À mes débuts à la guitare rythmique, quand je jouais avec les Rock Bottom Remainders, Warren Zevon venait parfois se produire en concert avec nous. Warren adorait les T-shirts gris et les films du style L’Horrible Invasion. Il m’avait désigné comme chanteur de son tube Werewolves of London[1] pour les rappels. Moi je me trouvais mauvais. Warren prétendait le contraire. « Ré majeur, annonçait-il. Vas-y, hurle à la lune. Et surtout, joue comme Keith. »
Jamais je ne saurai jouer comme Keith Richards, mais j’ai toujours fait de mon mieux. Et avec Warren à mes côtés, qui me suivait à la note près en riant comme une baleine, j’ai toujours fait de mon mieux.
Warren, ce hurlement de loup est pour toi, où que tu sois, copain. Tu me manques.
« Les demi-mesures ne nous ont rien donné. Nous nous trouvions à un tournant de notre vie. »
« Si nous voulions vivre, nous devions nous libérer de la colère. Les gens normaux peuvent peut-être s’offrir ce luxe douteux mais pour les alcooliques, c’est un poison. »
« PEUR signifie tout Plaquer En URgence. »
Le deuxième jour du mois de décembre d’une année où un planteur de cacahuètes de Géorgie était aux affaires à la Maison-Blanche, l’un des plus grands hôtels de villégiature du Colorado brûla de fond en comble. L’Overlook fut déclaré perte totale. Après enquête, le chef du service des incendies du comté de Jicarilla attribua la cause de l’incendie au mauvais fonctionnement d’une chaudière. L’hôtel était fermé pour l’hiver lorsque l’accident se produisit et seules quatre personnes étaient présentes sur les lieux. Trois d’entre elles en réchappèrent. John Torrance, le gardien de l’hôtel, trouva la mort en tentant vainement (et héroïquement) de faire tomber la pression de la vapeur qui avait atteint un niveau anormalement élevé dans la chaudière en raison d’une soupape de sécurité défectueuse.
Parmi les trois survivants, on comptait l’épouse du gardien et son jeune fils. Le troisième était le chef cuisinier de l’Overlook, Richard Hallorann. Ce dernier était revenu de Floride, où il faisait la saison d’hiver, pour voir comment se débrouillaient les Torrance car il avait eu « l’intuition fulgurante », comme il disait, que la famille était en difficulté. Les deux adultes survivants furent très grièvement blessés dans l’explosion. Seul l’enfant s’en sortit indemne.
Physiquement, du moins.
Wendy Torrance et son fils reçurent une indemnisation de la firme propriétaire de l’Overlook. Ce n’était pas une somme énorme, mais elle leur permit de vivre durant les trois ans d’incapacité de travail de Wendy pour ses blessures au dos. L’avocat qu’elle consulta lui assura que si elle était prête à l’épreuve de force, elle pourrait obtenir beaucoup plus car la firme était soucieuse d’éviter un procès. Mais Wendy était tout aussi désireuse de reléguer dans le passé cet hiver désastreux dans le Colorado. Elle répondit à l’avocat qu’elle s’en remettrait, ce qu’elle fit, même si ses douleurs dorsales se rappelèrent à elle jusqu’à la fin de ses jours. Côtes cassées et vertèbres brisées guérissent mais ne cessent jamais de crier.
Winifred Torrance et Daniel vécurent un temps dans le Sud-Central, avant de descendre vers Tampa en Floride. Dick Hallorann (l’homme aux intuitions fulgurantes) montait parfois de Key West pour les voir. Voir le petit Danny surtout. Un lien particulier les unissait.
Très tôt un matin du début du mois de mars 1981, Wendy appela Dick pour lui demander de venir. Danny l’avait réveillée en pleine nuit, lui apprit-elle, pour lui dire de ne pas entrer dans la salle de bains.
Après quoi, il avait totalement refusé de lui parler.
Une envie de faire pipi l’avait réveillé. Dehors le vent soufflait en rafales. Il faisait doux — en Floride, le climat est presque toujours doux — mais Danny n’aimait pas ce vent et il se disait qu’il ne l’aimerait jamais. Ça lui rappelait l’Overlook où la chaudière défectueuse était le moindre de tous les dangers.
Sa mère et lui habitaient un appartement exigu au deuxième étage d’un immeuble de rapport. Danny sortit de sa chambre, voisine de celle de sa mère, et longea le couloir. Le vent soufflait fort et les branches d’un palmier à l’agonie battaient bruyamment contre le flanc de l’immeuble. On aurait dit un squelette entrechoquant ses os. Le loquet de la porte de la salle de bains étant cassé, Danny et sa mère laissaient toujours la porte ouverte quand ni l’un ni l’autre n’utilisait la douche ou les toilettes. Cette nuit-là, Danny trouva la porte fermée. Pourtant sa mère n’était pas à l’intérieur. Depuis que l’Overlook l’avait blessée au visage, elle ronflait, un petit couitch-couitch qu’il percevait en provenance de sa chambre.
Bon, elle l’a fermée sans faire exprès, c’est tout.
Mais il n’était pas dupe, malgré son âge (lui aussi était un garçon aux intuitions et aux prémonitions fulgurantes) et, parfois, il faut en avoir le cœur net. Parfois, il faut aller voir. Il avait compris ça dans une chambre au premier étage de l’hôtel Overlook.
Danny tendit le bras — un bras qui lui parut trop long, trop élastique, trop désarticulé —, tourna la poignée et ouvrit la porte.
Là (il savait qu’elle y serait), il y avait la femme de la chambre 217. Elle était assise sur les toilettes, nue, les jambes écartées. Avec ses cuisses livides et boursouflées. Ses seins verdâtres pendouillant comme des ballons dégonflés. Une touffe de poils gris en bas du ventre. Des yeux gris aussi, pareils à des miroirs métalliques. Lorsqu’elle l’aperçut, elle retroussa les lèvres pour lui sourire.
Ferme les yeux, lui avait recommandé Dick Hallorann autrefois. Si tu as une vision horrible, ferme les yeux et dis-toi qu’il n’y a rien, et quand tu les rouvriras, la vision aura disparu.
Mais ça n’avait pas marché dans la chambre 217 quand il avait cinq ans et ça ne marcherait pas ce jour-là. Il le savait. Il la sentait. Elle puait la charogne.
La femme — il savait comment elle s’appelait, c’était Mrs. Massey — se redressa lourdement sur ses pieds violets et lui tendit les mains. Il vit la chair pendouillante, presque dégoulinante, de ses bras. Elle souriait comme à la vue d’un vieil ami. Ou d’une bonne chose à manger.
Avec un calme feint, Danny referma doucement la porte et recula d’un pas dans le couloir. Il vit le bouton de porte tourner vers la droite… vers la gauche… encore vers la droite… et s’immobiliser.
Il avait huit ans à présent et, malgré l’horreur qu’il éprouvait, il était capable d’un minimum de pensée rationnelle. Parce que, aussi, quelque part en lui il avait toujours su que ça finirait par arriver. Sauf qu’il avait toujours pensé que quand ça arriverait, ça serait Horace Derwent qui lui apparaîtrait. Ou alors le barman, celui que son père appelait Lloyd. Pourtant il aurait dû savoir, se dit-il, avant même que ça n’arrive, que ça serait Mrs. Massey. Parce que de tous les morts-vivants de l’Overlook, ç’avait été elle la pire.
La part rationnelle de son esprit lui disait qu’elle n’était qu’un fragment de cauchemar oublié qui l’avait suivi hors du sommeil, dans le couloir, et jusqu’à la salle de bains. Cette part rationnelle lui assurait que s’il rouvrait la porte, il n’y aurait plus rien. C’est sûr qu’il n’y aurait rien, maintenant qu’il était réveillé. Mais une autre part de son esprit, sa part clairvoyante, savait à quoi s’en tenir. L’Overlook n’en avait pas terminé avec lui. Pas encore. L’un au moins de ses esprits vengeurs l’avait suivi jusqu’en Floride. Cette femme, il l’avait déjà surprise, un jour, gisant dans une baignoire. Elle s’était dressée et avait tenté de l’étrangler de ses doigts froids comme des poissons (mais terriblement forts). Et s’il ouvrait à nouveau la porte de la salle de bains, elle finirait le travail.
Il décida plutôt de coller son oreille à la porte. D’abord, il n’entendit rien. Puis, si… un bruit minuscule.
Des ongles morts qui grattaient le bois.
Danny marcha jusqu’à la cuisine sur des jambes qu’il ne sentait plus et, debout sur une chaise, pissa dans l’évier. Puis il réveilla sa mère pour lui dire de ne pas entrer dans la salle de bains, qu’il y avait quelque chose de vilain à l’intérieur. Sa mission accomplie, il retourna se coucher et s’enfouit profondément sous les couvertures. Il voulait rester là pour l’éternité, ne se lever que pour aller pisser dans l’évier. Maintenant qu’il avait prévenu sa mère, il ne voyait plus l’intérêt de lui parler.
Son mutisme ne la surprit guère. Ça lui était déjà arrivé autrefois, après son incursion dans la chambre 217 de l’hôtel Overlook.
« Et à Dick, tu voudras bien lui parler ? »
De sous son drap, Danny leva les yeux vers elle et fit oui de la tête. Il était quatre heures du matin, mais Wendy Torrance décrocha son téléphone.
Le lendemain, en fin de journée, Dick Hallorann était là. Avec un cadeau.
Lorsque Wendy eut appelé Dick — à voix bien haute pour que Danny l’entende —, son fils se rendormit. En suçant son pouce. Il avait huit ans, il allait à l’école primaire maintenant, mais il suçait encore son pouce. Ça lui faisait mal de le voir faire ça. Elle alla se poster devant la porte de la salle de bains. Elle était terrifiée — Danny l’avait terrifiée — mais elle avait une envie pressante et aucune intention de pisser dans l’évier. S’imaginer les fesses en l’air, en équilibre instable au-dessus de l’évier (même si personne n’était là pour la voir), la fit grimacer.
Dans une main, elle tenait le marteau de sa petite boîte à outils de veuve. De l’autre, elle tourna la poignée et poussa la porte en levant son arme. La salle de bains était vide, bien entendu, mais l’abattant des toilettes était baissé. Or elle le relevait toujours avant d’aller se coucher, parce que si Danny s’avisait d’aller faire pipi en pleine nuit, encore à quatre-vingt-dix pour cent endormi, elle savait qu’il oublierait de le relever et en mettrait partout. Il y avait une odeur, aussi. Une puanteur. Comme d’un rat crevé dans une cloison.
Elle avança d’un pas dans la pièce. Deux. Un mouvement, à la périphérie de son champ de vision, la fit tournoyer comme une toupie, marteau brandi, prête à assommer l’individu
(la chose)
dissimulé derrière la porte. Mais c’était seulement son ombre. Avoir peur de son ombre, c’était risible ! Mais qui plus que Wendy Torrance en avait le droit ? Après tout ce qu’elle avait vu et vécu, elle savait que certaines ombres sont dangereuses. Qu’elles ont des dents et qu’elles mordent.
Il n’y avait personne dans la salle de bains, mais l’abattant des W.-C. était souillé, et le rideau de douche aussi. Wendy pensa d’abord à des excréments, mais la merde n’a pas cette couleur jaunâtre violacée. En se penchant, elle aperçut des fragments de chair et de peau décomposés. Il y en avait aussi sur le tapis de bain. En forme d’empreintes de pied. Trop petites — trop délicates — pour être celles d’un homme.
« Oh, mon Dieu », chuchota-t-elle.
Et en fin de compte, elle alla pisser dans l’évier.
Wendy Torrance réussit à tirer son fils du lit à midi et à lui faire avaler un peu de soupe et une demi-tartine de beurre de cacahuètes. Mais ensuite, il retourna se coucher. Dick Hallorann arriva peu après dix-sept heures au volant de sa Cadillac rouge sans âge (mais lustrée comme de l’argenterie). Wendy l’attendait, postée à la fenêtre, comme elle avait autrefois attendu Jack, espérant qu’il rentrerait à la maison de bonne humeur. Et à jeun.
Elle dévala les escaliers et ouvrit la porte d’entrée juste au moment où Dick pressait le bouton de la sonnette marquée TORRANCE 2A. Il écarta les bras et elle s’y jeta, avec l’envie d’y rester blottie au moins une heure. Sinon deux.
Hallorann la relâcha pour la regarder en la tenant à bout de bras. « Vous avez bonne mine, Wendy. Et not’ petit bonhomme ? Comment va ? Y s’est r’mis à causer ?
— Non. Mais à vous, il vous parlera. Peut-être pas tout de suite à haute voix, mais vous pourrez… » Au lieu de finir sa phrase, elle pointa deux doigts en forme de revolver sur son front.
« Pas nécessairement », répondit Dick. Son sourire révéla une dentition flambant neuve. L’Overlook l’avait en grande partie débarrassé de la précédente, la nuit où la chaudière avait explosé. Jack Torrance maniait peut-être le maillet qui avait privé Dick de ses dents et affligé Wendy d’une boiterie, mais tous deux savaient que c’était l’Overlook, en réalité. « Danny est très puissant, Wendy. Il peut m’empêcher de lire en lui s’il le veut. Je le sais d’expérience. Ce sera bien mieux si nous parlons à haute voix. Mieux pour lui. Bon, maintenant, vous allez me raconter tout ce qui s’est passé. »
Wendy s’exécuta, puis l’emmena à la salle de bains pour qu’il voie les traces. Elle les avait laissées, comme un simple flic préservant une scène de crime jusqu’à l’arrivée de la police scientifique. Car un crime avait bel et bien été commis. Contre son petit garçon.
Dick observa tout attentivement, sans rien toucher, puis hocha la tête. « Allons voir si Danny est sur pied. »
Il ne l’était pas, mais le cœur de Wendy s’allégea en voyant la joie inonder son visage quand il découvrit qui était assis au bord de son lit et le secouait gentiment.
(hé Danny j’ai un cadeau pour toi)
(c’est pas mon anniversaire)
Wendy les observait, consciente qu’ils se parlaient mais ignorant ce qu’ils se disaient.
« Allez, lève-toi, mon bonhomme, lui dit son vieil ami. On va faire un tour à la plage. »
(Dick elle est revenue Mrs. Massey de la chambre 217 je l’ai vue)
Dick le secoua encore un peu. « Parle à haute voix, Dan. Tu effrayes ta maman.
— C’est quoi mon cadeau ? » demanda Danny.
Dick sourit. « Ah, c’est mieux comme ça. J’aime entendre le son de ta voix, et Wendy aussi.
— Oui. » Elle n’osa en dire plus. Le tremblement de sa voix l’aurait trahie et elle ne voulait pas les inquiéter.
« Vous voudrez peut-être profiter de notre absence pour nettoyer la salle de bains, lui suggéra Dick. Vous avez des gants de ménage ? »
Elle fit oui de la tête.
« Parfait. Alors, mettez-les. »
La plage se trouvait à un peu plus de trois kilomètres. Le parking était entouré des baraquements de bord de mer classiques — stands de beignets et de hot-dogs, boutiques de souvenirs — mais on était en fin de saison et aucune affaire ne marchait très fort. Dick et Danny avaient quasiment la plage entière pour eux. Pendant tout le trajet depuis l’appartement, Danny avait tenu son cadeau sur ses genoux: un paquet de forme rectangulaire, assez lourd, enveloppé dans du papier argenté.
« Tu pourras l’ouvrir après, quand nous aurons un peu parlé », avait proposé Dick.
Ils marchaient au bord des vagues, là où le sable est dur et luisant. Danny marchait lentement, parce que Dick était vieux, quand même. Un jour, il allait mourir. Peut-être même dans pas longtemps.
« Je suis encore d’attaque pour quelques années, le rassura Dick. T’en fais pas pour ça. Maintenant, raconte-moi ce qui s’est passé la nuit dernière. N’oublie aucun détail. »
Il ne lui fallut pas longtemps. Le plus dur aurait été de trouver des mots pour expliquer la terreur qu’il ressentait à présent et comment cette peur était mêlée à un sentiment de certitude suffocant: maintenant que la femme l’avait retrouvé, elle le lâcherait plus jamais. Mais c’était Dick, et ils n’avaient pas besoin de mots. Il en trouva quand même quelques-uns.
« Elle reviendra. J’en suis sûr. Elle reviendra encore et encore jusqu’à ce qu’elle m’attrape.
— Tu te rappelles quand on s’est rencontrés ? »
Surpris du changement de sujet, Danny hocha la tête. C’était Dick Hallorann qui les avait accompagnés, lui et ses parents, pour la visite guidée de l’Overlook, le tout premier jour. Ça semblait remonter à très très loin.
« Et tu te rappelles la première fois que j’ai parlé dans ta tête ?
— Ah, ça oui.
— Et qu’est-ce que je t’ai dit ?
— Tu m’as demandé si je voulais aller en Floride avec toi.
— Exact. Et ça t’a fait quoi, de savoir que t’étais plus tout seul ? Que t’étais pas le seul ?
— C’était génial. Super génial.
— Ouais, fit Hallorann. J’te crois, bonhomme. »
Ils marchèrent un moment en silence. Des petits oiseaux — des pioupious comme les appelait sa mère — entraient dans les vagues et en ressortaient en courant à toute vitesse.
« T’as jamais trouvé drôle que je débarque juste quand t’avais besoin de moi ? » Le vieil homme regarda Danny et sourit. « Ben, non, pourquoi t’aurais trouvé ça drôle ? T’étais qu’un p’tit mouflet, mais t’es un peu plus grand maintenant. T’es même beaucoup plus grand par certains côtés. Écoute-moi bien, Danny. Les choses trouvent toujours leur équilibre dans ce monde, c’est ce que je crois. Et je vais te dire un proverbe: quand l’élève est prêt, le maître apparaît. J’étais ton maître.
— T’étais beaucoup plus que ça », protesta Danny. Il prit la main de Dick. « T’étais mon ami. Tu nous as sauvés. »
Dick n’en tint pas compte… ou feignit de ne pas en tenir compte. « Ma grand-mère aussi avait le Don… Tu te souviens que je te l’avais dit ?
— Ouais. Tu m’as dit que tu pouvais avoir de longues conversations avec elle sans même ouvrir la bouche.
— C’est vrai. C’est elle qui m’a appris. Et elle, c’était son arrière-grand-mère qui lui avait appris, au temps lointain de l’esclavage. Un jour, Danny, ton tour viendra d’être le maître. Ton élève se présentera.
— Si Mrs. Massey m’attrape pas avant », grogna Danny.
Ils arrivèrent en vue d’un banc, et Dick s’assit. « J’préfère pas pousser plus loin, des fois que j’aie plus la force de revenir. Assieds-toi à côté de moi. Je vais te raconter une histoire.
— J’ai pas envie d’histoires, ronchonna Danny. Elle va revenir ! Tu comprends pas ? Elle va revenir encore et encore et encore.
— Ferme ton bec et écoute-moi. Instruis-toi un peu. » Et Dick lui décocha un grand sourire, dévoilant son dentier neuf étincelant. « J’pense que tu vas piger, mon gars. T’es loin d’être un imbécile, petit. »
Sa grand-mère maternelle — celle qui avait le Don — vivait à Clearwater. C’était sa Grand-Ma Blanche. Pas parce qu’elle était de type européen, non, mais parce qu’elle était bonne. Son grand-père paternel vivait à Dunbree, une communauté rurale proche d’Oxford dans le Mississippi. Son épouse était morte longtemps avant la naissance de Dick. Pour un homme de couleur, en ce temps-là et à cet endroit-là, le grand-père était riche. Il était propriétaire d’un funérarium. Dick et ses parents venaient lui rendre visite quatre fois par an, et le petit Dick détestait ces visites. Il était terrifié par Andy Hallorann et l’appelait — seulement en son for intérieur, le dire tout haut lui aurait valu une bonne claque sur le museau — le Grand-Pa Noir.
« T’as déjà entendu parler des gens qui tripotent les enfants ? demanda Dick. Qui veulent des enfants pour le sexe ?
— Un peu », répondit prudemment Danny. Bien sûr, il savait qu’il fallait pas parler à des inconnus, ni monter dans leur voiture. Parce qu’ils pouvaient te faire des trucs.
« Eh bien, le vieux Andy était pas seulement un tripoteur de gosses. C’était un foutu sadique, aussi.
— C’est quoi ?
— Quelqu’un qui prend plaisir à faire souffrir les autres. »
Danny hocha vivement la tête. « Comme Frankie Listrone à l’école. Il s’amuse à faire des supplices aux autres. S’il arrive pas à te faire pleurer, il s’arrête. Mais s’il y arrive, il s’arrête jamais.
– Ça, c’est méchant. Mais moi, c’était encore pire. »
Dick se tut et un passant aurait pu prendre ça pour du silence, mais l’histoire se poursuivit en une série d’images et d’explications intercalées. Danny vit le Grand-Pa Noir, un homme de haute taille vêtu d’un costume aussi noir que lui, avec un drôle de chapeau
(un borsalino)
sur la tête. Il vit les petites bulles de salive qu’il avait toujours aux coins des lèvres et les cercles rouges autour de ses yeux, comme s’il était fatigué ou qu’il venait juste de pleurer. Il vit comment il prenait Dick sur ses genoux — un Dick plus jeune que lui-même aujourd’hui, sans doute de l’âge qu’avait Danny cet hiver-là à l’Overlook. S’ils n’étaient pas seuls, il se contentait de le chatouiller. Mais s’ils étaient seuls, il passait sa main entre les jambes de Dick et lui pressait les boules jusqu’à ce que Dick croie s’évanouir de douleur.
« T’aimes ça ? » lui haletait le Grand-Pa Noir Andy dans l’oreille. Sa bouche sentait la cigarette et le whisky White Horse. « Ouais que t’aimes ça, tous les garçons ils aiment ça. Mais tu diras rien, hein ? Si tu parles, t’auras affaire à moi. Je te brûlerai avec ma cigarette. »
« Merde alors, dit Danny. C’est dégueulasse.
— Et ça s’arrêtait pas là. Mais je vais juste t’en raconter une autre. Le vieux Granp’ avait embauché une dame pour s’occuper de la maison après la mort de sa femme. Elle faisait le ménage et la cuisine. Le soir, elle balançait tout le dîner sur la table en une fois, de la soupe au dessert, parce que c’était comme ça que le Grand-Pa Noir voulait être servi. En dessert, il y avait toujours du gâteau ou du flan posé sur une petite assiette ou dans un ramequin juste à côté de toi, pour que tu puisses le regarder et mourir d’envie de le manger pendant que t’essayais de venir à bout du reste de la boustifaille. La règle d’airain du vieux Grand-Pa c’était que tu pouvais regarder ton dessert mais que tu pouvais pas le manger tant que t’avais pas avalé ta viande frite, tes haricots verts bouillis et ta purée de patates jusqu’à la dernière bouchée. Fallait même que t’éponges jusqu’à la dernière goutte la sauce qu’était pleine de grumeaux et qu’avait goût de rien. S’il en restait, le Grand-Pa Noir me tendait un bout de pain en disant: « Cure-moi bien ça, l’oiseau Dickie, fais-moi briller cette assiette comme si que le chien y l’avait léchée. » C’est comme ça qu’il m’appelait, « l’oiseau Dickie ».
« Parfois, j’arrivais pas à finir, même avec la meilleure volonté, et alors tintin, j’étais privé de dessert. C’est lui qui se le prenait et qui se le mangeait. Et d’autres fois, quand j’arrivais à finir, je m’apercevais qu’il avait écrasé sa cigarette dans mon flan à la vanille ou dans mon gâteau. Il pouvait faire ça parce qu’il s’asseyait toujours à côté de moi. Et il faisait passer ça pour une grosse blague. “Oups, j’ai raté le cendrier”, qu’il disait. Mon père et ma mère n’y ont jamais mis le holà. Eux aussi, ils faisaient semblant de prendre ça pour une blague, même s’ils devaient bien se rendre compte que c’était pas une gentille blague à faire à un enfant.
– Ça, c’est vraiment moche, dit Danny. Tes parents auraient dû prendre ta défense. Ma mère, elle prend toujours ma défense. Mon père aussi, avant.
— Ils le craignaient comme la peste. Et ils avaient raison. Andy Hallorann était un sale, un très sale engin. Il me disait: “Vas-y, Dickie, mange donc tout autour. Ça va pas t’empoisonner.” Si j’en prenais une bouchée, il demandait à Nonnie — c’était sa gouvernante — de m’en apporter une nouvelle part. Sinon, le dessert restait là. À force, j’arrivais plus jamais à finir mon repas tellement ça me retournait l’estomac.
— T’aurais dû changer ton dessert de place et le mettre de l’autre côté de ton assiette, dit Danny.
— Oh, j’ai essayé, tu peux me croire, je suis pas idiot de naissance. Mais il le remettait aussi sec de son côté en disant que la place du dessert, c’est à droite. » Dick se tut, les yeux perdus au loin sur la mer où un long bateau blanc voguait sur la ligne de démarcation entre le golfe du Mexique et le ciel. « Parfois, il m’attrapait quand j’étais tout seul et il me mordait. Une fois, quand je lui ai dit que s’il me laissait pas tranquille j’allais le dire à mon père, il a écrasé une cigarette sur mon pied nu en disant: “Raconte-lui ça aussi, et voyons le grand bien que ça te fera. Ton père il connaît très bien mes manières et il dira jamais rien parce que c’est un dégonflé et qu’il veut l’argent que j’ai à la banque quand je mourrai, ce que je compte pas faire de sitôt.” »
Danny écoutait, les yeux écarquillés, fasciné. Il avait toujours pensé que l’histoire de Barbe-Bleue était la plus effrayante de toutes, de toutes celles qui existaient et de toutes celles qui existeraient jamais, mais celle-ci était pire. Parce qu’elle était vraie.
« Des fois, il me disait qu’il connaissait un méchant homme qui s’appelait Charlie Manx, et que si je faisais pas ce qu’il voulait, il appellerait Charlie Manx au téléphone et lui demanderait de venir dans sa belle voiture pour m’emmener dans un endroit spécial pour les vilains enfants. Et là, le vieux me passait sa main entre les jambes et commençait à serrer. “Alors, tu vas rien dire, l’oiseau Dickie. Parce que si tu le dis, le vieux Charlie il va venir et te garder enfermé avec tous les autres enfants qu’il a volés jusqu’à ce que tu meures. Et quand tu seras mort, t’iras en enfer où ton corps brûlera pour l’éternité. Parce que c’est pas joli de rapporter. Peu importe qu’on te croie ou pas, c’est pas joli de rapporter.”
« Et pendant longtemps, je l’ai cru, ce vieux salopard. J’ai même rien dit à ma Grand-Ma Blanche, celle qui avait le Don, de peur qu’elle pense que c’était ma faute. Si j’avais été plus grand, j’aurais su que non, mais j’étais qu’un tout petit mioche. » Il se tut. « Et puis, il y avait autre chose aussi. Tu sais quoi, Danny ? »
Danny observa longuement Dick, lisant ses pensées et les images derrière son front. Enfin, il dit: « Tu voulais que ton papa ait l’argent. Mais il l’a jamais eu.
— Eh non. Le Grand-Pa Noir a tout laissé à un orphelinat pour enfants noirs en Alabama, et je crois bien savoir aussi pourquoi il a fait ça. Mais c’est une autre histoire.
— Alors ta bonne Gran-Ma, elle l’a jamais su ? Elle a jamais deviné ?
— Elle savait qu’il y avait quelque chose, mais je le gardais bien caché et elle m’a pas forcé. Elle m’a juste dit que quand je serais prêt à parler, elle serait prête à m’écouter. Et quand Andy Hallorann est mort — il a eu une attaque —, tu peux pas savoir, Danny, j’étais le plus heureux petit garçon du monde. Ma mère m’a dit que si je voulais pas, j’étais pas obligé d’aller à l’enterrement, je pouvais rester avec ma Grand-Ma Rose — ma Grand-Ma Blanche, elle s’appelait Rose — mais moi, je voulais y aller. Tu penses bien que je voulais y aller. Je voulais être sûr que le vieux Grand-Pa Noir était bien mort.
« Il pleuvait ce jour-là. Tout le monde était debout autour de la tombe sous des parapluies. J’ai bien regardé pendant qu’on descendait son cercueil sous la terre — le plus gros cercueil de sa boutique, le meilleur, j’en suis sûr — et je pensais à toutes les fois où il m’avait serré le kiki et à tous les mégots de cigarette qu’il avait enfoncés dans mon dessert et à celle qu’il m’avait écrasée sur le pied et comment il avait régné sur notre table du dîner comme ce vieux roi fou dans la pièce de Shakespeare. Mais surtout, je pensais à Charlie Manx — que le vieux avait sûrement inventé de toutes pièces — et comment il pourrait plus jamais appeler Charlie Manx au téléphone pour venir me chercher la nuit et m’emmener dans sa grosse voiture pour aller vivre avec les autres garçons et filles qu’il avait volés.
« Je me suis penché pour regarder dans la fosse et quand ma mère a voulu me tirer en arrière, mon père a dit: “Laisse le petit regarder”, et j’ai bien vu le cercueil tout au fond de ce trou humide et j’ai pensé, “Là au fond, Grand-Pa Noir, t’es six pieds sous terre plus près de l’enfer, et dans pas longtemps t’y seras carrément, et j’espère que le diable va bien t’en faire baver avec sa main de feu.” »
Dick sortit de sa poche de pantalon un paquet de Marlboro. Une pochette d’allumettes était glissée sous l’enveloppe en cellophane. Il mit une cigarette dans sa bouche et dut s’y prendre à plusieurs fois pour l’allumer car il avait les doigts qui tremblaient, et la bouche aussi. Danny fut stupéfait de voir des larmes dans ses yeux.
Comprenant où Dick voulait en venir avec cette histoire, il demanda: « C’est quand qu’il est revenu ? »
Dick tira une longue bouffée et exhala la fumée au milieu d’un sourire. « T’as pas eu à me zieuter l’intérieur du crâne pour comprendre ça, hein ?
— Eh non.
— Six mois plus tard. Je suis rentré de l’école un jour et je l’ai trouvé couché sur mon lit, tout nu, avec son zizi à moitié pourri tout droit comme un i. Il m’a dit: “Approche-toi, l’oiseau Dickie, et viens t’asseoir là-dessus. Si tu me fais passer un bon quart d’heure, moi je t’en ferai passer deux.” J’ai hurlé mais y avait personne pour m’entendre. Mon père et ma mère travaillaient tous les deux, ma mère dans un restaurant et mon père dans une imprimerie. Je me suis sauvé en courant et j’ai claqué la porte derrière moi. Et là, j’ai entendu Grand-Pa Noir se lever… ploum… et traverser la chambre… ploum-ploum-ploum… et ensuite j’ai entendu…
— Ses ongles, chuchota Danny d’une voix à peine audible. Qui grattaient à la porte.
— Exact. Je suis pas retourné dans la maison jusqu’au soir, j’ai attendu que mes parents soient rentrés tous les deux. Il était plus là, mais il y avait… des restes.
— Ah, oui. Comme dans notre salle de bains. Parce qu’il était en putréfaction.
— Exact. J’ai changé mes draps tout seul, je savais le faire parce que ma mère m’avait appris depuis deux ans déjà. Elle disait que j’avais plus l’âge d’avoir une nounou, que les nounous c’était pour les petites filles et les petits garçons blancs comme ceux dont elle s’occupait avant d’avoir son travail de serveuse au Steak House Berkin. Environ une semaine plus tard, j’ai revu Grand-Pa Noir au jardin public, installé sur une balançoire. Il portait son costume noir mais le tissu était tout couvert de duvet gris — la moisissure qui poussait dessus dans son cercueil, j’imagine.
— Oui », approuva Danny dans un murmure fragile. Il était incapable de plus.
« Mais il avait la braguette ouverte et sa quincaillerie qui en sortait. Je suis désolé de te raconter tout ça, Danny, tu es trop jeune pour entendre des choses pareilles, mais il faut que tu saches.
— T’es enfin allé le dire à ta Grand-Ma Blanche ?
— Il a bien fallu. Car je savais ce que tu sais: qu’il continuerait à revenir. Pas comme les… Tu as déjà vu des morts, Danny ? Des morts normaux, je veux dire. » Il se mit à rire car ça lui paraissait une drôle de façon de le dire. À Danny aussi. « Des fantômes.
— Quelquefois. Un jour, j’en ai vu trois debout à un passage à niveau. Deux garçons et une fille. Des adolescents. Je pense que… peut-être qu’ils étaient morts là. »
Dick approuva d’un signe de tête. « Souvent, ils restent dans les environs du lieu de leur mort, et quand ils se sont habitués à leur nouvel état, ils s’en vont. La plupart de ceux que tu as vus à l’Overlook étaient de ceux-là.
— Je sais. » Le soulagement de pouvoir parler de ça — en parler à quelqu’un qui savait — était indescriptible. « Un autre jour, j’ai vu une femme dans un restaurant. Enfin, dehors. Tu sais… où ils mettent des tables en terrasse. »
Dick fit oui de la tête.
« Celle-là, je pouvais pas voir à travers elle, mais personne d’autre que moi la voyait, et quand la serveuse a repoussé sa chaise, la dame-fantôme a disparu. Tu en vois, toi, des fois ?
– Ça fait des années que je n’en ai pas vu, mais ton Don est plus puissant que le mien. Il diminue un peu quand on vieillit…
— Tant mieux, dit Danny avec ferveur.
— … mais je pense qu’il t’en restera encore une bonne dose quand tu seras grand, parce que tu as commencé dans la vie avec une grande réserve. Les fantômes normaux, ça ne ressemble pas à la femme que tu as vue dans la chambre 217 et que tu as revue dans ta salle de bains. J’ai raison, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Danny. Mrs. Massey, elle est bien réelle. Elle laisse des traces. Tu les as vues. Maman aussi… et maman a pas le Don.
— Rentrons, décida Dick. Il est temps que tu voies ce que je t’ai apporté. »
Ils marchèrent encore plus lentement au retour parce que Dick était essoufflé. « Les cigarettes, expliqua-t-il. Ne commence jamais, Danny.
— Maman fume. Elle croit que je le sais pas, mais je le sais. Dick, elle a fait quoi, ta Grand-Ma Blanche ? Elle a dû faire quelque chose, parce que ton Grand-Pa Noir, il a jamais réussi à t’attraper.
— Elle m’a offert un cadeau, le même que celui que je vais t’offrir. C’est ce que fait le maître quand l’élève est prêt. Apprendre est un cadeau en soi, tu sais. Le meilleur que quiconque puisse offrir ou recevoir.
« Elle appelait jamais Grand-Pa Andy par son nom, elle disait juste… » — Dick sourit à cette évocation — « le père-vert. Je lui ai dit ce que tu m’as dit, que c’était pas un fantôme, qu’il était bien réel. Et elle m’a dit oui, que c’était vrai, parce que je le rendais réel. Par le Don. Elle m’a dit que certains esprits — des esprits en colère, la plupart du temps — refusent de quitter ce monde parce qu’ils savent que ce qui les attend sera encore pire. La plupart d’entre eux se désintègrent par manque de nourriture, mais certains trouvent de quoi manger. “C’est ce que notre Don est pour eux, Dick, m’a-t-elle dit. De la nourriture. Tu nourris ce père-vert. Tu le fais malgré toi, mais tu le fais quand même. Il est comme un moustique qui arrête pas de te tourner autour et qui se pose pour te sucer encore plus de sang. Ça, tu ne peux rien y faire. Mais ce que tu peux faire, c’est retourner ce qu’il vient te prendre contre lui.” »
Ils avaient rejoint la Cadillac. Dick déverrouilla les portières et se glissa au volant avec un soupir de soulagement. « Il fut un temps où j’aurais pu faire quinze kilomètres en marchant et dix de plus en courant. Aujourd’hui, une petite promenade sur la plage et j’ai le dos cassé comme si un cheval me l’avait botté. Vas-y, Danny. Ouvre ton cadeau. »
Danny arracha le papier argenté et découvrit un coffret métallique de couleur verte. Avec en façade, sous le loquet, un petit pavé numérique pour le verrouiller.
« Ouah, génial !
— Ouais ? Il te plaît ? Impec. Je l’ai trouvé chez Western Auto. Pur acier américain. Celui que m’avait offert Grand-Ma Blanche Rose avait un cadenas, avec une petite clé que je portais autour du cou, mais il y a un bail de ça. Aujourd’hui, c’est les années quatre-vingt, mon pote, l’ère moderne. Tu vois ce pavé numérique ? Il te suffit de taper cinq chiffres que tu es sûr de ne pas oublier et d’appuyer sur ce bouton marqué SET. Ensuite, chaque fois que tu voudras ouvrir ton coffre, tu taperas ton code. »
Danny était ravi. « Merci, Dick ! Je rangerai mes trucs précieux dedans ! » Parmi lesquels il comptait ses meilleures cartes de base-ball, l’insigne de son club de scouts, sa pierre porte-bonheur verte et une photo de lui avec son père, prise sur la pelouse de l’immeuble qu’ils avaient habité à Boulder, dans le Colorado, avant l’Overlook. Avant que les choses tournent au vilain.
« Parfait, Danny. Mais je veux que tu fasses autre chose aussi.
— Quoi ?
— Je veux que tu apprennes à connaître ce coffre sous toutes ses coutures, intérieur et extérieur. Ne te contente pas de le regarder, touche-le. Tâte-le de partout. Ensuite, fourre ton nez à l’intérieur et vois si tu sens une odeur. Il faut que ce coffre devienne ton ami le plus intime, au moins pour un temps.
— Pourquoi ?
— Parce que tu vas en ranger un autre, exactement pareil, dans ta tête. Un qui sera encore plus spécial. Et la prochaine fois que cette sale garce reviendra, tu seras prêt. Je vais t’apprendre comment, tout comme ma Grand-Ma Blanche me l’a appris. »
Danny parla peu sur le chemin du retour. Il avait largement de quoi réfléchir. Il tenait son cadeau — un solide coffre-fort de métal — sur ses genoux.
Mrs. Massey revint une semaine plus tard. Encore dans la salle de bains, mais dans la baignoire cette fois. Danny n’en fut pas surpris. Après tout, c’était là qu’elle était morte. Cette fois, il ne s’enfuit pas. Cette fois, il entra et referma la porte derrière lui. Mrs. Massey, souriante, lui fit signe d’approcher. Danny s’avança, tout sourires lui aussi. À l’extérieur, il entendait la télé. Sa mère regardait Vivre à trois dans l’autre pièce.
« Bonjour, Mrs. Massey, dit-il. Je vous ai apporté quelque chose. »
Au dernier moment, la femme comprit et se mit à hurler.
Quelques instants plus tard, sa mère toquait à la porte de la salle de bains. « Danny ? Ça va ?
— Impec, maman. » La baignoire était vide. Il y avait un peu de machin gluant dedans, mais Danny pensait pouvoir nettoyer ça. Un peu d’eau et ça s’évacuerait par la bonde. « T’as besoin de la salle de bains ? J’ai fini. Je sors tout de suite.
— Non, non. C’est juste que… j’ai cru t’entendre appeler. »
Danny attrapa sa brosse à dents et ouvrit la porte. « Je suis cent pour cent cool, tu vois ? » Il lui décocha un grand sourire. Fastoche, maintenant que Mrs. Massey était partie.
Sa mère cessa d’avoir l’air inquiet. « D’accord. Fais aller la brosse bien au fond. C’est là que va se cacher la nourriture.
— D’ac’, m’man. »
De l’intérieur de sa tête, très loin à l’intérieur de sa tête, là où le frère jumeau de son coffre-fort spécial était rangé tout en haut d’une étagère spéciale, lui parvenaient des cris étouffés. Il s’en fichait. Ça ne durerait pas, pensait-il, et il avait raison.
Deux ans plus tard, la veille des vacances de Thanksgiving, au beau milieu d’un escalier désert de l’école primaire d’Alafia, Horace Derwent apparut à Danny Torrance. Il avait des confettis sur les épaules de son costume. Un petit masque noir pendait de sa main putréfiée. Il dégageait une odeur de tombe. « Merveilleuse soirée, n’est-ce pas ? » demanda-t-il.
Danny lui tourna le dos et s’éloigna, en marchant très vite.
À la fin de sa journée d’école, il téléphona à Dick au restaurant de Key West où il travaillait. « Un autre mort-vivant de l’Overlook m’a retrouvé. Combien de coffres-forts je peux avoir dans ma tête, Dick ? »
Dick lâcha un petit rire. « Autant que tu voudras, petit. Voilà la beauté du Don. Tu crois peut-être que mon Grand-Pa Noir est le seul que j’aie jamais eu à enfermer ?
— Est-ce qu’ils meurent une fois qu’on les a bouclés ? »
Cette fois, aucun petit rire ne lui parvint. Cette fois, il entendit dans la voix de Dick une froideur qu’il ne lui connaissait pas. Ça ne le dérangea pas. « Tu te fais du souci pour eux ? »
Non, Danny ne s’en faisait pas.
Lorsque l’ancien propriétaire de l’Overlook reparut peu après le Nouvel An — dans le placard de la chambre de Danny, cette fois —, Danny était prêt. Il entra dans le placard et referma la porte derrière lui. Bientôt, un deuxième coffre-fort mental rejoignit sur sa haute étagère mentale celui dans lequel Mrs. Massey était enfermée. Des coups sourds retentirent, et quelques invectives remarquables que Danny retint pour son utilisation personnelle ultérieurement. Peu de temps après, tout s’arrêta. Le silence régna dans le coffre-fort Derwent comme il régnait dans le coffre-fort Massey. Qu’ils soient ou non vivants (à leur façon de morts-vivants) n’avait plus d’importance.
Ce qui comptait, c’était qu’ils n’en sortent jamais. Danny était en sécurité.
C’était ce qu’il pensait à l’époque. Bien sûr, il se croyait aussi à l’abri de l’alcool. Surtout après avoir vu ce que l’alcool avait fait à son père.
Mais des fois, on se gourre complètement.
Elle s’appelait Andrea Steiner. Elle aimait le cinéma, mais elle n’aimait pas les hommes. Pas étonnant, puisque son père l’avait violée pour la première fois à l’âge de huit ans. Il avait ensuite continué pendant le même nombre d’années. Puis Andrea y avait mis un terme, d’abord en lui crevant les couilles, l’une après l’autre, avec une des aiguilles à tricoter de sa mère, puis en enfonçant cette même aiguille, rouge et dégoulinante, dans l’orbite gauche de son géniteur-violeur. Pour les couilles, ç’avait été facile, parce qu’il dormait, pourtant la douleur avait été assez forte pour le réveiller, malgré le talent spécial d’Andrea. Mais c’était une fille costaude, et il était ivre. Elle avait pu l’immobiliser le temps de lui administrer le coup de grâce[2].
Aujourd’hui, elle avait quatre fois huit ans, elle vagabondait sur toute la surface de l’Amérique, et un ex-acteur avait remplacé le planteur de cacahuètes à la Maison-Blanche. Le nouveau avait une chevelure d’acteur d’un noir invraisemblable et un sourire d’acteur charmant et faux comme le Diable. Andi avait vu un de ses films à la télé. L’homme qui deviendrait président y jouait un type amputé des deux jambes par un train. Andi aimait bien ça, l’idée d’un homme sans jambes ; un homme sans jambes, ça pouvait pas te courser pour te violer.
Le cinéma, ça c’était quelque chose. Le cinéma te faisait décoller. Tu pouvais toujours compter sur le pop-corn et une fin heureuse. Tu te prenais un homme pour t’accompagner, comme ça c’était tout bénef: tu sortais et il payait. Ce film-ci était vraiment bien, avec des bagarres, des baisers et de la musique à plein tube. Ça s’appelait Les Aventuriers de l’Arche perdue. Son bonhomme lui avait passé la main sous la jupe et l’avait remontée jusqu’en haut de sa cuisse nue, mais c’était pas un problème ; une main, c’est pas une bite. Elle l’avait rencontré dans un bar. Elle rencontrait la plupart des mecs qu’elle levait dans des bars. Il lui avait payé un verre, mais un verre à l’œil, c’est pas un rancard ; c’est juste une touche.
Ça veut dire quoi ? il lui avait demandé en promenant le bout de son doigt sur le haut de son bras gauche. Elle portait un bustier sans manches, et son tatouage se voyait. Elle aimait que son tatouage se voie quand elle sortait draguer. Elle voulait que les hommes le voient. Ils le trouvaient érotique. Elle se l’était fait faire à San Diego, un an après avoir liquidé son père.
C’est un serpent, qu’elle avait répondu. Un serpent à sonnette. Tu vois pas ses crochets ?
Bien sûr qu’il les voyait. Ils étaient géants, ces crochets, totalement disproportionnés par rapport à la tête. Une goutte de venin était suspendue à l’un d’eux.
Ce type-là était de l’espèce Homme-d’Affaires, costard de prix, abondante chevelure présidentielle coiffée en arrière, et libre pour l’après-midi du quelconque boulot de merde qu’il effectuait dans un bureau de merde. Avec ses cheveux plus blancs que noirs, il avait au moins soixante balais. Soit près du double d’elle. Mais ça, les hommes s’en foutaient. Il y aurait pas regardé à deux fois si elle en avait eu seize au lieu de trente-deux. Ou huit. Elle se souvenait de quelque chose que son père lui avait dit un jour: Si elles sont assez grandes pour faire pissette, elles sont assez grandes pour ma quéquette.
Bien sûr que je les vois, lui avait dit l’homme qui se trouvait maintenant assis à côté d’elle au cinéma. Mais ça veut dire quoi ?
Peut-être que tu le découvriras, avait répondu Andi. Elle s’était passé la langue sur la lèvre supérieure. Et j’en ai un autre. Dans un autre endroit.
Je pourrais le voir ?
Peut-être. T’aimes le cinéma ?
Le type avait froncé les sourcils. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
T’as envie de sortir avec moi, hein ?
Ça, il savait ce que ça voulait dire — ou ce que c’était censé vouloir dire. Il y avait d’autres filles, dans ce bar, quand elles te parlaient de sortir avec elles ça voulait dire une seule chose. Mais c’était pas ça qu’Andi voulait dire.
Ouais, bien sûr. T’es jolie.
Alors, sors-moi. Une vraie sortie. Ils passent Les Aventuriers de l’Arche perdue au Rialto.
Je pensais plutôt à ce petit hôtel à deux rues d’ici, chérie. Une chambre avec bar et balcon, ça te dirait pas ?
Elle avait approché les lèvres de son oreille et laissé ses seins peser sur son bras. Peut-être plus tard. Emmène-moi d’abord au cinéma. Offre-moi le billet d’entrée et du pop-corn. L’obscurité me rend amoureuse.
Et voilà qu’ils y étaient, avec Harrison Ford haut comme un gratte-ciel sur l’écran faisant claquer un fouet à bestiaux dans la poussière du désert. Le vieux mec à chevelure présidentielle avait sa main sous sa jupe mais elle avait sa timbale de pop-corn fermement posée à l’endroit stratégique, pour qu’il puisse presque atteindre la troisième base mais pas tout à fait le marbre. Il essayait toujours de monter plus haut, et c’était agaçant, parce qu’elle voulait voir la fin du film et découvrir ce qu’il y avait dans l’Arche perdue. Alors…
À deux heures de l’après-midi un jour de semaine, le cinéma était quasi désert, mais trois personnes étaient assises deux rangs derrière Andi Steiner et son pigeon. Deux hommes, un plutôt âgé, l’autre semblant friser l’âge mûr (mais les apparences peuvent être trompeuses), entouraient une femme d’une beauté renversante. Elle avait des pommettes hautes, des yeux gris, un teint crémeux. La masse de ses cheveux noirs était ramenée en arrière et retenue par un large ruban de velours. D’ordinaire, elle portait un gibus — un vieux haut-de-forme élimé — mais ce jour-là elle l’avait laissé dans son appartement roulant. On ne va pas au cinéma en chapeau claque. Cette femme s’appelait Rose O’Hara, mais pour la famille itinérante avec laquelle elle voyageait, c’était Rose Claque.
Le type frisant l’âge mûr c’était Barry Smith. D’origine cent pour cent européenne, il était pour cette même famille de nomades Barry le Noiche en raison de ses yeux légèrement bridés.
« Là, regardez bien maintenant, dit-il. C’est là que ça devient intéressant.
— C’est le film qui devient intéressant », grommela le vieux (mais ça, c’était juste son esprit de contradiction). Lui, c’était Grand-Pa Flop. Lui aussi regardait le couple, deux rangées en avant.
« Il vaudrait mieux, dit Rose. Parce que cette nana a pas des masses de vapeur. Un peu, mais…
— Là, là, elle y vient », dit Barry, lorsque Andi se pencha et approcha ses lèvres de l’oreille de sa proie. Barry souriait, sa boîte de nounours gélifiés oubliée dans sa main. « Ça fait trois fois que je la vois faire, et à chaque fois ça me fait bander. »
L’oreille de Mr. Homme-d’Affaires était garnie d’un chaume de crins blancs et tapissée de cire couleur de merde, mais Andi ne fut pas rebutée ; elle voulait se tirer de cette ville et ses finances avaient sérieusement besoin d’être renflouées. « Tu n’es pas fatigué ? murmura-t-elle dans l’oreille dégoûtante. Tu n’as pas envie de dormir ? »
La tête du type s’affaissa immédiatement sur sa poitrine et il se mit à ronfler. Andi passa sa main sous sa jupe, en retira l’autre déjà ramollie et la déposa sur l’accoudoir. Puis, glissant la sienne dans le coûteux costard de Mr. Homme-d’Affaires, elle commença la fouille. Elle trouva le portefeuille dans la poche intérieure gauche. Bien. Elle n’aurait pas besoin de lui faire lever son gros cul. Une fois qu’ils pionçaient, il pouvait s’avérer coton de les faire bouger.
Elle ouvrit le portefeuille, se débarrassa des cartes de crédit par terre et examina un instant les photos: Mr. Homme-d’Affaires en compagnie d’une grappe d’autres gros et gras Mr. Hommes-d’Affaires sur un green de golf ; Mr. Homme-d’Affaires avec madame ; Mr. Homme-d’Affaires, beaucoup plus jeune, posant devant un arbre de Noël avec son fils et ses deux filles. Les petites filles étaient coiffées d’un bonnet de Père Noël et portaient des robes assorties. Il ne les violait sans doute pas, mais c’était pas exclu. Un homme te violera s’il sait qu’il peut s’en tirer impunément, voilà un truc qu’elle avait appris. Dans le giron de son père, pour ainsi dire.
Il y avait deux cents dollars dans le compartiment des billets. Elle avait espéré davantage — le bar où elle l’avait rencontré proposait des putes de plus grande classe que ceux du secteur de l’aéroport — mais c’était pas mal pour un jeudi après-midi, et on trouvait toujours des hommes prêts à emmener une jolie fille au cinoche, avec pelotage au programme en guise d’amuse-gueule. Qu’ils espéraient.
« Très bien, murmura Rose en commençant à se lever. Je suis convaincue. On tente le coup. »
Mais Barry posa une main sur son bras pour l’arrêter. « Non, attends. Regarde encore. T’as pas vu le meilleur. »
Andi se rapprocha encore de l’oreille dégoûtante et murmura: « Tu vas dormir d’un sommeil profond. Très profond. La douleur que tu ressentiras sera juste un rêve. » Elle ouvrit son sac et en retira un couteau à manche de nacre. Il était petit mais sa lame était aussi affilée qu’un rasoir. « La douleur que tu ressentiras sera… ?
— Juste un rêve, marmonna Mr. Homme-d’Affaires dans son nœud de cravate.
— Exact, mon chou. » Elle passa un bras autour de son cou et d’un geste vif lui grava deux entailles en forme de V dans la joue droite — une joue si grasse qu’elle n’allait pas tarder à se transformer en bajoue. La fille se recula un instant pour admirer son œuvre à la lumière incertaine du faisceau de rêve coloré du projecteur. Puis le sang coula. L’homme se réveillerait avec le visage en feu, la manche droite de son coûteux costard trempée, et en besoin pressant d’un service d’urgence.
Et comment t’expliqueras ça à ta femme ? Oh, tu trouveras bien quelque chose, j’en suis sûre. Mais à moins d’avoir recours à la chirurgie esthétique, tu reconnaîtras ma marque chaque fois que tu te regarderas dans la glace. Et chaque fois que t’iras te chercher un petit cul dans un de ces bars, tu te souviendras comment tu t’es fait piquer par un serpent. Un mignon serpent en jupe bleue et bustier blanc.
Elle fourra les deux billets de cinquante et les cinq de vingt dans son sac, le referma d’un clic, et elle se préparait à se lever pour partir quand une main se posa sur son épaule et une femme lui murmura à l’oreille: « Bonjour, ma belle. Tu verras la fin du film une autre fois. Pour le moment, tu nous suis. »
Andi voulut se retourner, mais des mains lui saisirent la tête. Et le truc terrible, c’est que ces mains se trouvaient à l’intérieur de sa tête.
Après quoi — jusqu’à ce qu’elle émerge dans l’EarthCruiser de Rose sur un terrain de camping presque à l’abandon à la périphérie de cette ville du Midwest — ce fut le trou noir.
Quand elle se réveilla, Rose lui offrit une tasse de thé et lui parla longuement. Andi entendit chaque mot, mais son attention était presque toute absorbée par la femme qui l’avait enlevée. Une sacrée présence, cette femme. Un bon mètre quatre-vingts, de longues jambes gainées d’un pantalon blanc fuselé, des seins plantés bien haut sous un T-shirt au logo de l’Unicef: Unissons-nous pour les enfants. Elle avait la physionomie d’une reine calme, sereine et impavide. Ses cheveux, à présent dénoués, lui tombaient jusqu’au milieu du dos. Le seul point discordant était le chapeau claque élimé posé de biais sur sa tête, mais mis à part ce détail, c’était la plus belle femme qu’Andi eût jamais vue.
« Tu as bien compris tout ce que je t’ai dit ? C’est une opportunité que je t’offre là, Andi. Et ce n’est pas à prendre à la légère. Cela fait vingt ans ou plus que nous n’avons pas offert pareille opportunité à quelqu’un.
— Et si je refuse ? Il m’arrive quoi ? Vous me tuez ? Et vous me prenez ma… » Comment avait-elle appelé ça, déjà ? « Ma… vapeur ? »
Rose sourit. Lèvres rose corail pulpeuses. Andi se considérait comme asexuelle, mais brusquement elle aurait aimé connaître le goût de ce rouge à lèvres.
« Ta vapeur ? T’en as pas assez pour nous, ma belle, et le peu que tu as, elle serait pas particulièrement savoureuse. Elle aurait le même goût qu’une viande de vieille vache coriace pour les pecnos.
— Les quoi ?
— Laisse tomber, contente-toi de m’écouter. On va pas te tuer. Ce qu’on fera, si tu refuses, c’est effacer de ta mémoire tout souvenir de cette petite conversation. Tu te réveilleras au bord de la route à la sortie d’une ville anonyme — genre Topeka, ou Fargo — sans argent, sans papiers d’identité, et sans aucun souvenir de ce qui t’y aura amenée. La dernière chose dont tu te souviendras, c’est d’être entrée dans le cinéma avec le type que t’as volé et mutilé.
— Il le méritait ! » cracha Andi.
Rose se dressa sur la pointe des pieds et s’étira, pressant ses doigts contre le plafond de son camping-car américain super-luxe. « Ça, c’est toi qui vois, poulette, je suis pas ton psychiatre. » Elle ne portait pas de soutien-gorge ; Andi vit les signes de ponctuation de ses tétons sous l’étoffe. « Mais il y a autre chose à prendre en considération: outre ton argent et tes papiers d’identité sans doute falsifiés, nous te prendrons ton talent. La prochaine fois que tu inviteras un homme à s’endormir dans une salle obscure, il te regardera avec des yeux ronds et te demandera de quoi diable tu lui parles. »
Andi sentit le frisson glacé de la terreur. « Vous pouvez pas faire ça. » Mais elle se souvint des mains de fer à l’intérieur de sa tête et eut la certitude que cette femme en était capable. Peut-être un peu aidée par ses amis qui occupaient les autres camping-cars de luxe et véhicules de loisirs groupés autour de celui de cette femme tels des gorets autour des mamelles d’une truie, mais, ça oui… elle en serait capable.
Rose ignora sa remarque. « Quel âge as-tu, ma jolie ?
— Vingt-huit. » Andi mentait sur son âge depuis qu’elle avait passé la trentaine.
Rose la dévisagea, sourit, ne dit rien. Andi affronta cinq secondes le splendide regard gris et dut baisser le sien. Il se posa sur les seins bombés, libres de toute entrave et apparemment réfractaires à la gravité. Et lorsqu’elle releva les yeux, ceux-ci ne montèrent pas plus haut que les lèvres de la femme. Ses lèvres rose corail.
« T’as trente-deux ans, dit Rose. Disons que ça se voit un peu — parce que t’as pas été dorlotée par la vie. Une vie d’errance. Mais t’es encore jolie. Reste avec nous et dans dix ans, tu les auras vraiment, tes vingt-huit ans.
— C’est pas possible. »
Rose sourit. « Dans cent ans, tu paraîtras et te sentiras pas plus de trente-cinq. Jusqu’à ce que tu prennes de la vapeur. Alors tu retrouveras tes vingt-huit ans et l’impression d’en avoir dix de moins. Et tu prendras souvent de la vapeur. Vivre longtemps ; jeune et bien nourrie, voilà ce que je t’offre. Qu’est-ce que t’en dis ?
— C’est trop beau pour être vrai, répondit Andi. Comme ces pubs qui nous font miroiter des assurances-vie à dix dollars. »
Là, elle n’avait pas tout à fait tort. Rose n’avait pas menti (pas encore) mais elle avait omis de mentionner certaines choses. Que la vapeur venait parfois à manquer. Que tout le monde ne survivait pas au Retournement. Rose pensait qu’Andi y résisterait (intuition prudemment confirmée par Teuch, leur toubib maison), mais rien n’était assuré.
« Et vous et vos amis, vous vous appelez…
— C’est pas mes amis, ma jolie, c’est ma famille. Nous sommes le Nœud Vrai. » Rose entrelaça les doigts de ses mains et les approcha du visage d’Andi. « Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué. Tu dois comprendre ça. »
Andi savait déjà qu’une fille qui a été violée ne peut plus être dé-violée, alors elle n’avait aucun mal à comprendre ça.
« J’ai pas vraiment d’autre choix, si ? »
Rose haussa les épaules. « Que des mauvais, ma jolie. Mais c’est mieux si tu es volontaire. Ça facilitera ton Retournement.
– Ça fait mal ? Ce Retournement ? »
Rose sourit et proféra son premier mensonge: « Non. Du tout. »
Soir d’été. Alentours d’une ville américaine du Midwest.
Ailleurs, des gens regardaient Harrison Ford faire claquer son fouet. Ailleurs, le Président Acteur souriait sûrement de son sourire de faux-cul. Ici, sur ce terrain de camping, Andi Steiner était allongée sur une chaise longue dans la lumière des phares d’un EarthCruiser (celui de Rose) et d’un Winnebago. Rose lui avait expliqué que la Tribu du Nœud Vrai, bien que possédant plusieurs terrains de camping, n’était pas propriétaire de celui-ci. Mais leur Éclaireur était toujours en mesure de leur sécuriser de tels endroits moribonds, à deux doigts de la banqueroute. L’Amérique souffrait peut-être de récession, mais pour les Vrais, l’argent n’était pas un problème.
« C’est qui, cet Éclaireur ? avait demandé Andi.
— Oh, un gars au charme irrésistible, avait répondu Rose en souriant. Il ferait manger des moineaux dans sa main. Tu le rencontreras bientôt.
— C’est votre mec à vous ? »
À ces mots, Rose avait ri. Elle avait caressé la joue d’Andi et, au contact de ses doigts, un petit ver d’excitation brûlant s’était mis à frétiller dans son ventre. Fou, mais véridique. « T’en as une petite étincelle, pas vrai ? Je pense que tout ira bien pour toi. »
Peut-être, mais allongée là dans la lumière des phares, Andi n’était plus du tout excitée. Seulement terrifiée. Des histoires entendues aux informations lui traversaient l’esprit, des histoires de cadavres retrouvés dans des fossés, dans des clairières, dans des puits asséchés. Des cadavres de femmes et de filles. C’étaient pratiquement toujours des femmes et des filles. Elle n’avait pas peur de Rose — pas exactement — et il y avait d’autres femmes, mais il y avait aussi des hommes.
Rose s’agenouilla près d’elle. La lumière aveuglante des phares aurait dû transformer son visage en un brutal et laid paysage en noir et blanc, mais c’était tout le contraire qui se produisait: cette lumière ne faisait qu’accuser sa beauté. Pour la deuxième fois, elle caressa la joue d’Andi. « N’aie aucune crainte, dit-elle. Aucune crainte. »
Elle se tourna vers une autre femme, une jolie créature au teint diaphane qu’elle avait désignée sous le nom de Sarey la Muette, et lui fit signe de la tête. Sarey répondit de même et monta dans le mastodonte de camping-car de Rose. Pendant ce temps-là, les autres avaient commencé à former un cercle autour de sa chaise longue. Andi n’aimait pas ça du tout. Il y avait quelque chose de sacrificiel dans cette mise en scène.
« N’aie aucune crainte. Bientôt tu seras l’une des nôtres, Andi. Tu feras un avec nous. »
Sauf si tu cycles à vide, pensa Rose. Auquel cas, on brûlera tes nippes dans l’incinérateur derrière les sanitaires et on décampera demain matin à la première heure. Qui ne risque rien n’a rien.
Mais elle espérait que ça n’arriverait pas. Elle l’aimait bien, cette nana, et un talent d’endormeuse serait un fameux atout pour les Vrais.
Sarey revint, apportant une sorte de bouteille thermos en acier. Elle la tendit à Rose qui en retira le capuchon rouge. Un embout et une valve apparurent. Pour Andi, ça avait tout l’air d’une bombe d’insecticide sans marque. Elle songea à bondir de sa chaise longue et à prendre la fuite, mais l’épisode du cinéma lui revint. Les mains qui s’étaient glissées dans sa tête pour l’immobiliser…
« Grand-Pa Flop ? demanda Rose. Tu veux bien officier ?
— Bien volontiers. » C’était le vieux du cinéma. Ce soir-là, il portait un ample bermuda rose, des chaussettes blanches remontées bien haut sur ses tibias maigres jusque sous les genoux, et des sandales de moine. Tout à fait la touche de Grand-Pa Zebulon Walton après deux ans en camp de concentration. Il éleva les deux mains et les autres l’imitèrent. Se détachant à contre-jour dans les faisceaux croisés des phares, ils ressemblaient à une guirlande de figurines bizarres en papier découpé.
« Nous sommes le Nœud Vrai », entonna-t-il. La voix qui sortait de sa poitrine creuse ne tremblait plus ; c’était l’organe profond et sonore d’un homme beaucoup plus jeune et plus fort.
« Nous sommes le Nœud Vrai, répondirent les autres. Ce qui a été noué ne peut plus être dénoué.
— Voici une femme, enchaîna Grand-Pa Flop. Veut-elle nous rejoindre ? Veut-elle lier sa vie à la nôtre et faire un avec nous ?
— Dis oui, lui intima Rose.
— Ou-oui », réussit à articuler Andi. Son cœur ne battait plus ; il trépidait comme un câble électrique à haute tension.
Rose tourna la valve du thermos en acier. Un petit soupir mélancolique s’en échappa et une bouffée de brume argentée s’éleva. Au lieu de se dissiper dans la légère brise nocturne, elle demeura en suspension au-dessus de la cartouche jusqu’à ce que Rose se penche en avant, ourle ses fascinantes lèvres corail et souffle doucement. Le nuage de brume — qui ressemblait un peu à une bulle de bande dessinée sans mots — dériva et vint flotter au-dessus du visage levé d’Andi et de ses yeux écarquillés.
« Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste, proclama le Vieux Flop.
— Sabbatha hanti », répondirent les autres.
La brume, très lentement, commença à descendre.
« Nous sommes les élus.
— Lodsam hanti, répondit le chœur.
— Inspire profondément », dit Rose. Et doucement, elle baisa la joue d’Andi. « Je te revois bientôt de l’autre côté. »
Peut-être.
« Nous sommes les fortunés.
— Cahanna risone hanti. »
Puis, tous en chœur: « Nous sommes le Nœud Vrai qui… »
C’est là qu’Andi perdit le fil. Le brouillard argenté se posa sur son visage et il était froid, très froid. Lorsqu’elle l’inhala, il s’éveilla à une sorte de vie ténébreuse et se mit à hurler en elle. Un enfant de brume — garçon ou fille, elle ne savait — se débattait pour s’échapper mais quelqu’un le tailladait. Rose le tailladait tandis que les autres refermaient le cercle (le nœud) autour d’elle, éclairant la scène du faisceau d’une douzaine de lampes de poche illuminant un meurtre au ralenti.
Andi tenta de bondir de sa chaise longue mais elle n’avait plus de corps pour bondir. Son corps avait disparu. Là où il se trouvait auparavant ne subsistait qu’une souffrance en forme d’être humain. La souffrance de l’enfant agonisant, et sa propre souffrance à elle.
Accueille-la. Cette pensée lui fit l’effet d’un linge frais pressé sur la plaie brûlante qu’était devenu son corps. C’est le seul moyen de la traverser.
Je ne peux pas, j’ai tenté de fuir cette souffrance toute ma vie.
Peut-être bien, mais tu n’as plus aucun endroit où fuir maintenant. Accueille-la. Absorbe-la. Prends la vapeur ou meurs.
Mains levées, les Vrais psalmodiaient les paroles antiques: sabbatha hanti, lodsam hanti, cahanna risone hanti. Ils surveillaient Andi Steiner, voyaient son corsage se creuser à l’emplacement de ses seins, sa jupe se rétracter comme une bouche qui se ferme. Ils voyaient son visage se changer en verre translucide. Seuls ses yeux demeuraient, flottant tels de minuscules ballons au bout de la corde de nerfs translucides.
Mais les yeux aussi vont disparaître, pensa Teuch. Elle est pas assez solide. Je croyais qu’elle l’était, mais je me suis trompé. Elle va peut-être revenir une fois ou deux, mais ensuite elle cyclera à vide. Ne restera plus d’elle que ses frusques. Il tenta de se remémorer son propre Retournement mais ne put se souvenir, à la place de la lumière des phares, que de la pleine lune et des flammes d’un feu de camp. Le feu de bois, l’ébrouement des chevaux… et la souffrance. Peut-on réellement se remémorer la souffrance ? Non, Teuch ne le croyait pas. On sait que la souffrance existe et qu’on l’a connue, mais ce n’est pas la même chose.
Le visage d’Andi réémergea de l’inconsistance, tel le visage d’un spectre au-dessus d’une table de médium. Le devant de son corsage se remplit à nouveau ; sa jupe se regonfla sur ses cuisses et sur ses hanches qui reprenaient forme. Elle poussa un cri d’agonie.
« Nous sommes le Nœud Vrai qui persiste, psalmodiaient-ils dans le faisceau des phares. Sabbatha hanti. Nous sommes les élus, lodsam hanti. Nous sommes les fortunés, cahanna risone hanti. » Ils continueraient ainsi jusqu’à la fin. Quelle qu’elle soit. Ça ne prendrait plus très longtemps maintenant.
Andi recommença à disparaître. Sa chair prit l’apparence du verre dépoli. Au travers, les Vrais virent son squelette et le rictus osseux de son crâne dans lequel luisaient quelques plombages argentés. Ses yeux désincarnés roulèrent sauvagement dans ses orbites absentes. Elle hurlait toujours, mais le son ressemblait de plus en plus à un fragile écho répercuté dans un couloir lointain.
Rose pensa tout arrêter (c’était ce qu’ils faisaient quand la souffrance dépassait les bornes), mais cette fille-là était une coriace. Elle réémergea dans un tourbillon, hurlant sans discontinuer. Ses mains revenues à la vie agrippèrent celles de Rose avec une force démesurée et s’y enfoncèrent. Rose se pencha en avant, à peine consciente de la douleur.
« Je sais ce que tu veux, ma poupée-chérie. Reviens et tu l’auras. » Elle abaissa sa bouche sur celle d’Andi, caressa de sa langue sa lèvre supérieure jusqu’à ce que cette lèvre se change en brume. Mais les yeux, fixés sur ceux de Rose, demeurèrent.
« Sabbatha hanti, psalmodiait le chœur. Lodsam hanti. Cahanna risone hanti. »
Andi revint, son visage s’étoffa autour de ses yeux fixes remplis de souffrance. Puis son corps suivit. Un instant, Rose vit les os de ses bras, les os de ses doigts agrippés aux siens, puis de nouveau la chair les habilla.
Rose lui baisa encore les lèvres. Malgré sa souffrance, Andi répondit à son baiser et Rose insuffla alors sa propre essence dans la gorge offerte de la jeune femme.
Je la veux, celle-là. Et quand je veux quelque chose, je l’ai.
Andi recommença à s’estomper, mais Rose la sentit lutter. Parvenir à dominer. Se nourrir de la force de vie rugissante qu’elle lui avait insufflée plutôt qu’essayer de la repousser.
Prendre sa première vapeur.
Le plus jeune membre du Nœud Vrai passa cette nuit-là dans le lit de Rose O’Hara et pour la première fois de sa vie découvrit dans le sexe autre chose qu’horreur et douleur. Elle avait la gorge à vif d’avoir tellement hurlé dans la lumière des phares, mais elle hurla encore lorsque cette sensation neuve — un plaisir qui valait bien la souffrance de son Retournement — s’empara de son corps et sembla une nouvelle fois le rendre transparent.
« Hurle tout ton soûl, lui dit Rose, levant la tête d’entre ses cuisses pour la regarder. Ils en ont déjà entendu d’autres. Des hurlements de toutes sortes. Des bons comme des mauvais.
— C’est comme ça pour tout le monde, le sexe ? » Zut, si c’était le cas, qu’est-ce qu’elle avait loupé ! À cause de son salaud de père ! Et les gens pensaient que c’était elle la voleuse ?
« C’est comme ça pour nous, quand on a pris de la vapeur, répondit Rose. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. »
Elle baissa la tête et ça recommença.
Un peu avant minuit, assis sur le marchepied du bus Bounder de Charlie le Crack, Baba la Russe et Charlie fumaient un joint en contemplant la lune. Du EarthCruiser de Rose montèrent de nouveaux hurlements.
Charlie et Baba se regardèrent en souriant.
« Y en a une qu’aime ça, observa Baba.
— Et qui aimerait pas ça ? » répondit Charlie.
Andi s’éveilla à la première lueur du jour, la tête nichée comme dans un oreiller sur la poitrine de Rose. Elle se sentait totalement différente ; elle ne se sentait pas différente du tout. Elle souleva la tête et vit que Rose la regardait de ses incroyables yeux gris.
« Tu m’as sauvée, lui dit Andi. Tu m’as ramenée.
— J’y serais pas arrivée toute seule. Tu le voulais. » T’en crevais d’envie, poupée-chérie.
« Ce qu’on a fait ensemble après… on pourra plus le refaire, si ? »
Rose secoua la tête, tout sourires. « Non. Et c’est bien comme ça. Certaines expériences sont impossibles à renouveler. Et puis, mon homme rentre demain.
— Il s’appelle comment ?
— Il répond au nom d’Henry Rothman, mais juste pour les pecnos. Son identité Vraie, c’est Papa Skunk.
— Tu l’aimes ? Hein, que tu l’aimes ? »
Rose sourit, attira Andi plus près et l’embrassa. Mais sans lui répondre.
« Rose ?
— Oui ?
— Est-ce que je suis… encore humaine ? »
À cette question, Rose apporta la même réponse que Dick Hallorann naguère à Danny Torrance. Et avec la même froideur: « Tu te fais du souci pour ça ? »
Andi décida que non. Elle avait trouvé sa famille.
C’était un imbroglio de rêves pénibles — un homme armé d’un marteau le poursuivait à travers un dédale de couloirs, un ascenseur montait et descendait tout seul, des haies taillées en forme d’animaux prenaient vie et se refermaient sur lui — et de ce dédale émergea finalement une seule pensée claire: Je voudrais être mort.
Dan Torrance ouvrit les yeux. Le soleil s’y engouffra, transperçant son crâne douloureux, menaçant de mettre à feu son cerveau. Lendemain de cuite de première. Son visage palpitait. Il avait les narines bouchées, à part un minuscule trou d’aiguille dans celle de gauche qui laissait filtrer un mince filet d’air. La gauche ? Non, la droite. Il pouvait respirer par ses lèvres entrouvertes, mais il avait un affreux goût de clope et de whisky dans la bouche. Son estomac plombé de mauvaise bouffe était une enclume. Le bidenvrac du lendemain, comme un vieux copain de bordée appelait cette sensation ignoble. Quel copain ? Aucun souvenir. C’était un miracle qu’il se souvienne encore de son nom.
Un ronflement sonore à côté de lui lui fit tourner la tête. Sa nuque poussa un cri de protestation et une autre flèche lui vrilla la tempe. Il rouvrit les yeux, à peine une fente: par pitié, arrêtez avec ce soleil aveuglant ! Il était couché sur un matelas nu posé à même un sol nu. À côté de lui, couchée sur le dos, il y avait une femme nue. Dan se regarda et vit que lui aussi était en tenue d’Adam.
Elle s’appelle… Dolores ? Non. Debbie ? T’y es presque, c’est…
Deenie. Elle s’appelait Deenie. Il l’avait rencontrée dans un bar, le Milky Way[3], et ils s’étaient bien marrés jusqu’à…
Il se rappelait plus. Un coup d’œil à ses mains — enflées, jointures droites éraflées et croûteuses — et il décida qu’il tenait pas à se rappeler. À quoi bon ? Le scénario de base ne changeait jamais. Il se soûlait, un mec disait un truc de trop, et ensuite, tout n’était plus que saccage et chaos dans le bar. Un chien enragé vivait dans sa tête. À jeun, il arrivait à le tenir en laisse. Mais dès qu’il buvait, la laisse disparaissait. Tôt ou tard, je vais tuer quelqu’un. Pour ce qu’il en savait, il l’avait peut-être fait la nuit dernière.
Hé, Deenie, tripote-moi la weenie.
Il avait vraiment dit ça ? Merde, il avait bien peur que oui. Des bribes lui revenaient à présent, et même ce peu était de trop. La partie de billard. Il avait voulu donner un peu d’effet à sa queue et elle lui avait échappé. Après avoir méchamment raclé le tapis, elle était partie en vol plané et avait roulé jusqu’au juke-box où passait — quoi d’autre ? — de la musique country. Joe Diffie, crut-il se rappeler. Pourquoi avait-il raclé le tapis comme ça ? Parce qu’il était bourré, pardi, et parce que Deenie était collée à lui. En train de lui tripoter la weenie, juste sous la table, et il faisait le malin pour elle. Oh, tout ça juste pour se marrer. Et puis y avait ce type avec sa casquette Case et sa chemise de cow-boy en soie chicos qui avait ricané, et ça, c’était le truc à ne pas faire.
Saccage et chaos dans le bar.
Dan palpa sa bouche et découvrit deux petites saucisses à apéritif rebondies à la place des lèvres normales qu’il avait, hier après-midi encore, quand il était sorti du guichet d’encaissement des chèques avec un peu plus de cinq cents dollars en poche.
Au moins, j’ai encore toutes mes dents…
Son estomac se retourna dans un soubresaut liquide. Un renvoi lui inonda la bouche d’une viscosité acide au goût de whisky et il la ravala. Ça redescendit en brûlant. Il roula du matelas pour se mettre à genoux, se leva en titubant et resta là, debout, à osciller d’avant en arrière tandis que la pièce commençait à danser doucement le tango autour de lui. Il avait mal aux cheveux, la tête qui explosait, le bide en vrac de toute la mauvaise bouffe qu’il avait ingurgitée la veille pour éponger l’alcool… mais surtout, il était encore ivre.
Il ramassa son caleçon par terre au bout de son doigt en crochet et sortit de la chambre en le tenant serré dans sa main, sans boiter vraiment mais en faisant porter nettement plus le poids du corps sur la jambe gauche. Il avait le vague souvenir — pourvu qu’il ne se précise jamais plus — du cow-boy Case bazardant une chaise. C’était le moment qu’ils avaient choisi, lui et Deenie-tripote-moi-la-weenie, pour ficher le camp, pas tout à fait en courant mais en riant comme des fous.
Son estomac contrarié fit une deuxième embardée. Accompagnée cette fois d’une crampe, comme une main dure se crispant dans un gant de caoutchouc mou. Tous les avertisseurs de la phase vomi se déclenchèrent: l’odeur de vinaigre des œufs durs marinés dans le grand bocal en verre, le goût des couennes de porc saveur barbecue, la vision des frites noyées dans un épanchement de ketchup sanglant. Toute la bouffe crade qu’il s’était enfilée la veille entre deux gorgeons. Il allait dégueuler, mais les images continuaient à tournoyer comme la roue d’un jeu télévisé de cauchemar.
Avec quel prix repartira notre prochain candidat, Johnny ? Eh bien, Bob, il s’agit d’une grosse portion de SARDINES BIEN GRASSES !
La salle de bains était juste au fond d’un petit tronçon de couloir. La porte était ouverte, l’abattant des W.-C. relevé. Dan s’élança, atterrit à genoux et vomit une belle gerbe gluante jaune marronnasse sur un étron flottant. Il détourna la tête, chercha le bouton de la chasse à tâtons, le trouva, l’actionna. De l’eau dévala en cascade, mais nul bruit d’évacuation ne suivit. Il regarda à nouveau et vit une chose alarmante: l’étron, probablement le sien, montait sur une houle de bouffe de bar à moitié digérée jusqu’au rebord aspergé de pisse de la cuvette. Juste avant que les chiottes ne débordent, pour compléter la liste de ces banales horreurs matinales, quelque chose se racla la gorge dans la tuyauterie et tout le bordel reflua. Dan vomit une deuxième fois puis, assis sur ses talons, dos au mur, tête baissée, attendit que le réservoir se remplisse pour pouvoir tirer encore la chasse.
C’est fini. Je le jure. Fini la picole, fini les bars, fini les bagarres. Promesse qu’il se faisait pour la centième fois. Ou la millième.
Une chose était sûre: il devait se casser de cette ville avant d’avoir des ennuis. De gros ennuis, il pouvait compter là-dessus.
Johnny, qu’avons-nous pour le grand gagnant du jour ? Cher Bob, je vous le donne en mille: DEUX ANS DE DÉTENTION POUR COUPS ET BLESSURES VOLONTAIRES.
Et dans le studio… le public est en délire.
Ayant terminé son bruyant remplissage, le réservoir des toilettes se tut. Dan tendait la main pour vidanger « Lendemain de cuite, acte II », quand il interrompit son geste, contemplant le trou noir de sa mémoire récente. Se rappelait-il encore son nom ? Oui ! Daniel Anthony Torrance. Savait-il le nom de la nénette qui ronflait sur le matelas dans l’autre pièce ? Oui ! Deenie. Il ne se souvenait pas de son nom de famille mais elle ne le lui avait sûrement pas dit. Savait-il le nom de l’actuel président ?
Horrifié, il découvrit que non, du moins pas sur le moment… Ce mec avait une banane funky à la Elvis et il jouait du sax — plutôt mal. Mais son nom… ?
Est-ce que tu sais seulement où tu es ?
Cleveland ? Charleston ? L’un des deux.
Comme il tirait la chasse, le nom du Président lui revint avec une clarté éblouissante. Et Dan ne se trouvait ni à Cleveland ni à Charleston. Il était à Wilmington, Caroline du Nord. Il travaillait comme garçon de salle à l’hôpital Grâce de Marie. Ou plutôt, il avait travaillé. L’heure de bouger était arrivée. S’il débarquait dans un autre endroit, un bon endroit, il pourrait peut-être arrêter de boire et tout recommencer à zéro.
Il se mit debout et se regarda dans la glace. Les dégâts étaient moins vilains qu’il ne l’avait craint. Nez tuméfié mais pas cassé — du moins à première vue. Croûtes de sang séché au-dessus de la lèvre supérieure enflée. Hématome sur la pommette droite (le cow-boy Case était gaucher) avec l’empreinte sanglante d’une bague en plein milieu. Un autre gros hématome s’élargissait au creux de son épaule gauche. Ça, crut-il se souvenir, ça venait d’une queue de billard.
Il regarda dans l’armoire à pharmacie. Parmi les tubes de maquillage et le fouillis de médocs de base, il trouva trois flacons de médicaments sur ordonnance. Le premier, du Diflucan, était un antifongique, et Dan se réjouit d’être circoncis. Il ouvrit le deuxième, du Darvon Comp 65, et, sur la demi-douzaine de gélules qu’il contenait, en préleva trois pour plus tard. Le troisième flacon, du Fioricet, était presque plein — une chance — et il en avala trois avec de l’eau froide. Son mal de tête empira quand il se pencha au-dessus du lavabo mais il se dit que ça n’allait pas tarder à passer. Le Fioricet, prescrit en cas de migraines et de céphalées de tension, était un casseur de gueule de bois garanti. Enfin… presque garanti.
Il allait refermer l’armoire à pharmacie, quand il se ravisa. Il farfouilla un peu dans le bazar. Pas de plaquette de pilules. Peut-être qu’elle la gardait dans son sac. Il l’espérait, parce que lui-même n’avait pas de capote. S’ils avaient baisé — c’était probable, même si ses souvenirs étaient flous —, il était sorti tête nue.
Il enfila son caleçon et retourna dans la chambre en traînant les pieds, s’arrêtant un instant sur le seuil pour contempler la femme qui l’avait ramené chez elle la nuit précédente. Bras et jambes écartés, tout étalé au grand jour. La veille, avec sa mini-jupe en cuir et ses sandales à semelles de liège compensées, son top brassière et ses créoles, elle ressemblait à la déesse du monde occidental. Ce matin, il voyait la bouée blanche ramollie que la bière était en train de lui passer autour du ventre et le deuxième menton qui commençait à apparaître sous le premier.
Et il vit quelque chose de pire: c’était pas une femme, en fait. Pas une mineure non plus (par pitié, non, pas une mineure), mais une fille de pas plus de vingt ans, si elle les avait. Sur un mur, pour le confirmer, un poster puéril à pleurer de KISS, avec Gene Simmons crachant le feu. Et sur un autre, un joli chaton suspendu à une branche, les yeux écarquillés. Et ce conseil: ACCROCHE-TOI, BÉBÉ.
Il devait se tirer d’ici.
Leurs fringues étaient en tas au pied du matelas. Il sépara son T-shirt du slip de Deenie, l’enfila d’un seul geste, fourra ses jambes dans son pantalon et se figea, la braguette à moitié remontée. Sa poche gauche était beaucoup plus plate que la veille, après qu’il avait encaissé le chèque.
Non. C’est pas possible.
Sa tête, qui commençait à aller un tout petit mieux, se remit à le lancer en même temps que les battements de son cœur se précipitaient. Et quand il glissa la main dans sa poche, il n’en retira qu’un petit billet de dix dollars et deux cure-dents dont l’un s’était planté dans la chair tendre juste sous l’ongle de l’index. C’est à peine s’il le sentit.
Non, on a pas foutu cinq cents dollars dans la picole. C’est pas possible. On serait morts si on avait bu autant.
Son portefeuille était toujours à sa place, dans sa poche arrière. Il le sortit, l’ouvrit, espérant sans espoir. Mais pas d’heureuse surprise. Le billet de dix dollars qu’il y gardait toujours n’y était pas. Il avait dû, à un moment ou à un autre, le transférer dans sa poche avant. Celle qui était moins facile d’accès pour les pickpockets de comptoir. Rétrospectivement, ça ressemblait à un gag.
Il regarda la femme-enfant qui ronflait étalée sur le matelas et voulut la secouer pour lui demander ce qu’elle avait fait de son putain de fric. Mais si elle l’avait volé, pourquoi l’avait-elle ramené chez elle ? N’y avait-il pas eu un épisode intermédiaire ? Une autre aventure, après le Milky Way ? Maintenant que sa tête s’éclaircissait, un souvenir lui revenait — brumeux, mais sans doute crédible — de Deenie et lui prenant un taxi pour la gare.
Je connais un gars qui traîne là-bas, minou-chat.
Lui avait-elle réellement dit ça ou était-ce juste son imagination ?
Elle l’a dit, c’est sûr. Je suis à Wilmington, Bill Clinton est Président, et on est allés à la gare. Il y avait un gars, en effet. Le genre qui préfère faire son trafic dans les toilettes pour hommes, surtout quand le client a la tronche légèrement ravalée. Quand il m’a demandé qui m’avait arrangé le portrait, je lui ai dit…
« Je lui ai dit de s’occuper de ses fesses », marmonna Dan.
Il avait suivi le gars dans les toilettes avec l’intention d’acheter un gramme, pas plus, juste histoire de faire plaisir à sa copine, et seulement à condition que sa poudre soit pas coupée au Manitol. C’était peut-être le truc de Deenie, la coke, mais très peu pour lui. L’Anacine du riche, comme il avait déjà entendu quelqu’un l’appeler, et il était loin d’être riche. Mais au moment où ils entraient, quelqu’un était sorti d’un des W.-C. Le genre businessman avec attaché-case à la main. Et quand Mr. Businessman s’était approché d’un lavabo pour se laver les mains, Dan avait vu des mouches grouiller sur son visage.
Les mouches de la mort. Mr. Businessman était un mort en sursis qui s’ignorait.
Voilà pourquoi, au lieu de s’en tenir à ses modestes projets, Dan était quasi sûr d’avoir joué les grands seigneurs. Il se pouvait même qu’il ait changé d’avis au tout dernier moment: il y avait tellement de choses qu’il avait oubliées.
Mais je me souviens des mouches.
Oui, ça il s’en souvenait. L’alcool étouffait le Don, l’endormait, le mettait K.O., mais Dan n’était même pas sûr que les mouches étaient dues au Don. Elles apparaissaient quand bon leur semblait, qu’il soit ivre ou à jeun.
Il pensa encore: Je dois me tirer d’ici.
Il pensa encore: Je voudrais être mort.
Avec un petit ronflement étouffé, Deenie se retourna, dos à la cruelle lumière matinale. À part le matelas par terre, il n’y avait aucun meuble dans la pièce ; même pas un bureau d’occase dans un coin. Le placard était ouvert et Dan avait vue sur l’essentiel de la maigre garde-robe de Deenie entassée dans deux paniers en plastique de lavomatic. Les quelques fringues sur cintre avaient tout l’air de tenues réservées à la tournée des bars. Il aperçut un T-shirt rouge avec SEXY GIRL imprimé en paillettes sur le devant et une jupe en jean à l’ourlet savamment effrangé. Il vit aussi deux paires de tennis, deux paires de ballerines et une paire de talons hauts à brides, sexy. Mais pas traces de sandales en liège. Et ses propres Reebok éculées n’étaient pas là non plus.
Impossible de se rappeler s’ils s’étaient déchaussés en entrant, mais s’ils l’avaient fait, leurs pompes devaient être dans le salon, pièce dont il se souvenait — vaguement. Le sac à main de Deenie risquait d’y être aussi. Peut-être qu’il lui avait confié l’argent liquide qu’il lui restait, pour qu’elle le garde en sécurité. Peu probable, mais possible.
Il transporta sa pauvre tête malade à l’autre bout du couloir où, d’après ses estimations, devait se trouver la seule autre pièce de l’appartement. Elle comprenait un coin kitchenette équipé d’une plaque chauffante, avec un petit réfrigérateur coincé sous le comptoir. Côté salon, un canapé victime d’une hémorragie de mousse monté sur deux briques pour remplacer le pied manquant faisait face à une grosse télé dont l’écran était fêlé de haut en bas. La fêlure avait été rafistolée avec du scotch d’emballage dont on avait laissé le rouleau pendouiller dans l’angle. Deux ou trois mouches s’y étaient collées, dont l’une se débattait encore faiblement. Dan la fixa avec une fascination morbide, se faisant la réflexion (pas pour la première fois) que l’œil, les lendemains de cuite, a une capacité stupéfiante à repérer les détails les plus sordides dans n’importe quel paysage.
Devant le canapé, il y avait une table basse et, dessus, un cendrier plein de mégots, une pochette en plastique remplie de poudre blanche et un magazine People saupoudré de restes. À côté, pour compléter le tableau, un billet de un dollar encore à moitié roulé. Dan ignorait combien ils en avaient sniffé, mais à voir ce qui restait dans la pochette, il pouvait dire adieu à ses cinq cents dollars.
Merde. J’aime même pas la coke. Et comment j’ai pu la sniffer ? Je peux à peine respirer.
Il l’avait pas sniffée. Elle l’avait sniffée. Lui s’en était juste frictionné les gencives. Tout commençait à lui revenir. Il aurait préféré que non, mais c’était trop tard.
Les mouches de la mort dans les toilettes pour hommes, entrant et sortant de la bouche de Mr. Businessman, grouillant sur sa figure et les surfaces humides de ses yeux. Mr. Dealer demandant à Dan ce qu’il regardait. Dan lui répondant, rien, aucune importance, voyons voir plutôt ce que t’as. Mr. Dealer avait de quoi. Ces mecs ont toujours de quoi. Et puis, nouveau taxi pour retourner à l’appart’ de Deenie, elle sniffant déjà sur le dos de sa main, trop avide — ou trop en manque — pour attendre. Tous deux essayant de chanter Mr. Roboto.
Il avisa les sandales à semelles compensées et les Reebok juste à côté de la porte et d’autres souvenirs glorieux affluèrent. Elle s’était pas déchaussée, non, elle avait simplement laissé choir ses sandales de ses pieds car, à ce moment-là, Dan avait solidement refermé ses mains sur son cul et elle avait noué ses jambes autour de sa taille. Son cou sentait le parfum, son haleine les couennes de porc fumées. Ils en avaient dévoré par poignées avant de rejoindre la table de billard.
Dan enfila ses tennis, puis gagna la kitchenette, où il pensait trouver peut-être du café instantané dans le placard. Pas de café, mais il avisa le sac à main de Deenie par terre. Il crut se souvenir qu’elle l’avait lancé vers le canapé et qu’elle avait ri en loupant sa cible. La moitié du contenu s’était répandue, dont un petit portefeuille en faux cuir rouge. Dan remit tout le bordel dedans et apporta le sac à la cuisine. Il savait très bien que son fric dormait maintenant dans la poche du jean haute couture de Mr. Dealer, mais quelque chose en lui voulait qu’il en reste au moins un peu, ne serait-ce que parce qu’il avait besoin qu’il en reste. Dix dollars suffiraient pour trois whiskys ou deux packs de six, mais il allait lui en falloir beaucoup plus que ça aujourd’hui.
Il repêcha le portefeuille dans le sac et l’ouvrit. Il contenait des photos — quelques-unes de Deenie avec un type qui lui ressemblait trop pour ne pas être son frère ou son cousin, quelques-unes de Deenie avec un bébé dans les bras, une de Deenie en robe de bal de fin d’année avec pour cavalier un ado avec des dents de cheval et un épouvantable smoking bleu. Le compartiment des billets était gonflé. Dan retrouva l’espoir, mais quand il l’ouvrit, il découvrit un rouleau de coupons alimentaires. Il y avait aussi quelques billets: deux de vingt et trois de dix.
C’est mon fric. Ce qu’il en reste, en tout cas.
Il n’était pas dupe. Jamais il aurait filé sa paye de la semaine à une rencontre de hasard, biturée par-dessus le marché, pour qu’elle la lui garde dans son sac. Ce fric était à elle.
Ouais, la coke aussi, c’était son idée à elle. Et est-ce que c’était pas à cause d’elle si ce matin il avait non seulement plus un rond, mais en plus la gueule de bois ?
Non. T’as la gueule de bois parce que t’es un ivrogne. Et t’as plus un rond parce que t’as vu les mouches de la mort.
C’était peut-être vrai, mais si elle avait pas insisté autant pour aller acheter de la dope à la gare, jamais il aurait vu ces saloperies de mouches.
Elle a peut-être besoin de ces sept sacs pour les courses.
Ouais. Un pot de beurre de cacahuètes et un de confiture de fraise. Plus un paquet de pain de mie pour tartiner dessus.
Ou pour le loyer. Elle en a peut-être besoin pour le loyer.
Si elle avait besoin de fric pour le loyer, elle avait qu’à revendre sa télé. Peut-être que son dealer la lui rachèterait, écran fêlé et tout. De toute façon, elle irait pas bien loin avec soixante-dix dollars pour un mois de loyer, même pour un trou comme ici.
Cet argent n’est pas à toi, Doc. Ça, c’était la voix de sa mère, la dernière qu’il avait besoin d’entendre quand il avait une gueule de bois à tout péter et désespérément besoin de boire un coup.
« Va te faire foutre, m’man », dit-il tout bas mais avec conviction. Il prit le fric, le fourra dans sa poche, remit le portefeuille dans le sac et se retourna.
Un gosse était là.
Il pouvait avoir dans les dix-huit mois. Son T-shirt des Braves d’Atlanta lui arrivait aux genoux, mais la couche qu’il portait en dessous dépassait parce qu’elle était pleine de pisse et lui pendouillait sur les chevilles. Le cœur de Dan fit un bond gigantesque dans sa poitrine et sa tête résonna d’un soudain et formidable fracas comme si le dieu Thor en personne y avait balancé un coup de marteau. Pendant une seconde, il eut la certitude qu’il allait faire une attaque cérébrale, une crise cardiaque, ou les deux à la fois.
Puis il inhala profondément et exhala. « Et d’où tu sors toi, p’tit héros ?
— Mama », fit le gosse.
Ce qui, dans un sens, se tenait parfaitement — Dan aussi était sorti de sa mama — mais ne répondait pas à sa question. Une terrible déduction cherchait à prendre forme dans sa tête qui résonnait maintenant comme une enclume, mais il ne voulait absolument pas se mêler de ça.
Il t’a vu prendre le fric.
P’t-êt’ ben, mais c’était pas ça, la déduction. Le gosse l’avait vu prendre le fric, et alors ? Il avait même pas deux ans. Les gamins de cet âge acceptent tout ce que font les adultes. S’il avait vu sa mère marcher au plafond avec des flammes lui sortant du bout des doigts, il l’aurait accepté aussi.
« Comment tu t’appelles, bonhomme ? » Sa voix trépidait au même rythme que son cœur emballé.
« Mama. »
Ah ouais ? Y en a qui vont se marrer quand tu leur diras ça au lycée.
« T’arrives de l’appart’ d’à côté ? T’as traversé le palier ? »
S’il te plaît, dis oui. Parce que ma déduction, la voici: si t’es le môme de Deenie, alors elle est sortie faire la tournée des bars hier soir en te laissant enfermé ici, tout seul, dans cet appart’ pourri.
« Mama ! »
Puis le gosse avisa la coke et trotta vers la table basse, sa couche pleine de pipi ballottant entre ses cuisses.
« Bonbon !
— Non, c’est pas des bonbons », lui dit Dan. Sauf que si, ça l’était: des bonbons à sniffer.
L’enfant ne l’écouta pas et tendit la main vers la poudre blanche. Dan vit des ecchymoses sur son avant-bras. Du genre infligées par une poigne d’adulte.
Il chopa le gosse à la taille et par l’entrejambe. Et lorsqu’il l’éleva au-dessus de la table (la couche essorée laissant goutter de la pisse par terre entre ses doigts), il eut une vision brève mais d’une atroce netteté: le sosie de Deenie, sur la photo du portefeuille, soulevant le gosse et le secouant. Laissant l’empreinte de ses doigts.
(Hé, Tommy, quand je te dis vire de là, c’est quel mot que tu comprends pas ?)
(Randy, arrête, c’est qu’un bébé)
Puis la vision se dissipa. Mais la deuxième voix, faible et plaintive, était celle de Deenie, et Dan comprit que Randy était son grand frère. Logique. Le tortionnaire n’est pas toujours le petit copain. Parfois c’est le frère. Parfois l’oncle. Parfois
(viens ici petit merdeux viens recevoir ta raclée)
c’est même le gentil papa.
Dan emporta le bébé — Tommy, il s’appelait Tommy — dans la chambre. Quand le petit vit sa mère, il se mit aussitôt à se tortiller. « Mama ! Mama ! Mama ! »
Dan le déposa à terre et Tommy trottina vers le matelas où il grimpa pour aller se blottir contre elle. Sans se réveiller, Deenie passa son bras autour de lui et l’attira contre elle. Le T-shirt des Braves remonta et Dan vit d’autres ecchymoses sur les jambes du gosse.
Le frère s’appelle Randy. Je pourrais le retrouver.
Cette pensée lui vint, aussi froide et claire qu’un lac glacé en janvier. S’il prenait la photo du portefeuille et se concentrait en la tenant dans sa main, en faisant abstraction du martèlement dans sa tête, il pourrait sûrement retrouver le grand frère. Il l’avait déjà fait avant.
Moi aussi, je pourrais laisser quelques empreintes. Lui dire que la prochaine fois, je le tuerai.
Sauf qu’il n’y aurait pas de prochaine fois. Fini, Wilmington. Il ne reverrait jamais Deenie ni ce triste petit logement. Il ne repenserait plus jamais à cette nuit, ni à ce matin.
Cette fois, ce fut la voix de Dick Hallorann qui s’éleva: Non, petit. Tu peux peut-être enfermer les gens de l’Overlook dans des coffres-forts, mais pas tes souvenirs. Tes souvenirs, jamais. Ce sont eux, les vrais fantômes.
Debout sur le seuil, il contempla Deenie et son petit enfant martyr. Le gosse s’était rendormi, et dans le soleil du matin, tous deux avaient un air presque angélique.
Non, elle, c’est pas un ange. Les bleus, c’est peut-être pas elle, mais elle est sortie hier soir en le laissant tout seul. Si t’avais pas été là ce matin quand il s’est réveillé et qu’il est entré dans le salon…
Bonbon, avait dit le gosse en tendant la main vers la coke. Danger. Quelqu’un devait faire quelque chose.
Peut-être, mais pas moi. J’aurais bonne mine, avec ma gueule massacrée, de me pointer aux services sociaux pour signaler un gosse maltraité. Empestant la picole et le dégueulis par-dessus le marché. Rien qu’un honnête citoyen faisant son devoir.
Tu peux encore remettre l’argent où tu l’as pris, dit Wendy. Tu peux au moins faire ça.
Il faillit le faire. Vraiment. Il sortit les billets de sa poche et les tint dans sa main. Il les ramena même vers le sac de Deenie, et ces quelques pas durent lui faire du bien, car il eut une idée.
Si tu dois prendre un truc, prends la coke. Tu pourras te faire dix sacs en revendant ce qui reste. Peut-être même vingt, si elle a pas été trop coupée.
Sauf que, si son client se trouvait être un agent des Stups — ce serait bien sa veine —, il finirait en taule. Où on risquait de lui coller aussi sur le dos tout le grabuge du Milky Way. Prendre le fric, c’était nettement plus sûr. Ça lui ferait soixante-dix tickets en tout.
Je vais partager, décida-t-il. Quarante pour elle et trente pour moi.
Sauf qu’avec trente, il irait pas loin. Et puis, il restait encore les coupons alimentaires — un rouleau assez épais pour étouffer un cheval. Elle pourrait nourrir son gosse avec ça, non ?
Il ramassa la coke et le magazine People poudré de blanc et les déposa sur le comptoir de la kitchenette, hors d’atteinte du gamin. Il y avait une lavette dans l’évier, il la prit pour essuyer la table basse, effacer les restes de poussière blanche. Se disant que si elle se pointait au salon en titubant avant qu’il ait fini, il lui rendrait son putain d’argent. Se disant que si elle continuait à pioncer, elle méritait ce qui lui arrivait.
Deenie ne se pointa pas. Elle continua à pioncer.
Dan termina son nettoyage, réexpédia la lavette dans l’évier et songea brièvement à laisser un mot. Mais pour dire quoi ? Occupe-toi mieux de ton môme. Et au fait, je t’ai pris ton pognon.
D’accord, pas de mot.
Les billets dans la poche gauche de son pantalon, il quitta l’appart’, veillant bien à ne pas claquer la porte en sortant, et se disant qu’il se montrait prévenant.
Vers midi — sa gueule de bois oubliée grâce au Fioricet de Deenie suivi d’un petit Darvon —, Dan s’approcha d’un établissement portant le nom de Golden Discount, Spiritueux et Bières d’Importation. C’était dans la vieille ville avec ses immeubles en brique, ses trottoirs quasi déserts et ses monts-de-piété nombreux (tous arborant en vitrine d’extraordinaires collections de rasoirs coupe-choux). Il avait l’intention de s’acheter une grande bouteille de whisky pas cher, mais ce qu’il vit devant le magasin le fit changer d’avis. C’était un caddie de supermarché rempli des possessions hétéroclites et folles d’un clodo, lequel clodo était à l’intérieur, occupé à haranguer le vendeur. Une couverture enroulée nouée avec de la ficelle était posée sur le dessus. Dan y aperçut quelques taches, mais dans l’ensemble, elle avait l’air correct. Il la prit, la mit sous son bras et s’éloigna d’un pas rapide. Après avoir fauché soixante-dix dollars à une mère célibataire toxico, emporter le tapis volant d’un clodo, c’était de la petite bière, non ? Ça devait être pour ça qu’il se sentait plus petit que jamais.
Je suis l’Homme qui rétrécit, songea-t-il en se hâtant vers le coin de la rue avec son nouveau butin sous le bras. Encore deux ou trois vols dans ce goût-là et je vais disparaître entièrement à la vue.
Il guettait les croassements indignés du clochard — plus ils étaient dingues, plus ils croassaient fort — mais rien ne se produisit. Encore un coin de rue et il pourrait se féliciter de s’en être bien tiré.
Dan tourna au coin.
Ce soir-là le trouva assis sur la berge de la rivière Cape Fear, à l’embouchure d’une grosse buse de canalisation d’eaux pluviales sous le pont Memorial. Il avait bien une chambre à lui, mais il y avait le petit problème des loyers en retard, qu’il avait absolument promis de payer la veille, à dix-sept heures au plus tard. Sans compter que s’il y retournait, on risquait de l’inviter à se présenter à un certain bâtiment municipal aux allures de forteresse pour répondre d’une certaine altercation dans un certain bar de la ville. Tout bien réfléchi, il semblait plus prudent de ne pas s’y montrer.
Il y avait bien un foyer d’accueil en centre-ville, le foyer Espérance (que les pochtrons évidemment appelaient le foyer Désespérance), mais Dan n’avait aucune intention de s’y présenter. Tu pouvais y dormir gratis, mais si t’avais une bouteille, on te la confisquait. Wilmington regorgeait de garnis à la nuit et de motels bon marché où tout le monde se foutait de savoir ce que tu t’envoyais dans le gosier, dans le nez ou les veines, mais par un soir si doux, quel intérêt d’aller dépenser pour un pieu et un toit du bon pognon à boire ? Il se soucierait de pieux et de toits quand il remonterait vers le Nord. Et d’aller récupérer ses maigres biens dans sa chambre de Birney Street sans se faire voir de sa logeuse.
La lune se levait au-dessus du fleuve. La couverture était étalée dans l’herbe derrière lui. Bientôt il s’allongerait dessus, la ramènerait autour de lui comme un cocon et s’endormirait. Il était juste assez dans les vapes pour être heureux. Le décollage et la montée avaient été un peu tumultueux, mais à présent toutes ces turbulences de basse altitude étaient oubliées. Il ne menait peut-être pas ce que l’Amérique puritaine aurait appelé une vie exemplaire mais, pour le moment, il se sentait bien. Il avait une bouteille d’Old Sun (achetée dans une boutique de spiritueux suffisamment éloignée du Golden Discount) et la moitié d’un grand sandwich-héros pour son petit déjeuner du lendemain. L’avenir était nuageux, mais ce soir, la lune étincelait. Tout allait bien.
(Bonbon)
Soudain le gosse était là. Tommy. Là, avec lui. Main tendue vers la poudre. Ecchymoses sur le bras. Yeux bleus.
(Bonbon)
Il le vit avec une atroce netteté qui n’avait rien à voir avec le Don. Et il vit Deenie couchée sur le dos, ronflant. Et le portefeuille en faux cuir rouge. Et le rouleau de coupons alimentaires marqués U.S. DEPARTMENT OF AGRICULTURE. Et les billets. Les soixante-dix dollars. Qu’il avait pris.
Pense à la lune. Comme elle est sereine dans sa montée au-dessus de l’eau.
Pendant un moment, c’est ce qu’il fit, puis il revit Deenie couchée sur le dos, le portefeuille en faux cuir rouge, le rouleau de coupons alimentaires, la pitoyable poignée de billets (presque tous envolés à présent). Plus nettement que tout, il vit le petit garçon, la main tendue vers la poudre, une main en forme d’étoile de mer. Les yeux bleus. Les ecchymoses sur les bras.
Bonbon, qu’il disait.
Mama, qu’il disait.
Dan avait appris l’astuce de mesurer ses doses, ainsi l’alcool durait plus longtemps, l’ivresse était plus douce et, le lendemain, le mal aux cheveux plus supportable. Quelquefois, malgré tout, il arrivait qu’on se trompe dans les doses. Les emmerdes, ça n’arrive pas qu’aux autres. Comme au Milky Way. Mais là, ç’avait plus ou moins été un accident. Ce soir, sécher la bouteille en quatre longues gorgées résulta d’un calcul délibéré. L’esprit est un tableau noir. L’alcool, la brosse à effacer.
Il s’allongea, ramena la couverture volée autour de lui et attendit l’inconscience. Elle vint, mais Tommy vint le premier. T-shirt des Braves d’Atlanta. Couche pendouillante. Yeux bleus, ecchymoses sur le bras, main en étoile de mer.
Bonbon. Mama.
J’en parlerai jamais, se dit-il. À personne.
Alors que la lune se levait sur Wilmington, Caroline du Nord, Dan Torrance sombra dans l’inconscience. Il rêva de l’Overlook, mais il ne s’en souviendrait pas au réveil. Ce qui lui revint au réveil, ce furent les yeux bleus, les ecchymoses sur le bras, la main tendue.
Il réussit à récupérer ses affaires et fila vers le nord, État de New York dans un premier temps, puis le Massachusetts. Deux années passèrent. Parfois, il aidait des gens, âgés le plus souvent. Il avait un don pour ça. Ses trop nombreux soirs de cuite, le gosse était la dernière de ses pensées avant de sombrer et la toute première à lui venir à l’esprit le lendemain matin. C’était toujours au gosse qu’il pensait quand il se promettait qu’il allait arrêter de boire. Peut-être la semaine prochaine ; le mois prochain, sûr. Le gosse. Les yeux. Le bras. La main tendue comme une étoile de mer.
Bonbon.
Mama.