Quatrième partie

37

Lorsqu’ils arrivèrent à Ellisville, l’aiguille de la jauge d’essence se situait dans le rouge. La route les mena jusqu’au centre-ville, une place décrépite dont un auvent fissuré faisait le tour, fixé aux façades. Il protégeait de la pluie de petits groupes d’hommes qui suivirent le pick-up des yeux, pendant que Cohen cherchait un endroit où se garer.

« Qu’est-ce qu’ils attendent, ces mecs ? demanda Evan.

— Rien, a priori », répondit Cohen.

Des lumières brillaient dans les bâtiments environnants. Le coin d’une rue était occupé par une cafétéria à la porte ouverte, mais au seuil défendu par un type imposant, en tablier de cuisinier. Cohen fit deux fois le tour de la place en examinant les gens du cru. Certains avaient l’air menaçants, d’autres abattus, mais ils s’intéressaient tous à la camionnette inconnue qui venait de faire irruption, avec son chargement de réfugiés.

Il s’engagea dans une rue qui le mena derrière une rangée d’immeubles, où il se gara finalement entre deux bennes à ordures. Un des bâtiments était desservi par un escalier en métal, au sommet duquel se tenait une femme courtaude, vêtue en tout et pour tout d’une culotte et d’un soutien-gorge, mais équipée d’un parapluie. Elle leur fit signe de monter en les appelant d’une voix chantante, étouffée par la pluie.

« On va aller manger à la cafét’, décida Cohen. Peut-être qu’on trouvera un endroit où dormir.

— Tu crois ? demanda Evan.

— On n’a pas tellement le choix. Ne vous écartez pas les uns des autres. Et toi, ne lâche pas la main de Brisco.

— Qu’est-ce qu’on fait de nos affaires ? » s’inquiéta Mariposa.

Il fouilla dans son manteau, où se trouvaient toujours ses deux pistolets, qu’il tira de ses poches pour vérifier s’ils étaient chargés. Son couteau de chasse n’avait pas quitté sa ceinture, mais Evan avait laissé son fusil appuyé contre sa portière. Cohen lui dit de le poser par terre, et ils levèrent tous les jambes le temps que l’adolescent le glisse sous la banquette.

« On n’en a pas pour longtemps, reprit Cohen. De toute manière, personne ne nous a vus nous garer.

— Sauf elle. »

Evan montrait l’inconnue, qui agitait la main, une fois de plus.

« Elle, elle n’ira nulle part. Allez, on y va. »

Ils descendirent du pick-up et s’engouffrèrent dans une ruelle qui les ramena sur la place. La pluie martelait l’auvent, si abîmé qu’il laissait filtrer presque autant d’eau qu’il en arrêtait. La cafétéria se trouvait pratiquement à l’opposé, aussi continuèrent-ils leur chemin sur le trottoir, même si personne ne s’écartait pour leur livrer passage. Ils contournaient prudemment ces hommes prêts à s’emparer de ce qui ne leur appartenait pas — et dont certains sifflaient Mariposa en braillant ce qu’ils auraient aimé lui faire. Evan serrait Brisco contre lui, pendant que Mariposa se serrait plus fort encore contre Cohen. Une odeur de cigarette et de bière éventée flottait alentour. Des corps étaient blottis çà et là au pied des bâtiments, endormis, inconscients ou morts. Au premier carrefour, quelques femmes se tenaient à l’entrée d’un immeuble aux fenêtres défendues par des barreaux. On aurait dit des mannequins de friperie, avec leurs chemisiers décolletés et leurs mini-jupes bizarrement assortis, inadaptés au froid et à la pluie. L’une d’elles, arborant casquette de base-ball et boa, promit aux nouveaux venus tout ce qu’ils voulaient pour vingt dollars.

« Moi, je l’fais deux fois pour quinze dollars », proclama une autre.

La déclaration suscita un éclat de rire général, accompagné de cris adressés à Cohen, qui traversait la route en obliquant à gauche vers la cafétéria. Lorsque le colosse en tablier de cuisinier qui surveillait l’entrée de l’établissement lui apparut, il pressa le pas, mais au moment où il arrivait à mi-chemin du but, quelqu’un lui donna au passage un coup d’épaule qui lui fit perdre l’équilibre. Il tituba, heurtant Mariposa, sans toutefois tomber. Devant lui se tenaient plusieurs barbus aux yeux rouges écarquillés, tous munis d’une bouteille. Ils puaient abominablement. Cohen se redressa de toute sa taille, le regard rivé à celui qui l’avait percuté, un type au cou tatoué et au nez vaguement crochu.

« Bonjour, monsieur », fredonna l’inconnu.

Deux de ses compagnons éclatèrent de rire. Passants et badauds se figèrent, attentifs, en attendant la suite.

Cohen hocha la tête, prit Mariposa par le bras et se remit en route, mais l’autre lui barra le chemin.

« J’ai dit bonjour. Les gens répondent, quand ils sont polis. »

Le tatoué fixa Cohen sous le nez, menaçant, puis examina Mariposa de la tête aux pieds. Deux de ses copains se rapprochèrent, dans son dos.

« Vas-y, Evan, dit Cohen. Emmène Brisco et commande à manger. »

Les deux frères s’éloignèrent, l’aîné regardant en arrière par-dessus son épaule. Les barbus les laissèrent faire, à la grande surprise de Cohen.

« Qu’est-ce que vous voulez ? reprit le meneur.

— Manger, répondit Cohen avec un coup de menton en direction de la cafétéria.

— C’est qui, cette meuf ? Votre sœur ? Votre cousine ? Votre fille, peut-être ?

— On va à la cafét’, c’est tout.

— Vous allez peut-être devoir attendre un peu. On est le comité d’accueil de la ville. Je suis le président, et eux, là, c’est mes vice-présidents. »

Cohen compta les séides de son interlocuteur, groupés derrière lui.

« Vous avez quatre vice-présidents.

— Exact.

— Pour quoi faire ?

— On s’en fout, pas vrai ?

— Moi, oui. Mais je ne partagerais pas la vice-présidence avec trois concurrents. »

Quand le type voulut toucher les cheveux de Mariposa, Cohen lui écarta la main d’une tape ferme.

« Je vous conseille de faire attention.

— J’allais vous dire la même chose », répondit le tatoué d’une voix forte, pour couvrir le bruit de la pluie.

Ses compagnons se rapprochèrent encore.

« Tout ce qu’on veut, c’est à manger et de l’essence, reprit Cohen.

— J’ai déjà entendu ça. On dirait qu’on est tous frères.

— Je n’ai pas besoin de frères.

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Vous pouvez trouver bien davantage. Des frères, des cousins, des amis et Dieu sait quoi d’autre. Surtout elle.

— Ça, c’est sûr, lança un des sous-fifres.

— Quel âge t’as, beauté ?

— Ne leur réponds pas », dit Cohen.

Elle lui serra le bras.

« Bon. » Le chef s’écarta, souriant, en agitant le bras comme pour leur montrer leur table. « Le cow-boy est pressé. Pardonnez-moi cette interruption. Allez-y, profitez-en bien, on reste là à attendre. Ce soir, peut-être qu’on ira boire un ou deux verres juste en face. »

Il montrait une vitrine de l’autre côté de la place. Un grand BAR y avait été tracé d’une écriture enfantine, à la bombe de peinture.

« Allez », dit Cohen à Mariposa.

Ils repartirent sans qu’il quitte les barbus du regard, méfiant.

« Vous allez vraiment vous sentir chez vous, grâce à nous », cria le meneur, dans son dos. « Et vous savez pourquoi on se donne tout ce mal ? Parce qu’on n’a rien d’autre à faire. Rien de rien, à part prendre soin des visiteurs qui s’aventurent dans notre belle ville. N’importe comment, on ne va pas tarder à être balayés, alors autant s’amuser. »

38

On aurait dit quatre acteurs embauchés sur un tournage en cours, jouant des rôles muets d’idiots épuisés sans avoir répété. Ils s’étaient installés dans un box, près de la vitrine, Brisco et Evan d’un côté, Cohen et Mariposa de l’autre. Toutes les places ou presque étaient prises dans les autres box, alignés le long d’un des murs. Des femmes avec enfants, une demi-douzaine de vieillards, une tablée de jeunes Mexicains qui discutaient à bâtons rompus, nerveusement. Plus de gens et plus de normalité qu’ils n’en avaient vu depuis des années. Plus de normalité que Brisco n’en avait vu de sa vie.

Face aux box, un long comptoir agrémenté de dix tabourets, occupés par des fumeurs buveurs de café. Derrière le comptoir, une Noire en sweat-shirt, un bandana rouge au cou, pour essuyer la sueur qui perlait au-dessus de sa bouche pendant qu’elle s’activait au gril. Une autre Noire, une adolescente, celle-là, circulait d’un pas pressé entre les tables, un petit calepin à la main, un torchon sur l’épaule.

« Qu’est-ce qu’elle fait ? » s’étonna Brisco.

Evan se pencha vers lui.

« Elle demande aux gens ce qu’ils veulent, elle le note sur son carnet, et elle va le dire à la cuisinière. La cuisinière le prépare, et quand c’est prêt, la fille va le chercher pour l’apporter aux gens. »

Brisco suivit des yeux les allées et venues de la fille, qui s’arrêtait parfois pour prendre une commande ou débarrasser une table.

« Oh. »

Elle se déplaçait prudemment sur le linoléum glissant. Le plâtre des murs se lézardait du sol au plafond, sauf aux endroits où il s’était détaché par plaques, dévoilant les briques originelles. Le gros homme en tablier restait planté sur le seuil tel un videur de relais routier. La queue de billard brisée qu’il tenait à la main ne mesurait qu’une trentaine de centimètres, mais il s’agissait de l’extrémité la plus lourde, avec laquelle il marquait sur sa jambe le rythme de son fredonnement.

Mariposa posa la tête sur la table, pendant que Cohen regardait dehors par la vitrine. La pluie tombait toujours, mais les flâneurs s’attardaient. L’eau qui montait avait envahi la moitié des trottoirs. Les badauds buvaient. Fumaient. Certains échangeaient des chuchotements. Une bousculade ou un coup de coude de temps en temps. Jeunes et vieux déguenillés. De l’autre côté de la place, deux voitures de police étaient garées dans une ruelle — sans doute la raison pour laquelle l’affrontement avec les barbus n’avait pas dégénéré.

Le type au tablier, un grand costaud au torse puissant et aux cheveux coupés en brosse, s’approcha et frappa leur table avec sa queue de billard pour attirer leur attention. Il avait les manches remontées jusqu’au-dessus des coudes. La cicatrice qui lui parcourait tout l’avant-bras ressemblait à une prolongation de son bâton de fortune.

« Z’avez faim ? demanda-t-il.

— Oh, oui ! répondit Brisco.

— Toi, je suis prêt à parier que tu as toujours faim.

— La plupart du temps, intervint Evan.

— Question manger, on a des steaks hachés et des petits déjeuners, c’est tout. Sinon, café, Coca, lait et jus de fruits. »

Échange de regards autour de la table. Comme s’ils ne savaient que répondre quand on leur demandait ce qu’ils voulaient, ni même que penser d’une chose pareille.

« On n’a rien d’autre, alors pas la peine de rêver.

— Je prendrai des œufs brouillés. Du bacon. Des saucisses. Des toasts. Bon, vous n’avez qu’à m’apporter tout ce que vous avez pour le petit déjeuner, dit enfin Cohen.

— Pareil, dit Mariposa.

— Pareil, dit Brisco.

— Tu ne sais même pas de quoi ils parlent, dit Evan à son frère.

— Si, je sais.

— Non, tu ne sais pas. On va peut-être juste prendre des toasts ou quelque chose comme ça.

— Tu rigoles », riposta Cohen, avant d’ajouter, pour le costaud : « Apportez-nous de tout pour tout le monde. »

L’inconnu se tourna vers la Noire qui s’occupait du gril.

« Quatre petits déj’ ! La totale ! »

Il demanda ensuite aux nouveaux venus ce qu’ils boiraient, le cria aussi à la Noire puis alla reprendre sa place à la porte, toujours en fredonnant, toujours en se tapotant la jambe en rythme.

« Dieu sait que tu mérites un petit déjeuner », dit Cohen à Evan, qui acquiesça.

Cohen se leva, ôta son manteau, le posa sur la banquette près de Mariposa puis plongea la main dans sa poche pour en sortir son argent.

« Il faudrait quand même vérifier ce qu’on a. » Il déplia les coupures de cent dollars et se mit à compter. « Mille trois cents.

— Nom de Dieu, dit Evan.

— Nom de Dieu, c’est bien, ou nom de Dieu, ça craint ? demanda Cohen.

— Nom de Dieu, c’est bien, non ?

— Nom de Dieu, ça craint, répondit-il en secouant la tête. On a mille trois cents dollars, plus la camionnette et son contenu, mais on est de retour dans le monde normal, où il faut payer ne serait-ce que pour respirer.

— Pas moi. Regardez. »

Brisco se mit à souffler comme pour éteindre une flamme.

« Ça suffira, dit Mariposa.

— Non. C’est mieux que rien, mais moins que bien. »

Cohen se retint juste à temps d’ajouter qu’il pourrait arranger ça.

Deux types tenant à la main un sac en papier brun qui renfermait manifestement une bouteille voulurent entrer, mais le colosse au tablier leur dit de s’en aller en leur tapotant la poitrine de son bâton. Ils battirent en retraite puis s’éloignèrent, le regard plein de convoitise fixé sur la cafétéria, comme si la seule vue de la nourriture pouvait apaiser leur faim.

Les petits déjeuners ne tardèrent pas à arriver. Des assiettes d’œufs brouillés, de gruau de maïs, de bacon et de saucisses. Des toasts avec du beurre et de la confiture. Des biscuits accompagnés de sauce et de tomates en tranches. La discussion s’interrompit.

Après manger, Cohen se leva, gagna la porte et alluma une cigarette. Il en proposa une au colosse — qui la refusa — puis lui demanda s’il existait dans le coin un hôtel ou quelque chose de ce genre.

« D’où vous venez, vous ? s’enquit le type.

— Du sud. On ne s’attendait pas vraiment à ça, à la Limite.

— La Limite ? » Il souffla bruyamment. « Ça ressemble de plus en plus à un conte de bonne femme.

— Il paraît.

— Vous feriez mieux de reprendre la route. La Limite, c’est du flan. Vous voyez les bagnoles de flics, là ? » Il tendait vers les voitures son moignon de queue de billard. « Ça doit faire un an qu’elles sont là. Allez jeter un coup d’œil. Elles n’ont plus de vitres. Elles ont été vandalisées. Comme tout ce qui était censé avoir un sens. Ça fait plus d’un an qu’il ne reste rien à quoi se raccrocher.

— Où commence le vrai monde, alors ? »

Le colosse haussa les épaules.

« Aucune idée. Je ne connais que des endroits comme celui-là. Je dirais le Tennessee, ou même plus loin. À l’est. L’Ouest est lessivé.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Nom de Dieu. Vous avez intérêt à vous mettre à la page, si vous voulez vous barrer avec votre fine équipe. Allez voir là-bas, au bout du comptoir. Il y a un journal. Il date de deux mois, mais ça devrait le faire. »

Cohen alla s’installer sur un tabouret, au bout du bar, prit et déplia le journal. Il s’agissait d’un quotidien fédéral, dont la une évoquait le temps, les problèmes de frontières, les problèmes d’aides sociales et les problèmes bancaires. MÉTÉO, 16A, disait le sommaire en pied de une. FRONTIÈRES, 16A.

La page 16A, la dernière, était occupée par deux cartes des États-Unis. Celle de la moitié supérieure donnait des informations météo région par région, celle de la moitié inférieure comportait toutes les frontières.

« Nom de Dieu », lâcha Cohen.

Un large ruban bleu divisait le pays en deux du nord au sud et couvrait entièrement les États situés des deux côtés du Mississippi — ZONES INONDÉES, disait la légende. Le Texas et les régions sud-est qui dominaient la Limite, colorés en rouge jusqu’au Tennessee et en Caroline du Nord, portaient la mention SERVICES ET SÉCURITÉ LIMITÉS. Quant à la Limite proprement dite, une grosse ligne noire qui suivait apparemment son tracé originel d’est en ouest, cent quarante kilomètres à l’intérieur des terres, elle coupait du monde une contrée marron à l’ACCÈS INTERDIT. Au nord-est et à l’ouest des ZONES INONDÉES s’étendaient de vastes régions vertes, SERVICES ET SÉCURITÉ ILLIMITÉS.

Bouche bée, Cohen reposa le journal et se retourna pour fixer d’un œil inexpressif le type posté sur le seuil et la racaille qui arpentait le trottoir.

Il se demandait bien quoi faire.

« C’est pas franchement réjouissant, hein », lança la Noire qui s’occupait du gril. Il ne l’entendit même pas. « Hé », appela-t-elle, plus fort.

Cette fois, il secoua la tête et la regarda.

« Je disais : c’est pas franchement réjouissant », répéta-t-elle, la spatule tendue vers le journal.

Il referma la bouche et secoua la tête, une fois de plus.

Puis il se leva et rejoignit le grand costaud, à la porte.

Une femme s’approcha, la tête et les épaules enveloppées d’une couverture.

« Un dollar ? Un dollar ? demanda-t-elle en tendant vers eux une main tremblante.

— Rien du tout, allez, circulez, répondit le type. On n’a même pas un chewing-gum avec un dollar. »

Elle continua son chemin. Un claquement de tonnerre, un flamboiement de foudre — des applaudissements et des acclamations, sur le trottoir. Le colosse se retourna et s’aperçut de la présence de Cohen, juste derrière lui.

« Ça y est, vous êtes à la page, maintenant ?

— Oui, plus que je ne l’aimerais. » Nouveau coup de tonnerre, nouvelles acclamations. « Je suppose que c’est comme ça toute la journée ?

— Toute la journée et toute la nuit. Y a toujours de l’animation, là-dehors. Ça entre et ça sort des immeubles, pire que des rats. Maintenant, ça fait même des petits. L’horreur. Quand je pense qu’avant, je m’installais là le matin pour lire le journal en buvant mon café et en disant bonjour à tout le monde. Oh, à propos… je me présente : Big Jim. »

Les deux hommes se serrèrent la main, Cohen alluma une cigarette, et ils restèrent plantés là à regarder la pluie. À regarder les autres. Sa cigarette terminée, il jeta le mégot dehors. Un vieillard voûté le ramassa et le porta à ses lèvres.

« Tire-toi de là, bordel », lui cria Big Jim.

Le vieux le considéra avec indifférence et s’éloigna d’un pas traînant.

Les bras croisés, le colosse se retourna vers Cohen puis jeta un coup d’œil à la table occupée par Mariposa et les garçons.

« J’ai deux chambres, au premier. Moi, je vis au deuxième. Ça veut dire que vous n’avez pas trop à vous en faire. Vous ne trouverez pas mieux.

— Combien ?

— Cent.

— Cent quoi ?

— Dollars.

— Les deux ?

— L’une.

— Nom de Dieu.

— Bon. Les deux. Vous comptez rester longtemps ? »

Cohen regarda la pluie. S’imagina un trottoir au soleil, quelque part.

« À cent dollars la nuit, certainement pas. »

Il retourna s’asseoir à table. Les assiettes étaient vides, ses compagnons avachis dans le box. On aurait dit qu’ils avaient changé de couleur une fois le ventre plein, comme s’ils avaient avalé une potion magique de bonheur.

« Cette nuit, on dort ici, au premier, annonça-t-il. Il y a deux chambres. Le proprio vit juste au-dessus, ça nous évitera les problèmes.

— On s’en va demain, alors ? » demanda Mariposa.

Il ne répondit pas, même s’il avait parfaitement entendu. À la place, il se répéta la question dans sa tête, en appuyant bien sur le « on ». On s’en va demain, alors ? Oui, se dit-il. On.

« À vue de nez, ça m’étonnerait qu’on bouge demain, déclara Evan.

— On verra, ça dépendra de la tempête. »

La serveuse vint leur resservir du café.

« Vous croyez que les autres sont arrivés à l’hôpital ? s’enquit Evan.

— Ils y arriveront. En fin de compte. Même si ça prend du temps, répondit Cohen. Les mecs avaient l’air bien décidés à les y emmener. »

Il revit Kris monter dans le 4 × 4 noir, le garde déclarer qu’il fallait parcourir plus de cent cinquante kilomètres pour arriver en lieu sûr. Qu’est-ce que ça voulait dire, pour la Limite ? La sécurité existait-elle encore ?

« Tu crois que le bébé s’en sortira ? reprit Evan.

— Je suis sûr qu’il pète le feu, dit Cohen. Je l’espère. »

L’adolescent se redressa, les coudes posés sur la table.

« Ce serait vraiment injuste, autrement. »

Ses compagnons acquiescèrent. Le silence s’installa. Brisco posa la tête sur les genoux de son frère ; ses pieds dépassaient au bout du box. Mariposa s’appuya à l’épaule de Cohen, les yeux clos.

Dehors, les paumés allaient et venaient sur le trottoir, lorgnant avec envie les veinards qui pouvaient s’installer au sec dans une cafétéria, parce qu’ils avaient de l’argent à y dépenser. Big Jim les chassait comme des mouches. Le type au cou tatoué passa, s’arrêta en voyant Cohen derrière la vitrine, sourit en les montrant du doigt, lui puis Mariposa, claqua doucement des mains et hocha la tête. Cohen glissa la main dans son manteau, posé sur la banquette, en veillant à ne pas réveiller la jeune fille, s’empara d’un de ses pistolets et le leva pour le montrer au barbu. Il éclata de rire, la tête rejetée en arrière, s’attrapa l’entrejambe puis repartit.

Ce fut alors que Charlie fit son entrée.

39

« Je te croyais mort, bordel ! » s’exclama Cohen en rejoignant son vieux copain sur le seuil.

Ils se serrèrent la main.

Les yeux et le visage de Charlie trahissaient la fatigue. Il sentait le chien mouillé.

« C’est passé à un cheveu. Mais toi, on dirait que tu t’es assagi. Tu as une table ? » Cohen lui montra le box, occupé par Mariposa et les deux garçons endormis. « Où est-ce que tu les as trouvés ?

— J’aurais beau te le dire, tu ne me croirais pas. Je ne le croirais pas moi-même, si je ne l’avais pas vu de mes yeux.

— Ça fait un paquet de bouches à nourrir.

— Viens donc t’asseoir. »

Charlie prit une chaise au passage, la poussa jusqu’au bout de la table et s’y installa. Cohen réveilla les autres en leur touchant l’épaule avant de faire les présentations. Le nouveau venu serra la main d’Evan, puis son regard plein de curiosité oscilla quelques secondes entre Mariposa et Cohen.

« Qu’est-ce qui s’est passé, nom de Dieu ? » demanda Cohen.

Charlie fit signe à la serveuse d’approcher et commanda du café. Il avait les mains sales, la joue éraflée, le manteau plein de boue aux coudes.

« Je vais te dire. Depuis que ce tractopelle s’était fait repérer, il suffisait qu’on le descende du camion pour que les Indiens sortent de nulle part. Surtout ces cinglés de militaires, de patrouilleurs de la Limite ou va savoir quoi. Là, il en est arrivé de partout, mais avec un de mes gars, on a réussi à recharger l’engin et à se tirer pendant qu’ils s’entretuaient. Mon semi est plein de trous, maintenant.

— Je n’arrive toujours pas à croire que tu te balades en creusant au hasard sur une bande de terre de quinze kilomètres de long.

— J’ai arrêté. Mes hommes y sont presque tous passés. Il n’en reste qu’un, en train de crever là-haut.

— Où ça, là-haut ?

— Dans un des immeubles de l’autre côté de la place. Le dernier étage est à moi, je l’occupe de temps en temps. » La fille apporta son café à Charlie, qui passa en revue les tasses et les assiettes posées sur la table. « Dites donc, vous avez décidé d’engraisser, vous.

— Ça faisait un bail, répondit Cohen. Tu veux manger un morceau ? »

Charlie sirota quelques gorgées de café puis se leva.

« Viens un peu par là, j’ai à te parler. »

Cohen se leva, lui aussi, son interlocuteur salua les autres d’un signe de tête puis l’entraîna jusqu’au comptoir, où ils s’installèrent sur des tabourets.

« Bon. Qu’est-ce que tu trafiques ? demanda Charlie.

— Je ne trafique rien du tout. On a été obligés de se tirer, nous aussi. Sans doute à cause des mêmes gusses que toi. On en a buté quelques-uns à Gulfport avant de filer, et on a fini par arriver ici, mais on en a bavé.

— On en bave toujours. Tu vas rester ?

— Non, on repart dès que possible. »

La fille, qui circulait avec la cafetière, resservit Charlie au passage.

« On ? » répéta-t-il. Cohen hocha la tête. « Tu as entendu parler de la tempête qui arrive ?

— Comme du reste.

— Elle n’est pas comme le reste. À ce qu’on dit.

— On a vécu là-bas trop longtemps pour s’en faire.

— Peut-être. Mais moi, j’écoute la radio. Ils n’arrêtent pas de dire que ça va être pire que tout. Que c’est un vrai monstre. » Charlie but une gorgée de café, avant d’ajouter : « N’empêche que tu as raison. Je ne m’en fais pas non plus. Il faut que je remonte m’occuper de mon blessé. Vous vous installez où ?

— Ici. Le type nous a dit qu’il avait des chambres, au premier.

— Parfait. Ne partez pas trop vite. Je vais peut-être avoir besoin d’aide.

— Moi aussi. »

Charlie posa sa tasse, plongea la main dans la poche de son manteau et en sortit une liasse de billets.

« Allez, je vous offre le repas. »

Il la tendit à Cohen, qui écarta sa main.

« Je préfère que tu me donnes un coup de pouce pour les fournitures et l’essence. Je ne compte rester qu’un jour ou deux. »

Charlie rempocha son argent et se leva.

« J’habite là. Juste là. » Il montrait la place du doigt, par la porte ouverte. « Au dernier étage de l’immeuble du milieu. L’escalier est sur l’arrière. Mais fais gaffe à ne pas me prendre par surprise. »

Il tira une cigarette de sa poche, releva le col de son manteau puis sortit sur le trottoir encombré. D’un peu plus loin, on voyait parfaitement qu’il boitait. Qu’il était vieux et usé. Nettement plus qu’avant.

Cohen retourna au box demander à ses compagnons s’ils étaient prêts à gagner leurs chambres. Dehors, le tonnerre succédait au tonnerre. La foudre à la foudre. Les gens massés sur les trottoirs applaudissaient, satisfaits. Comme si la tempête allait exaucer leurs vœux.


Les chambres se ressemblaient beaucoup. Murs crème, meubles dépareillés — tables de nuit, commode et tête de lit sans doute achetées dans des vide-greniers —, parquet éraflé, terni par endroits, fenêtre donnant sur la place. Près de la fenêtre, une chaise disposée devant une petite table, chargée d’une modeste pile de magazines datant de plusieurs années. Un lustre en verre. Une salle de bains commune, carrelée de losanges, séparait les deux pièces. La baignoire avait les pieds griffus, et une traînée orange maculait le lavabo — le robinet fuyait manifestement depuis longtemps. Des bougies et des allumettes occupaient l’étagère supérieure de la petite bibliothèque voisine, du papier toilette et des serviettes, l’étagère inférieure.

Brisco se précipita vers un des lits, sur lequel il se mit à sauter, pendant que Mariposa fonçait essayer le robinet du lavabo. Il cracha une eau cuivrée, qui s’éclaircit en une minute. La jeune fille se lava la figure puis gagna la seconde chambre, où elle ôta son manteau avant de se jeter sur le lit.

Cohen et Evan retournèrent au pick-up chercher l’essentiel des affaires puis regagnèrent leurs pénates sans passer par la place, en se faufilant derrière les bâtiments et en frappant à la porte de secours de la cafétéria jusqu’à ce que le patron leur ouvre. Ils rapportaient les fusils et les munitions, plus les sacs de vêtements. Quand Cohen expliqua au colosse qu’il fallait bien ranger les armes quelque part, un simple hochement de tête lui répondit. De retour à l’étage, il les glissa sous le lit de la chambre qu’il allait partager avec Mariposa, rangea les munitions dans le tiroir du bas de la commode puis tendit un des pistolets à Evan.

« J’en veux pas, protesta l’adolescent.

— Il faut que tu en aies un. Planque-le où tu veux.

— Pour quoi faire ?

— Bordel, Evan, tu sais très bien pour quoi faire. Pour tout ce qui risque d’arriver.

— Décharge-le.

— Ça ne marche pas s’ils ne sont pas chargés. Tu n’es pas obligé de coucher avec, mais planque-le dans ta piaule. Allez, prends-le. »

Cohen poussa l’arme contre la main d’Evan, qui la prit et regagna sa chambre, où Brisco découvrait la télé.

« Il vaudrait mieux que tu le caches toi-même, dit Mariposa à son compagnon.

— Si c’est moi qui m’en occupe, il ne saura pas où le chercher. » Cohen rangea le second pistolet dans le tiroir du haut de la commode. « Tu as vu où je l’ai mis ? »

Elle acquiesça.

Il s’approcha de la fenêtre et repoussa le rideau pour regarder la pluie, puis la place animée. Le patrouilleur de la Limite l’avait prévenu qu’un monstre arrivait. Charlie en avait parlé aussi. Peut-être les fugitifs n’avaient-ils pas encore tout vu.

« À quoi tu penses ? » demanda Mariposa.

Il laissa retomber le rideau et s’assit sur la chaise, près de la fenêtre.

« On est au sec. À l’abri. On ne va pas rester ici longtemps. »

Elle alla à la salle de bains fermer la porte de communication avec la chambre des garçons puis revint dans la leur, où elle commença à se déshabiller.

« Et toi, à quoi tu penses ? » ajouta-t-il.

Les vêtements humides et sales de la jeune fille tombèrent en tas par terre.

« Je vais me laver. Et après, je vais dormir dans un lit. »


La première nuit, il rêva d’enfants. Des bébés couchés sur le dos, la bouche ouverte, abandonnés à un sommeil innocent. Des marcheurs précoces, vacillants, hésitants, se cognant à des tables basses ou des encadrements de porte, tombant sur leur derrière, se relevant et repartant de plus belle. Des « grands » à cheval, jouant à chat, pêchant au bord des torrents. Une fille à qui il apprenait à faire du vélo sans roulettes et qui se fiait à lui pour l’empêcher de tomber. Les enfants de ses rêves étaient filles ou garçons, blonds ou bruns, exubérants et bruyants ou tendres et discrets. Ils n’étaient jamais mouillés, ils n’avaient jamais froid, et ils avaient une ombre, à cause du soleil. Il émergea plusieurs fois du sommeil mais s’empressa invariablement d’y replonger, en quête des petits corps et des petites voix qui couraient dans son esprit.


L’agitation de Cohen empêcha Mariposa de dormir, jusqu’au moment où son esprit s’emballa et prit le relais. Elle se leva, enfila un jean et un sweat-shirt puis s’approcha de la fenêtre. Il faisait nuit, mais elle n’avait aucune idée de l’heure. La pluie diluvienne brouillait les contours des gens toujours plantés ou allongés sous l’auvent ; le bout orange des cigarettes dessinait un pointillé de feu. Elle laissa retomber le rideau, s’approcha de la porte en silence, l’ouvrit et se glissa dans le couloir, avant de descendre à la cafétéria.

La salle était plongée dans le noir, les chaises posées sur les tables, les pieds en l’air, mais il n’en allait pas de même de la réserve, car la vitre carrée de la porte battante laissait passer de la lumière. Des mugs et de solides gobelets en plastique s’alignaient le long du comptoir ; des spatules et des pinces attendaient sur le gril, dans un saladier argenté ; il y avait de la buée sur les vitrines et l’humidité épaississait l’atmosphère.

Mariposa gagna le box le plus sombre, où elle s’assit, tournée vers la devanture.

Rien ne l’avait préparée à l’incertitude qui l’attendait ici. Elle avait cru pouvoir dormir à poings fermés cette nuit-là, se reposer de corps et d’esprit, éprouver la satisfaction des survivants. Elle avait cru pouvoir emprunter un pont menant au royaume des nouveaux départs. Il n’en était rien. Elle disposait d’un lit entre quatre murs, elle avait mangé un repas chaud dans une assiette en faïence à l’aide d’une fourchette, mais elle attendait toujours un quelconque point final. Cette nuit ne signifiait pas ce qu’elle avait cru, et un soupçon de défaitisme lui pinçait le cœur tandis qu’elle contemplait le fond du box désert, de l’autre côté de la table.

J’ai de la famille quelque part. Elle se demandait à présent si tel était bien le cas. Jusqu’où fallait-il aller pour que le monde cesse de ressembler à ça ?

La pluie, encore et toujours. L’auvent qui fuyait de partout. Les gens qui passaient la nuit dehors, errant çà et là comme des bourdons stupides, alourdis par l’eau. Pourquoi ne rentraient-ils pas ? Pourquoi ne se mettaient-ils pas à l’abri ? Elle connaissait la réponse à ces questions ; elle savait ce que c’était que de n’avoir rien ni personne. La frontière était mince entre ceux qui avaient accès à la cafétéria et ceux qui ne l’avaient pas. Brève image de Cohen, se tournant et se retournant dans le lit, à l’étage.

Evan et Mariposa étaient montés dans sa Jeep, elle avait cherché à l’étrangler avec la cordelette d’une tondeuse parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, elle avait vraiment essayé, Evan avait braqué le fusil sur lui pendant qu’il se débattait dans l’eau et elle avait crié Vas-y, tue-le. Mais quand Evan avait pressé la détente, une fois, puis une autre, le coup n’était pas parti. Mariposa s’interrogeait sur le Dieu qui avait décidé que la dernière cartouche aurait déjà été tirée, à ce moment-là. À quoi ressemblerait sa vie, là, maintenant, s’il en avait décidé autrement ? Était-ce le même Dieu qui décidait de tout le reste ?

Elle se leva et s’approcha du comptoir. À une extrémité, près des tasses et des gobelets, se trouvait le journal que Cohen avait feuilleté dans la journée. Elle le prit et le posa, déplié, dans la clarté de la réserve, la dernière page en haut.

Un cri de femme domina brièvement le martèlement de la pluie.

Mariposa replia le journal et le reposa à sa place.

Elle appuya son front contre ses bras, croisés sur le comptoir. En pensant à son père. Il avait cru dur comme fer pouvoir protéger son gagne-pain et sa vie de la violence des hommes et de la nature. Elle trouvait ça idiot à l’époque ; elle trouvait ça idiot aujourd’hui. Mais elle ignorait aujourd’hui ce qu’elle aurait fait à sa place, tant il était difficile à l’époque de prendre une décision. Il n’y avait rien d’admissible. Rien de logique. Rien de sûr. Et il en allait toujours ainsi. Son père s’obstinait à protéger ce qui lui appartenait. Cohen restait chez lui, là-bas, avec ses souvenirs matériels et immatériels, ses placards pleins de vêtements de femme, sa chambre de bébé aux peluches poussiéreuses.

Il avait perdu par sa faute à elle — au moins en partie — ce qu’il tenait tellement à protéger. Oublierait-il un jour qu’elle en était responsable ? Quand la quitterait-il ? Et où ?

Un autre cri retentit, masculin, cette fois. Elle leva la tête et se tourna vers la vitrine, sans rien distinguer que de vagues images, brouillées par la pluie et la buée. Des braillements, des hurlements. Les images s’animaient sur le trottoir, se bousculaient, se cramponnaient les unes aux autres, se bagarraient. Un craquement bruyant couvrit la tempête, suivi peut-être d’un bruit de verre brisé, mais les voix gagnaient en force sans qu’elle puisse déterminer ce qui se passait. Une facette de son être la poussait à s’approcher de la devanture, à l’essuyer, à regarder de plus près. Une autre s’y refusait.

La porte donnant sur l’escalier s’ouvrit dans son dos. Elle fit volte-face. Cohen. Un autre cri. Elle se retourna vers la vitrine. Cohen s’approcha d’elle pendant qu’elle scrutait la place avec anxiété. Quand il lui toucha le coude, elle leva les yeux vers lui.

« Allez, viens, chuchota-t-il. Tu n’as aucune envie de voir ce qui se passe là-dehors. »

40

Une semaine plus tôt, la décision aurait été facile. Va chercher la Jeep. Il était bien allé chercher la boîte à chaussures contenant les souvenirs. Vas-y, c’est tout. Il n’avait personne d’autre à qui penser, à consulter, et rien d’autre à prendre en compte. Tu détermines ce que tu veux faire et tu le fais, point final. Comme chaque fois qu’il avait dû décider quelque chose ces quatre dernières années, y compris enterrer Elisa au pied d’un arbre, derrière la maison, et rester sous la Limite avec elle. Une semaine plus tôt. Maintenant, retourner seul là-bas n’avait plus rien d’une décision facile.

Cohen voulait prévenir Mariposa qu’il partait et lui donner de quoi s’acheter à manger les deux jours suivants. Ensuite seulement, il chercherait quelqu’un d’assez fou pour l’emmener. La Jeep se trouvait à cent ou cent dix kilomètres, juste au nord de Gulfport. Il se rappelait plus ou moins le chemin. Sans doute serait-il capable de le faire seul en trois ou quatre heures puis de revenir en moins de temps encore, une fois l’itinéraire au point. L’aller-retour lui prendrait au total moins d’une nuit. Lorsque Mariposa s’approcha de lui, il aurait voulu la tenir à bout de bras ; lorsqu’elle ouvrit la bouche, il aurait voulu lui dire de se taire. Il aurait voulu se glisser hors du lit en pleine nuit pour s’en aller faire ce qu’il avait à faire.

Mais il passa les deux jours et les deux nuits suivants avec elle dans leur chambre, au chaud, pendant que la pluie tombait dru. Ils faisaient l’amour prudemment, gauchement, voire maladroitement, comme des adolescents en phase d’apprentissage qui s’interrogent sur leurs mouvements, leurs bruits, leurs réactions. La vraie chambre avec lumière électrique, oreillers et draps rendait la chose très différente de ce qu’elle avait été dans une ferme abandonnée, éclairée à la bougie. Ils s’endormaient nus, mais Cohen se réveillait à la voix de Mariposa puis faisait mine de dormir en l’écoutant chuchoter d’un ton patient, comme une mère avec son bébé. Je t’écouterai quand tu auras envie de parler d’elle. Quand tu auras envie de parler. Je t’écouterai. Si on reste ensemble, on arrivera peut-être à croire l’un à l’autre, et je croirai si tu crois. Je ne veux pas me retrouver seule, je ne pense pas que tu veuilles non plus, rien n’a de sens, mais ça ne me dérange pas. Il vaut mieux ne pas chercher. Je t’écouterai si jamais tu as envie de parler d’elle. Et je resterai avec toi aussi longtemps que tu voudras de moi.

Il se réveillait en pleine nuit à la voix de Mariposa, allongée contre lui, le couvrant de ses cheveux noirs comme d’un bouclier. Les longs doigts de la jeune fille s’enfonçaient peu à peu en lui, sous sa peau, dans son sang, jusqu’à ses organes vitaux. Il respirait l’odeur de sa compagne. Il l’écoutait. Il se retenait de lui répondre ou de l’arrêter ; il était parfois déçu quand elle n’avait plus rien à dire.

Elle s’endormait très vite alors, vidée peut-être par ce qu’elle lui avait dit. Il restait couché à écouter la musique et les voix qui s’élevaient de la place, sous la fenêtre, les cris, les bouteilles qui se brisaient, les rires déments. Il se demandait si tout le monde devenait comme ça, les circonstances aidant. Si ce qu’il avait vu sous la Limite finirait par vaincre, une fois la destruction consommée. Il imaginait un monde où l’instinct et les envies de l’homme constitueraient la seule loi, et il se demandait si l’homme en deviendrait meilleur ou pire. Quant à lui, il avait vu le pire, lequel se tenait manifestement au garde-à-vous, prêt à frapper, mais il se rappelait aussi Evan et sa gentillesse quasi inexplicable. L’image d’Evan et Brisco marchant ensemble, main dans la main, suffisait à l’apaiser et à lui permettre de se rendormir.

Chaque fois qu’il se réveillait, c’était à la voix de Mariposa, mais plus tard, de jour, aucun d’eux n’en parlait. Il ne parla pas non plus de la Jeep, pendant que le monstre du golfe se rapprochait peu à peu, redoublait de force, se préparait à leur montrer à tous ce que c’était que le pouvoir, le vrai.

Parfois aussi, la nuit, quand il n’écoutait pas Mariposa, il pensait à Nadine, à Kris, au bébé et à l’autre bébé, à venir. Il regrettait que la séparation ait été aussi précipitée. Il regrettait cette fin rapide, parce qu’il en avait subi sa part. Elisa et leur future fille. L’embuscade et la maison pillée. La disparition de Havane dans la tempête. Le chien abattu par Aggie. Il lui semblait que chacune de ces fins était arrivée et repartie comme l’éclair. Il regrettait de ne pas avoir demandé aux gardes d’attendre, de ne pas avoir discuté une minute avec les deux femmes, de ne pas être sorti dans la tempête, de ne pas avoir gagné leur pick-up, de ne pas avoir tenu une dernière fois le bébé dans ses bras, de ne pas avoir dit à Kris et à Nadine qu’il leur trouvait un courage d’enfer, de ne pas avoir passé un moment avec elles, de ne pas les avoir revues avant qu’elles s’en aillent. Il ne doutait pas qu’elles soient en sécurité. Il ne doutait pas que les patrouilleurs les aient emmenées quelque part où on les avait secourues, et le bébé aussi. Il savait qu’une fin rapide impliquait un commencement rapide. Commencement qui, cette fois, semblait prometteur.

Il avait passé deux jours au sec. Propre. Il avait pensé à d’autres que lui. Il avait eu des contacts humains. À un moment, la deuxième nuit, tranquillement allongé près de Mariposa, pensant aux autres, ressassant ses rêves pleins de voix et de soleil, il avait décidé que la Jeep et la boîte à chaussures n’avaient qu’à rester là-bas, en arrière. Sa route à lui s’étendait de l’avant.


Postée à la fenêtre, Mariposa contemplait la place. Passé le crépuscule, la plupart des immeubles étaient plongés dans l’obscurité, mais des lumières brillaient dans les rares établissements ouverts jusqu’à une heure indue. La musique avait commencé, guitare électrique maladroite accompagnée de percussions tout aussi maladroites. Elle résonnait malgré la pluie ininterrompue dans la nuit à peine entamée. Cohen regardait la télé, assis sur le lit, en essayant de déterminer quand viendrait l’accalmie, les quelques heures qui échapperaient au vent et aux averses, avant que la tempête suivante ne s’abatte sur la côte. Dans la chambre voisine s’élevait le son d’une autre télé. Le petit écran de quarante-huit centimètres à l’éclat bleuté hypnotisait Evan et Brisco depuis leur arrivée, alors qu’on n’y voyait jamais que deux chaînes, dont une en espagnol.

Mariposa avait passé deux jours entortillée dans les draps plus ou moins en permanence, car son compagnon et elle ne s’habillaient que pour descendre manger à la cafétéria. Sans se débarrasser de son cocon, elle tourna le dos à la fenêtre et se recoucha à moitié, appuyée contre Cohen, la main sur son ventre nu.

Il leva la télécommande pour éteindre le poste.

« Elle arrive. Cette nuit. L’accalmie. Après minuit. Avant l’aube. Ça va être le meilleur moment pour bouger. »

Mariposa s’écarta de lui et s’assit, adossée à la tête de lit. Il se leva et enfila jean et chemise, pendant qu’elle s’installait en tailleur, le bout des doigts pressé sur les genoux.

« Et la Jeep ?

— Je m’en fiche.

— Et le reste ?

— Quel reste ?

— Ses affaires. Les tiennes. La boîte. »

Elle décroisa les jambes. Joignit les mains.

Il s’assit au bord du lit.

« Tant pis.

— Tu peux peut-être les récupérer.

— Non. Tant pis.

— C’est comme tu veux.

— Je sais. Je les veux. Mais je ne veux pas mourir pour ça. Pas maintenant. »

Il se releva, traversa la chambre et alla regarder par la fenêtre. Il faisait presque nuit. Le gris virait au noir. Une enseigne lumineuse clignotait au coin de la rue, sur la droite. Les mains dans les poches, Cohen évoqua Elisa. Existait-il quelque chose comme la résurrection dans un autre monde, tout de lumière, sans pluie ni souffrance ?

Il se retourna vers Mariposa.

« Ce n’est pas seulement pour ça que je voulais récupérer la Jeep. Un jour, je te dirai pourquoi. Mais pas ce soir.

— Je rêve de toi », dit-elle brusquement, manquant lui couper la parole. « Tu t’en vas, et tu ne reviens pas. »

Les mots avaient littéralement bondi de sa bouche, à croire qu’elle avait eu le plus grand mal à les retenir jusque-là.

Il s’assit près d’elle. Dehors, les gens braillaient. La musique braillait. La tempête. Mariposa avait manifestement remis son destin entre les mains de Cohen, mais peut-être en faisait-il autant avec elle.

Quand elle se glissa hors du lit et entreprit de s’habiller, il s’approcha d’elle pour l’arrêter.

« Je ne vais pas m’en aller », commença-t-il, avant de continuer d’un ton plus insistant, car elle fuyait son regard : « Mariposa ! » Cette fois, il attendit qu’elle se tourne vers lui pour ajouter : « Je ne vais pas m’en aller. Pas sans toi. Pas sans les garçons. Cette nuit, quand la tempête va se calmer, on va tous reprendre le pick-up et se tirer le plus loin possible. Et quand on arrivera où on arrivera, je ne te quitterai pas. Mais il faut que tu me fasses une promesse. »

L’anxiété de la jeune fille s’était manifestement apaisée. Un peu.

« Hein, quoi ?

— J’ai dit qu’il fallait que tu me fasses une promesse.

— D’accord, d’accord. Je te promets quoi ? »

Les mains de Cohen glissèrent des épaules de sa compagne à ses bras, qu’il serra délicatement.

« De ne pas me quitter.

— Je ne te quitterai pas », dit-elle en posant les mains sur les siennes.

On aurait dit qu’une fenêtre venait de s’ouvrir dans la chambre. Il s’écarta d’elle, qui continua à s’habiller. Jean, chemise, sweat-shirt à capuche. Elle s’assit au bord du lit.

Il enfila ses chaussettes et ses chaussures puis lui annonça qu’il allait se lancer à la recherche de Charlie. Et, s’il ne trouvait pas Charlie, qu’il allait essayer de se procurer de l’essence, d’une manière ou d’une autre. Peut-être le propriétaire du café pourrait-il les aider. Après avoir mis une chemise supplémentaire et son manteau, Cohen traversa la salle de bains pour aller frapper à la porte des garçons. Evan lui dit d’entrer. Assis dans le lit, sous les couvertures, les deux frères regardaient un chat de dessin animé poursuivre une souris de dessin animé.

« Je sors une minute », prévint le visiteur.

Aucun d’eux ne lui prêta la moindre attention. Il alla se planter juste devant la télé.

« Je disais que je sors, répéta-t-il. Il faut que je nous trouve de l’essence. Je vais voir si j’arrive à mettre la main sur Charlie. À mon retour, Evan, j’aurai besoin d’un coup de main pour charger la camionnette.

— Pourquoi ça ? s’enquit Evan.

— Parce qu’on s’en va cette nuit. Il devrait y avoir une accalmie, à un moment ou à un autre. Autant en profiter.

— Tu veux que je t’accompagne ? »

Cohen secoua la tête.

« Non. Reste avec Brisco.

— Tu es sûr ?

— Oui. Détends-toi. Mariposa est à côté. Si vous voulez grignoter quelque chose, n’hésitez pas. Mais ce serait dommage de rater cinq secondes de télé, évidemment. »

Fasciné par l’écran, Evan n’entendit même pas cette dernière remarque. Son interlocuteur secoua la tête, sortit dans le couloir, referma la porte de la chambre et descendit l’escalier en s’imaginant le bien que ça lui ferait de se retrouver ailleurs.

41

Le propriétaire n’était pas là. Cohen traversa la place et se rendit derrière l’immeuble de Charlie, mais trouva porte close. Il eut beau tambouriner, personne ne répondit. Si le maître des lieux était chez lui, au dernier étage, sans doute n’entendait-il rien de là-haut. Le visiteur partit donc à la recherche de quelqu’un qui pourrait lui dire où se procurer de l’essence.

Charlie l’avait vu de sa fenêtre quitter la cafétéria, prendre la direction de son immeuble et s’engager dans la ruelle qui y menait, où il l’avait perdu de vue. De toute manière, le vieux briscard n’avait aucune intention de discuter. Pas maintenant. Il n’avait aucune intention d’ouvrir sa porte à Cohen et de lui montrer ce qu’il y avait à voir.

Le bâtiment avait servi de poste de contrôle à Charlie et à ses hommes aussi longtemps qu’ils avaient circulé avec le camion. Quelques chaises pliantes, deux paillasses, des bouteilles de bière et d’alcool vides, point final. Un parquet gondolé et une salle de bains fonctionnelle — à l’occasion.

Charlie se leva de sa chaise et se tourna vers l’occupant de la couchette. Il y reposait depuis deux jours, au cours desquels il s’était lentement vidé de son sang. Plus lentement que son patron ne l’aurait voulu. Le type était juste resté là à agoniser, blessé aux reins et à l’épaule. Son infirmier lui avait promis de trouver de l’aide, mais ils savaient l’un comme l’autre qu’il n’y avait tout simplement aucune aide disponible dans le coin. Le premier jour, Charlie avait aussi essayé de soutenir le malheureux en lui faisant miroiter le fric qui attendait, à portée de main. Il ne restait plus personne d’autre avec qui le partager, maintenant. Je n’y peux rien, ils sont arrivés de partout, pire que des mouches. Ils nous attendaient, c’est sûr. Le tractopelle nous mènera à la terre promise. Cinq minutes plus tard, ils nous auraient ratés. Un dernier essai.

À part ça, Charlie avait passé son temps assis à la fenêtre, à regarder la tempête en se demandant comment retourner creuser sans ses troupes. Il avait bien pensé à Cohen, mais c’était une cause perdue. Il avait bien pensé à recruter parmi la faune de la place, mais autant se couper la gorge lui-même et éviter à ces mecs la peine de le faire. Il avait déjà trop travaillé, trop cherché. Pas question de se laisser battre par des charognards.

Il était encore assis à la fenêtre quand le visiteur reparut sur le trottoir puis s’éloigna, s’arrêtant çà et là pour parler à diverses personnes. Charlie s’était toujours interrogé — et s’interrogeait toujours — sur Cohen. Pourquoi un type pareil restait-il sous la Limite, alors qu’il n’y était pas obligé ? Ça n’avait aucun sens. Chaque fois qu’ils se voyaient, Charlie cherchait à convaincre Cohen de se laisser embaucher : tant qu’à traîner dans le coin, autant gagner un peu d’argent ; autant être le roi ; ça ne rime à rien de vivre sa vie la tête dans le sable, en attendant de sauter sur une mine ; même ton père était capable de gagner son fric, bordel.

Au début, le vieux briscard avait trouvé le refus du jeunot déconcertant, mais il avait fini par s’y habituer. C’était devenu la routine, un élément constitutif de ses voyages sous la Limite, des passages de Cohen sur le parking du Grand Casino, de ses achats mûrement pesés, de la manière dont il les payait. Le gros pourboire subséquent mettait en général le point final à une conversation dont Charlie ressortait ravi, indifférent au bien-être du visiteur. Il suffisait que Cohen lui donne un billet de cent dollars, en disant Tu n’as qu’à garder la monnaie, pour couper court aux questions sur son comportement — allez, à la prochaine.

Il me donnait toujours un billet de cent dollars. En me disant de garder la monnaie.

Charlie se leva. Sur le trottoir, en contrebas, Cohen était sorti de son champ de vision.

Il me donnait toujours un billet de cent dollars. Il se moquait du tractopelle. Du prétendu argent, des cartes au trésor, des idiots qui creusaient des trous au hasard sous les ouragans. Aller se faire tirer comme un lapin pour quelque chose qui n’existe pas… Franchement, il faut être malade. Ils peuvent tous dire ce qu’ils veulent, il n’y a pas de coffres enterrés sur une plage ou près d’un casino. Tu ferais mieux de t’en tenir à ton commerce, au lieu d’esquiver les balles sur ton tractopelle, c’est moi qui te le dis.

Encore et encore et encore. Il répétait toujours la même chose, et il me donnait toujours un billet de cent dollars.

Charlie descendit l’étroit escalier à toute allure et se précipita dans la rue. Il repéra Cohen sur la place, à l’opposé de la cafétéria, où il se rendit en courant pour arriver le premier. À peine entré, il demanda à la cuisinière si Big Jim était là. Elle répondit que oui, il venait juste d’arriver.

« Où est-il ? » s’enquit Charlie.

La Noire lui montra la porte battante de la réserve, où il s’engouffra après avoir contourné les tables à toute vitesse. Le maître des lieux ouvrait au cutter une grande boîte rectangulaire, sa queue de billard écourtée posée près de sa chaise.

« Salut, Charlie. D’où est-ce que tu sors ? demanda-t-il en relevant les yeux.

— J’ai pas le temps de papoter. Ce mec, là, Cohen, il te paye comment ?

— Avec de l’argent. »

Big Jim écarta les rabats du carton et entreprit d’en tirer des piles de gobelets en plastique.

« Des billets de cent ? » Un hochement de tête répondit à la question. « Montre-les-moi.

— Pas question. De toute manière, je les ai déjà dépensés.

— Tu n’as rien dépensé du tout. Tu les as planqués quelque part, et je veux les voir.

— Tu ne verras ni mon fric ni l’endroit où je le planque.

— Oh, si. Ou tu me le montres, ou je ne t’apporterai plus jamais rien, je ne te livrerai plus jamais rien, je n’emmènerai plus rien ni personne nulle part pour toi. Ou tu me montres ces billets, ou le grand Charlie ne fera plus jamais étape ici. »

Big Jim souffla, rejeta les gobelets dans leur emballage et se leva.

« Je me demande bien ce que ça va y changer. Allez, viens. »

Charlie le suivit jusqu’au fond de la réserve en contournant boîtes et étagères. Le colosse poussa une pile de cartons, s’agenouilla puis ôta un des carreaux du sol. Un petit coffre-fort apparut, dont il tourna deux fois la molette. La porte blindée s’ouvrit sur une enveloppe froissée, qu’il sortit avant d’en tirer une liasse de billets. Des coupures de cinquante ou de cent dollars. Il tendit au curieux les deux du dessus.

Charlie les lissa du plat de la main. Malgré leur papier gondolé par l’humidité, elles étaient étonnamment impeccables.

« Ah, l’enfoiré ! »

42

Charlie regardait autour de lui sur le trottoir. Cohen, qui approchait, lui fit signe pendant qu’il allumait une cigarette.

« Tu es exactement l’homme qu’il me faut, annonça Cohen en arrivant.

— Ah, bon ? J’allais dire la même chose. Viens donc à l’intérieur. »

Lorsque les deux hommes pénétrèrent dans la cafétéria, ils s’aperçurent que Mariposa occupait un des box. Ils la rejoignirent, et Cohen prit place à côté d’elle tandis que Charlie restait debout.

« Elle est avec toi, maintenant ? » demanda-t-il. Son interlocuteur acquiesça. « Tu en es sûr ?

— Tu ne veux pas t’asseoir ? »

Il se glissa de l’autre côté de la table.

« J’ai besoin d’essence, reprit Cohen. Tu en as ? » Charlie parcourut la salle des yeux puis porta sa cigarette à sa bouche. « Charlie ? »

Il aspira une longue bouffée de fumée, avant de fixer son vis-à-vis d’un air avisé.

« J’ai des nouvelles. »

Cohen regarda Mariposa, puis Charlie.

« À quel sujet ?

— Au sujet de la chasse aux sorcières dont je m’occupe depuis une éternité.

— Tu veux dire : la chasse au trésor ?

— Appelle-la comme tu voudras.

— Laisse-moi deviner. » Cohen sourit. « Tu connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un.

— Mieux que ça. » Charlie s’octroya une nouvelle bouffée de fumée puis sourit à son tour — un sourire narquois. « Je connais le quelqu’un. »

Cohen lui demanda une cigarette, l’alluma, regarda dehors par la vitrine puis le considéra, une fois de plus.

« Je crois que tu le connais aussi, reprit Charlie.

— Et comment le connaîtrais-je ?

— Tu le connais. Je le connais depuis tout petit. Je connaissais son père, c’était mon pote. Je l’ai vu monter à cheval. Jouer au ballon. À l’époque, je lui ai même fait quelques cadeaux de Noël. Quand on connaît quelqu’un comme ça, on s’imagine que c’est un pote. Mais on dirait que non.

— En voilà une théorie, dit Cohen avec un léger rire.

— Ce n’est pas une théorie. On continue ce petit jeu ou on passe aux choses sérieuses ? Parce que j’en ai assez, là.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je sais où est enterré ce prétendu trésor ?

— Je ne crois pas que tu saches où il est enterré, parce qu’il n’est plus enterré. Je crois que tu sais où le prendre.

— Moi, je crois que la pluie te rend dingue. »

Charlie termina sa cigarette et lâcha son mégot dans le cendrier en métal posé près du flacon de ketchup. Il se pencha de côté, tira son pistolet et le montra à ses deux vis-à-vis.

« Posez les mains sur la table.

— Charlie, protesta Cohen.

Pose les mains sur la table. » Il obtempéra. « Toi aussi, ma fille. » Mariposa l’imita. « Je t’ai prévenu que j’en avais assez de ce petit jeu, Cohen. » Le pistolet disparut sous le plateau. Les yeux écarquillés de Charlie lui donnaient l’air d’un fou. « Regarde autour de toi. Regarde où tu es. Tout le monde ici a besoin de moi. Tout le monde veut continuer à voir tourner mon camion. Il n’y a pas de loi digne de ce nom. Tu te trouves dans une de mes villes. Je peux acheter n’importe qui pour une bouteille de tequila. Alors je vais compter jusqu’à cinq. Quand j’arriverai à cinq, la petite prendra une balle là où elle n’a aucune envie d’en prendre une. Entre-temps, à toi de décider si tu as quelque chose à me dire.

— Allez, Charlie, protesta encore Cohen.

— Un.

— On peut discuter, toi et moi. Arrête avec ça.

— Deux.

— Cohen, dit Mariposa d’une voix tremblante.

— Trois.

— Je l’ai », dit Cohen.

Charlie ouvrit son manteau, en sortit une flasque et la lui tendit. Cohen y but quelques gorgées puis la lui repassa pour qu’il y boive à son tour, avant de la poser sur la table. Dehors, la pluie martelait l’auvent, mais une foule de plus en plus nombreuse se pressait sur le trottoir. Cohen parcourut du regard la cafétéria, comme s’il allait trouver accrochée au mur la solution à son fâcheux problème.

« Ça fait longtemps que tu l’as ? reprit Charlie.

— Quoi donc ? » demanda Mariposa.

Il se mit à rire.

« Tu ne l’as même pas dit à ta copine ? Ça va, alors, je me sens moins mal. » Cohen regardait maintenant droit devant lui, figé. « Ça fait longtemps que tu l’as ? répéta Charlie.

— Assez, oui.

— Espèce de petit connard. Moi, j’étais là-dehors, tu le savais parfaitement. Tu savais que ces tarés étaient là aussi à creuser et à me tirer dessus, ou juste à me tirer dessus, mais tu me laissais continuer. Je devrais t’exploser les rotules et t’obliger à m’y emmener en rampant. »

Il avait la mâchoire crispée, l’air prêt à faire feu n’importe quand.

« Cohen ? demanda Mariposa.

— Tais-toi », lui ordonna Charlie. Il s’humecta les lèvres et se gratta la joue. « T’es un drôle d’oiseau, Cohen, il faut te reconnaître ça. Non seulement t’es un putain de menteur, mais en plus, tu vis là-bas tout seul comme les autres tarés pleins de flotte alors que t’es proprio de Fort Knox et que tu pourrais aller n’importe où. Et tout ça pourquoi ? À cause d’Elisa. Franchement. Je regrette que ton père ne soit pas là pour te botter le cul, ça t’apprendrait à être aussi con.

— Je ne veux pas que tu prononces son nom.

— Tu ne vas pas te mettre à chialer.

— Et je ne t’ai jamais menti.

— Appelle ça comme tu voudras, tu sais aussi bien que moi de quoi il s’agit. Enfin… On s’en fout, on a du pain sur la planche. Je te le fais court : tu vas te lever et m’y emmener. Vous allez vous lever et m’y emmener.

— Elle n’a rien à voir là-dedans.

— On va appeler ça les dégâts collatéraux. »

Cohen secoua la tête.

« Je ne peux pas t’y emmener comme ça, parce que je ne l’ai pas. »

Charlie se raidit en secouant la tête, incrédule.

« Seigneur, ne me dis pas qu’on va continuer ce petit jeu ?

— Je sais où il est.

— Oh, oui, tu le sais. Et on y va.

— Sous la Limite.

— N’importe quoi. Tu ne serais pas là au-dessus de la Limite si le fric était en dessous.

— Ce n’est pas n’importe quoi. Je t’ai bien dit l’autre jour qu’on avait dû se tirer quand les mecs étaient arrivés. Il est resté là-bas. Dans la Jeep. Là où je l’ai laissée. »

Malgré les sentiments que Cohen lui inspirait à présent, Charlie ne doutait pas de sa parole : il était trop intelligent pour mentir, un pistolet braqué entre les jambes.

« Combien il y a ?

— Je n’ai jamais compté.

— Bordel de merde. Trop d’argent pour qu’on puisse le compter. J’ai entendu ça je ne sais combien de fois, mais c’était jamais vrai de cette manière. »

Cohen s’adossa à la banquette et regarda Mariposa. Elle le fixait comme si elle ne savait pas qui il était.

« C’est quoi, ta caisse ? s’enquit Charlie.

— Un pick-up. Qui a toujours besoin d’essence.

— J’ai compris.

— Mais il faut attendre. C’est l’horreur, là-dehors.

— Comme d’hab’.

— Ça fait des semaines que ça dure. On a eu un mal de chien à arriver jusqu’ici.

— Je sais que c’est le bordel, mais ça ne fait qu’empirer à chaque goutte de pluie. C’est maintenant ou jamais. On n’aura pas mieux. »

Charlie but quelques gorgées d’alcool, reposa sa flasque, réfléchit.

« Elle vient avec moi dans le camion. Toi, tu suis.

— Certainement pas, protesta Cohen.

— Eh si. Tu ne t’imagines quand même pas que je vais vous installer tous les deux à côté de moi, pendant que je tiens le volant dans ce bordel ? Je ne suis pas fou. Il suffirait que je détourne les yeux une seconde pour que vous me tombiez dessus. Elle monte avec moi, et toi, tu suis. N’importe comment, on va avoir besoin du camion. Il est lourd.

— Je veux savoir ce qui se passe », intervint Mariposa.

Charlie tira une cigarette de son paquet.

« Vas-y, explique-lui. »

Cohen se frotta la nuque, avant de se tourner vers elle.

« Il y a un paquet de fric dans la Jeep. Le fric que cherchent Charlie et à peu près n’importe qui d’autre. On va aller le récupérer.

— Je ne veux pas, protesta-t-elle.

— Moi non plus.

— Moi, je ne voulais pas que mes hommes se fassent buter, dit Charlie. Je ne voulais pas passer deux ans de ma vie à me faire canarder en cherchant un tas d’or, alors que ton petit copain ici présent était assis dessus. Mais à ce stade de l’histoire, vous n’avez pas le choix. De toute manière, à votre place, je ne me bilerais pas. Telles que je vois les choses, notre grande mère Nature nous connaît. Elle prendra soin de nous. »

Il alluma sa cigarette, rangea sa flasque dans sa poche, donna trois petits coups de son pistolet sous la table puis ordonna à Cohen de se lever. Le fouiller — manteau et pantalon — permit à Charlie de mettre la main sur le couteau de chasse, qu’il accrocha à sa propre ceinture.

« Je te le rends à la livraison », déclara-t-il, avant d’agiter son arme en direction de Mariposa. « Allez, bouge-toi, ma fille. Je suis prêt.

— Attends, dit Cohen. Je ne peux pas partir comme ça.

— Je la connais, celle-là, on me l’a déjà faite.

— Non, je suis sérieux. Il y a deux gamins avec nous. Tu les as vus hier. Un adolescent et son petit frère. Ils sont en haut. Je ne peux pas m’en aller sans les prévenir.

— Il ne leur arrivera rien.

— Il ne leur arrivera rien s’il ne nous arrive rien, à nous, mais s’il nous arrive quelque chose ? Ça ne prendra qu’une minute, Charlie. Ce sont des enfants. »

Charlie regarda autour de lui. Ordonna à Cohen de ne pas bouger d’un poil, alla se poster sur le seuil de la cafétéria puis parcourut les trottoirs des yeux en tournant la tête de tous côtés et en se haussant parfois sur la pointe des pieds. Des connaissances, quelques dizaines de mètres sur la gauche… Il se glissa deux doigts dans la bouche, siffla et fit signe aux deux hommes d’approcher. Une minute plus tard, il leur parlait avec animation en agitant son pistolet en direction de Cohen et de Mariposa. Les nouveaux venus étaient tout ouïe. Enfin, il plongea la main dans sa poche, en tira de l’argent et le leur donna. Quand il se retourna pour rentrer, ils lui emboîtèrent le pas.

« Qu’est-ce qu’ils font là ? » demanda Cohen.

Malgré leur jeunesse, ces types avaient l’air usés. Le plus grand dépassait le plus petit d’une tête et avait une tache de naissance au-dessus de l’œil droit. Un tremblement nerveux agitait les mains de son compagnon. Ils portaient des manteaux dépareillés superposés et sentaient le chien mouillé.

« Ils monteront la garde, expliqua Charlie.

— Ah, non, protesta Cohen. Tu obliges déjà Mariposa à venir.

— Ils resteront juste assis devant la porte à attendre notre retour, ni plus ni moins. Après, chacun fera ce qu’il voudra. Mais je ne veux pas courir de risques.

— Et si on ne revient pas ? intervint Mariposa.

— Alors ils se débrouilleront tous entre eux. Ce n’est pas vous qui décidez, je vous signale. Maintenant, montrez-moi où sont les gamins, parce qu’on n’a pas fini, loin de là. »


Cohen et Mariposa ouvrirent la marche dans l’escalier, suivis de Charlie, puis de ses sbires. Quand Cohen entrouvrit lentement la porte des garçons pour regarder dans leur chambre, ils n’avaient pas bougé de leur lit. Brisco dormait, une couverture tirée jusqu’au menton ; Evan restait vautré à côté de lui, fasciné par la télé.

« Evan, appela Cohen.

— Ouvre cette putain de porte et entre », ordonna Charlie en le poussant légèrement.

Ils entrèrent en effet. Cohen éteignit la télé et demanda de s’asseoir à Evan, qui s’empressa d’obtempérer — au bord du matelas, les pieds par terre — en voyant apparaître le vieil homme, le pistolet à la main.

« Ne bouge pas », lança Charlie. Les deux gardes arrivèrent à leur tour. « Dis ce que tu as à dire, Cohen. Je te laisse dix secondes. »

Cohen s’approcha du lit, la jeune fille sur les talons. Il était si inquiet que la pénombre ne parvenait pas à le dissimuler.

« Cette nuit, on redescend sous la Limite, Mariposa et moi. On va chercher la Jeep avec Charlie et on revient. » Il tira discrètement de la poche de son manteau le reste de son argent, le tendit à Evan puis se retourna vers les intrus. « J’espère pour vous qu’à mon retour, il aura encore toutes ses affaires.

— Bien sûr, répondit Charlie.

— Dis-leur. »

Il se tourna à son tour vers les deux zonards.

« Vous ne touchez à rien, ou vous n’aurez pas un sou de plus. »

Ils hochèrent la tête. Pendant ce temps, Cohen se penchait vers Evan, lui fourrait l’argent sous la jambe et chuchotait :

« Vingt-quatre heures, pas plus. Après, fais ce que tu as à faire. »

Le garçon hocha la tête, lui aussi.

Mariposa contourna le lit, chassa les cheveux de Brisco de son visage, enveloppa son petit corps de sa couverture puis se tourna vers Evan. Ils se regardèrent, échange muet, hésitant et inquiet. Elle lui aurait volontiers dit au revoir, mais des adieux auraient eu des sous-entendus sinistres.

« Fini », lança Charlie.

Vingt-quatre heures, articula Cohen en silence. Mariposa et lui regagnèrent la porte, pendant que Charlie agitait son arme comme un ouvreur escortant des spectateurs jusqu’à leur fauteuil. Le couple s’engagea dans l’escalier, Charlie referma la porte puis donna ses instructions à ses deux sbires : ne pas bouger de là et ne pas laisser sortir les gamins, sauf s’il y avait le feu, ce qui ne risquait pas d’arriver. Au rez-de-chaussée, il enfonça le canon de son pistolet dans les reins de Cohen, avant d’entraîner ses prisonniers dehors.

« Ne vous faites pas d’idées, hein. Ça se passe comme je veux, ou ça se passe mal. »

43

La Limite existait officiellement depuis six mois, et la mort d’Elisa remontait à près de deux ans. Cohen essayait de s’occuper. De ne pas penser à cette date comme à un anniversaire. Un matin, il était penché sous le capot de la Jeep, quand un cheval apparut dans le pré. Une jument brune à la robe luisante d’humidité, sellée, mais sans cavalier. Il posa la clé à douille, s’essuya les mains puis resta immobile, car la bête semblait hésiter. Pas question de la faire fuir. Enfin, elle baissa la tête, se mit à brouter, la releva pour regarder autour d’elle, examina Cohen puis fit quelques pas en direction de la maison.

Il traversa la cour d’un pas lent, passa par-dessus les barbelés et s’engagea dans le pré. La jument se remit en marche puis s’arrêta une fois de plus, près d’un chêne tombé. Sa robe était de la même couleur que le tas de terre emprisonné par les racines massives du vieil arbre. Cohen s’arrêta, lui aussi. Elle hésitait toujours, mais elle était curieuse. Lorsqu’il siffla, elle le regarda et se rapprocha un peu. Il siffla une seconde fois, les bras le long du corps, les paumes tournées vers elle. Puis il fit quelques pas, elle l’imita, et, une minute précautionneuse plus tard, ils se trouvaient à portée l’un de l’autre.

Il l’examina sans la toucher, en lui parlant d’une voix tranquille et en lui tournant autour par l’arrière pour vérifier qu’elle n’était pas blessée. Malgré la boue qui la couvrait, malgré sa crinière et sa queue dégoulinantes, elle semblait en parfaite santé. Sur la selle et la sacoche assortie était gravé un nom : Havane.

La bête s’ébroua. Secoua sa crinière mouillée. Quand il tendit la main vers ses naseaux, elle tendit le cou vers sa main. Il continua à lui parler, sans bouger, puis avança la main jusqu’à la toucher — un contact qu’elle accepta. Il lui frotta le nez, lui caressa et lui tapota le cou puis fit demi-tour, prêt à rentrer, en lui disant de le suivre. Elle ne bougea pas.

« Allez, viens. » Il siffla. « On va te débarrasser de ta selle. Viens, je te dis. Tu ne risques rien. »

Elle se tourna vers la direction d’où elle était venue, la lisière irrégulière qui s’étirait au fond du pré.

« Viens, la belle. »

Loin de suivre Cohen, elle repartit en sens inverse.

C’était son tour à lui d’être curieux. Il n’avait ni manteau ni fusil, mais s’il rentrait chercher l’un ou l’autre, il avait la nette impression qu’elle serait partie à son retour. Et puis il portait ses chaussures de pluie. Ça suffisait. Alors il la suivit.

Elle l’entraîna sous le couvert, enjambant, contournant, esquivant ce qui restait des peupliers, des chênes et des pins. Comme il lui laissait sept ou huit mètres d’avance, elle se retournait souvent pour vérifier qu’il était toujours là. Cette promenade dura une demi-heure, pendant laquelle Cohen se demanda plusieurs fois s’il n’allait pas faire demi-tour, mais elle savait manifestement où elle allait.

Et puis ils tombèrent sur le corps. Havane s’arrêta, se pencha, le poussa du nez. Aucune réaction. Trois grosses taches rouges maculaient le dos de sa chemise, centrées sur trois petits trous. Il gisait face contre terre dans les feuilles mortes et la boue, un bras coincé sous lui, l’autre tendu en avant, les jambes croisées. Cohen s’agenouilla pour fouiller ses poches arrière — vides — puis le fit rouler sur le flanc pour en faire autant des poches avant : un Zippo en argent et un jeu de clés. En se relevant, il regarda autour de lui, à la recherche d’un pistolet, d’un fusil ou de n’importe quoi qui puisse lui être utile — rien. Havane poussa à nouveau le corps du nez, Cohen tapota le cou de la jument et lui présenta ses excuses, persuadé que voilà, c’était fini, elle allait maintenant le suivre, mais elle se remit en route après une dernière poussée.

Il faisait très gris, le vent soufflait, il ne devait guère rester que trois heures de jour. L’instinct murmurait à Cohen de ne pas la suivre, mais il la suivit néanmoins.

Les arbres finirent par s’espacer, car ils atteignaient une clairière qui devait bien se trouver à sept ou huit kilomètres de chez lui. Après s’être désaltérée dans une flaque marronnasse du terrain marécageux, la jument regarda autour d’elle puis repartit en longeant la trouée, pataugeant sans hâte dans la boue et l’eau de pluie. Cohen se demandait combien de temps allait durer ce petit jeu et commençait à regretter d’être allé aussi loin, quand il s’aperçut que la lisière du bois décrivait un peu plus loin une courbe vers l’est. Passé cette courbe, une longue barrière en bois blanc apparut. Couchée par endroits, mais si démesurée qu’il n’en vit pas aussitôt l’extrémité. Havane s’en approcha, et la maison finit par apparaître, elle aussi.

Il voulait que la jument s’arrête, il lui cria de s’arrêter, mais elle n’en fit rien, même quand il regagna le couvert. Au contraire, elle continua tranquillement sa route dans le pré, pendant qu’il la suivait enfin en examinant les lieux. Une maison de style espagnol à un étage, couleur terre cuite, aux fenêtres et aux portes voûtées. L’étage entièrement ceint d’un balcon. Le toit intact, à part une ou deux tuiles manquantes, çà et là, telles des dents tombées. Un patio à l’arrière, y compris une piscine. La demeure occupait apparemment le centre de la propriété, car la barrière blanche l’entourait de toutes parts, à plus de cent mètres. Un pick-up et une remorque pour chevaux étaient garés dans l’herbe au-delà. Cohen se demanda pourquoi il ne connaissait pas cet endroit, mais la question ne le préoccupa qu’un instant, car deux 4 × 4 apparurent au coin de la maison. Il attrapa les rênes de Havane pour l’arrêter puis l’entraîna sous le couvert en lui chuchotant à l’oreille sans qu’elle résiste.

Les 4 × 4 se rapprochèrent du pick-up et de la remorque, les dépassèrent et s’arrêtèrent juste derrière la barrière. Chacun des deux véhicules cracha cinq hommes, qui en ouvrirent les portières arrière, attrapèrent des pelles, enfilèrent des gants, allèrent se poster devant les piquets de la clôture et se mirent à creuser.

Cohen les regardait faire en caressant le cou de Havane. Il les regarda faire une heure, pendant laquelle les dix hommes changèrent régulièrement d’endroit, passant méthodiquement d’un piquet à un autre avant de se remettre à creuser. Le soir n’allait pas tarder à tomber, et la jument commençait à s’agiter ; les inconnus se concentraient sur leur travail, et leurs observateurs se trouvaient sous le couvert, loin de la propriété : Cohen en déduisit qu’il pouvait se déplacer sans risque en entraînant Havane par les rênes. Cette fois, elle le suivit de bon gré.

Ils parcoururent près de deux kilomètres le long de la lisière, puis dans la forêt. Le jour se mourait quand il s’arrêta et fit observer à la bête qu’il serait peut-être un peu plus facile de faire ça à l’ancienne. Comme elle restait d’un calme parfait, il mit le pied à l’étrier puis s’installa en selle pour rentrer chez lui.


Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, il était de retour là-bas.

Équipé, cette fois, de son fusil de chasse, d’une pelle et d’une paire de gants. Quand il arriva avec Havane, les 4 × 4 et le pick-up avaient disparu. La remorque, en revanche, n’avait pas bougé du pré.

Cohen attendit à l’orée du bois puis, persuadé que la maison était déserte, gagna à cheval la portion de barrière où creusaient les inconnus au moment de son départ, la veille. Longer la propriété lui permit de constater que la plupart des piquets de la limite sud marquaient à présent l’emplacement d’un trou d’un mètre de large sur un mètre de profondeur.

Il mit pied à terre, attacha Havane à un morceau de barrière intact puis, sans savoir pourquoi, se mit à creuser. La longue série comportait cinq excavations supplémentaires quand il s’arrêta, le dos douloureux, les mains meurtries. La matinée était déjà bien avancée. L’impression que les hommes en 4 × 4 allaient revenir et qu’il devait partir le taraudait. Alors il fila.

Le lendemain, il revint avant le lever du jour. Les trous se succédaient maintenant tout le long de la propriété, côté sud, et au pied d’une dizaine de piquets, côté ouest.

Il descendit de cheval, attacha Havane et se mit au travail. L’aube le trouva en train de creuser, puis la pluie s’invita, et il renonça. Sur le chemin du retour, il expliqua à sa monture qu’il n’avait aucune idée de ce qui se passait, mais que c’était fini, il en avait marre. Mon dos me fait un mal de chien.

Le lendemain, il y retourna. Sous un léger crachin qui le rendit nerveux, car si les 4 × 4 arrivaient, il ne les entendrait pas d’aussi loin. Havane n’avait pas l’air contente de prendre la pluie, elle non plus. Elle faisait preuve d’une agitation inhabituelle, levant les sabots avant de frapper brusquement la terre mouillée. Une heure après l’aube, trempé et endolori, il se sentait un peu idiot.

Ce fut alors que sa pelle frappa quelque chose. À soixante, soixante-dix centimètres de profondeur. Quelque chose de robuste, de solide. Cohen se mit à creuser deux fois plus vite, emporté par l’imagination et l’adrénaline, comme si on venait de le brancher sur une prise. Quelques minutes plus tard, il avait dégagé un coffre. Un coffre imposant, plus gros qu’aucun des innombrables trous. Il le nettoya vaguement, sans chercher à le sortir de terre, puis s’allongea dessus. Le couvercle était aussi long que lui, et il devait mettre les bras en croix pour en embrasser toute la largeur. Il se releva, s’y percha puis s’accorda quelques secondes de réflexion. L’énorme malle était fermée à clé et cadenassée ; il ne voulait pas se servir du fusil, à cause du bruit, mais il allait y être obligé. Quand il tira, serrure et cadenas explosèrent. Havane se cabra en hennissant. Il jeta son arme par terre, bondit du coffre, s’agenouilla au bord du trou puis y plongea les bras pour soulever le vaste couvercle.

Sa découverte le déconcerta complètement. Il regarda autour de lui, comme s’il se croyait dans une émission de caméra cachée et que des plaisantins allaient sortir de nulle part en poussant des rires hystériques. Des piles et des piles et des piles. Propres et pimpants. Lisses et craquants. Si parfaits qu’on aurait dit des faux.

Cohen en fourra le plus possible dans la sacoche de Havane, avant d’en remplir les poches de son manteau, son pantalon, ses bottes, tout ce qu’il lui était possible de bourrer. Enfin, il se remit en selle, lança la jument au galop dans le pré puis lui fit traverser au plus vite le puzzle d’arbres et de branches tombés qui le séparait de chez lui. Sitôt arrivé, il bondit à terre, emporta la sacoche à l’intérieur, la vida, se débarrassa de son propre chargement, ressortit en courant, remonta à cheval et repartit à toute allure. À midi, il avait fait deux allers-retours supplémentaires. La pluie tombait dru, Havane commençait à fatiguer, mais le coffre était encore plus qu’à moitié plein.

« Allez, c’est le dernier », dit-il à la jument, au moment de se remettre en route.

Cette fois, quand ils dépassèrent la courbe de la lisière, les 4 × 4 étaient là. Et les hommes. Très occupés à s’engueuler en se montrant du doigt les uns les autres. Cohen n’attendit pas de voir ce qu’allait donner la discussion.

Il fit demi-tour et disparut.

44

Malgré ce qu’avait prétendu le vieil homme, malgré l’accord avec les deux inconnus et l’argent qui l’avait scellé, ils ne tarderaient pas à passer la porte devant laquelle ils montaient la garde et à fouiller la chambre pour prendre tout ce qu’ils pourraient bien trouver d’intéressant. Evan le savait : le simple bon sens et le murmure de Cohen sur les vingt-quatre heures d’attente allaient dans le même sens.

Le monde avait changé, une fois de plus, en moins d’une minute. Il était là, tranquillement vautré sur le lit à regarder la télé, pendant que Brisco dormait en toute sécurité ; une seconde après, un type armé d’un pistolet poussait ses amis dans sa chambre. Des amis qui retournaient sous la Limite, alors que deux voyous campaient devant sa porte pour les empêcher de partir, son frère et lui, avant le retour des autres. Heureusement, Brisco ne s’était pas réveillé pendant l’intrusion, mais Evan faisait maintenant les cent pas en regardant le gamin ou la place, par la fenêtre, en traversant la salle de bains, en se répétant intérieurement les quelques mots de Cohen et en se demandant ce que c’était que ce bordel.

Vingt-quatre heures, pas plus. Après, fais ce que tu as à faire.

La lampe de chevet n’éclairait que vaguement la chambre. Le vent, d’une violence croissante, projetait la pluie contre les fenêtres et les façades des bâtiments alentour. Les gardes discutaient derrière la porte, bruits indistincts dans la nuit indistincte. Evan n’avait pas besoin de comprendre ce qu’ils racontaient — presque tous les êtres humains qu’il avait jamais connus disaient la même chose : qu’est-ce qu’on y gagne et comment le gagner le plus facilement possible ?

Il glissa la main sous le matelas, prit le pistolet que lui avait donné Cohen et le coinça à la ceinture de son pantalon, dans le dos. Il lui fallait aussi celui de Cohen. Gagnant la chambre voisine par la salle de bains, il ouvrit le tiroir supérieur de la commode, où il avait vu son mentor ranger l’arme. Rien. Cohen et Mariposa avaient-ils réussi à l’emporter, d’une manière ou d’une autre ? Charlie n’avait pas l’air du genre à commettre une erreur pareille. Le désordre était indescriptible : vêtements jetés n’importe où, par terre et sur les meubles, draps et couvertures entortillés, à moitié sortis du lit. Evan les souleva, ramassa et laissa retomber les habits, jeta un œil dans la table de nuit puis dans tous les tiroirs de la commode, dans le placard, sous le matelas. Rien. Il s’agenouilla. Les fusils étaient là, sous le sommier. Les deux hommes ne mettraient pas vingt secondes à les trouver, et que se passerait-il à ce moment-là ?

L’adolescent alla se poster à la fenêtre. Elle ne dominait l’auvent que de deux mètres, mais il ne résisterait certainement pas au poids, et s’il cassait ou s’il s’effondrait, la chute depuis l’étage n’en serait que plus dangereuse. Il aurait suffi d’ouvrir la fenêtre pour mieux voir, mais les clous plantés dans le châssis la maintenaient fermée. Il faudrait casser le carreau. La tempête couvrirait peut-être le bruit, mais Evan devrait ensuite faire passer son frère par une ouverture hérissée d’éclats de verre, avant de le lâcher en pleine tourmente sur un auvent branlant. Le scénario était de plus en plus cauchemardesque.

Le jeune homme regagna l’autre chambre, où Brisco dormait toujours, et consulta le petit réveil à affichage numérique posé sur la table de nuit. Une heure s’était écoulée. Les deux zonards feraient sans doute irruption d’ici peu. Il s’approcha de la porte sur la pointe des pieds pour y coller l’oreille. Pas un bruit. La discussion allait certainement reprendre.

Toujours rien. Que le martèlement de la pluie et le déchaînement du vent.

Evan s’écarta du battant et en considéra la poignée. Le loquet qui se trouvait juste au-dessus n’était pas mis. L’adolescent le fit tourner et verrouilla la porte dans un cliquetis.

« Ça n’y changera rien », dit une voix, sur le palier.

Il recula, tira son pistolet de sa ceinture et alla s’asseoir près de son frère en s’adossant à la tête de lit. Brisco se retourna et grogna vaguement, sans pour autant se réveiller. Evan resta immobile, l’arme à la main, le regard rivé à la porte.

45

Cohen ne supportait pas la solitude. Après s’être enterré chez lui de son plein gré, après être devenu ce qu’il voulait devenir — un solitaire entouré de ses souvenirs et de ses fantômes —, après tout ce qu’il avait fait pour être et rester seul, il ne supportait pas la solitude, dans la camionnette qui suivait le semi-remorque. Ils avaient repris la direction de la côte depuis deux heures, dans un ouragan puissant qui s’amplifiait encore, au cœur d’une nuit noire infinie, enveloppés du martèlement de la pluie et du vent qui les accompagnait tout au long des tours et des détours imposés par le paysage massacré. Son extrême solitude l’obsédait, aussi douloureuse qu’un os brisé.

Des pensées désordonnées lui traversaient l’esprit. Sa vie avec Elisa, le début de leur relation, l’époque où il arrêtait de travailler plus tôt pour aller la chercher puis se balader en voiture avec elle le long de la côte — ils discutaient de tout ce qu’ils feraient en buvant de la bière, ils trouvaient au crépuscule une jetée sur laquelle dîner, toujours en buvant de la bière, et quand la nuit tombait, ils allaient étendre leurs serviettes sur une plage tranquille où se coucher nus sous le ciel immense, jusqu’au moment où il la raccompagnait chez elle et où ils se disaient bonne nuit, avant d’attendre fébrilement le lendemain et l’occasion de tout recommencer.

Il y avait eu le test de grossesse positif avec lequel il avait dansé à travers le salon en brandissant son trophée, pendant qu’elle disait en riant J’ai pissé dessus, tu sais, mais il s’en fichait, il dansait, il tournoyait et se contorsionnait comme un fou. Toutes les fois où il aurait dû laisser tomber, se tirer avec elle, vendre la maison, vendre les terres, repartir de zéro ailleurs — parce que s’il l’avait fait, elle serait toujours là, leur fille serait là, il lui lirait une histoire pour l’aider à s’endormir au lieu de se retrouver acculé dans cette nuit impossible en ce monde impossible.

Il y avait eu l’homme qui s’était vidé de son sang après l’avoir imploré de mettre fin à ses souffrances, le ventre de la femme enceinte qu’il avait ouvert avec le couteau de son grand-père, les deux personnes qu’il avait abattues au campement — toutes choses qui avaient fait de lui quelqu’un de différent. Aggie et son idéologie tordue ; la pluie qui l’empêchait, lui, de construire une chambre d’enfant ; Havane, dont il se demandait où elle pouvait bien être ; la boîte à chaussures, au contenu sans doute dispersé à travers tout Gulfport, depuis le temps. Et Mariposa, ce qui devait lui traverser l’esprit, il n’avait pas su la rassurer, mais ça n’avait plus d’importance, maintenant. Ces choses avaient-elles encore de l’importance ? Passeraient-ils seulement la nuit ? Il suivait le semi-remorque de près, la solitude lui rongeait le cœur et l’âme, il lui semblait revivre sa vie entière en quelques heures, et il se demandait comment sa route avait bien pu le conduire jusque-là. Ça paraissait impossible.

Charlie l’entraînait en des lieux qu’il ne connaissait pas. Si le vieil homme finissait par le libérer, il ne retrouverait peut-être pas son chemin dans cette tempête. Partout ou presque, les fossés débordaient jusque sur la chaussée, les ruisseaux gonflés engloutissaient les ponts, de vastes étendues d’eau recouvraient le paysage — mais Charlie réussissait à les contourner. Cohen fumait cigarette sur cigarette. Les phares et les essuie-glaces du pick-up n’étaient pas taillés pour un combat aussi ardent. Les bourrasques balançaient si fort la remorque du camion que Charlie s’arrêtait parfois, avant de repartir sans que Cohen comprenne pourquoi, puisque le vent et la pluie féroces ne s’adoucissaient jamais.

Il ignorait totalement où ils se trouvaient. Il n’était même pas sûr de la direction qu’ils suivaient, nord ou sud, est ou ouest. Son angoisse était telle qu’il donna un coup de tête dans le volant, puis dans la vitre de la portière, qu’il se tira la barbe, puis les cheveux, qu’il se serra la poitrine de sa main crispée. En continuant à enchaîner les cigarettes dans une solitude terrible. Quand le camion s’arrêta, une fois de plus, il laissa tomber sa tête sur le volant et se mit à pleurer. Il regrettait de ne pas avoir mené une vie meilleure, qui lui aurait permis d’en appeler à la providence pour le guider en espérant vaguement obtenir une réponse. À un moment, il avait plus ou moins cru qu’une accalmie finirait par leur faciliter les choses, mais il n’y aurait pas d’accalmie. Il n’y aurait jamais plus rien de tel.

Dans les rêves de Mariposa, il s’en allait et ne revenait pas. L’idée l’avait amusé dans leur chambre, bien au sec, alors que sa disparition lui semblait à présent fort possible. Il pensait aussi aux deux frères, à la situation dramatique dans laquelle il les avait laissés. Quand le désespoir les pousserait-il à tenter n’importe quoi ? Peut-être était-ce déjà fait. Il aurait dû leur dire de partir dans le 4 × 4 noir, avec les deux femmes et le bébé. Mais il n’y avait pas pensé sur le coup, bordel.

Il aurait voulu tout savoir. L’heure. Où il était. Quand la tempête s’épuiserait. Si la Jeep était encore là, ou si quelqu’un l’avait trouvée — avant de découvrir les loquets dissimulés sous la banquette arrière, de les faire jouer, de soulever le siège et de toucher le jackpot. Si la nuit s’achèverait jamais. Si le vent les emporterait. S’ils se noieraient. Si quelqu’un les abattrait. Il en était réduit aux questions.

Sa dernière cigarette terminée, l’ouragan se déchaînait toujours. Ils continuaient leur route, bêtes aquatiques regagnant patiemment l’océan violent dont elles étaient issues. Une heure supplémentaire de tours et de détours incessants. Une heure supplémentaire à errer au hasard, dans un paysage nocturne dévasté. Une route guère plus large que le semi-remorque, dont les feux de stop s’allumèrent, puis qui s’arrêta. Encore un cul-de-sac. Le clignotement des feux de détresse indiqua à Cohen qu’il devait aller voir les autres, car une décision s’imposait.

Une âpre lutte contre les éléments lui permit de gagner la cabine et d’en ouvrir la portière, puis Mariposa l’attrapa par les épaules et le tira en avant. Il tomba sur ses genoux avant de réussir à s’asseoir à côté d’elle, pendant qu’elle se décalait vers le milieu de la banquette.

« Je t’avais bien dit que c’était faisable, lança le vieil homme.

— Ça va ? » demanda Mariposa à Cohen, cramponnée à son bras.

« Ce n’est pas possible, on n’y arrivera jamais, protesta-t-il en reprenant son souffle et en se redressant. C’est tout juste si on tient debout, là-dehors.

— On se débrouillera », affirma Charlie, le pistolet dans une main, la flasque dans l’autre.

« Nom de Dieu. Tu picoles depuis le début ?

— Depuis le début, acquiesça la jeune fille.

— C’est n’importe quoi.

— Non, pas tout à fait, répondit Charlie. Il y a encore un petit bout de chemin. »

Une bourrasque secoua le semi-remorque. Mariposa se cramponna des deux mains au bras de Cohen.

« Il faut attendre que le vent tombe », dit-il.

La pluie bombardait le pare-brise et les phares ne servaient presque à rien. Quelque chose de volumineux heurta le flanc de la remorque, les faisant tous sursauter.

« Il suffit de passer de l’autre côté. Après, c’est les doigts dans le nez, affirma Charlie. On prend à gauche dans un kilomètre et demi, et il ne reste plus que trois ou quatre bornes jusqu’à la 49. »

Il tendait sa flasque vers le pare-brise. La lumière des phares venait mourir sur un pont submergé par un ruisseau en crue, où flottaient des branches, des tas de feuilles et des blocs de terre. Les garde-corps se penchaient et se balançaient dans le courant violent qui menaçait de les détruire.

« Pas question, protesta Cohen. Il ne tiendra jamais. On ne le voit même pas.

— On ne le voit pas, mais il est là. Je m’en suis déjà servi.

— Alors pourquoi on a mis aussi longtemps à y arriver ?

— Parce que j’en ai d’abord essayé un autre.

— On ne peut pas passer là-dessus, intervint Mariposa.

— On peut et on va. »

Cohen posa la main sur la sienne, qu’il serra gentiment.

« Si on se fait emporter, Charlie, tu n’auras pas l’argent. Penses-y. »

Le vieil homme but quelques gorgées à sa flasque. Réfléchit.

Le semi-remorque se balançait sans discontinuer. Le ruisseau semblait enfler à vue d’œil. Ils ne distinguaient ni le pont ni l’autre rive.

« Il faut attendre, insista Cohen. C’est un putain de fleuve.

— S’il vous plaît, ajouta Mariposa.

— Il suffit de se cramponner, dit Charlie.

— Se cramponner, mon cul, riposta Cohen. Recule, nom de Dieu. Soit on attend, soit on prend une autre route.

— Celle-là est très bien.

— Non, elle n’est pas bien ! »

Il tendit brusquement le bras par-dessus la jeune fille pour donner une bourrade au conducteur, qui lâcha sa flasque en ripostant. Déjà, ils se battaient, autour de Mariposa qui leur criait d’arrêter, criait dans cette nuit de folie. Ils s’empoignèrent et se bousculèrent jusqu’au moment où Charlie colla le canon de son pistolet contre l’oreille de son adversaire.

« Ne recommence pas ou je tire. Dieu m’en soit témoin. » Cohen se figea. Mariposa se tut. « Maintenant, du calme. Tout va bien.

— Non, protesta-t-elle. Non, ça ne va pas.

— Toi, ferme-la. »

Elle s’enveloppa de ses bras et se mit à se balancer en regardant l’eau qui se déversait sur le pont et la route.

« Pose-moi ça », dit Cohen, le canon du pistolet appuyé au lobe de l’oreille.

« Je vais l’écarter, mais arrête tes conneries, compris ? On va attendre. Voir ce qui se passe. Et traverser. »

Charlie écarta en effet son arme. Cohen se radossa. Mariposa se pencha sur lui, la joue contre son torse.

« Aide-nous, Seigneur, marmonna-t-elle. Aide-nous, Seigneur, aide-nous, Seigneur, aide-nous…

— Ne fais pas une chose pareille », reprit Cohen, crispé.

Puis, comme Charlie ne lui prêtait aucune attention, il baissa la tête, le front appuyé à celui de la jeune fille, les dents serrées de rage. Un balancement violent — à croire que le semi-remorque allait céder — lui apporta la révélation. Il avait recommencé. Il allait perdre pour la seconde fois une femme à un endroit où elle n’aurait jamais dû se trouver.

Une des rambardes du pont se coucha complètement, cassa et disparut, emportée par le torrent. Charlie se tourna vers son passager, dans la vague lueur du tableau de bord qui rendait son sourire tors d’ivrogne encore plus sinistre. Il leva son arme, pour bien montrer qu’il ne l’avait pas lâchée.

Cohen secoua lentement la tête.

« Cramponnez-vous », lança le vieil homme, avant de passer la première et d’appuyer sur l’accélérateur.

La puissance du courant se fit sentir dès que les roues s’y engagèrent.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Charlie, surpris.

Il lâcha une seconde fois sa flasque pour tenir le volant d’une main plus ferme, sans cesser d’accélérer, pendant que le torrent entraînait le camion vers le côté du pont à présent démuni de garde-fou. Le moteur produisit un gargouillis, le pont se cabra et l’arrière de la remorque en tomba. Les trois occupants de la cabine se retrouvèrent brusquement quasi couchés, à regarder en l’air, comme si quelqu’un venait de retirer leurs chaises de sous leurs fesses. Mariposa hurla. Charlie tourna le volant, ce qui ne servait plus à rien. L’arrière du poids lourd se balançait, mais l’avant restait coincé — quelque chose empêchait le torrent de l’emporter. L’eau se déversait à l’intérieur, pendant que les phares éclairaient le ciel infernal. Cohen se pencha au-dessus de Mariposa et cassa d’un coup de poing le nez de Charlie, qui poussa un rugissement d’ours blessé en lâchant son pistolet. Son adversaire allait le ramasser par terre, quand la remorque se détacha de la cabine, bascula de côté et disparut dans le courant.

La cabine chavira aussi, côté conducteur. Les deux prisonniers se retrouvèrent entassés sur Charlie — trois corps frénétiques, enchevêtrés et bagarreurs, dont un nez qui pissait le sang. Le pistolet était là, quelque part, mais Cohen préféra se jeter sur Charlie, qu’il réussit à empoigner à la gorge malgré l’agitation générale. Il ne lui restait qu’à serrer, car le poids de Mariposa empêchait sa victime de remuer les bras, et il serra en effet, il se cramponna, même quand les flots délogèrent la cabine, l’emportèrent, la projetèrent violemment contre un obstacle. Ses trois occupants s’écrasèrent sur le pare-brise et le tableau de bord, Cohen lâcha prise. Charlie toussait et crachotait, durement touché. Pendant que l’eau secouait le camion, les deux captifs se débattirent pour se retourner, la tête en haut, alors que leur adversaire restait coincé contre sa portière. Mariposa réussit à se lever, les deux pieds sur lui, mais retomba et recommença à se débattre jusqu’à ce que retentisse un coup de feu. Cohen tressaillit, persuadé que la douleur allait s’imposer, mais non. Il se tourna vers Mariposa, persuadé qu’elle allait s’effondrer, mais non. Il s’agenouilla pour tâter Charlie, mais le vieil homme s’était affaissé et ne luttait plus. Quand Cohen l’attrapa par le poignet, il tenait toujours le pistolet à la main. Son menton était percé d’un trou sanglant. Cohen lui arracha son arme. Le temps qu’ils reprennent leurs esprits, Mariposa et lui, le temps qu’ils comprennent ce qui se passait, la cabine était à moitié inondée, car le torrent s’y déversait toujours.

Debout sur le volant, il prit sa compagne par la taille. Elle pleurait à chaudes larmes, complètement paniquée. Du calme, du calme, du calme, dit-il. Leurs têtes frôlaient la portière passager, ils avaient de l’eau jusqu’aux reins, elle continuait à monter, et il avait beau forcer, la portière ne s’ouvrait pas. La jeune fille se joignit à lui, à sa demande. Ils poussèrent ensemble, en grognant, en criant, sans résultat. L’eau leur arrivait maintenant à la poitrine.

Cohen dit à Mariposa d’arrêter et de baisser la tête, puis il tira à deux reprises. La vitre explosa. Une pluie de verre et d’eau s’abattit sur eux.

« Vas-y », ordonna-t-il en soulevant sa compagne par les jambes.

Quand elle sortit par la fenêtre, le vent faillit lui faire perdre l’équilibre et la pousser dans le torrent en crue, mais elle réussit à se cramponner. Cohen lâcha le pistolet, se pencha vers le cadavre immergé, ouvrit à tâtons son manteau, trouva sa ceinture et le couteau de chasse qui y était accroché, l’arracha d’une secousse puis se redressa en le fourrant dans son propre manteau, avant de se hisser à son tour à l’extérieur. Lorsqu’il s’allongea à plat ventre sur la portière, près de Mariposa, il s’aperçut que la cabine était coincée contre un arbre arraché. Étonnamment, les phares brillaient toujours. À leur vague lueur, l’arbre semblait de taille à former un pont jusqu’à la berge. L’eau montait, la pluie tombait en mitraille. Mariposa glissa, hurla, faillit être emportée. Cramponné à la portière par la vitre cassée, Cohen la rattrapa par sa magnifique chevelure noire, mais elle avait déjà les jambes dans le courant. Il eut le plus grand mal à ne pas lâcher prise avant qu’elle n’agrippe son poignet, et ils ne s’en tirèrent qu’en unissant leurs forces. La tête posée sur le métal, les bras passés par le carreau brisé, ils se plaquèrent furieusement contre la cabine.

« L’arbre ! finit par crier Cohen. Vas-y, il faut traverser ! »

Le véhicule oscilla, prêt sans doute à repartir au fil de l’eau. Cohen aida la jeune fille à se lever pour qu’elle se laisse ensuite tomber en avant sur le tronc épais, puis il l’imita, après s’être agenouillé et redressé, lui aussi. Allez, hurla-t-il. Alors elle lui tourna le dos, noua bras et jambes autour de l’arbre puis se mit lentement en mouvement. Il la suivit dans sa progression laborieuse, centimètre par centimètre, jusqu’à ce que les racines apparaissent, avec le sol en dessous. Saute ! cria-t-il encore. Mariposa alla le plus loin possible sur le tronc, s’agenouilla, se leva puis se jeta par-dessus la masse des racines, disparaissant de sa vue. Il l’imita, là aussi. Leur atterrissage ne se fit pas au sec, mais en sécurité. Ils s’entraidèrent pour se relever, de l’eau jusqu’aux genoux, puis pataugèrent jusqu’à la berge, où ils s’écroulèrent, le visage enfoui dans leurs bras pliés, en demandant grâce sans savoir à qui ou à quoi.

46

Ce fut sous la fenêtre d’Evan que l’auvent se détacha d’abord, dans un craquement bruyant et un gémissement de métal. Il s’arracha d’une torsion à la façade en brique, avant d’être englouti par la nuit. Les zonards se mirent à l’abri au plus vite, pendant que le vent rugissant emportait les restes de la plaque gigantesque par morceaux qui claquaient contre les façades, crevaient les carreaux ou filaient dans le noir. Peut-être le déchaînement de la tempête servit-il de signal aux hommes de Charlie, car ils défoncèrent soudain la porte de la chambre à coups de pied puis s’engouffrèrent dans la pièce.

L’ouragan avait gagné en force au fil des heures. Quand Evan avait fini par réveiller Brisco, le gamin avait protesté et pleurniché, mais il s’était habillé sur l’ordre de son frère. Mets tes chaussures, ton manteau et ton bonnet. Et ne discute pas. Obéis. Les deux intrus trouvèrent les garçons assis sur le lit, le petit, terrifié, blotti contre le grand. Brisco avait peur à cause de la tempête, de ce que lui avait dit Evan — ils allaient peut-être devoir s’en aller —, mais aussi de ce qu’il n’avait pas pu lui dire, comme où ils iraient s’ils devaient en effet partir. Evan avait la main dans la poche de son manteau, crispée sur le pistolet.

« Pas la peine de vous lever », lança l’homme à la tache de naissance — le grand.

Le petit, qui arrivait juste derrière, ouvrit placards et tiroirs puis farfouilla dans le tas de vêtements abandonné par terre, sans rien trouver d’intéressant. Dégoûté, il finit par gagner la chambre voisine, pendant que son compagnon restait planté au pied du lit, des yeux d’insomniaque fixés sur Evan, la lèvre supérieure frémissante.

« Oh, putain, cria l’autre de la pièce à côté. On a touché le jackpot, mec !

— Ah, ouais ? Qu’est-ce qu’y a ?

— Des fusils. Et attention, y a carrément une carabine à canon scié, bordel de merde !

— Fais voir.

— Putain, je viens de trouver un pistolet en rab. »

Le type reparut avec une brassée de fusils, de carabines et de boîtes de munitions, le pistolet de Cohen glissé dans la ceinture du pantalon.

« Je savais bien qu’y avait de quoi », déclara le grand en prenant un Remington.

Il le chargea puis le braqua sur Evan.

« Ne pointez pas ce truc sur nous, protesta l’adolescent en serrant Brisco dans ses bras. Vous avez ce que vous voulez. Allez-vous-en, maintenant.

— On n’a pas tout », répondit l’homme.

Un morceau d’auvent claqua contre le bâtiment puis cassa la fenêtre de la chambre voisine. Brisco hurla, et tout le monde sursauta.

« Tu parles, s’écria Evan en se redressant. Allez-vous-en.

— Il a raison », intervint le petit voyou en se dirigeant vers le palier.

Son compagnon l’attrapa par le bras.

« Pas question qu’on s’en aille.

— Pas question que vous restiez », lança Evan.

Le vent et la pluie se ruaient par la fenêtre brisée.

« On ne s’en va pas, je peux te l’assurer, riposta le type à la tache de naissance. Je sais que t’as des biscuits. J’ai vu ton pote te passer un petit quelque chose. Où tu l’as planqué ?

— Il a rien, hurla Brisco.

— Toi, ta gueule.

— Allons-nous-en, insista le petit zonard.

— Où tu les as planqués ? T’as bien quelques billets ? » reprit son complice, dont l’arme se rapprochait de l’adolescent.

Le vent rugissait par la vitre cassée.

« Espèce de minable ! » s’exclama Evan.

Le type le considéra, surpris, considéra son complice, éclata de rire puis se retourna vers lui.

« Qu’est-ce que tu dis ?

— T’es qu’un moins-que-rien sans ce flingue.

— Peut-être, mais je m’en fous, parce que je l’ai.

— Allez, quoi, viens, insista encore l’autre zonard.

— Non, j’viens pas. T’as du fric ?

— Charlie nous en donnera.

— Personne reverra jamais Charlie. Ce merdeux a du pognon, et je le veux. » Le grand leva le fusil et tira au-dessus de la tête d’Evan. Une giboulée de plâtre s’abattit sur lui, tandis qu’il plongeait sur Brisco. « Où il est ? »

L’adolescent resta à moitié couché sur son frère, sans bouger ni répondre.

Le type baissa le fusil et tira une seconde fois. La balle s’enfonça dans le mur moins de trente centimètres au-dessus d’Evan.

« Dieu tout-puissant ! s’écria le petit voyou.

— Ta gueule. Toi, gamin, j’ai aucune envie de te buter avec le môme, mais c’est la dernière fois que je pose la question. Après, je trouverai le fric sur ton cadavre. Où il est ?

— D’accord, d’accord. Ne tirez pas. »

Evan releva la tête. Brisco pleurait, le visage enfoui dans l’oreiller, les mains pressées contre les oreilles. Le petit intrus avait les bras à moitié tendus, comme un présentoir chargé d’armes. Le grand baissa encore un peu le fusil. Le vent rugit en s’engouffrant par le carreau cassé. Evan s’assit et regarda dans son manteau.

« Tenez, je vous donne tout. »

Il sortit son pistolet et fit feu sur l’adversaire, qui tomba en arrière dans le couloir, blessé à l’épaule. C’était le tour de son complice, lequel avait lâché le butin et cherchait à dégager le pistolet coincé à sa ceinture. Il s’écroula, touché au torse. Déjà, Evan était sorti de son lit et l’escogriffe se relevait, prêt à riposter. Cette fois, la balle de l’adolescent le frappa en pleine poitrine ; il s’effondra sur le dos, inerte. Brisco hurlait à chaque coup de feu en cherchant désespérément à s’enfouir dans le matelas, alors que le second zonard s’était redressé à genoux, le pistolet à la main. Evan le gratifia lui aussi d’une deuxième balle, qui le rejeta en arrière, battant des bras.

Brisco hurlait, la tempête se déchaînait, Evan brandissait son arme, les mains tremblantes. Enfin, il s’approcha du petit voyou, qu’il poussa de la pointe du pied. Aucune réaction. Le garçon se pencha nerveusement pour ramasser le pistolet de Cohen, tombé par terre près de l’intrus, puis sortit dans le couloir pousser du pied le type à la tache de naissance — mort, lui aussi. Evan fourra les deux pistolets dans ses poches, avant de s’agenouiller. Il devait récupérer le reste des armes, mais il frissonnait, la tête lui tournait, et il n’arrivait pas à se calmer. Il se coinça les mains sous les bras pour les immobiliser, ferma les yeux très fort et inspira à fond, pressé de se maîtriser : il fallait qu’il soit en état de s’occuper de Brisco.

Le répit ne dura que quelques secondes. Déjà, il reprenait possession de ses mains et soufflait dessus, sans savoir pourquoi. Puis il ramassa le Remington, les autres fusils et carabines, emporta le tout dans la chambre voisine et le posa sur le lit. Le vent s’engouffrait par la fenêtre, au-dessus des éclats de verre qui jonchaient le parquet. Evan regagna aussitôt sa propre chambre, s’assit sur le lit, attira son frère contre lui et le prit dans ses bras. Tout va bien. C’est fini. C’est fini. Tout va bien.

Ce fut alors que des pas résonnèrent au-dessus de sa tête, lourds et décidés. Une porte s’ouvrit, les pas se dirigèrent vers l’escalier, puis une voix cria :

« Je me fous de savoir qui est là, j’arrive. Je tire d’abord, et je pose les questions après.

— Non, ne tirez pas ! répondit Evan sur le même ton. C’est fini !

— Je vais voir ça », riposta Big Jim.

Il descendit l’escalier marche à marche, chacune séparée de la précédente par quelques secondes d’attente prudente. Puis, arrivé au premier, il enjamba les deux corps et la flaque de sang qui s’étendait lentement sur le seuil de la chambre. Il avait beau être torse nu sous une salopette qui ne tenait que par une bretelle, son fusil de chasse était prêt à faire feu, à la hauteur de sa hanche. Le canon s’en abaissa pourtant, quand il vit les deux garçons. Il secoua la tête.

Brisco s’assit et s’essuya la figure avec le drap. Le garçonnet était écarlate. Evan ouvrit la bouche pour s’expliquer, mais un fracas retentissant s’éleva du rez-de-chaussée, où l’ouragan venait de projeter quelque chose de massif contre la vitrine de la cafétéria. Big Jim sursauta et disparut dans les profondeurs de l’escalier.

« Ne bouge pas, Brisco », ordonna Evan en se levant, prêt à suivre le propriétaire.

Mais son frère se cramponna à son manteau en braillant Ne t’en va pas ! et en se laissant tirer à travers le lit.

Evan le saisit par la taille, le souleva et le posa debout sur le matelas.

« Arrête de pleurer, d’accord ? Je ne m’en vais pas. Promis. Arrête de pleurer et de crier. Ce n’est pas facile, je sais, mais il faut que tu arrêtes. » Il essuya à deux mains la figure du petit, haletant, qui essayait de ravaler ses sanglots. « Regarde-moi, Brisco. Ne regarde pas le reste, regarde-moi. Allez. »

Dès que le gamin obtempéra, Evan lui dit de compter. Tu commences à compter, et tu vas le plus loin possible. Regarde-moi, et vas-y.

« Un. »

Brisco s’interrompit.

« Continue, allez. Tu peux compter jusqu’à combien ? Vas-y, et calme-toi. Allez, vas-y. »

Il recommença à un puis enchaîna avec deux, trois et ainsi de suite. Evan, qui le tenait par les bras, attendit qu’il arrive à dix-sept, dix-huit pour le lâcher et reculer, en enjambant les cadavres.

« Regarde en l’air. Regarde le plafond et continue. Je te parie que tu n’arrives pas à cinquante. »

Pendant que Brisco levait les yeux et continuait à compter, son frère attrapa le type à la tache de naissance par les chevilles pour le traîner dans l’autre chambre, en passant par la salle de bains. La piste de sang qui s’étalait dans leur sillage donnait l’impression qu’on venait de promener à travers la pièce une serpillière sanglante.

« Continue, Brisco. Et regarde le plafond, » ordonna-t-il en retournant sur le seuil du couloir.

Le garçonnet avait atteint la trentaine, mais repassa à la vingtaine, persévérant malgré sa perplexité. Le deuxième corps s’avéra plus lourd, malgré sa taille inférieure. Evan dut batailler pour le disposer de manière à pouvoir le traîner, mais finit par l’allonger, débraillé et sanguinolent, près de son défunt compagnon. Il venait de jeter une couverture sur les cadavres, quand des coups de feu éclatèrent, de l’autre côté de la place.

« Je n’y arrive plus », cria Brisco de la chambre voisine, où il venait de perdre le fil des chiffres.

47

Ils gisaient dans la boue sur le ventre, les bras pliés sous la tête, immobiles et soumis. Cohen reposait pour l’essentiel sur Mariposa, qui s’était faufilée sous son corps dans la nuit noire — les phares du camion s’étaient éteints. La pluie les fouettait, le vent sifflait dans les arbres qui subsistaient le long de la rive. Un unique espoir surnageait dans leur impuissance : que rien ne s’écrase sur eux. Il leur semblait retourner à l’argile primordiale, sombrer dans la terre sous les coups de la tempête, se muer au fil des secondes en boue et en racines qui évinçaient la chair et les os. Mariposa tentait d’évoquer des couleurs, rouge, orange, jaune, vert — peu importait, pourvu qu’elles tranchent sur la trame noire du monde qui s’offrait à sa vue, y compris derrière ses paupières closes. Les couleurs allaient et venaient. Elle tentait aussi de se représenter des étoiles scintillantes et un croissant de lune, mais les images non plus ne voulaient pas se fixer.

Au bout de deux ou trois heures, le monde noir faiblit peu à peu. Cohen s’écarta d’elle, s’agenouilla puis l’aida à en faire autant. Ils se remirent sur leurs pieds en s’appuyant l’un à l’autre.

Les flots déchaînés du ruisseau en crue avaient emporté la cabine du camion pendant la nuit. La grisaille du matin les décida à regagner le pont écroulé. Les arbres se raréfièrent puis disparurent au fil de leur progression méthodique, le corps voûté et las, l’âme imbibée de pluie. Malgré le vent qui les poussait dans le dos, il leur arrivait de s’arrêter et de se laisser tomber à genoux, mais ils s’encourageaient mutuellement à se relever et à repartir. Le courant les avaient entraînés bien plus loin qu’ils ne l’avaient cru, au point qu’ils se demandèrent une ou deux fois s’ils se trouvaient sur la bonne rive. Ils avaient été si ballottés, si secoués, si tournés et retournés qu’ils avaient peut-être perdu le sens de l’orientation.

La tempête s’éternisait, mais s’était vaguement apaisée. L’aube avait calmé la pluie, et les vents déclinants ne risquaient plus de jeter les marcheurs à terre. Ils se soutinrent encore l’un l’autre sur quelques centaines de mètres, puis Cohen la vit.

« La voilà ! »

Mariposa trébucha et tomba à genoux, une fois de plus.

« Elle est là, juste là », ajouta-t-il en accompagnant le mouvement.

La jeune fille hocha la tête. Elle savait que la camionnette était là, mais pour elle, cette vision ne faisait que prolonger la fin universelle.

« Je ne peux pas », souffla-t-elle.

Cohen avait beau comprendre, il ne s’en laissa pas ralentir pour autant. Il se releva, se posta derrière elle et la souleva en la prenant par les aisselles, mais les jambes en chiffons de sa compagne refusèrent de la porter.

« Bouge-toi, nom de Dieu ! hurla-t-il. On ne va pas rester là comme des cons ! »

Quand il la secoua, elle planta fermement les pieds par terre et se contorsionna pour lui échapper.

« Allez ! ajouta-t-il en lui montrant le pick-up. Tu chialeras à l’intérieur.

— Je ne chialerai pas à l’intérieur.

— Bon. Mais ici non plus.

— Je sais. »

Elle se redressa de toute sa taille et repartit d’un pas plus rapide. Il la suivit, pendant qu’elle pataugeait avec une énergie croissante dans les prés inondés, levant haut les pieds, dégoûtée de devoir s’obstiner.

Enfin, ils atteignirent la route. Cohen aida Mariposa à se hisser dans la camionnette côté passager puis s’installa lui-même au volant. Ils se tassèrent sur la banquette. L’adrénaline s’évanouissait, alors que la faim, la soif, la fatigue et le dégoût persistaient.

Il regarda ses mains, à la peau fripée et ramollie par l’eau. Celles de sa compagne étaient dans le même état. Elle fixait le pare-brise sans le voir, les bras ballants. Des ruisselets coulaient de leurs vêtements et de leur corps sur la banquette, descendaient le long de leurs jambes, s’élargissaient en flaques sur le plancher. À croire qu’ils fondaient. Ils restaient assis là, à fondre, incapables de bouger. Incapables de bouger et de penser à autre chose qu’à la pluie, au vent, à la foudre.

La clarté la plus précoce, la plus morne du jour les enveloppait. Cohen s’anima le premier. Il redescendit de la cabine, ôta son manteau et le jeta dans la remorque. Quand il reprit sa place, Mariposa se redressa légèrement puis se pencha en avant pour qu’il l’aide à se débarrasser du sien, qui atterrit sur le plancher. Elle s’effondra en travers de la banquette, les mains jointes comme pour prier, la tête posée dessus. Cohen, lui, s’appuya à la portière, la tête contre la fenêtre. Quelques secondes plus tard, ils dormaient.

* * *

La tempête avait ravagé ce qui restait de la ville, soufflant les devantures, arrachant l’auvent qui faisait le tour de la place, jetant ses morceaux dans les arbres ou les fenêtres alentour. Les égouts débordaient. Les gens pataugeaient dans l’eau jusqu’aux mollets parmi les ordures, les branches tombées, les bouteilles, les vêtements, les animaux crevés et Dieu savait quoi encore. Les bâtiments aussi étaient inondés, et l’eau continuait à monter car la pluie persistait.

Evan et Brisco avaient passé le plus gros de la tempête dans la réserve de la cafétéria, assis sous une table en Inox aux pieds épais. Big Jim, lui, s’était installé sur une chaise au fond de la salle principale, le fusil braqué vers la vitrine disparue, prêt à accueillir quiconque se montrerait à la moindre accalmie.

La moindre accalmie arriva à l’aube. Le vent restait puissant et la pluie diluvienne, mais cet aspect-là des choses ne faisait peur à personne. Des têtes apparurent aux fenêtres, aux portes, au coin des rues. Les curieux découvrirent alors que le monde entier leur était accessible. À partir de là, des bandes de zonards s’introduisirent dans les immeubles pour y prendre tout ce qui était transportable, meubles et cadres, cuvettes de toilettes et boîtes dont ils ne connaissaient même pas le contenu, faute de les avoir ouvertes. Des cris de triomphe accompagnaient le pillage, comme si les voleurs découvraient des trésors sans prix capables de forger le destin, au lieu des restes sans valeur d’une vie autrefois normale.

Certains disposaient de manches de hache ou de colonnes de lit grâce auxquels éliminer les derniers éclats de verre des fenêtres ou briser celles qui avaient résisté. La foule envahissait les bâtiments par les portes défoncées, montait dans les étages, jetait tables et chaises par les fenêtres, détruisait, s’appropriait, se battait. Tout le monde avait manifestement renoncé, à part Big Jim, cramponné à son fusil, qui tirait au-dessus des têtes dès que quelqu’un esquissait un pas en direction de son établissement.

Jusqu’au moment où il changea d’avis. Il appela Evan, qui quitta la réserve avec Brisco.

« Arrivez un peu. »

Le colosse faisait signe aux deux garçons de se poster derrière lui.

Un type au front sanglant jeta un coup d’œil par la porte de la cafétéria. Un coup de feu l’accueillit, il se rejeta en arrière sur le trottoir avec force éclaboussures puis prit ses jambes à son cou.

« J’en ai marre, annonça Big Jim. Je laisse tomber. Le temps de vider le coffre-fort de la réserve, et je me barre. Je vous emmène, si vous n’avez rien de mieux à faire. »

Evan regarda la folie qui se déchaînait dehors puis baissa les yeux vers Brisco.

« Je suis censé attendre leur retour.

— Leur retour d’où ?

— De l’autre côté. Ils sont partis hier, en pleine nuit.

— Nom de Dieu. Ils reviendront peut-être, s’ils ne sont pas en train de flotter quelque part, le ventre en l’air, mais tu vas attendre longtemps ?

— Vingt-quatre heures. »

Big Jim souffla.

« Pas question que je reste vingt-quatre heures. Je n’ai pas assez de munitions.

— J’en ai, à l’étage. Et des armes aussi.

— Je ne serai plus là à la tombée de la nuit. J’ai ma dose. Ça fait un bail que cette ville est prête à se barrer en couille, et ça pourrait bien arriver avant demain. À la grâce de Dieu. »

Evan s’assit sur une chaise, la tête basse. Brisco s’assit à côté de lui. L’adolescent se frotta les yeux, en cherchant à se persuader que Cohen se portait comme un charme et allait revenir les chercher. Enfin, il releva la tête.

« Où vous allez ?

— Je le saurai quand j’y serai, répondit Big Jim avec un haussement d’épaules.

— Et si on part et qu’ils reviennent nous chercher ?

— Il ne leur faudra pas une minute pour s’apercevoir que vous vous êtes barrés. »

Evan baissa à nouveau la tête.

« Eh merde.

— Eh merde, répéta Brisco.

— C’est toi qui vois. » Big Jim tira une fois de plus par la vitrine disparue, juste pour le fun. « Je monte mettre mes pompes, je vide le coffre-fort et je m’en vais. Tu as une minute pour te décider. »

Il tendit son arme à Evan, qui la prit par le canon. Quand le colosse s’engagea d’un pas lourd dans l’escalier, Brisco tendit la main vers le fusil, mais Evan la repoussa.

« Je t’ai déjà dit de ne pas toucher à ce genre de choses.

— Tu le touches bien, toi.

— Moi, c’est différent.

— C’est pas juste », protesta le petit en croisant les bras.

Evan s’adossa lourdement, les yeux rivés au plafond jaunissant. Tu as entièrement raison, se dit-il. C’est pas juste.

Il avait faim. Brisco aussi, forcément. Au moins, ici, il y avait à manger — sa liste des pour et des contre commençait et s’arrêtait là. Il ne savait rien, il n’avait aucun moyen de savoir, mais il fallait qu’il décide. Au beau milieu de la place, dans le vent et la pluie, trois hommes en poursuivaient un quatrième, qui s’était coincé un sac informe sous le bras. Il refusa de le leur donner, même quand ils l’encerclèrent, alors ils se jetèrent sur lui — éclaboussures, hurlements, coups de pied et de poing. Le type finit par s’effondrer, les autres lui arrachèrent son butin, mais ils n’en continuèrent pas moins à le frapper jusqu’à ce qu’il reste parfaitement inerte dans l’eau de plus en plus profonde. Des bandes entraient et sortaient de partout comme des rats affamés.

Evan appuya le fusil au mur et considéra son petit frère. Si seulement Brisco avait pu lui dire quoi faire.

* * *

Un coup de tonnerre tira Cohen du sommeil. Il s’essuya le visage et considéra le paysage noyé. Sans doute avait-il dormi une heure ou deux, mais il n’aurait rien pu affirmer. Quand il toucha l’épaule de Mariposa, puis la secoua légèrement, la jeune fille se réveilla à son tour, s'assit et regarda autour d’elle. Sa perplexité manifeste fut de courte durée, car la situation lui revint rapidement à l’esprit. Elle se frotta les yeux et écarta ses cheveux de son visage.

« Il faut y aller », annonça Cohen.

Il mit le contact, recula prudemment puis exécuta plusieurs manœuvres pour faire demi-tour sans quitter l’étroite chaussée. Au moment où il repartait, Mariposa prit la parole :

« Et l’argent ? »

Il freina. Le pick-up s’arrêta.

« Comment ça, l’argent ? »

Elle renifla puis s’essuya le nez sur sa manche. Sans regarder son compagnon.

« Tu sais très bien ce que je veux dire. »

Cohen mit la camionnette au point mort et retira le pied de la pédale de frein. Il regardait le pare-brise, lui aussi.

« C’est loin ? demanda Mariposa.

— Je ne pense pas, mais je ne connais pas d’autre chemin que ceux qu’on a essayés cette nuit.

— Tu crois que ça va, pour Evan et Brisco ?

— Je ne vois pas comment ça irait », répondit-il en haussant les épaules.

Elle se tortilla sur la banquette puis s’appuya les mains sur les genoux.

« On n’a qu’à faire un dernier essai avant de repartir. Le vent et la pluie se sont un peu calmés.

— Je ne sais pas par où aller. Je ne suis même pas sûr de savoir par où retourner en ville chercher les garçons. »

Cette fois, elle le regarda.

« Je sais. Et je ne sais pas de quoi je parle, mais on aurait dit qu’il y avait une vraie fortune. C’est bien ça ? »

Il hocha la tête puis fit claquer ses lèvres.

« Oui. Une fortune. De quoi voir venir un bon bout de temps.

— Alors ?

— Alors, si on essaie, on risque toujours d’avoir un problème. Et si on a un problème, que deviendront Evan et Brisco ?

— Je sais, répéta Mariposa.

— C’était vraiment l’horreur. Ils avaient raison à la télé. Je n’aurais pas cru que les choses pouvaient empirer, mais ça y ressemblait drôlement. Et je suis prêt à parier que les deux gardes de Charlie n’étaient pas franchement de bonne compagnie.

— Je sais.

— Donc on ne peut plus prendre de risques, d’accord ? »

Elle s’essuya la figure, une fois de plus.

« Oui, tu as raison. »

Ils restèrent un moment silencieux, à attendre chacun de son côté que l’autre dise quelque chose qui l’empêche de penser à l’argent. À ce que leur permettrait l’argent. À l’insouciance qu’il leur procurerait. Mariposa se recoucha, la tête sur la banquette. Tout ce que je veux, c’est que ça s’arrête. La certitude de ne pas continuer à me faire trimballer dans les tempêtes, la crasse, le bordel. Elle qui n’avait presque jamais pensé à l’argent de sa vie, elle le voyait maintenant devant elle, il lui criait qu’elle avait besoin de lui, et ces cris noyaient la voix d’Evan et de Brisco.

Cohen repassa la première.

« On fait un essai. J’ai une idée. Après, terminé.

— Cohen.

— Oui, quoi ? »

Elle secoua la tête.

« Rien. Dépêche-toi, c’est tout. »

Il rebroussa chemin sur plusieurs kilomètres, jusqu’à un carrefour. La moitié d’un chêne bloquait la route de droite, et les bourrasques poussaient de l’eau sur l’asphalte. Le pick-up prit à gauche. La chaussée rétrécissait, entourée de broussailles enchevêtrées, dominée par des arbres qui s’inclinaient très bas, sans toutefois se laisser déraciner. La camionnette arrivait toujours à se glisser en dessous, malgré les branches qui grinçaient contre son capot, son toit, ses portières. Cohen parcourut lentement une quinzaine de kilomètres en louvoyant entre les innombrables obstacles, avant d’arriver au croisement prévu.

« Je crois me rappeler qu’il y a un pont, par là à gauche. Plus gros que l’autre.

— Mais où est-ce qu’il était, cette nuit ?

— Aucune idée. Charlie n’a rien dit en arrivant dans le coin ?

— Il a passé tout le trajet à dire et à répéter que c’était la merde. À un moment, j’ai arrêté d’écouter. »

Cohen prit à gauche, entre des pâturages déserts. La chaussée disparaissait sous l’eau aux endroits les plus bas, mais les mares n’étaient pas assez profondes pour arrêter le pick-up. Quelques kilomètres plus loin, nouveau carrefour à quatre branches, aux panneaux de signalisation tordus, penchés dans toutes les directions. La camionnette continua tout droit et traversa un village : une station-service, quelques maisons abandonnées, une toute petite construction de briques sur laquelle on avait peint en blanc au pochoir POMPIERS VOLONTAIRES. Trois kilomètres plus loin se trouvait le fameux pont.

Il était bien là. De même que la crue qui les avait balayés la nuit précédente. Malgré sa violence, elle n’avait détruit ni l’ouvrage proprement dit ni même ses garde-corps, mais il disparaissait sous plus de soixante centimètres d’eau. Cohen arrêta la camionnette juste au bord des flots boueux tumultueux. De l’autre côté du torrent, une pancarte indiquait VOUS ARRIVEZ À LA ROUTE 49.

« Eh bien, voilà, dit Mariposa.

— Oui, voilà », acquiesça Cohen.

Il coupa le contact, sortit, alla chercher un jerrycan d’essence dans la remorque et remplit le réservoir, puis il contourna le véhicule pour se poster les pieds dans l’eau. Le courant n’était pas aussi fort à cet endroit-là, ce qui le décida à s’avancer, par curiosité. Quand l’eau lui arriva aux genoux, la poussée l’obligea à écarter les bras pour garder l’équilibre, alors que quelques mètres de torrent rapide le séparaient encore du pont. Il battit en retraite et se planta sous la pluie devant le pick-up, les mains sur les hanches. Son regard errait sur le puissant fleuve miniature.

Enfin, il pivota, regagna la camionnette et remonta au volant. Mariposa pleurait, penchée en avant, mais quand il voulut lui prendre le bras, elle le repoussa et se redressa en criant :

« Evan. Evan et Brisco. Oh, Seigneur ! »

Ils avaient eu tort tous les deux, elle avait raison à présent, et il priait pour qu’il ne soit pas trop tard, qu’ils n’aient pas perdu trop de temps, que rien ne soit arrivé aux garçons. Il priait pour ne pas avoir à payer les minutes supplémentaires, les kilomètres supplémentaires. La pensée lui vint qu’il faisait partie de ces hommes qui n’attendaient qu’une minute de faiblesse pour prendre ce qu’ils voulaient, sans penser un instant à autrui. Ces hommes contre lesquels il s’était battu. Qu’il détestait. Il priait pour ne pas le payer.

Il passa la marche arrière, recula à toute allure, enclencha la première. Déjà, ils fonçaient dans la tempête éternelle. Mariposa n’arrêtait pas d’appeler Evan, de lui dire qu’ils étaient désolés, qu’ils ne voulaient pas, qu’ils arrivaient. Tiens bon, Evan. Tiens bon, s’il te plaît.

48

La violence de l’ouragan s’imposa à eux pendant qu’ils cherchaient à regagner Ellisville. Arbres tombés tout récemment et routes inondées de frais les obligeaient sans arrêt à rebrousser chemin, tourner et virer. Chaque obstacle infranchissable, chaque kilomètre inutile ajoutait à leur anxiété — et à la violence des éléments. Le semblant d’accalmie s’était évanoui, remplacé par la queue de la tempête, d’une puissance incontestable.

Ils roulaient depuis près de trois heures quand la place centrale leur apparut, en plein chaos. Malgré la pluie et le vent, une fumée noire dérivait parmi les immeubles. Panneaux de signalisation, grosses branches et autres débris imposants encombraient les rues noyées. Cohen se dirigea vers la sortie de secours de la cafétéria, qu’il découvrit ouverte. On se battait à coups de cuillers géantes dans l’établissement, pour des boîtes de petits pains à hamburgers et des sacs de frites.

« Seigneur ! » s’exclama Mariposa.

Cohen accéléra au lieu de s’arrêter, soulevant des gerbes d’eau, puis s’engagea sur la place en tournant au coin du bâtiment. Un simple coup d’œil leur permit d’entrevoir les derniers restes de l’auvent, les vitres brisées, les portes défoncées, les gens qui couraient partout, indifférents à la tempête et à la fumée noire crachée par le dernier étage d’un immeuble d’angle. Cohen pila devant la cafétéria. Pleine de charognards. Comme la place. Le trottoir était jonché de corps immergés.

Quand il voulut ouvrir sa portière, Mariposa l’attrapa par le bras.

« N’y va pas.

— Il faut bien. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre, bordel ?

— Je ne sais pas. »

Elle avait peur, lui aussi et, pire encore, il n’avait pas d’arme, pas même une batte de base-ball ou un bâton.

« Ce n’est pas possible, franchement, il ne peut pas être là-haut, si ? reprit-il en regardant autour de lui. Bordel de bordel de merde ! »

Ses deux poings s’abattirent sur le volant. Les mille tambours de la pluie ne faisaient qu’amplifier son désespoir.

Les quelques hommes qui s’activaient sur le trottoir s’arrêtèrent, considérèrent la camionnette. L’un d’eux la montra du doigt.

« Cohen », dit Mariposa.

Quand les zonards s’approchèrent en courant, Cohen passa la marche arrière et fit demi-tour, heurtant le trottoir opposé, invisible sous l’eau. Le pick-up tressauta. Ses occupants tressautèrent. Mariposa se cogna la tête contre la vitre, pendant que son compagnon passait maladroitement la première. Les charognards les encerclaient à toute allure, conscients qu’ils n’avaient pas d’arme — ou ils s’en seraient déjà servis. Vêtements usés et sales, visages usés et sales, bras tendus, comme devant un animal affolé qu’il aurait fallu calmer avant de le mettre en cage, voilà ce qu’ils allaient affronter. Cohen se pencha et ouvrit la boîte à gants, vide, il le savait pourtant, puis il chercha à tâtons sous la banquette pendant que Mariposa verrouillait sa portière — ce qui ne servirait évidemment à rien. Il récupéra un démonte-pneu, mais au moment où il l’agitait en direction des pillards sans susciter la moindre réaction, des coups de feu retentirent brusquement. Un des hommes tomba en se tenant la jambe ; les autres détalèrent.

« Baisse-toi », hurla Cohen.

Indifférente au conseil, Mariposa examina les alentours. Le tireur était posté à une fenêtre du premier étage, au-dessus de la cafétéria.

« Evan ! » s’écria-t-elle en le montrant du doigt.

Agenouillé par terre, accoudé à l’appui de la fenêtre, à présent privée de vitre, l’adolescent braquait son fusil sur la place. Il fit signe à ses amis d’approcher, pendant que Brisco les regardait, immobile derrière lui, les mains sur ses épaules.

Penché à l’extérieur, Evan enchaîna quelques coups de feu supplémentaires afin de dissuader d’autres charognards de s’en prendre au pick-up. Cohen en profita pour repasser la première puis traverser la rue à toute allure. La foule s’écarta quand la camionnette monta brusquement sur le trottoir, heurta la devanture et s’arrêta en dérapant.

« Toi, tu prends Brisco », dit Cohen à Mariposa alors qu’ils ouvraient les portières et descendaient de la cabine.

Il alla se poster sous la fenêtre en agitant son démonte-pneu en direction de la cafétéria.

« Vise-moi ça ! » s’écria quelqu’un.

Il y avait une vingtaine de personnes à l’intérieur et une quarantaine sur le trottoir — qui toutes entreprirent de s’approcher discrètement du pick-up.

« Lance-moi un flingue ! » cria Cohen en jetant son démonte-pneu.

Evan laissa tomber la carabine à canon scié par la fenêtre à l’instant précis où Mariposa hurlait, car deux femmes l’avaient attrapée par-derrière. Cohen pivota ; sa balle fit exploser un bout de métal tordu — un morceau d’auvent — planté dans la vitrine. Les assaillantes lâchèrent prise et se réfugièrent dans la cafétéria, pendant qu’il agitait son arme en direction de la foule. Tout le monde se figea.

« J’ai barricadé les portes avec les meubles, on ne peut pas sortir, cria Evan.

— Saute sur la camionnette », hurla Cohen.

Mariposa grimpa sur le capot, puis le toit de la cabine et tendit les bras. Non, non, non, braillait Brisco, alors même que ses pieds apparaissaient à la fenêtre, suivis de son corps tout entier, puis qu’il tombait droit sur la jeune fille. Elle perdit l’équilibre, glissa sur le pare-brise et atterrit sur le capot, mais n’en attrapa pas moins le garçonnet par la taille avant de bondir à terre puis de s’engouffrer dans la camionnette. Alors retentit le tchack tchack tchack des balles qui se logeaient dans le hayon.

« Là-bas ! » s’écria Evan.

Cohen se retourna. Une demi-douzaine d’hommes se précipitaient vers lui en contournant la remorque. L’adolescent tira trois fois d’affilée, un des zonards tomba, un autre s’empoigna le bras, leurs compagnons s’enfuirent en se protégeant la tête, mais la foule se rassemblait apparemment de toutes parts, prête à se jeter sur Cohen, et le rugissement de la pluie l’empêchait d’entendre arriver l’adversaire. Un tchack supplémentaire le poussa à se réfugier devant le capot.

« L’immeuble au coin », cria encore Evan, avant de tirer en direction du bâtiment où il avait vu briller des éclairs blancs.

Le dos collé à la calandre de la camionnette, Cohen braqua son fusil sur la cafétéria.

Dans la cabine, Brisco et Mariposa criaient Venez, allez, venez. La pluie tombait dru, les charognards se rapprochaient sournoisement, les coups de feu se succédaient.

« Maintenant, Evan, hurla Cohen. Il faut y aller maintenant.

— Il va nous avoir, répondit l’adolescent sur le même ton.

— Non, il ne va pas nous avoir. Maintenant, allez. »

Evan enchaîna quelques coups de feu supplémentaires, se jeta par la fenêtre sans lâcher son arme, atterrit brutalement sur le toit de la cabine mais réussit à faire tomber son fusil dans la remorque, où il le suivit maladroitement sous le tir nourri du tireur embusqué de l’autre côté de la place. Après avoir compté jusqu’à trois, à plat ventre sur le plateau, il bondit à terre puis rejoignit en courant Brisco et Mariposa.

Cohen se redressa de toute sa taille et expédia sa dernière balle dans le plafond de la cafétéria, figeant les charognards. La portière que Mariposa venait d’ouvrir l’abrita pendant qu’il contournait furtivement le capot, mais il s’élança à découvert au moment où un coup de feu claquait dans la tempête. Fauché en plein élan, il se plia en deux et s’effondra contre l’aile du pick-up.

« Cohen ! » hurla la jeune fille.

Evan ressortit, le rejoignit en courant et essaya de le relever. Les balles volaient autour d’eux sans les toucher, giflant la camionnette, abattant les vautours qui sortaient de la cafétéria pour se jeter sur eux. Evan passa à son propre cou le bras du blessé, le souleva et l’entraîna, moitié rampant, moitié marchant, la main pressée contre le flanc. La carabine resta où elle était tombée, malgré les protestations de Cohen. Dès qu’il arriva côté passager, Mariposa le tira dans la cabine, Evan claqua la portière puis regagna en courant le côté conducteur, où il grimpa au volant. La foule n’attendit pas davantage pour se lancer à l’assaut, indifférente au tireur qui massacrait de loin : les gens n’avaient plus peur, et ils voulaient cette camionnette.

Evan passa la première pendant qu’ils se jetaient sur le capot et les ailes, visages de fauves ruisselants, poings osseux, bouches hurlantes. Il écrasa la pédale de l’accélérateur. Certains tombèrent, mais d’autres se cramponnèrent aux poignées des portières et au hayon. L’un d’eux réussit même à passer une jambe par-dessus et se laissa emporter quand le pick-up traversa la rue inondée.

« Evan ! » s’écria Mariposa en voyant l’homme chercher à se hisser dans la remorque.

Des mains et des têtes apparaissaient aussi au-dessus du hayon. L’adolescent tourna brutalement à gauche dans la première rue puis accéléra sauvagement. L’intrus fut éjecté, les têtes disparurent, mais quatre mains restèrent agrippées au bout de la remorque. D’autres vautours entreprirent de traverser la place en pataugeant, dans l’espoir que la camionnette prenne un autre virage qui leur permette de la rattraper — ce qu’elle fit d’ailleurs, à gauche toute. Cette fois, les mains disparurent, les corps roulèrent à terre.

« C’est bon ! s’exclama Mariposa. Ne t’arrête pas. Surtout, ne t’arrête pas. Continue tout droit et ne t’arrête pas. »

Evan continua en effet tout droit, de plus en plus loin de la place, de la foule en furie, de la grêle de balles. Ils avaient réussi, ils s’étaient enfuis, mais Brisco restait roulé en boule sur le plancher et Mariposa regardait frénétiquement autour d’elle pour vérifier que personne ne se cramponnait plus au pick-up. Cohen s’était effondré contre la portière, la joue appuyée à la vitre. Ils n’avaient plus rien à craindre de la foule, seule subsistait la pluie, mais il leur fallait bien davantage.

Il bascula en avant, plié en deux.

« Où est-ce que tu es blessé ? Où ? demanda Mariposa en tirant sur la première chemise de son compagnon.

— Nom de Dieu de nom de Dieu », répondit-il seulement.

Il n’arrivait pas à reprendre son souffle, mais finit par écarter sa main de son flanc. La jeune fille releva Brisco, le poussa vers Evan et aida Cohen à se débarrasser de cette chemise, trouée juste au-dessus du ventre. Quand il souleva l’autre, apparut une plaie de deux centimètres de diamètre qui pissait le sang.

« Seigneur. »

Mariposa promena autour d’elle un regard paniqué, qui ne l’aida en rien à trouver une solution.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Evan en freinant.

— Ne t’arrête pas ! s’écria-t-elle.

— Nom de Dieu, répéta Cohen.

— Qu’est-ce qui se passe, bordel ! brailla Evan.

— À ton avis ? riposta-t-elle. Il est blessé au ventre. Donne-moi quelque chose.

— Qu’est-ce que tu veux que je te donne ?

— Roule », ordonna Cohen.

Il se plia en deux, une fois de plus. Un haut-le-cœur lui fit vomir un peu de liquide sur le plancher. Ses mains crispées sur la plaie, ses doigts, son ventre — tout virait au rouge. Mariposa ôta sa propre chemise pour tamponner la blessure puis aida Cohen à s’asseoir sur la banquette, le vêtement pressé contre le torse.

« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? hurla Evan.

— Roule, et ne t’arrête pas, répondit Cohen.

— Mais où je vais ? Je ne sais pas où aller.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit Mariposa.

— Dites-moi quelque chose, merde, ajouta Evan.

— Va le plus vite possible, ordonna-t-elle, sans cesser de presser la chemise contre la plaie.

— Mais pour aller où, bordel ? »

Brisco fit écho à son frère puis tendit sa petite main par-dessus Mariposa pour la poser sur la jambe de Cohen. Evan roulait déjà le plus vite possible, c’est-à-dire pas vite du tout, dans la pluie et le vent rageurs, sur la route inondée.

« Seigneur », lâcha Cohen, la lèvre supérieure emperlée de sueur.

« Allez, allez ! » s’exclama Mariposa en le giflant, les mains sanglantes à force de presser la chemise contre la plaie.

La tête du blessé retomba en arrière contre le dossier. Sa bouche s’ouvrit, se referma. Tiens-toi droit, supplia-t-elle, regarde-moi, prends-moi la main, pense au soleil, ne te laisse pas faire, regarde-moi, je te dis de me regarder, on va bien arriver quelque part, n’y pense pas, je sais que ça fait mal mais ça ne va pas durer, on va bien arriver quelque part, accroche-toi.

Il releva la tête pour la fixer d’un regard inexpressif.

Evan jurait, conduisait, frappait le volant. La tempête rageait. Mariposa lâcha la chemise d’une main pour essuyer le visage de Cohen, trempé de sueur et de pluie.

Il la fixait, ils roulaient vers le nord sur cette route impossible, son pantalon se gorgeait de sang et ses forces s’amenuisaient. Il passa une demi-heure à essayer de ne pas s’effondrer, de ne pas montrer comment il se sentait, mais il savait qu’il partait. Le front contre la vitre, les yeux grands ouverts, les mains sur celles de Mariposa qui pressaient la chemise contre la plaie saignante, il regardait par la fenêtre. Elle suppliait, Evan jurait, la pluie et le tonnerre se déchaînaient, l’eau chuintait sous les pneus. Rien ne lui échappait — il entendait tout, il avait conscience de tout. Il regardait le paysage torturé, et il la vit.

Elle parcourait la rue pavée de Venise par une journée magnifique. Les hommes se retournaient pour suivre des yeux son pas élastique. Les femmes qui faisaient du lèche-vitrines la remarquaient au passage. Quand elle le rejoignit et s’assit à la petite table en terrasse, le soleil qui divisait la venelle lui fit quitter la lumière pour l’ombre. Je ne veux pas m’en aller, dit-elle en se tournant vers lui. Le masque qu’il lui avait acheté dans un kiosque du Rialto était posé sur la table, les yeux cernés de pourpre et de noir, une larme sur la joue gauche, la bouche entourée de bordeaux étirée par un sourire diabolique. Elle le prit et s’en couvrit le visage. Ses prunelles pétillaient. Je m’habitue à la ville. Je me sens chez moi. Et il voyait bien en effet qu’elle se sentait chez elle dans ce genre d’endroit, mais peu importait où elle se trouvait et où elle se sentait chez elle, du moment qu’il y était avec elle.

Je ne veux pas m’en aller, répéta-t-elle en écartant le masque de son visage, qui s’était assombri — impression de perte, de deuil.

« Cohen ! » Mariposa lui toucha la joue. « Lève la tête. Allez, quoi. Mon Dieu, mon Dieu ! »

Il avait les yeux ouverts, malgré ses paupières lourdes. Le serveur sortait du café avec les expressos. Elisa regardait les passants, il regardait Elisa, Venise tout entière résonnait de bavardages incompréhensibles, du tintement des tasses et des soucoupes, du chant d’un vieillard. C’est drôle, reprit-elle sans le regarder. On a passé notre vie au bord de l’eau, toi et moi, mais ça ne fait pas le même effet ici. Ici, on est entourés d’eau. Elle pinça les lèvres, il lui demanda si c’était une bonne ou une mauvaise chose, et elle répondit que c’en était une bonne. Tu t’y habituerais, dit-il. Elle secoua la tête et le considéra, souriante, pleine d’une paix intérieure qui portait jusqu’à lui.

Je t’y ramènerai un jour, dit-il en lui prenant la main.

« Reste avec moi », hurla Mariposa, qui lui avait empoigné la tête à deux mains et la secouait. Il la regardait, mais ne la voyait pas. « Reste avec moi, Cohen, reste, je te dis de rester, nom de Dieu !

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Evan.

— Regarde-moi. Regarde-nous. On va y arriver. C’est fini, maintenant. Fini. » La voix de Mariposa vacilla. Le visage de Cohen entre ses mains, la pluie, la sueur et le sang mêlés sur ses doigts et ses poignets en ruisselets minuscules. Il était ailleurs, ça se voyait. « S’il te plaît, Cohen, regarde-moi. C’est fini, je te jure que c’est fini. »

La prochaine fois, on aura peut-être une poussette pour qui tu sais, dit Elisa. De qui tu parles ? demanda-t-il, souriant. Il arrive, tu le sais parfaitement. On peut attendre encore un peu, mais il arrive, tu le sais aussi bien que moi. Tu ferais mieux de t’y préparer, mais tu seras parfait. Les yeux d’Elisa changèrent, une fois de plus, la paix remplacée par la confiance et l’excitation à la pensée des années à venir. N’aie pas peur, ajouta-t-elle, radieuse.

Je n’ai pas peur. C’est un tout petit machin, je ne risque rien dans une bagarre.

Une adolescente en longue jupe blanche et sandales approchait, chargée d’une brassée de roses. Elle s’arrêta près de leur table et les tendit à Cohen, en disant quelque chose et en désignant Elisa d’un petit coup de menton. Il leva deux doigts, la fille tira deux fleurs de son énorme bouquet, les lui donna, attendit qu’il la paye puis hocha la tête et poursuivit sa route, pendant qu’il tendait les roses à Elisa.

Une pour l’eau de Venise, une pour celle du Mississippi.

Elle les prit, les sentit, en caressa les pétales du bout des doigts.

Quelqu’un appelait Cohen au loin, mais il ne savait ni qui ni où et n’essayait même pas de répondre.

Le soleil suivait sa trajectoire céleste ; leur ombre avait disparu. Il effleura la joue d’Elisa, son bras, sa jambe. On aurait dit une statue de marbre d’une extrême beauté, parfaitement sculptée et préservée.

49

Mariposa attendait à la gare routière d’Asheville, Caroline du Nord. À vingt minutes du foyer qui les abritait depuis des mois. À l’endroit où elle attendait toujours. Les jambes croisées, son sac posé à côté d’elle sur le banc de bois. Les ventilateurs du plafond cliquetaient en brassant l’air de leurs hélices. Elle laissait les pages d’un magazine d’information défiler sous son pouce avec un léger froufrou agréable à l’oreille. L’employée à lunettes installée au guichet des billets discutait au téléphone, et deux hommes, sans doute des frères, étaient assis de l’autre côté de la petite salle d’attente. L’un d’eux lançait une pièce en l’air jusqu’à ce que l’autre devine s’il allait obtenir pile ou face, puis ils échangeaient les rôles. Le record était de quatre erreurs d’affilée. Dehors, Evan et Brisco jetaient des cailloux sur une cible improvisée — la poubelle disposée par leurs soins sur le parking désert.

Une veste en jean était posée sur le sac. Mariposa portait juste un corsage sans manches, froncé au cou. Le printemps finissant, chaud et humide, rendait la veste inutile en journée, même si les nuits restaient fraîches. Elle décroisa les jambes et posa le magazine sur le banc. La couverture montrait un type en costume, posté sur une estrade inondée de soleil, devant des drapeaux bleu, blanc, rouge qui claquaient au vent ; il levait le poing droit, l’air indigné. Elle retourna le magazine puis le poussa jusqu’au bout du banc.

L’horloge ronde accrochée au mur derrière le comptoir lui apprit qu’elle avait encore dix minutes d’attente, en admettant que le bus soit à l’heure — événement dont nul ne connaissait la probabilité.

Elle ôta la veste du sac, qu’elle ouvrit pour en tirer un papier plié. Les villes où elle s’était rendue y figuraient — Huntsville, Birmingham, Roswell, Augusta, Athens —, plus treize autres, accompagnées de l’adresse des foyers correspondants. C’était la première fois qu’elle partait à l’est, puisqu’elle allait à Winston-Salem. Les centres d’accueil de sa liste abritaient des milliers de gens, de l’Alabama à la Caroline du Nord, jusqu’au Kentucky et en Virginie. Il y en avait aussi de l’autre côté des Zones inondées, au Texas et en Arkansas, mais ceux-là attendraient. Avec de la chance, elle n’aurait pas à traverser. La plupart des réfugiés n’avaient toujours pas d’autre toit que celui des foyers, installés au départ dans les gymnases des lycées ou les dépôts d’armes de la garde nationale. Les enfants y étaient scolarisés, on y suivait des formations professionnelles, le courrier y parvenait. Mariposa avait la ferme intention de passer par tous ceux de sa liste, jusqu’au jour où elle tomberait sur un de ses proches. Elle avait quelque part une mère, des tantes et des cousins ; elle était bien décidée à les trouver.

Son regard se posa sur Evan et Brisco, derrière les portes de verre. Elle pensait à l’endroit où ils avaient enterré Cohen, au bord de la route, dans le nord-est du Mississippi, après avoir roulé près de trois heures avec son corps appuyé à la portière, parce que aucun d’eux ne voulait le laisser s’en aller. La pluie se calmait au fur et à mesure de leur progression vers le nord. Ils avaient fini par quitter le grand axe pour emprunter une route secondaire, où ne brillait aucune lumière, puis ils s’étaient engagés dans un pré.

Evan avait déniché au fond de la remorque une pelle dont il s’était servi pour creuser la tombe, pendant que Mariposa restait assise dans l’herbe, le corps en travers des genoux. Brisco regardait, étrangement silencieux. La tâche terminée, ils avaient couché Cohen dans le trou avec douceur, à la lumière des phares, puis ils étaient restés plantés là sans mot dire, tous les trois, jusqu’à ce que Mariposa tourne les talons et s’éloigne. Les deux garçons avaient alors recouvert le cadavre de terre. Quand Evan avait cherché la jeune fille des yeux, il s’était aperçu qu’elle avait disparu dans la nuit. Il l’avait laissée tranquille et s’était assis avec Brisco sur le hayon, où ils avaient discuté, glacés par un vent qui ne ressemblait pourtant pas au vent glacé de sous la Limite. Elle pleurait dans l’obscurité. Brisco avait demandé si c’était elle qu’on entendait, et Evan avait répondu que non, ce n’était que le vent.

Une heure plus tard, elle était sortie de l’ombre et ils avaient repris la route.

Ils avaient roulé plein est jusqu’à midi et atterri à Asheville, dans un foyer occupant un ancien grand magasin. Quand ils étaient descendus du pick-up, un groupe de femmes fumait devant les portes principales. Ils étaient sales, épuisés, maigres et affamés. Ils sortaient d’une camionnette bosselée, trouée par les balles. Ils arboraient des vêtements sanglants. Leur démarche hésitante trahissait la fatigue. À leur vue, une des femmes avait lâché sa cigarette. Une autre avait dit : Mais qu’est-ce que c’est que ça, nom de Dieu.

Mariposa replia le papier où s’étalait la liste des villes et le rangea dans son sac.

Elle posa les mains sur son ventre dans l’espoir de prendre un coup de pied. Ces petits coups faisaient passer le temps et lui maintenaient le moral. Elle appuya un peu pour voir si ça allait les déclencher, et elle fit bien, car il y en eut quelques-uns. Alors elle lui parla, en attendant qu’il se calme.

L’employée assise au comptoir raccrocha et annonça à la cantonade que le car allait arriver d’une seconde à l’autre — incroyable, mais vrai.

Au moment où Mariposa se leva, le bébé redonna un coup de pied qui lui fit lâcher un Oooh prolongé. Les yeux écarquillés, elle se posa les mains sur les flancs.

« Du calme, petit mec. »

Elle inspira profondément, avant de sortir par les portes de verre. Evan et Brisco se disputaient au sujet des scores atteints dans le jeu quelconque qu’ils avaient mis au point.

Un autre coup de pied. Mariposa pensa à Cohen et au rêve qu’elle avait fait à Ellisville, celui où il s’en allait pour ne plus jamais revenir. Il lui avait affirmé que ça n’arriverait pas. Je ne te quitterai pas, mais il faut me promettre que tu ne me quitteras pas.

Il ne restait à la jeune femme que ce rêve sur lequel se concentrer, car elle ne rêvait plus, les nuits du subconscient oblitérées par l’insomnie : couchée sur le dos, les yeux rivés aux poutres de métal apparentes du plafond, elle cherchait à trier le réel de l’irréel. Son évocation de la vie de Cohen reposait sur ce qui en restait — lettres, babioles, souvenirs — et sur ce qu’il en disait quand il était obligé d’en parler, mais la présence puissante de l’homme réel avait consumé l’illusion forgée par l’imaginaire. Elle avait discuté avec l’homme réel, elle avait couché et saigné avec lui, mais elle se demandait à quel point il s’était approché d’elle. Était-il venu jusqu’à elle ?

Elle ne pouvait l’affirmer.

Mariposa se cambra dans la brise. Prête à prendre le car, à repartir à la recherche des siens. Les yeux levés vers le ciel passif, elle croisa les bras sur son ventre, partagée entre deuil et espoir.

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