la façon dont Dan voyait les choses, il avait tout.
« Tu crois que tu l’as gagnée ?
— Non, avait répondu Dan en souriant. Pas vraiment. Ça ne peut pas se gagner.
— Alors, d’après toi, qu’est-ce qui t’a fait ramener ton cul dans un endroit où tu as plaisir à te lever le matin ? La chance ou la grâce ?
— J’en sais rien. »
Il pensait que Casey voulait l’entendre dire que c’était la grâce, mais ses années de sobriété lui avaient fait prendre l’habitude, même inconfortable, de l’honnêteté.
« Normal, quand t’as le dos au mur, y a aucune différence entre les deux. »
« Abra, Abra, Abra, marmonna-t-il en remontant l’allée de la Maison Rivington. Dans quoi tu t’es fourrée, ma petite ? Et dans quoi tu es en train de me fourrer ? »
Il pensait qu’il allait devoir recourir au Don pour essayer de la contacter, mais en entrant dans sa chambre de la tourelle, il vit que ce ne serait pas nécessaire. Sur son tableau noir, en lettres soignées, il y avait écrit:
cadabra@nhml.com
L’adresse électronique d’Abra le fit gamberger quelques secondes, puis, pigeant soudain, il éclata de rire. « Pas mal, fillette, pas mal. »
Il alluma son ordinateur portable. Quelques secondes plus tard, il cliquait sur « Nouveau message ». Ayant tapé l’adresse d’Abra sur la ligne du haut, il resta les yeux fixés sur le curseur. Quel âge avait-elle ? D’après leurs communications précédentes, entre douze et seize ans, ce qui faisait d’elle une préadolescente mûre ou une adolescente un peu candide. Probablement plus près des douze. Et il était là, prêt à engager une conversation virtuelle avec elle. Lui, un homme en âge d’avoir la barbe poivre et sel s’il arrêtait de se raser… Qui veut arrêter un pédophile ?
C’est peut-être une broutille. Ce serait bien possible ; c’est rien qu’une gosse, après tout.
Oui, mais une gosse sacrément effrayée. Et elle avait piqué sa curiosité. Depuis déjà un certain temps. Tout comme lui-même, supposait-il, avait naguère piqué la curiosité de Dick Hallorann.
Un petit peu de grâce ne me ferait pas de mal. Juste maintenant. Et beaucoup de chance.
Sur la ligne « Objet » du nouveau message, Dan tapa Coucou Abra. Il descendit le curseur dans la zone de texte, respira un bon coup et écrivit: Dis-moi ce qui t’arrive.
Le dimanche après-midi suivant, Dan était assis au grand soleil sur un banc devant la façade couverte de lierre de la bibliothèque municipale d’Anniston. Il tenait le Union Leader du jour ouvert devant lui, il y avait des mots sur la page, mais il était bien trop nerveux pour avoir la moindre idée de ce qu’ils racontaient.
À quatorze heures précises, une jeune fille en jean arriva à bicyclette. Elle alla la ranger dans le garage à vélos au bord de la pelouse en lui adressant un petit bonjour de la main et un grand sourire.
Voilà donc Abra. Comme dans Abracadabra.
Elle était grande pour son âge. Presque toute en jambes. Une queue de cheval fournie retenait une masse de boucles blondes qui semblaient prêtes à se rebeller et à se répandre en cascade. Le fond de l’air était frais et elle portait un blouson léger floqué ANNISTON CYCLONES dans le dos. Ayant récupéré les quelques livres fixés à son porte-bagages par un tendeur, elle vint à lui en courant, toujours avec ce grand sourire franc sur les lèvres. Jolie sans être belle. Quoique… si, ses grands yeux bleus largement écartés étaient très beaux.
« Oncle Dan ! Ouah, que je suis contente de te voir ! » Et elle lui claqua une bise enthousiaste sur la joue. Ça, ça ne figurait pas dans le scénario. La confiance de cette gamine dans l’honnêteté de « l’oncle Dan » était effrayante.
« Moi aussi, Abra, je suis content de te voir. Assieds-toi. »
Il l’avait prévenue qu’ils devraient se montrer prudents et Abra — en enfant de son siècle — avait instantanément compris. Ils étaient convenus que la meilleure solution serait sans doute de se rencontrer au grand jour ; or peu d’endroits à Anniston se trouvaient aussi exposés que la pelouse de la bibliothèque, située quasiment au centre de la petite ville.
Abra le dévisageait avec un franc intérêt, peut-être même un brin d’avidité. Dan avait la sensation de minuscules doigts lui tapotant légèrement l’intérieur du crâne.
(où est Tony ?)
Il porta son index à sa tempe.
Abra sourit, et sa beauté s’en trouva confirmée, la métamorphosant en une jeune fille qui briserait des cœurs dans peu d’années.
(SALUT TONY !)
La pensée sonore le fit tressaillir et il repensa à la façon dont Dick Hallorann avait encaissé le choc derrière le volant de sa voiture, tandis que son regard se vidait momentanément.
(il faut que nous parlions tout haut)
(oui OK)
« Je suis le cousin de ton père, d’accord ? Pas un vrai oncle, mais c’est comme ça que tu m’appelles.
— OK, ouais, t’es mon oncle Dan. Tout se passera bien, du moment que la meilleure copine de ma mère ne rapplique pas. Elle s’appelle Gretchen Silverlake. Je crois bien qu’elle connaît tout notre arbre généalogique, et il est pas très touffu. »
Ah, génial, songea Dan. La meilleure copine fouinarde.
« Mais y a aucun risque, dit Abra. Son fils aîné joue dans l’équipe de football et elle rate jamais un match des Cyclones. Presque tout le monde est au match aujourd’hui, alors arrête d’avoir peur que quelqu’un te prenne pour »
Elle termina sa phrase par une image mentale, crue mais limpide: un dessin animé, en fait, qui montrait une petite fille dans une allée sombre menacée par une grosse silhouette en pardessus. Les genoux de la fillette s’entrechoquaient, et, juste avant que l’image ne s’efface, Dan vit une bulle s’épanouir au-dessus de sa tête: « Ouh, un type chelou ! »
« Je trouve pas ça très drôle. »
Il conçut sa propre image et la lui envoya: Dan Torrance en uniforme rayé, emmené par deux policiers baraqués. Il ne s’était jamais essayé à ce genre de communication, et il n’était pas aussi doué qu’elle, mais il fut ravi de découvrir qu’il y arrivait. Puis, avant même qu’il ait compris ce qui se passait, Abra s’était approprié son image et l’avait modifiée. Dan sortait un revolver de sa ceinture, le braquait sur un des policiers et pressait la détente. Un mouchoir portant le mot PAN ! jaillissait du canon du revolver.
Dan la regarda fixement, bouche bée.
Abra porta son poing à sa bouche et pouffa. « Désolée. J’ai pas pu résister. On pourrait jouer à ça tout l’après-midi, hein ? On rigolerait bien. »
Il imaginait que ce serait aussi un soulagement pour elle qui avait passé des années avec un splendide ballon entre les mains, et personne avec qui jouer. Même chose pour lui, évidemment. Pour la première fois depuis son enfance — depuis Dick Hallorann —, il était en position d’émettre autant que de recevoir.
« Tu as raison, on s’amuserait bien, mais c’est pas le jour. Il faut que tu me racontes à nouveau toute l’histoire. Ton courriel ne m’en a donné qu’un aperçu.
— Par où je commence ?
— Si tu me disais ton nom de famille, pour commencer ? Si je suis ton oncle à titre honorifique, je devrais sûrement le connaître. »
Cela la fit rire. Dan tenta de garder son sérieux, en vain. Que Dieu lui vienne en aide, cette gamine lui plaisait déjà.
« Je m’appelle Abra Rafaella Stone », dit-elle. Son rire s’était brusquement éteint. « J’espère juste que la femme au chapeau ne le découvrira jamais. »
Ils restèrent quarante-cinq minutes assis ensemble sur le banc de la bibliothèque, avec le doux soleil d’automne sur leur visage. Pour la première fois de sa vie, Abra éprouvait un plaisir sans mélange — une joie même — à user de ce talent qui l’avait toujours déconcertée et parfois terrifiée. Cet homme lui avait même procuré un nom pour le désigner: le Don. C’était un super nom, un nom réconfortant, car elle avait toujours plutôt eu le sentiment que c’était pas un cadeau.
Tous deux avaient beaucoup de choses à se raconter — des tonnes de notes mentales à comparer — et ils avaient à peine commencé quand une femme en jupe de tweed, la cinquantaine rondelette, s’approcha d’eux pour les saluer. Elle les examinait avec curiosité, mais pas une curiosité déplacée.
« Bonjour, Mrs. Gerard. Je vous présente mon oncle Dan. Mrs. Gerard était ma prof d’anglais l’an dernier.
— Ravi de vous rencontrer, madame. Dan Torrance. »
Mrs. Gerard serra sa main tendue d’un seul petit aller-retour digne. Abra sentit Dan — oncle Dan — se détendre. Ouf.
« Vous habitez par ici, Mr. Torrance ?
— Tout près d’ici, à Frazier. Je travaille à l’hospice là-bas. La Maison Rivington.
— Ah. C’est un travail estimable que vous faites là. Abra, as-tu lu Le cœur est un chasseur solitaire ? Le roman de Carson McCullers que je vous avais recommandé ? »
Abra se renfrogna. « Il est sur mon étagère — j’ai eu une carte-cadeau de la librairie pour mon anniversaire — mais je l’ai pas encore commencé. Il a l’air difficile à lire.
— Tu es prête pour les livres difficiles, lui dit Mrs. Gerard. Plus que prête. L’entrée au lycée va arriver plus vite que tu ne crois, puis ce sera l’université. Je te suggère de le commencer dès aujourd’hui. C’était un plaisir de vous rencontrer, Mr. Torrance. Vous avez une nièce extrêmement intelligente. Mais, Abra, sache qu’avec le jugement vient la responsabilité. »
Elle lui tapota la tempe pour appuyer son propos, puis gravit les marches de la bibliothèque et disparut à l’intérieur.
Abra se tourna vers Dan. « C’était pas trop méchant, n’est-ce pas ?
— Jusque-là, ça va, admit Dan. Bien sûr, si elle en parle à tes parents…
— Elle leur en parlera pas. Maman est à Boston pour s’occuper de ma Momo qui a le cancer.
– Ça me fait de la peine. Est-ce que ta Momo est ta
(grand-mère)
(arrière-grand-mère)
— En plus, dit Abra, c’est pas vraiment un mensonge, que tu es mon oncle. En sciences, l’an dernier, Mr. Staley nous a dit que tous les humains partagent le même patrimoine génétique. Il a dit que les choses qui nous différencient sont infimes. Est-ce que tu savais qu’on partage environ quatre-vingt-dix pour cent de nos gènes avec les chiens ?
— Non, dit Dan, mais ça explique pourquoi les Frolic m’ont toujours paru si appétissants. »
Abra éclata de rire. « Donc, tu pourrais être mon oncle ou mon cousin ou autre. C’est tout ce que je dis.
— C’est la théorie de la relativité d’Abra, c’est ça ?
— Ouais, je crois. Est-ce qu’on a besoin d’avoir la même couleur d’yeux ou la même implantation de cheveux pour être parents ? Toi et moi avons en commun quelque chose d’autre que quasiment personne n’a. Ça nous apparente d’une façon encore plus spéciale. Est-ce que tu crois que c’est un gène, comme celui des yeux bleus ou des cheveux roux ? Et au fait, tu savais que c’est en Écosse qu’il y a la plus grande proportion de rouquins ?
— Non, je l’ignorais, dit Dan. Tu es un puits de science. »
Le sourire d’Abra s’éteignit. « C’est une critique ?
— Pas du tout. J’imagine que le Don pourrait provenir d’un gène, mais non, vraiment, je ne le pense pas. Je pense qu’il n’est pas quantifiable.
– Ça veut dire qu’on ne peut pas se le représenter ? Comme Dieu, le paradis et tout ça ?
— Oui. » Dan se surprit à penser à Charlie Hayes et à tous ceux, avant et après Charlie, qu’il avait aidés, sous son avatar de Docteur Sleep, à quitter ce monde. Certains parlaient de l’instant de la mort comme d’un « passage ». Dan aimait bien cette idée car elle lui paraissait tout à fait fondée. Lorsque l’on voyait, de ses propres yeux, des hommes et des femmes littéralement « passer » de ce monde-ci à ce monde-là — quitter ce Teenytown qu’on appelait « réalité » pour rejoindre une sorte de Cloud Gap dans l’au-delà —, notre façon de penser en était radicalement transformée. Pour ceux qui se trouvaient dans cette extrémité fatale, c’était le monde qui passait. Dans ces moments de passage, Dan s’était toujours senti en présence d’une sorte d’énormité à peine entrevue. Ces hommes et ces femmes s’endormaient, s’éveillaient, s’en allaient… ailleurs. Ils continuaient. Enfant déjà, il avait eu des raisons de le croire.
« À quoi tu penses ? demanda Abra. Je vois ce que c’est, mais j’arrive pas à le comprendre. Et je voudrais comprendre.
— Je ne sais pas comment te l’expliquer, lui dit-il.
– Ça avait un rapport avec les gens-fantômes, non ? J’en ai vu une fois, dans le petit train de Frazier. »
Dan écarquilla les yeux. « Tu en as vu ?
— Oui. Je pense pas qu’ils me voulaient du mal — ils m’ont regardée, c’est tout — mais ils étaient plutôt effrayants. Je crois que, peut-être, c’étaient des gens qui avaient pris le train dans le passé. Tu as déjà vu des gens-fantômes ? Tu en as vu, hein ?
— Oui, mais ça fait très longtemps. » Et certains étaient beaucoup plus que de simples fantômes. Les fantômes ne laissent pas de traces sur les lunettes des cabinets et les rideaux de douche. « Abra, tes parents sont au courant que tu as le Don ?
— Mon père croit que je l’ai perdu, sauf pour certaines choses — comme quand j’ai téléphoné depuis mon camp d’été parce que je savais que Momo était malade — et il en est bien content. Maman sait que je l’ai encore, parce qu’elle me demande parfois de l’aider à retrouver des choses qu’elle a perdues — il n’y a pas longtemps, c’était ses clés de voiture, qu’elle avait laissées sur l’établi de papa dans le garage —, mais ce qu’elle sait pas, c’est que je l’ai encore très fort. En tout cas, ils n’en parlent plus. » Elle se tut un instant. « Momo le sait. Elle en a pas peur comme papa et maman, mais elle m’a dit de faire attention. Parce que si les gens le découvrent… » Elle fit une grimace comique, riboula des yeux et darda le bout de sa langue par un coin de sa bouche. « Ouh, une nana chelou. Tu connais ? »
(Oui)
Elle lui sourit avec gratitude. « Sûr que tu connais.
— Personne d’autre ne le sait ?
— Ben… Momo m’a dit d’en parler au Dr John, parce qu’il est déjà en partie au courant. Il a… hum… vu un truc que j’ai fait avec des cuillères quand j’étais toute petite. Je les avais genre suspendues au plafond, à ce qu’il paraît.
— Ton Dr John, ça serait pas par hasard John Dalton ? »
Le visage d’Abra s’éclaira. « Tu le connais ?
— En fait, oui. J’ai retrouvé quelque chose qu’il avait perdu, un jour. »
(une montre !)
(exact)
« Mais je lui dis pas tout », précisa Abra. Elle parut embarrassée. « Je lui ai pas parlé du p’tit gars du base-ball, et jamais j’irais lui parler de la femme au chapeau. Parce qu’il en parlerait à mes parents, et ils ont déjà assez de tracas comme ça. En plus, qu’est-ce qu’ils pourraient faire ?
— Laissons ça de côté pour le moment. Parle-moi de ce petit gars du base-ball. Qui est-ce ?
— Bradley Trevor. Brad. Des fois, il mettait sa casquette à l’envers pour en faire une casquette-talisman. Tu sais ce que c’est ? »
Dan hocha la tête.
« Il est mort. Ils l’ont tué. Mais d’abord ils l’ont torturé. Ils l’ont horriblement torturé. »
Sa lèvre inférieure se mit à trembler, et tout à coup, elle fit davantage petite fille de neuf ans que préado de treize.
(ne pleure pas Abra nous ne devons pas attirer l’attention)
(je sais oncle Dan je sais)
Elle baissa la tête, inspira plusieurs fois profondément, puis le regarda à nouveau. Ses yeux étaient toujours brillants, mais sa bouche avait cessé de trembler. « Ça va, dit-elle. Oui, ça va aller. Je suis vraiment contente de plus être toute seule avec ça dans ma tête. »
Dan l’écouta attentivement décrire ce dont elle se souvenait de sa toute première rencontre avec Bradley Trevor, deux ans auparavant. L’image la plus nette qu’elle conservait était celle de nombreux faisceaux de lampes de poche entrecroisés illuminant l’enfant couché par terre. Et ses cris. Elle se souvenait de ses cris.
« Ils devaient l’éclairer parce qu’ils pratiquaient sur lui une sorte de chirurgie, expliqua Abra. C’est comme ça qu’ils disaient, mais en fait tout ce qu’ils faisaient, c’était le torturer. »
Elle lui raconta comment elle avait retrouvé Bradley sur la dernière page de l’Anniston Shopper, avec tous les autres enfants disparus. Comment elle avait touché sa photo pour voir si elle arrivait à retrouver où il était.
« Tu peux faire ça ? lui demanda-t-elle. Toucher des choses et voir des images dans ta tête ? Voir dans le passé ?
— Parfois. Pas toujours. Je pouvais le faire davantage — et mieux — quand j’étais petit.
— Est-ce que tu crois que ça me passera en grandissant ? Ça me dérangerait pas. » Elle se tut pour réfléchir un peu. « Sauf que si, ça me dérangerait un peu. C’est dur à expliquer.
— Je comprends ce que tu veux dire. C’est notre Don, tu comprends ? Ce que nous pouvons donner. »
Abra lui sourit.
« Tu crois vraiment savoir où ils ont tué ce garçon ?
— Oui, et ils l’ont enterré là aussi. Ils ont même enterré son gant de base-ball. » Abra lui tendit une feuille de cahier. C’était une copie, pas l’original. Ça l’aurait gênée de laisser voir à quiconque qu’elle avait écrit les noms des garçons de ’Round Here non pas juste une fois mais des dizaines de fois. Même la façon dont elle les avait écrits lui paraissait maintenant totalement imbécile, avec ces grosses lettres rondes censées exprimer non pas l’amour, mais l’amûûûr.
« Te fais pas de bile pour ça, lui dit Dan distraitement tout en examinant ce qu’elle avait écrit sur la page. Moi, j’ai été toqué de Stevie Nicks quand j’avais ton âge. Et d’Ann Wilson aussi, de Heart. Tu n’as probablement jamais entendu parler d’elle, elle est rétro maintenant, mais à l’époque je rêvais de l’inviter à un de nos bals du vendredi soir au lycée de Glenwood. C’est pas idiot, ça, d’après toi ? »
Abra le dévisageait, bouche bée.
« Idiot, mais normal. La chose la plus naturelle du monde. Alors lâche-toi un peu les baskets avec ça. Et j’ai pas fureté dans ta tête, Abra. C’était là, en gros plan. Ça m’a comme qui dirait sauté à la figure.
— Oh là là. » Les joues d’Abra étaient en feu. « Va falloir que je m’y habitue…
— Moi aussi, ma petite. » Il reposa les yeux sur la feuille de cahier.
« Comment… tu as réussi à obtenir tout ça ? En te le repassant plusieurs fois en boucle ? Comme une séquence de film ?
— Pour le panneau ENTRÉE INTERDITE, ça a été facile, je l’ai eu du premier coup, mais pour le truc des industries organiques et de l’usine d’éthanol, j’ai dû recommencer plusieurs fois. Tu sais le faire, toi ?
— J’ai jamais essayé. Peut-être une fois… mais non, je crois pas.
— J’ai trouvé Freeman, Iowa, sur l’ordinateur. Et j’ai même vu l’usine avec Google Earth. Ces endroits existent vraiment. »
Les pensées de Dan retournèrent John Dalton. D’autres membres du Programme avaient ébruité qu’il avait un don particulier pour retrouver des objets ; John, jamais. Pas vraiment surprenant. Les médecins sont soumis au secret professionnel, non ? Un peu comme celui auquel s’engagent les AA… Ce qui, dans le cas de John, offrait une double sécurité.
Abra était en train de lui dire: « Tu pourrais appeler les parents de Bradley Trevor, non ? ou le shérif du comté de Canton ? Moi, ils me croiraient pas, mais un adulte, oui.
— J’imagine que c’est possible. » Mais évidemment, un témoin affirmant savoir où était enterré le corps serait automatiquement placé en tête de la liste des suspects, donc s’il le faisait, il faudrait qu’il veille très, très attentivement aux mots qu’il emploierait.
Abra, dans quel pétrin tu es en train de me fourrer.
« Pardon », murmura-t-elle.
Il posa sa main sur la sienne et la pressa doucement. « Non, ne dis pas ça. Tu n’étais pas censée l’entendre, celle-là. »
Abra se redressa. « Oh, zut, v’là Yvonne Stroud qui s’amène. Elle est dans ma classe. »
Dan lâcha promptement sa main. Une fille brune et ronde, à peu près de l’âge d’Abra, remontait le trottoir dans leur direction. Elle portait un sac sur le dos et serrait un bloc-notes contre sa poitrine. Ses yeux étaient vifs et pleins de curiosité.
« Elle va vouloir tout savoir sur toi, dit Abra. Tout, je t’assure. Et elle cafte. »
Oh-oh.
Dan regarda la fille qui approchait.
(on n’est pas intéressants)
« Aide-moi, Abra », dit-il. Et il la sentit se joindre à lui. Dès qu’ils s’y mirent ensemble, la pensée gagna immédiatement en force et en intensité.
(ON N’EST PAS DU TOUT INTÉRESSANTS)
« Ça marche, dit Abra. Encore un peu. Fais-le avec moi. Comme si on chantait. »
(TU NOUS VOIS À PEINE ON N’EST PAS INTÉRESSANTS ET D’AILLEURS T’ES PRESSÉE T’AS MIEUX À FAIRE QUE NOUS REGARDER)
Yvonne Stroud remonta l’allée d’un pas rapide, adressant sans ralentir un vague salut à Abra du bout des doigts. Elle gravit en courant les marches de la bibliothèque et disparut à l’intérieur.
« Je suis l’oncle invisible », dit Dan.
Abra le dévisagea sérieusement. « D’après la théorie de la relativité d’Abra, c’est tout à fait ce que tu es. Un peu comme… » Elle lui envoya l’image d’un pantalon claquant au vent sur une corde à linge.
(un jean)
Et tous deux éclatèrent de rire.
Pour s’assurer qu’il avait bien compris de quoi il s’agissait, Dan la fit revenir trois fois sur l’épisode de la plaque tournante.
« T’as jamais fait ça non plus ? lui demanda Abra. La vision télescopique ?
— La projection astrale ? Non. Est-ce que ça t’arrive souvent ?
– Ça m’est arrivé une ou deux fois. » Elle réfléchit. « Peut-être trois. Une fois, je suis entrée à l’intérieur d’une fille qui se baignait dans la rivière. Je la regardais depuis notre portail, au fond du jardin. J’avais neuf ou dix ans. Je ne sais pas pourquoi ça m’est arrivé, elle était pas en danger, ni rien, elle se baignait juste avec ses amis. C’est cette fois-là que ça a duré le plus longtemps. Au moins trois minutes. T’appelles ça de la projection astrale, toi ? Comme… dans l’espace ?
— C’est un terme ancien, qui remonte aux séances de spiritisme du siècle dernier, et ce n’est probablement pas le plus adapté. Aujourd’hui, on parlerait plutôt d’expérience de sortie du corps. » Si tant est qu’on puisse mettre des mots sur une expérience comme celle-là. « Mais… laisse-moi bien comprendre… la fille qui nageait n’est pas entrée en toi ? »
Abra secoua vigoureusement la tête, faisant voltiger sa queue de cheval. « Elle ne s’est même pas rendu compte que j’étais là. La seule fois où ça a marché dans les deux sens, c’était avec la femme. La femme au chapeau. Sauf que j’ai pas vu son chapeau cette fois-là parce que j’étais à l’intérieur d’elle. »
Dan décrivit un cercle avec son doigt. « Tu es entrée en elle et elle est entrée en toi.
— Oui. » Abra frissonna. « C’est elle qui a coupé Bradley Trevor jusqu’à ce qu’il meure. Quand elle sourit, elle a une grande dent sur la mâchoire du haut. »
Cette histoire de chapeau lui rappelait vaguement quelque chose, quelque chose qui lui fit penser à Deenie de Wilmington. Parce que Deenie portait un chapeau ? Non, du moins pas qu’il s’en souvienne ; mais faut dire qu’il était bien bourré. Ça n’avait probablement rien à voir avec elle — le cerveau fait parfois de ces associations fantômes, voilà tout, surtout quand il est sous pression — mais la vérité, c’était que Deenie n’était jamais très éloignée de ses pensées. Il suffisait d’une chose aussi dérisoire qu’un étalage de sandales à semelles de liège dans la vitrine d’un magasin pour la lui rappeler.
« Qui c’est, Deenie ? » demanda Abra. Puis elle cligna rapidement des yeux et rejeta la tête en arrière, comme si Dan avait brusquement agité sa main devant elle. « Oups. J’aurais pas dû voir ça. Pardon.
– Ça ne fait rien, dit-il. C’est pas grave. Revenons à ta femme au chapeau. Quand tu l’as revue ensuite, à ta fenêtre, ce n’était plus pareil ?
— Non. Je suis même pas sûre que c’était l’effet du Don. Je crois plutôt que c’était l’effet du souvenir, de la fois où je l’ai vue faire du mal au p’tit gars du base-ball.
— Donc, elle ne t’a pas vue non plus, cette fois-là. Elle ne t’a jamais vue. » Si cette femme était aussi dangereuse que le croyait Abra, ce détail avait son importance.
« Non. Je suis sûre qu’elle ne m’a jamais vue. Mais elle veut me voir. » Elle le dévisagea, les yeux agrandis, la bouche de nouveau tremblante. « Quand on était sur la plaque tournante, elle a pensé miroir. Elle voulait que je me regarde dans un miroir. Elle voulait se servir de mes yeux pour me voir.
— Qu’a-t-elle vu à travers tes yeux ? Cela pourrait-il l’aider à te localiser ? »
Abra réfléchit sérieusement à la question. Puis, elle dit: « Je regardais par ma fenêtre quand c’est arrivé. Tout ce que je vois de là, c’est ma rue. Et les montagnes, bien sûr. Mais il y a des tas de montagnes comme ça en Amérique, pas vrai ?
— Vrai. » La femme au chapeau pourrait-elle rapprocher les montagnes qu’elle avait vues par les yeux d’Abra d’une photo de ces mêmes montagnes, si elle faisait une recherche fouillée sur internet ? Comme pour tant d’autres choses dans ce domaine, il n’y avait aucun moyen de le savoir.
« Pourquoi ils l’ont tué, Dan ? Pourquoi ils ont tué le p’tit gars du base-ball ? »
Dan pensait le savoir, et il le lui aurait caché s’il l’avait pu, mais même une entrevue aussi brève avec Abra Rafaella Stone avait suffi à lui apprendre qu’il n’aurait jamais ce genre de relation avec elle. Les alcooliques abstinents qui s’efforcent à « l’honnêteté dans toutes nos affaires » y parviennent rarement, mais lui et Abra y étaient voués.
(nourriture)
Elle le regardait fixement, atterrée. « Ils mangent le Don ? »
(oui je crois)
(c’est des VAMPIRES ?)
Puis, à haute voix: « Comme dans Twilight ?
— Non, pas comme ceux-là, lui dit Dan. Mais, c’est juste une supposition, Abra, ne t’emballe pas. »
La porte de la bibliothèque s’ouvrit. Dan regarda qui sortait, craignant que ce ne soit la trop curieuse Yvonne Stroud, mais c’était un garçon et une fille qui n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre. Il se retourna vers Abra. « Il faut qu’on en termine.
— Je sais. » Elle porta sa main à sa bouche, se frotta les lèvres, s’aperçut de son geste et reposa sa main sur ses genoux. « Mais j’ai tellement de questions à te poser. Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ça prendrait des heures.
— Et nous ne les avons pas. Tu es sûre d’avoir reconnu un Sam’s ?
— De quoi ?
— Elle était bien dans un supermarché Sam’s ?
— Ah… oui.
— Je connais cette chaîne. J’en ai fréquenté quelques-uns, mais pas par ici. »
Abra sourit. « Évidemment, oncle Dan, il n’y en a aucun par ici. Ils sont tous dans l’Ouest. Ça aussi, j’ai vérifié sur Google. » Son sourire s’estompa. « Il y en a des centaines, du Nebraska jusqu’en Californie.
— J’ai besoin de réfléchir un peu plus longuement à tout ça. Et toi aussi. Tu peux me contacter par courriel en cas d’urgence, mais il vaudrait mieux qu’on se contente de… » Il se tapota le front. « Zip-zip. Tu vois ?
— Oui », dit-elle. Et elle sourit. « Le seul avantage de tout ça, c’est d’avoir un ami qui connaît ça, zip-zip. Et qui sait le faire.
— Tu peux toujours écrire sur le tableau ?
— Oh, oui. C’est facile.
— Tu dois garder une chose en tête, en priorité. La femme au chapeau ne sait pas où tu es, mais elle sait que tu es quelque part. »
Abra ne bougeait plus un cil. Il tenta d’atteindre ses pensées, mais elle les défendait.
« Peux-tu programmer une alarme anti-effraction dans ta tête ? De manière à ce que si elle s’approche trop de toi, mentalement ou physiquement, tu sois aussitôt prévenue ?
— Tu penses qu’elle va venir me chercher, c’est ça ?
— Elle pourrait essayer. Deux raisons à ça. Premièrement, parce que tu sais qu’elle existe.
— Et ses amis aussi, murmura Abra. Elle a beaucoup d’amis.
(avec des lampes de poche)
Et l’autre raison, c’est quoi ? » Et sans laisser à Dan le temps de répondre: « Parce que je serais bonne à manger. Comme le p’tit gars du base-ball était bon à manger. C’est ça ? »
Il était vain de le nier ; pour Abra, le front de Dan était une fenêtre sans rideau. « Peux-tu programmer une alarme ? une alarme de proximité ? C’est…
— Je sais ce que c’est. Je ne sais pas si je peux, mais je vais essayer. »
Il sut ce qu’elle allait dire ensuite avant même qu’elle ne le dise, et sans avoir lu dans ses pensées. Après tout, Abra n’était encore qu’une enfant. Il jeta un regard alentour quand elle lui prit la main, mais ne se déroba pas. « Promets-moi que tu ne la laisseras pas m’attraper, Dan. Promets-le. »
Il promit, parce que Abra était une enfant et qu’elle avait besoin de réconfort. Mais il ne voyait qu’un seul moyen de tenir semblable promesse: c’était d’éliminer la menace.
Il pensa encore: Abra, dans quel pétrin t’es en train de me fourrer.
Et elle répéta, mais en silence cette fois:
(pardon)
« C’est pas ta faute, ma puce. Tu n’as
(rien demandé)
et moi non plus. Va ramener tes livres. Moi, il faut que je rentre à Frazier. Je suis de garde ce soir.
— D’accord. Mais on est amis, hein ?
— Complètement amis.
— Je suis contente.
— Et je parie que tu vas aimer Le cœur est un chasseur solitaire. Parce que c’est bien ce que ton cœur a toujours été, je me trompe ? »
De jolies fossettes se creusèrent aux commissures de ses lèvres. « Oh, j’te crois, oncle Dan, t’en sais quelque chose.
— J’en sais quelque chose », dit Dan.
Il la regarda se lever, commencer à gravir les marches, puis s’immobiliser et se retourner. « Je sais pas comment s’appelle la femme au chapeau, mais je connais un de ses amis. Il s’appelle Barry le Chinois, ou quelque chose comme ça. Je parie que là où elle est, Barry le Chinois est tout près. Et si j’avais le gant de base-ball de Brad, je pourrais le trouver. » Elle le fixa, de ses beaux yeux bleus qui ne cillaient pas. « Je pourrais, parce que Barry le Chinois a enfilé le gant et il a gardé sa main dedans un petit moment. »
En route pour Frazier, alors qu’il ressassait l’histoire de la femme au chapeau d’Abra, un souvenir lui revint qui lui produisit comme une décharge électrique. Dan fit une embardée, mordit la ligne médiane et un camion venant en sens inverse sur la route 16 le klaxonna vigoureusement.
C’était il y a douze ans, alors qu’il venait d’arriver à Frazier et que sa sobriété était encore extrêmement fragile. Il rentrait à pied chez Mrs. Robertson où il avait loué une chambre un peu plus tôt dans la journée. Une tempête menaçait et Billy Freeman l’avait renvoyé avec une paire de bottes sous le bras. Elles sont pas de la première jeunesse, mais au moins, elles font la paire. Et alors qu’il tournait au coin des rues Morehead et Eliot, il avait vu…
Une aire de repos se profilait devant lui. Dan s’y arrêta, descendit de voiture et marcha en direction d’un bruit d’eau vive. C’était la Saco River, évidemment ; elle traversait une vingtaine de villes et villages du New Hampshire entre North Conway et Crawford Notch, qu’elle enfilait comme des perles sur un fil.
J’ai vu un chapeau rouler dans le caniveau. Un vieux chapeau haut de forme élimé comme en portent les magiciens. Ou les acteurs dans les vieilles comédies musicales. Sauf qu’il n’y était pas vraiment, car après que j’ai fermé les yeux et compté jusqu’à cinq, il avait disparu.
« D’accord, c’était une vision, dit-il à l’eau vive. Mais ça ne veut pas dire que c’est le même chapeau qu’a vu Abra. »
Sauf qu’il pouvait difficilement s’en convaincre, parce que la même nuit, il avait rêvé de Deenie. Elle était morte, sa chair dégoulinait sur son visage comme de la pâte molle. Morte et vêtue de la couverture que Dan avait volée dans le caddie du clodo. Ne t’approche pas de la femme au chapeau, minou-chat. Voilà ce qu’elle lui avait dit. Et autre chose… mais quoi ?
C’est la Reine-Salope du Château-l’Enfer.
« Tu ne peux pas te souvenir de ça, dit-il à l’eau vive. Personne ne se souvient de ses rêves d’il y a douze ans. »
Mais il s’en souvenait. Et il se souvenait aussi de ce que la femme morte de Wilmington lui avait dit ensuite: Si tu la cherches, elle te bouffera vivant.
Peu après dix-huit heures, un plateau-repas de la cafète dans les mains, il ouvrit la porte de sa chambre de la tourelle. Son premier regard fut pour le tableau noir, et il sourit en voyant ce qui y était écrit:
Merci de m’avoir crue.
Comme si tu m’avais laissé le choix, ma puce.
Il effaça le message d’Abra, puis s’assit à son bureau devant son dîner. En quittant l’aire de repos, il s’était mis à penser à Dick Hallorann. Ce qui n’avait rien de très surprenant, à son avis ; lorsque quelqu’un vous demande de lui apprendre ce que vous savez, vous vous tournez vers votre propre professeur pour savoir comment vous y prendre. Dan avait perdu tout contact avec Dick durant ses années d’alcoolisme (à cause de la honte, principalement), mais il se dit qu’il était peut-être possible de savoir ce qu’était devenu son vieux copain. Peut-être même de reprendre contact avec lui, s’il était encore en vie. Ben oui, des tas de gens vivent jusqu’à quatre-vingt-dix ans et plus. L’arrière-grand-mère d’Abra, par exemple: elle ne devait pas en être très loin.
J’ai besoin de quelques réponses, Dick, et tu es la seule personne que je connaisse qui soit susceptible de me les donner. Alors, fais-moi une fleur, mon ami, et sois encore en vie.
Il alluma son ordi et ouvrit Firefox. Il savait que l’hiver, Dick faisait la saison comme cuisinier dans divers hôtels de Floride, mais il ne savait plus leurs noms ni même sur quelle côte de Floride ils étaient situés. Probablement les deux: Naples une année, Palm Beach l’année suivante, et Sarasota ou Key West entre les deux. Pour un cuisinier qui savait chatouiller le palais de ses convives aussi bien que lui, il y avait toujours du travail. Dan songea que l’orthographe étrange du nom de famille de Dick risquait de lui porter chance: pas Halloran, mais Hallorann, avec deux n. Il tapa Richard Hallorann et Floride dans le champ de recherche, et cliqua sur Entrée. Il récolta plusieurs milliers de résultats, mais il eut la conviction immédiate que celui qui l’intéressait était le troisième de la première page, et un petit soupir de déception lui échappa. Il cliqua sur le lien, et un article du Miami Herald apparut. Aucun doute. Quand le nom et l’âge d’une personne figurent dans la première ligne, on sait exactement à quoi s’en tenir sur la teneur du message:
Le distingué chef cuisinier Richard « Dick » Hallorann, 81 ans
Il y avait une photo, petite, mais Dan aurait reconnu ce visage sagace et jovial entre tous. Était-il mort seul ? Dan en doutait. L’homme était trop sociable pour cela… et trop amateur de femmes. Il avait probablement été très entouré sur son lit de mort, mais les deux personnes qu’il avait sauvées, cet hiver-là dans le Colorado, n’y étaient pas. Pour Wendy Torrance, elle avait une excuse: elle avait précédé Dick dans la mort de plusieurs années. Son fils, par contre…
Quand Dick avait « passé », ce fils se trouvait-il dans un bouge quelconque, imbibé de whisky, à écouter des chansons de routiers dans le juke-box ? Ou peut-être en cellule de dégrisement pour troubles sur la voie publique en état d’ébriété ?
L’article imputait la cause du décès à une crise cardiaque. Dan fit redéfiler le texte vers le haut afin de vérifier la date: 19 janvier 1999. Cela faisait bientôt quinze ans que l’homme qui leur avait sauvé la vie, à lui et sa mère, était mort. Aucune aide à espérer de ce côté-là.
Derrière lui, Dan perçut le doux crissement de la craie sur l’ardoise. Il resta assis à sa place encore un instant, devant son ordinateur allumé et sa nourriture qui refroidissait. Puis, lentement, il se retourna.
La craie était toujours posée sur le rebord en bas du tableau, mais un dessin était néanmoins en train d’apparaître. Assez grossier, mais reconnaissable. Un gant de base-ball. Le dessin achevé, la craie — invisible, mais produisant toujours ce petit crissement discret — traça un point d’interrogation dans la paume du gant.
« Laisse-moi y réfléchir », dit-il. Mais l’interphone ne lui en laissa pas le temps. Il bourdonnait, appelant Docteur Sleep.
En cet automne 2013, à quatre-vingt-douze ans, Eleanor Ouellette était la résidente la plus âgée de la Maison Rivington: assez âgée pour que son patronyme n’ait jamais été américanisé. Elle ne le prononçait pas WILL-let à l’américaine, mais de plus élégante et française façon: OUHH-lette. Dan l’appelait parfois Miss Ouhh-Là-Là ! ce qui la faisait toujours sourire. Ron Stimson, l’un des quatre médecins attachés à l’hospice, avait un jour confié à Dan qu’Eleanor était la preuve vivante que la vie triomphe parfois de la mort. « Ses fonctions hépatiques sont foutues, ses poumons carbonisés par quatre-vingts ans de tabagisme, elle a un cancer colorectal — à progression lente mais extrêmement maligne — et les parois de son cœur sont plus fines que les moustaches d’un chat. Et pourtant, elle continue. »
Si Azraël ne se trompait pas (et l’expérience avait appris à Dan qu’il ne se trompait jamais), la longue vie d’Eleanor touchait à sa fin, or la vieille dame n’avait en rien l’apparence d’une femme sur le point de tirer sa révérence. Dan la trouva assise dans son lit, en train de caresser le chat. Le coiffeur étant passé pas plus tard que l’avant-veille, sa permanente était aussi impeccable que sa chemise de nuit rose. Cette teinte mettait un peu de couleur sur ses joues exsangues et le bas, légèrement remonté sur les baguettes sèches de ses jambes, bouffait comme une robe de bal.
Dan porta ses deux mains à ses joues et agita ses doigts écartés. « Ouhh-là-là ! Une belle femme ! Je suis amoureux* ! »
Eleanor riboula des yeux, puis lui sourit en inclinant la tête sur le côté. « Maurice Chevalier et toi, ça fait deux, mais je t’aime bien, cher*. Tu es gai, ce qui est important, tu es malicieux, ce qui est plus important, et tu as de belles fesses, ce qui est extrêmement important. Le fessier d’un homme est le piston qui entraîne le monde et le tien n’est pas mal du tout. Dans ma jeunesse folle, je l’aurais enroulé autour de mon petit doigt, ton joli petit cul, et je t’aurais croqué tout cru. De préférence au bord de la piscine du Méridien de Monte Carlo, devant un public admiratif qui aurait applaudi mes exploits par-derrière et par-devant. »
Sa voix, rauque mais modulée, réussissait à rendre l’image charmante plutôt que vulgaire. Aux oreilles de Dan, le timbre de vieille fumeuse d’Eleanor était celui d’une chanteuse de cabaret qui avait déjà tout fait et tout vu avant que les troupes allemandes ne défilent au pas de l’oie sur les Champs-Élysées au printemps 1940. Une femme qui avait roulé sa bosse mais qui n’était pas encore au bout du rouleau. Et même s’il était vrai qu’elle ressemblait à la mort personnifiée (malgré le choix judicieux de sa chemise de nuit qui donnait quelque couleur à son visage), elle ressemblait à la mort personnifiée depuis 2009, année où elle avait aménagé dans la chambre 15 de Rivington 1. Seule la présence d’Azzie indiquait qu’il en allait différemment ce soir-là.
« Je suis sûr que vous auriez été merveilleuse, lui dit-il.
— Y a-t-il une dame dans ta vie, cher ?
— Pas en ce moment, non. » À une exception près… mais elle était beaucoup trop jeune pour l’amour.
« Quel dommage. Car en vieillissant, ça… — elle leva un index osseux, puis le laissa retomber — devient ça. Tu verras. »
Dan sourit et s’assit au bord de son lit. Comme il l’avait fait au bord de nombreux lits.
« Comment vous sentez-vous, Eleanor ?
— Plutôt bien. » Elle regarda Azzie sauter du lit et, son travail achevé pour ce soir, se glisser dehors par la porte entrouverte. « J’ai eu de nombreuses visites. Elles ont rendu ton chat nerveux, mais il est resté jusqu’à ce que tu viennes.
— Ce n’est pas mon chat, Eleanor. C’est le chat de la maison.
— Mais non, dit-elle comme si ce sujet avait déjà cessé de l’intéresser. C’est le tien. »
Dan doutait qu’Eleanor ait eu ne serait-ce qu’une visite — à part celle d’Azraël, cela dit. Pas plus ce soir que cette dernière semaine, ou ce dernier mois, ou même cette dernière année. Elle était seule au monde. Même son dinosaure de comptable, qui avait géré son argent au fil de si longues années, débarquant d’un pas lourd tous les trimestres en traînant après lui une sacoche grande comme le coffre d’une Saab, avait rendu ses billes depuis longtemps. Miss Ouhh-Là-Là disait avoir de la famille à Montréal, « mais il ne me reste plus assez d’argent pour que cela vaille le déplacement, cher ».
« Qui donc est venu vous voir ? » demanda Dan. Pensant qu’il s’agissait sans doute de Gina Weems ou d’Andréa Bottstein, les deux infirmières de service de quinze à vingt-trois heures à Rivington 1. Ou alors c’était Poul Larson, un aide-soignant aux mouvements lents mais aux gestes corrects que Dan considérait comme l’anti-Fred Carling, qui était passé lui faire un brin de causette.
« Comme je viens de te dire, une flopée. Ils sont encore en train de passer. Un défilé interminable. Ils me sourient, ils s’inclinent, un enfant me tire la langue et la fait frétiller comme un chien sa queue. Certains parlent. Connais-tu le poète Georges Séféris ?
— Non, Miss Ouhh-Là-Là, je regrette. » Y avait-il d’autres personnes dans cette chambre ? Il avait des raisons de croire la chose possible, même si ce soir-là il n’avait aucune perception de leur présence. Ça n’avait pas toujours été le cas.
« Dans un poème, Mr. Séféris demande, “Ces voix sont-elles celles de nos chers disparus, ou est-ce juste le gramophone ?” Le plus triste, ce sont les enfants. J’ai vu passer un petit garçon qui était tombé dans un puits.
— Vraiment, Eleanor ?
— Oui, et une femme qui s’est suicidée avec un ressort de matelas. »
Dan ne percevait toujours aucune présence. Son entrevue avec Abra Stone l’aurait-elle vidé de tout pouvoir ? C’était possible ; et de toute façon, le Don allait et venait par vagues dont il n’avait jamais été en mesure d’établir la fréquence. Pourtant, il ne pensait pas que c’était ça. Il se dit qu’Eleanor avait probablement sombré dans la démence. Ou qu’elle le menait en bateau. Ce n’était pas impossible. Pour un numéro, c’était un sacré numéro, cette Eleanor Ouhh-Là-Là. Quelqu’un — était-ce Oscar Wilde ? — était connu pour avoir fait une blague sur son lit de mort: Soit c’est le papier peint qui s’en va, soit c’est moi.
« Tu dois attendre », lui dit Eleanor. Il n’y avait plus une once d’humour dans sa voix. « Les lumières te préviendront de son arrivée. Il se produira peut-être d’autres perturbations. La porte s’ouvrira. Puis ton visiteur entrera. »
Dan lança un regard dubitatif à la porte du couloir déjà ouverte. Il la laissait toujours ouverte pour qu’Azzie puisse sortir à sa guise. Ce que l’animal faisait généralement dès que Dan se présentait pour prendre le relais.
« Eleanor, aimeriez-vous un peu de jus de fruits frais ?
— Certainement, si j’en avais encore le t… », commença-t-elle. Puis comme l’eau se vide d’une cuvette percée, la vie quitta son visage. Ses yeux se fixèrent sur un point au-dessus de la tête de Dan et sa bouche s’ouvrit. Ses joues se creusèrent et son menton se décrocha, s’affaissant presque sur sa poitrine décharnée. Son dentier du haut se décrocha lui aussi, glissa sur sa lèvre inférieure et resta suspendu là, dans un inquiétant sourire ouvert sur le vide.
Merde alors, ç’a été rapide.
Délicatement, Dan crocheta le dentier du doigt et le retira. La lèvre d’Eleanor avança, puis se rétracta en faisant un blip minuscule. Dan déposa le dentier sur la table de nuit, commença à se lever, puis se ravisa. Il attendit que monte la brume rouge, que la vieille infirmière de Tampa appelait le suspir… Comme s’il s’agissait d’une inspiration d’air plutôt que d’une expiration… Il ne la vit pas.
Tu dois attendre.
Très bien, il pouvait faire ça, du moins pendant un petit moment. Il tenta d’atteindre l’esprit d’Abra, mais ne rencontra rien. C’était peut-être aussi bien. Sans doute s’entraînait-elle déjà à défendre ses pensées. À moins que ce ne soit ses propres capacités à lui — sa sensibilité — qui l’aient quitté. Si tel était le cas, ce n’était pas grave. Ça reviendrait. C’était toujours revenu, par le passé.
Il se demanda (comme il se l’était déjà souvent demandé) pourquoi il n’avait jamais vu de mouches sur le visage des patients de la Maison Rivington. Peut-être parce qu’il n’avait pas besoin de les voir. Il avait Azzie pour le prévenir. Azzie voyait-il quelque chose de particulier avec ses yeux verts ? Peut-être pas des mouches, mais autre chose ? Oui, sûrement.
Ces voix sont-elles celles de nos chers disparus, ou est-ce juste le gramophone ?
Tout était si tranquille ce soir-là dans le service. Il était pourtant bien tôt ! On n’entendait aucun bruit de conversation en provenance de la salle commune au bout du couloir. Aucune télé, aucune radio ne fonctionnait. Dan ne percevait pas non plus le crissement des tennis de Poul dans le couloir, ni les voix basses de Gina et d’Andréa au poste des infirmières. Pas un téléphone ne sonnait. Quant à sa montre…
Dan la porta à son oreille. Pas étonnant qu’il n’entende plus son tic-tac discret. Elle s’était arrêtée.
La rampe fluorescente au-dessus du lit s’éteignit, ne laissant que la lampe de chevet d’Eleanor allumée. Le néon se ralluma, la lampe s’éteignit en clignotant. Puis elle se ralluma et les deux s’éteignirent ensemble. Allumé… éteint… allumé…
« Il y a quelqu’un ? »
Le pichet sur la table de nuit trépida, puis s’immobilisa. Le dentier émit un claquement inquiétant. Une onde insolite rida le drap de lit d’Eleanor, comme si quelque chose, en dessous, s’était brusquement mis en mouvement. Un souffle d’air tiède plaqua un baiser rapide sur la joue de Dan, et se dissipa.
« Qui est là ? » Les battements de son cœur restaient réguliers, mais il percevait leurs pulsations dans son cou et ses poignets. Les poils sur sa nuque lui semblaient drus et durs. Il comprit soudain ce qu’Eleanor avait vu dans ses derniers instants: un défilé de
(gens-fantômes)
morts traversant sa chambre, entrant par un mur et sortant par l’autre. Sortant ? Non, juste passant. Il ne connaissait peut-être pas Séféris, mais il avait lu Auden: La mort prend les gros richards qui se la pètent, les petits marrants qui contrepètent, et même les qui-sont-bien-montés. Elle les avait tous vus passer et ils étaient ici en ce mo…
Mais non, ils n’étaient pas là. Il savait qu’ils n’y étaient pas. Les fantômes qu’avait vus Eleanor avaient disparu et elle avait rejoint leur cortège. Mais il avait reçu l’ordre d’attendre. Alors il attendait.
La porte du couloir se referma en silence. Celle de la salle de bains s’ouvrit. De la bouche morte d’Eleanor Ouellette, un simple mot sortit: « Danny. »
Quand vous entrez dans la ville de Sidewinder, vous dépassez un panneau qui vous dit BIENVENUE AU SOMMET DE L’AMÉRIQUE ! Ça n’est pas vrai, pas tout à fait, mais pas de beaucoup. À trente kilomètres de l’endroit où le versant est devient le versant ouest, un chemin de terre bifurque de la route principale et monte en serpentant vers le nord. Le panneau de bois pyrogravé sous lequel vous passez si vous empruntez cette piste vous dit BIENVENUE AU BLUEBELL CAMPGROUND ! SÉJOURNE UN PEU PARMI NOUS, ÉTRANGER !
Ça ressemble à de la bonne vieille hospitalité de l’Ouest, mais les gens du pays savent qu’en règle générale, le chemin est le plus souvent fermé par un portail, et qu’alors un panneau nettement moins engageant y est accroché: FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE. Comment le camping fait-il des affaires, cela reste un mystère pour les habitants de Sidewinder, qui aimeraient bien voir le Bluebell ouvert tous les jours de l’année quand les routes d’altitude ne sont pas fermées à la circulation. Les touristes qu’attirait l’Overlook leur manquent, et ils avaient espéré que le camping compenserait au moins un peu (même s’ils savent que les camping-caristes n’ont pas autant d’argent à injecter dans l’économie locale que n’en avaient les pensionnaires de l’hôtel). Ils en sont restés pour leurs frais. L’opinion générale est que ce camping sert de paradis fiscal à une riche multinationale, de société écran volontairement déficitaire.
C’est un paradis, pas de doute, mais la multinationale qu’il couvre est le Nœud Vrai, et lorsque les Vrais sont en résidence, les seuls camping-cars que l’on voit rangés dans le vaste parking sont les leurs, l’EarthCruiser de Rose Claque les dominant tous de sa taille.
En ce soir de septembre, neuf membres des Vrais sont réunis dans la bâtisse haute de plafond et au cachet agréablement rustique dénommée l’Overlook Lodge. Lorsque le camping est ouvert au public, le Lodge fait office de restaurant, proposant deux repas par jour, petit déjeuner et dîner. C’est Popote Eddie et Mo Ka (noms de pecnos: Ed et Maureen Higgins) qui cuisinent. Ni l’un ni l’autre n’arrivent à la cheville de Dick Hallorann (bien peu y arrivent !), mais pour rater le genre de plats que les camping-caristes affectionnent, il faut vraiment le vouloir: pain de viande, macaronis au fromage, pain de viande, crêpes noyées de sirop d’érable, pain de viande, poulet en sauce, pain de viande, pâtes au thon, pain de viande, sauce aux champignons. Après dîner, les tables sont débarrassées pour laisser place au Bingo ou aux parties de cartes. Le week-end, on danse. Ces festivités n’ont lieu que lorsque le camping est ouvert. En ce soir de septembre — pendant qu’assis au chevet d’une défunte, à trois fuseaux horaires à l’est, Dan Torrance attendait son visiteur —, on se livrait à des transactions d’un tout autre ordre à l’Overlook Lodge.
Jimmy Zéro présidait au bout d’une unique table installée au centre du parquet d’érable moucheté. Sur son PowerBook ouvert, on voyait l’illustration qu’il avait choisie pour fond d’écran: une photo de son village natal, au fin fond des Carpates (Jimmy aimait plaisanter sur le sujet, disant que son grand-père avait jadis reçu sous son toit un jeune avocat londonien du nom de Jonathan Harker).
Debout autour de lui, les yeux rivés sur l’écran, il y avait Rose, Papa Skunk, Barry le Noiche, Andy la Piquouse, Charlie le Crack, Flac Annie, Dada Doug et Grand-Pa Flop. Personne ne voulait rester à côté de Grand-Pa qui schlinguait comme si une petite catastrophe s’était produite dans son falzar et qu’il avait ensuite oublié de se passer au jet (ce qui tendait à se produire de plus en plus fréquemment ces derniers temps), mais l’affaire étant d’importance, ils s’étaient résignés à le supporter.
Jimmy Zéro était un type d’aspect effacé, au front dégarni et à la physionomie agréable quoique vaguement simiesque. On lui donnait cinquante ans, soit le tiers de son âge réel. « J’ai entré Lickety-Spliff dans Google et comme je m’y attendais, ça m’a sorti que dalle. Des fois que ça vous intéresse, c’est de l’argot ado pour dire qu’on fait les choses super lentement plutôt qu’à toute berzingue…
— On s’en fout, dit Dada Doug. Par contre, tu fouettes un peu, Granp’. Sans vouloir t’offenser, c’est quand la dernière fois que tu t’es torché le cul ? »
Le Vieux Flop se tourna vers Doug en découvrant les dents, qu’il avait jaunes et érodées, mais toutes d’origine. « Ta femme me l’a torché pas plus tard que ce matin, mon Dadou. Avec sa tronche, en fait. Plutôt dégueu, mais on dirait que ce genre de truc lui pl…
— Fermez-la, tous les deux », coupa Rose. Sa voix était neutre, dépourvue de toute menace, mais Doug et Grand-Pa tressaillirent et reculèrent avec une mine de gamins pris en faute. « Continue, toi, Jimmy. Et sans t’éloigner du sujet. Je veux qu’on ait un plan d’action concret, et vite.
— Concret ou pas, le reste de la troupe risque de renâcler, fit remarquer Skunk. Ils vont dire qu’on a eu une bonne année de vap’. Entre le coup du cinoche, l’incendie de l’église de Little Rocks et l’attaque terroriste d’Austin. Sans parler de Juarez. Moi qui tenais pas trop à aller au sud de la frontière, je dois dire que c’était bon. »
Mieux que bon, à vrai dire. Avec plus de deux mille cinq cents homicides par an, dont la plupart étaient des meurtres avec tortures, Juarez avait acquis la réputation de capitale mondiale du crime. L’atmosphère y était incroyablement riche. Ça n’était pas de la vapeur pure, et ça pouvait vous filer quelques petites nausées, mais ça faisait l’affaire.
« Moi, tous leurs putains de fayots m’ont filé la courante, répliqua Charlie le Crack, mais je dois reconnaître qu’on s’est tapé de bons restes.
— Oui, ç’a été une bonne année, convint Rose. Mais on ne peut pas devenir abonnés au Mexique: on s’y fait trop remarquer. Là-bas, nous sommes de riches Americanos. Ici, nous nous fondons dans le décor. Et puis, vous n’êtes pas fatigués de vivre dans l’insécurité, année après année ? Toujours sur les routes, toujours à compter les cartouches ? Là, ce qu’on tient est différent. C’est le filon principal de la mine d’or. »
Aucun d’eux ne répondit. Elle était leur chef et, au final, ils feraient ce qu’elle leur dirait, mais pour la gamine, ils ne comprenaient pas. Ils ne pouvaient pas comprendre. Peu importe. Quand ils la rencontreraient en personne, ils comprendraient. Et quand ils la tiendraient sous clé, à produire de la vapeur plus ou moins sur commande, ils voudraient se jeter aux pieds de Rose pour les lui baiser. Elle pourrait même les laisser faire.
« Vas-y, Jimmy, mais viens-en au fait.
— Je suis à peu près sûr que le mot que t’as capté était la version argot-ado de Lickety-Split. C’est une chaîne de magasins de quartier. Il y en a soixante-treize en tout, de Providence jusqu’à Presque Isle. Un écolier de primaire aurait trouvé ça en deux minutes sur son iPad. J’ai imprimé la liste des soixante-treize localités et cherché les photos correspondantes avec Whirl 360 qui, soit dit en passant, est bien mieux que Google Earth. J’en ai trouvé six d’où on aperçoit des montagnes. Deux dans le Vermont, deux dans le New Hampshire et deux dans le Maine. »
La housse de son ordinateur portable était sous sa chaise. Il l’attrapa, fouilla dans la pochette extérieure et en sortit une chemise qu’il tendit à Rose. « C’est pas les photos des magasins mais des différentes montagnes qu’on aperçoit dans leurs environs. Merci Whirl 360 et son p’tit cœur de voyeur. Jettes-y un coup d’œil et dis-moi s’il y en a une qui te rappelle quelque chose. Sinon, vois s’il y en a certaines que tu peux éliminer d’entrée. »
Rose ouvrit la chemise, parcourut lentement les photos et élimina directement les deux des montagnes Vertes dans le Vermont. L’une des deux du Maine ne collait pas non plus ; on n’y voyait qu’un sommet alors qu’elle avait vu toute une chaîne montagneuse. Elle s’attarda un peu plus longtemps sur les trois restantes. Finalement, elle les rendit à Jimmy Zéro.
« Une de ces trois. »
Il les retourna. « Fryeburg, Maine… Madison, New Hampshire… Anniston, New Hampshire. Laquelle te parle le plus ? »
Rose les reprit, puis leur présenta les deux photos des montagnes Blanches vues de Fryeburg et d’Anniston. « Je crois que c’est l’une de ces deux-là, mais je vais aller m’en assurer.
— Et comment tu vas t’y prendre ? demanda Skunk.
— Je vais aller lui rendre une petite visite.
— Si tout ce que tu nous as dit est vrai, ça pourrait être dangereux.
— Je le ferai quand elle dormira. Les petites filles, ça dort à poings fermés. Elle ne saura même pas que je suis passée par là.
— T’es sûre d’avoir besoin de faire ça ? Ces trois localités sont assez proches les unes des autres. On pourrait les passer toutes en revue.
— C’est ça ! s’écria Rose. On va les sillonner en long en large et en travers en disant: “Nous recherchons une gamine du coin, mais nous n’arrivons pas à bien la localiser comme nous le faisons d’habitude, alors filez-nous un coup de main. Auriez-vous entendu parler d’une collégienne des environs douée de super-pouvoirs ?” »
Papa Skunk soupira, fourra ses grandes mains au fond de ses poches et la regarda.
« Pardonne-moi, dit Rose. Je suis un peu à cran, d’accord ? Je veux arriver à mes fins et vite. Et ne vous inquiétez pas. Je sais faire attention à moi. »
Dan, assis au chevet de feu Eleanor Ouellette, regardait la vieille dame. Ses yeux ouverts qui commençaient à s’opacifier. Ses mains minuscules, paumes tournées vers le ciel. Et surtout, sa bouche ouverte. Avec tout le silence sans horloge de la mort à l’intérieur.
« Qui est là ? » Pensant aussitôt: Comme si je ne le savais pas. N’avait-il pas souhaité l’interroger ?
« Tu as bien grandi. » Les lèvres ne remuaient pas et les mots semblaient dénués de toute émotion. La mort aurait-elle dépouillé son vieil ami de tous ses sentiments humains ? Quel dommage. À moins que ce ne soit quelqu’un d’autre, se faisant passer pour Dick. Quelque chose d’autre…
« Si tu es Dick, prouve-le. Dis-moi quelque chose que lui et moi sommes seuls à savoir. »
Silence. Mais la présence était toujours là. Il la sentait. Puis:
« Tu m’as parlé de Tony et je t’ai parlé de l’odeur d’orange. »
Tout d’abord, Dan ne comprit pas de quoi lui parlait la voix. Puis cela lui revint. Le souvenir était rangé avec tous ses autres souvenirs de l’Overlook tout en haut d’une étagère. À côté des coffres-forts renfermant les plus mauvais. Hallorann lui avait posé des tas de questions dans sa voiture avant de partir pour la Floride et Danny lui avait parlé de Tony, qui annonçait toujours la venue de ses visions et dont il n’avait jamais parlé qu’à son père et sa mère. Dick lui avait alors raconté comment lui-même sentait toujours une odeur d’orange avant d’avoir ses prémonitions, comme celle de la mort de son frère, qu’il avait eue pendant son service militaire et qui s’était vérifiée, et celle de l’avion qui ne s’était jamais écrasé, et que Hallorann avait racontée au petit Danny pour le faire rire et le rassurer.
« Tu étais juste un tout petit garçon avec une grosse radio dans la tête. Et j’avais très peur pour toi. J’avais raison d’avoir peur, n’est-ce pas ? »
Dan perçut dans ces mots l’écho ténu de la bonté et de l’humour de son vieil ami. C’était bien Dick, pas de doute. Il contempla la vieille dame morte, fasciné. Les lumières clignotèrent encore. Le pichet d’eau trépida brièvement.
« Je ne peux pas rester longtemps. C’est douloureux pour moi d’être ici.
— Dick, il y a une petite fille…
— Abra. » Presque un soupir. « Elle est comme toi. La vie est un boomerang.
— Elle pense qu’une femme est peut-être à ses trousses. Une femme coiffée d’un chapeau. Un haut-de-forme à l’ancienne. Parfois, elle n’a qu’une longue dent sur le devant. Quand elle a faim. C’est ce que dit Abra, en tout cas.
— Pose-moi ta question, petit. Je ne peux pas rester. Le monde est le rêve d’un rêve pour moi maintenant.
— Il y a aussi les amis de la femme au chapeau. Abra les a vus avec des lampes de poche. Qui sont-ils ? »
Encore le silence. Mais Dick était toujours présent. Transformé, mais présent. Dan le percevait dans l’hyper-sensibilité de ses nerfs et le courant électrique vibrant à la surface moite de ses paupières.
« Ce sont les démons vides. Ils sont malades et ne le savent pas.
— Je ne comprends pas.
— Non, tu ne peux pas comprendre. Et ça vaut peut-être mieux. Si tu avais eu le malheur de les rencontrer — s’ils t’avaient ne serait-ce que flairé —, tu serais mort depuis longtemps, ils t’auraient utilisé puis jeté à la poubelle comme un vieux carton. C’est ce qui est arrivé à celui qu’Abra appelle le p’tit gars du base-ball. Et à beaucoup d’autres. Les enfants qui ont le Don sont leurs proies, mais ça, tu l’avais déjà deviné, n’est-ce pas ? Les démons vides sont sur la terre comme un cancer sur la peau. À une autre époque, ils montaient des chameaux dans le désert ; à une autre, ils circulaient en roulotte en Europe de l’Est. Ils mangent les cris et boivent la souffrance. Tu as eu ton content d’horreurs à l’Overlook, Danny, mais du moins la rencontre de ces gens t’a été épargnée. Maintenant que la femme étrange a décidé d’avoir la petite, ils iront jusqu’au bout pour l’avoir. Ils peuvent la tuer. Ou la Retourner. Ou la garder et l’utiliser jusqu’à ce qu’elle soit vidée, ce qui serait le pire.
— Je ne comprends pas.
— La pomper. La rendre vide comme eux. » La bouche de la morte exhala un soupir automnal.
« Dick, que suis-je censé faire, grands dieux ?
— Procure à la petite l’objet qu’elle t’a demandé.
— D’où viennent-ils, ces démons vides ?
— De l’enfance, d’où proviennent tous les démons. Je ne suis pas autorisé à en dire davantage.
— Comment vais-je les arrêter ?
— Le seul moyen, c’est de les tuer. En leur faisant ingurgiter leur propre poison. Fais ça, et ils disparaîtront.
— La femme au chapeau, la femme étrange, comment s’appelle-t-elle ? Tu le sais ? »
Du fond du couloir monta le claquement d’un balai en caoutchouc contre un seau, et Poul Larson se mit à siffloter. L’air se modifia dans la chambre. L’atmosphère qui avait été jusque-là délicatement équilibrée se modifia.
« Va trouver tes amis. Ceux qui savent ce que tu es. Tu m’as tout l’air d’être devenu quelqu’un de bien en grandissant, mais il te reste une dette à honorer. » Un silence suivit, puis la voix qui était et n’était pas celle de Dick Hallorann parla pour la dernière fois, sur un ton d’évidence sans réplique: « Honore-la. »
La brume rouge monta des yeux, du nez et de la bouche d’Eleanor, plana au-dessus d’elle quelque cinq secondes, puis se dissipa. Les lumières ne flanchèrent pas. L’eau dans le pichet ne tressaillit pas. Dick s’en était allé. Dan n’avait plus pour compagnie qu’un cadavre.
Des démons vides.
S’il avait jamais entendu expression plus terrible que celle-là, il ne s’en souvenait pas. Mais elle avait du sens… pour peu qu’on ait vu l’Overlook pour ce qu’il était vraiment. C’était un endroit rempli de démons, mais qui avaient au moins l’avantage d’être des démons morts. Tout le contraire, pensa-t-il, de la femme au chapeau de magicien et de ses amis.
Il te reste une dette à honorer. Honore-la.
Oui. Il avait abandonné à son sort le petit bonhomme en couche-culotte pendouillante et T-shirt des Braves d’Atlanta. Il ne ferait pas ça à Abra.
Dan attendit au poste des infirmières qu’arrive le corbillard de chez Geordie & Sons et accompagna la civière ensachée jusqu’à la porte dérobée à l’arrière de Rivington 1. Puis il retourna dans sa chambre où il resta assis à sa fenêtre à contempler Cranmore Avenue parfaitement déserte à cette heure. Il soufflait un vent nocturne qui dénudait les chênes de leurs feuilles déjà jaunies et les emportaient, dansant et pirouettant, le long de la rue. De l’autre côté du jardin public, Teenytown était tout aussi déserte sous son éclairage de sécurité orange.
Va trouver tes amis. Ceux qui savent ce que tu es.
Billy Freeman savait, avait su quasiment depuis le début, car Billy détenait une étincelle du pouvoir que détenait Dan. Et si Dan avait une dette à honorer, il supposait que c’était aussi le cas de Billy, car c’était au Don plus vaste et plus fort de Dan que Billy devait d’être encore en vie.
Mais je vais pas lui présenter les choses comme ça.
Ce ne serait pas nécessaire, de toute façon.
Et puis il y avait John Dalton, et sa montre perdue et retrouvée, qui incidemment se trouvait être le pédiatre d’Abra. Que lui avait dit Dick par la bouche de feu Miss Ouhh-Là-Là ? La vie est un boomerang.
Quant à l’objet qu’Abra lui avait demandé, il était encore plus facile à deviner. Mettre la main dessus cependant… risquait d’être un peu plus compliqué.
Lorsque Abra se leva, le dimanche matin, elle avait un message électronique de dtor36@nhml.com:
Abra,
J’ai utilisé le talent que nous partageons pour communiquer avec un ami et j’ai la conviction que tu cours un danger. Je veux m’entretenir de ta situation avec notre ami commun: John Dalton. Mais je n’en ferai rien sans ta permission. Je pense que John peut m’aider à récupérer l’objet que tu as dessiné sur mon tableau.
As-tu branché ton alarme anti-effraction ? Des gens sont peut-être en train de te chercher et il est très important qu’ils ne te trouvent pas. Tu dois faire très attention. Je suis avec toi, PRENDS GARDE. Supprime ce message.
Oncle D.
Le seul fait qu’il lui ait envoyé un mail contribua davantage à la convaincre que le contenu lui-même. Elle savait combien Dan répugnait à communiquer avec elle de cette façon-là: il craignait que ses parents ne mettent leur nez dans sa boîte électronique et aillent s’imaginer qu’elle échangeait des messages avec Chester le Pervers.
S’ils avaient su de quelle sorte de pervers elle avait réellement à s’inquiéter…
Elle avait peur, mais d’un autre côté — maintenant que le soleil brillait et qu’il n’y avait plus de folle en chapeau haut de forme à sa fenêtre — elle était aussi plutôt excitée. C’était un peu comme être l’héroïne d’un de ces romans d’amour et d’épouvante que Mrs. Robinson, la bibliothécaire du collège, appelait du « porno prépubère ». Dans ce genre de romans, les filles flirtaient avec des loups-garous, des vampires — et même des zombies — mais sans jamais se transformer en ces créatures.
Et puis aussi, c’était bien agréable d’avoir un homme adulte pour prendre ta défense, et c’était pas non plus désagréable qu’il soit beau gosse, dans un style un peu négligé qui lui rappelait Jax dans la série The Sons of Anarchy qu’elle et Emma regardaient en douce sur l’ordinateur d’Em.
Elle expédia le courriel d’oncle D. non seulement à la corbeille, mais à la corbeille définitive, celle que sa copine Emma appelait « le dossier p’tits copains atomisés ». (Ma pauvre Em, songea Abra, sarcastique, comme si t’en avais ne serait-ce qu’un seul à conserver ou à atomiser.) Puis elle éteignit son ordi et le referma. Inutile d’écrire un mail quand il lui suffisait de fermer les yeux.
Zip-zip.
Son message envoyé, Abra fila sous la douche.
Lorsque Dan revint avec son café du matin, il y avait un nouveau communiqué sur son tableau:
Tu peux le dire à Dr John mais PAS À MES PARENTS.
Non. Pas à ses parents. Du moins pas encore. Mais pour Dan, il ne faisait aucun doute qu’ils découvriraient tôt ou tard qu’il se passait quelque chose. Il s’en occuperait (s’il le fallait), le moment venu. Pour l’heure, il avait quantité d’autres choses à faire, à commencer par passer un coup de fil.
Une voix d’enfant lui répondit, et quand il demanda à parler à Rebecca, le téléphone tomba brutalement et un cri retentit en s’éloignant: « Grand-mère ! C’est pour toi ! » Quelques secondes plus tard, Rebecca Clausen était en ligne.
« Salut, Becka, c’est Dan Torrance.
— Si vous appelez pour Mrs. Ouellette, j’ai déjà été prévenue par courriel ce matin…
— Ce n’est pas pour ça. J’aurais besoin de quelques jours de congé.
— Docteur Sleep a besoin de congés ? ironisa sa chef. Je ne le crois pas ! J’ai pratiquement dû vous botter le cul pour que vous preniez les vôtres au printemps dernier, et vous n’avez pas pu vous empêcher de venir pointer votre nez une ou deux fois par jour. Une urgence familiale ? »
La théorie de la relativité d’Abra en tête, Dan répondit par l’affirmative.
En peignoir devant le bar de la cuisine, David Stone battait des œufs dans un saladier quand le téléphone sonna. À l’étage, l’eau martelait dans la cabine de douche. Si Abra restait fidèle à son modus operandi du dimanche matin, l’eau chaude continuerait à marteler jusqu’à ce que le cumulus déclare forfait.
David regarda sur l’écran d’où venait l’appel. Code régional 617, d’accord, mais le numéro qui suivait n’était pas celui qu’il connaissait à Boston, celui de l’appartement de sa grand-mère par alliance. « Allô ?
— Oh, David, je suis trop contente que ce soit toi qui répondes. » C’était Lucy, et elle avait une voix épuisée.
« Où es-tu ? Pourquoi t’appelles pas avec ton portable ?
— Je suis à Mass General, j’appelle d’une cabine. On n’a pas le droit d’utiliser les portables dans l’enceinte de l’hôpital, c’est rappelé partout.
— Il y a un problème avec Momo ? Et toi, ça va ?
— Moi, ça va. Pour Mom’z, son état est stabilisé maintenant… mais il y a eu un moment… ça a été vraiment dur. » Un sanglot. « C’est encore dur. » C’est là que Lucy s’effondra. Pas juste en larmes, mais en sanglots déchirants.
David attendit. Il était soulagé qu’Abra soit sous la douche et il espérait que le ballon d’eau chaude tiendrait le choc encore un moment. La situation paraissait grave.
Enfin, Lucy put reprendre la parole: « Cette fois, elle s’est cassé le bras.
— Ah. Et c’est tout ?
— Non, c’est pas tout ! » lui hurla-t-elle presque aux oreilles sur ce ton excédé qu’il abhorrait (mais-qu’ont-donc-les-hommes-à-être-si-stupides ?) et qu’il mettait sur le compte de ses origines italiennes sans avoir jamais envisagé que lui-même pouvait effectivement se montrer assez stupide par moments.
Il inspira pour garder son calme. « Raconte, chérie. »
Ce qu’elle fit, non sans céder par deux fois aux sanglots. Et par deux fois, David attendit patiemment qu’elle ait fini. Elle était claquée, mais c’était seulement un aspect du problème. Le plus important, s’aperçut-il, c’était qu’elle commençait tout juste à admettre ce que sa tête savait déjà depuis des semaines: sa Momo allait vraiment mourir. Et peut-être pas d’une mort paisible.
Concetta, qui ne dormait plus que d’un sommeil très superficiel, l’avait réveillée aux alentours de minuit. Elle voulait aller aux toilettes et, au lieu de sonner pour que Lucy lui apporte le bassin, elle avait essayé de se lever pour y aller toute seule. Elle avait réussi à s’asseoir sur le bord du lit et à poser les pieds par terre, mais, prise d’un étourdissement, elle avait basculé en avant et chuté sur son bras gauche. Son bras n’était pas seulement cassé, il était en miettes. Lucy, épuisée par ses semaines de garde-malade de nuit, rôle pour lequel elle n’avait reçu aucune formation, s’était réveillée aux cris de sa grand-mère.
« Elle ne criait pas au secours, expliqua Lucy. Elle ne hurlait pas non plus. Elle glapissait, comme un renard avec la patte prise dans un de ces horribles pièges à mâchoires.
— Ma chérie, ça a dû être horrible. »
Debout dans un coin-détente du rez-de-chaussée de l’hôpital, avec des distributeurs de friandises et — mirabile dictu — quelques téléphones en état de marche, son corps meurtri et couvert de sueur aigre (elle flairait son odeur et c’était loin d’être Light Blue de Dolce & Gabbana), la tête comme une enclume sous les coups de sa première migraine depuis quatre ans, Lucia Stone savait qu’elle ne pourrait jamais lui dire à quel point ç’avait été horrible, en réalité. Quelle ignoble révélation ç’avait été. On croit comprendre de quoi il retourne — une femme vieillit, s’affaiblit et meurt — et puis on découvre que les implications sont infiniment plus complexes. Et ça, on en prenait conscience quand on découvrait la femme qui avait écrit quelques-uns des plus beaux poèmes de son époque gisant dans une mare de pisse, glapissant à sa petite-fille d’arrêter la douleur, oh arrête ça, madre de Cristo, arrête-moi cette douleur. Quand on voyait son bras, auparavant maigre mais droit, tordu comme une serpillière et que l’on entendait la poétesse se traiter de conne et souhaiter être morte pour que la douleur s’arrête…
Pouviez-vous dire à votre mari que vous étiez à moitié dans le coaltar et glacée de terreur à l’idée que le moindre de vos gestes risquait de lui être fatal ? Pouviez-vous lui dire qu’elle vous avait griffée au visage en hurlant comme un chien écrasé quand vous aviez tenté de la déplacer ? Pouviez-vous lui expliquer ce que c’était que d’abandonner votre grand-mère bien-aimée étalée par terre pendant que vous appeliez les urgences, puis d’attendre l’arrivée de l’ambulance assise à côté d’elle en lui faisant boire à la paille de l’Oxycodone dans un peu d’eau ? Et que l’ambulance n’arrivait pas, et que vous vous étiez mise à penser à cette chanson de Gordon Lightfoot, The Wreck of the Edmund Fitzgerald[13], où l’on demande si quelqu’un sait où va l’amour de Dieu lorsque les vagues changent les minutes en heures ? Les vagues qui déferlaient sur Momo étaient des vagues de douleur, Momo sombrait et les secours ne voulaient toujours pas arriver.
Quand sa grand-mère avait recommencé à crier, Lucy avait passé les deux bras sous elle et, d’un coup de reins malhabile dont elle savait qu’elle le ressentirait dans ses épaules et le bas de son dos pendant des jours, sinon des semaines, elle l’avait hissée sur son lit. En se bouchant les oreilles aux cris de Momo braillant Laisse-moi, tu me tues… Puis elle s’était assise dos au mur, haletante, les cheveux plaqués en queues de rat sur les joues pendant que Momo pleurait en berçant son bras hideusement déformé et en demandant pourquoi Lucy lui avait fait mal comme ça et pourquoi il fallait qu’une chose pareille lui arrive à elle.
Enfin, l’ambulance était arrivée, et un homme — Lucy ignorait comment il s’appelait mais elle l’avait béni dans un chapelet de prières incohérentes — avait fait une piqûre à Momo pour la calmer. Pouviez-vous dire à votre mari que vous regrettiez que l’injection ne l’ait pas tuée ?
Tout ce qu’elle lui dit, ce fut: « Oui, c’était assez horrible. » Puis: « Je suis tellement soulagée qu’Abra n’ait pas voulu venir ce week-end.
— Oh si, elle voulait venir, mais elle avait des tonnes de devoirs, et il fallait qu’elle aille à la bibliothèque. Ça devait être archi-important parce que tu sais comment elle me harcèle, d’habitude, pour que je l’amène au football. » Il s’entendait jacasser. Stupidement. Mais que faire d’autre ? « Lucy, je suis vraiment navré que tu aies dû affronter ça toute seule.
— C’est juste que… si tu avais entendu ses cris. Là, tu comprendrais. Je ne veux plus jamais entendre quelqu’un crier comme ça. Elle qui a toujours été d’un calme incroyable… qui a toujours su garder la tête froide quand tout le monde autour d’elle perdait les pédales…
— Je sais…
– Être réduite à l’état de loque comme je l’ai vue cette nuit… Les seuls mots qu’elle arrivait à se rappeler c’était merde, putain, con, chier, enc…
— Chut, chérie, cesse de te tourmenter. » À l’étage, la douche s’était arrêtée. Il ne faudrait plus que quelques minutes à Abra pour se sécher, sauter dans sa tenue de week-end et dévaler l’escalier, pans de chemise battants et lacets de tennis défaits.
Mais Lucy n’était pas encore prête à cesser. « Je me souviens d’un de ses poèmes. Je ne saurais pas te le dire par cœur, mais il commençait à peu près comme ça: “Dieu, en connaisseur des choses fragiles, orne Ses sombres perspectives de décorations en verre fin de Venise.” J’ai toujours trouvé ça d’un conventionnel plutôt cucul, pour ne pas dire ringard, de la part de Concetta Reynolds. »
Et voilà que son Abba-Doo — leur Abba-Doo — arrivait, la peau rougie par la douche. « Tout baigne, papa ? »
David leva la main. Attends une minute.
« Maintenant, je sais ce qu’elle voulait vraiment dire et je ne pourrai jamais plus relire ce poème…
— Abby est là, mon cœur, plaça-t-il d’une voix faussement enjouée.
— Bien. Je vais devoir lui parler. J’ai fini de pleurnicher, ne t’inquiète pas. Mais même avec la meilleure volonté, nous ne pouvons pas la protéger de ça.
— Peut-être quand même du pire ? » suggéra-t-il gentiment. Abra se tenait debout près de la table, ses cheveux mouillés séparés en deux couettes qui lui donnaient l’air d’avoir de nouveau dix ans. Son expression était grave.
« Peut-être, acquiesça Lucy. Mais c’est fini, Davey, je ne peux plus faire ça. Même avec une aide à domicile. Je croyais pouvoir, mais je ne peux pas. Il y a un hospice à Frazier, pas loin de chez nous. L’infirmière qui a procédé à l’admission m’en a parlé. Je crois que les hôpitaux ont des réponses toutes prêtes pour faire face précisément à ce genre de situations. Bon, toujours est-il que l’endroit s’appelle la Maison Rivington. Je leur ai téléphoné avant de t’appeler, et ils ont justement une place libre à partir d’aujourd’hui. J’imagine que Dieu a poussé l’une de Ses décorations en verre du manteau de la cheminée, la nuit dernière…
— Chetta est réveillée ? Est-ce que tu lui en as…
— Elle s’est réveillée de l’opération il y a deux heures, mais elle était complètement dans les vapes. Elle mélangeait passé et présent, une vraie salade russe. »
Pendant que je dormais comme un bébé, songea David avec culpabilité. En rêvant de mon livre, sans doute.
« Quand elle émergera tout à fait — j’y compte bien —, je lui dirai, aussi gentiment que possible, que la décision ne lui appartient plus. L’heure est à la prise en charge en hospice.
— Très bien. » Quand Lucy décidait quelque chose — le décidait vraiment —, la meilleure chose à faire était de se pousser et de la laisser passer.
« Papa ? Ça va, maman ? Et Momo ? »
Abra savait que sa mère allait, et que son arrière-grand-mère n’allait pas. La plupart des propos de Lucy lui étaient parvenus alors qu’elle était encore sous la douche, du shampoing et des larmes ruisselant sur ses joues. Mais tant qu’elle n’avait pas expressément reçu le signal qu’elle pouvait avoir l’air triste, elle faisait joyeuse figure. Elle se demandait si son nouvel ami Dan avait appris aussi le truc de la joyeuse figure quand il était petit. Elle aurait parié que oui.
« Tchía, je crois qu’Abby veut te parler. »
Lucy soupira et dit: « Passe-la-moi. »
David tendit le téléphone à sa fille.
À quatorze heures ce dimanche-là, Rose Claque apposa l’écriteau NE ME DÉRANGER QU’EN CAS D’ABSOLUE NÉCESSITÉ sur la porte de son VL XXL. Les heures suivantes avaient été soigneusement programmées. Elle ne consommerait aucune nourriture et ne boirait que de l’eau. Au lieu de son café de dix heures, elle avait avalé un vomitif. Ainsi, quand viendrait le moment de traquer l’esprit de la gamine, son corps serait aussi propre qu’un verre vide.
Libérée des distractions imposées par les fonctions organiques, Rose serait en mesure de découvrir tout ce dont elle avait besoin: le nom de la môme, sa localisation précise, l’étendue exacte de son savoir, et — plus important encore — à qui elle avait pu se confier. De quatre heures de l’après-midi à dix heures du soir, elle s’étendrait sur le lit double de son EarthCruiser, immobile, les yeux au plafond, pour entrer en méditation. Lorsque son esprit serait aussi propre que son corps, elle prendrait de la vapeur d’une des cartouches dissimulées dans le compartiment secret — une bouffée suffirait — et elle ferait à nouveau pivoter le monde jusqu’à ce qu’elle soit dans la fille et que la fille soit en elle. À une heure du matin, heure de l’Est, sa proie dormirait comme une souche et elle pourrait se servir à volonté dans les rayonnages de son esprit. Peut-être aurait-elle même l’opportunité d’y implanter une suggestion: Des hommes viendront. Ils vont t’aider. Suis-les.
Mais comme Bobbie Burns, ce vieux poète-paysan daté, l’avait fait remarquer deux cents ans plus tôt: des souris et des hommes, les plans les mieux montés ont tôt fait de foirer… Et elle venait à peine de commencer à réciter les premières phrases de son mantra de relaxation quand on cogna à sa porte.
« Foutez le camp ! gueula-t-elle. Vous savez pas lire ?
— Rose, j’ai Teuch avec moi, cria Skunk. Je crois qu’il a dégoté ce que tu voulais, mais il lui faut ton feu vert, et y a pas une minute à perdre. »
Rose resta encore un peu allongée, puis elle exhala un souffle rageur et se leva. Elle attrapa au passage un T-shirt touristique de Sidewinder (VIENS M’EMBRASSER SUR LE TOIT DU MONDE !), l’enfila — il lui arrivait en haut des cuisses — et ouvrit la porte. « Ça a intérêt à valoir le coup.
— On peut revenir plus tard », dit Teuch. C’était un petit type au crâne dégarni avec des toupets gris brillantinés lui frisottant au-dessus des oreilles. Il tenait une feuille de papier à la main.
« Non, entrez et faites vite. »
Ils s’assirent autour de la table dans le combiné salon-cuisine. Rose s’empara du papier que tenait Teuch et le parcourut d’un œil rapide. On y voyait une sorte de schéma de chimie compliqué rempli d’hexagones. Ça ne signifiait rien pour elle. « C’est quoi ce truc ?
— Un sédatif puissant, dit Teuch. C’est nouveau et c’est propre. C’est Jimmy qu’a eu le tuyau par une de nos taupes à la NSA. Ça va te l’envoyer dans le coaltar, la petite, sans risquer de nous la niquer par overdose.
— Très bien, ça m’a l’air d’être ce qu’il nous faut. » Rose reprit un ton sec: « Mais ça n’aurait pas pu attendre jusqu’à demain ?
— Pardon, pardon, dit Teuch craintivement.
— Non, pas pardon, fit Skunk. Si tu veux qu’on se grouille avec la môme et qu’on la chope proprement, je vais devoir non seulement me procurer ce truc mais aussi me débrouiller pour me le faire livrer dans une de nos boîtes postales sur la route. »
Les Vrais en avaient des centaines à travers l’Amérique, la plupart chez Mail Boxes Etc. et divers bureaux d’UPS. Y avoir recours impliquait de tout prévoir plusieurs jours à l’avance, car ils ne se déplaçaient jamais qu’en voiture, répugnant à emprunter les transports en commun autant qu’à se trancher la gorge. Si les lignes aériennes intérieures restaient envisageables, elles n’en étaient pas moins désagréables: les Vrais avaient le mal de l’air. Teuch était persuadé que c’était en rapport avec leur système nerveux, qui différait radicalement de celui des pecnos. Rose se préoccupait plutôt d’un autre système nerveux, financé par les contribuables, celui-là. Un système… très nerveux. Depuis le 11 Septembre, la surveillance exercée par le département de la Sécurité intérieure s’était renforcée, y compris sur les vols privés.
La première règle de survie des Vrais étant de ne jamais se faire remarquer, le réseau autoroutier inter-États et leurs camping-cars avaient toujours servi leurs intérêts, et les serviraient encore cette fois. Un petit peloton d’intervention, avec un roulement de chauffeurs frais se relayant toutes les six heures, pouvait couvrir la distance de Sidewinder au nord de la Nouvelle-Angleterre en moins de trente heures.
« D’accord, dit-elle, radoucie. On aura quoi à notre disposition sur l’I-90, nord de l’État de New York ou Massachusetts ? »
Skunk (pas du genre à dire qu’il reviendrait plus tard avec l’info) avait la réponse toute prête: « EZ Mail Services, Sturbridge, Massachusetts. »
Rose tapota la feuille de papier couverte de trucs incompréhensibles de chimie que Teuch avait en main. « Fais-nous envoyer la camelote là-bas. Débrouille-toi pour qu’elle transite par au moins trois boîtes écrans pour qu’on puisse brouiller les pistes en cas d’emmerdes. Fais-la bien balader.
— Tu crois qu’on a vraiment le temps pour ça ? demanda Skunk.
— Je vois pas pourquoi on l’aurait pas », dit Rose. (Cette remarque ne manquerait pas de revenir la hanter.) « Envoie-la dans le Sud, puis dans le Midwest, puis en Nouvelle-Angleterre. Qu’on l’ait jeudi à Sturbridge. Par Express Mail, surtout pas FedEx, ni UPS.
— Je peux faire ça », acquiesça Skunk. Sans hésitation.
Rose reporta son attention sur le toubib des Vrais. « T’as intérêt à assurer sur ce coup, Teuch. Si elle fait une overdose au lieu de juste faire dodo, je t’assure que tu seras le premier Vrai à être frappé d’exil depuis Little Big Horn. »
Teuch pâlit légèrement. Bien. Elle n’avait l’intention d’exiler personne, mais elle leur en voulait encore de l’avoir dérangée.
« La came nous attendra à Sturbridge et Teuch saura comment l’utiliser, assura Skunk. Sans problème.
— Y a vraiment rien de plus simple ? Un truc qu’on pourrait se procurer sur place ? »
Teuch se risqua à répondre: « Non, sauf si tu veux qu’elle nous la joue Michael Jackson. Cette cam’ est sûre et elle agit vite. Si cette môme est aussi puissante que tu le penses, la vitesse sera notre meilleur all…
— D’accord, d’accord, pigé. On en a terminé ?
— Encore un truc, dit Teuch. J’imagine que ça pourrait attendre, mais… »
Rose regarda par la fenêtre et, il ne manquait plus que ça, c’était maintenant Jimmy Zéro qui rappliquait, trottant à travers le parking adjacent à l’Overlook Lodge, lui aussi avec un petit papier à la main. Bon sang, pourquoi avait-elle accroché NE PAS DÉRANGER à sa porte et pas ENTREZ TOUS ?
Rose rassembla toute sa mauvaise humeur, la fourra dans un sac, la remisa au fond de son esprit et sourit bravement. « Quoi encore ?
— C’est Grand-Pa Flop, dit Skunk. Il retient plus la mouscaille.
– Ça fait plus de vingt ans qu’il la retient plus, dit Rose. Il veut pas porter de couches-culottes et je peux pas l’obliger. Personne peut l’obliger.
— Là, c’est différent, dit Teuch. Il peut pratiquement plus se lever de son lit. Baba et Becky y sont, elles s’occupent de lui du mieux qu’elles peuvent, mais ça empeste dans son tacot pire que la colère de Dieu…
— Il va se remettre. On va lui faire prendre un peu de vapeur. » Mais la mine de Teuch ne lui plaisait pas. Tommy le Taxi avait passé l’arme à gauche il y a deux ans, et sur l’échelle du temps des Vrais, autant dire que ça faisait deux semaines. Et maintenant le Vieux Flop ?
« Il a le cerveau qui se détraque, lâcha Skunk sans ménagement. Et… » Il chercha Teuch du regard.
« Petty s’occupait de lui ce matin et elle dit qu’elle pense l’avoir vu cycler.
— Elle pense », dit Rose. Elle voulait pas y croire. « Quelqu’un d’autre l’a vu ? Baba ? Becky ?
— Non. »
Elle haussa les épaules, comme pour leur dire Vous voyez bien. Jimmy frappa sur ces entrefaites et, cette fois, Rose se réjouit de l’interruption.
« Entre ! »
Jimmy passa la tête à la porte. « T’es sûre que je peux ?
— Oui ! Pourquoi tu ramènes pas les Rockettes et la fanfare de l’UCLA, tant que tu y es ? Merde, j’essayais juste d’entrer en méditation après avoir passé quelques charmantes heures à vomir tripes et boyaux ! »
Skunk la regarda avec un léger reproche dans les yeux, et peut-être bien qu’elle le méritait — probablement qu’elle le méritait: ces enquiquineurs faisaient seulement le travail qu’elle leur avait demandé de faire au nom des Vrais —, mais s’il était un jour promu au poste de capitaine, il comprendrait sa douleur. Jamais un moment à soi, sauf à les menacer de mort. Et bien souvent, même ça ne suffisait pas.
« J’ai quelque chose qui t’intéressera certainement, dit Jimmy. Et puisque Skunk et Teuch étaient déjà là, je me suis dit…
— Je sais ce que tu t’es dit. Parle.
— J’ai farfouillé un peu sur internet pour trouver des infos sur Fryeburg et Anniston, les deux villes que t’as retenues. Et j’ai trouvé ça, dans le Union Leader de Manchester. Ça date de jeudi dernier… Mais peut-être que ça veut rien dire. »
Rose prit la feuille. Le premier article concernait l’école d’un bled quelconque qui arrêtait son programme de football pour cause de coupes budgétaires. Au-dessous, Jimmy avait entouré en rouge un entrefilet plus court.
Les tremblements de terre miniature existent-ils ? Si l’on en croit les habitants de Richland Court, petite rue d’Anniston se terminant en cul-de-sac sur la Saco River, oui ! Mardi en fin d’après-midi, plusieurs habitants de la rue disent avoir perçu une secousse qui a ébranlé les fenêtres, fait trembler les planchers et tomber des verres des étagères. Nous montrant une fissure dans l’asphalte tout frais de l’allée de sa maison située à l’extrémité de la rue, Dane Borlan, retraité, assène: « Si vous voulez une preuve, la voici. »
L’Observatoire géologique de Wrentham, MA, n’a pourtant relevé aucune activité sismique en Nouvelle-Angleterre ce mardi après-midi. Matt et Cassie Renfrew ont profité de l’événement pour organiser une « soirée tremblement de terre » qu’ont honorée de leur présence la plupart des habitants de la rue.
Andrew Sittenfeld de l’Observatoire géologique affirme que la secousse ressentie par les habitants de Richland Court pourrait provenir d’une remontée d’eau dans le système d’égouts de la ville, ou bien d’une commotion provoquée par un avion militaire passant le mur du son. Lorsque ces deux hypothèses ont été présentées à Mr. Renfrew, celui-ci a ri de bon cœur. « Nous savons ce que nous avons ressenti, a-t-il maintenu. C’était un tremblement de terre. Et vraiment on ne s’en plaint pas. Les dégâts sont dérisoires, et ça nous a permis de passer une soirée du tonnerre… heuh, du tremblement de terre ! »
Rose lut l’article deux fois et, quand elle releva la tête, ses yeux brillaient. « Bonne prise, Jimmy. »
Il sourit fièrement. « Merci. Alors, je vous laisse à vos affaires, les gars.
— Emmène Teuch avec toi, il faut qu’il aille voir où en est Grand-Pa. Toi, Skunk, reste encore une minute. »
Lorsqu’ils furent partis, Skunk referma la porte. « Tu crois que c’est la môme qui a provoqué cette secousse à Anniston ?
— Oui. Pas sûre à cent pour cent, mais au moins à quatre-vingts. Et quand je partirai à sa recherche, ce soir, ça va rudement me faciliter la vie d’avoir un endroit aussi précis sur lequel me concentrer — pas juste un bled, mais une rue.
— Si tu pouvais lui implanter un ver dans la tête qui lui dise de nous suivre de son plein gré, Rosie, on n’aurait même pas à se fatiguer à la droguer. »
Elle sourit, pensant une nouvelle fois que Skunk n’avait aucune idée de la valeur toute particulière de cette fille. Plus tard, elle penserait: Moi non plus j’en avais aucune idée. Je croyais juste être plus maligne. « J’imagine qu’y a aucune loi qui interdit d’espérer. Mais quand on aura mis la main sur elle, il nous faudra quelque chose d’un peu plus sophistiqué qu’un tranquillisant pour chats, même super-corsé. Il nous faudra la super-drogue miraculeuse qui la rendra bien gentille et coopérative jusqu’à ce qu’elle décide dans son intérêt de collaborer de son plein gré.
— Tu viendras avec nous pour la choper ? »
Rose en avait eu l’intention, mais là, pensant à Grand-Pa Flop, elle hésita. « Je suis pas sûre. »
Sans s’étendre sur la question — ce qu’elle apprécia —, Skunk se tourna vers la porte. « Je veillerai à ce que tu ne sois plus dérangée.
— Bien. Et assure-toi que Teuch soumet Grand-Pa à un examen complet — je veux dire, du trou du cul jusqu’à l’appétit. S’il a vraiment commencé à cycler, je veux être prévenue demain, quand je sortirai de mon purdah. » Elle ouvrit le compartiment sous le plancher et en retira l’une des cartouches. « Et donne-lui le restant de celle-ci. »
Skunk parut choqué. « Tout ? Mais, Rose, s’il a commencé à cycler, ça sert plus à rien.
— Donne-lui. On a eu une bonne année de vapeur, comme plusieurs d’entre vous me l’ont fait remarquer récemment. On peut se permettre une petite extravagance. Et puis, le Nœud Vrai n’a qu’un seul Grand-Pa. Il se souvient de l’époque où les peuples d’Europe vénéraient encore les arbres et pas encore les appartements en multipropriété. On ne le perdra pas, si on peut l’éviter. On n’est pas des sauvages.
— Les pecnos pourraient avoir un avis différent.
— C’est pour ça que c’est des pecnos. Maintenant, vire. »
Après Labor Day, Teenytown fermait à quinze heures le dimanche. Ce dimanche après-midi, à dix-sept heures quarante-cinq, trois géants étaient assis sur les petits bancs de Cranmore Avenue miniature, réduisant à un décor pour nains le drugstore de Teenytown et le cinéma Music Box de Teenytown (où pendant la saison touristique on pouvait glisser un œil par la fenêtre et voir des mini-séquences filmées projetées sur le mini-écran). John Dalton était venu à la réunion coiffé d’une casquette des Red Sox qu’il posa sur la tête de la mini-statue d’Helen Rivington dressée sur la mini-place du mini-tribunal. « Je suis sûr qu’elle était fan, dit-il. Tout le monde l’est dans le coin. À part les exilés dans mon genre, personne ici ne mégote sur l’admiration pour les Yankees. Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Dan ? Je loupe le dîner en famille pour être ici. Mon épouse est une femme compréhensive, mais sa patience a des limites.
— Qu’est-ce qu’elle dirait si tu venais passer quelques jours avec moi en Iowa ? demanda Dan. Entièrement à mes frais, cela va sans dire. Je dois faire une visite de la douzième étape à un oncle qui est en train de se démolir à l’alcool et à la cocaïne. Ma famille me supplie d’intervenir, et je peux pas faire ça tout seul. »
Les AA n’ont pas de règles mais de nombreuses traditions (qui, de fait, sont des règles). L’une des plus strictes est qu’on ne rend jamais seul une visite de la douzième étape à un alcoolique dur, à moins que l’alcoolo en question ne soit incarcéré en toute sécurité dans un hôpital, un centre de désintoxication, ou l’asile d’aliénés du coin. Si l’on s’y risque, on a toutes les chances de finir en bordée avec l’alcoolo dur, à rivaliser coup pour coup, et ligne pour ligne, avec lui. Comme aimait bien dire Casey Kingsley, l’addiction est une source intarissable de bienfaits.
Dan regarda Billy Freeman et sourit. « Tu as quelque chose à dire ? Vas-y, je t’en prie.
— Je crois pas que tu as un oncle. Je suis même pas sûr que tu aies encore de la famille.
— Ah ouais ? T’es juste “pas sûr” ?
— Ben… t’en parles jamais.
— Y a des tas de gens qui ont de la famille et qui n’en parlent pas. Mais tu sais que je n’ai personne, hein, Billy ? »
Billy, l’air embarrassé, ne répondit rien.
« Danny, je peux pas aller en Iowa, dit John. J’ai des rendez-vous toute la semaine et jusqu’au week-end. »
Dan était toujours concentré sur Billy. Il plongea la main dans sa poche, la ressortit poing fermé. « Qu’est-ce que j’ai ? »
Billy avait l’air plus embarrassé que jamais. Il glissa un coup d’œil à John, ne décela aucune aide de ce côté-là, et revint à Dan.
« John sait ce que je suis, dit Dan. Je l’ai aidé une fois, et il sait que j’en ai aidé quelques autres du Programme. On est entre amis, ici. »
Billy réfléchit, puis dit: « Peut-être une pièce, mais je crois plutôt que c’est une de tes médailles des AA. Celles qu’on vous donne chaque fois que vous fêtez une année de plus de sobriété.
— De quelle année est celle-ci ? »
Billy hésita, les yeux posés sur le poing fermé de Dan.
« Laissez-moi vous aider, dit John. Il est sobre depuis le printemps 2001, donc s’il a une médaille récente dans sa poche, c’est probablement une 12e année.
— Logique, mais c’est pas ça. » Billy se concentrait et deux sillons verticaux ridaient son front entre les deux yeux. « Je pense que c’est… une 7e année ? »
Dan ouvrit la paume. La médaille portait un grand VI gravé dessus.
« Bordel à queue, fit Billy. Je suis bon pour les devinettes, en général.
— T’étais pas loin, dit Dan. Et c’est pas de la devinette, c’est de la voyance. »
Billy sortit ses cigarettes, jeta un coup d’œil au médecin assis sur le banc à côté de lui et les remit dans sa poche. « Si tu le dis.
— Laisse-moi te parler un peu de toi, Billy. Quand tu étais petit, tu étais doué pour deviner des trucs. Tu savais quand ta mère était de bonne humeur et que tu pouvais lui taper un ou deux dollars de plus. Tu savais quand ton père était à cran et tu évitais de le caresser à rebrousse-poil.
– Ça oui, y avait des soirs où je savais que rouspéter parce qu’on mangeait encore les restes du rôti du dimanche était une vache de mauvaise idée, confirma Billy.
— Tu as été joueur ?
— Courses de chevaux à Salem, oui. J’ai souvent raflé la mise. Et puis, autour de vingt-cinq ans, comme ça, j’ai comme qui dirait perdu le truc de flairer les gagnants. Un mois, j’ai dû demander un délai pour payer mon loyer et ça m’a guéri du virus des champs de courses.
— Oui, le Don s’estompe avec l’âge, mais tu l’as encore un peu.
— Tu l’as beaucoup plus », dit Billy. Aucune hésitation, cette fois.
« Tout ça est réel, je rêve pas ? » dit John. C’était plus une observation qu’une question.
« Tu as un seul rendez-vous la semaine prochaine que tu ne te sens pas le droit d’annuler ou de reporter, dit Dan. Une petite fille qui a un cancer de l’estomac. Elle s’appelle Felicity…
— Frederika, corrigea John. Frederika Bimmel. Elle est à l’hôpital Merrimack Valley. J’ai une rencontre prévue avec son oncologue et ses parents.
— Samedi matin.
— Ouais. Samedi matin. » John jeta un regard stupéfait à Dan. « Bon Dieu de bon Dieu. J’avais jamais réalisé que… ce truc que tu as… tu l’as tellement fort.
— Je te promets que tu seras rentré d’Iowa jeudi. Vendredi maximum. »
À moins qu’on ne se fasse arrêter, songea-t-il. Dans ce cas, on devra y rester un tout petit peu plus longtemps. Il regarda Billy pour voir s’il avait capté cette pensée moins réjouissante. Aucun signe qu’il l’ait perçue.
« Tu peux m’expliquer de quoi il s’agit ?
— Une autre de tes patientes. Abra Stone. Elle est comme Billy et moi, John, mais ça, je crois que tu le sais déjà. Sauf qu’elle, elle est encore plus puissante. Je l’ai plus que Billy, mais à côté d’elle, j’ai l’air d’un hypnotiseur de foire.
— Oh, mon Dieu, le truc des cuillères…
— Quand elle les a suspendues au plafond ? »
John le dévisagea, les yeux écarquillés. « T’as lu ça dans mes pensées ?
— Un tout petit peu moins prestigieux, mon pote. Elle me l’a dit.
— Quand ? Quand ?
— On va y venir, mais pas tout de suite. D’abord, on va s’essayer à un peu d’authentique transmission de pensées. » Dan prit la main de John. Ça aidait ; le contact physique aidait presque toujours. « Ses parents — il y avait peut-être une tante ou une grand-mère aussi — sont venus t’en parler quand elle était juste en âge de marcher. Avant même qu’elle ne décore la cuisine d’argenterie. Ils s’inquiétaient parce qu’il se produisait déjà toutes sortes de phénomènes paranormaux dans la maison. Une histoire de piano… Billy, aide-moi sur ce coup-là, tu veux. »
Billy se saisit de l’autre main de John et Dan prit sa main libre, créant ainsi un mini-cercle connecté. Séance de spiritisme miniature à Teenytown.
« De la musique des Beatles, dit Billy. Au piano, pas à la guitare. C’est… je sais pas. Ça les a déboussolés pendant un temps. »
John le regardait fixement.
« Écoute-moi, dit Dan. Elle te donne la permission de parler. Elle veut que tu le fasses. Fais-moi confiance là-dessus, John. »
John Dalton pesa le pour et le contre pendant une bonne minute. Puis il leur raconta tout, à une exception près.
Le truc des Simpson sur toutes les chaînes en même temps était vraiment trop dur à avaler.
Lorsqu’il eut terminé, John posa la question évidente: comment Dan connaissait-il Abra ?
De sa poche arrière, Dan sortit un vieux calepin fatigué. Sur la couverture figurait une photo de vagues déferlant sur un promontoire rocheux avec cette légende AUCUNE GRANDE CHOSE NE S’EST CRÉÉE EN UN INSTANT.
« Ça fait longtemps que tu le trimballes celui-là, dit John.
— Ouais. Tu connais Casey K., mon parrain ? »
John leva les yeux au ciel. « Comment je pourrais l’oublier, alors que chaque fois que tu ouvres la bouche en réunion, tu commences par “Mon parrain, Casey K., dit toujours…”.
— John, personne aime trop les petits malins.
— Si, ma femme, répondit l’intéressé. Parce que je suis un petit malin qui a des couilles en plus d’avoir un cerveau. »
Dan soupira. « C’est ce qu’on va voir. Regarde dans mon calepin. »
John le feuilleta. « C’est des réunions. Depuis 2001.
— Casey m’avait demandé d’en faire quatre-vingt-dix en quatre-vingt-dix jours, et de les noter. Va voir à la huitième. »
John trouva la page. Église méthodiste de Frazier. Une réunion qu’il connaissait mais à laquelle il assistait rarement. Sous le commentaire de la réunion, en lettres tarabiscotées, était écrit ABRA.
John leva un regard incrédule vers Dan. « Tu veux dire qu’elle t’a contacté à l’âge de deux mois ?
— Tu vois ma réunion suivante juste en dessous, dit Dan. Donc, j’ai pas pu rajouter son nom après coup pour t’impressionner. À moins d’avoir falsifié tout le carnet. Or il y a des tas de gens dans le Programme qui se souviendront de m’avoir vu avec.
— Moi y compris, dit John.
— Ouais, toi y compris. À cette époque, j’avais toujours mon calepin de réunions dans une main et un gobelet de café dans l’autre. C’étaient mes boucliers de sécurité. J’ignorais qui était Abra à ce moment-là, et j’avoue que je m’en souciais peu. C’était juste un de ces contacts de hasard. Un peu comme un bébé dans un berceau qui tend la main et t’effleure le bout du nez.
« Et puis, deux ou trois ans plus tard, elle m’a écrit un mot sur le tableau noir que j’ai dans ma chambre et où je note mon planning. Un seul mot: hello. Et après ça, elle a continué à se manifester à intervalles plus ou moins réguliers. Comme pour vérifier que le contact n’était pas rompu. Je ne suis même pas sûr qu’elle en avait conscience. Mais j’étais là. Et quand elle a eu besoin d’aide, c’est à moi qu’elle a pensé, c’est moi qu’elle connaissait et c’est moi qu’elle a appelé.
— Et de quelle aide a-t-elle besoin ? Quel danger court-elle ? » John se tourna vers Billy. « Vous le savez, vous ? »
Billy secoua la tête. « J’ai jamais entendu parler de cette gosse et je mets quasiment jamais les pieds à Anniston.
— Qui a dit qu’Abra vivait à Anniston ? »
Billy tourna le pouce vers Dan. « Lui. Il l’a pas dit ? »
John se retourna vers Dan. « D’accord. Disons que je suis convaincu. Raconte-nous toute l’histoire. »
Dan leur raconta le cauchemar d’Abra. Le p’tit gars du base-ball. Les silhouettes aux lampes torches braquées sur lui. La femme au couteau, léchant le sang du gosse sur ses mains. Et, beaucoup plus tard, comment Abra était tombée sur une photo de ce même garçon dans le Shopper.
« Et si elle a pu le voir en rêve, c’est parce que ce gosse qu’ils ont tué avait le Don ? Comme elle, et comme vous ?
— Je suis à peu près sûr que c’est comme ça qu’a eu lieu le premier contact, oui. Le gamin a dû chercher à se connecter pendant que ces gens le torturaient — Abra n’a aucun doute à ce sujet, c’était bien de la torture — et cela a créé un lien entre eux.
— Un lien qui s’est conservé même après la mort de… Brad Trevor, c’est ça ?
— Je pense que le dernier point de contact d’Abra avec lui est un objet qu’il possédait: son gant de base-ball. Et elle a pu entrer en contact avec ses meurtriers car l’un d’eux a essayé ce gant. Elle ignore comment elle fait ça, et je n’en sais pas plus qu’elle. Tout ce que je sais, c’est qu’elle a un pouvoir prodigieux.
— Comme toi.
— Voilà toute l’histoire, récapitula Dan. Ces gens — si ce sont des gens — sont menés par une femme qui se charge elle-même de l’exécution. Le jour où Abra est tombée sur la photo de Brad dans le gratuit du coin, elle est entrée dans la tête de cette femme. Et cette femme est entrée dans la tête d’Abra. Pendant quelques secondes, chacune a vu par les yeux de l’autre. » Il leva ses deux poings serrés et les fit permuter. « Dans un sens, et dans l’autre. Abra pense qu’ils sont peut-être déjà à sa recherche. Je le pense aussi. Car elle pourrait représenter un danger pour eux.
— Mais pas uniquement, n’est-ce pas ? » demanda Billy.
Dan le regarda, attendant la suite.
« Ces gosses qui ont le Don ont aussi autre chose, pas vrai ? Quelque chose que veulent ces gens. Et qu’ils ne peuvent se procurer qu’en les tuant.
— C’est ce que je crois, oui. » En réalité, il en était persuadé.
John intervint: « Cette femme sait-elle où habite Abra ?
— Non, Abra ne le pense pas. Mais, souviens-toi qu’elle n’a que treize ans ; elle pourrait se tromper.
— Et Abra sait-elle où se trouve cette femme ?
— Tout ce qu’elle sait, c’est que lorsque ce contact — cette vision réciproque — s’est produite, la femme se trouvait dans un supermarché Sam’s. C’est-à-dire quelque part dans l’Ouest, mais il y a des Sam’s dans pas moins de neuf États.
— Dont l’Iowa ? »
Dan secoua la tête.
« Dans ce cas, je ne vois pas à quoi ça nous avancerait d’aller là-bas.
— Nous pourrions récupérer le gant, dit Dan. Abra pense qu’avec le gant, elle pourra entrer en contact avec l’homme qui l’a enfilé et a gardé sa main dedans pendant quelques instants. Elle l’appelle Barry le Chinois. »
La tête penchée en avant, John réfléchissait. Dan le laissa faire.
« D’accord, dit John. Tout cela est complètement fou, mais je marche. Vu ce que je sais de l’histoire d’Abra et de ma propre histoire avec toi, j’aurais du mal à faire autrement. Mais si cette femme ignore où habite Abra, ne serait-il pas plus sage de laisser les choses en l’état ? d’éviter de foutre un coup de pied au chien qui dort, ou quelque chose comme ça ?
— Je ne crois pas que le chien dorme, dit Dan. Ces
(démons vides)
illuminés la veulent pour la même raison qu’ils voulaient le petit Trevor: je suis sûr que Billy a raison sur ce point. Ils savent aussi qu’elle représente un danger pour eux. Pour parler en termes AA, elle a le pouvoir de rompre leur anonymat. Quant à eux, il est possible qu’ils disposent de ressources que nous ne pouvons même pas imaginer. Voudrais-tu qu’une de tes patientes vive dans la peur, mois après mois, année après année, craignant qu’à tout moment une famille Manson paranormale se matérialise pour la kidnapper en pleine rue ?
— Bien sûr que non.
— Abra pense que ces salopards vivent en se nourrissant d’enfants comme elle. Et comme l’enfant que j’ai été. Des enfants-voyants. » Il fixa John Dalton avec intensité. « Si c’est vrai, il faut les arrêter. »
Billy ajouta: « Quel sera mon rôle, si je ne vais pas en Iowa ?
— Eh bien, dit Dan, tu vas profiter de la semaine qui vient pour rattraper ton retard dans ta connaissance d’Anniston. Si Casey te donne un congé, tu vas même aller t’installer là-bas dans un motel. »
Rose finit par entrer dans l’état de méditation qu’elle recherchait. Le plus difficile fut d’oublier ses craintes pour Grand-Pa Flop, mais elle finit par passer outre. Passer par-dessus, plutôt. À présent, elle voguait à l’intérieur d’elle-même, répétant les formules antiques — sabbatha hanti, lodsam hanti, cahanna risone hanti — encore et encore, ses lèvres remuant à peine. Il était trop tôt pour rechercher la petite fauteuse de troubles, mais maintenant qu’elle avait enfin la paix et que le monde — extérieur et intérieur — était silencieux, elle n’était pas pressée. La méditation en soi était une saine activité. Rose s’y adonnait, rassemblant ses instruments, affûtant sa concentration, procédant lentement et méticuleusement.
Sabbatha hanti, lodsam hanti, cahanna risone hanti : des mots qui étaient déjà anciens du temps où le Nœud Vrai sillonnait l’Europe en roulotte, vendant briques de tourbe et colifichets. Sans doute déjà vieux du temps où Babylone était jeune. La gamine était puissante mais le Nœud Vrai était tout-puissant et Rose ne prévoyait aucune difficulté réelle. La môme dormirait et elle se déplacerait furtivement et silencieusement, prélevant des informations, implantant des suggestions tels des explosifs miniatures. Pas juste un ver, mais tout un nid grouillant. La fille pourrait peut-être en détecter certains, et les désamorcer.
Mais pas tous.
Ce soir-là, après avoir fini ses devoirs, Abra parla au téléphone avec sa mère pendant près de quarante-cinq minutes. La conversation se déroula à deux niveaux. En surface, elles parlèrent de la journée d’Abra, de sa semaine d’école à venir et du costume qu’elle avait prévu pour le bal d’Halloween ; elles évoquèrent les toutes dernières décisions relatives au transfert de Momo à l’hospice de Frazier (le « gros spitz », comme Abra continuait à l’appeler dans sa tête) ; Lucy informa Abra de l’évolution de l’état de santé de Momo, qu’elle qualifia de « plutôt encourageant, tout bien considéré ».
À un autre niveau, Abra écouta le désarroi sous-jacent de Lucy (qui pensait avoir en quelque sorte trahi son engagement auprès de sa grand-mère), et la vérité sur l’état de santé de Momo: sa peur, sa confusion mentale et sa souffrance physique. Abra tenta d’envoyer à sa mère des pensées rassérénantes: ne t’en fais pas, maman, et nous t’aimons, maman, et tu as fait du mieux que tu pouvais, aussi longtemps que tu as pu le faire. Elle aimait se dire que certaines de ces pensées arrivaient à bon port, sans y croire vraiment. Elle avait de nombreux talents — dans le genre merveilleux et effrayants en même temps — mais pas celui de régler le thermostat émotionnel d’une autre personne.
Dan en était-il capable ? Oui, peut-être. Elle pensait qu’il utilisait cette facette du Don pour aider les très vieilles personnes du gros spitz. S’il pouvait vraiment faire ça, peut-être qu’il pourrait aider sa Momo quand elle en arriverait là. Ce serait bien.
Elle redescendit, vêtue du pyjama de flanelle rose que Momo lui avait offert pour le dernier Noël. Son père regardait les Red Sox à la télé en buvant une bière. Elle lui plaqua un gros bécot bruyant sur le nez (il disait toujours qu’il détestait ça, mais elle savait qu’il aimait bien, en fait) et lui annonça qu’elle allait se coucher.
« La homework est complète, mademoiselle* ?
— Oui, papa, mais “homework” se dit devoirs en français !
— Content de le savoir, content de le savoir. Et comment va ta mère ? Je te demande ça parce que j’ai dû lui parler environ quatre-vingt-dix secondes avant que tu m’arraches le téléphone des mains.
— Elle va pas mal. » Abra savait que c’était la vérité, mais elle savait aussi que tout est relatif. Elle allait remonter l’escalier quand elle se retourna. « Elle a dit que Momo était comme une décoration en verre. » Lucy ne l’avait pas vraiment dit, pas à haute voix, mais elle l’avait pensé. « Elle a dit que nous le sommes tous. »
Dave coupa le son de la télé. « Eh bien, j’imagine que c’est vrai, mais certains d’entre nous sont en verre sacrément costaud. N’oublie pas que ta Momo est restée tout en haut de l’étagère, en toute sécurité, pendant des années et des années. Maintenant, Abba-Doo, viens voir un peu ici, faire un gros câlin à ton papa. Je ne sais pas toi, mais moi ça me ferait drôlement du bien. »
Vingt minutes plus tard, Abra était couchée. Mr. Peluche Patapouf, son nounours-luciole qu’elle avait depuis qu’elle était toute petite, brillait doucement sur sa table de nuit. Elle chercha Dan et le trouva dans une salle de jeux où il y avait des puzzles, des magazines, une table de ping-pong et une grande télé au mur. Il jouait aux cartes avec deux résidents du gros spitz.
(est-ce que tu as parlé à Dr John ?)
(oui nous partons pour l’Iowa après-demain)
Cette pensée fut illustrée par la brève image d’un vieux biplan avec deux pilotes aux commandes équipés de casques d’aviateur à l’ancienne, d’écharpes et de grosses lunettes. L’image fit sourire Abra.
(si nous te rapportons)
Image d’un gant de receveur. Ce n’était pas tout à fait le même modèle que celui du petit gars du base-ball, mais Abra sut ce que Dan voulait lui dire.
(est-ce que tu vas flipper)
(non)
Elle n’avait pas intérêt. Ce serait terrible, bien sûr, de tenir le gant du garçon mort, mais elle n’avait pas le choix.
Dans la pièce commune de Rivington 1, Mr. Braddock fusillait Dan d’un regard à la fois prodigieusement irrité et légèrement perplexe, une expression dont seules sont capables les très vieilles personnes frisant la sénilité. « Allez-vous vous défausser, Danny, ou bien rester là à bayer aux corneilles jusqu’à la fonte de la calotte glaciaire ? »
(bonne nuit Abra)
(bonne nuit Dan dis bonne nuit à Tony pour moi)
« Danny ? » Mr. Braddock tambourinait de ses jointures déformées sur la table. « Danny Torrance, c’est à vous, Danny Torrance ? »
(n’oublie pas de mettre ton alarme)
« Hou-hou, Danny », fit Cora Willingham.
Dan les regarda. « Est-ce que je me suis défaussé ou est-ce que c’est encore mon tour ? »
Mr. Braddock leva les yeux au ciel en prenant Cora à témoin ; Cora lui rendit la pareille.
« Et mes filles qui pensent que c’est moi qui perds les pédales », dit-elle.
Abra avait programmé l’alarme de son iPad pour le lendemain car non seulement il y avait école mais c’était son jour pour préparer le petit déjeuner — œufs brouillés aux champignons et aux poivrons avec du fromage fondu. Mais ce n’était pas de cette alarme-là que parlait Dan. Elle ferma les yeux et se concentra, le front plissé. Une de ses mains se faufila hors des draps et vint frictionner ses lèvres. Ce qu’elle était en train de combiner était compliqué, mais peut-être que le jeu en vaudrait la chandelle.
Une alarme, c’était très bien, mais si la femme au chapeau venait fouiner de son côté, un piège serait encore mieux.
Au bout de cinq ou six minutes, les plis de son front disparurent et sa main retomba sur le drap. Abra roula sur le côté en remontant l’édredon sous son menton. Sa joue et ses cheveux étaient les seules parties de son corps encore visibles. Mr. Peluche Patapouf le nounours-luciole observait de son poste sur la table de nuit comme il le faisait depuis qu’Abra avait quatre ans, projetant une douce lueur sur sa joue gauche. Lorsqu’elle s’endormit, elle était en train de se visualiser elle-même en tenue guerrière chevauchant un étalon blanc.
En rêve, elle galopait, survolant de vastes étendues de champs sous des milliards d’étoiles.
En cette nuit du dimanche au lundi, Rose poursuivit ses méditations jusqu’à une heure trente du matin. Le reste de la Tribu (à l’exception de Flac Annie et de Mo Ka qui montaient la garde auprès du Vieux Flop) dormait profondément lorsqu’elle décida qu’elle était prête. Dans une main, elle tenait une photo, imprimée à partir de son ordinateur, du centre-ville plus que quelconque d’Anniston, New Hampshire. Dans l’autre, elle tenait une cartouche. Celle-ci ne contenait plus qu’une infime bouffée de vapeur, mais ce serait suffisant, Rose en était certaine. Ses doigts étaient posés sur la valve, prêts à la relâcher.
Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste: Sabbatha hanti.
Nous sommes les élus: Lodsam hanti.
Nous sommes les fortunés: Cahanna risone hanti.
« Prends et profite, ma Rosie », dit-elle. Lorsqu’elle ouvrit la valve, un bref gémissement de brume argentée s’échappa. Rose inhala, se renversa sur son oreiller et laissa la cartouche choir sur la moquette avec un bruit sourd. Elle leva devant ses yeux la photo de la grand-rue d’Anniston. L’image semblait flotter au bout d’une main et d’un bras qui avaient perdu de leur netteté. Non loin de cette rue, une fillette habitait dans une artère plus petite sans doute appelée Richland Court. Cette fillette serait profondément endormie, mais Rose Claque occupait une partie de son esprit. Elle présumait que la fillette ne savait pas à quoi elle ressemblait (pas plus qu’elle ne savait à quoi ressemblait la fillette… du moins pour l’instant), mais elle savait comment elle l’avait perçue. Elle avait vu ce que Rose regardait la veille chez Sam. Voilà quel était son point de repère, sa voie de passage.
Les yeux dans le vague, Rose fixait la grand-rue d’Anniston, mais ce qu’elle cherchait réellement, c’était le rayon boucherie de chez Sam, où la « VIANDE CORDON BLEU » est « PORTION COW-BOY ». Elle se cherchait elle-même. Et, heureusement assez vite, elle se trouva. À peine une trace auditive tout d’abord: une musique de supermarché. Puis un caddie de supermarché. Au-delà, tout était encore obscur. C’était parfait ; le reste viendrait. Rose suivait la musique se réverbérant maintenant en échos lointains.
Obscurité, obscurité, obscurité… un peu de lumière, un peu plus… Voilà, l’allée du supermarché… se changeant en couloir… et Rose sut qu’elle y était presque. Son pouls s’accéléra imperceptiblement.
Étendue sur son lit, elle ferma les yeux: comme ça, si la môme s’apercevait de ce qui se passait — peu probable, mais pas impossible —, elle ne verrait rien. Rose consacra quelques secondes à réviser ses objectifs principaux: nom, localisation exacte, étendue de ses connaissances, personnes à qui elle avait pu parler.
(tourne, monde)
Rassemblant ses forces, elle poussa. Cette fois, la sensation de rotation ne la prit pas par surprise puisqu’elle l’avait anticipée et la contrôlait complètement. Un instant, elle demeura dans ce couloir — le conduit entre leurs deux esprits — puis elle se retrouva dans une grande pièce où une petite fille avec des couettes pédalait sur un vélo en chantonnant une chanson sans queue ni tête. C’était le rêve de la fillette et Rose y assistait. Mais elle avait mieux à faire. Les murs de la pièce n’étaient pas de vrais murs mais des tiroirs à dossiers. Maintenant qu’elle était entrée, elle pouvait les ouvrir à volonté. Dans la tête de Rose, la fillette rêvait paisiblement qu’elle avait cinq ans et qu’elle pédalait sur son premier petit vélo à roulettes. C’était parfait. Rêve donc, petite princesse.
L’enfant passa près d’elle en pédalant, chantant la-la-la et ne la voyant pas. Les roulettes de son vélo apparaissaient et disparaissaient alternativement, et Rose comprit que la princesse rêvait du jour où elle avait appris à s’en passer. Toujours un grand jour dans la vie d’un enfant.
Amuse-toi bien sur ton petit vélo, ma poupée chérie, pendant que je découvre tout sur toi.
D’un geste assuré, Rose ouvrit l’un des tiroirs.
À peine eut-elle plongé la main à l’intérieur qu’une alarme assourdissante se mit à mugir et d’aveuglants projecteurs blancs illuminèrent la pièce, dardant sur elle autant de chaleur que de lumière. Pour la première fois depuis une foultitude d’années, Rose Claque, naguère Rose O’Hara du comté d’Antrim en Irlande du Nord, fut totalement prise au dépourvu. Avant qu’elle n’ait pu retirer sa main du tiroir, celui-ci se referma. La douleur fut immense. Rose poussa un hurlement et se rejeta en arrière, mais sa main était solidement piégée.
Son ombre grandit brusquement sur le mur… mais pas seulement la sienne. Tournant la tête, elle vit la petite fille foncer sur elle. Sauf que ce n’était plus une petite fille. C’était à présent une jeune fille en pourpoint de cuir orné d’un dragon brodé sur sa poitrine naissante, la chevelure retenue par un bandeau bleu ceint sur son front. Le petit vélo s’était transformé en étalon blanc. Les yeux de celui-ci, tout comme ceux de sa cavalière, étincelaient.
La jeune guerrière brandissait une lance
(vous êtes revenue comme Dan l’avait dit)
et elle éprouvait — incroyable pour une petite pecnode, même une bourrée de super vap’ comme elle — du plaisir…
(je suis BIEN CONTENTE)
L’enfant qui n’était plus une enfant s’était postée à l’affût pour l’attendre… elle lui avait tendu un piège avec l’intention de la tuer… et vu l’état de vulnérabilité mentale dans lequel Rose se trouvait, elle pourrait bien y arriver…
Mobilisant toutes ses forces, Rose riposta, non pas avec une lance de bande dessinée, mais avec un bélier massif mû par toute la puissance de ses années et de sa volonté.
(ARRIÈRE PUTAIN ! RECULE ME TOUCHE PAS ! PEU IMPORTE POUR QUI TU TE PRENDS T’ES QU’UNE FILLETTE !)
Sa vision d’elle-même adulte — son avatar — continuait de la charger, mais la fillette tressaillit quand la pensée de Rose l’atteignit, et sa lance, la manquant de peu, s’enfonça dans le mur de tiroirs juste sur son flanc gauche.
La fillette (c’est tout ce qu’elle est, continuait à penser Rose) fit tourner bride à sa monture. Se tournant vers le tiroir qui la retenait toujours prisonnière, Rose affermit sa main libre dessus et, au mépris de la douleur, tira de toutes ses forces. D’abord, le tiroir résista. Puis il céda un peu et elle parvint à lui arracher la moitié de sa paume et de son pouce. Sa peau écorchée saignait.
Autre chose était en train de se produire. Rose éprouvait une sensation de volettement dans la tête, comme un oiseau battant des ailes. Qu’est-ce que c’était encore que ce bordel ?
S’attendant à sentir la foutue lance s’enfoncer dans son dos à tout moment, Rose tira violemment sur sa main et acheva de la libérer. Elle replia les doigts juste à temps et referma le poing. Si elle avait attendu une demi-seconde de plus, le tiroir les lui aurait sectionnés net en se refermant d’un coup sec. Ses ongles palpitaient. Dès qu’elle put les regarder, elle sut qu’ils allaient virer au violet foncé, la couleur du sang qui s’y était accumulé.
Elle se retourna. La fillette avait disparu. La pièce était vide. Mais la sensation de volettement continuait. Il s’était même intensifié. Soudain, elle ne pensa plus du tout à la douleur dans sa main et son poignet. Car elle n’était pas seule à avoir actionné la plaque tournante, et peu importait que, dans le monde réel où elle était allongée sur son lit double, elle ait toujours les yeux fermés.
La petite salope aussi se trouvait dans une pièce remplie de tiroirs à dossiers.
Sa pièce. Sa tête.
De cambrioleuse, Rose était devenue cambriolée.
(DÉGAGE DÉGAGE DÉGAGE)
Le volettement continua ; s’accéléra. Balayant d’un coup sa panique, Rose lutta pour retrouver sa concentration et sa clarté d’esprit. Elle y parvint juste le temps de déclencher la rotation de la plaque tournante. Qui était devenue étrangement lourde.
(tourne, monde)
Tandis que la plaque tournait, l’affolant volettement dans sa tête commença à diminuer, avant de cesser tout à fait, à mesure que la fillette était renvoyée d’où elle venait.
Sauf que ce n’est pas vrai, et c’est beaucoup trop grave pour que tu te payes le luxe de te mentir à toi-même. Tu es venue pour elle. Et tu es tombée dans un piège. Pourquoi ? Parce que, malgré tout ce que tu savais, tu l’as sous-estimée.
Rose ouvrit les yeux, s’assit, balança les jambes hors du lit. Elle heurta la cartouche vide sur la moquette et y flanqua un coup de pied. Son T-shirt de l’université du Colorado était trempé ; elle puait la sueur. Une odeur de gros porc, tout sauf séduisante. Incrédule, elle considéra sa main écorchée, contusionnée, et qui enflait. Ses ongles viraient déjà du violet au noir et elle pensa qu’elle en perdrait au moins deux.
« Mais je savais pas, dit-elle. J’avais aucun moyen de savoir. » Elle détesta le ton geignard de sa voix. Une voix de vieille femme acariâtre. « Absolument aucun. »
Il fallait qu’elle sorte de ce maudit camping-car. Ç’avait beau être le plus grand et le plus luxueux du monde, à cet instant il lui faisait l’effet d’un cercueil. Elle tituba vers la porte en se cramponnant aux éléments pour ne pas tomber. Avant de sortir, elle jeta un coup d’œil à l’horloge du tableau de bord. Deux heures moins dix. Incroyable. Tout s’était produit en à peine vingt minutes.
Combien de choses a-t-elle découvertes avant que je me débarrasse d’elle ? Combien en sait-elle ?
Aucun moyen de le savoir exactement. Même un tout petit peu pouvait s’avérer dangereux. Il fallait régler son compte à cette morveuse, et vite.
Rose sortit dans la pâle clarté lunaire et aspira une dizaine de longues et bienfaisantes bouffées d’air frais. Elle commençait à se sentir un peu mieux, un peu plus elle-même, mais elle n’arrivait toujours pas à se débarrasser de cette sensation de volettement. Cette sensation d’avoir quelqu’un à l’intérieur d’elle — une pecnode, rien que ça — en train de fouiller dans ses affaires personnelles. La douleur avait été atroce, mais la surprise de se voir ainsi piégée avait été pire. Et le pire de tout, c’était l’humiliation et l’impression de viol. Violée, et volée.
Tu vas me le payer, princesse. T’as choisi la mauvaise chienne à qui venir te frotter.
Une silhouette s’avançait vers elle. Rose, qui s’était installée sur la marche supérieure du marchepied de son véhicule, se leva, tendue, prête à n’importe quoi. Puis, la silhouette se rapprochant, elle vit que c’était Skunk. Il était en pantalon de pyjama et pantoufles.
« Rose, je crois que tu ferais bien… » Il s’interrompit. « Nom de Dieu, qu’est-ce tu t’es fait à la main ?
— Fous la paix à ma putain de main, répliqua-t-elle. Qu’est-ce tu viens foutre ici à deux heures du matin ? Surtout sachant que je serais occupée ?
— C’est Grand-Pa Flop, dit Skunk. Il est mourant. »
Ce matin-là, le Fleetwood de Grand-Pa Flop sentait moins le désodorisant au pin et les cigares Alcazar que la pisse, la merde, la maladie et la mort. Une petite foule l’encombrait. Une demi-douzaine de membres de la Tribu étaient là, qui entourant le lit du vieil homme, qui assis ou debout à boire du café dans son salon. Les autres faisaient le planton dehors. Tous paraissaient abasourdis et mal à l’aise. Les Vrais n’étaient pas habitués à la mort.
« Virez de là, leur dit Rose. Skunk et Teuch, vous restez.
— Regarde-le, dit Petty la Noiche d’une voix tremblotante. Regarde-moi ces taches ! Et il arrête pas de cycler ! Oh, Rose, c’est trop horrible !
— Allons », dit Rose. Elle le dit gentiment en pressant l’épaule de Petty d’une main réconfortante, alors qu’elle n’avait qu’une envie: lui botter son gros cul de rosbif cockney et l’éjecter. Cette Petty, c’était une sale commère et une feignasse bonne qu’à réchauffer le pieu de Barry, et encore, elle devait pas être très douée pour ça non plus. Rose soupçonnait que le harcèlement était davantage sa spécialité. Du moins quand elle ne flippait pas au point de perdre les pédales…
« Allons, tout le monde, dit Skunk. S’il doit mourir, il a pas besoin de le faire en public.
— Il va s’en sortir, dit Sam Cam. Plus coriace qu’un hibou bouilli, v’là c’qu’il est le Vieux Flop. » Il enlaça Baba la Rouge, qui paraissait anéantie, et l’étreignit bien fort un instant.
Ils sortirent, jetant un dernier coup d’œil par-dessus leur épaule, avant de descendre rejoindre les autres devant la porte. Quand il ne resta plus qu’eux trois, Rose s’approcha du lit.
Grand-Pa Flop la fixa sans la voir. Ses lèvres étaient retroussées sur ses gencives. Ses fins cheveux blancs, qui s’étaient détachés par grandes plaques, parsemaient son oreiller ; on aurait dit un chien atteint de la maladie de Carré. Ses yeux mouillés, dilatés, étaient saturés de souffrance. Mis à part un caleçon boxer, il était nu, et son corps décharné était moucheté de petites taches rouges semblables à des pustules ou à des piqûres d’insecte.
Rose se tourna vers Teuch. « Qu’est-ce que c’est que ces trucs ?
— Des taches de Koplik, dit-il. C’est mon impression, en tout cas. Même si le signe de Koplick est plus généralement buccal.
— Cause en langage normal, tu veux. »
Teuch passa ses mains dans sa chevelure clairsemée. « Je crois qu’il a la rougeole. »
Rose s’étrangla sous le choc. Puis elle aboya de rire. Elle n’avait aucune envie de rester là à écouter ces conneries ; sa main blessée palpitait au rythme de ses pulsations cardiaques et elle voulait avaler une aspirine pour calmer la douleur lancinante. Elle était obsédée par la vision d’un personnage de dessin animé venant de se prendre un bon coup de marteau sur les doigts. « Les Vrais n’attrapent pas les maladies des pecnos !
— Ben… non, pas jusqu’à maintenant. »
Elle le dévisagea d’un air furieux. Elle voulait son chapeau, elle se sentait nue sans son haut-de-forme, mais elle l’avait laissé dans son EarthCruiser.
Teuch reprit: « Je peux seulement te faire état de ce que je vois, et ce sont les symptômes de la rougeole, appelée aussi “première maladie”. »
Première maladie… une dernière maladie ?
« Mais c’est des foutues… conneries ! » explosa-t-elle.
Teuch tressaillit. Normal. Même Rose avait trouvé sa propre voix stridente, mais… bordel de Dieu, la rougeole ? Le plus vieux membre de la Tribu des Vrais en train de mourir d’une maladie infantile que même les gosses des pecnos n’attrapaient plus ?
« Ce môme, qui jouait au base-ball dans l’Iowa, présentait quelques taches rouges, mais j’ai jamais pensé… Parce que, ouais, comme tu l’as dit: on n’attrape pas leurs maladies.
— Mais il y a des années de ça !
— Je sais. Ma seule hypothèse, c’est que sa vapeur contenait le virus et que celui-ci a… en quelque sorte… hiberné. Il y a des maladies qui font ça, tu sais. Elles restent inactives parfois pendant des années, puis elles se déclarent.
— Chez les pecnos peut-être, mais pas chez nous ! » Elle en revenait toujours à ça.
Teuch se contenta de secouer la tête.
« Pourquoi est-ce qu’on l’a pas tous, si Grand-Pa l’a ? Parce que chez les pecnos ces maladies infantiles — rougeole, oreillons, varicelle, que sais-je — passent d’un môme à l’autre plus vite que la merde à travers les tripes des oies. Tout ça ne tient pas debout. » Puis, se tournant vers Papa Skunk, elle se contredit aussitôt elle-même: « À quoi tu pensais, bordel, quand tu les as laissés s’entasser ici et respirer son air ? »
Skunk se contenta de hausser les épaules. Son beau visage étroit était pensif. Ses yeux ne quittaient pas le vieil homme frissonnant étendu sur le lit.
« Les choses changent, dit Teuch. C’est pas parce qu’on était immunisés contre les maladies des pecnos il y a cinquante ou cent ans qu’on l’est toujours. Pour ce qu’on en sait, il pourrait s’agir d’un processus naturel.
— Tu voudrais me faire croire qu’il y a quoi que ce soit de naturel à ça ? » Elle montra Grand-Pa Flop du doigt.
« Un cas isolé ne préfigure pas une épidémie, dit Teuch. Il s’agit peut-être de totalement autre chose. Mais, si ça devait se reproduire, on devrait mettre en quarantaine celui ou celle à qui ça arrivera.
— Et ça suffirait ? »
Teuch hésita longuement. « Je sais pas. Peut-être qu’on l’a tous. Une sorte de bombe à retardement intégrée. Ou de la dynamite branchée sur un minuteur. D’après les dernières recherches scientifiques, c’est comme ça que vieillissent les pecnos. Ils vivent, ils vivent, sans pratiquement aucun changement, et tout d’un coup quelque chose se déclenche dans leurs gènes. Leurs rides commencent à apparaître et, du jour au lendemain, ils ont besoin d’une canne pour marcher. »
Skunk n’avait pas quitté Grand-Pa des yeux. « Oh, merde, v’là qu’y recommence. »
La peau de Grand-Pa Flop devint laiteuse. Puis translucide. Lorsqu’elle atteignit un niveau de transparence complète, Rose put voir son foie à travers, les deux sacs gris-noir ratatinés de ses poumons, le nœud rouge palpitant de son cœur. Elle vit ses veines et ses artères, semblables aux routes et aux autoroutes sur le GPS intégré à son tableau de bord. Elle vit les nerfs optiques connectant ses yeux à son cerveau. On aurait dit des cordes fantomatiques.
Et puis, il revint. Ses yeux bougèrent, accrochèrent ceux de Rose, s’y cramponnèrent. Il tendit le bras, saisit la main intacte de Rose, dont le réflexe fut de se dérober — s’il avait la maladie que Teuch disait qu’il avait, il était contagieux —, mais bon, au point où on en était… Teuch avait raison: ils avaient tous été exposés.
« Rose, chuchota-t-il. Me laisse pas.
— Non, je vais pas te laisser. » Leurs doigts entrelacés, elle s’assit près de lui sur le lit. « Skunk ?
— Oui, Rose.
— Le colis que t’as fait envoyer à Sturbridge… ils peuvent nous le garder quelques jours, tu crois ?
— Bien sûr.
— Très bien, alors on va d’abord faire ce qu’on a à faire ici. Mais on ne peut pas attendre trop longtemps. La môme est beaucoup plus dangereuse que ce que je pensais. » Rose Claque soupira. « Pourquoi faut-il que les problèmes arrivent toujours tous en même temps ?
— C’est elle qui a fait ça à ta main ? »
Voilà une question à laquelle elle ne souhaitait pas répondre. « Je pourrai pas être des vôtres parce qu’elle me connaît maintenant. » Et aussi, pensa-t-elle sans le dire, parce que s’il nous arrive ici ce que Teuch pense qu’il nous arrive, les autres auront besoin de moi pour jouer les Mère Courage. « Mais il faut qu’on la chope. C’est plus important que jamais.
— Parce que… ?
— Si elle a déjà eu la rougeole, elle aura développé une immunité contre le virus. Ce qui pourrait nous rendre sa vapeur encore plus utile.
— Les gosses sont vaccinés contre toutes ces merdes de nos jours », remarqua Skunk.
Rose approuva de la tête. « Si elle est vaccinée, sa vapeur pourrait nous vacciner à notre tour. »
Grand-Pa Flop recommença à cycler. C’était un spectacle pénible mais Rose s’obligea à le regarder. Lorsque les organes de Flop ne furent plus visibles sous sa peau fragile, elle leva les yeux vers Skunk en lui montrant sa main blessée.
« Et elle mérite une bonne leçon. »
Lorsque Dan se réveilla le lundi matin dans sa chambre de la tourelle, son emploi du temps avait de nouveau été effacé et remplacé par un message d’Abra. En haut figurait une trombine souriante, toutes dents dehors, ce qui lui donnait l’air de jubiler.
Dan se rallongea, se couvrit les yeux et la chercha. Il la trouva en route pour l’école, à pied avec trois copines, ce qui lui parut dangereux en soi. Pour les copines autant que pour Abra. Il espérait que Billy était là, en poste. Et qu’il serait discret. Et qu’aucun espion de quartier zélé ne le repère et ne lui colle l’étiquette de suspect.
(je peux venir d’accord John et moi partons seulement demain mais il faudra être prudents et ne pas s’éterniser)
(oui d’accord compris)
Dan était de nouveau assis sur un banc, à l’extérieur de la bibliothèque couverte de lierre d’Anniston, lorsque Abra apparut. Elle était en uniforme scolaire, robe chasuble rouge et baskets chic de la même couleur. Elle tenait son sac à dos par une bretelle. Dan eut l’impression qu’elle avait grandi de trois centimètres depuis la dernière fois qu’il l’avait vue.
Elle agita la main en l’apercevant. « Salut, oncle Dan !
— Salut, Abra. C’était bien, l’école ? »
Abra s’approcha du banc, si bondissante de grâce et d’énergie qu’elle semblait danser. Yeux brillants, joues empourprées: une adolescente pleine de santé à la sortie de l’école, tous signes vitaux allumés en vert sur son écran de contrôle.
« Super ! J’ai eu un A en biologie !
— Assieds-toi une minute et raconte-moi ça. »
Elle s’assit, vibrante d’intensité. Tout en elle clamait: « À vos marques ! Prêt ! Partez ! » Il n’y avait aucune raison pour que ça inquiète Dan, or ça l’inquiétait. Quelque chose, cependant, avait tout lieu de le rassurer: la camionnette Ford sans âge garée un peu plus loin avec un vieux zigue assis au volant en train de siroter un café tout en lisant un magazine. Ou plutôt, feignant de lire un magazine.
(Billy ?)
Pas de réponse, mais l’homme leva brièvement les yeux de son magazine et cela suffit.
« Très bien, dit Dan en baissant la voix. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé. »
Abra lui raconta tout: le piège qu’elle avait tendu et comment il avait bien fonctionné. Dan l’écouta avec stupeur, admiration… et une sensation grandissante de malaise. La confiance qu’elle avait en ses propres pouvoirs l’effrayait. C’était une confiance enfantine, or les gens qu’elle avait en face d’elle n’étaient pas des enfants.
« Je t’avais juste dit de brancher une alarme, lui dit-il quand elle eut terminé.
— Un piège, c’était bien mieux. Et je suis pas sûre que j’aurais pu l’affronter comme je l’ai fait si je m’étais pas identifiée à Daenerys dans la saga du Trône de fer. Je crois que si, pourtant. Parce qu’elle a tué le p’tit gars du base-ball, et beaucoup d’autres. Et aussi parce que… » Pour la première fois, son sourire flancha un peu. Pendant qu’elle lui relatait son exploit, Dan avait vu l’Abra qu’elle serait à dix-huit ans. Mais là, il vit l’Abra qu’elle avait été à neuf ans.
« Parce que quoi… ?
— Elle est pas humaine. Ils sont pas humains, aucun d’entre eux. Peut-être qu’ils l’ont été un jour, mais ils le sont plus. » Elle redressa les épaules, rejeta ses cheveux en arrière. « Mais je suis plus forte. Elle le sait, en plus. »
(je croyais qu’elle t’avait repoussée)
Abra se renfrogna, vexée, se frotta la bouche, prit conscience de son geste, ramena sa main sur ses genoux et plaqua aussitôt son autre main dessus pour l’immobiliser. Ce geste avait quelque chose de familier pour Dan, et pourquoi pas ? Il avait déjà vu Abra le faire auparavant. Et pour l’heure, des interrogations plus importantes l’occupaient.
(la prochaine fois s’il y a une prochaine fois je serai prête)
C’était peut-être vrai. Mais s’il y avait une prochaine fois, la femme au chapeau aussi serait prête.
(je te demande seulement de faire très attention)
« Je te le promets. » Ces mots bien sûr étaient ceux que tous les enfants disent à leurs adultes tutélaires pour les rassurer, mais Dan se sentit mieux en les entendant. Un tout petit peu mieux. Et puis, il y avait Billy, là-bas, dans sa F-150 à la carrosserie rouge fané.
Une flamme dansait de nouveau dans les yeux d’Abra. « J’ai découvert plein de trucs. C’est pour ça que j’avais besoin de te voir.
— Quel genre de trucs ?
— Je ne sais pas où elle habite, je suis pas allée aussi loin, mais j’ai trouvé… Tu comprends, quand elle était dans ma tête, j’étais dans la sienne. Comme quand on fait un échange, tu vois ? C’était plein de tiroirs, comme dans la salle des fichiers de la plus grande bibliothèque du monde, mais peut-être que j’ai juste vu les choses comme ça parce qu’elle les voyait comme ça. Si elle avait regardé des écrans d’ordinateur dans ma tête, j’aurais peut-être vu des écrans d’ordinateur dans la sienne.
— Combien de ses tiroirs as-tu réussi à ouvrir ?
— Trois. Peut-être quatre. C’est la Tribu du Nœud Vrai, comme ils s’appellent entre eux. C’est des vieux, pour la plupart, mais c’est surtout des vampires. Ils cherchent des enfants comme moi. Et comme toi quand tu étais petit. Sauf que c’est pas leur sang qu’ils boivent. Ce qu’ils respirent, c’est la substance qui sort des enfants spéciaux quand ils meurent. » Elle frissonna de dégoût. « Plus ils les font souffrir, plus cette substance est puissante. Ils appellent ça la vapeur.
— Elle est rouge, n’est-ce pas ? Rouge ou rose foncé. »
Il en était sûr, mais Abra fronça les sourcils et le détrompa d’un signe de tête. « Non, elle est blanche. Elle forme un nuage blanc lumineux. Pas du tout rouge. Et, écoute-moi bien: ils peuvent la conserver ! Ce qu’ils n’aspirent pas, ils le mettent en bocaux, dans des genres de bouteilles thermos. Mais ils en ont jamais assez. Comme dans ce documentaire sur les requins que j’ai vu. Il paraît que les requins doivent se déplacer tout le temps parce qu’ils n’ont jamais assez à manger. Je crois que ces Nœuds Vrais sont comme ça. » Elle grimaça. « C’est des méchants, c’est sûr. »
De la brume blanche. Pas rouge, mais blanche. Ce devait pourtant être la même chose, quoique d’une qualité différente, que ce que la vieille infirmière de Tampa appelait le « suspir ». Parce qu’elle provenait de jeunes êtres humains vigoureux et non de vieillards mourant de quasiment tous les maux qui sont le legs de la chair ? Parce qu’ils étaient, comme les appelait Abra, des « enfants spéciaux » ? Les deux, certainement.
Abra approuva de la tête. « Oui, sûrement les deux.
— D’accord. Mais le plus important, c’est qu’ils savent que tu existes. Qu’elle le sait.
— Ils ont un peu peur que je parle d’eux à quelqu’un, mais pas tellement.
— Parce que tu n’es qu’une enfant et que personne ne croit les enfants.
— Vrai. » Abra souffla sur sa frange pour dégager son front. « Momo me croirait, mais elle va mourir. Elle va aller dans ton gros spitz, Dan. Heu… ton hospice. Tu l’aideras, hein ? Si tu n’es pas en Iowa ?
— Je ferai tout ce que je pourrai. Dis-moi, Abra… sont-ils à ta recherche ?
— Peut-être, mais s’ils me veulent, c’est pas pour ce que je sais, c’est pour ce que je suis. » Son bonheur s’était envolé, balayé par cette réalité. Elle se frotta de nouveau la bouche, et quand elle laissa retomber sa main, il vit ses lèvres s’écarter en un sourire mauvais. Cette fille a du caractère, pensa Dan. Encore quelque chose qui les rapprochait. Lui-même avait du caractère. Ça lui avait d’ailleurs attiré pas mal d’ennuis par le passé.
« Mais, elle, elle viendra pas. Cette salope. Elle sait que je la connais maintenant et que si elle s’approche trop près, je la sentirai. C’est comme si maintenant on était liées, elle et moi. Mais il y a les autres. Et ils n’hésiteront pas à s’en prendre à quiconque se mettra en travers de leur chemin pour les empêcher de m’avoir. »
Abra prit les mains de Dan dans les siennes et les serra fort. Le geste était risqué, mais il la laissa faire. En cet instant, elle avait besoin d’un contact physique avec quelqu’un de confiance.
« Nous devons les empêcher de faire du mal à mon père ou ma mère, ou à mes amis. Et de tuer d’autres enfants. »
Durant une seconde, Dan capta une image nette dans son esprit — non pas une image qu’elle lui avait envoyée mais une qui se trouvait là, présente au premier plan. C’était un assemblage de photos. Des portraits d’enfants, une vingtaine, sous le titre AVEZ-VOUS VU L’UN DE CES VISAGES ? Elle se demandait combien d’entre eux avaient été enlevés par le Nœud Vrai, assassinés pour leur dernier souffle psychique — l’obscène mets raffiné dont se repaissait cette clique — et abandonnés dans des tombes anonymes.
« Il faut que tu retrouves le gant de base-ball, Dan. Si je le tiens dans mes mains, je pourrai savoir où est Barry le Chinois. Je sais que je peux. Et là où il sera, il y aura tous les autres. Tu pourras au moins les dénoncer à la police si tu ne peux pas les tuer. Trouve le gant, Dan, je t’en prie.
— S’il est bien là où tu le dis, nous allons le trouver. Mais pendant mon absence, Abra, tu devras te montrer très prudente.
— Je serai prudente. Mais je pense pas qu’elle essaiera de revenir fouiner dans ma tête. » Le sourire d’Abra reparut et Dan y vit celui de la guerrière indomptable à laquelle elle s’identifiait parfois — cette Daenerys, ou autre. « Si elle essaie, elle le regrettera. »
Dan décida de ne pas relever. Ils n’étaient restés que trop longtemps assis ensemble sur ce banc. « J’ai branché mon propre système d’alarme pour toi. Si tu cherches dans mon esprit, j’imagine que tu pourras facilement le découvrir, mais je ne veux pas que tu le fasses. Si quelqu’un d’autre s’avise de venir prospecter dans ta tête — pas la femme au chapeau mais un autre —, ils ne pourront pas te voler ce que tu ne sais pas.
— Ah… D’accord. » Il la vit penser encore que si l’un d’eux essayait, il le regretterait, et son inquiétude augmenta.
« Un dernier mot… Si tu te trouves en mauvaise posture, hurle Billy de toutes tes forces. Compris ? »
(oui comme quand tu as appelé ton ami Dick au secours)
Dan sursauta un peu. Abra sourit. « J’ai pas espionné ; c’était juste là.
— D’accord. Dis-moi maintenant une dernière chose avant de partir.
— Quoi ?
— C’est vrai que tu as eu un A en biologie ? »
À huit heures moins le quart ce lundi soir, Rose reçut un appel sur son talkie-walkie. C’était Skunk. « Ramène-toi, lui dit-il. C’est maintenant. »
Les Vrais, debout autour du camping-car de Grand-Pa Flop, formaient un cercle silencieux. Rose (cette fois coiffée de son gibus incliné selon son angle habituel défiant les lois de la gravité) coupa à travers eux, ne s’arrêtant au passage que pour étreindre Andi, avant de gravir les marches, de toquer une fois à la porte, et d’entrer. Teuch se tenait debout auprès de Mo Ka et Flac Annie, les deux infirmières désignées de Grand-Pa Flop. Skunk était assis au bout du lit. Il se leva à l’entrée de Rose. Il accusait son âge ce soir-là. Des rides mettaient sa bouche entre guillemets et l’on devinait des fils de soie blanche dans sa chevelure noire.
On doit prendre de la vapeur, songea Rose. On le fera tout de suite après.
Grand-Pa Flop cyclait rapidement maintenant: alternant transparence et solidité, puis à nouveau transparence et solidité. Mais chaque transparence durait plus longtemps que la précédente et un peu plus de lui disparaissait à chaque cycle. Il savait ce qui était en train de lui arriver, Rose le voyait. Ses yeux étaient dilatés et terrifiés ; son corps se tordait, en proie à la souffrance des transformations successives. Dans ses profondeurs mentales, elle s’était toujours autorisée à croire à l’immortalité du Nœud Vrai. Tous les cinquante ou cent ans, il est vrai que l’un d’entre eux mourait — comme Hans le Rance, ce gros benêt de Hollandais électrocuté par la chute d’une ligne électrique pendant une tempête en Arkansas juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou Katie la Couture, qui s’était noyée, ou Tommy le Taxi — mais ça, c’étaient des exceptions. En règle générale, ceux qui cassaient leur pipe étaient victimes de leur propre imprudence. Du moins c’est ce qu’elle avait toujours cru. À présent, elle se rendait compte qu’elle avait été aussi naïve que les mômes pecnos avec leur Père Noël.
Flop, geignant, pleurant et frissonnant, rétrocycla vers la phase solide. « Arrête ça, ma Rosie, arrête-moi ça. Ça fait mal… »
Avant qu’elle ait pu lui répondre — et qu’aurait-elle bien pu lui répondre ? — il cycla encore une fois, s’estompant jusqu’à ce qu’il ne reste de lui que l’esquisse d’un squelette et deux yeux fixes et flottants. C’étaient les yeux, le pire.
Rose tenta de contacter son esprit afin de le réconforter mentalement, mais il n’y avait plus rien à contacter. Là où Grand-Pa Flop avait toujours été — souvent ronchon, quelquefois tendre —, il ne restait qu’une tempête hurlante d’images saccadées. Secouée, Rose se détacha de lui. De nouveau, elle pensa: C’est pas possible, ça peut pas arriver.
« On devrait peut-êtr’ abréger sa misèr’ », suggéra Mo. Elle enfonçait ses ongles dans le bras d’Annie, qui semblait ne rien sentir. « Lui faire une piqûr’ ou j’sais pas. T’as bien que’chose dans ta sacoche, Teuch ? T’as bien ça.
– À quoi ça servirait ? » La voix de Teuch était rauque. « Avant, peut-être, mais là, ça va trop vite. Il a plus de système par où le produit pourrait circuler. Si je lui fais une intraveineuse dans le bras, on verra le matelas l’absorber dans les cinq secondes. Mieux vaut laisser faire. Ça sera plus très long. »
Teuch avait raison. Rose compta quatre autres cycles complets. Au cinquième, même le squelette du Vieux disparut. Un instant, ses globes oculaires demeurèrent en suspension, la fixant d’abord elle, puis roulant pour regarder Papa Skunk. Ils flottaient au-dessus de l’oreiller creusé par l’empreinte de sa tête et taché de sa lotion capillaire, du Wildroot Cream Oil dont il semblait avoir des réserves inépuisables. Rose se souvint que Grande G lui avait dit un jour qu’il le commandait sur eBay. Sur eBay, non mais vous imaginez ?
Puis lentement les yeux disparurent à leur tour. Sauf que bien sûr ils n’avaient pas disparu ; Rose savait que plus tard dans la nuit elle les reverrait dans ses rêves. Tout comme ceux qui faisaient cercle avec elle autour du lit de mort du Vieux Flop. Pour peu qu’ils arrivent à dormir.
Ils attendirent, aucun d’eux n’étant entièrement convaincu que le vieil homme n’allait pas réapparaître devant eux tel le spectre du père d’Hamlet ou de Jacob Marley. Mais il ne restait plus que la forme de sa tête, les taches de sa lotion capillaire et le caleçon boxer raplapla qu’il portait, zébré de pisse et de merde.
Mo éclata en sanglots désespérés et enfouit sa tête dans la poitrine généreuse de Flac Annie. Ceux qui attendaient dehors l’entendirent et une voix (Rose ne saurait jamais qui c’était) s’éleva. Une autre se joignit à elle, suivie d’une troisième et d’une quatrième. Bientôt, tous psalmodiaient sous les étoiles et Rose sentit un frisson glacé lui remonter l’échine en zigzaguant. Elle tendit la main, prit celle de Skunk, la serra.
La voix d’Annie s’éleva. Puis celle de Mo, étouffée par les sanglots. Puis celle de Skunk. Rose Claque inspira profondément et joignit sa voix à la leur:
Lodsam hanti, nous sommes les élus.
Cahanna risone hanti, nous sommes les fortunés.
Sabbatha hanti, sabbatha hanti, sabbatha hanti.
Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste.
Plus tard, Skunk vint la rejoindre dans son EarthCruiser. « Tu vas pas venir dans l’Est, hein ?
— Non, ce sera toi le chef.
— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
— Prendre le deuil. Malheureusement, on ne peut lui accorder que deux jours. »
La période de deuil traditionnelle était de sept jours: bavardages, baise et vapeur interdits. Méditation exclusive. Puis se tiendrait un cercle d’adieu où chacun s’avancerait à tour de rôle pour raconter un souvenir de Grand-Pa Jonas Flop et remettre un objet venant de lui ou lui étant associé dans leur esprit: Rose avait déjà choisi le sien, une bague à motif celtique que Grand-Pa lui avait offerte quand cette partie de l’Amérique était encore une terre indienne et qu’elle-même était la petite Rose d’Irlande. La mort d’un membre de la Tribu ne laissant jamais de cadavre, c’étaient les objets de mémoire qui en tenaient lieu. Après les avoir enveloppés dans un linge blanc, on les enterrait.
« Je pars quand avec mon groupe ? Mercredi soir ou jeudi matin ?
— Mercredi soir. » Rose voulait la môme le plus vite possible. « Vous roulerez sans vous arrêter. Tu es sûr qu’ils garderont l’anesthésiant à la boîte postale de Sturbridge ?
— Oui, sûr, détends-toi. »
Je me détendrai que lorsque j’aurai cette petite salope sous les yeux, couchée dans la pièce d’à côté, droguée jusqu’aux ouïes, menottée, et regorgeant de vapeur.
« Qui t’emmènes ? Énumère.
— Moi, Teuch, Zéro, si tu peux faire sans lui…
— Je peux faire sans lui. Qui d’autre ?
— Andi la Piquouse. Si on a besoin d’endormir quelqu’un, il nous la faut. Et le Noiche. Incontournable. C’est notre meilleur rabatteur, maintenant qu’on a plus Grand-Pa. À part toi, évidemment.
— Vas-y, prends-le, mais vous aurez pas besoin de rabatteur pour la trouver, celle-là, dit Rose. Ça sera pas ça, le problème. Et un seul véhicule suffira. Prenez le Winnebago de Steve Vap’.
— Je lui en ai déjà parlé. »
Rose approuva de la tête. « Autre chose. Il y a une petite boutique à Sidewinder… District X. »
Skunk haussa les sourcils en souriant. « Le porno palace avec la poupée-infirmière gonflable en vitrine ?
— Je vois que tu connais. » Le ton de Rose était dépourvu d’humour. « Maintenant, écoute-moi bien, Papa. »
Skunk l’écouta.
Dan et John Dalton décollèrent de l’aéroport Logan de Boston le mardi matin au lever du soleil. Ils changèrent d’avion à Memphis et atterrirent à Des Moines à onze heures quinze, heure d’été du Centre, avec une température plus proche de la mi-juillet que de la fin septembre.
Dan passa la première partie du voyage entre Boston et Memphis à faire semblant de dormir pour ne pas avoir à affronter les doutes et les incertitudes qu’il sentait germer comme des mauvaises herbes dans le cerveau de John. Quelque part au-dessus du nord de l’État de New York, le simulacre cessa et il s’endormit pour de bon. Entre Memphis et Des Moines, ce fut au tour de John de dormir, donc de ce côté-là, tout alla pour le mieux. Et lorsqu’ils furent sur le sol de l’Iowa, roulant en direction de la ville de Freeman à bord d’un Ford Focus Hertz totalement passe-partout, Dan sentit que John avait relégué ses doutes au vestiaire. Pour le moment, du moins. Il les avait remplacés par de la curiosité et une excitation un peu embarrassée.
« Des garçons à la chasse au trésor », dit Dan. C’était lui qui avait le plus dormi, donc c’est lui qui était au volant. De hautes tiges de maïs déjà jaunies défilaient de chaque côté.
John sursauta légèrement. « Hein ? »
Dan sourit. « Ce n’est pas ce que tu étais en train de te dire ? Que nous ressemblons à des garçons à la chasse au trésor ?
— Tu sais que tu me fous la pétoche, Dan ?
– Ça m’étonne pas. J’en ai pris mon parti. » Ce n’était pas tout à fait vrai.
« Quand as-tu découvert que tu pouvais lire dans les pensées ?
— Si ce n’était que ça… Le Don est un talent multiple. Si c’est un talent. Quelquefois — bien des fois — on le vit plutôt comme une marque de naissance défigurante. Je suis sûr qu’Abra en dirait autant. Quant à te dire quand je m’en suis aperçu… Je ne m’en suis jamais aperçu. Je l’ai toujours eu. Livré avec l’équipement d’origine.
— Tu buvais pour l’atténuer, je présume. »
Avec une nonchalance intrépide, un gros chien de prairie traversait pesamment la route 150. Dan fit un écart pour l’éviter et, toujours sans se presser, le chien de prairie disparut dans les maïs. Le paysage était agréable par ici, le ciel semblait d’une profondeur infinie et il n’y avait pas une montagne en vue. Le New Hampshire était cool, et Dan en était venu à s’y sentir chez lui, mais il continuait à penser qu’il se sentirait toujours mieux — plus en sécurité — en plaine.
« Tu n’es pas dupe, Johnny. Pourquoi est-ce qu’un alcoolique boit ?
— Parce qu’il est alcoolique ?
— Bingo. Aussi simple que ça. Mets le blabla psy dans ta poche avec ton mouchoir par-dessus et il te reste la pure et simple vérité. Nous buvions parce que nous étions des alcoolos. Amen. »
John rit. « Casey K. t’a vraiment bien endoctriné.
— Bon, je t’accorde qu’il y a aussi une part d’hérédité, reprit Dan. Casey s’en débarrasse toujours d’un revers de la main, mais c’est bien réel. Ton père buvait, John ?
— Ma mère aussi. Rien qu’à eux deux, ils auraient pu assurer la prospérité de la buvette du country club. Je me souviens du jour où ma mère a enlevé sa robe de tennis pour plonger en petite culotte dans la piscine avec nous autres, les gosses. Les hommes ont applaudi. Mon père a trouvé ça désopilant. Moi, pas tellement. J’avais neuf ans, et jusqu’à ce que je parte pour l’université, j’ai été le Fils de la Strip-Teaseuse. Et toi ?
— Ma mère savait boire et s’arrêter. Elle se surnommait parfois Wendy Deux Bières. Mon père par contre… un verre de vin ou une canette de Bud, et c’était parti. » Dan regarda le tableau de bord et constata qu’il leur restait encore soixante kilomètres à parcourir. « Tu veux que je te raconte une histoire ? Une que j’ai encore jamais racontée à personne ? Je te préviens, ça fout la trouille. Si tu penses que le Don n’est que de la petite bière comme la télépathie, tu te fourres le doigt dans l’œil. » Il se tut un instant. « Il existe d’autres mondes.
— Et… hum… tu as vu ces autres mondes ? » Dan s’était déconnecté des pensées de John, mais il le sentit soudain nerveux. Comme s’il craignait que le type au volant à côté de lui glisse brusquement sa main dans sa chemise en lui déclarant qu’il était la réincarnation de Napoléon.
« Non, juste certains de ceux qui les habitent. Abra les appelle les gens-fantômes. Tu veux entendre mon histoire, ou pas ?
— Je suis pas sûr de le vouloir, mais j’ai peut-être intérêt. »
Dan ignorait jusqu’à quel point ce pédiatre de la Nouvelle-Angleterre accepterait de croire ce qu’avait vécu la famille Torrance l’hiver qu’ils avaient passé à l’hôtel Overlook, mais il s’aperçut que ça lui était égal. Le raconter dans cette voiture anonyme, sous ce ciel lumineux du Midwest, lui ferait du bien. Il connaissait quelqu’un qui l’aurait cru d’un bout à l’autre, mais Abra était trop jeune, et l’histoire trop effroyable. John Dalton ferait l’affaire. Mais par où commencer ? Par Jack Torrance, présuma-t-il. Un homme profondément malheureux qui avait échoué dans ses trois rôles d’enseignant, d’écrivain et d’époux. Comment déjà appelait-on un retrait sur trois prises au base-ball ? Le Sombrero d’Or ? Le père de Dan n’avait qu’un succès à son actif: lorsque le moment crucial était arrivé — celui vers lequel l’Overlook le poussait depuis leur tout premier jour à l’hôtel —, il avait refusé de tuer son petit garçon. S’il existait une épitaphe appropriée pour lui, ce serait…
« Dan ?
— Mon père a fait des efforts, dit-il. C’est le mieux que je puisse dire en sa faveur. Les génies les plus malveillants de sa vie étaient enfermés dans les bouteilles. S’il avait tenté les AA, tout aurait pu changer pour lui. Mais il l’a pas fait. Et je pense que ma mère en ignorait l’existence, sinon elle lui aurait suggéré de tenter le coup. Lorsque nous sommes montés à l’hôtel Overlook, où un ami lui avait obtenu le boulot de gardien pour l’hiver, sa photo aurait pu illustrer l’entrée ivresse mentale dans le dictionnaire.
— C’est là que tu as vu des fantômes ?
— Oui, moi je les ai vus. Lui non, mais il les a sentis. Peut-être qu’il avait son propre Don. Sans doute qu’il l’avait. Après tout, plein de choses sont héréditaires, pas juste la tendance à l’alcoolisme. Et ces… fantômes l’ont harcelé. Lui pensait que c’était lui qu’ils voulaient, mais ce n’était qu’un mensonge de plus. Ce qu’ils voulaient, c’était le petit garçon avec la grosse dose de jus. Comme cette bande de Nœuds Vrais veut Abra. »
Il se tut au souvenir de la réponse de Dick via la bouche de feu Eleanor Ouellette lorsqu’il lui avait demandé où se trouvaient les démons vides. Dans ton enfance, d’où proviennent tous les démons.
« Dan ? Ça va ?
— Oui, répondit Dan. En tout cas, j’ai compris que quelque chose ne tournait pas rond dans ce maudit hôtel avant même d’en franchir la porte. Je l’ai su alors que mes parents et moi vivions encore — vivotions plutôt — à Boulder, sur le versant est. Mais mon père avait besoin de ce boulot pour pouvoir terminer d’écrire la pièce de théâtre qu’il avait commencée… »
Quand ils entrèrent dans Adair, il en était au moment où la chaudière de l’Overlook avait explosé et il raconta à John comment le vieil hôtel avait brûlé de fond en comble en plein blizzard. Adair était une petite ville avec juste deux feux de circulation, mais il y avait un Holiday Inn Express, et Dan en prit note.
« C’est ici que nous descendrons tout à l’heure, dit-il à John. Nous ne pouvons pas aller creuser en plein jour pour déterrer notre trésor. Et puis, je suis crevé, j’ai absolument besoin de sommeil. J’ai pas beaucoup dormi ces derniers temps.
— Tu as vraiment vécu tout ça ? demanda John d’une toute petite voix.
— Oui, je l’ai vraiment vécu. » Dan sourit. « Tu penses pouvoir me croire ?
— Si nous trouvons le gant de base-ball là où Abra a dit qu’il serait, je serai forcé de croire beaucoup de choses. Pourquoi me l’avoir raconté ?
— Parce que, malgré ce que tu sais d’Abra, une partie de toi pense que nous sommes fous d’être ici. Et aussi, parce que tu mérites de savoir qu’il existe des… forces. Je les ai déjà rencontrées auparavant ; pas toi. Tout ce que tu as vu, c’est une petite fille capable de réaliser des tours dignes de séances de spiritisme, du genre suspendre des cuillères au plafond. Mais ce n’est pas un jeu de chasse au trésor pour petits garçons, John. Si ces Nœuds Vrais découvrent ce que nous avons entrepris, ils vont nous clouer à la cible à côté d’Abra Stone. Alors, si tu décidais de te retirer de l’affaire, je le comprendrais. Je tracerais le signe de la croix devant toi et je te dirais de suivre la voie de Dieu.
— Et tu continuerais seul. »
Dan le gratifia d’un sourire. « Ben… y a encore Billy.
— Billy a soixante-treize ans sonnés.
— Il te dirait que c’est un plus. Il répète tout le temps que l’avantage de vieillir, c’est de ne plus avoir peur de mourir jeune. »
John désigna un panneau. « On entre dans la commune de Freeman. » Il adressa un sourire crispé à Dan. « Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train de faire. Et si cette usine d’éthanol a disparu ? Si elle a été démolie depuis que Google Earth l’a prise en photo et que le terrain est reconverti en champ de maïs ?
— Elle y est toujours », affirma Dan.
Elle y était: une enfilade de blocs de béton fuligineux sous des toits de tôle rouillée. Une cheminée tenait encore debout ; deux autres s’étaient effondrées et gisaient sur le sol tels des serpents terrassés. Les fenêtres avaient été fracassées et les murs étaient couverts de grossiers graffitis à la bombe qui auraient fait rire les graffeurs professionnels de n’importe quelle grande ville. Un chemin privé défoncé partait de la route goudronnée et se terminait dans un parc de stationnement parsemé de plants de maïs égarés. Le château d’eau qu’Abra avait vu était tout près, dressé contre l’horizon telle une machine de guerre martienne sortie d’un roman de H.G. Wells. FREEMAN, IOWA était peint sur sa paroi. Le hangar au toit effondré était là aussi.
« Satisfait ? » demanda Dan. Ils avaient ralenti et roulaient au pas. « Usine, château d’eau, hangar, panneau Entrée interdite. Tout y est, exactement comme elle l’a décrit. »
John désigna le portail rouillé au bout du chemin. « Et s’il y a un cadenas ? Je n’ai pas dû escalader une clôture grillagée depuis l’adolescence…
— Il n’y avait pas de cadenas quand ces tarés ont amené Brad Trevor ici, sinon Abra nous l’aurait dit.
— Tu es sûr de ça ? »
Une camionnette agricole arrivait dans l’autre sens. Dan accéléra un peu et leva la main en la croisant. Le type au volant — casquette John Deere verte, lunettes de soleil, salopette — les salua d’un signe, sans vraiment les regarder. Tant mieux.
« Je t’ai demandé…
— Je sais ce que tu m’as demandé, dit Dan. S’il y a un cadenas, on s’en occupera. On trouvera bien un moyen. Maintenant, on retourne prendre une chambre au motel. Je suis claqué. »
Pendant que John leur prenait deux chambres adjacentes au Holiday Inn — et réglait en espèces —, Dan trouva la quincaillerie True-Value Hardware d’Adair et y acheta une pelle, un râteau, deux sarcloirs, un déplantoir de jardin, deux paires de gants et un sac marin pour transporter le tout. Le seul outil dont il eût réellement besoin était la pelle, mais il lui semblait préférable d’acheter tout l’assortiment.
« Vous vous installez à Adair ? lui demanda le caissier en encaissant les articles.
— Non, juste de passage. Ma sœur habite Des Moines, et c’est une passionnée de jardin. Elle est déjà bien équipée, mais arriver avec un cadeau renforce toujours son sens de l’hospitalité.
— Entièrement d’accord avec vous, vieux frère. Elle vous remerciera vraiment pour ce petit sarcloir à manche court, c’est un outil drôlement pratique que la plupart des jardiniers amateurs ne pensent pas à acheter. Nous prenons les cartes Visa, MasterCard…
— Je vais garder le plastique au chaud, aujourd’hui, répondit Dan en sortant son portefeuille. Donnez-moi juste un reçu pour mon vieil oncle Fisc.
— Pas de problème. Et si vous me donnez vos nom et adresse, ou ceux de votre sœur, nous vous enverrons notre catalogue.
— Oh, ne vous fatiguez pas », répondit Dan. Et il déploya un éventail de billets de vingt sur le comptoir.
À onze heures du soir, un petit coup résonna à la porte de Dan. Il ouvrit pour laisser entrer John. Le pédiatre d’Abra était pâle et nerveux. « Tu as dormi ?
— Un peu, dit Dan. Et toi ?
— Couci-couça. Je suis nerveux comme un chat. Si un flic nous arrête, qu’est-ce qu’on dira ?
— Qu’on nous a parlé d’une super boîte de nuit à Freeman et qu’on a décidé d’y aller.
— Y a que du maïs à Freeman. À peu près dix millions d’hectares.
– Ça, on ne le sait pas, lui fit remarquer Dan tranquillement. On est juste de passage. Et puis, aucun flic ne va nous arrêter, John. Personne ne va même nous remarquer. Mais si tu veux rester ici…
— Non, j’ai pas traversé la moitié du pays pour rester assis dans une chambre de motel à regarder Jay Leno à la télé. Laisse-moi juste aller pisser. J’y suis déjà allé avant de quitter ma chambre mais j’ai encore besoin. Bon Dieu, qu’est-ce que je suis nerveux. »
Le trajet jusqu’à Freeman leur parut très long, mais une fois qu’ils furent sortis d’Adair, ils ne croisèrent aucune voiture. Les paysans se couchent tôt, et on était à l’écart des grandes routes.
Lorsqu’ils furent en vue de l’usine d’éthanol, Dan éteignit les phares, s’engagea sur le chemin privé et roula lentement jusqu’au portail. Les deux hommes descendirent. John lâcha un juron quand le plafonnier de la Ford s’alluma. « Merde, j’aurais dû le débrancher avant qu’on quitte le motel. Ou péter l’ampoule.
— Relax, lui dit Dan. Il n’y a personne d’autre que nous ici. » Pourtant, tandis qu’ils marchaient jusqu’au portail, son cœur cognait dans sa poitrine. Si Abra disait vrai, un jeune garçon avait été assassiné et enterré ici après avoir été horriblement torturé. Si jamais lieu avait été hanté…
D’abord poussant, puis tirant, John tenta d’ouvrir le portail. « Rien. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Escalader, je suppose. Je veux bien essayer, mais je suis sûr que je vais me ram…
— Attends. » Dan sortit une torche stylo de la poche de son blouson et braqua le faisceau de lumière sur le portail, éclairant d’abord un cadenas brisé, puis deux longueurs d’épais fil de fer torsadées dessus et dessous. Il retourna à la voiture, et ce fut son tour de grimacer quand la lumière du coffre s’alluma. On ne pouvait pas penser à tout. Il prit le sac marin, referma le coffre, et l’obscurité revint.
« Tiens, dit-il à John en lui tendant une paire de gants. Mets ça. » Dan enfila les siens et, ensemble, ils détortillèrent les deux morceaux de fil de fer qu’ils laissèrent suspendus au portail pour plus tard. « Très bien, on y va.
— J’ai encore envie de pisser.
— Oh, mec, retiens-toi. »
Dan reprit le volant et amena lentement et prudemment la Ford Hertz jusqu’au quai de chargement de l’usine. Les nids-de-poule étaient nombreux, certains profonds et tous difficiles à voir avec les phares éteints. La dernière chose au monde qu’il souhaitait était de tomber dans l’un d’eux et de casser un essieu de leur voiture de location. Derrière l’usine, le sol était un mélange de terre battue et d’asphalte effrité. Une cinquantaine de mètres plus loin, une autre clôture grillagée fermait le terrain et des armées innombrables de maïs se profilaient au-delà.
« Dan ? Comment on va savoir…
— Chut, tais-toi. » Dan pencha la tête, appuya son front contre le volant et ferma les yeux.
(Abra)
Rien. Elle dormait, évidemment. À Anniston, c’était déjà mercredi matin. Immobile à côté de lui, John se mordillait les lèvres.
(Abra)
Un frémissement infime. Peut-être le fruit de son imagination. Dan espéra que non.
(ABRA !)
Des yeux s’ouvrirent dans sa tête. Il éprouva une seconde de désorientation, une sorte de double vision, puis Abra fut là, qui regardait avec lui. Le quai de chargement et les restes brisés des deux cheminées gagnèrent soudain en netteté, alors qu’il n’y avait toujours que la clarté des étoiles pour les éclairer.
Sa vision est nettement meilleure que la mienne.
Dan descendit de voiture. John aussi, mais Dan le remarqua à peine. Il avait laissé le contrôle à la jeune fille maintenant réveillée dans son lit à presque deux mille kilomètres de là. Il avait l’impression d’être un détecteur de métal humain. Sauf que ce n’était pas du métal qu’ils étaient venus chercher.
(va jusqu’à cette dalle en béton)
Dan marcha jusqu’au quai de chargement et, lui tournant le dos, se tint debout devant.
(maintenant commence à marcher en faisant des allers-retours)
Un blanc dans la communication tandis qu’elle cherchait comment mieux expliquer ce qu’elle voulait.
(comme dans Les Experts)
Il fit une vingtaine de pas sur la gauche, puis tourna à droite, quadrillant le terrain à partir du quai de chargement en suivant des diagonales opposées. John avait sorti la pelle du sac marin et attendait en observant la scène, debout près de la voiture.
(c’est là qu’ils avaient garé leurs véhicules)
Dan repartit vers la gauche, marchant à pas lents, écartant de temps en temps d’un coup de pied un morceau de brique ou de béton gênant.
(tu te rapproches)
Dan s’arrêta. Il sentait une mauvaise odeur. Un effluve de décomposition sulfureux.
(Abra est-ce que tu)
(Oui oh mon Dieu Dan)
(ne te laisse pas déstabiliser Abby)
(tu es allé trop loin retourne-toi va doucement)
Dan pivota sur un talon, tel un soldat exécutant une molle volte-face, et repartit lentement vers le quai de chargement.
(à gauche un peu plus à gauche lentement)
Il obéit, s’arrêtant maintenant après chacun de ses tout petits pas. Là, de nouveau l’odeur, un petit peu plus forte. Soudain, le monde nocturne surnaturellement net qui l’environnait se brouilla alors que ses yeux s’emplissaient des larmes d’Abra.
(c’est là qu’il est le p’tit gars du base-ball tu es juste au-dessus de lui)
Dan prit une forte inspiration et s’essuya les joues. Il tremblait. Non parce qu’il ressentait le froid mais parce qu’elle le ressentait. Assise dans son lit, serrant fort son lapin en peluche dans ses bras, tremblante comme une vieille feuille sur un arbre mort.
(va-t’en d’ici Abra)
(Dan ça va aller toi)
(oui ça va aller mais tu n’as pas besoin de voir ça)
Soudain, sa parfaite clarté de vision cessa. Abra avait rompu la connexion, et c’était très bien comme ça.
« Dan ? appela John tout bas. Ça va ?
— Oui. » Sa voix était étranglée par les larmes d’Abra. « Apporte la pelle. »
Il leur fallut vingt minutes. Dan creusa pendant les dix premières, puis passa la pelle à John, et ce fut lui qui trouva Brad Trevor. Il se détourna de l’excavation en se couvrant le nez et la bouche. Ses paroles, étouffées, restaient compréhensibles: « C’est ça, il y a un corps. Oh, mon Dieu !
— Tu ne l’avais pas senti avant ?
— Enterré à cette profondeur, depuis deux ans ? Ne me dis pas que toi, oui ? »
Dan ne répondit pas, et John se retourna vers la petite excavation qu’ils avaient pratiquée, mais sans plus de conviction cette fois. Il demeura là quelques secondes, penché en avant comme s’il avait encore l’intention de creuser, puis il se redressa et recula lorsque Dan braqua sa torche stylo dans le trou. « Je ne peux pas, dit-il. Je pensais que je pourrais, mais je peux pas. Pas avec… ça. J’ai les bras comme du caoutchouc. »
Dan lui confia la lampe. John la dirigea vers la fosse, projetant le faisceau sur ce qui l’avait fait reculer: une chaussure de tennis pleine de terre. Progressant lentement afin de ne pas déranger la dépouille du petit gars du base-ball d’Abra, Dan dégagea le corps. Petit à petit, une forme couverte de terre émergea. Cela lui rappela les sculptures sur les sarcophages qu’il avait vues dans le National Geographic.
L’odeur de putréfaction était très prononcée maintenant.
Dan se recula et respira profondément plusieurs fois, terminant par la plus forte inspiration qu’il put. Puis il descendit dans la petite tombe, du côté où les tennis de l’enfant dépassaient, dessinant un V. Il avança jusqu’à l’endroit où devait se trouver sa taille et tendit la main pour avoir la lampe. John la lui donna et se détourna. Il sanglotait maintenant ouvertement.
Dan ficha la mince lampe torche entre ses lèvres et continua de brosser délicatement la terre. Un T-shirt d’enfant apparut, plaqué sur une cage thoracique creuse. Puis des mains. Les doigts, désormais guère plus que des os enveloppés de peau jaune, étaient refermés sur un objet. Dan commençait à être oppressé, sa poitrine réclamait de l’air, mais il desserra l’étreinte des doigts du jeune Bradley Trevor le plus délicatement qu’il put. Ça n’empêcha pas l’un des doigts de se rompre avec un petit bruit sec de fracture.
Ils l’avaient enterré tenant son gant de base-ball contre sa poitrine. La paume de cuir, que de son vivant il avait si amoureusement huilée, grouillait de minuscules bestioles.
Sous le choc, les poumons de Dan se vidèrent dans une expiration brutale et la bouffée d’air qu’il aspira avait des relents d’ancienne pourriture. Il bondit hors de la tombe et parvint à vomir sur le tas de terre meuble et non sur les restes décharnés de Bradley Trevor dont le seul tort avait été de naître avec une qualité convoitée par des monstres. Et qu’ils lui avaient volée sur le souffle même de ses cris d’agonie.
Ils réensevelirent le corps, et cette fois ce fut John qui accomplit presque tout le travail, et ils terminèrent en recouvrant l’emplacement d’une crypte de fortune faite de blocs d’asphalte brisé. Tous deux se refusaient à imaginer des renards ou des chiens errants venant gratter quelque malheureux lambeau de chair restante.
Puis ils regagnèrent la voiture où ils restèrent assis en silence. Enfin, John parla: « Qu’allons-nous faire, Danno ? Nous ne pouvons pas le laisser comme ça. Il a des parents. Des grands-parents. Sans doute des frères et sœurs. Ils ont le droit de savoir.
— Il devra attendre là encore un peu. Juste assez pour que personne ne puisse dire: “Tiens donc, cet appel anonyme a été passé juste après qu’un inconnu est venu acheter une pelle à la quincaillerie d’Adair.” Ça n’arriverait sûrement pas, mais nous ne pouvons pas prendre le risque.
— Combien de temps ?
— Peut-être un mois. »
John réfléchit et soupira. « Peut-être même deux. Laisser encore un peu de répit à sa famille pour qu’elle continue à penser qu’il a peut-être juste fait une fugue. » Il secoua la tête. « Si j’avais dû voir son visage, je crois que plus jamais je n’aurais pu dormir de ma vie.
— Tu serais surpris de tout ce à quoi un être humain peut survivre », lui dit Dan. Il pensait à Mrs. Massey, désormais reléguée en lieu sûr dans le fond de sa tête ; fini pour elle de venir le hanter. Il démarra la voiture, abaissa sa vitre et tapa plusieurs fois le gant de base-ball contre la portière pour en déloger la terre. Puis il l’enfila, glissant ses doigts où l’enfant les avait lui-même glissés par tant d’après-midi ensoleillés. Il ferma les yeux. Et au bout d’une trentaine de secondes, les rouvrit.
« Tu as capté quelque chose ?
– “Vous êtes Barry. Vous êtes un gentil.”
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas, mais je parierais que c’est celui qu’Abra appelle Barry le Chinois.
— Rien d’autre ?
— Abra saura en tirer davantage.
— Tu es sûr de ça ? »
Dan pensa à la façon dont sa vision s’était aiguisée dès qu’Abra avait ouvert les yeux à l’intérieur de sa tête. « Absolument. Éclaire une seconde la paume avec ta lampe, tu veux ? Il y a quelque chose d’écrit là. »
John s’exécuta, illuminant un tracé d’enfant appliqué: THOME 25.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il. Je croyais qu’il s’appelait Trevor.
— Jim Thome est un joueur de base-ball professionnel. Il porte le numéro 25. » Dan garda les yeux fixés un instant sur la paume du gant, puis le déposa doucement sur le siège arrière. « C’était le joueur préféré de ce gosse. Il a donné son nom à son gant. Je vais te les choper, ces enculés. Je le jure devant Dieu Tout-Puissant, je vais les choper et leur faire regretter d’être nés. »
Rose Claque avait du Don — tous les Vrais en avaient — mais pas de la même façon que Dan ou Billy. Et donc ce soir-là, alors qu’ils se faisaient leurs adieux, ni Rose ni Skunk n’eurent la moindre intuition que, dans le même temps, l’enfant qu’ils avaient enlevé plusieurs années auparavant en Iowa était exhumé par deux hommes qui en savaient déjà beaucoup trop long sur leur compte. Eût-elle été en état de profonde méditation, Rose aurait pu intercepter les échanges entre Dan et Abra, mais évidemment la jeune fille aurait alors immédiatement repéré sa présence. D’autre part, les adieux se déroulant dans l’EarthCruiser de Rose, ce soir-là, étaient d’une nature particulièrement intime.
Allongée sur son lit, les mains derrière la tête, Rose regardait Skunk se rhabiller. « T’es allé faire un tour à District X, comme je t’avais demandé ?
— Pas moi perso, j’ai ma réputation à protéger. J’y ai envoyé Jimmy Zéro. » Skunk sourit largement en bouclant son ceinturon. « Ç’aurait dû lui prendre quinze minutes, mais il y est bien resté deux heures. Je crois que Jimmy s’est trouvé une deuxième famille.
— Bien. C’est bien. Je suis contente que vous preniez votre pied, les mecs. » Elle affectait un ton léger… mais après les deux jours de deuil pour Grand-Pa, avec pour point culminant le cercle d’adieu, prendre les choses à la légère requérait un véritable effort.
« Rien de ce qu’il y a trouvé ne peut se comparer à toi. »
Rose haussa un sourcil. « Ah, tu l’as testé en avant-première, hein, Henry ?
— Avec ce que j’ai là ? Pas besoin. » Il la regarda, étendue nue, les cheveux déployés en un sombre éventail. Elle était grande. Même allongée, elle était grande. Il avait toujours aimé les grandes. « Tu es l’attraction vedette de mon théâtre intime et tu le seras toujours. »
Ampoulé — juste un échantillon du style enjôleur breveté de Skunk — mais ça lui fit néanmoins plaisir. Elle se leva et vint se presser contre lui, fourrageant à pleines mains dans sa chevelure. « Tu seras prudent. Ramène bien tout le monde au bercail. Et ramène-la, elle.
— Tu peux compter sur nous.
— Alors, tu ferais bien de te magner le train.
— Relax. On sera à Sturbridge vendredi matin à l’ouverture d’EZ Mail Services. Et dans le New Hampshire à midi. À ce moment-là, Barry l’aura déjà localisée.
— Tant qu’elle ne le localise pas, lui.
— Je me fais aucun souci pour ça. »
Très bien, pensa Rose. Alors je me ferai du souci pour deux. Je m’en ferai jusqu’à ce que j’aie la môme sous les yeux, poignets menottés et chevilles entravées.
« La beauté du truc, dit Skunk, c’est que si elle nous renifle et qu’elle essaie de nous opposer un mur d’interférences, ça aidera juste Barry à se syntoniser sur elle.
— Si elle prend vraiment peur, elle risque d’alerter la police. »
Skunk lui décocha un grand sourire. « Tu crois ça ? “Mais oui, petite fille, qu’ils lui diraient, nous sommes persuadés que des gens affreux te poursuivent. Alors, raconte-nous s’ils viennent de l’espace ou si c’est juste des petits zombies d’arrière-cour. Comme ça, on saura ce qu’on doit chercher.”
— Déconne pas avec ça, c’est pas à prendre à la légère. Va et reviens sans faire de vagues, c’est notre seule option. N’implique aucun élément extérieur. Aucun badaud innocent. Liquidez les parents s’il le faut, liquidez quiconque essaiera d’interférer, mais faites ça discrètement. »
Skunk esquissa un comique salut militaire. « Oui, mon capitaine.
— Allez, vire de là, idiot. Mais fais-moi encore un bécot avant de partir. Une bonne grosse galoche, tiens, avec cette belle langue sucrée que tu as. »
Il lui donna ce qu’elle demandait. Rose le retint longtemps, étroitement serré.
Dan et John roulaient en silence. La pelle était dans le coffre, le gant de base-ball sur le siège arrière, enveloppé dans une serviette de toilette Holiday Inn. Finalement, John se décida: « Nous allons devoir prévenir les parents d’Abra maintenant. Elle ne va pas aimer ça, et Dave et Lucy ne voudront pas y croire, mais il n’est plus possible de reculer. »
Dan, le visage neutre, le regarda et dit: « Tu es quoi, toi, télépathe ? »
John ne l’était pas, mais Abra si, et quand sa voix de stentor explosa soudain dans sa tête, Dan fut soulagé que John ait pris le volant. Si ç’avait été lui, ils auraient fini dans le champ de maïs d’un paysan du coin.
(NOOOON !)
« Abra. » Il s’adressa à elle à haute voix pour que John puisse suivre au moins une partie de la conversation: « Abra, écoute-moi. »
(NON, DAN ! ILS PENSENT QUE JE VAIS BIEN MAINTENANT ! QUE JE SUIS REDEVENUE NORMALE !)
« Abby, écoute-moi, tu sais bien que ces gens — ces choses — n’hésiteraient pas à tuer ton père et ta mère pour s’approcher de toi, tu me l’as bien dit ? Et après ce que John et moi avons découvert ici, je n’en doute plus une seule seconde, moi non plus. »
Elle n’avait aucun contre-argument à lui opposer, et elle n’essaya même pas… mais brusquement, la tête de Dan s’emplit de son chagrin et de sa frayeur. Des larmes gonflèrent à nouveau ses yeux et jaillirent sur ses joues.
Merde.
Merde, merde, merde.
Jeudi matin de bonne heure.
Déjà, les premiers lambeaux de l’aube striaient l’horizon. Faisant route vers l’est sur l’I-80, le Winnebago de Steve Vap’, avec Andi la Piquouse au volant, traversait l’ouest du Nebraska à une vitesse parfaitement légale de cent dix kilomètres heure. À Anniston, il était deux heures de plus. Dave Stone, en peignoir, se faisait son café du matin quand le téléphone sonna. C’était Lucy, appelant de l’appartement de Concetta, à Boston. Elle avait la voix d’une femme au bout du rouleau.
« Si les choses n’empirent pas — mais à mon avis, elles ne peuvent plus qu’empirer maintenant —, Momo devrait sortir de l’hôpital en début de semaine prochaine. J’ai parlé avec les deux médecins qui s’occupaient d’elle hier soir.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelé, chérie ?
— Trop fatiguée. Et trop déprimée. Je me disais que je me sentirais mieux après une nuit de sommeil, mais j’ai mal dormi. Si tu savais, chéri, son appartement est tellement plein d’elle… Pas seulement de son travail, mais de sa vitalité… »
Sa voix se brisa. David attendit. Ils étaient ensemble depuis plus de quinze ans et quand Lucy était bouleversée, il savait qu’il valait mieux parfois attendre sans parler.
« Je ne sais pas ce qu’on va faire de tout ça… Rien que de regarder tous ses bouquins m’épuise. Elle en a des milliers sur les étagères et empilés dans son bureau. Et d’après le syndic, il y en a encore des milliers d’autres à la cave.
— On n’a pas besoin de décider tout de suite.
— Toujours d’après le syndic, il y aurait aussi une malle marquée Alessandra. C’était le vrai prénom de ma mère, mais elle se faisait appeler Sandra ou Sandy. J’ignorais totalement que Momo avait gardé ses affaires.
— Pour quelqu’un qui se lâchait en poésie, Chetta savait par ailleurs être une grosse cachottière. »
Lucy parut ne pas l’entendre et poursuivit du même ton morne, légèrement vindicatif et épuisé: « Tout est arrangé, sauf que s’ils la laissent partir dimanche, je vais devoir avancer la réservation de l’ambulance privée que j’ai commandée pour lundi. Ils m’ont dit que c’était possible. Heureusement qu’elle a une bonne assurance. Ça remonte à ses années d’enseignement à Tufts, tu savais ? La poésie ne lui a jamais rapporté un centime. De toute façon, on se demande bien qui voudrait encore dépenser un centime pour lire de la poésie dans ce foutu pays !
— Lucy…
— Elle aura une bonne chambre dans le bâtiment central de la Maison Rivington — une petite suite, en fait. J’ai fait la visite par internet. Oh, elle n’en profitera pas longtemps. J’ai sympathisé avec la surveillante de son service ici, et selon elle, Momo n’en a plus pour…
— Tchía, je t’aime, chérie. » Ces mots — avec le vieux diminutif qu’utilisait Concetta — finirent par l’arrêter. « De tout mon cœur et de toute mon âme, même s’ils ne sont pas italiens.
— Je sais, et j’en rends grâce au Ciel. C’est tellement dur ici, mais c’est bientôt fini. Je serai là lundi, au plus tard.
— Nous avons hâte de te revoir.
— Comment ça va, vous deux ?
— Bien. » David allait encore disposer d’une soixantaine de secondes pour y croire.
Il entendit Lucy bâiller. « Bon, je vais me recoucher une heure ou deux. Je crois que je pourrai dormir un peu maintenant.
— Oui, repose-toi. Moi, je vais aller réveiller Abs pour l’école. »
Ils se dirent au revoir et, quand Dave se retourna après avoir raccroché le téléphone mural de la cuisine, il vit qu’Abra était déjà réveillée. Encore en pyjama. Les cheveux en bataille, les yeux rouges et le teint blême. Pour la première fois depuis quatre ans au moins, elle serrait contre elle Pippo, son vieux lapin en peluche.
« Abba-Doo ? Chérie ? Tu es malade ? »
Oui. Non. Je sais pas. Mais toi tu vas l’être quand tu vas entendre ce que j’ai à te dire.
« Il faut que je te parle, papa. Et je ne veux pas aller à l’école aujourd’hui. Ni demain non plus. Et peut-être pas pendant un petit moment. » Elle hésita. « J’ai des ennuis. »
La première idée que cette phrase éveilla dans l’esprit de Dave était si affreuse qu’il la repoussa aussitôt, mais pas avant qu’Abra ne l’ait captée.
Elle esquissa un pâle sourire. « Mais non, je suis pas enceinte. »
Dave, qui s’avançait à sa rencontre, s’arrêta net au milieu de la cuisine, bouche bée. « Tu viens de me… tu as lu dans mes…
— Oui, papa. Je viens de lire dans tes pensées. Mais rien qu’à voir ta tête, n’importe qui aurait pu deviner. Et ça s’appelle de la clairvoyance, pas de la télépathie. Je sais encore faire la plupart des trucs qui vous faisaient si peur quand j’étais petite. Pas tous, mais encore pas mal. »
Dave parla très lentement: « Je sais que tu as encore des prémonitions, quelquefois.
— C’est beaucoup plus que ça, papa. J’ai un ami. Il s’appelle Dan. Il a été en Iowa avec Dr John…
— John Dalton ?
— Oui. Il…
— C’est qui, ce Dan ? Un patient de Dr John ?
— Non, c’est pas un enfant. C’est un adulte. » Elle prit son père par la main et le conduisit jusqu’à la table de la cuisine où ils s’assirent, Abra serrant toujours Pippo contre elle. « Mais quand il était petit, il était comme moi.
— Abs, je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
— Il y a des gens méchants qui me cherchent, papa. » Tant que Dan et John n’étaient pas là pour l’aider à s’expliquer, elle savait qu’elle ne pouvait pas lui dire que ce n’étaient pas des gens, que c’était pire que des gens. « Ils pourraient me faire du mal.
— Mais enfin, qui pourrait chercher à te faire du mal ? Tout ça ne tient pas debout. Quant à ces trucs que tu faisais quand tu étais petite, si tu savais encore les faire, on s’en serait aper… »
Le tiroir des couverts s’ouvrit d’une secousse, se referma, se rouvrit. Abra n’était plus capable de soulever les cuillères, mais le tiroir suffit à capter l’attention de son père.
« Quand j’ai compris que ça vous inquiétait, maman et toi — que ça vous effrayait —, j’ai arrêté de le faire. Mais là, je peux plus vous le cacher. Et Dan m’a dit de le dire. »
Pressant son visage contre la fourrure râpée de Pippo, elle se mit à pleurer.
Dès qu’ils débouchèrent dans le terminal de Logan tard dans l’après-midi du jeudi, John alluma son téléphone portable. Il eut à peine le temps de voir qu’il avait plus d’une dizaine d’appels manqués que l’appareil sonnait dans sa main. Il consulta le numéro affiché.
« Stone ? interrogea Dan.
— Vu que j’ai une avalanche d’appels manqués du même numéro, je dirais que c’est lui.
— Ne réponds pas. Tu le rappelleras quand on sera sur l’autoroute pour lui dire qu’on devrait être là à… » Dan consulta sa montre, qu’il avait gardée à l’heure de l’Est. « Dix-huit heures. On lui racontera tout en arrivant. »
John rempocha son portable à contrecœur. « J’ai passé tout le vol du retour à prier pour ne pas être radié de l’ordre des médecins à cause de tout ça. Maintenant, j’espère juste que les flics ne vont pas nous tomber dessus dès qu’on freinera devant la maison des Stone. »
Dan, qui s’était plusieurs fois entretenu avec Abra pendant leur traversée du pays, secoua la tête. « Elle l’a convaincu d’attendre. Mais leur famille est en train de vivre une période difficile et Mr. Stone est un Américain troublé. »
John accueillit la remarque d’un sourire singulièrement lugubre. « Il n’est pas le seul. »
Abra était assise avec son père sur la première marche du perron quand Dan s’engagea dans l’allée des Stone. Il était à peine dix-sept heures trente. Ils avaient bien roulé.
Avant que Dave ait pu la retenir, elle se leva d’un bond et dévala l’allée en courant, ses cheveux voltigeant derrière elle. Voyant qu’elle fonçait droit sur lui, Dan tendit le gant enveloppé dans la serviette à John et la reçut dans ses bras. Elle tremblait comme une feuille.
(tu l’as trouvé tu l’as trouvé et tu as trouvé son gant donne-le-moi)
« Pas encore, dit Dan en la reposant à terre. Nous devons d’abord en discuter sérieusement avec ton père.
— Discuter sérieusement de quoi ? » demanda Dave. Il prit Abra par le poignet et l’éloigna de Dan. « Qui sont ces gens méchants dont elle me parle ? Et qui diable êtes-vous ? » Son regard se déplaça vers John et il n’y avait rien d’amical dans ses yeux. « Est-ce que vous pouvez me raconter ce qui se trame, nom de Dieu ?
— C’est Dan, papa. Il est comme moi. Je te l’ai dit. »
John intervint: « Où est Lucy ? Est-elle au courant de tout ça ?
— Je ne vous dirai rien tant que je ne saurai pas ce qui se passe. »
Abra répondit: « Elle est encore à Boston avec Momo. Papa voulait l’appeler mais je l’ai persuadé d’attendre que vous arriviez. » Ses yeux restaient rivés sur le gant enveloppé dans la serviette.
« Vous êtes Dan Torrance, dit Dave. C’est bien ça ?
— Oui.
— Vous travaillez à l’hospice de Frazier ?
— C’est exact.
— Depuis quand rencontrez-vous ma fille ? » Ses mains se crispaient convulsivement. « Vous l’avez rencontrée sur internet ? Je parie que c’est ça. » Son regard épingla John. « Si vous n’étiez pas le pédiatre d’Abra depuis sa naissance, j’aurais déjà appelé la police depuis six heures, voyant que vous ne répondiez à aucun de mes appels.
— J’étais dans un avion, dit John. Je ne pouvais pas répondre.
— Mr. Stone, dit Dan, je ne connais pas votre fille depuis aussi longtemps que John, mais presque. La première fois que je l’ai rencontrée, elle était encore bébé. Et c’est elle qui m’a contacté. »
Dave secoua la tête. Il paraissait incrédule, irrité et moins enclin à croire Dan qu’à mettre en doute tout ce qu’il pourrait lui raconter.
« Rentrons, dit John. Je pense que nous sommes à même de tout vous expliquer — presque tout — et après, vous serez très heureux non seulement que nous soyons ici mais que nous soyons aussi allés en Iowa faire ce que nous y avons fait.
— Je l’espère, John, mais j’en doute. »
Ils entrèrent, Dave tenant Abra contre lui, un bras passé autour de ses épaules — et tous deux, à cet instant, ressemblaient moins à un père et sa fille qu’à une prisonnière et son geôlier —, suivis de près par John. Dan fermait la marche. Avant de franchir la porte d’entrée, il jeta un coup d’œil au trottoir d’en face où était garée une vieille camionnette rouge fané. Billy leva aussitôt les pouces… puis croisa les doigts. Dan fit de même, et suivit les autres à l’intérieur.
Pendant que Dave, dans son salon de Richland Court, s’entretenait avec son effrayante fille et ses non moins effrayants hôtes, le Winnebago transportant le peloton d’intervention des Vrais passait au sud-est de Toledo. Teuch était au volant. Andi Steiner et Barry dormaient à l’arrière: Andi comme une morte, Barry en grommelant, ne cessant de se tourner et de se retourner sur le flanc. Assis dans le coin salon, Skunk feuilletait le New Yorker. Le seul truc qu’il aimait vraiment là-dedans, c’étaient les bandes dessinées et les minuscules pubs pour des trucs pas possibles comme des pulls en poil de yack, des chapeaux de coolie vietnamien et des faux cigares cubains.
Jimmy Zéro, son ordinateur portable à la main, vint poser son cul à côté de lui. « Je ratisse le net depuis tout à l’heure. J’ai piraté quelques bases de données et j’ai dû neutraliser les ripostes des sites visés, mais… je peux te montrer quelque chose ?
— Comment tu peux surfer sur le net depuis une autoroute, toi ? »
Jimmy le regarda d’un air gentiment condescendant. « Connexion 4G, bébé. Réveille-toi, on est à l’ère de la modernité.
— Si tu le dis. » Skunk mit son magazine de côté. « Et qu’est-ce que t’as trouvé ?
— Des photos de classe du collège d’Anniston. » Jimmy tapota son écran tactile et une photo s’afficha. Pas un cliché de presse à gros grain mais le portrait haute définition d’une petite fille en robe rouge à manches bouffantes, cheveux châtains nattés, large sourire confiant.
« Julianne Cross », indiqua Jimmy. Il tapota encore l’écran et une rousse au sourire espiègle remplaça la précédente. « Emma Deane. » Nouveau tapotement et une fille encore plus jolie apparut. Yeux bleus, opulente chevelure blonde encadrant son visage et cascadant sur ses épaules. Expression sérieuse mais deux fossettes suggéraient l’esquisse d’un sourire. « Et voici Abra Stone.
— Abra ?
— Ouais, ils leur donnent de ces noms aujourd’hui. N’importe quoi. Tu te souviens du temps où Jane et Mabel étaient des noms assez bien pour les petites pecnodes ? J’ai lu quelque part que Sly Stallone avait appelé son fils Sage Moonblood, t’as déjà entendu un nom aussi débile ?
— Tu penses qu’une de ces trois-là est la môme à Rosie ?
— Si Rosie a vu juste et que la môme est une préado, ça doit être ça. Sûrement la Deane ou la Stone, c’est les deux qui habitent dans la rue où s’est produit le petit tremblement de terre, mais on peut pas éliminer complètement la Cross. Elle habite dans la rue voisine. » Jimmy Zéro exécuta une rotation des doigts sur son écran et les trois photos s’alignèrent en rang d’oignon. Sous chacune, en anglaises tarabiscotées, était écrit MES SOUVENIRS D’ÉCOLE.
Skunk les examina. « Dis, tu risques pas de te faire repérer à choper des photos de petites filles sur Facebook ou autre ? Les pecnos ne rigolent pas avec ce genre de trucs. »
Jimmy parut offensé. « Facebook, mon cul. J’ai été chercher celles-là dans les archives du collège d’Anniston, et je les ai téléchargées direct de leur site dans mon ordinateur. Et je vais te dire, même un type installé devant un mur d’écrans d’ordinateurs à la NSA serait infoutu de retrouver ma trace. C’est qui le meilleur ?
— C’est toi, dit Skunk. Je suppose.
— Alors, c’est laquelle, d’après toi ?
— Si je devais choisir… » Skunk tapota la photo d’Abra. « Elle a quelque chose de spécial dans les yeux. Une vapeur torride. »
Jimmy réfléchit une seconde, décida que c’était une remarque cochonne et s’esclaffa. « Qu’est-ce t’en dis ? Ça peut nous aider ?
— Oui. Tu peux les imprimer et en faire des copies pour tout le monde ? Surtout pour Barry. C’est notre Rabatteur en Chef, sur ce coup.
— Je m’en occupe de suite. J’ai mon Fujitsu ScanSnap. Une super petite machine mobile. J’avais un S1100, mais j’ai changé quand j’ai lu dans Computerworld que…
— Fais-le, point barre, d’accord ?
— Ouais, ouais, bien sûr. »
Skunk reprit son magazine et alla direct à la bande dessinée de la dernière page, celle où le lecteur est censé écrire la légende. Cette semaine, c’était le dessin d’une vieille entrant dans un bar avec un ours enchaîné. Elle avait la bouche ouverte, donc la légende à trouver, c’était ce qu’elle disait. Skunk réfléchit intensément, puis écrivit: « Bon alors, c’est lequel d’entre vous qui m’a traité de conne, bande d’enculés ? »
Ouais, bof, on pouvait sûrement trouver mieux…
Le Winnebago poursuivait sa route dans le soir tombant. Dans l’habitacle, Teuch alluma le plafonnier. Sur l’une des banquettes, Barry le Noiche se retourna dans son sommeil en se grattant le poignet. Une tache rouge y avait fait son apparition.
Les trois hommes restèrent assis en silence pendant qu’Abra montait chercher quelque chose dans sa chambre. Dave pensa leur proposer un café — ils paraissaient fatigués et n’étaient pas rasés — puis décida qu’il ne leur offrirait même pas un cracker nature tant qu’il n’aurait pas eu le fin mot de l’histoire. Lucy et lui avaient déjà discuté de ce qu’il conviendrait de faire quand Abra, un jour prochain, dans un avenir pas si lointain, rentrerait à la maison en leur annonçant qu’un garçon lui avait demandé de sortir avec elle… mais là, il avait affaire à des hommes, des hommes, bon sang, et il semblait que celui qu’il ne connaissait pas voyait sa fille depuis déjà un certain temps. La voyait comment, d’abord ?
Avant qu’aucun d’entre eux ne se soit risqué à entamer une conversation qui aurait forcément été tendue — et peut-être acrimonieuse —, le tonnerre assourdi des tennis d’Abra retentit dans l’escalier. Elle entra dans la pièce en tendant un numéro de l’Anniston Shopper à son père. « Regarde la dernière page, papa. »
Dave retourna le journal et fit la grimace. « Qu’est-ce que c’est que ces traces marron ?
— Du marc de café. Je l’avais jeté à la poubelle, mais comme j’arrêtais pas d’y repenser, je suis allée le repêcher. J’arrêtais pas de penser à lui. » Elle désigna la photo de Bradley Trevor dans la rangée du bas « Et à ses parents. Et à ses frères et sœurs, s’il en a. » Ses yeux s’emplirent de larmes. « Il avait des taches de rousseur, papa. Il les détestait, mais sa mère lui disait que ça porte bonheur.
— Tu ne peux pas savoir ça, dit Dave sans la moindre conviction.
— Elle le sait, dit John. Et vous savez qu’elle sait. Allons, Dave, s’il vous plaît, coopérez. C’est de la plus haute importance.
— Je veux avoir des explications sur vos relations avec ma fille, dit Dave en se tournant vers Dan. Parlez-moi d’abord de ça. »
Dan reprit le récit du début. Comment il avait gribouillé le nom d’Abra dans son carnet de réunions des AA. Le premier « hello » à la craie sur le tableau. Sa claire perception de la présence d’Abra, le soir de la mort de Charlie Hayes. « Je lui ai demandé si elle était la petite fille qui m’écrivait parfois sur mon tableau. Elle ne m’a pas répondu avec des mots, mais il y a eu un petit arpège de piano. Un vieil air des Beatles, je crois. »
Dave regarda John. « Vous lui avez raconté ça ! »
John fit non de la tête.
Dan reprit: « Il y a deux ans, j’ai eu un nouveau message d’elle sur mon tableau me disant, “Ils sont en train de tuer le p’tit gars du base-ball.” Je ne savais pas ce que ça voulait dire, et je ne suis pas certain qu’Abra le savait très bien, sur le moment. Tout aurait pu en rester là, si ensuite elle n’avait pas vu ça. » Il désigna la page de l’Anniston Shopper avec tous les portraits de la taille d’un timbre-poste.
Abra lui raconta le reste.
Lorsqu’elle eut terminé, Dave dit: « Alors comme ça, vous avez pris l’avion pour l’Iowa sur les dires d’une gamine de treize ans ?
— Une gamine de treize ans très spéciale, précisa John. Dotée de talents très spéciaux.
— Nous pensions que tout cela était terminé. » Dave décocha un regard accusateur à Abra. « À part quelques rares petites prémonitions, nous pensions que ça lui était passé en grandissant.
— Je suis désolée, papa. » La voix d’Abra était à peine plus qu’un murmure.
« Je ne vois pas pourquoi elle devrait être désolée, dit Dan, espérant que la colère qu’il ressentait ne transparaissait pas dans sa voix. Elle a dissimulé son talent parce qu’elle savait que vous et votre femme souhaitiez qu’elle en soit débarrassée. Elle l’a dissimulé parce qu’elle vous aime et voulait être la fille loyale de ses parents.
— Elle vous a dit ça, je suppose ?
— Non, nous n’en avons jamais discuté, répondit Dan. Mais j’avais une mère que j’aimais tendrement, et parce que je l’aimais, j’ai fait la même chose. »
Abra lui décocha un regard de pure gratitude. Comme elle baissait de nouveau les yeux, elle lui envoya une pensée. Quelque chose qu’elle n’osait pas dire tout haut.
« Et aussi, elle ne voulait pas que ses amies le sachent. Elle pensait qu’elles ne l’aimeraient plus si elles l’apprenaient, qu’elles auraient peur d’elle. Elle ne se trompait sans doute pas.
— Ne perdons pas de vue la question majeure, dit John. Nous sommes allés en Iowa, en effet. Nous avons trouvé l’usine d’éthanol dans la ville de Freeman, à l’emplacement exact indiqué par Abra. Nous avons trouvé le corps de l’enfant. Et son gant. Il a écrit le nom de son joueur préféré sur la paume, mais son propre nom — Brad Trevor — est écrit sur la patte de boutonnage.
— Il a été assassiné. C’est ce que vous prétendez. Par une bande de nomades cinglés.
— Ils voyagent en camping-car et en autocaravanes Winnebago », dit Abra. Elle parlait d’une voix basse et rêveuse. Tout en parlant, elle regardait le gant de base-ball enveloppé dans la serviette-éponge. Elle en avait peur, mais elle voulait aussi le toucher. Son conflit émotionnel apparut si clairement à Dan qu’il sentit son estomac se nouer. « Ils ont des drôles de noms, comme des noms de pirates. »
D’un ton presque plaintif, Dave demanda: « Êtes-vous sûrs que ce gosse a été assassiné ?
— La femme au chapeau a léché son sang sur ses mains », dit Abra. Elle était restée assise sur les marches de l’escalier. Elle se leva et vint poser son visage contre la poitrine de son père. « Quand elle veut du sang, elle a une dent spéciale qui pousse. Tous les autres aussi.
— Ce garçon était vraiment comme toi ?
— Oui. » La voix d’Abra était étouffée, mais audible. « Il pouvait voir à travers sa main.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’il pouvait savoir comment certains lancers allaient arriver, parce que sa main les voyait avant. Et quand sa mère perdait quelque chose, il mettait sa main devant ses yeux et il regardait à travers pour voir où se trouvait l’objet. Je crois. J’en suis pas tout à fait sûre, mais moi aussi, des fois, je me sers de ma main comme ça.
— Et c’est pour ça qu’ils l’ont tué ?
— J’en suis persuadé, dit Dan.
— Pour quoi faire ? Pour récolter une espèce de vitamine favorisant les perceptions extra-sensorielles ? Avez-vous conscience du ridicule de la chose ? »
Personne ne lui répondit.
« Et ils savent qu’Abra les a repérés ?
— Oui, ils le savent. » Elle leva la tête. Ses joues rougies étaient mouillées de larmes. « Ils ne savent pas comment je m’appelle ni où j’habite, mais ils savent que j’existe.
— Dans ce cas, nous devons prévenir la police, dit Dave. Ou… le FBI serait peut-être plus indiqué. Ils auront sûrement un peu de mal à nous croire, au début, mais si le corps est là où… »
Dan l’interrompit: « Je ne vous dirai pas que c’est une mauvaise idée avant d’avoir vu ce qu’Abra peut faire avec le gant de base-ball, mais vous devez réfléchir sérieusement aux conséquences. Pour John, pour moi, pour vous et votre épouse, mais surtout pour Abra.
— Je ne vois pas quel genre d’ennuis John et vous pourriez… »
John remua avec impatience sur sa chaise. « Enfin, Dave. Qui a trouvé le corps ? Qui l’a exhumé et ré-enterré après avoir retiré une pièce à conviction que la police scientifique considérerait certainement comme capitale ? Qui a transporté cette pièce à conviction à travers la moitié du pays pour qu’une collégienne de treize ans s’en serve comme d’une planchette de ouija ? »
Malgré lui, Dan monta au créneau. Ils faisaient bloc et, en d’autres circonstances, il aurait pu en éprouver des scrupules, mais pas là. « Écoutez, Mr. Stone, votre famille a déjà à affronter une épreuve. Votre grand-mère par alliance est mourante, votre épouse est sérieusement éprouvée, et épuisée. Cette nouvelle fera l’effet d’une bombe dans la presse et sur internet. Clan de nomades meurtriers contre collégienne aux pouvoirs parapsychiques. Ils la voudront sur tous les plateaux télé, vous refuserez, et cela ne fera qu’attiser leur avidité. Votre rue se transformera en studio en plein air, Nancy Grace n’hésitera pas à emménager dans la maison d’à côté et il faudra moins d’une semaine pour que tout le gang des médias hurle canular d’une seule voix. Vous vous souvenez du papa de Balloon Boy ? Vous n’aimeriez pas être à sa place, n’est-ce pas ? Et pendant ce temps-là, ces gens qu’Abra appelle la Tribu des Winnebago courront toujours.
— Et qui sera censé protéger ma petite fille, s’ils viennent l’enlever ? Vous deux ? Un toubib et un aide-soignant d’hospice ? Ou vous êtes juste l’homme de ménage ? »
Si tu savais qu’un vieil employé municipal de soixante-treize ans monte la garde en bas dans ta rue, pensa Dan. Et il ne put s’empêcher de sourire. « Je suis un peu les deux. Écoutez, Mr. Stone…
– Étant donné que vous et ma fille semblez être de grands copains, j’imagine que vous pouvez m’appeler Dave.
— Va pour Dave. À mon avis, la décision que vous allez prendre dépend du pari que vous êtes prêt à faire sur la capacité des forces de l’ordre à croire votre fille. Surtout quand elle leur dira que la Tribu des Winnebago sont des vampires qui sucent la vie des enfants.
— Merde, dit David, je ne peux pas raconter ça à Lucy. Elle va péter un câble. Tous ses câbles.
— Ce qui tendrait à résoudre le dilemme d’appeler ou non la police », fit remarquer John.
Le silence s’établit durant quelques secondes. Quelque part dans la maison, on entendait le tic-tac d’une horloge. Quelque part à l’extérieur, l’aboiement d’un chien.
« Le tremblement de terre, dit David brusquement. Ce miniséisme. C’était toi, Abby ?
— J’en suis quasiment sûre », chuchota-t-elle.
Dave la serra contre lui, puis il se leva et déplia la serviette qui enveloppait le gant de base-ball. Il le tint devant lui, l’examinant sous toutes les coutures. « Ils l’ont enterré avec, dit-il. Ils l’ont enlevé, torturé, assassiné, et ils l’ont enterré avec son gant de base-ball.
— Oui », confirma Dan.
Dave se tourna vers sa fille. « Tu veux vraiment toucher ça, Abra ? »
Elle tendit les mains et dit: « Non. Mais donne-le-moi quand même. »
David Stone hésita, puis le lui tendit. Abra le prit dans ses mains et regarda à l’intérieur de la paume. « Jim Thome », dit-elle. Dan aurait parié toutes ses économies (et après douze ans de travail régulier et de sobriété sans faille, il en avait de fait accumulé un peu) qu’elle n’avait jamais rencontré ce nom auparavant, or elle le prononça correctement: Toe-may. « Il fait partie du Six Hundred Club.
— Exact, dit Dave. Thome…
— Chut », lui intima Dan.
Ils la regardèrent. Elle porta le gant à son visage et en renifla la paume. (Dan se souvint du grouillement d’insectes et dut réprimer un haut-le-corps.) Elle dit: « Pas Barry le Chinois, Barry le Noiche, comme ils disent. Même s’il est pas chinois. Ils l’appellent comme ça parce qu’il a les yeux un peu bridés. C’est leur… leur… je sais pas… attendez… »
Elle berça le gant contre sa poitrine, comme un bébé. Elle avait commencé à respirer plus vite. Sa bouche s’ouvrit, et elle gémit. Dave, alarmé, posa sa main sur son épaule. Abra s’en débarrassa d’une secousse. « Non, papa, non ! » Elle ferma les yeux en serrant le gant contre elle. Ils attendirent.
Enfin, ses yeux s’ouvrirent et elle dit: « Ils viennent me chercher. »
Dan se leva, s’agenouilla à côté d’elle et posa une main sur les siennes.
(combien sont-ils tous ou seulement quelques-uns)
« Seulement quelques-uns. Barry est avec eux. C’est pour ça que je peux voir. Il y en a trois autres. Peut-être quatre. Une femme avec un tatouage de serpent. Ils nous appellent les pecnos. On est des pecnos pour eux. »
(est-ce que la femme au chapeau)
(non)
« Quand vont-ils arriver ici ? demanda John. Tu le sais ?
— Demain. Ils doivent s’arrêter en route pour prendre… » Elle se tut. Ses yeux fouillèrent la pièce, sans la voir. Une de ses mains s’échappa de sous la main de Dan et vint frotter sa bouche. L’autre était cramponnée au gant. « Ils doivent prendre… je sais pas… » Des larmes, non de chagrin mais d’effort, filtrèrent au coin de ses yeux. « Est-ce que c’est un médicament ? C’est… attendez, attendez. Lâche-moi, Dan, je dois… il faut que tu me lâches… »
Dan retira sa main. Il y eut un bref claquement accompagné d’une étincelle bleue d’électricité statique. Le piano joua un arpège de notes discordantes. Sur une petite table près de la porte du couloir, une collection de figurines en céramique Hummel trépidait et sautillait. Abra enfila le gant. Ses yeux s’agrandirent.
« L’un est un skunk ! L’un est un docteur et heureusement pour eux parce que Barry est malade ! Il est malade ! » Elle promena un regard halluciné sur eux puis éclata de rire. Le son de ce rire fit dresser les poils sur la nuque de Dan. Il pensa que c’est ainsi que doivent rire les aliénés quand ils n’ont pas pris leur traitement à l’heure. Il dut se retenir pour ne pas arracher le gant de la main d’Abra.
« Il a la rougeole ! Grand-Pa Flop lui a filé la rougeole et il va pas tarder à cycler ! C’est ce putain de môme ! Il devait pas être vacciné ! On doit le dire à Rose ! On doit… »
C’en fut trop pour Dan. Il lui arracha le gant et le jeta de l’autre côté de la pièce. Le piano cessa de jouer. Les figurines Hummel firent entendre une ultime trépidation et s’immobilisèrent, l’une d’elles à l’extrême bord de la table, prête à basculer dans le vide. Dave, la bouche ouverte, regardait fixement sa fille. John s’était levé, mais semblait incapable d’avancer.
Dan prit Abra par les épaules et la secoua vigoureusement. « Abra, sors de ta transe. »
Elle le fixait d’un regard immense, les yeux dans le vague.
(Reviens Abra c’est bon)
Ses épaules, qu’elle avait presque remontées jusqu’aux oreilles, se détendirent peu à peu. Ses yeux le voyaient de nouveau. Elle exhala un long souffle et se laissa aller en arrière dans le cercle du bras de son père.
« Abby ? appela Dave. Abba-Doo ? Ça va ?
— Oui, mais ne m’appelle pas comme ça. » Elle inspira et relâcha l’air dans un autre long soupir. « Ouh, c’était intense. » Elle regarda son père. « C’est pas moi qui ai lâché la bombe P, papa, c’est l’un d’entre eux. Je crois que c’était le Skunk, comme ils l’appellent. C’est le chef de la troupe qui est en route. »
Dan s’assit près d’Abra sur le canapé. « Tu es sûre que ça va ?
— Oui. Maintenant, oui. Mais je veux plus jamais retoucher ce gant. Ils sont pas comme nous. Ils ressemblent à des gens et je pense qu’ils ont été des gens un jour, mais maintenant ils ont des pensées de lézard.
— Tu as dit que Barry a la rougeole. Tu t’en souviens ?
— Barry, oui. Celui qu’ils appellent le Noiche. Je me souviens de tout. Oh, ce que j’ai soif.
— Je vais te chercher de l’eau, dit John.
— Non, quelque chose de sucré, s’il vous plaît.
— Il y a des canettes de Coca au frigo », dit Dave. Il caressa les cheveux d’Abra, puis sa joue, puis sa nuque. Comme pour se rassurer, et s’assurer qu’elle était toujours là.
Ils attendirent que John revienne avec une canette. Abra la prit, but goulûment et rota. « Excusez-moi », dit-elle. Et elle gloussa.
Dan n’avait jamais été aussi heureux d’entendre quelqu’un roter et glousser.
« Dis-moi, John, la rougeole est plus grave pour les adultes, hein ?
— Absolument. Elle peut évoluer en pneumonie et même entraîner la cécité à la suite de cicatrices sur la cornée.
— La mort ?
— Aussi, mais c’est rare.
— C’est différent pour eux, dit Abra. Parce que je crois pas qu’ils ont l’habitude de tomber malades. Mais Barry est malade. Ils doivent s’arrêter en route récupérer un colis. Ça doit être un médicament pour lui. Pour lui faire des piqûres.
— Qu’est-ce que tu voulais dire par “cycler” ?
— Aucune idée.
— La maladie de Barry peut-elle les arrêter ? demanda John. Cela peut-il les inciter à rebrousser chemin et à retourner d’où ils viennent ?
— Je crois pas. Barry est peut-être contagieux, ils sont peut-être déjà tous contaminés et ils le savent. Ils n’ont rien à perdre et tout à gagner, c’est ce que dit le Skunk. »
Elle but encore un peu de Coca, tenant la canette à deux mains, puis leva les yeux et regarda les trois hommes tour à tour, terminant par son père. « Ils connaissent ma rue. Et peut-être qu’ils connaissent mon nom, après tout. Ils ont même ma photo, si ça se trouve. Je sais pas très bien. Barry a le cerveau tout chamboulé. Mais ils pensent… ils pensent que si je suis immunisée contre la rougeole…
— Alors ton essence pourrait les soigner, dit Dan. Ou au moins vacciner les autres.
— Ils appellent pas ça l’essence, dit Abra. Ils appellent ça la vapeur. »
Dave tapa dans ses mains, un seul claquement définitif. « C’est bon, maintenant. J’appelle la police. Nous allons faire arrêter ces gens.
— Tu ne peux pas. » Abra avait dit ça d’une voix blanche de femme de cinquante ans dépressive. Fais comme tu veux, disait cette voix. Je t’aurai prévenu.
Dave avait sorti son portable de sa poche, mais il le tenait dans sa main sans l’ouvrir. « Pourquoi je ne peux pas ?
— Ils auront une bonne excuse pour expliquer qu’ils voyagent dans le New Hampshire, et tout plein de papiers d’identité en règle. Et puis, il sont riches. Vraiment riches, comme les banques, les compagnies pétrolières et Wal-Mart sont riches. Ils pourront peut-être reculer, mais ils reviendront. Ils reviennent toujours chercher ce qu’ils veulent. Ils tuent les gens qui s’interposent et ceux qui essayent de les dénoncer, et en cas de besoin, ils achètent leur impunité. Je viens d’apprendre le mot à l’école, cette semaine. » Elle posa sa canette de Coca sur la table basse et noua ses bras autour de son père. « Je t’en prie, papa, ne dis rien à personne. Je préférerais aller avec eux plutôt que risquer qu’ils vous fassent du mal, à toi et maman. »
Dan intervint: « Mais en ce moment, leur nombre se trouve réduit à quatre ou cinq.
— Oui.
— Où sont les autres ? Est-ce que tu le sais ?
— Dans un camping qui s’appelle le Bluebird Campground. Ou peut-être que c’est Bluebell. Il leur appartient. Il y a une ville juste à côté. C’est là que se trouve le supermarché Sam’s. Ça s’appelle Sidewinder. Rose est là-bas, avec le reste des Vrais. C’est comme ça qu’ils s’appellent entre eux, les… Dan ? Ça va ? »
Dan ne répondit pas. Il était incapable de parler, momentanément du moins. Il se rappelait la voix de Dick Hallorann lui parlant par la bouche de feu Eleanor Ouellette. Il avait demandé à Dick où se trouvaient les démons vides, et maintenant il comprenait sa réponse.
Dans ton enfance.
« Dan ? » C’était John. Sa voix paraissait venir de très loin. « Tu es blanc comme un linge. »
Tout prenait un sens terrifiant. Dès le début, il avait su — avant même de le voir de ses yeux — que l’hôtel Overlook était un lieu malfaisant. Ravagé par un incendie, il avait disparu, mais qui pouvait prétendre que le mal avait lui aussi disparu ? Lui-même ne s’y serait pas risqué. Enfant, n’avait-il pas reçu la visite de revenants qui en avaient réchappé ?
Ce camping qu’ils possèdent… il est situé sur le terrain qu’occupait l’hôtel autrefois. Je le sais. Et tôt ou tard, je vais devoir y retourner. Ça aussi, je le sais. Et probablement sans trop tarder. Mais d’abord…
« Ça va, je vais bien, dit-il.
— Tu veux un Coca ? demanda Abra. Le sucre est un bon remède pour beaucoup de maux, moi personnellement je trouve.
— Plus tard. J’ai une idée. Encore vague, mais en nous y mettant tous les quatre, nous pourrons l’étoffer et en faire un plan. »
Andi la Piquouse se gara sur le parking des camions sur une aire d’autoroute proche de Westfield, État de New York. Teuch entra dans la boutique chercher du jus de fruits pour Barry, qui avait maintenant la fièvre et un sérieux mal de gorge. Pendant qu’ils attendaient son retour, Skunk passa un coup de fil à Rose. Elle répondit dès la première sonnerie. Il la mit au courant le plus brièvement possible, puis attendit.
« C’est quoi que j’entends dans le fond ? » demanda-t-elle.
Skunk soupira et frictionna d’une main sa joue mal rasée. « C’est Jimmy Zéro. Il chiale.
— Dis-lui de la fermer tout de suite. Dis-lui qu’on chiale pas au base-ball. »
Skunk transmit le message, en passant sous silence le sens de l’humour particulier de Rose. Jimmy, occupé à éponger le visage de Barry avec un linge humide, parvint à étouffer ses sanglots bruyants et agaçants (Skunk devait bien le reconnaître).
« C’est mieux, commenta Rose.
— Que veux-tu qu’on fasse ?
— Attends une seconde, j’essaie de réfléchir. »
Que Rose doive essayer de réfléchir était une idée au moins aussi perturbante pour Skunk que les taches rouges qui s’étaient maintenant propagées sur tout le corps et le visage de Barry, mais il obtempéra, gardant son iPhone collé à son oreille, et se taisant. Il transpirait. Fièvre, ou juste la chaleur qui régnait dans le véhicule ? Il examina ses bras, à l’affût de marques rouges, mais n’en trouva pas. Pas encore.
« Vous êtes dans les temps ? demanda Rose.
— Jusqu’ici, oui. Un peu en avance, même. »
Un double coup rapide résonna à la portière. Andi regarda dehors et ouvrit.
« Skunk ? Toujours là ?
— Oui. Teuch vient de revenir avec le jus de fruits pour Barry. Il a super mal à la gorge.
— Tiens, essaie ça, dit Teuch à Barry en dévissant le bouchon. C’est de la pomme. Tout frais de la vitrine réfrigérée. Ça va merveilleusement soulager ta gorge enflammée. »
Barry se souleva sur les coudes et avala quand Teuch inclina la petite bouteille en verre contre ses lèvres. Skunk trouva la scène difficile à regarder. Il avait vu des petits agneaux boire comme ça au biberon avec ce même air de faiblesse maladive qui semblait dire aidez-moi-j’y-arrive-pas-tout-seul.
« Est-ce que Barry peut parler, Skunk ? Si oui, passe-le-moi. »
Skunk écarta Teuch du coude et s’assit à côté de Barry. « Rose. Elle veut te parler. »
Il voulut tenir le téléphone contre l’oreille de Barry, mais le Noiche s’en saisit. Soit c’était le jus de fruits, soit l’aspirine que Teuch lui avait fait avaler qui lui avait redonné un peu de vigueur.
« Rose, croassa-t-il, désolé de tout ça, chérie. » Il écouta, hocha la tête. « Je sais. Je comprends. Je… » Il écouta encore. « Non, non, pas encore, mais… ouais. Je peux. Je vais faire ça. Ouais. Je t’aime aussi. Tiens, je te le repasse. » Il tendit le téléphone à Skunk, puis, vidé de ce regain de force passager, s’effondra de nouveau sur son tas d’oreillers.
« Je suis là, dit Skunk.
— Il a déjà commencé à cycler ? »
Skunk épia Barry à la dérobée. « Non.
— Dieu soit loué pour ses modestes bienfaits. Il me dit qu’il peut encore la localiser. J’espère que c’est vrai. S’il ne peut pas, vous devrez la trouver vous-mêmes. Il nous faut cette fille. »
Skunk savait qu’elle voulait la gamine — Julianne, Emma, plus probablement Abra — pour des raisons personnelles, et c’était suffisant pour lui, mais il y avait bien plus en jeu. Peut-être la survie durable des Vrais. Lors d’un entretien chuchoté à l’arrière du Winnebago, Teuch avait confié à Skunk que cette môme n’avait sans doute jamais eu la rougeole, mais que sa vapeur pourrait quand même les protéger à cause des vaccins avait dû lui faire quand elle était bébé. Ce n’était qu’une supposition, mais ça valait bougrement mieux que pas de supposition du tout.
« Skunk ? Parle-moi, mon poussin.
— On va la trouver. » Il jeta un coup d’œil en direction de l’as de l’informatique de la Tribu. « Jimmy a resserré le filet sur trois possibilités, toutes dans le rayon d’un même pâté de maisons. On a des photos.
– Ça, c’est excellent. » Elle se tut et, quand elle reprit la parole, elle avait la voix plus basse, plus chaude et, peut-être un poil chevrotante. Skunk détestait l’idée d’une Rose apeurée, pourtant, il pensait qu’elle l’était. Pas pour elle, mais pour le Nœud Vrai qu’elle avait le devoir de protéger. « Tu sais que je vous obligerais jamais à continuer avec Barry malade si je ne pensais pas que c’est absolument vital.
— Ouais, je sais.
— Chopez-la, endormez-la-moi comme il faut et ramenez-la. Compris ?
— Compris.
— S’il y en a d’autres qui tombent malades, et si tu penses qu’il vaut mieux affréter un jet pour la ramener…
— On le fera aussi, s’il le faut. » Mais Skunk redoutait cette éventualité. Tous ceux d’entre eux qui ne seraient pas malades en montant dans l’avion le seraient en arrivant: perte de l’équilibre, troubles auditifs pendant un mois ou plus, tremblements, vomissements… Et puis aussi, tout déplacement par avion laisse dans son sillage sa piste de paperasses. Pas très bon pour des passagers escortant une fillette kidnappée et droguée. Mais bon: quand le diable invite, faut y aller avec une longue cuillère.
« Il est temps que vous repreniez la route, dit Rose. Prends soin de mon Barry, Papa. Et des autres aussi.
— Tout le monde va bien, de ton côté ?
— Impec », dit Rose. Et elle raccrocha sans lui laisser le temps de poser plus de questions. C’était mieux comme ça. Parfois, pas besoin d’être télépathe pour savoir que quelqu’un ment. Même les pecnos le savaient.
Skunk jeta le téléphone sur la table et tapa énergiquement dans ses mains. « C’est bon, les gars, on fait le plein et on y va. Prochain arrêt, Sturbridge, Massachusetts. Teuch, tu restes avec Barry. Je conduis pendant six heures, ensuite, tu prends le relais, Jimmy.
— Je veux rentrer à la maison », dit Jimmy Zéro d’une voix morose. Il s’apprêtait à en dire plus, mais une main brûlante lui saisit le poignet et l’en empêcha.
« On a pas le choix », dit Barry. Ses yeux étincelaient de fièvre, mais ils étaient attentifs et lucides. À cet instant, Skunk se sentit très fier de lui. « Pas le choix du tout, Ordi-Boy. Alors, du nerf, pépère. Les Vrais avant tout. Toujours. »
Skunk s’installa au volant et tourna la clé de contact. « Jimmy, appela-t-il, viens t’asseoir une minute près de moi. Pour bavarder un peu. »
Jimmy Zéro vint se poser sur le siège du passager.
« Ces trois gamines, elles ont quel âge ? Tu le sais ?
— Oui, je le sais, ça et plein d’autres choses. Après avoir chopé leurs photos, j’ai piraté leurs dossiers scolaires. Tant qu’à remporter le banco, autant tenter le super-banco. Deane et Cross ont quatorze ans. La petite Stone a un an de moins. Elle a sauté une classe à l’école primaire.
– Ça, ça me semble un indice de vapeur, dit Skunk.
— Ouais.
— Et elles habitent toutes les trois dans le même quartier.
— Exact.
– Ça, ça me semble un indice de copinage. »
Les yeux de Jimmy étaient encore brouillés de larmes, mais la remarque le fit rire. « Ouais. Des filles, quoi. Elles doivent mettre toutes les trois le même rouge à lèvres et mouiller leur petite culotte pour les mêmes chanteurs. Où tu veux en venir ?
— Nulle part, dit Skunk. Juste pour savoir. L’information, c’est le pouvoir, comme on dit. »
Deux minutes plus tard, le Winnebago de Steve Vap’ rejoignait l’Interstate 90. Lorsque le compteur se fixa sur cent dix, Skunk enclencha le régulateur de vitesse et laissa rouler.
Dan esquissa les grandes lignes de son plan, puis attendit la réponse de Dave Stone. Pendant un long moment, celui-ci resta assis près de sa fille, tête baissée, mains jointes entre les genoux.
« Papa ? interrogea Abra. S’il te plaît, dis quelque chose. »
Dave leva la tête et dit: « Qui veut une bière ? »
Dan et John échangèrent un bref regard amusé, et déclinèrent.
« Ben moi, j’en veux une. Ce dont j’ai réellement envie, c’est d’un double scotch, mais je veux bien admettre sans que vous ayez à me le dire, messieurs, que me siffler un whisky ce soir pourrait ne pas être une très bonne idée.
— Je vais t’en chercher une, papa. »
Abra bondit vers la cuisine. Ils entendirent le claquement de la languette à l’ouverture de la canette, suivi du sifflement du gaz carbonique — deux sons qui ranimèrent chez Dan une foule de souvenirs, dont certains traîtreusement associés au bonheur. Abra revint avec une Coors et un verre Pilsner.
« Je peux te la verser, p’pa ?
— Fais-toi plais’. »
Avec une fascination silencieuse, Dan et John regardèrent Abra incliner le verre et, avec l’assurance et l’aisance d’un barman expérimenté, verser la bière doucement afin de maîtriser la formation de mousse. Elle tendit le verre à son père et posa la canette sur la table basse. Dave avala une longue gorgée, soupira, ferma les yeux, les rouvrit.
« Que c’est bon ! » dit-il.
Je te crois, pensa Dan. Et il vit qu’Abra le regardait. Son visage, d’habitude si ouvert, était impénétrable, et il fut momentanément incapable de lire ses pensées.
Dave dit: « Ce que vous proposez est fou, mais ne manque pas d’attraits. Le principal étant de me donner peut-être l’occasion de voir ces… créatures… de mes propres yeux. Je crois que j’en ai besoin, parce que, en dépit de tout ce que vous m’avez raconté, je trouve encore difficile de croire à leur existence. Même avec le gant, et le corps que vous dites avoir trouvé. »
Abra ouvrit la bouche pour parler. Son père leva la main pour l’arrêter.
« Je veux bien croire que tu y crois, poursuivit-il. Que vous y croyez tous les trois. Et je veux bien croire aussi qu’un groupe d’individus dangereux et sérieusement dérangés sont peut-être — je dis bien peut-être — aux trousses de ma fille. Et j’adhérerais volontiers à votre idée, Mr. Torrance, si elle n’impliquait pas d’emmener Abra. Je refuse d’utiliser mon enfant comme un appât.
— Ce ne sera pas nécessaire », dit Dan. Il n’avait pas oublié comment la présence d’Abra dans la zone du quai de l’usine d’éthanol avait fait de lui une sorte de chien limier pour restes humains et combien sa vision s’était aiguisée quand Abra avait ouvert les yeux à l’intérieur de sa tête. Il avait aussi pleuré ses larmes à elle, même si aucun test ADN n’aurait pu le prouver.
À moins que… pensa-t-il. Qui sait ?
« Que voulez-vous dire ?
— Votre fille n’a pas besoin d’être avec nous… pour être avec nous. C’est sa façon d’être unique. Abra, as-tu une copine chez qui tu pourrais aller demain après l’école ? Peut-être même y rester pour la nuit ?
— Oui, Emma Deane, bien sûr. » À la lueur d’excitation qui dansait dans ses yeux, il vit qu’elle avait déjà compris ce qu’il avait en tête.
« Mauvaise idée, dit Dave. Je refuse de la laisser sans protection.
— Abra a été protégée durant tout le temps que nous avons passé en Iowa », dit John.
Les sourcils d’Abra se froncèrent et sa bouche s’entrouvrit. Dan s’en réjouit. Il était persuadé qu’elle aurait pu pêcher cette info dans son cerveau à tout moment, mais elle ne l’avait pas fait. Elle s’était conformée à ce qu’il lui avait demandé.
Dan sortit son téléphone portable, sélectionna rapidement un contact, l’appela. « Billy ? Si tu venais nous rejoindre ? On t’attend. »
Trois minutes plus tard, Billy pénétrait dans la maison des Stone. Il portait un jean, une chemise de flanelle rouge dont les pans lui descendaient presque à hauteur des genoux et une casquette Chemin de fer de Teenytown qu’il ôta pour serrer la main à Dave et à Abra.
« Tu l’as aidé pour son estomac, dit Abra en se tournant vers Dan. Je m’en souviens.
— Ah, tu as quand même un peu fureté », dit Dan.
Abra rougit. « Pas exprès. Jamais. Mais des fois… ça arrive, c’est tout.
– À qui le dis-tu.
— Avec tout le respect que je vous dois, Mr. Freeman, dit Dave, vous êtes un tout petit peu âgé pour jouer les gardes du corps, et c’est de ma fille dont il est question, ici. »
Billy souleva un pan de sa chemise, révélant un pistolet automatique rangé dans un vieux holster râpé. « Colt 9 mm, dit-il. Entièrement automatique. Modèle authentique de la Seconde Guerre mondiale. Lui aussi il est vieux, mais il fera le boulot.
— Abra ? interrogea John. Penses-tu que les balles sont capables de tuer ces choses, ou seulement les maladies infantiles ? »
Abra regardait le pistolet. « Oh, oui, dit-elle. Les balles en viendront à bout. Ce sont pas des gens-fantômes. Ils sont réels, tout comme nous. »
John regarda Dan. « Je ne pense pas que tu possèdes une arme ? »
Dan secoua la tête et regarda Billy. « J’ai un fusil de chasse que je peux te prêter.
– Ça risque… de ne pas suffire », dit Dan.
Billy réfléchit. « D’accord, je connais un gars du côté de Madison. Il achète et revend des armes plus puissantes. Certaines vraiment très puissantes.
— Oh, Seigneur, dit Dave. C’est de pire en pire. » Mais il n’ajouta plus rien.
Dan reprit: « Billy, est-ce qu’on pourrait réserver le train pour demain, si on veut aller pique-niquer au crépuscule à Cloud Gap ?
— Bien sûr. Les gens font ça tout le temps, surtout après Labor Day, quand les prix baissent. »
Abra sourit. C’était un sourire que Dan avait déjà vu avant. Son sourire mauvais. Il se demanda si ces Vrais auraient changé d’avis s’ils avaient su que leur cible avait ce genre de sourire à son répertoire.
« Bien, dit-elle. Bien.
— Abra ? » Dave paraissait déconcerté et un peu effrayé. « Abra ? »
Un instant, elle l’ignora. C’est à Dan qu’elle s’adressa: « Ils le méritent pour ce qu’ils ont fait au p’tit gars du base-ball. » De sa main en coupe, elle s’essuya la bouche, comme pour effacer ce sourire, mais quand elle la retira, le sourire était toujours là, et ses lèvres amincies laissaient voir la pointe de ses dents. Elle crispa le poing.
« Ils le méritent. »