Deuxième partie

11

Le lendemain matin, Cohen décida en se levant de ce qu’il allait emporter ou laisser. Dans un coin de la pièce où il avait dormi se trouvait un petit placard, où il rangea ses vêtements de rechange, une partie de sa nourriture et tous ses livres de poche, sauf un. Il donna au chien le reste des biscuits pour chien puis sortit, en emportant à manger et de l’eau. La sacoche de selle de Havane était assez grande pour ses provisions, plus l’aspirine, la torche et des allumettes. La photo d’Elisa se trouvait toujours dans la poche arrière de son jean, les minuscules chaussettes de bébé dans sa poche avant. Il s’enveloppa d’une chasuble pourpre, monta en selle, baissa les yeux vers le chien et lui ordonna de rester sur place, non sans ajouter qu’il serait lui-même de retour dans quelques jours, maximum. Le chien s’en fichait : il accompagna le cavalier au pas d’abord, au trot ensuite.

La croix dorée qui ornait le dos de sa robe donnait à Cohen l’allure d’un croisé médiéval parcourant une région impie au nom du Tout-Puissant. Trois jours durant, il subit la pluie à cheval, en quête de la Jeep et de ses deux voleurs, même s’il passait l’essentiel de son temps à éviter des inconnus. La côte n’avait pas connu une telle effervescence depuis la déclaration de la Limite. Le front de mer était animé, les terrains vagues des casinos, hôtels et restaurants, mais aussi les ruines éparses entourant Gulfport, où régnait d’habitude le calme d’un monde réduit à des fondations et des cheminées de béton. Cohen regardait les gens de loin, sans se montrer. Des groupes occupés à creuser. Il assistait parfois à un échange de coups de feu, des esquives, une fuite rapide dans n’importe quelle direction. Ce genre de scène l’obligeait à se cacher deux ou trois fois par jour pour suivre les événements à distance, sous la pluie, en s’émerveillant de la ténacité inspirée par une légende.

Ses recherches étaient moins entravées loin de la ville, aux alentours de sa maison et de la zone inondée où l’avaient abandonné les deux adolescents. Il empruntait des chemins de terre et des routes en piteux état qu’il connaissait depuis toujours, mais qui ne menaient à rien. La région était trop vaste pour un homme seul. La fièvre allait et venait ; il avait mal partout, mais plus encore à l’épaule, aussi dormait-il couché sur l’autre flanc.

Une station-service de la banlieue de Gulfport qui avait tenu bon, pour l’essentiel, lui servit un moment de quartier général. Les portes des baies de chargement étaient toujours fermées à double tour. La nuit, quand il faisait du feu dans le garage, la fumée sortait discrètement par les trous du toit de tôle, qui laissaient aussi l’eau ruisseler sur le béton. Il dormait sous le comptoir du magasin, Havane et le chien dans le hangar. Le vent ne faiblissait pas, les claquements de la tôle malmenée l’inquiétaient, et la deuxième nuit, il finit par mettre le chien dehors dans l’espoir de distinguer les bruits réels des bruits imaginaires. Ses recherches lui avaient permis de réunir quelques objets de première nécessité : vêtements, boîtes de conserve, briquet, hachette, corde. Il avait aussi gardé quelques trouvailles inutiles auxquelles il s’intéressait : un mug personnalisé par la photo de deux jumelles, un pull de l’équipe de foot des Saints, à l’autographe délavé, une paire de patins à roulettes, un CD de Merle Haggard. Assis près du feu dans le garage, il manipulait ces objets en imaginant les vies dont ils avaient fait partie. Le nom des jumelles, laquelle était l’aînée ; le genre de gamin qui savait encore faire du patin à roulettes ; le garçon appuyé à la barrière du terrain, le pull sous le bras, le visage éclairé par l’enthousiasme, au moment où les joueurs interrompaient la partie et se mettaient à signer des autographes ; le dur ou le vieillard assis sous la véranda, par une calme nuit étoilée, un verre de quelque chose de fort à la main, Merle Haggard en fond sonore ; la femme qui le rejoignait, s’asseyait près de lui, leurs mains qui se joignaient sans qu’ils disent un mot ; juste la chanson et le silence de ceux qui s’aiment. Cohen rangeait ces affaires sur une étagère du hangar, à côté des bidons d’huile vides et des clés à pipe oubliées.

Le cinquième jour, il décida en se couchant qu’ils étaient partis. Peu importait où. Ils étaient partis avec sa Jeep, il l’avait perdue aussi simplement que ça. Il n’arrivait pas à y croire. Le sixième jour, la pluie se calma pendant qu’il déjeunait d’une boîte de pêches. Une tempête se levait.

Les ouragans déclenchaient toujours des précipitations violentes, et le gris menaçant qui approchait par le sud faisait clairement comprendre à Cohen qu’il n’était pas question de sortir. Une pluie drue tomba sans discontinuer deux jours durant, puis le vent croissant lui imposa d’abord la diagonale, ensuite l’horizontale, la transformant en volées de petits plombs cinglants. Cohen eut beau chercher la meilleure manière de gérer les choses, il ne disposait que du magasin, du petit bureau adjacent et du garage. Après avoir installé Havane dans le hangar, il se blottit en robe pourpre sous le comptoir de la boutique, muni de sa torche et d’un peu d’eau, la selle en travers du corps et le chien à ses pieds. Pendant qu’il attendait à l’intérieur des terres, l’eau montait sur le front de mer, quelques kilomètres plus loin, engloutissait la plage, venait lécher les routes et les ruines côtières.

Enfin, le pire se produisit. Le ciel s’obscurcit au point d’évoquer la nuit. Cohen n’avait plus la moindre idée de l’heure. Le rugissement qui l’enveloppait en permanence lui donnait l’impression d’être prisonnier d’un moteur. À un moment, il alluma sa torche pour regarder le chien : l’animal tremblait, les yeux écarquillés. La pluie tombait, le vent soufflait, la tempête testait sa puissance. En une heure, le vent vigoureux devint force pure. La charpente d’acier de la station-service grinçait, les arbres alentour tombaient à grand vacarme, l’eau dégoulinait sur le comptoir, les plaques de tôle du toit s’envolaient. Un gémissement métallique prolongé finit par faire asseoir Cohen et le chien, pendant que Havane se cabrait en hennissant de son côté du mur. Le grincement se répéta quelques minutes plus tard, un craquement retentit juste au-dessus du comptoir, une explosion de verre brisé, puis le vent et la pluie envahirent le magasin. Havane se cabra à nouveau, hennit, s’ébroua, se cogna au mur dans ses piétinements frénétiques. Son maître eut beau l’appeler, rien n’y fit. Le chien s’était levé, les oreilles dressées. Quand le gémissement métallique reprit, une fois de plus, Cohen comprit que le garage allait s’envoler.

Le vent se déchaînait, la pluie se déchaînait, un torrent d’eau s’infiltrait sous la porte et envahissait la dalle de béton. Il n’y pouvait rien, à part attendre que le hangar cède. À peine la tempête eut-elle emporté la dernière plaque du toit que les portes des baies de chargement se tordirent et s’arrachèrent comme des boutons. Ce fut la dernière fois que Cohen entendit Havane. Seule subsistait la charpente en métal, en proie à d’affreux tourments s’il fallait en juger par ses gémissements et fléchissements.

Le chien bondit sur la poitrine de son maître, qui le serra contre lui pendant que le toit de la boutique s’envolait à son tour sous la pluie cinglante. Tout ce qui n’était pas cloué ou vissé suivit — mais aussi des choses qui l’avaient été. Cohen se roula en boule aussi étroitement qu’un squelette, la selle sur la tête. Le vent cherchait à les emporter, le chien et lui, cramponnés l’un à l’autre. Il en appela à Elisa, il en appela à Dieu, mais il n’y avait rien à faire que subir.


L’ouragan passa la nuit à battre la côte, pendant que Cohen se recroquevillait sous la selle pour se protéger des débris qui volaient et s’abattaient autour de lui. Au matin, la pluie tombait normalement, mais le mal était fait. Il avait attendu des heures, assis dans quatre ou cinq centimètres d’eau ; il ne sentait même plus le froid. Ses lèvres étaient violacées, des crampes le tenaillaient, tant il avait frissonné et haleté, le monde lui apparaissait brouillé. Il se mit sur ses pieds, de l’eau jusqu’aux chevilles, puis leva la tête. La pluie lui coula dans la figure. En sortant sur le parking, il s’aperçut qu’il avait les mains et les doigts gonflés et fripés. Il était trempé, et il tremblait de tout son corps.

Lorsqu’il s’agenouilla pour boire dans la coupe de ses mains, le chien le suivit en gémissant. Il se releva, examina la route puis appela Havane, mais la pluie assourdissait sa voix, et la jument ne se montra pas.

L’homme et le chien regagnèrent la station-service, où ils se glissèrent une fois de plus sous le comptoir. La pluie chantait dans l’inondation. Les yeux fixes, Cohen sentit la certitude l’envahir qu’il mourrait avant la nuit. Il ne savait pas comment, mais il en était sûr. Une bête sauvage affamée le trouverait, le flairerait, le réduirait en pièces à coups de griffes et de crocs. À moins que la fièvre ne fasse exploser quelque chose dans son crâne et qu’il ne tombe de tout son long dans l’eau. Ou qu’il ne s’endorme pour ne plus jamais se réveiller, parce que son corps, son esprit, son cœur ne voulaient pas s’en donner la peine. Ou que cette saleté de pluie ne finisse par lui user le cerveau au point qu’il se contente de trouver un trou profond où fourrer la tête, décidé à ne plus la relever. Il se sentait à la fin du monde, un monde abandonné depuis longtemps par la lumière et où des créatures sans nom se déplaçaient dans le noir, poussées par l’instinct à se nourrir les unes des autres. Un monde inconnu de l’homme, dangereux pour lui, oublié de son Créateur. Il allait y mourir, idée qui le désespéra un moment avant qu’il ne sombre dans l’apathie. Il ne voyait aucune raison de vivre. Aucune raison de mourir. Mais il allait mourir en ce monde oublié et entrer dans son histoire ignorée.

L’eau dégoulinait sur sa tête, son visage, ses bras, ses jambes. Sous sa peau. Dans ses os.

« Je ne comprends pas », dit-il au chien.

Puis il tomba de côté, les bras levés, et frotta la ligne rouge de son cou. Sous la pluie. Trop fatigué pour penser. Il resta juste couché là, trempé et grelottant. Le sommeil le prit.

Quand il se réveilla, des heures plus tard, il se rassit. Se massa l’épaule. S’essuya le visage des deux mains. Décida de se lever, de regagner l’église et de récupérer ses provisions. Il s’assiérait, il mangerait, il boirait son eau et, si le toit tenait toujours, il enfilerait des vêtements secs.

« Après, on se tire, bordel de merde », dit-il au chien.

12

Mariposa n’avait pas dormi de la nuit. Elle avait tellement serré les dents pendant le pire de la tempête nocturne que ses mâchoires lui faisaient mal. Quand elle se leva pour regarder dehors, il n’y avait rien à voir, mais assez de lumière pour le voir. C’était le moment qu’elle attendait.

La grande enveloppe rangée au fond de la boîte à chaussures lui tenait compagnie depuis la veille. Mariposa ne l’avait pas lâchée une seconde, elle en avait rêvé, elle s’en était imaginé le contenu, mais elle ne l’avait pas ouverte, parce que le contenu réel allait forcément en être décevant. La curiosité avait pourtant fini par l’emporter. La jeune fille n’attendait que le jour pour fouiller dans l’enveloppe et voir ce qu’elle y dénicherait. Elle ne fut absolument pas déçue.

Un titre de propriété concernant une maison et du terrain. Un certificat de publication des bans. Deux passeports, ceux de l’homme et de la femme, portant chacun un visa italien et aucun autre. Une lettre de l’État du Mississippi faisant une offre pour la maison et le terrain. Une lettre du gouvernement fédéral, rédigée trois mois plus tard, faisant une offre à peine plus importante pour la maison et le terrain. Une deuxième lettre du même gouvernement fédéral enjoignant le propriétaire d’accepter cette offre sous peine de perdre ses droits de propriété sur la maison et le terrain. Et, pour finir, une troisième lui expliquant qu’il n’était plus temps d’accepter l’offre, qu’il conservait ses droits de propriété sur la maison et le terrain, que ces droits disparaîtraient une fois la Limite officiellement déclarée, mais qu’ils lui seraient rendus si jamais la région retrouvait son statut d’origine.

Un certificat de décès. Des relevés de comptes clôturés. Des lettres de compagnies d’assurances affirmant que, d’après une législation récente, elles n’étaient plus responsables de rien. Une lettre d’une banque de Gulfport confirmant un dépôt au nom de l’enfant. Mariposa s’intéressait systématiquement à la date des documents. Ils avaient trois à cinq ans.

Elle prenait son temps. Les lisait et les relisait. Cherchait à assembler le puzzle. La vie du couple s’animait, la vérité se fondait à l’illusion des souvenirs également rangés dans la boîte à chaussures. Ces gens avaient été réels, ce n’étaient pas de simples murmures romantiques tournoyants qui se seraient posés ailleurs, en lieu sûr. Dehors, la pluie tombait, le vent soufflait, mais elle se trouvait dans un autre monde, engloutie par l’univers de Cohen.

13

« À qui de droit — il n’est point ici, il est ressuscité. »

Joe lut le message. Le relut. Le re-relut. Assis, nu, sur son matelas, les jambes protégées par une couverture. Le papier blanc, d’abord immaculé par rapport à ses mains et ses ongles crasseux, était devenu tout aussi crasseux. Joe l’avait parcouru cent fois pendant la nuit, pendant que la pluie et le vent martelaient son mobil-home. La tempête se prolongeait, les bourrasques gagnaient en violence, il buvait toujours plus, serrait toujours plus les dents, lisait et relisait le court message à la lumière de sa lanterne. Le pire de l’ouragan n’était pas encore passé qu’il avait cessé de le lire pour le réciter à voix haute en faisant les cent pas dans sa petite chambre, pour le hurler, la tête rejetée en arrière, prêt peut-être à se joindre aux forces de la nature. Il n’est point ici, il est ressuscité ! Joe brandissait sa bouteille, braillait de plus en plus fort, se débarrassait de ses vêtements, s’effondrait par instants contre les parois de la caravane balancée par le vent. Il avait rugi toute la nuit, jusqu’à ce que la tempête s’apaise vaguement et que la bouteille soit vide, puis il était tombé la tête la première sur son lit, le papier froissé à la main.

Il était maintenant assis sur son lit, le papier toujours à la main. Il se demandait s’il n’allait pas déchirer le message en mille morceaux, mais il le garda avec lui en se levant, en s’habillant, en fouillant dans le désordre, en dénichant une bouteille d’eau à moitié pleine et en la buvant d’un trait, avant de s’essuyer la bouche sur sa manche puis de sortir.

Aggie buvait son café et fumait sa cigarette, sous la bâche qui abritait aussi le petit réchaud à gaz supportant la cafetière. Il remplit un mug à l’intention de son second dès que ce dernier le rejoignit. Joe s’en empara, sans quitter la pluie de ses yeux injectés de sang, toussa brièvement, cracha et se frotta le front.

« Je sors. Je vais jeter un coup d’œil dans le coin », annonça-t-il.

Penché en avant, Aggie tira la Bible de sa poche arrière puis la tourna et la retourna entre ses mains. La couverture usée était aussi douce que de l’agneau.

« Tu peux attendre que ça se lève un peu.

— Non, je ne peux pas. »

Le vieil homme finit son café, avant de reprendre :

« Ça va ? Tu te sens bien ?

— Ça va. J’ai juste passé une mauvaise nuit.

— Je me disais, aussi…

— Je suppose que tu as bien dormi, toi. » Aggie haussa les épaules. « Je me barre un moment. Tu n’as qu’à les laisser sortir. »

Joe engloba les mobil-homes aux portes verrouillées d’un geste de la main qui tenait la tasse.

« OK, vas-y, acquiesça son mentor. Ouvre l’œil, au cas où tu tomberais sur des traînards ou pire. Dieu sait qui se balade dans le coin, maintenant. Tu n’as qu’à prendre la Jeep.

— D’accord. »

Joe termina son café puis attendit d’éventuelles instructions. Rien. Aggie rangea sa Bible dans sa poche, décrocha son porte-clés de sa ceinture, en détacha la clé de la Jeep et la lui tendit. Au moment où il la prit, une des femmes se mit à tambouriner à la porte de sa caravane en appelant.

« Celle de cette nuit était vraiment mauvaise. Laisse-les respirer un peu, dit Joe.

— C’est à moi de m’en occuper. »

Il fourra ses mains dans ses poches et enfonça le talon de ses bottes dans la terre.

« Celle de cette nuit était vraiment mauvaise, et maintenant, on dirait que c’est toujours la même, une tempête vraiment longue et vraiment mauvaise. Ça fait un moment que ça dure. » Il attendit pour la seconde fois une réponse qui ne vint pas. « On dirait que c’est de pire en pire, non ?

— Personnellement, je ne vois pas grande différence.

— Je n’ai pas dit que je voyais une différence, j’ai dit qu’il y en avait une.

— Et alors ? s’enquit Aggie en se tournant vers lui.

— Alors, je me demande si on sait quoi faire, au cas où ça deviendrait trop dur.

— Ça ne deviendra pas trop dur.

— T’en sais rien. J’ai failli faire dans mon froc, cette nuit.

— Alors montre que tu as quelque chose dans ton froc. Voilà où on en est.

— Bon », acquiesça Joe, après quelques allées et venues.

« Tu ne supportes plus de rester enfermé, ça se voit. Va te balader. »

Joe hocha la tête, avant de passer à autre chose :

« Tu as enfermé Mariposa et son copain ?

— Ouais.

— Tu ferais mieux de ne pas les laisser sortir.

— Pourquoi ça ? »

Le ton d’Aggie était gentiment paternel.

« Ils font tous les deux une drôle de tête, en ce moment. Ils ne vont pas tarder à jouer les courageux.

— Ce gamin est assez intelligent pour penser aux conséquences. Il écoute mes sermons.

— Il écoute, mais il fait une drôle de tête. Et elle aussi.

— Elle. » Aggie s’interrompit car il pensait à elle, à sa peau d’ambre, ses longs cheveux bouclés et l’éclat de ses yeux. « Tout va bien avec elle. » Il jeta son mégot. « Va voir si tu trouves quelque chose. »

Joe opina et regagna son mobil-home, où il s’ouvrit une bière, qu’il but à toute allure. Il poussa un grognement, ramassa une serviette sur son lit, s’essuya la figure puis enfila des gants de travail, un bonnet noir et un manteau à capuche. Au moment de partir, il prit aussi sa nouvelle carabine à canon scié et une poignée de cartouches, qu’il fourra dans la poche de son manteau. Lorsqu’il ressortit puis traversa le disque de boue rouge, elles guettaient de derrière leurs rideaux, comme tous les matins. Les portes fermées de l’extérieur. Les visages pâles et coléreux derrière les vitres sales. Les yeux caves. Elles se demandaient s’il faisait le tour pour les libérer. Si on les laisserait sortir. Si c’était un jour où elles auraient le droit d’être humaines. Pourquoi le vent ne les avait pas emportées.

14

L’esprit de Cohen commença à le trahir pendant le trajet. La faim, la fièvre, l’épuisement. Des choses qui n’existaient pas jaillissaient des fossés ou de derrière les arbres en l’appelant d’une voix creuse mais chantante. Des frissons le secouaient en permanence. Tous les cent mètres, il devait s’arrêter et s’asseoir ou s’accroupir un moment. L’eau était partout. Il lui arrivait de se cramponner à un arbre pour ne pas tomber, il avait mal à l’épaule et au dos, mais il continuait sa route en luttant contre les mauvais tours de son esprit, en essayant de tenir le cap et d’ignorer la pluie, en pensant aux bouteilles et aux conserves qui l’attendaient à l’église. Je Vous en prie, Seigneur, faites qu’elle soit là, criait-il. Je Vous en prie, Seigneur… Il n’avait aucun moyen de savoir si l’église avait tenu bon, mais il y croyait. Il n’avait pas le choix.

Le chien, qui marchait au début du même pas que lui, le dépassait maintenant par moments, se retournait, le regardait, agacé par sa lenteur. Il arrivait aussi à l’animal de disparaître dans un pré ou une étendue boisée avant de réapparaître. Les routes et les ponts inondés par la dernière tempête contraignirent Cohen à plusieurs détours, mais il progressait obstinément dans la bonne direction, il sentait approcher la route de l’église, il luttait, glacé et brûlant, encouragé pourtant par la familiarité du paysage. Cinquante mètres à peine avant le chemin gravillonné qui devait le mener au but, il s’assit au milieu de la chaussée. Puis s’y allongea. Enveloppa sa tête mouillée de ses bras mouillés et ferma les yeux. Malgré le tambourinement ininterrompu de la pluie, le silence s’imposa à lui. Le silence de l’oublié.

Alors il entendit.

S’assit, l’oreille tendue. Se demanda s’il était le jouet de son imagination.

Le ronflement persistait. Dans la direction où il marchait. Croissait en force. Il regarda la route. Un virage, derrière lequel s’élevait le bruit familier. Le halètement profond d’un moteur, montant à chaque coup d’accélérateur puis retombant dès que jouait l’embrayage.

Cohen se leva, s’approcha du fossé et s’y laissa glisser avec force éclaboussures. Puis il attendit, la tête juste assez haute pour voir ce qui allait sortir du virage, en proie à une anxiété d’animal affamé. Et elle apparut.

« S’il Vous plaît, mon Dieu, faites qu’elle soit réelle », chuchota-t-il.

Elle l’était. Elle approchait. Vide, si on oubliait le conducteur.

La Jeep ralentit. S’arrêta.

Le conducteur se redressa, regarda autour de lui. Ce n’était ni le garçon ni la fille. Cohen aurait aimé qu’il se rapproche encore, mais se demandait que faire si le destin l’exauçait. Il regarda également autour de lui, à la recherche d’un bâton, d’une grosse pierre ou de n’importe quoi de ce genre, mais ne vit que de l’herbe, mouillée et flasque. Il aurait pu se redresser et faire signe à l’inconnu, tout simplement. Essayer de récupérer la Jeep de la manière dont on la lui avait prise. Mais il n’avait pas la force de se battre. Il n’avait pas la force de faire quoi que ce soit. Alors il resta caché à attendre.

La voiture se rapprocha un peu puis emprunta la route de l’église.

Il s’empressa de sortir du fossé et la suivit en courant, de la démarche chancelante d’un homme affamé et malade. Il n’en courut pas moins jusqu’au chemin gravillonné, où des traces de pneus se dessinaient dans la boue, puis il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, haletant. La tête lui tournait.

Il resta dans cette position le temps de reprendre son souffle puis se remit en marche, pendant que le bruit du moteur se perdait au loin.


Il allait s’en débarrasser, et voilà. Ce papier le rendait dingue. Ce message qui avait réveillé le passé, les images de la robe maternelle bordeaux et de l’église reculée. Son excursion les effacerait. La petite route l’attirait, il ne comprenait pas pourquoi. Le sanctuaire. La lointaine époque d’avant le déluge et l’anarchie.

Il pensait à Aggie. À la première fois qu’il l’avait vu : devant un magasin de vins et spiritueux, en train de boire au goulot d’une flasque de whisky, une cigarette à la main. Aggie portait une grosse veste à capuche, mais son regard aiguisé se remarquait, même de loin. Quand Joe le dépassa, ils échangèrent un coup d’œil méfiant. Tout le monde avait l’air de faire ça, à l’époque, échanger des coups d’œil méfiants, pendant que la désertion se répandait sur la côte comme une traînée de poudre. On n’y trouvait plus que quelques boutiques de spiritueux, de rares boîtes de strip-tease transformées en bordels et une station-service, ici ou là — les dernières lumières et portes ouvertes, à quelques mois de l’officialisation de la Limite. Les rats squattaient ce qui restait des maisons et des commerces abandonnés. Personne ne se fiait à personne. Tout n’était que destruction.

Joe s’acheta une bouteille, lui aussi. À sa sortie, Aggie était toujours là. À le regarder. Joe regagna sa cabine sans quitter des yeux l’homme à la capuche.

« Y a une tête d’attelage, à ton truc ? demanda Aggie en jetant son mégot.

— Hein ?

— Y a une tête d’attelage ? À ta camionnette, là ?

— Ouais, y a. Pourquoi ? »

Aggie but à sa flasque avant de s’approcher.

« Tu veux te faire un peu de fric ?

— T’en as pas, répondit Joe en riant.

— J’en ai, si tu veux t’en faire. »

L’homme rejeta sa capuche en arrière et tira de sa veste une liasse de billets.

« J’suis pas gay, prévint Joe.

— Moi non plus, bordel.

— Alors qu’est-ce que tu veux ?

— Il me faut une camionnette. J’ai des choses à déménager.

— Où ça ?

— Pas loin. J’en ai deux, en fait, des camionnettes, mais la tête d’attelage est naze.

— Si t’es équipé, qu’est-ce que tu fais, planté là sans rien ?

— Ça n’a jamais tué personne de marcher.

— Ça pourrait, maintenant.

— Mes camionnettes sont là où j’en ai besoin. Si tu veux voir, tu as droit au fric. Si tu veux aider. Sinon, tu n’y as pas droit. »

Joe réfléchissait. Il avait besoin d’argent. Comme tout le monde.

« Combien ? »

Aggie lui tendit la liasse.

« Tout.

— Nom de Dieu. » Joe secouait la tête. « Tu me prends pour un taré ou quoi ? »

Aggie se rapprochait toujours. Il était tellement près, maintenant, que Joe était à sa portée. Il lui aurait suffi de tendre la main.

« Je ne te prends pas pour un taré. J’ai besoin de quelque chose. Toi aussi, j’imagine, comme tout le monde ici. Sinon, tu ne serais pas resté. » Aggie tendit une seconde fois son argent. « Sers-toi, allez. Sers-toi, barrons-nous et causons un peu. On a à boire. J’ai des clopes. Tu fumes ?

— Ouais. » Joe prit l’argent puis examina longuement, prudemment l’inconnu. « Ouvre ton manteau. »

Aggie obéit. Il avait un pistolet coincé dans la ceinture de son pantalon.

« Je sais que tu en as un aussi, affirma-t-il. On est à égalité.

— Il va falloir me le laisser pendant le trajet.

— Pas question. Je t’ai donné jusqu’à mon dernier sou, je ne te donne pas mon flingue. Je n’ai pas l’intention de finir mort et fauché. »

Joe réfléchit. Il sentait que son interlocuteur arrivait à le cerner. Ce type avait un petit quelque chose… Dans un monde pareil, il ferait sûrement partie des vainqueurs.

Voilà pourquoi Joe lui dit de venir. Cette conversation remontait à trois ans.

Ils s’étaient très bien entendus. Aggie s’exprimait avec une grande conviction et une franchise brutale. Chaque fois qu’il parlait de ses projets, Joe avait la nette impression qu’ils seraient tout bénéfice. Il lui semblait par moments avoir trouvé un frère, tandis qu’il se demandait à d’autres s’il ne se ferait pas trancher la gorge avant l’aube. Et puis Aggie savait parler aux gens ; les convaincre. Il discutait avec les traînards, les pauvres nazes au bout du rouleau. Allez, venez, on va vous donner à manger, disait-il en grand-père compatissant. Vous passerez la nuit au chaud, en sécurité. Il faut s’entraider, ici. Notre Père prend soin de nous comme des oiseaux du ciel. Je ne fais que L’assister. Venez manger un morceau. Vous déciderez quoi faire après. On peut même vous emmener, si vous voulez. Et les caves grimpaient dans la remorque, peut-être parce qu’il leur inspirait confiance, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, mais toujours est-il que la remorque se remplissait. Ses ouailles lui étaient reconnaissantes de leur donner de quoi se remplir le ventre et dormir au sec : elles avaient trouvé leur sauveur. Aggie disait qu’il faisait ça pour leur bien, et Joe n’en doutait pas. C’était lui ou la mort. Mais il faut avoir conscience que les hommes sont dangereux. Si tu ne veux pas les emmener dans les bois, je le ferai. Je ferai ce qu’il faut. Tiens-toi droit. C’est ton œuvre autant que la mienne. C’est notre terre. Elle nous appartient.

Joe avait observé. Appris. Participé. Il avait fini par emmener un homme dans les bois pour le rendre à la poussière, et tout était devenu plus facile. Mais la nuit précédente lui pesait. À moins qu’elle ne représente l’apogée de bien des nuits semblables et de leur uniformité croissante. Du vent qui ne s’apaisait jamais. De la pluie qui ne s’interrompait jamais. Les choses allaient mal — elles allaient même de mal en pis. Il restait trop souvent assis dans son mobil-home obscur, les genoux relevés sous le menton, pendant que la tempête poussait et tiraillait. L’ivresse seule lui permettait de supporter des nuits pareilles, mais l’ivresse le mettait sens dessus dessous. C’était un cercle vicieux. Et voilà qu’il se retrouvait avec ce papier, ces souvenirs de sa mère, de l’église et du monde d’avant. La pression intérieure augmentait.

Il roulait lentement sur la piste gravillonnée boueuse, où la Jeep dérapait parfois. Suivait-il le bon chemin ? La région avait tellement changé qu’il n’était pas facile d’y retrouver un endroit précis. Les choses avaient tellement empiré, et on n’en voyait pas la fin. Les arbres alentour semblaient familiers à Joe, mais le couvert avait subi des brèches récentes. Les maisons dont il aurait pu se souvenir avaient disparu. L’intuition seule le guidait vers l’emplacement supposé de la petite chapelle.

Au bout de deux ou trois kilomètres prudents, elle apparut. Sur la droite, un peu à l’écart de la route. Il s’en approcha puis s’arrêta pour la regarder. Il voyait les hommes qui attendaient dehors au soleil, en chemise à manches courtes et cravate, une cigarette entre leurs doigts calleux. Les enfants qui couraient entre les voitures en jouant au loup, avec des rires et des hurlements néfastes au calme du dimanche matin. Les femmes aux robes immaculées, la Bible sous le bras, le teint rosé.

La pensée lui vint qu’il pouvait parfaitement rester dans la Jeep et continuer à rouler. Peut-être son alliance avec Aggie s’achevait-elle. Peut-être n’avait-il plus envie d’être responsable de toutes ces femmes et de ce qui allait suivre. Peut-être avait-il découvert le message pour une bonne raison, pour que ces quelques mots le secouent, le libèrent. Peut-être ne suffisait-il pas de venir ici s’éclaircir les idées avant de retrouver les mobil-homes et leurs occupantes.

Il prit la carabine posée sur le siège passager avec les cartouches mais la reposa aussitôt, descendit de voiture, repoussa son capuchon en arrière et examina les lieux. Des briques beiges, sales et moisies. Les grandes portes disparues. Il découvrit en s’approchant que le porche de béton était taché de noir par des cendres récentes, quoique mouillées, qu’il poussa vaguement de la pointe du pied avant de les enjamber pour se poster sur le seuil. L’arbre tombé qui avait crevé le toit du sanctuaire laissait pendre sur les bancs ses draperies de mousse. Des éclats de verre jonchaient le sol sous les trous béants des vitraux détruits. Le visiteur chercha du regard la place où il s’était assis autrefois. Tendit l’oreille à la voix de sa mère, qui lui disait de se tenir tranquille. Se demanda ce qu’elle dirait si elle savait dans quoi il s’était embringué. Immobile sur le seuil, il alluma une cigarette. En pensant à ce qu’il répondrait pour sa défense.

C’est un autre monde. Aucune autre explication ne lui venait à l’esprit.

Il redescendit du porche, prêt à contourner l’église pour jeter un coup d’œil derrière. Peut-être s’y trouvait-il quelque chose d’intéressant à emporter. Au pied de l’ouverture laissée par un vitrail disparu s’étendait une flaque d’eau, au fond de laquelle brillaient des éclats de verre colorés. Il s’agenouilla et en pêcha plusieurs, taches de pourpre, de bleu ou de rouge dont il admira la pureté au creux de sa main en les imaginant au soleil, illusions de bien et de lumière.

Tel serait son dernier souvenir pendant son agonie. Il était resté là à genoux, des morceaux de verre consacré à la main, en ce lieu qu’il avait fréquenté enfant, accompagné de sa mère. Il ne reverrait pas ce qu’il avait fait, la chair et le sang dont il s’était emparé avec Aggie, les femmes qu’il avait enfermées tel du bétail afin de se les approprier, corps et esprit, peut-être même cœur et âme, leur ouvrant la porte selon son bon plaisir, les nourrissant selon son bon plaisir, leur faisant ce qu’il voulait selon l’impulsion du moment. Pourquoi les aurait-il réunies, autrement ? Il ne penserait ni à elles ni aux hommes dont il les avait séparées. Ni au sang sur ses mains ni à ses empreintes crasseuses. Il ne penserait ni à ce qu’il était ni au pouvoir qu’il avait usurpé, il n’implorerait ni pardon ni rédemption. Son agonie durerait une heure entière, dédiée à cet instant de sérénité où il s’était agenouillé au pied de l’église qu’il avait fréquentée enfant, avant de devenir un homme et de comprendre la simplicité de la force, une heure centrée sur ses genoux mouillés enfoncés dans la terre mouillée, sa main pleine de bleu, de rouge et de pourpre. Il agoniserait, la chair déchirée comme une étoffe, le sang coulant à flots comme la pluie trop fréquente, en évoquant les belles échardes de verre et le fardeau qu’elles portaient. La compréhension des événements ne lui viendrait que difficilement : pendant qu’il tenait ces petites choses bénites, une chose terrible, d’une puissance et d’une violence terribles, avait réussi à s’approcher de lui par-derrière avec une discrétion terrible.


Cohen parcourut la route gravillonnée le plus vite possible, sans attendre la réapparition du chien, car il lui semblait que le bruit de la Jeep s’était éteint. Non pas en s’évanouissant au loin, mais brusquement, à croire que la voiture s’était arrêtée. Or il n’y avait rien à proximité que l’église. Cohen se hâta donc en tirant sur les poches de son pantalon, comme pour se traîner en avant. Lorsqu’il arriva en vue de l’édifice, la Jeep était garée à côté. Il ralentit et se déporta vers le bord de la chaussée, plus près du couvert, pour ne pas se faire repérer.

L’inconnu avait disparu, alors pourquoi ne pas foncer sur le véhicule ? La pluie assourdirait le bruit des pas, les clés seraient sur le contact, Cohen n’aurait qu’à filer, partir sans se retourner. Le plus vite possible.

Ses pensées furent brusquement interrompues par des braillements et des hurlements aigus, indéfinissables. Des cris terribles, atroces, stridents qui transperçaient la matinée brumeuse. Il poursuivit son chemin en pressant le pas puis en courant à petites foulées jusqu’à l’église et à la Jeep. Ces cris affreux, ces braillements et ces hurlements, émanaient d’un enchevêtrement d’homme et de panthère qui s’agitait au pied de la bâtisse. C’était la panthère qui gagnait.

Cohen jeta un coup d’œil dans la Jeep. Sa carabine et quelques cartouches se trouvaient sur le siège passager. Il la prit, la chargea et fourra le reste des munitions dans sa poche, sans quitter du regard les combattants. Puis il essaya de soulever la banquette arrière, mais elle ne bougea pas. L’homme hurla. La panthère l’avait plaqué à terre, où elle le déchiquetait à coups de crocs et de griffes. Cohen s’approcha très prudemment, en restant derrière la bête pour éviter qu’elle ne se retourne et ne s’en prenne à lui. Il ne se décida à viser et à tirer qu’une fois posté à trois mètres des deux adversaires. Le fauve sursauta, se contorsionna, feula. Au second coup de feu, il sursauta à nouveau, sans feuler cette fois, puis tomba mort à côté de sa victime hurlante.

Cohen se rapprocha encore. Le type avait la moitié du visage déchirée et sanglante, la gorge, la tête, le torse et les bras entaillés, une vilaine plaie à la cage thoracique. Ses halètements trahissaient la terreur, ses yeux exorbités offraient un contraste saisissant avec le badigeon rouge de sa figure. Il tendit un bras vers l’arrivant en essayant de parler, mais ne produisit qu’un grognement tremblant. Cohen s’agenouilla à un ou deux mètres de lui sans chercher à le toucher. La pluie emportait le sang aussi vite qu’il jaillissait.

Le blessé grognait toujours. Cohen l’examina un moment, avant de lui montrer sa carabine.

« Où est-ce que tu as trouvé ça ? » Il se retourna pour montrer la Jeep, reposa la même question puis enchaîna : « Ce sont mes affaires. Elles sont à moi. Où sont les deux voleurs qui m’ont attaqué sur la route ? »

Le type roula sur le flanc, cracha du sang, chercha à se lever. Cohen recula. L’inconnu essayait aussi de parler, mais pour dire quoi ?

« Où sont-ils ? insista Cohen. Si tu veux quelque chose de moi, n’importe quoi, tu ferais mieux de me répondre. »

Le blessé roula cette fois sur le ventre et se mit à ramper dans sa direction. Il saignait de partout, on l’aurait dit tout droit sorti d’un film d’horreur, mais il progressait centimètre par centimètre, la main tendue vers lui. Sans arrêter de tousser et de cracher, encore et encore, laissant dans son sillage des débris sanglants qui rappelaient la traînée d’une limace. Il approchait centimètre par centimètre, pendant que Cohen, lui, reculait toujours.

Il finit pourtant par se coucher à plat ventre, nez à nez avec l’inconnu.

« Où sont passés ces petits salopards, bordel de merde ? C’est la dernière fois que je te pose la question. Si tu veux que je t’aide, tu as intérêt à répondre. »

L’autre baissa la tête, s’éclaircit la gorge puis cracha, une fois de plus, comme un bébé malade. Avant d’essayer de parler :

« Munroe.

— Hein ? fit Cohen, penché vers lui.

— Munroe.

— Du calme. Répète. »

Le malheureux leva le bras, le doigt maladroitement tendu. Il cherchait à montrer quelque chose.

« Him… Himmel, balbutia-t-il.

— Himmel ?

— Roe, ajouta-t-il en hochant la tête.

— Road ? »

Nouveau hochement de tête.

« Himmel Road, dit Cohen. Chez les Crawfield ? L’ancienne plantation ? »

L’homme acquiesça, grogna, entreprit de se soulever de terre. Son interlocuteur resta à distance.

« Sûr et certain ? » insista-t-il.

Le blessé ne répondit pas, mais réussit à se mettre à genoux. Gémissant, protestant, quoique d’une voix faible. Cohen se releva et recula encore. La carabine prête à faire feu, car le type tendait la main en arrière à tâtons. Il ne tira pourtant de sa poche qu’un simple bout de papier, qu’il laissa tomber à terre avant de s’effondrer sur le flanc. Cette fois, Cohen s’avança. Ramassa le papier et le regarda. C’était son message.

« Je vous avais prévenus. »

L’autre roula sur le dos et leva le bras vers lui. Essaya à nouveau de parler, en vain. Forma du pouce et de l’index un pistolet imaginaire, le porta à sa tête puis en pressa la détente. Comme Cohen le contemplait sans bouger, il frappa le sol du plat de la main en grognant et réitéra son geste. Cohen ne bougea pas davantage.

« Si tu avais quelque chose à me demander, tu aurais dû y penser avant », dit-il enfin en jetant le papier par terre.

Sur ces mots, il s’éloigna de l’homme et de la panthère, du mourant et de la morte, pour aller se mettre à l’abri au fond de l’église, dans la petite pièce où l’attendaient eau et nourriture. Il fallait qu’il reprenne des forces.


Après manger, il se changea, enfilant les vêtements secs rangés dans le placard, puis le sommeil de l’épuisement l’emporta, couché parmi les robes pourpres des officiants. Il rêva d’une arrière-cour traversée par un fil à linge, couverte d’une herbe épaisse, ornée de jardinières garnies de fleurs blanches ou roses. En son centre trônait une table de pique-nique en bois, entourée de ses proches et relations d’autrefois. Ses oncles, ses copains de lycée, sa mère, de vagues connaissances croisées à divers moments de sa vie. Ils se partageaient des plats débordant de poulet frit, de steaks hachés, de purée, de biscuits, de pastèque en tranches. Tout le monde avait beau manger à belles dents, les plats ne désemplissaient pas, mais chaque fois qu’il cherchait à se servir, quelqu’un l’attirait à l’écart pour lui parler ou insistait pour lui montrer quelque chose devant la maison — une nouvelle voiture, par exemple. Il s’obstinait à essayer de manger, ils s’acharnaient à l’en empêcher. Enfin, il réussit à toucher le poulet frit bien gras. Ce fut alors qu’il se réveilla, les doigts dans la bouche.

Il se secoua pour se libérer de son rêve puis s’assit. En nage, ce qui lui parut bon signe. Le crépuscule n’allait pas tarder, la pluie s’était calmée. Il se leva et sortit traîner dans les bois les deux cadavres, humain et animal, qu’il disposa l’un à côté de l’autre comme des amants maudits. Suivit un rapide examen de la Jeep. Sous un des sièges se trouvaient une hachette et une demi-boîte de munitions pour la carabine, dans la boîte à gants une torche, un paquet de cigarettes et un briquet.

Il consacra les jours suivants à terminer son eau et sa nourriture, si bien que la petite pièce ne tarda pas à être jonchée de boîtes et de bouteilles vides. Il mangeait, dormait, mangeait, dormait. Ses périodes de sommeil avaient beau lui laisser le loisir de parcourir la route, à la recherche du chien, il passait l’essentiel de son temps allongé. Il fallait qu’il reprenne des forces le plus vite possible, parce qu’un voyage l’attendait.

La pluie et le vent s’en venaient et repartaient. La nuit, les bourrasques rugissantes s’engouffraient brutalement par le toit et les fenêtres de l’église, pendant que l’eau s’infiltrait partout. Le jour, assis au bord de la piste, il s’imaginait le soleil dans un ciel pur dégagé, l’humidité ambiante momentanément dissipée. Dans le pré, de l’autre côté de la route, à quelques centaines de mètres, erraient deux vaches noires que rien n’avait apparemment perturbées. De lourds nuages onduleux couvraient le paysage tout entier. Quand la pluie et le vent s’apaisaient, des oiseaux, des tatous et des chevreuils se montraient parfois.

La fièvre persistait, mais cédait peu à peu. La nuit, il écoutait la symphonie de mère Nature en tirant sur une cigarette, pendant qu’opossums et ratons laveurs visitaient l’église obscure. Il leur parlait de la panthère, parce qu’ils n’étaient peut-être pas au courant de ce qui s’était passé. Il leur montrait les bois où se trouvait le cadavre, pour qu’ils aillent constater par eux-mêmes sa présence. Ils venaient et repartaient chaque nuit, alors qu’il restait assis près de son petit feu sous le porche, à lire un des livres de poche abandonnés. Il leur parlait chaque nuit de la panthère, du temps ou des avantages de la vie nocturne.

Les rêves qui peuplaient son sommeil tenaient moins du cauchemar que du réconfort puisé dans une vie révolue, mais il souffrait toujours autant à son réveil, même s’il avait vu les êtres chers qui lui manquaient.

Plusieurs possibilités s’offraient à lui. Aller à Gulfport, sur le parking du casino, dans l’espoir d’y voir Charlie. Se procurer assez d’essence et de provisions pour gagner la Limite — quitter la région. Mais Charlie ne se montrerait peut-être pas, à moins qu’il ne soit déjà revenu et reparti. Le dernier ouragan avait été plus violent, plus âpre que les précédents ; il risquait d’avoir emporté assez de routes et de ponts pour empêcher un semi-remorque d’atteindre la côte.

Cohen pouvait aussi se lancer à la recherche de Himmel Road, localiser la plantation des Crawfield puis mettre la main sur ses deux assaillants. Où il les trouverait, il trouverait ses jerrycans d’essence, son calibre.22, plus, sans doute, des provisions et autres fournitures. Impossible de savoir ce que ou qui il y trouverait par ailleurs, mais ce serait forcément une bonne chose d’y aller, parce que les affaires d’Elisa y étaient, leurs affaires communes, ses affaires à lui.

Ensuite, direction : la Limite.

Il passa des journées entières à essayer de se détacher de ces affaires et de cette boîte à chaussures. Ce n’étaient que de minuscules anneaux d’or ou d’argent, un petit diamant, des choses délicates qu’on accrochait à ses oreilles ou à son cou, des strass ou des rubis. Ça ne valait pas grand-chose, dans l’ensemble. S’y ajoutaient quelques bouts de papier qui ne prouvaient rien. Des souvenirs idiots des années enfuies. Ça ne vaut rien, se disait-il. Ça ne sert à rien. N’y pense plus — tu ne devrais déjà plus y penser. N’y pense plus.

Il lui arrivait de se persuader que le plus simple, le plus sûr, c’était d’aller voir Charlie et de s’en aller, mais même dans ces moments-là, il savait au fond, tout au fond, là où se dissimulait la vérité, qu’il retrouverait les deux adolescents et qu’il récupérerait ses précieuses petites affaires. Parce que c’était elle, qu’elle n’était pas de leur monde et que s’il devait s’en aller, il s’en irait comme il voudrait. Il avait la Jeep. La carabine. Il reprenait des forces, regonflé d’espoir. Le matin du quatrième jour, une pluie régulière balayait la région. Il chargea son arme, se drapa d'une chasuble la tête et les épaules, alluma une cigarette puis s’installa au volant. Où il resta assis un moment à fumer et à parler tout seul. À se dire qu’il était prêt à tout. La cigarette terminée, il jeta le mégot dehors d’une pichenette puis ajusta le rétroviseur pour se regarder. C’était la première fois qu’il se regardait depuis des semaines. Ses pommettes le surprirent. Il passa le doigt dessus, parce qu’il les trouvait plus prononcées, plus saillantes qu’auparavant. Il toucha ensuite la ligne de moins en moins écorchée qui lui entourait le cou. Puis il se pencha vers le rétroviseur pour examiner ses yeux. Ils avaient changé de couleur, du moins le lui sembla-t-il. Ou alors c’étaient son visage et sa peau qui avaient évolué au point de leur donner l’air étrange. Il s’adossa. Mécontent.

Enfin, il mit le contact et quitta le parking.

Au bout du chemin gravillonné était planté le chien, le poil en bataille et trempé. Il sauta sur le siège passager dès que Cohen siffla, et ils prirent la direction de Himmel Road.

15

Aggie avait toujours été un homme à surveiller. Robuste, quoique maigre et nerveux, les sourcils bien dessinés, les lèvres fines et pincées — souvent sur une cigarette —, une épaisse chevelure noire grisonnante envahissant un front bas, une peau bronzée que l’hiver même ne pâlissait pas. Il avait parfois perdu son travail pour vol, connu la prison pour avoir emprunté la voiture d’autrui, pris un coup de poignard pour avoir couché avec la femme d’autrui. Quand il déménageait, tous les mois ou tous les deux mois, ses copines apprenaient qu’elles l’appelaient par un nom qui n’était pas le sien. Curieusement, il avait le chic pour se faire des amis et susciter la confiance, ce qui lui permettait de mener une vie de rebelle. Le jour où quelqu’un le mit au défi de manipuler des serpents devant une congrégation, dans l’église d’une zone commerciale de Biloxi, il trouva sa vocation.

Galvanisé par la réaction des fidèles, l’adrénaline battant avec le pouls du reptile qui agitait son organe bruiteur et tirait la langue entre ses mains, Aggie devint guérisseur, purificateur et devin avant même d’expliquer aux spectateurs de quoi il était capable. À croire que les fidèles assis sur les chaises en métal, plongés dans leurs chants et leurs psalmodies pendant qu’il tortillait les serpents, faisaient de lui ce qu’il était sans avoir besoin de son consentement. Il savait pourtant que c’était une bonne chose. Le pouvoir qu’il exerçait sur eux était en de bonnes mains. Ce pouvoir, il allait l’exercer près de vingt ans tout le long de la côte du golfe, en déménageant ses serpents dans une caravane de fête foraine qui vantait les vertus du Saint-Esprit. Il remplissait les salles puis, au plus noir de la nuit, se servait de sa position pour pénétrer des corps et des âmes qui ne lui appartenaient pas.

Le nouveau monde l’incita à troquer ses reptiles contre des armes et ses églises des zones industrielles contre une colonie.

Il venait de libérer les femmes pour qu’elles mangent et fassent leurs besoins. Elles s’étaient dispersées dans les prés autour des mobil-homes, accroupies, la culotte baissée. L’herbe haute protégeait seule leur pudeur. Quant à lui, posté sous la bâche près d’un maigre feu, il balançait son revolver contre sa jambe. Le vent soufflait la pluie sous son abri et le feu sifflait rageusement, comme un serpent en danger. Aggie surveillait ses captives d’un œil, en se tapotant la cuisse avec son arme et en fredonnant un vieux gospel que sa grand-mère jouait sur le piano du salon.

Joe était parti depuis maintenant quatre jours. Avait-il pris la tangente ou était-il en train d’agoniser quelque part, voire mort ? Aggie ne pouvait rien affirmer, mais doutait que son comparse ait déserté. Ils collaboraient depuis trop longtemps, ils en avaient trop vu et ils avaient entubé trop de gens ensemble. Joe appartenait au nouveau monde autant que son guide. Il l’avait aidé à trouver le site, à y amener et y disposer les mobil-homes, à piller maisons et magasins, à sourire aux paumés restés sous la Limite, à leur promettre un abri et de la nourriture. À garder les femmes tout en se débarrassant des hommes. D’ailleurs, il n’avait rien dit ni fait qui tende à prouver qu’il allait se défiler. Aggie était allé où il pouvait dans une des camionnettes, à la recherche de la Jeep. De Joe. Mais Joe n’était plus là. Pour l’instant, du moins. Aggie avait de plus en plus de mal à croire qu’il le reverrait. Privé de son garde-chiourme, il se montrait plus prudent avec ses colons. Les portes restaient fermées plus longtemps ; le revolver était plus en évidence, quand ces dames sortaient.

Joe disparu, l’heure était sans doute venue de travailler sur Evan. Il fallait un deuxième homme. Quelqu’un d’assez fort pour les tenir. Et qui en amène d’autres.

Elles regagnaient l’une après l’autre le cercle des mobil-homes. Sur une table, près du feu, attendaient des assiettes en carton, des fourchettes en plastique, des bonbonnes d’eau et de Coca. Deux miches de pain prétranchées, un paquet de sandwiches à la mortadelle, du beurre de cacahuète, de la confiture et un sac de pommes. Elles s’approchaient lentement, comme si elles ressuscitaient en un lieu inconnu, après un long sommeil sans rêve, et qu’elles se demandaient ce qui les avait amenées là, curieuses silhouettes informes que leurs multiples vêtements superposés réduisaient à des charpentes de chair et de sang cabossées. Une fois disposées en file, elles attendirent qu’il prenne la parole — manteaux trop grands sur ces corps affamés, bandanas, bonnets, gants pour certaines. Neuf. Neuf femmes qui ne faisaient rien que les femmes ne soient pas censées faire, dont deux enceintes — l’une tout près du terme. Mariposa se trouvait en bout de file, avec Evan et le mioche, Brisco. Le grand frère tenait par la main le petit, qui repoussait son bonnet taille adulte de son front pour ne pas se laisser boucher la vue. Tout le monde était trempé ; tout était trempé. La fumée accumulée sous la bâche formait un nuage autour du groupe.

Planté devant les colons, Aggie jeta son mégot, tira sa Bible de sa poche et l’ouvrit au passage qu’il lisait chaque jour avant le repas. Ses doigts calleux effleurèrent les pages, d’une légèreté de plumes.

« La terre était corrompue devant Dieu, la terre était pleine de violence. Dieu regarda la terre, et voici, elle était corrompue ; car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre. Alors Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est arrêtée par-devers moi ; car ils ont rempli la terre de violence ; voici, je vais les détruire avec la terre. Et moi, je vais faire venir le déluge d’eaux sur la terre, pour détruire toute chair ayant souffle de vie sous le ciel ; tout ce qui est sur la terre périra. Mais j’établis mon alliance avec toi ; tu entreras dans l’arche, toi et tes fils, ta femme et les femmes de tes fils avec toi. De tout ce qui vit, de toute chair, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce, pour les conserver en vie avec toi : il y aura un mâle et une femelle. Des oiseaux selon leur espèce, du bétail selon son espèce, et de tous les reptiles de la terre selon leur espèce, deux de chaque espèce viendront vers toi, pour que tu leur conserves la vie. »

Une des captives toussa. Il s’interrompit, chercha la coupable des yeux puis reprit sa lecture :

« L’Éternel dit à Noé : Entre dans l’arche, toi et toute ta maison ; car je t’ai vu juste devant moi parmi cette génération. Et Noé entra dans l’arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour échapper aux eaux du déluge. D’entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et tout ce qui se meut sur la terre, il entra dans l’arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, comme Dieu l’avait ordonné à Noé. Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre. L’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s’ouvrirent. La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits. »

Aggie s’interrompit à nouveau. Il leva les yeux et examina les femmes une à une pour vérifier qu’elles l’écoutaient et le regardaient. Puis il se frotta la bouche, fit claquer ses lèvres, tourna une page de la Bible et continua :

« Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes. Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur la terre sèche, mourut. Tous les êtres qui étaient sur la face de la terre furent exterminés, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles et aux oiseaux du ciel : ils furent exterminés de la terre. Il ne resta de vivant que Noé, et ce qui était avec lui dans l’arche. »

Aggie ferma la Bible, leva les yeux au ciel puis, les paupières closes et les bras tendus, répéta le dernier verset, d’une voix vibrant de ce qui ressemblait fort à une détermination vengeresse :

« Il ne resta de vivant que Noé, et ce qui était avec lui dans l’arche. »

Il baissa les bras, rouvrit les yeux et adressa un signe de tête à ses auditeurs. Un chœur désespéré d’« Amen » lui répondit. Une des femmes sortit de la file pour s’approcher de la table.

« Toi, tu restes où tu es », lança-t-il d’un ton cinglant. Elle fit lentement un pas en arrière. « Tu as oublié comment ça marche ? » insista-t-il, la Bible tendue dans sa direction. Puis, comme elle secouait la tête sans mot dire, il ajouta, dans un hurlement : « Qu’est-ce que tu dis ?

— Non, marmonna-t-elle, je n’ai pas oublié.

— Tu n’as pas intérêt, riposta-t-il en remettant la Bible dans sa poche. Et les autres non plus. »

Sur ces mots, il frappa dans ses mains, lança un dernier « Amen » puis donna à ses captives la permission de manger.

16

Il mit un moment à trouver, mais il trouva. Des endroits inondés alors qu’ils ne l’avaient jamais été, des détours qui l’entraînaient par les chemins, des incursions dans les prés et les fossés pour contourner les arbres ou les réverbères tombés, mais il trouva Himmel Road. Une route de campagne étroite, maintes fois réparée, à l’entrée de laquelle une pancarte de bois blanc moisi indiquait Plantation Crawfield en lettres gothiques. Étonnamment, le piquet de clôture qui la portait tenait toujours debout, quoique à présent planté dans l’eau d’un fossé.

Cohen se souvenait de la plantation Crawfield. Son école y organisait des sorties éducatives quand il était enfant, puis, plus tard, son père l’y emmenait admirer le bétail et les chevaux. Quelques centaines d’hectares de forêt dense et de pâturages, des écuries et des granges, une barrière en bois blanc et barbelés étirée au bord de la route tout le long de la propriété, un manoir d’avant la guerre de Sécession qui semblait monter jusqu’au ciel. La façade s’ornait de quatre colonnes et d’un balcon démesuré, dont on retrouvait à l’arrière deux versions de taille réduite correspondant à des chambres. La maison et les deux allées en brique menant de la porte principale au chemin circulaire carrossable étaient entourées de grandes azalées, les cours avant et latérales plantées de magnolias et de chênes, l’arrière-cour occupée par un patio traversé de petits chemins de brique et centré sur une fontaine en béton. Les coins regorgeaient de plantes grimpantes, de daturas, de rudbeckias hérissés et de chèvrefeuille aux vrilles fleuries qui dissimulaient à demi voûtes et colonnes ornementales.

Il ne restait rien de tout cela. Cohen roulait en seconde, le regard fixé sur l’endroit où il s’attendait à voir apparaître la merveilleuse demeure de la colline qui veillait sur la région telle une mère sur ses enfants joueurs. Rien. Plus de maison, de magnolias, de chênes. Plus de majesté. Juste quelques boîtes blanches autrefois parallélépipédiques, livrées par le gouvernement avec une poignée de main et un sourire. Il ralentit puis s’arrêta, à huit cents mètres des mobil-homes. Coupa le contact. La pluie se mourait, gouttes erratiques quasi indétectables. Il alluma une cigarette, après avoir repoussé la robe drapée sur sa tête et ses épaules. Le réservoir de la Jeep était vide. Où qu’il aille, il n’irait pas beaucoup plus loin. L’agonisant lui avait peut-être dit la vérité, les deux adolescents étaient peut-être vraiment à la plantation Crawfield, mais ils n’y étaient pas seuls. Des gens s’agitaient autour des mobil-homes. Des gens qui n’étaient pas en sécurité. La sécurité, la certitude n’existaient plus.

Cohen réfléchissait en tirant sur sa cigarette. L’après-midi devait être bien entamé, même si on ne pouvait jurer de rien, à voir le ciel. La nuit tomberait dans quelques heures, maximum : il n’avait qu’à attendre avant d’aller y voir de plus près. Si la pluie redoublait, elle le dissimulerait et couvrirait le bruit de sa progression. Lorsque le chien se mit à flairer les alentours de la banquette arrière, ils s’aperçurent qu’un sac de bœuf séché se trouvait toujours coincé sous le siège conducteur. Ils attendirent donc la nuit en mâchouillant.


Cohen se débarrassa de la chasuble, passa au point mort puis laissa la Jeep reculer jusqu’au bord de la route, contre la barrière envahie par les broussailles. La torche et la carabine à la main, il partit avec le chien le long des barbelés enveloppés de plantes grimpantes exubérantes. Les occupants de l’ancienne plantation n’avaient pas beaucoup bougé pendant qu’il montait la garde, mais au vu des véhicules disparates garés autour des mobil-homes, il y avait forcément de l’essence quelque part. Il avançait plié en deux, quasi accroupi, en se faisant le plus petit possible. Son souffle le précédait, car la nuit amenait le froid. Et la pluie. À cinquante mètres du cercle, il ordonna au chien de s’arrêter. Ils s’accroupirent, et il examina les lieux. De maigres lumières luisaient dans les mobil-homes. Sans doute des bougies. Le type solitaire qui avait passé la journée à s’activer s’était assis au bout du plateau ouvert d’une camionnette, tourné dans leur direction, la tête dissimulée par une capuche. On y voyait de moins en moins.

Ils se rapprochèrent furtivement. En s’arrêtant tous les dix mètres, l’oreille tendue, avant de repartir. Au portail de la plantation, Cohen s’arrêta, une fois de plus, et dit au chien de l’attendre. Le chien regarda autour de lui et continua à le suivre. Quand ils franchirent la barrière, un claquement alarmant retentit. Le chien s’effondra, pendant que les échos du claquement se perdaient aux alentours. Cohen sursauta, se figea puis se précipita derrière le montant du portail, au moment où résonnait une autre explosion. Le montant vola en éclats au-dessus de sa tête. Assis le dos au poteau, haletant, il se demanda s’il devait prendre ses jambes à son cou ou riposter, puis il fit pivoter la carabine et tira sans viser. Une troisième balle atteignit son abri, toujours trop haut, et il riposta à nouveau avant de recharger son arme à toute allure, alors que les projectiles de l’adversaire cinglaient le piquet et que l’écho des coups de feu s’étirait dans le crépuscule.

Ah, l’enfoiré, l’enfoiré, dit Cohen en jetant un coup d’œil au corps inerte du chien. Les coups de feu s’enchaînaient toujours, de plus en plus proches, il était foutu s’il se barrait, foutu s’il ne se barrait pas, il ne savait pas quoi faire à part se retourner et tirer à l’aveuglette dans une direction approximative, alors il inspira un bon coup, sans prêter attention aux éclats de bois qui volaient autour de lui, il bondit de son abri et fit feu par deux fois, explosions éclatantes dans un monde gris-noir. Une douleur cuisante lui traversa la cuisse et il s’écroula. Il se tortilla, se débattit avec la carabine en essayant de la recharger, jusqu’à ce qu’une voix l’interrompe :

« Arrête, mec. Arrête, ou je te jure que tu y passes. »

17

Cohen boitilla dans la boue jusqu’aux caravanes sans que le fusil se détourne de lui une seconde. L’inconnu lui ordonna de s’asseoir près des braises rougeoyantes, sous la bâche tendue à hauteur d’homme entre deux mobil-homes, mais lorsqu’il s’exécuta, la chaleur qui avait flambé dans sa cuisse lui monta à la tête. Il serra les dents en s’installant par terre, les mains crispées sur sa jambe. Elles se couvrirent de sang, pendant qu’un flot chaud lui dégoulinait sur le genou puis dans la chaussure.

« Ne bouge pas », ordonna le type en s’éloignant.

Il disparut dans un des mobil-homes, dont il ressortit avec une boîte à outils et une flasque de whisky. Des visages apparaissaient aux fenêtres des autres caravanes.

L’inconnu tendit la bouteille à Cohen, qui lâcha sa jambe pour s’en emparer, l’ouvrir et la lever d’un seul geste fluide. Le temps qu’il avale quelques gorgées et en recrache presque autant, son hôte avait tiré de la boîte un rouleau de gaze, un aérosol et un gros bandage.

« Espèce de salaud ! » s’exclama Cohen, la bouche dégoulinante de salive et de whisky.

Il se remit à boire puis jeta la bouteille par terre, où elle se vida en partie.

« Attention, hein, protesta le type. Ça ne pousse pas dans les arbres. »

Il testa la bombe puis s’approcha du blessé.

« Je veux pas de cette merde », prévint ce dernier en s’éloignant, sans décoller les fesses de terre.

« Allez, viens, et ferme-la.

— Je te dis de te casser. »

L’autre approchait toujours, mais Cohen l’écarta d’un geste du bras.

« La balle est ressortie, il faut nettoyer les plaies et arrêter l’hémorragie, dit le type. A priori, l’os n’a pas été touché. Ne bouge pas.

— Si.

— T’as pas intérêt, si tu veux que je te soigne.

— Va te faire foutre, c’est toi qui m’as tiré dessus.

— Je t’ai tiré dessus, et j’aurais pu te tuer. Je peux toujours. Alors arrête de gigoter et déchire-moi ce futal. C’est ça ou rester là à saigner. »

Cohen secoua la tête. Son souffle se réduisait à des halètements rageurs, douloureux. Il secoua à nouveau la tête, plus fort.

« T’as qu’à le déchirer tout seul et me soigner.

— Bon. Lève-toi. »

Le blessé se remit sur ses pieds, non sans mal. Quand l’inconnu glissa les doigts dans le trou de son pantalon et tira, le tissu se déchira sur sa jambe tremblante, frappée d’un disque cramoisi ruisselant. Le type y vaporisa une écume blanche glacée, la recouvrit d’une grosse compresse, chargea Cohen de la tenir puis passa dans son dos pour traiter de même la plaie de sortie. Enfin, il profita de la collaboration de son patient, qui tenait d’une main chacun des pansements, pour lui entourer rapidement la cuisse d’une épaisseur de gaze, à laquelle il en ajouta ensuite quelques autres, plus serrées. Cohen restait immobile, les jambes raidies, les poings crispés, mais finit par se laisser retomber à terre, la main tendue vers la flasque. Cette fois, loin de la jeter après s’être octroyé une bonne rasade, il la serra contre sa poitrine comme s’il avait peur qu’on cherche à la lui arracher.

Lorsqu’il réussit à reprendre son souffle, il s’assit réellement, les jambes allongées devant lui. Et continua à boire, à petites gorgées. Le type avait reculé, le dos au feu, les traits indistincts. Le fusil et la carabine étaient posés par terre devant la porte de son mobil-home, appuyés au mur. Le regard de Cohen les trouva. Il était en nage, couvert de boue, imbibé de pluie. Le silence s’étirait, pendant qu’il se demandait pourquoi il n’était pas mort.

« Tu m’as tué mon chien », dit-il enfin. L’inconnu prit une cigarette et lui en tendit une. « Allume-la-moi. » L’autre alluma les deux cigarettes et lui en tendit à nouveau une. « Tu n’étais pas obligé. De buter mon chien.

— Je sais. Mais je me méfie des animaux.

— Merde, alors. »

Le blessé secouait la tête.

Son interlocuteur se tourna vers le feu, silhouette sévère, menaçante.

« Où est-ce que tu as trouvé cette Jeep ?

— Elle est à moi. » Cohen examina les alentours. Entre deux remorques se trouvaient son générateur et quelques-uns de ses meubles. « Ça aussi. Et ça. Et ça. » Il les montrait du doigt, quand il prit conscience des têtes, aux fenêtres. « Où sont les deux ados ? »

L’autre fumait sans le regarder.

« Je t’ai demandé où sont les deux ados ?

— Où est Joe ?

— Qui est-ce ?

— Tu le sais très bien.

— Tout comme tu sais qui sont les deux ados. »

Le type tira une cigarette de son paquet et l’alluma à la précédente, dont il jeta le mégot dans les braises.

« Rapproche-toi du feu.

— Où sont les deux ados ? Elle m’a pris des choses. Vous m’avez tous pris des choses, on dirait.

— Tu l’as buté ?

— Non.

— Alors où est-il ?

— Où sont les deux ados ? »

L’homme se retourna et vint s’agenouiller près de Cohen. La lumière du feu dansait sur leurs visages dans la nuit froide. Il observa la cuisse blessée, dont le bandage virait au rouge, puis leva les yeux vers le visage de son patient.

« Seul ce qui vit peut être fort », commença-il. Cohen ajusta sa position, fit la grimace puis tira sur sa jambe. « Et la force donne des droits. Tu l’as buté, pas de problème. Tu as la force. Nous avons la force. Ça nous donne des droits. »

Cohen aspira une longue bouffée de fumée, pencha la tête en arrière et expira, avant de répondre :

« Je me fous de tes droits, des miens et de ceux de n’importe qui d’autre. Je veux savoir où sont les deux ados. Je n’ai pas buté ton pote. Une panthère lui est tombée dessus, elle l’a réduit en pièces et il s’est vidé de son sang. Voilà. »

L’autre soupira. Se leva. Se rapprocha du foyer.

« C’est pour ça que j’ai buté ton chien. On ne peut pas faire confiance aux animaux.

— Mon chien ne t’aurait pas arraché les couilles. Tous les animaux ne se ressemblent pas.

— Si. Ils sont là… » Le type montrait le sol, à ses pieds. « Et nous, là. »

Il tendait l’autre bras vers le ciel.

« Super. Vraiment super. »

Cohen posa les mains par terre dans son dos pour se pencher en arrière. Son hôte fixait le feu comme s’il allait en sortir quelque chose, puis il regarda autour de lui, une fois de plus. Les têtes disparaissaient derrière les rideaux dès qu’il les surprenait. Un homme en manteau militaire, des cigarettes, un visage qui semblait avoir séché au soleil… des portes verrouillées, des armes appuyées à un mur. Cohen laissa sa tête partir en arrière mais, étourdi par le whisky, la releva pour empêcher le monde de tourner.

« Qu’est-ce que tu as, comme viseur ? demanda-t-il en désignant d’un coup de menton le fusil avec lequel l’inconnu lui avait tiré dessus.

« Un viseur qui permet de voir loin.

— Et dans le noir, je suppose. »

Un hochement de tête lui répondit.

« Si tu savais tout ce que possèdent les morts… reprit le type.

— Tu as vu beaucoup de morts ? »

Il tendit les mains vers le feu.

« Bien assez. Tout le monde ici en a vu bien assez. Ceux que les tempêtes ne tuent pas, quelque chose d’autre en vient à bout. »

Cohen regarda une fois de plus autour de lui. Une lumière s’alluma à une fenêtre.

« Mais qui sont ces gens ? » demanda-t-il encore.

L’homme releva la tête. Ses yeux passèrent lentement d’un mobil-home à l’autre, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose sur chacun.

« Tu as faim ? » interrogea-t-il, pour finir.

Cohen déplaça légèrement sa jambe. Le mouvement lui arracha un grognement.

« Je n’ai aucune envie de manger.

— J’ai des réserves.

— Pourquoi tu les enfermes ?

— Reprends un peu de whisky. Il faut que tu boives, avec ces blessures.

— Pourquoi tu enfermes ces gens ? »

La voix de Cohen gagnait en force. Il n’avait pas peur de ce type. La peur n’avait plus aucun sens. On lui avait tiré dessus, on l’avait extirpé de chez lui, sa maison était fichue, il se retrouvait assis par terre dans le froid humide, entouré de mobil-homes arrimés par des cordes, mais il s’en fichait. Si c’était un miracle qu’il soit en vie, il s’en fichait, et s’il était condamné, il voulait au moins obtenir avant de se faire abattre une réponse franche de cet homme vieillissant — le gardien de cette prison ou de ce curieux bidonville. Cohen était là pour les souvenirs d’Elisa, et une de ces portes closes dissimulait les deux ados. Le reste, il s’en fichait.

L’inconnu restait figé, silencieux, tournant et retournant ses mains dans la chaleur du feu.

« Où sont les deux ados ? »

Pas de réponse.

« La fille m’a pris des choses que je veux récupérer. Il me faut aussi un peu d’essence. Après, je m’en vais. Je pars pour la Limite.

— Quelle Limite ? demanda l’homme avec un léger rire.

— Tu le sais très bien.

— Tu as dû vivre dans un vrai trou, pas installé tranquille dans ta jolie petite maison.

— Ça veut dire quoi, ça ? » s’enquit Cohen, après s’être tortillé pour s’asseoir plus droit.

Son interlocuteur se détourna des braises, gagna lentement le tas de parpaings érigé de l’autre côté du foyer et s’y installa.

« La Limite, voilà le problème.

— Je ne sais pas quel est ton problème. Ce n’est pas le mien.

— La Limite pose problème à tout le monde. Ceux qui vivent au-dessus. Ceux qui vivent en dessous. Ceux qui l’ont tracée. C’est le symbole de la haine. De la peur. Du manque de foi. » Cohen but une gorgée de whisky, pendant que l’orateur poursuivait, bras et jambes croisés : « Tout ce qu’elle fait, c’est désigner des coupables. Elle nous dit que certains sont sur la bonne voie et d’autres non.

— Ma foi, ce n’est pas faux. Tout le monde n’est pas sur la bonne voie. Personne ici n’y est. Sauf moi. J’y étais, jusqu’à la semaine dernière.

— Non, toi non plus. » L’inconnu regardait Cohen. « Tu crois que tu y étais, mais tu te trompes. Qu’est-ce qui t’aurait mis sur la bonne voie ? Tout seul. Sans personne à qui parler. Personne à prier. Il t’arrive de prier ? » Cohen ne répondit pas, mais sirota un peu de whisky. « La Limite était censée prendre, mais il n’en est rien. Elle donne. Elle donne à ceux qui croient et qui veulent un endroit où vivre comme ils l’entendent. Avec leurs frères. Ceux qui vivent au-dessus seront emportés. Contrairement à ceux qui vivent en dessous. »

Le type s’exprimait en homme qui a longuement mûri ses arguments. Ou en homme qui a répété. D’un ton confiant, avec un visage et des yeux confiants.

« Qui sont ces gens, alors ? » insista Cohen.

Son interlocuteur leva le bras, la main tendue, comme pour attraper quelque chose, puis il se mit à l’agiter lentement.

« Ils me ressemblent. Ils nous ressemblent. Leur place est ici. Je veille sur eux. Je suis responsable d’eux. Ils sont à moi, je suis à eux, nous sommes à toi. Tu es venu à nous. Nous te ferons une place.

— Je ne suis venu à personne, et je ne veux pas de votre place. Je veux la fille et de l’essence.

— Tu as besoin d’une place. Tout le monde a besoin d’une place.

— Pourquoi sont-ils enfermés ? »

Le type baissa la main. Se leva, fit le tour du foyer puis se rassit. Le silence régna un moment. Cohen avait mal à la jambe, elle palpitait, mais l’hémorragie avait ralenti. Les deux hommes regardèrent mourir le feu sans mot dire, car parler n’aurait servi à rien, le blessé en avait conscience. Pas maintenant. Ni le lendemain. Parler ne lui permettrait ni d’obtenir ce qu’il voulait ni de se tirer de là.

Le whisky le rattrapait. Il se sentait léger et engourdi. La nuit était aussi noire et figée qu’un tableau.

Jusqu’au moment où des coups étouffés rompirent le silence. Peut-être fut-il seul à les entendre, car son hôte n’eut aucune réaction. Ils persistèrent pourtant, patients, ininterrompus. Dans le mobil-home le plus proche. Cohen le regarda : le disque lumineux d’une torche luisait à la fenêtre. Alors, les coups obstinés virèrent au martèlement, accompagnés à présent de deux voix de femmes :

« Aggie ! Aggie, ouvre-nous ! Ça y est, c’est le moment. Ouvre, allez ! »

Ledit Aggie se leva. Il tira de sa poche un porte-clés, se tourna vers Cohen de manière à lui montrer le revolver coincé dans la ceinture de son pantalon puis regagna son mobil-home. Après y avoir rangé le fusil et la carabine, après en avoir verrouillé la porte, il s’approcha enfin de celle derrière laquelle résonnaient les deux voix.

« Reculez, cria-t-il.

— Ouvre, c’est le moment, répondit une femme.

— Je vous dis de reculer. »

Cette fois, un gémissement de douleur lui répondit.

Cohen se leva, le dos tourné au feu. Aggie glissa une clé dans le verrou des prisonnières puis leur ouvrit en effet. L’une d’elles braqua la torche sur l’autre, qui sortit, une grimace de douleur aux lèvres, la main posée sur son gros ventre rond. Engoncée dans deux manteaux, dont l’un à capuche, elle descendit prudemment du mobil-home, comme si la terre risquait de s’ouvrir sous ses pieds. Sa compagne lui emboîta le pas en la tenant par le bras.

Cohen avait peine à y croire, même s’il savait qu’en ce monde, il fallait être capable de croire n’importe quoi. Et de ne rien croire du tout. Au plus profond de ses pensées, au cœur de la nuit, les gémissements de l’inconnue constituaient la bande-son idéale. Quand elle se mit à tourner en rond à petits pas, cambrée, les traits tirés par l’angoisse, il oublia momentanément sa jambe douloureuse en prenant conscience des souffrances qui l’attendaient, elle. Il chercha à tâtons son couteau sous son manteau. Dans son fourreau, serré contre sa ceinture. Il chercha ensuite à tâtons la photo d’Elisa, pliée dans sa poche arrière. Aggie reparut alors, chargé de ce qui ressemblait fort à la sacoche d’un médecin de campagne du début du XXe siècle.

18

La vieille femme allait et venait sans lâcher le bras ni la main de la jeune, en demandant des conseils au patriarche comme s’ils n’envisageaient l’arrivée d’un bébé dans un endroit pareil que depuis quelques minutes. Pendant qu’elles tournaient autour du foyer, il s’éloigna dans le pré, alla ouvrir la portière arrière d’une bétaillère au toit protégé par deux morceaux de contreplaqué — gémissement rouillé de l’acier — et monta à bord. Cohen restait figé, alors que les deux femmes passaient régulièrement devant lui. Elles ne lui prêtèrent aucune attention, jusqu’au moment où il leur demanda si elles avaient besoin d’aide.

Là, elles s’arrêtèrent. La jeune secoua la tête, tandis que la vieille répondait :

« Tu sais quoi ? Tu pourrais foncer à l’hôpital et ramener un médecin, une infirmière et une grenade à fourrer dans le cul d’Aggie. »

Elles étaient l’une et l’autre de taille plutôt modeste. La plus âgée portait un bandana bleu déteint, le même genre de manteau militaire qu’Aggie et des gants dépareillés. La future mère serrait ses poings nus à chaque geignement. Quand elle repoussa son capuchon en arrière, son front apparut, luisant de sueur à la faible clarté du feu.

Elles s’appelaient respectivement Ava et Lorna.

« Il faut aller chercher de l’aide, Aggie », lança Ava, qui n’avait manifestement pas peur de l’homme aux clés. « Et trouver un endroit où faire ça, bordel.

— On n’a pas besoin d’aide », répondit-il en posant par terre la sacoche de cuir noir usé. Il alluma une cigarette et se rassit sur le tas de parpaings. « Y a pas urgence.

— Tu n’en sais rien, riposta-t-elle.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama Lorna en serrant la main d’Ava.

— Inspire à fond… Expire. Inspire à fond… »

La contraction dura une longue minute, pendant laquelle personne ne dit un traître mot et tout le monde resta figé, à regarder Lorna respirer. Lorsque la douleur se calma, les deux femmes s’approchèrent d’Aggie, qui se leva pour laisser s’asseoir la parturiente.

« C’est ton nouveau copain ? s’enquit Ava, sans lever les yeux vers les deux hommes.

— Ça va durer longtemps, à ton avis ? demanda Aggie, indifférent à sa question.

— J’en sais rien. Toute la nuit, si ça se trouve. »

Une autre contraction secoua Lorna, qui serra les dents, la tête rejetée en arrière.

« Ce n’est pas une bonne idée », dit Cohen.

Aggie se racla la gorge, cracha, tira sur sa cigarette puis le considéra.

« Quand je suis dans la crainte, En Dieu je me confie. »

— Va le lui dire à elle, riposta Cohen.

— Oh, Seigneur, ça recommence, s’écria Lorna. Ça fait mal, bordel de merde ! Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu. »

Elle continua sur sa lancée, sa voix s’élevant puis s’apaisant au rythme des contractions. Et, comme si les dieux, cette voix et la promesse d’une vie nouvelle les avaient convoqués, l’esprit du vent et le grondement du tonnerre se joignirent à elle.

Cohen la regarda, il regarda la vieille femme faire les cent pas, et il pensa à Elisa. Quand je serai énorme, tout le monde me tiendra la porte et me laissera sa place dans la file, disait-elle. Tout le monde le fait déjà, répondait-il, parce que tu es belle comme un cœur. Je passerai mon temps à manger ; il y en a qui mangent de la terre, tu sais, racontait-elle. Il ne la croyait pas, mais elle lui jurait que c’était vrai, avant de se fourrer un oreiller sous le corsage et de le tapoter en disant qu’elle allait se transformer en bonbonne, qu’elle s’en fichait et qu’il avait intérêt à s’en ficher aussi. Et les compliments, ça suffit, tu m’as mise enceinte, c’est bon, ton boulot à toi est terminé. Elle retirait l’oreiller pour le lui jeter à la figure. D’accord. Alors puisque mon boulot à moi est terminé, je vais me chercher une bière. Ça, elle n’appréciait pas du tout. Elle n’appréciait pas qu’il continue à boire de la bière et du café et à fumer, alors qu’elle ne pouvait pas, ni qu’il le fasse sous son nez sans complexe. Ça la rendait dingue. Ce qui, lui, l’amusait.

« Ça va aller, ça va aller, ça va aller », souffla Lorna, haletante, quand la énième contraction s’apaisa.

Cohen se mit à tourner en rond.

C’était lui qui avait raison, tandis qu’Elisa croyait dur comme fer que ce serait un garçon. Elle le lui répétait tous les jours, avant qu’ils sachent. Trois semaines à lui dire : C’est un garçon. Je sais que c’est un garçon. Et lui, à répondre : Non. Je te parie vingt dollars que non. Elle riait. Tu ne les as pas, et de toute manière, tu ferais mieux de croiser les doigts pour que ce soit un garçon, parce que si c’est une fille, tu vas être une vraie carpette.

« Oh, bordel, ça recommence », gémit Lorna.

Ça recommençait, en effet.

En rentrant à la maison, après la visite chez le médecin, Elisa avait donné à Cohen vingt dollars, qu’il avait mis dans la tirelire. Il avait posé la main sur le ventre qui s’arrondissait peu à peu. La grossesse lui semblait plus réelle, maintenant qu’il savait que c’était une fille.

Sans cesser de parcourir le cercle ni d’écouter les gémissements de Lorna, il tendit la main dans l’espoir de retrouver la sensation du ventre rond sous sa paume et l'unique contact qu’il ait jamais eu avec le bébé. Seul l’air froid lui caressa la peau, pendant que les plaintes de Lorna et la pensée de ce que lui avait infligé Aggie chassaient le souvenir d’Elisa.


Le jour s’était presque levé, mais on ne s’en rendait que difficilement compte sous l’épaisse couverture nuageuse. Les deux femmes avaient regagné leur mobil-home, où Lorna pouvait s’allonger, les jambes écartées. Le travail avait duré toute la nuit, personne ne savait s’il était temps qu’elle pousse, mais elle allait de toute manière essayer. Aggie avait libéré deux autres prisonnières pour l’aider. Du mobil-home s’élevaient des grognements et, parfois, des cris, accompagnés d’encouragements qui se fondaient dans le vacarme de la tempête. Cohen s’était réfugié dans une caravane inoccupée, meublée en tout et pour tout d’étagères vides et d’un matelas nu, posé à même le sol. Il dormait sur le dos, la bouche grande ouverte, les bras le long du corps, comme s’il posait pour le portrait d’un mort.

Quelques captives, conscientes de ce qui se passait, frappaient à leur porte en demandant à sortir pour aider Lorna, elles aussi, mais l’indifférence absolue d’Aggie finit par les faire renoncer. Appuyé à la caravane de la parturiente, cramponné à une corde, trempé, il bravait la tempête en écoutant crier la jeune femme. Pourvu que ce soit un garçon. Il allait avoir besoin de garçons, pour faire de tout ça ce qu’il voulait.

Cohen se réveilla en sursaut, comme si une grenade venait d’exploser dans ses rêves, et promena autour de lui un regard frénétique. Haletant, les yeux écarquillés, il se cramponna à sa cuisse car ses plaies le taraudaient. Où était-il ? Que se passait-il ? Un mobil-home rudimentaire, aux parois balafrées à l’emplacement des toilettes et de la kitchenette arrachées. Une odeur de sueur rance. Il se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Dehors, dans la tempête, le type au revolver s’appuyait à une des caravanes. Ensuite seulement, Cohen distingua les visages collés aux vitres des autres. Ce n’était pas un cauchemar, mais la réalité. Il humecta ses lèvres sèches puis se frotta la gorge. La tête pleine de l’écho du whisky. Autant se recoucher pour se calmer puis évoquer ce qui l’avait amené ici, dans l’espoir de trouver un moyen de s’en sortir.

Ce fut alors que la parturiente hurla. Un hurlement démentiel, animal, qui fendit la tempête.

Cohen boitilla jusqu’à la porte, déboutonna son manteau, souleva ses chemises et ouvrit l’étui de son couteau de chasse. Il tira le poignard, le tourna et le retourna entre ses mains, le fit passer d’une paume à l’autre. Lorsqu’il serra le métal froid dans son poing, une force étonnante l’envahit. Un nouveau hurlement lui fit rengainer le couteau, remettre ses chemises en place et reboutonner son manteau. Il rejoignit Aggie en clopinant au moment où Ava ouvrit la porte de la caravane.

« Il y a un problème », cria-t-elle du seuil, les mains sur les hanches, l’air perdue.

Aggie s’approcha pendant que Lorna hurlait, une fois de plus. Puis une autre, et une autre encore. Ils restaient tous là à se regarder sans rien faire.

« Il y a un problème, répéta Ava. Je ne le vois pas, et il ne bouge pas. Et je ne sais pas s’il se présente dans le bon sens.

— Il va falloir que tu incises, alors, dit Aggie.

— Fais-le, toi. Moi, je ne veux pas.

— Il va bien falloir que tu le fasses.

— Ou toi.

— Si tu ne le fais pas, elle est foutue », insista Aggie, sans savoir si c’était vrai — mais à entendre Lorna, ça en avait tout l’air.

« Elle risque d’y passer de toute manière, riposta la vieille femme. Si je l’ouvre, comment veux-tu que je la recouse ? Il n’y a rien dans le sac pour m’apprendre à faire une chose pareille. »

Elle avait ôté son manteau militaire. Ses manches roulées jusqu’aux coudes dévoilaient des mains sanglantes.

« Il faut que tu récupères le petit, insista Aggie. C’est le premier.

— Je sais ce que représente le petit. Ou la petite. C’est pareil. Je suis ici depuis aussi longtemps que toi, tu te rappelles ?

— Le premier de quoi ? » demanda Cohen.

Ils ne lui prêtèrent aucune attention, à moins qu’ils ne l’aient pas entendu.

Lorna hurla, encore une fois, puis se tut. Ils attendirent un autre hurlement, mais le silence se prolongea bien une minute. Ava s’empressa alors de rentrer.

Aggie recula. La pluie martelait les deux hommes, qui se voûtaient en se lorgnant de sous leur capuche.

« Y a du café dans celle-là », dit enfin Aggie, avec un coup de menton en direction d’une des caravanes.

Cohen ne répondit pas. Il aurait eu grand besoin d’un verre d’eau, mais il ne voulait pas prendre l’habitude de demander service à ce type, et les hurlements recommencèrent avant qu’il se décide. Cette fois, ils se poursuivirent sans discontinuer. Les hurlements — et les cris des autres femmes qui les couvraient, par-dessus le vacarme de la tempête, qui imploraient Lorna de tenir le coup ou lançaient des instructions désordonnées. La manière dont les prétendues aides tournaient en rond ne faisait qu’ajouter à l’hystérie collective. Cohen ferma les yeux. Serra les dents. Regretta amèrement de ne pas être ailleurs.

Aggie restait figé, impassible.

« Tu es content de toi ? lui cria le blessé en rouvrant les yeux.

— J’aurais dû te tuer hier soir, répondit Aggie sur le même ton. Mais je peux toujours le faire maintenant. »

Cohen, qui se demandait s’il avait bien compris, avec le bruit que faisaient les femmes, lui demanda de répéter.

« Tu m’as parfaitement entendu, riposta Aggie.

— Justement, non », rétorqua Cohen, provocateur. « Répète.

— Je disais que j’allais te sauver. Tu as été envoyé ici, tu le sais pertinemment. Comme nous tous.

— Personne n’a été envoyé ici.

— Tu ne comprends pas.

— Je comprends bien assez ce que je vois.

— Ce que tu vois maintenant.

— Ce sera pareil plus tard. »

Aggie hocha la tête, le sourire aux lèvres sous sa capuche. Il avait les yeux d’un homme libéré, conscient du pouvoir de la persuasion quand personne n’était là pour juger.

Les hurlements devinrent plus que douloureux. Torturés. Grotesques. Cohen se demanda en regardant son interlocuteur à quoi il était confronté en ces lieux, face à cet homme. Qui était Aggie, au fond ? Qu’avait-il fait ? De quoi était-il capable ? Cohen avait beau l’ignorer, il ne doutait pas d’affronter quelque chose de vraiment abject. Plusieurs femmes enfermées, sous la garde d’un seul homme. La Bible dans la poche. Affublé du manteau d’un mort. Disposant du pouvoir d’envoyer des gamins tendre des embuscades et dépouiller autrui. Le regard mauvais de l’impénitent.

Une note suppliante vibrait maintenant dans les hurlements suraigus, mais la pitié n’était pas de ce monde. Cohen écoutait, figé, les yeux rivés sur Aggie, impassible. Les cris qui déchiraient la tempête évoquaient pour le blessé Elisa et ce qui aurait pu être avec son ventre rond, le nom choisi, la chambre terminée, peinte en jaune, en bleu ou en rose. Il pensait à la minuscule chose sans nom morte avec Elisa et à la petite chose qui luttait pour vivre dans le mobil-home, entourée de femmes impuissantes, ramenées à une époque où nul n’avait d’autre possibilité que de se tordre les mains et de prier. Les cris et les supplications s’enchaînaient sans obtenir de réponse. Le soleil apparaissait lentement à l’horizon. Ailleurs, des gens dormaient dans des lits douillets ; ailleurs, ç’allait être une belle journée.

Cohen souleva son manteau et ses chemises, ouvrit son étui, tira son couteau et le brandit de la main droite comme un insigne. Les yeux d’Aggie s’écarquillèrent, il battit en retraite, mais ce n’était pas après lui qu’en avait l’homme à l’insigne. Il fonça vers la caravane où s’élevaient les hurlements, en ouvrit la porte et y pénétra sans hésiter. Le sang l’accueillit, l’angoisse. Ava, agenouillée entre les jambes de Lorna, se tournant vers lui. Il poussa la vieille femme de côté.

19

Le quatrième jour de leurs vacances vénitiennes, ils découvrirent au réveil un soleil hésitant. Elisa roula sur Cohen, l’embrassa et lui annonça qu’elle sortait courir. Lorsqu’il chercha à l’attraper pour l’empêcher de se lever, elle le repoussa malicieusement et alla se poster à la fenêtre.

« Je n’arrive pas à croire que tu aies pris tes chaussures de jogging, dit-il. Il faut qu’on discute sérieusement du sens du mot “vacances”. »

Elle ôta le tee-shirt qui lui servait de chemise de nuit, tira les rideaux et resta immobile devant la fenêtre ouverte, uniquement vêtue de la culotte blanche achetée la veille, imprimée à l’arrière du mot CIAO.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? » s’étonna Cohen.

La jeune femme s’étira, superbe dans la lumière du matin.

« On est en Italie. Tout le monde s’en fiche. C’est super. »

Il contempla les taches de rousseur de son dos et de ses épaules, prêt à la tirer sur le lit pour lui faire tout un tas de choses, mais au moment où il allait se jeter sur elle, Elisa s’approcha de l’armoire. Elle en sortit un short, un petit haut sans manches et ses chaussures de jogging.

« Je n’en ai pas pour longtemps, déclara-t-elle en s’habillant. Je veux juste éliminer un peu de ce qu’on a bu. »

Une bouteille de vin vide était posée sur la table de nuit, une autre par terre, à côté du lit.

« Tu vas te perdre, prévint Cohen.

— Sans doute. Mais je me retrouverai.

— Bon. » Il roula sur le ventre. « Je serai là à ton retour. »

Elle noua ses lacets, récupéra sa montre de sport dans la valise, lui donna un dernier baiser et sortit. Ses pas s’éloignèrent dans l’escalier.


Il se réveilla deux heures plus tard. Dehors, le ténor chantait. Elisa n’était pas rentrée. Cohen consulta deux fois de suite sa propre montre pour vérifier qu’elle était vraiment partie depuis longtemps. Elle aurait dû être là. Ses petits tours duraient en principe trois quarts d’heure, une heure maximum.

Il se doucha longuement, se rasa, se lava les dents puis, cela fait, se demanda s’il n’allait pas se planter nu à la fenêtre, lui aussi. Toutefois, les courbes de la jeune femme étaient nettement plus séduisantes que les siennes. Il décida donc d’enfiler un jean et un tee-shirt avant de regarder dans la cour. Des plantes grimpantes en pleine forme escaladaient un treillis depuis leurs pots de terre cuite, et les jardinières installées aux fenêtres de la maison d’en face débordaient de fleurs rouges. Comme il ne pleuvait pas, les clients avaient pris possession des quelques tables en fer forgé disposées dans la courette ; une jeune serveuse leur distribuait café et assiettes de pain.

Elle courait, elle s’est perdue, et elle a déniché un bel Italien. Là, maintenant, ils sont dans un petit bateau qui les emmène jusqu’au grand bateau de Monsieur. L’an prochain, à la même époque, elle parlera italien et elle se plantera toute nue à sa propre fenêtre, après avoir changé d’étalon. Mais le deuxième sera aussi jeune et aussi italien que le premier.

Cette pensée fit monter un sourire aux lèvres de Cohen, sans pourtant le faire franchement rire, car un scénario pareil ne lui semblait pas impossible, à voir l’éclat féerique des yeux d’Elisa depuis leur arrivée à Venise.

Il s’assit sur le lit, alluma la télé et regarda la rediffusion d’un match de foot de la nuit précédente. Milan-Barcelone. Il n’aurait su distinguer l’équipe milanaise de l’équipe barcelonaise sur le terrain, mais la psalmodie chorale ininterrompue de la foule avait quelque chose d’hypnotique. Au bout d’une demi-heure, une vague inquiétude le saisit. Il éteignit la télé, enfila une chemise, des chaussettes et des chaussures, puis partit se balader à la recherche d’Elisa.

Quand on prenait à droite en sortant de l’hôtel, on débouchait très vite sur une piazza animée, aux coins occupés par des kiosques — journaux et magazines, cigarettes, cartes postales, plans de la ville et tee-shirts souvenirs. Dans les rues adjacentes, bordées de restaurants et de cafés, les serveurs en chemise blanche et cravate noire circulaient entre les tables, pendant que les touristes en quête de la pause idéale passaient lentement d’un établissement à l’autre. Le centre de la place s’ornait d’une petite fontaine exhibant des anges cambrés aux bras tendus vers le ciel, aux pieds desquels les enfants jetaient de la monnaie en s’éclaboussant gaiement. Cohen regarda autour de lui. Avec toutes ces rues et ces ruelles, impossible de deviner par où était partie Elisa, mais peu importait, en réalité : l’endroit par lequel on pénétrait dans le labyrinthe de la cité n’avait guère d’influence sur celui par lequel on en ressortait.

Il alla s’acheter un paquet de Lucky Strike de l’autre côté de la place, le déballa, alluma une cigarette puis regarda la scène quelques instants de plus, avant de décider au hasard par où se lancer à la recherche de sa femme.

Une rue, un canal, un second canal, puis il déboucha dans un quartier apparemment moins touristique. Épicerie, laverie, magasin d’électroménager, fleuriste. Une femme tenant un chien en laisse apparut à une porte ; un vélo était appuyé à un mur. Cohen continua son chemin et finit par s’engager dans un quartier plus commerçant, enfilade de rues encadrées de boutiques aux vitrines pleines de mannequins luisants peu vêtus, de bijoux étincelants ou de vases en verre de Venise.

Il cherchait une femme en mouvement. La chaleur montait, il commençait à transpirer, et l’inquiétude le tenaillait réellement, à présent. Lorsqu’il découvrit des culs-de-sac à l’eau stagnante et des venelles noyées d’ombre, il comprit que n’importe qui pouvait tomber et disparaître n’importe où. Il marchait, il fumait, il cherchait. Enfin apparut une piazza où il était passé la veille : il décrivait manifestement un cercle approximatif, qui allait le ramener à l’hôtel. Peut-être Elisa était-elle de retour. Cette pensée ne s’imposa cependant qu’une seconde, avant qu’il décide d’appeler.

« Elisa ! » cria-t-il, les mains en cône devant la bouche.

La placette se figea. Tout le monde se tourna vers lui.

« Elisa ! » répéta-t-il, profitant du silence.

Une voix hostile riposta quelque chose d’une fenêtre quelconque, aussi reprit-il sa route, sans cesser d’appeler. L’écho de ses cris courait parfois tout le long d’un passage, mais pouvait aussi s’interrompre brusquement dans une impasse. Son pas de plus en plus nerveux s’accompagnait à présent de coups d’œil rapides dans les canaux, car son imagination lui imposait l’image d’une chaussure ou d’une montre de course flottant entre deux eaux, à moins que le superbe dos nu d’Elisa ne lui apparaisse, porté par les flots calmes tiédasses.

Au carrefour de cinq rues se dressait la statue d’un lion ailé, soumis à la conquérante en longue robe ondoyante qui le montait, une lance à la main. Cohen escalada le fauve, passa de la tête animale aux genoux humains puis réussit à se hisser sur les épaules de la guerrière pour mieux examiner les alentours. Un commerçant sortit d’un magasin de souvenirs, lui cria quelque chose, agita le doigt — non, non — et finit par frapper dans ses mains. Un passant vénitien se joignit au marchand, mais Cohen ne leur prêtait aucune attention. Il scrutait les rues de son perchoir en appelant Elisa. Quand le boutiquier s’approcha de lui, se mit à brailler et à faire de grands gestes, il bondit à terre puis riposta sur le même ton jusqu’à ce que l’adversaire batte en retraite. Après sa victoire, il fit le tour du carrefour en regardant une fois de plus dans toutes les rues et en se demandant quoi faire. Il était en nage, maintenant.

La pensée lui vint alors qu’il n’avait pas laissé de message à la réception. Si Elisa était rentrée, elle devait se demander ce qu’il devenait. Il se mit à courir. Dans la direction générale de l’hôtel — à son avis. Avec l’espoir de tomber sur une rue familière qui lui permettrait d’y retourner. Il appelait. Hurlait le nom de sa femme. S’arrêtait à tous les carrefours. Regardait dans toutes les directions. Examinait de tous les ponts l’eau de tous les canaux. Si pressé qu’il fût, il essayait de ne rien rater.

Une venelle interminable, un canal, une autre venelle interminable. Une rue animée, un peu plus loin. Celle de l’hôtel, peut-être. Il ne se trompait pas, car il ne s’y était engagé que depuis quelques minutes quand il reconnut les bâtisses environnantes. Enfin, l’enseigne familière apparut. Elisa approchait de l’établissement, le bras passé au cou d’une petite inconnue en jupe longue. Elles avançaient d’un pas très lent, la jeune femme appuyée à sa compagne, ce qui permit à Cohen de les rattraper au moment où elles atteignaient la porte.

« Elisa », dit-il, hors d’haleine.

Elle pressait contre son front un chiffon. Ensanglanté. Il l’enlaça et la serra contre lui, alors qu’elle s’appuyait toujours à l’inconnue.

« Elle va bien, elle va bien », dit cette dernière en repoussant Cohen, avant d’ôter le bras d’Elisa de ses épaules comme pour dire Voilà, emmenez-la, elle est à vous.

Des lunettes pendaient à son cou, au bout d’une chaîne en argent. Ses yeux entourés de rides rayonnaient de bonté.

« Tout va bien », renchérit Elisa avec un léger rire, en tendant les bras à Cohen. « Tu as l’air complètement flippé.

— Qu’est-ce qui s’est passé, nom de Dieu ?

— Je me suis perdue. Tu me l’avais bien dit.

— Tête cogne le plafond, expliqua l’inconnue en serrant le poing et en se frappant le front.

— Le pavé, rectifia Elisa, le doigt tendu vers le sol. Je me suis cogné la tête sur le pavé.

— Bon, bon.

— Tu t’es cogné la tête ? » répéta Cohen en écho.

Le bras à son cou, Elisa tendit l’autre main à sa compagne, qui la prit.

« Merci beaucoup. Grazie beaucoup.

— Ça aller ? » demanda la petite Italienne.

Cohen fouilla dans sa poche et en tira un peu d’argent, qu’il lui tendit, mais elle refusa de le prendre.

« Bon, bon, répéta-t-elle en reculant. Bon, bon.

Grazie », insista Elisa.

L’inconnue salua de la main, fit demi-tour et repartit par où elles étaient arrivées.

Le couple rentra et alla s’asseoir à une table, près du bar. Elisa se laissa tomber sur une chaise, avant d’écarter le chiffon de son visage. Une coupure zébrait son front enflé.

« Bordel de merde », lâcha Cohen.

Un des adolescents vit de quoi il retournait en passant par là, se glissa derrière le bar, humecta d’eau froide un linge propre et le donna à la jeune femme. Quand il lui demanda si elle avait besoin d’autre chose, elle répondit par la négative, avant de le remercier.

« Je suis idiote, dit-elle ensuite à Cohen.

— Tu n’es pas idiote du tout, mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je courais. Je me suis perdue. J’ai glissé. De toute manière, je n’arrête pas de glisser sur ces pavés. Mais là, je suis tombée la tête la première, et je me suis à moitié assommée. La dame est arrivée, elle m’a vue, elle m’a aidée à m’asseoir, et elle doit vivre juste à côté, parce qu’elle est rentrée dans un immeuble et elle est revenue deux minutes après avec le chiffon et un verre d’eau. »

Cohen essuya de la main une traînée de sang mêlé d’eau qui coulait sur la tempe d’Elisa.

« Tu m’as fait la peur de ma vie.

— Je suis désolée.

— Je te disais bien que tu n’étais pas censée faire du sport pendant les vacances.

— Je crois que ce coup-ci, j’ai compris. »

Il lui toucha la main — celle qui tenait le linge, qu’elle écarta de son œil. Son front allait manifestement arrêter de saigner.

« Ça fait mal ? s’enquit-il.

— Ça a l’air de faire mal ?

— Oui.

— Alors ça fait mal. »

Cohen lui reposa la main au chiffon sur la plaie.

« Je reviens. »

Il passa en coup de vent prendre le Tylenol dans leur chambre, mais quand il redescendit, personne ne servait plus au bar, ce qui l’obligea à aller chercher lui-même une bouteille d’eau et une canette de bière. Il les apporta à la table, où il se rassit, avant de donner trois cachets à Elisa. Elle regarda les comprimés, le regarda, lui, regarda la bière (devant lui) et l’eau (devant elle).

« C’est une plaisanterie ? »

Il se releva, alla chercher une seconde canette, s’empara du décapsuleur oublié sur le comptoir, se réinstalla à la table, ouvrit les deux bouteilles jumelles et en fit glisser une vers la jeune femme. Elle ramassa le Tylenol, se le fourra dans la bouche puis le fit descendre d’une lampée de bière fraîche.

« Ah, ça fait du bien », dit-elle en reposant la canette.

Cohen tira ses cigarettes de sa poche, prit sa propre canette et poussa un long soupir. Elisa lui adressa un clin d’œil — celui sur lequel elle ne pressait pas le chiffon. L’anxiété de la séparation ne leur pesait plus tel un fardeau, mais n’avait pas disparu pour autant.

« Finies, les excursions solo », lança-t-il. Un haussement d’épaules lui répondit. « Je suis sérieux, hein.

— Tu crois qu’on devrait s’attacher l’un à l’autre ?

— S’il le faut. » Il lui reprit la main pour écarter le linge de son front. La plaie était rouge et gonflée. « Allez, bois ta bière. »

20

Mariposa regarda de sa fenêtre Cohen quitter la caravane de Lorna et regagner celle où il dormait. Allait-il allumer la lumière ? Non. Sans doute s’était-il couché, ce qui la décida à attendre. Et, en attendant, elle s’intéressa à l’agitation extérieure. Les allées et venues d’Aggie et des deux femmes libérées par ses soins étaient toutes centrées sur le mobil-home de Lorna. Chaque fois que sa porte s’ouvrait, la lampe qui y brûlait éclairait le sang dont étaient couverts les mains, les bras, les chemises de tout ce monde. Lorsque Ava finit par apparaître, une masse sanglante dans les bras, Mariposa se demanda si la chose était morte ou vive. La porte resta ensuite fermée un moment avant de se rouvrir sur la vieille femme, chargée cette fois d’un paquet blanc. Elle sortit sous la pluie au bras d’Aggie, qui l’entraîna jusqu’à sa propre caravane. Apparemment, il ou elle s’en était tiré. Pour l’instant.

Cohen n’avait toujours pas allumé la lumière.

Mariposa enfila son manteau, mais se rappela brusquement qu’elle était prisonnière. Elle n’en essaya pas moins de pousser sa porte, laquelle s’ouvrit. Le désordre était tel qu’Aggie avait dû oublier les verrous. Quand la jeune fille descendit de son mobil-home, le vent lui assena une gifle de pluie. La tête basse, elle se dirigea vers celui de Cohen, devant lequel elle s’arrêta, le temps de regarder ce qui se passait. Les autres s’activaient toujours autour de la caravane de Lorna.

Mariposa posa la main sur la poignée de la porte, la fit lentement jouer, ouvrit et se glissa à l’intérieur.

Puis elle s’avança dans le noir. Sans le voir. Sans l’entendre, au début.

Jusqu’à ce qu’il ronfle.

Il gisait sur le ventre, bras et jambes écartés, en chute libre. Le souffle lent et laborieux. La jeune fille attendit que ses yeux s’habituent un peu à l’obscurité pour aller s’agenouiller près de lui. Il portait toujours son manteau et ses grosses chaussures boueuses, qui pendaient dans le vide au bout du matelas.

Elle tira de sa poche un briquet et une bougie, qu’elle alluma avant de la poser par terre, d’ôter son propre manteau et de le poser par terre, lui aussi. Puis elle effleura des deux mains le bottillon gauche de Cohen, en chercha les lacets à tâtons, les dénoua et leur donna du mou. Quand elle tira doucement sur la chaussure, le dormeur ne bougea pas. Alors elle la secoua pour la desserrer, la retira puis procéda de même avec la droite. À un moment, Cohen grogna en se soulevant sur le matelas, sans toutefois se retourner ni se réveiller.

Des voix s’élevèrent dehors. Mariposa se leva pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Les deux femmes libérées se dirigeaient vers leurs caravanes respectives. La lumière s’était éteinte dans celle de Lorna.

La jeune fille se remit à genoux. L’oreille tendue au souffle de Cohen. À ses ronflements occasionnels. Au vent et à la pluie. Aux mots qui résonnaient dans sa propre tête, demandant à sortir, et qu’elle laissa en effet s’échapper dans un murmure :

« Je sais pourquoi tu es là. Tu es venu pour elle. Pour ce qui reste d’elle. Ce qui reste de tout ça. Je sais pourquoi tu es là, oui. »

Elle s’interrompit. Posa la main sur la jambe du dormeur.

« Ne le laisse pas te retenir. Je ne veux pas que tu deviennes comme lui. Mais je sais que tu n’es pas comme ça. J’en suis sûre. »

Elle s’interrompit à nouveau. Retira la main.

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait parlé à quelqu’un sans colère, sans véhémence, sans peur.

Après avoir retiré l’élastique qui maintenait sa queue-de- cheval, elle se glissa sur le matelas. Cohen s’ébroua, leva brièvement la tête, mais la laissa retomber en sombrant une fois de plus dans un sommeil agité. Mariposa resta appuyée sur les coudes jusqu’à ce qu’il se calme un peu puis s’allongea tout doucement près de lui.

* * *

Ailleurs. Pas de campagne, pas de plage, pas de pâturages ni de lilas des Indes. Un monde de béton, une ville où il se promenait un jour banal, environné de gens banals qui allaient et venaient sur les trottoirs et dans les magasins. Il avait beau scruter les noms des rues, ils étaient rédigés dans une langue étrangère, et les alentours n’avaient rien de distinctif. Il marchait. Il observait l’intérieur des magasins par les vitrines, il entrait dans les bars pour examiner les consommateurs, il s’arrêtait à un téléphone payant, composait un numéro puis écoutait sonner, sonner sans que personne ne réponde, il raccrochait et il repartait. Kiosques à journaux, stands de hot dogs, boutique de vêtements devant laquelle une femme en robe argentée moulante fumait une cigarette. Chien sans collier flairant une poubelle. Coup de klaxon occasionnel. Il marchait. Il regardait son reflet dans les vitrines, il soufflait sur ses mains glacées. Il s’arrêtait brusquement, parce qu’il s’était perdu. Il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule en se demandant de quelle direction il arrivait. Il laissait derrière lui un, deux, peut-être trois carrefours supplémentaires. Il s’arrêtait à nouveau, il tournait sur lui-même, il cherchait à déterminer où il était, où il allait, comment revenir sur ses pas — l’un ou l’autre, peu importait. Il essayait de se renseigner, mais personne ne le comprenait, les gens le dépassaient d’un pas vif, lui répondaient d’un ton sec ou le repoussaient. Il marchait. Tout se ressemblait, et il ne savait pas qui ou ce qu’il cherchait. Chaque pas ajoutait à son anxiété, il appelait au secours, mais les étrangers ne lui prêtaient aucune attention, de gros nuages noirs arrivaient soudain, tout le monde disparaissait dans les immeubles ou les magasins, mais il n’avait nulle part où aller, il restait planté là à regarder les nuages asphyxier le soleil, jusqu’au moment où il sentait qu’il y avait quelqu’un juste à côté de lui, il pivotait mais il n’y avait personne, pourtant il sentait qu’il y avait quelqu’un, et quand il ouvrait les yeux, il régnait une nuit d’encre et quelqu’un se trouvait juste à côté de lui, comme dans son rêve.

Il était couché sur le dos. Baigné par la faible clarté d’une bougie. Elle était couchée près de lui. Il se tourna vers elle, il vit les cheveux noirs, et il sut. Étonnamment, il ne fut pas surpris. Il resta immobile pour voir si elle dormait, il prit conscience du souffle lent de la jeune fille, et il comprit qu’elle dormait en effet. Il leva la tête ; les longs cheveux noirs dissimulaient son bras. Alors il les attrapa, les écarta, les remit dans le dos de sa compagne. Elle poussa un grand soupir. Il reposa la main et resta immobile. Immobile, bien au chaud contre ce corps. Sensation étrangère. Naturelle. Il ne comprenait pas pourquoi elle était là, pourquoi il ne se levait pas ni pourquoi il n’était pas fou de rage mais, à son grand soulagement, les choses pouvaient très bien se passer de sens dans le noir. Immobile, bien au chaud, il la sentait respirer. Il referma les yeux et s’abandonna.

Quand il se réveilla, des heures et des heures plus tard, elle n’était pas là. Une lumière bizarre entrait par la fenêtre. Il s’assit, avec l’impression de se trouver dans un rêve où se mêlaient inextricablement réel et irréel. Avait-il imaginé le corps contre le sien ? Non, la sensation persistait, trop présente. Il se frotta les yeux, puis la nuque, assez satisfait que quelqu’un d’autre ait couché dans son lit.

La boîte à chaussures attendait par terre, près du matelas. L’alliance d’Elisa, les boucles d’oreilles et les colliers qu’elle portait lors de leur mariage étaient posés dessus. À côté se trouvait l’enveloppe de lettres et de documents.

Il se pencha de côté pour palper sa poche arrière, à la recherche de la photo. Toujours là. Il prit les bijoux, ouvrit la boîte, plaça photo et bijoux à l’intérieur avec le reste, referma la boîte. Enfin, il se rallongea, les yeux fixés sur la fenêtre, derrière laquelle brillait le soleil.


Les femmes rassemblées au milieu du cercle de caravanes parlaient de miracles.

« Vous vous rendez compte, disait l’une.

— Dieu m’est témoin qu’on a du mal à y croire », disait l’autre.

Elles regardaient avec admiration le ciel d’un bleu limpide, qu’on aurait dit créé du jour. La tempête évanouie avait laissé dans son sillage une pureté oubliée. Pas un nuage. Juste le soleil de l’après-midi et une brise tranquille.

Le second miracle circulait de mains en mains. Propre, endormi, emmailloté dans une couverture. Elles n’arrivaient pas à croire qu’il soit sain et sauf.

21

Seul à l’extérieur du cercle, les mains dans les poches, le couteau nettoyé rangé dans son fourreau, son poids reposant sur sa jambe saine, Cohen contemplait le ruban rose qui ornait l’horizon de la fin d’après-midi. Aggie ne lui avait pas adressé la parole quand il était sorti en boitillant de son mobil-home, avait longé les cendres du feu puis s’était engagé dans le pré, mais il sentait que l’homme le regardait. Satisfait d’avoir découvert de quoi il était capable. Car l’ignorance de l’un faisait la force de l’autre.

Que se passerait-il, si Cohen s’éloignait ? Jusqu’où irait-il, avant que le fusil ne tonne et qu’un point brûlant ne se matérialise sur son corps — avant de tomber, inerte, tel un animal abattu par un chasseur ? Les arbres ne se trouvaient qu’à deux cents mètres, l’herbe était sans doute assez haute pour qu’il s’y dissimule et s’y éloigne en rampant, mais sa jambe blessée ne le portait pas, et il ne voulait pas se faire poursuivre puis abattre à plat ventre. Il préférait mourir debout. Des oiseaux volaient au-dessus de lui ; des mouvements agitaient l’herbe. D’innombrables petites bêtes avaient besoin de cette éclaircie pour chercher à manger. Tourné vers le sud, il imaginait les flots envahissant discrètement le rivage en ruine dans le calme du matin, comme pour éviter de réveiller les décombres. L’océan désert, l’immensité de l’eau et du ciel, leur jonction à l’horizon infini. Il se rappelait la plage de son enfance. Ses yeux perdus au loin. Il imaginait alors les hommes qui avaient contemplé la vastitude des siècles avant lui et bravé l’inconnu en chargeant des bateaux, en disant adieu à leur famille, en hissant les voiles puis en se laissant emporter, poussés par une curiosité plus puissante que l’amour de leur terre et de leurs proches. Ils se laissaient emporter, et tandis que leur mère patrie rapetissait puis disparaissait dans leur sillage, des points d’interrogation se déployaient devant eux telles les constellations. Ils se représentaient des serpents de mer jaillis des profondeurs, capables de les dévorer d’une bouchée, de les griller en crachant le feu ou de les emprisonner dans leurs anneaux puis de les vider de leur sang par constriction ; ils se figuraient des tourbillons noirs de taille à engloutir une flotte entière et qui n’auraient aucun mal à les aspirer dans des tombeaux sans fond tournoyants ; ils contemplaient le bord du monde jusqu’où ils navigueraient avant d’en basculer — mais où tomberaient-ils ?

Cohen avait joué à ça, enfant, plongé dans l’eau jusqu’à la taille ; il y jouait maintenant, adulte, les yeux au ciel infini, intrigué par ces hommes et par ce qu’ils avaient imaginé. Avaient-il été déçus — fût-ce vaguement — en découvrant que les créations les plus folles de leur esprit n’avaient aucune réalité ? Que l’autre rive était juste pierre et sable, très semblable à celle qu’ils avaient quittée en levant l’ancre ? Que les fontaines de vie, les montagnes de perles et de rubis n’existaient pas plus que les monstres au long cou ou à la corne aiguisée ? Mais peut-être le monde leur restait-il assez inconnu, quoi qu’il renferme. Peut-être ce et ceux qu’ils trouvaient à l’arrivée — l’inconnu, tout simplement — nourrissaient-ils assez leur avidité. Emplissaient-ils leur âme jusqu’à son apex. Les récompensaient-ils largement des dangers rencontrés. Peut-être l’inconnu était-il plus que suffisant. Le regard fixé sur l’horizon enrubanné, Cohen se disait qu’il avait découvert l’endroit idéal pour ces hommes-là.

Il grattouilla la croûte de sang séché qui s’était formée sur sa jambe. Dans le cercle, les femmes contemplaient le bébé en discutant tout bas, comme si elles échangeaient des informations sensibles. C’était Ava qui portait le nouveau-né, dont la tête rose dépassait de la couverture, les yeux entrouverts, la bouche étirée sur un faible cri. Les autres lui adressaient entre deux murmures des onomatopées apaisantes, tendaient des doigts sales pour toucher son crâne doux ou ses joues gonflées. Pendant qu’elles papotaient en profitant de ce jour tout juste créé, Aggie allait chercher du bois sec dans une remorque de stockage et s’activait à démarrer le feu. L’adolescent et un garçonnet ramassaient du bois mouillé, qu’ils rangeaient dans la même remorque. Aucun des trois ne s’occupait des femmes ni du bébé. Cohen avait beau tout entendre, il ne se retournait pas. Il regardait le ciel en pensant aux explorateurs.


Il le regardait toujours, quand quelqu’un s’approcha de lui par-derrière.

« J’avais rien contre vous, l’autre jour. »

Cette fois, il se retourna. Les cheveux gras du blondinet étaient plaqués sur son crâne. Il avait porté une main à sa bouche pour se réchauffer les doigts et tenait de l’autre celle du gamin.

« Je vous assure, ajouta-t-il. J’étais obligé.

— Obligé de quoi ? »

L’adolescent jeta un coup d’œil en arrière. Aggie le regardait. Il baissa la voix, comme si le patriarche pouvait l’entendre par magie.

« Rien. »

Cohen le considéra puis se rapprocha en boitillant des deux garçons.

« Qui êtes-vous ?

— Je vous présente mon frère, répondit le grand. C’est pour ça que j’ai fait ce que j’ai fait, l’autre jour. »

Le petit portait un manteau en jean boutonné de haut en bas. Le foulard enroulé autour de son cou lui montait jusqu’à la bouche. Il tenait sous le bras un ballon de foot à moitié dégonflé.

« Je suppose que vous avez un nom ?

— Qui ça ? Nous tous ? Ou juste nous deux ?

— Vous deux.

— Moi, je m’appelle Evan. Lui, Brisco.

— Qu’est-ce qu’il a à voir avec le fait que vous ayez essayé de me tuer, toi et la fille ?

— Je ne voulais tuer personne, protesta Evan en secouant la tête.

— Tu m’as tiré dessus.

— Y a rien qu’est sorti.

— C’est pas la question.

— La question, c’est que je ne voulais pas. Je vous l’ai bien dit. Aggie enferme Brisco quand il nous envoie en mission, Mariposa et moi. Comme ça, il est sûr que je ne vais pas me barrer. Et on a carrément intérêt à rapporter quelque chose. »

Cohen jeta à son tour un coup d’œil dans le cercle. Aggie les regardait, la cigarette aux lèvres. Un peu plus loin, les femmes faisaient tourner le bébé. La fumée du feu naissant se mêlait à celle de la cigarette, nœud de serpents étiré jusqu’à évoquer un observatoire. Mariposa regardait aussi dans le pré, adossée à un mobil-home, à l’écart.

« Couvre-toi les oreilles, Brisco », ordonna Evan. Il attendit que le gamin ait posé ses mains pâles sur ses oreilles pour demander tout bas : « T’as tué Joe ? »

Cohen hésita. Que répondre à cette question ? Il n’était pas sûr d’avoir envie d’informer ces gens qu’il n’avait jamais tué personne. Qu’il n’avait jamais tiré sur personne. Qu’il n’avait jamais tiré du tout, à part dans la direction d’autres coups de feu, pour dissuader des types armés d’approcher. Il n’avait pas envie qu’on parle de lui, qu’on s’interroge à son sujet. Voilà pourquoi il répondit par l’affirmative :

« Oui.

— Tant mieux », lâcha Evan, après avoir cueilli le sommet d’un brin d’herbe.

Il retira les mains de Brisco de ses oreilles.

Cohen souffla sur ses doigts puis se frotta le visage. Le garçonnet fit passer son ballon sous son autre bras puis le lança à son frère.

« Vas-y », l’encouragea Evan. Le petit détala sans un regard en arrière et ne tarda pas à se retrouver hors de portée d’un ballon dégonflé. « Stop ! »

Il freina des quatre fers, la balle ramollie entama un vol incertain dans sa direction, mais retomba sans le toucher.

« Entraînement au pied », cria Evan.

Brisco se mit à courir en rond, le ballon à la main, le lâcha, chercha aussitôt à shooter dedans mais le rata, perdit l’équilibre et tomba. Ce qui ne l’empêcha pas de réessayer, dès qu’il se fut relevé en riant.

Cohen profita de son éloignement pour demander à Evan ce qui se passait ici, nom de Dieu.

« Je ferais peut-être mieux de la fermer », répondit l’adolescent, dont les yeux bougeaient sans arrêt.

« Allez, insista Cohen. Tu n’as qu’à parler bas. Ça ira. »

Evan regarda une fois de plus au loin, mais finit par se lancer. Tout avait commencé avec Aggie, Joe et cette bonne femme, là, Ava. D’après ce qu’il en savait, lui, ils jouaient les bons Samaritains en recueillant des traînards, ici ou là. Des gens qui rôdaient sur les routes, se terraient chez eux ou ailleurs, et à qui ils proposaient de les emmener en leur promettant à manger et un endroit sûr. Deux ou trois personnes se laissaient parfois convaincre de cette manière. Ils leur donnaient une caravane où s’installer, ils les nourrissaient quelques jours, ils organisaient des séances de prière et prêchaient la bonne parole — ce genre de conneries. Mais ils ne ramenaient jamais que des femmes ou des couples, ils ne tardaient pas à annoncer au type qu’il fallait partir à la chasse, ils l’entraînaient dans les bois, et ils l’abattaient. À ce moment-là, un verrou apparaissait comme par magie sur la porte du mobil-home, et la femme n’allait plus nulle part. Ils avaient des projets pour l’humanité ou quelque chose de ce genre. Aggie était convaincu de ressembler à Dieu ou à Jésus — en tout cas, il s’y comparait. Evan gardait un œil sur Brisco en racontant son histoire. L’adolescent avait le regard de quelqu’un qui en a beaucoup vu en peu de temps, même si sa voix conservait le charme de la jeunesse.

Cohen l’examinait. Des joues creuses, des yeux durs.

« Et vous ? Où est-ce qu’il vous a trouvés ?

— Pareil que les autres. On était avec mon oncle, mais il a disparu. Alors on marchait sur la route 89, quand ils se sont arrêtés à notre hauteur. On les a accompagnés, parce qu’on ne savait pas quoi faire. Je ne pouvais pas laisser Brisco mourir de faim. Au début, ils étaient super gentils. Mais ils ont fini par nous enfermer, comme tout le monde.

— Il ne t’a pas emmené à la chasse ? »

Evan secoua la tête.

« Pas encore.

— Et la fille ?

— Elle était déjà là à mon arrivée. Elle n’a jamais rien voulu me dire d’autre. »

Cohen se tourna à nouveau vers le cercle. Aggie buvait du café, sans les regarder.

« Et moi ? Pourquoi je ne suis pas mort ?

— Sans doute pour la même raison que Brisco et moi. Il est vieux, il ne peut pas toutes les mettre enceintes tout seul. Joe l’aidait. C’est pour ça qu’il ne veut pas nous tuer. Il veut nous convertir.

— Pour sauver l’espèce humaine. »

Evan haussa les épaules.

« Je suppose. »

Brisco avait manifestement fini par prendre le coup, car il réussit à placer deux ou trois shoots, mais il en avait assez. Il revint en courant lancer le ballon à Evan.

« Pourquoi vous ne vous cassez pas, tous ?

— C’est pas si simple. »

L’adolescent relança le ballon à son frère.

« Je suppose que non, en effet. Dis-moi, elles sont toutes là ? » ajouta Cohen en désignant les femmes d’un petit coup de menton.

La réponse se fit attendre près d’une minute :

« Oui. Sauf Lorna. »

Il secoua la tête en se remémorant cet instant. Les hurlements, le coup de couteau, la seconde d’incrédulité générale. Puis il prévint les garçons qu’il n’allait pas rester.

« Je disais pareil, riposta Evan. Mais j’ai nulle part où aller. Je préfère être vivant ici que mort ailleurs. » Il prit la main de Brisco. « C’est la seule décision que j’aie pu prendre. »

Les deux frères repartirent en direction du cercle.

Cohen les laissa s’éloigner de quelques mètres, avant de les rappeler :

« Hé. » Ils se retournèrent. « Comment elle s’appelle, déjà, la fille ?

— Mariposa. »

Ils repartirent, ils les rappela et, cette fois, quand ils s’arrêtèrent, il les rejoignit, tira de sa poche les minuscules chaussettes et les donna à Evan en lui disant de les remettre à quiconque s’occupait du bébé.


Les femmes vécurent une journée d’appréhension. Joe était parti depuis un certain temps, elles avaient assez de jugeote pour savoir qu’il ne reviendrait pas, et même s’il finissait par revenir, il n’était pas là maintenant. Les forces adverses s’en trouvaient réduites de moitié. Elles ne connaissaient pas le type blessé à la cuisse, mais il se fichait clairement de ce qui arrivait. Il avait l’air aussi absent qu’elles lorsque les cris de Lorna leur avaient annoncé telle une alarme la fin brutale qui les attendait. On s’habitue à tout. Elles en étaient venues à le comprendre et à l’accepter, mais voilà qu’un soleil inattendu se répandait sur terre, que Joe avait disparu, que le nouveau-né luttait pour vivre, que Lorna était morte. Un esprit de révolte grandissait silencieusement en elles. Les regards qu’elles échangeaient le disaient : Ça ne peut plus durer.

Elles faisaient attention à ce qu’elles racontaient quand Ava traînait dans les parages, parce qu’elles l’avaient toujours vue soutenir Aggie. Il leur arrivait de se promener dans les prés ou autour du feu par groupes de deux ou trois en discutant à voix basse, aussi sérieuses que des comploteuses, de grandes timides ou les deux. L’appréhension se lisait sur leur visage, oui, mais il s’y mêlait autre chose. Elles avaient entendu les hurlements dans la nuit. Elles savaient ce que Lorna avait souffert et ce qu’il était advenu d’elle. La lutte contre la douleur, elles s’y étaient préparées, mais elles n’avaient aucune envie d’endurer ce qu’avait enduré Lorna. Elles plissaient les yeux, les muscles des joues crispés, en parlant du moment qui viendrait pour chacune d’elles. La voix prudente, le cœur anxieux, elles disaient sans hésiter que la première délivrance à s’être déroulée en ces lieux devait aussi être la dernière. Et si on fait quelque chose, il faut le faire maintenant. Dieu sait quand on reverra une journée pareille.

En fin d’après-midi, le bleu du ciel disparut. Une pluie fine se mit à tomber, pendant que les lourds nuages gris accumulés au-dessus du golfe en prédisaient davantage. Les discussions s’étaient calmées, mais la communication passait maintenant par des regards et des pincements de lèvres qui exprimaient tous la même opinion. Il est seul, et on ne veut plus de ça. Elles ramassaient du bois, elles rangeaient les branches mortes d’un côté de la remorque de stockage, elles préparaient à manger, elles faisaient la lessive dans des conteneurs en métal argenté, tout cela avec des gestes calculés, mécaniques, en échangeant des coups d’œil sévères, comme si un compte à rebours s’était déclenché dans leur tête.

Assis sur un parpaing posé à la verticale, Cohen tendait sa jambe blessée en avant. Mariposa était venue deux fois s’installer près de lui, mais Aggie l’avait renvoyée deux fois aider les autres.

Au crépuscule, il pleuvait sans discontinuer sur la grisaille universelle. Tout le monde portait de gros manteaux et une capuche. Les heures, les jours, les semaines passées sous la pluie avaient voûté toutes les épaules.

Lorsque Aggie vint lui demander son aide pour accrocher une remorque à une cabine de camionnette, Cohen se leva et gagna en boitillant le pré où étaient garés les véhicules.

Toutefois, un homme seul pouvait parfaitement manœuvrer la remorque-plateau de trois mètres dont il était question. Le blessé resta donc plus ou moins planté près du patriarche, à le regarder faire. La corvée terminée, Aggie se redressa en essuyant la pluie qui ruisselait sur son visage.

« Je te préviens pour que tu le saches, je ferai peut-être un exemple avant la fin de la journée. Ce qui se passe ne me plaît pas. La naissance a provoqué de l’agitation, alors qu’elle aurait dû susciter des réjouissances.

— Il y a eu une mort, répondit Cohen. C’est peut-être ça, le problème.

— Une vie pour une vie, il n’y a pas de quoi se lamenter. Personne ne devrait se lamenter sur un commencement. Mais je vois le désespoir. Et les désespérées ont besoin d’un message. Elles ont besoin qu’on le leur rappelle. Si quelqu’un bouge seulement d’un cil, je le leur rappellerai d’une manière qu’elles ne seront pas près d’oublier. »

Sans répondre, Cohen tira une cigarette abîmée et un briquet de sa chemise.

« Tu ferais mieux de ne pas te croire trop malin non plus, ou tu vas rejoindre ton chien, reprit Aggie en s’approchant de lui. Réfléchis un peu à ta place ici. À ce qui t’a été offert. Regarde un peu mieux autour de toi. Tu verras peut-être autre chose que ce que tu crois voir maintenant. »

Cohen cassa le bout inutilisable de la cigarette, se pencha pour protéger des éléments le morceau restant et l’alluma. Lorsqu’il détourna le regard d’Aggie, il s’aperçut que la remorque contenait deux pelles.

« Qu’est-ce que tu veux faire de ça ? demanda-t-il.

— Creuser. Avec le gamin et toi. Quand il fera noir. »

Il aspira une bouffée de fumée.

« Alors j’ai quelque chose à te dire avant qu’on parte.

— Ah. Quoi donc ?

— Si tu t’imagines que je vais creuser ma tombe, tu n’as qu’à me tuer ici. »

Aggie secoua la tête en riant.

« Seigneur. Il n’est pas question de creuser des tombes. On va récupérer le fric. »

Ce fut au tour de Cohen de secouer la tête.

« Ne me dis pas que toi aussi.

— Un paquet de fric. Personne ne sait combien il y en a. »

Son moignon de cigarette terminé, il jeta le mégot par terre. Il en avait vu et entendu assez sur la chasse au trésor. Des groupes qui s’activaient. Des coups de feu qui fauchaient certains hommes et dispersaient les autres.

Aggie s’écarta un peu de lui, se pencha et tira violemment sur l’attache de la remorque pour vérifier qu’elle tenait.

« Tu vois, reprit-il en se redressant, il te suffit d’additionner deux et deux. Tu te retrouveras avec tout ce dont un homme a besoin.

— Si vraiment tu t’imagines qu’il y a du fric enterré sur la côte, c’est que tu es cinglé. Comme tous ceux qui y croient.

— C’est ce que disent ceux qui ne ne le trouveront jamais.

— Personne ne le trouvera jamais, parce qu’il n’y a rien à trouver. Il faut être fou pour seulement chercher.

— Il faut être fou, hein ?

— Oui, il faut être fou. Comme pour faire ces conneries-là. »

Cohen s’était retourné et englobait d’un grand geste du bras le cercle de mobil-homes.

Les mains sur les hanches, Aggie fronça ses sourcils noirs.

« Il faut être fou ? répéta-t-il.

— Oui. C’est de la merde. »

Aggie hocha légèrement la tête, s’éloigna de quelques pas puis se rapprocha d’autant.

« Plus fou que pour vivre avec des mortes dans une maison isolée ? » demanda-t-il d’une voix lente, mesurée.

La certitude de Cohen s’évanouit. Il avait beau rendre son regard à Aggie, il ne savait pas quoi répondre.

« Je te connais », continua le patriarche, toujours aussi posément. « Oui, je te connais. J’ai tout vu. J’ai lu tout ce que contenait cette enveloppe. J’ai vu où tu habitais. Ce que tu faisais. J’ai mis ses bagues à mon petit doigt. J’ai flairé les mots d’amour que tu gardais dans la boîte, sous le lit. J’ai vu les vêtements de bébé et les robes dans le placard. Ne viens pas me traiter de fou. Tu ne vaux pas mieux que n’importe qui d’autre ici. On peut être fou de bien des manières. Et tu l’es autant que moi. »

Il attendit une réponse, qui ne vint pas. Alors il repartit pour le campement. Quand il se mit à appeler les femmes, Cohen lui emboîta le pas, curieux de savoir ce qu’il avait à dire.

Une fois au milieu du cercle, le vieux chef fit mettre les prisonnières en file, pendant que le blessé s’adossait à une caravane, à l’écart.

Aggie ordonna aux captives de fermer les yeux puis se mit à prier de sa voix râpeuse, remerciant Dieu de leur avoir donné un endroit où vivre et aimer, où respirer et échapper au tonnerre. Merci, mon Dieu, de nous avoir installés en terrain élevé, de nous offrir de quoi remplir notre ventre et réchauffer nos mains, de nous protéger la nuit des loups qui errent en ce monde, prêts à déchirer la chair des malheureux sans défense. Merci de nous avoir envoyé ce bel enfant, d’avoir permis à notre famille de croître et multiplier, car nous voyons dans ce petit être le présent, l’avenir, l’éternité. Ce soleil est la réponse que Tu nous fais, la preuve de Ton amour et de Ton approbation. Nous sommes ici chez nous, Tes vents sont notre force, ne me laisse pas hésiter à abattre ceux qui se dressent contre Toi et moi. Je n’hésiterai pas.

Il faisait presque nuit, à cause de la grisaille omniprésente et menaçante. La pluie s’obstinait. Aggie repoussa son capuchon pour l’accueillir sur sa tête et son visage. Depuis le début de son prêche, il caressait la crosse du revolver coincé à sa ceinture. Son front se crispa, il leva le poing vers le ciel ruisselant, rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et se laissa emporter. Sa main s’écarta de son arme, ses bras se tendirent devant lui. Son esprit l’avait ramené au passé — à la psalmodie rythmée, à l’orgue qui accompagnait ses mouvements souples, au serpent vivant entre ses mains, corps lisse venimeux entremêlé au sien, à la chaleur de l’église étouffante de la zone commerciale, à l’énergie des fidèles réunis devant lui, priant, chantant, parlant indistinctement. Il fit passer le reptile imaginaire d’un bras sur l’autre, puis sur ses épaules, le laissa descendre le long de son torse, le reprit entre ses mains sans jamais cesser de prier. Tu es le pouvoir et la gloire, cette terre T’appartient, force-les, force cette terre, délivre-nous, emporte l’impur, que ma force soit Ta force, nous vivrons sur cette terre, nous préserverons sa pureté, nous croîtrons et multiplierons avec les bêtes, nous créerons pour Toi les fils du tonnerre.

Un torrent ininterrompu charriait sa conviction, tandis que les muscles de sa nuque se crispaient, que ses mains et ses bras ondulaient — car il tordait le serpent telle une serviette mouillée —, que le besoin de tuer devenait impérieux, qu’il demandait la force et le châtiment de ceux qui doutaient de la voie, ma voie, Ta voie, Seigneur, si électrisé par sa puissance et son pouvoir qu’il ne vit pas la femme se précipiter sur lui et n’eut pas le temps d’échapper à l’emportement de la prière : déjà, il gisait sur le dos, bras et jambes plaqués à terre, son propre revolver pressé contre ses lèvres, baiser-morsure d’une maîtresse ardente. Le serpent s’était enfui.

22

Qu’allaient-elles faire de lui ? Elles n’y avaient pas réfléchi. Certaines voulaient l’abattre avec son arme, d’autres l’emprisonner et le laisser mourir de faim, d’autres encore le débarrasser de sa virilité, la jeter dans l’herbe aux vautours puis en faire autant du reste de sa personne, dès qu’il se serait vidé de son sang.

Cohen et Evan les avait aidées à le ligoter derrière une bétaillère, dans le pré. Les bras en croix, assis par terre, attaché par les poignets, les coudes, le cou et le torse. Elles prirent le bébé des bras d’Ava, qui se vit clairement donner le choix : mourir avec son mentor ou vivre avec elles. Elle décida de vivre. Deux d’entre elles se mirent aussitôt à fouiller dans les clés récupérées sur Aggie, trouvèrent celles d’une camionnette en état de fonctionnement et, sans un mot de plus, sans prendre ni vêtements de rechange ni nourriture ni eau, s’empressèrent de s’y installer. Le moteur toussa deux ou trois fois, mais finit par démarrer. Elles n’avaient pas encore fait demi-tour pour se diriger vers la route que trois ex-prisonnières supplémentaires les rejoignirent en courant et montèrent à l’arrière. Déjà, elles s’éloignaient.

Il restait quatre femmes, dont une enceinte et Mariposa, Evan et Brisco. Plus le bébé, qui n’avait pas encore un jour. Cohen se frotta la barbe en regardant autour de lui, s’agenouilla par terre puis examina les clés, à la recherche de celles de la Jeep. Quand il les eut trouvées, il se releva en les empochant, s'approcha d'Aggie, fouilla sa chemise et en sortit ses cigarettes et son briquet. La pluie tambourinait sur l’acier rouillé de la bétaillère un rythme irrégulier de blues ; on aurait dit une fin de soirée tardive, dans un bar de Royal Street.

« Tu pourrais être mon frère », dit Aggie d’un ton humble.

Cohen le regarda, secoua la tête et alluma une cigarette en la protégeant des éléments. Lorsqu’il rejoignit les autres, ils se tenaient tous par la main, disposés en cercle. La femme enceinte pleurait. Ils étaient mouillés, fatigués, mais apparemment, ils s’en fichaient. Apparemment, ils avaient admis qu’ils faisaient corps avec ce qui venait du ciel. Il chercha Mariposa du regard sans la trouver et s’éloigna, décidé à ne pas s’imposer quand ils évoquaient ce qu’ils avaient subi ensemble. C’était l’ancien mobil-home de Joe qui l’intéressait. Malgré son plancher jonché de vêtements, son comptoir couvert de bouteilles d’eau, de bière ou de whisky vides, son bol de mégots posé par terre, près du matelas. Cohen réussit à mettre la main sur un jean qui lui parut de la bonne taille, le jeta sur son épaule, quitta la caravane et gagna celle où Lorna avait accouché.

Sitôt la porte ouverte, l’odeur de la maladie et de la mort l’accueillit. Il fit un pas en arrière. Puis, malgré la quasi-obscurité, il passa la tête à l’intérieur et regarda la femme laquée de rouge, les jambes écartées et les bras disposés le long du corps, la tête penchée en avant et la bouche ouverte. Il la regarda, puis il entra et alla se poster au pied du lit.

Le plancher était couvert de sang séché. Le drap qui dissimulait les jambes de Lorna lui collait à la peau. Ses seins nus étaient barbouillés de pourpre, ses mains figées à ses côtés, sans jamais avoir tenu son enfant. Le moment repassait dans l’esprit de Cohen comme un rêve épouvantable. Il secoua la tête pour s’en débarrasser puis examina ce qui l’entourait, à la recherche de la sacoche noire. Ouverte, posée près du lit sur une petite table, avec une pile de serviettes et une bonbonne d’eau. À l’intérieur se trouvaient l’aérosol et la gaze dont Aggie s’était servi sur Cohen. Il ôta son pantalon, se débarrassa de ses pansements, se lava la jambe puis aspergea ses croûtes de produit, avant de s’entourer la cuisse d’un nouveau bandage. Enfin, satisfait du travail, il enfila le jean de Joe puis considéra le corps, une fois de plus. Lorna avait presque l’air d’appartenir à un autre monde. On aurait dit une apparition, une messagère des enfers censée servir d’avertissement.

La tête basse, il marmonna une phrase inachevée. Tendit l’oreille à la pluie. Un coup de tonnerre gigantesque résonna dans la nuit. Cohen se demanda s’il était en deuil d’une part de lui-même. Ou s’il avait au contraire trouvé des raisons d’espérer.

Lorsqu’il ressortit, les autres avaient rompu le cercle et entrepris de piller les remorques que leurs geôliers leur avaient toujours interdites. Tous, sauf Mariposa. Seule au milieu du campement, elle le regardait, comme si elle l’attendait.

Quand il la rejoignit en boitillant et lui offrit une cigarette, elle secoua la tête.

« On ne croirait jamais que tu sais te battre, mais j’ai encore mal à la gorge, dit-il.

— Tu vas nous guider jusqu’à la Limite ? » demanda-t-elle en croisant les bras.

Il tira sur sa cigarette. Réfléchit avant de répondre :

« Est-ce que ça ne fait pas un peu biblique ? Je pense que vous avez eu votre dose.

— Probablement.

— Je suis comme tout le monde ici.

— Pas vraiment. »

Elle laissa ses bras retomber à ses côtés. Les yeux fixés sur ses compagnons, qui pillaient les réserves de nourriture, d’eau et de vêtements. Cohen la regardait. Ce qui le frappait le plus, à cet instant, c’était la jeunesse de cette fille. Elle n’a pas la moitié de mon âge, se dit-il. Pas la moitié.

Aggie brailla quelque chose d’indistinct puis appela très clairement Ava, qui traversait le campement. Elle s’arrêta et se tourna vers lui. Il cria une seconde fois son nom, mais elle jeta un coup d’œil alentour, s’aperçut que Cohen et Mariposa étaient encore dehors, secoua la tête et rentra chez elle.

« Il y a quelqu’un qui m’attend quelque part », affirma Mariposa.

Elle s’était tournée vers Cohen. Ce qui le frappait le plus, à cet instant, ce n’était pas la jeunesse de cette fille, mais quelque chose — dans son expression, dans ses yeux très enfoncés, dans ses lèvres minces — qui contredisait cette jeunesse, quelque chose d’étranger à l’innocence, et elle n’y pouvait rien.

« J’ai de la famille quelque part », continua-t-elle. Il hocha la tête. « Comme toi. »

Il aurait peut-être eu envie de répondre s’il avait su que dire. S’il avait su qui elle était. S’il avait vraiment voulu l’apprendre. Mais il ne voulait pas. Ni s’intéresser à elle ni discuter avec elle de leur vie ou de n’importe quoi d’important. Il se demandait s’il n’allait pas tout bonnement la planter là, quand Brisco dégringola d’une caravane, des canettes de Coca plein les bras. Une des bouteilles lui échappa, il l’expédia d’un coup de pied à Cohen et Mariposa, puis il les rejoignit et leur en tendit une de plus à chacun.

« Y en a plein, expliqua-t-il.

— Quel âge as-tu ? » lui demanda Cohen.

Pour toute réponse, le gamin posa le reste de son chargement par terre, s’essuya le nez sur sa manche, le bras levé, puis haussa les épaules.

« Tu ne sais pas quel âge tu as ?

— Si, je sais.

— Ah. »

Cohen attendit la suite, mais elle ne vint pas. Toutefois, il cessa de se demander s’il n’allait pas laisser Mariposa en plan, car elle lui tourna le dos et s’éloigna. Brisco regagna sa caravane, lui aussi. Le pillage terminé, les femmes s’étaient mises à l’abri.

Le murmure du tonnerre s’éleva à l’ouest, suivi d’un éclair. Cohen baissa les yeux. La pluie s’écrasait dans la boue rouge.

Il s’approcha du mobil-home de Mariposa. Une faible clarté filtrait par la chemise, le drap ou autre rideau de fortune accroché à la fenêtre. Un bloc de béton servait de perron. Quand Cohen grimpa dessus, il se retrouva juste devant la porte, si près qu’il lui aurait suffi de se pencher pour se cogner le nez. On bougeait à l’intérieur. Il posa ses doigts mouillés sur le battant mouillé en se demandant ce que faisait Mariposa. Pourquoi elle était venue à lui comme elle l’avait fait, en pleine nuit, sans mot dire, sans désir, juste venue à lui en silence pour s’allonger près de lui avec une quasi-révérence. Comment avait-il deviné que c’était elle ? Comment, en se réveillant dans le noir et en sentant un corps contre le sien, avait-il su que c’était la fille aux longs cheveux noirs ? Pourquoi n’avait-il pas eu peur et ne s’était-il pas écarté ? Pourquoi avait-il ressenti ce qu’il avait ressenti, et que ressentirait-il une autre fois ? Le même calme, la même impression de sécurité, ou un dégoût et des remords qui le mettraient en fuite ? Les mouvements s’interrompirent dans le mobil-home. Que faisait-elle ? La tête de Cohen s’inclina ; son front s’appuya contre la porte.

« Tu peux entrer », dit la voix de Mariposa.

Il releva la tête.

« Pas de problème », ajouta la voix.

La main de Cohen se décolla de la porte et se rapprocha lentement de la poignée. La foudre étincela, découpant une fraction de seconde l’ombre du visiteur sur le battant.

Il lâcha la poignée, descendit du bloc de béton et recula.

Puis il fit volte-face, gagna la camionnette d’Aggie, prit une des pelles dans la remorque et emprunta l’allée carrossable. La pluie tombait, le tonnerre grondait de plus en plus souvent. Quand il finit par trébucher sur le chien, parce qu’il n’y voyait rien, il s’accroupit pour grattouiller la tête trempée. Le corps était raide et froid. Cohen alla creuser à l’écart du chemin gravillonné, à un endroit où la terre imbibée cédait facilement. Dès que le trou fut assez gros, il y déposa le cadavre puis le recouvrit de boue et de cailloux. Je suis désolé de t’avoir entraîné dans cette histoire, déclara-t-il ensuite, la tête basse. Un simple « Amen » mit un point final à l’enterrement.

Il reprit la pelle, parcourut une dizaine de mètres puis se remit à creuser, creuser et creuser encore, malgré l’eau qui ruisselait dans la dépression. Passé la couche superficielle, le travail devint plus facile, mais il fallut tout de même près d’une heure à Cohen pour se retrouver dans un trou à la fois assez long et assez profond, où il disparaissait presque jusqu’à la taille. Il jeta la pelle de côté, se hissa sur l’herbe et regagna le campement par l’allée gravillonnée. Toutes les lumières s’étaient éteintes, sauf celle de la fille. Il essuya sur son pantalon mouillé ses mains douloureuses, pleines d’ampoules, retourna à la caravane de Lorna et y chercha une couverture à tâtons, sans refermer la porte, heureux de la nuit noire qui lui dissimulait la jeune morte. Une fois la couverture étendue près du corps, il le fit rouler dessus puis l’en enveloppa avec soin, en veillant à dissimuler la tête et les pieds, comme pour préserver autant que possible la dignité de la défunte. Elle était plus lourde qu’il ne l’aurait cru, mais il réussit à la soulever en lui passant les bras sous les genoux et les épaules, puis il ressortit avec elle sous la pluie. La lumière de Mariposa s’était éteinte.

Elle le regardait pourtant, du coin de sa fenêtre.

Lorsqu’il disparut à nouveau dans le noir, elle alluma une bougie puis se pencha sur le sac plastique posé par terre. Il contenait les robes d’Elisa, qu’elle étendit sur son matelas. Trois d’entre elles. Une noire très décolletée à manches longues ; un imprimé pastel fleuri, bleu et rose, qu’on imaginait bien par un beau dimanche de Pâques, accompagné d’un bonnet en dentelle ; une robe d’été blanche. Mariposa recula pour les admirer. Évoqua les endroits où elles avaient été portées. Les occasions. Les mains de Cohen aidant sa femme à s’en dévêtir. Elle s’appuya le menton sur la main, attitude chez elle révélatrice — elle venait de prendre une décision. Un dernier instant de réflexion, puis elle commença à se déshabiller. Quelques secondes plus tard, elle se tenait, nue, dans la clarté de la bougie. La chair de poule avait gagné ses bras et ses jambes. Elle ramassa la robe noire et l’enfila.

23

L’épreuve qui avait frappé Aggie ne lui laissait d’autre recours que de penser. Ce qu’il fit. Il pensa aux nuits moites de l’église moite où les serpents moites se tordaient le long de ses bras, autour de son cou et à sa taille, pendant que l’orgue ronflant accompagnait les chants et les hurlements des fidèles. Il pensa à leur émotion — les hommes voulaient lui serrer la main, les femmes le voulaient pour berger, et il était leur berger à tous, il les menait sur le chemin, il aimait la manière dont ils acquiesçaient à tout ce qu’il leur demandait. Il pensa aux poings qui s’écrasaient sur son visage dans les bars, à l’excitation du whisky, aux nuits d’été et de prison, au carré de ciel noir semé d’étoiles qui lui donnait l’impression de se trouver au fond d’un puits.

Il pensa à l’évacuation anarchique, à la plénitude puisée dans la sensation d’être vivant au cœur de la panique. Il pensa au jour de son enfance où le type qui vivait avec sa mère l’avait violemment plaquée au mur, et au couteau que, plus tard, le petit Aggie avait planté dans la jambe de ce type, endormi sur le canapé ; au bruit qu’avait lâché le blessé quand la lame s’était enfoncée. Il pensa au travail que lui avait imposé la création de la communauté, aux cris du nouveau-né, à la pureté du soleil levant à l’horizon, après la tempête. Assis par terre, attaché à la bétaillère, abandonné à la pluie comme une vulgaire souche d’arbre, il s’imagina que le tonnerre l’appelait, que l’immensité s’adressait à lui dans une langue qu’il était seul à comprendre. Ruisselant, dégoulinant, l’oreille tendue au tonnerre, les bras douloureusement écartés, il s’interrogea. Que peut-on leur donner de plus ? Que peuvent-ils désirer de plus ? C’est toujours comme ça. Ils Lui ont fait pareil. Il leur donnait tout ce qu’ils désiraient, tout ce dont ils avaient besoin, Il leur montrait la voie vers Sa gloire, et ils L’ont torturé, ils Lui ont craché dessus, ils L’ont regardé saigner, encore et encore. Et moi, je suis là, alors que tout ce que j’ai fait, c’est les protéger, les nourrir, les abriter. Tout ce que j’ai fait, c’est leur montrer la voie à travers les tempêtes, en berger attentif à son troupeau. Et maintenant, je peux bien hurler dans le noir, tout le monde m’entendra, mais personne ne viendra. Personne. C’est toujours comme ça. Ça ne changera jamais.

Il pensa à la manière dont l’histoire se terminerait, à ses espoirs et ses deuils. Ces pensées lui faisaient presque l’effet d’appartenir à un autre homme, qui avait eu une autre vie.

* * *

Depuis que Charlie avait entendu parler de l’argent enfoui, il se désintéressait de son camion, de ses livraisons sous la Limite, des petits bénéfices que lui rapportaient ses petites transactions. Au début, il avait rangé cette histoire dans la catégorie des prédictions ridicules qui circulaient sur la côte depuis des années. Les tempêtes ne s’interrompraient pas, elles ne feraient qu’empirer. Elles se prolongeraient des années. Le gouvernement envisageait de tracer une Limite à la con que nul ne serait plus censé franchir. Ça semblait tellement délirant, à l’époque. N’empêche que ça s’était réalisé. Et cette histoire d’argent enfoui lui faisait exactement le même effet que les autres contes de bonne femme qui avaient fini par se concrétiser. Elle semblait tellement bizarre qu’elle ne pouvait qu’être vraie. Alors pas question de se laisser bousculer par une bande de péquenauds aux camionnettes pleines de pelles, de pioches et de glacières de bière.

Charlie avait passé deux ans à interroger tous les gens qu’il connaissait assez pour les interroger, en essayant de déterminer exactement qui avait dit quoi. Ces derniers temps, un ancien employé de casino avait admis à la télé avoir donné l’ordre d’enterrer quelques coffres. Sans se poser trop de questions, parce que personne ne pensait que les tempêtes dureraient aussi longtemps, que la Limite serait maintenue aussi longtemps. Le type interviewé avait le visage flouté, la voix altérée, il n’avait pas donné de détails sur son ancien lieu de travail — Bay St. Louis, Biloxi, Gulfport ou autre —, mais il affirmait que l’argent était là, quelque part, dissimulé près d’un casino. Il ne savait pas à combien s’élevait le pactole, il pouvait juste dire qu’il y avait des millions, dix ou quinze, minimum. Il avait cessé de compter à un moment, en entassant les billets dans les coffres.

Telles étaient les pièces du puzzle rassemblées par Charlie au cours de ses conversations téléphoniques, les on-dit qui s’étaient répandus à travers toute la région à la vitesse d’une fusée. Des images de trésor enfoui dansaient dans la tête de ceux qui croyaient posséder les moyens de se lancer à la recherche du magot — des rêveurs mal équipés, pour la plupart, inconscients des risques qui les attendaient sous la Limite.

Charlie en était bien conscient, lui. Il connaissait les routes. Il disposait de la force brute nécessaire. De l’armement. Il avait les moyens. Et les couilles.

Contrairement à d’autres, qui avaient tout perdu, c’était un célibataire sans enfant dont les amis avaient été évacués, à moins qu’ils ne soient morts auparavant. Il avait vendu sa maison et ses terres aux autorités dès leur première offre — misérable —, dans le seul but de disposer des liquidités nécessaires pour se préparer au nouveau monde et au rôle qu’il allait y jouer. L’effondrement graduel avait nourri ses talents d’arnaqueur et de négociant. Le retour à l’ordre naturel, où le crédit n’existait pas, lui avait apporté une satisfaction certaine. Finis, les remboursements planifiés. Place à la simplicité : Ai-je quelque chose d’utile, et combien est-on prêt à me l’acheter ? Un système où il prospérait. Qui lui donnait un but.

Le tractopelle dont il était devenu propriétaire aiguisait ses attentes et son obsession. Quand il expliqua à son équipe qu’ils allaient maintenant se concentrer sur la recherche du magot enfoui, il n’eut aucun mal à vendre son histoire, car éloigner les pillards potentiels du camion était de plus en plus pénible et fatigant. Il prévint les gardes que ça risquait de chauffer un peu. Qu’ils pouvaient envisager de tirer d’abord et poser des questions ensuite. Que la même philosophie leur serait appliquée. Que le tractopelle ferait des envieux. Qu’on avait tué des tas d’enfoirés pour cent dollars, sans parler d’un million. Qu’il fallait s’attendre à tout. Qu’ils y gagneraient au bout du compte des centaines de milliers de dollars. Cela dit, il n’eut rien à ajouter.

Charlie et compagnie commencèrent par la portion est de la côte. S’il était possible d’identifier le terrain d’un casino et d’y creuser, ils creusaient. Charlie conduisait le tractopelle, pendant que ses sbires ouvraient l’œil, disposés en cercle, le doigt sur la détente. Dès qu’il avait obtenu un trou assez profond, il se déplaçait. Un autre trou, un autre déplacement. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les alentours ressemblent au territoire d’une colonie de taupes géantes surpuissantes. Les débuts se révélèrent monotones et vaguement agaçants, car la pluie refusait de s’interrompre pour laisser œuvrer l’équipe, mais lorsqu’elle progressa vers l’ouest, la multiplication des chercheurs de trésor et les échanges de coups de feu subséquents apportèrent un peu d’animation.

Plus Charlie creusait, plus ces mises en garde sonores se banalisaient. Jusqu’au jour où les balles percutèrent le tractopelle et les flancs du camion. À partir de là, le dialogue amical se transforma régulièrement en feu roulant. Le danger croissant décida Charlie à travailler de nuit, sous le feu des projecteurs, mais il faillit y passer avec tous ses hommes dès la première fois : la lumière qui les éclairait en faisait des cibles idéales, aveuglées au point de ne pas voir qui les attaquait ni de quelle direction.

Il n’en continua pas moins à creuser le long de la côte. Ses hommes n’en continuèrent pas moins à esquiver et à riposter. L’afflux des parties intéressées ne faisait que le conforter dans sa certitude qu’il y avait bien un trésor, quelque part dans le coin. Il y croyait. C’était une évidence. Et, comme la plupart des chasseurs de trésor du cinéma ou de la littérature, il était décidé à trouver ce qu’il cherchait ou à perdre la vie dans sa quête.

24

La pluie ne faiblit pas de la journée. Rien ne bougeait dans le campement, si on oubliait les quelques allées et venues nécessaires pour aller chercher à boire ou à manger dans la remorque aux provisions. Un cri haut perché de nourrisson dominait parfois le bruit de l’eau. Ava avait pris le nouveau-né en charge, car c’était la doyenne du groupe, avec ses mains et ses pattes d'oie, malgré ses mouvements décidés, son dos droit et ses épaules dégagées de jeune scout. Elle savait où se trouvaient les biberons, le lait infantile et les couches, parce qu’elle avait aidé Aggie à les ranger. Elle s’affairait sous la pluie à puiser dans les fournitures pour bébé, à apporter à boire à Brisco, à aider ses compagnes à ouvrir les boîtes de conserve ou couper les pommes en tranches quand elles avaient faim. Elle qui avait appartenu au camp d’Aggie appartenait manifestement à celui des femmes, maintenant qu’on l’avait obligée à trancher la question de vie ou de mort. Elle portait un ample jean d’homme, aux jambes roulées jusqu’à mi-mollets, deux sweat-shirts et un bandana bleu déteint qui disciplinait les longues mèches gris-noir tombant jusque dans son dos.

Chaque fois qu’elle circulait entre les caravanes, Aggie l’appelait, mais elle ne lui prêtait aucune attention. Elle lui cria même une fois de la fermer.

À l’approche du soir, quand la pluie se calma, Evan fit du feu. Les femmes sortirent, s’étirèrent, se passèrent le bébé. Nadine fut la première à remarquer la tombe de Lorna, s’en s’approcha et se figea juste devant, les bras croisés. Elle contempla la terre trempée puis l’horizon ardoisé, avant de rejoindre les autres près du foyer.

Une demi-heure plus tard, les flammes brûlaient haut et clair. Les anciennes prisonnières s’étaient installées autour, fortes de leur liberté toute neuve, une assiette pleine sur les genoux. Des boîtes de conserve vides jonchaient la boue : haricots secs cuisinés, patates douces, maïs — ce qui leur faisait envie. Certaines buvaient de la bière, d’autres du Coca. Certaines fumaient. Toutes pensaient au lendemain. Les clés des véhicules et des caravanes étaient posées sur une table, un vote ayant abouti à la conclusion qu’il n’y aurait plus de gardien des clés.

Kris porta un biberon à la bouche du bébé, qu’elle tenait dans ses bras, mais il s’agita en pleurant au lieu de téter.

« Ce qu’il lui faut, c’est un sein, un vrai », décréta Nadine.

Elle avait le front balafré, le menton pointu et de longues jambes, gainées d’un pantalon enfoncé dans de grosses bottes à lacets noirs.

« Peut-être, mais il n’en aura pas. » Kris, elle, avait les yeux très rapprochés, de petites mains et un ventre impressionnant, car elle était enceinte de six mois. « En tout cas, pas un sein qui puisse lui faire le moindre bien. »

Après avoir posé le biberon par terre, elle porta cette fois le petit doigt à la bouche du nouveau-né, qui se mit à téter, les yeux clos, et s’endormit presque aussitôt.

« Les miens n’en ont jamais voulu », dit soudain Ava, qui mangeait des haricots verts à même la boîte en sirotant du café.

« Les tiens ? Tu as des enfants ? demanda Nadine, assise en tailleur.

— Quelque part. Deux garçons. Je n’en ai pas entendu parler depuis… oh, une vingtaine d’années, par là.

— Nom de Dieu ! Moi qui croyais détester ma mère… Mais je savais au moins me servir du téléphone. »

Sous ses cheveux blonds très courts, mal coupés et sales, son léger bec-de-lièvre rappelait les grimaces des joueuses de roller derby dans les fêtes foraines.

« Je n’ai jamais dit qu’ils me détestaient, protesta Ava. Juste que je ne savais pas où ils étaient.

— C’est pareil », trancha Nadine.

La vieille femme haussa les épaules, les yeux fixés sur ses mains ridées, tavelées de brun.

« Peut-être. »

Kris, qui fredonnait une berceuse au bébé endormi, s’interrompit le temps de dire :

« Aggie a passé un temps fou à t’appeler, lui.

— C’est vrai, renchérit Nadine. Tu n’es pas allée le voir, je suppose ?

— C’est fini, assura Ava en secouant la tête. Je vous l’ai déjà dit.

— Ça ne nous gêne pas que tu nous le redises.

— Si ça vous amuse. Je veux partir, comme tout le monde.

— Elle est passée près de lui, je l’ai vue », dit Kris à Nadine.

Nadine jeta un coup d’œil en coin à Ava, mais ne fit aucun commentaire.

Le vent croissait, secouant le feu, emportant dans les prés gobelets et serviettes en papier. Le brûleur du réchaud s’éteignait sans arrêt sous la cafetière, que Cohen s’obstinait à laisser dessus. Quand Mariposa proposa d’installer l’appareil dans sa caravane, pourtant, il secoua la tête en disant qu’il avait bu assez de café. Enfin, il se leva et s’approcha de Kris.

« Je peux le tenir un moment ? »

Elle posa sur lui un regard surpris.

« Tu as déjà tenu un bébé ?

— Il ne va pas le casser, intervint Nadine.

— Non, jamais », avoua Cohen.

Dès que Kris se leva, il lui présenta un bras plié, sur lequel elle posa son minuscule fardeau. Il ajusta vaguement la position du nourrisson, sidéré par sa petitesse et sa légèreté, l’enveloppa de l’autre bras et se mit à le bercer.

« C’est facile, quand ils dorment, dit Ava.

— Fichez-lui la paix », lança Mariposa.

Le bébé avait les yeux et le menton plissés. Son nez ronflait à chaque expiration. Cohen fit quelques pas, contournant prudemment le feu et le groupe qui l’entourait, puis il continua son chemin hors de la clarté des flammes, hors du cercle des femmes et de celui des mobil-homes, jusque dans le pré obscur. Là, il lui devint plus facile de faire comme s’il portait une petite fille, comme s’il marchait dans la nuit de ses propres terres, comme si la lumière du feu était celle de sa maison.


En revenant, il redonna le bébé à Kris et se rassit. Des cris et des hurlements s’élevaient dans les bois environnants. Aggie réclamait à boire ou à manger presque toutes les demi-heures, mais personne n’y prêtait plus d’attention qu’aux bêtes sauvages.

Lorsque le tonnerre et la foudre se joignirent au vent, ils comprirent qu’il était temps de rentrer. Mais, avant de se séparer en allant se coucher, ils décidèrent de partir le lendemain matin avec le nécessaire et de gagner la Limite. Cohen fit le tour des camionnettes pour vérifier si elles démarraient ; deux sur quatre se révélèrent en état de fonctionnement. Deux pick-up, plus sa Jeep. Les recherches auxquelles il se livra ensuite avec Evan leur permirent de dénicher quelques jerrycans d’essence, dont certains n’étaient pas tout à fait vides. Ils entasseraient provisions et fournitures dans la remorque d’une des camionnettes, alors que la Jeep ne transporterait que Cohen. Quand il expliqua aux femmes ce qu’il en était de Charlie et de ses tournées, elles estimèrent qu’il valait mieux aller voir s’il traînait dans le coin avant de foncer vers le nord. Sans ça, ils n’auraient pas assez de carburant.

Elles allèrent se coucher en emmenant le bébé et Brisco, pendant que Cohen et Evan restaient sur le pont à tout vérifier en se demandant ce qu’il fallait emporter. Le mobil-home d’Aggie contenait largement de quoi se protéger, car le lavabo et la cuvette des toilettes, arrachés, avaient libéré un petit espace où étaient entassées des armes et des boîtes de munitions. Cohen repéra dans le tas sa carabine à canon scié, au fût barbouillé de son sang, la ramassa et la passa à Evan en lui disant de la poser sur le lit. Il se mit ensuite à fouiller dans le reste du stock. Fusils à pompe, carabines, pistolets semi-automatiques. Chaque fois qu’il prenait une arme, il s’en imaginait la provenance. Où les deux hommes l’avaient trouvée, à qui elle avait appartenu, comment ils s’en étaient emparés. Il demanda à Evan s’il savait tirer. Il suffit de viser et d’appuyer sur la détente, répondit l’adolescent.

« Sans doute, acquiesça Cohen. Et Mariposa ? Elle sait ? »

Il se rappela alors la manière dont la métisse avait dit au garçon de le tuer, Vas-y, tue-le. Confier un flingue à cette fille n’était peut-être pas une bonne idée, en fin de compte. Pas avant de savoir dans quel camp elle se rangeait.

Il prit un fusil de chasse — un calibre.12 —, donna une carabine à son compagnon puis glissa deux pistolets dans les poches de son manteau. Evan partit à sa demande chercher un sac où ranger les munitions.

Ils passèrent ensuite en revue les caravanes de fournitures. Des caisses vides leur permirent de rassembler des conserves, du café et des bonbonnes d’eau, plus des couches et quelques boîtes de lait infantile. Evan alla ranger le tout dans la remorque d’un des pick-up, pendant que Cohen continuait l’inventaire. Cigarettes, packs de bière, charbon de bois, couvertures, oreillers, papier toilette, serviettes. Il remplit une demi-douzaine de caisses supplémentaires, qu’Evan emporta à leur tour, puis il retourna s’asseoir près du feu avec une canette de bière. Quand l’adolescent le rejoignit, il lui en donna une à lui aussi. Le vent réduisait presque les flammes à néant et charriait un flot ininterrompu d’étincelles orange.

Ils restèrent assis là, tranquilles, à boire leur bière en écoutant les crépitements du feu et le bruit du vent. Il y avait dans ce calme naturel quelque chose que Cohen n’aurait voulu quitter pour rien au monde. C’était un silence humble. Honnête. Parfaitement pur, voilé de nuit.

« Tu crois qu’on va y arriver ? » demanda Evan au bout d’un moment.

Cohen lui sourit. Tourna et retourna sa canette entre ses mains.

« Je ne vois pas pourquoi on n’y arriverait pas. »

Evan passa une main sur son visage lisse puis se pencha en avant, les coudes sur les genoux, le regard perdu dans le feu. Des reflets rouges dansaient au fond de ses yeux.

« Je veux dire : si on y arrive, qu’est-ce qu’on fera ?

— Ce n’est peut-être pas si terrible.

— Peut-être. Tu crois qu’il reste des routes pour y aller ?

— Si ça se trouve, on va juste débouler sur l’autoroute et arriver en deux heures, comme au bon vieux temps. »

Cohen se leva et se mit à tourner en rond autour du feu, dans l’espoir d’empêcher sa jambe de se raidir. Il se rassit, vida sa canette et en prit une autre. Evan contemplait toujours les flammes.

« On ne risque pas d’aller vite, reprit Cohen. Je ne sais pas ce qu’il reste comme routes. A priori, il va pleuvoir en permanence. Et il n’y a pas que des flèches dans le groupe.

— Il y a le bébé, aussi.

— Oui, il y a le bébé.

— Quel effet ça fait, de le porter ?

— C’est super », répondit-il, à la réflexion. « Ça donne l’impression de vraiment tenir quelque chose. »

Evan souffla sur ses mains puis les tendit vers le feu.

« De toute manière, personne n’irait faire de mal à une bande de gonzesses. »

Cohen le regarda. En se demandant que dire. Il aurait voulu que l’adolescent ne doute pas de pouvoir arriver à la Limite… tout en ayant conscience de ce qu’il serait peut-être obligé de faire pour l’atteindre. La réponse finit malgré tout par venir :

« Les hommes d’ici ne sont pas du genre auquel tu penses. Ils auraient sans doute plus envie de faire du mal à une bande de gonzesses qu’à n’importe qui d’autre. Et quand on fait du mal à quelqu’un, c’est qu’on sait déjà qu’on peut. Le monde est comme ça, et depuis toujours, si tu veux mon avis.

— Bon, dit Evan.

— Quoi, “bon” ?

— Les hommes d’ici sont exactement du genre auquel je pense.

— Où est passée ta mère ? s’enquit Cohen en posant sa bière pour allumer une cigarette.

— Et la tienne ?

— Au paradis ou en enfer.

— La mienne aussi. » L’adolescent jeta sa canette vide au feu et se radossa. « Qu’est-ce qu’on est censés faire, là-bas ?

— Je n’en sais rien. » Cohen secoua la tête. « Mais on ne peut plus vivre ici.

— Pourquoi tu es resté ? À cause de ta femme ? »

Un petit rire lui échappa.

« À cause de ma femme. On peut dire ça, oui. Ma femme.

— Elle est morte ?

— Oui. Depuis un moment. Avant que ça commence. »

Evan réfléchit une seconde, manifestement perplexe, puis répéta :

« Alors pourquoi tu es resté ?

— Pourquoi, fit Cohen en écho. Oui, pourquoi. » Il se redressa et regarda autour de lui. Dans la nuit d’encre qui s’étendait au-delà des prés. « Tu comprendras sans doute un jour, dans bien longtemps. Dans bien longtemps, tu comprendras sans doute qu’on emporte parfois partout où on va quelque chose qui ne peut en aucun cas être réel, mais qui a autant de consistance qu’un sac de ciment attaché aux épaules. C’est là en permanence, c’est horriblement lourd, on ne peut pas s’en débarrasser. Et maintenant, va savoir pourquoi, c’est fini. »

Il se radossa et allongea ses jambes devant lui.

Evan se leva, prit une bière dans le pack puis se rapprocha du feu.

« Qu’est-ce que tu feras, une fois là-bas ? »

Je ne sais pas, pensa Cohen.

« Je ne sais pas, dit-il tout haut.

— J’ai la nette impression que ça va t’accompagner. »

Il considéra l’adolescent. Si mince, si jeune, si responsable.

« Tu t’occupes vraiment bien de ton frère. »

Evan retourna s’asseoir sur sa chaise.

« Tu te tracasses pour quelqu’un qui n’est pas là. Au moins, rien ne peut plus lui arriver. Rien ne peut plus lui faire de mal. Moi, mon sac de ciment me tourne autour, il a faim, il a froid, il pleure quand il a peur, il se cramponne à ma jambe. »

Cohen soupira. Evan comprenait tellement bien pour son âge.

« Tu avais déjà bu de la bière, avant ?

— Une seule.

— Tu en es à combien ?

— Deux. »

Quelques minutes plus tard, l’adolescent se leva et regagna sa caravane. Cohen continua à boire en solitaire. À penser à ce qui avait été et à ce qui allait être. À sa bande de réfugiés dépenaillés. À tuer Aggie, juste pour voir ce que ça faisait de tuer un autre être humain. Parce qu’il avait la nette impression qu’il serait obligé d’en arriver là avant la fin de cette histoire.


Cette nuit-là, une douleur aiguë poignarda Kris dans le dos. Elle eut beau chercher une position plus confortable en se tournant et en se retournant sur le matelas, elle souffrait tant qu’elle finit par réveiller Nadine, qui dormait de l’autre côté du bébé.

« Je vais mourir, annonça Kris.

— Mmmh hein ? » marmonna Nadine. Elle s’assit et se frotta le visage.

« J’ai une crampe qui me prend tout le dos et qui me remonte sur les côtés. »

La respiration de Kris était étonnamment bruyante.

Nadine se leva et fit le tour du matelas pour venir lui prendre les mains. Kris réussit aussi à se lever, avec son aide. Un gémissement lui échappa, mais ni le bruit ni le mouvement ne réveillèrent le nourrisson, emmailloté dans sa couverture. Nadine soutint sa compagne jusqu’à la porte, puis à l’extérieur, où elle ne put retenir des geignements sonores et finit par se plier en deux.

« Au moins, il a arrêté de pleuvoir deux secondes », observa Nadine.

Elle alla chercher une chaise, sur laquelle Kris s’installa avec précaution, les jambes allongées, les mains pressées des deux côtés du ventre.

« Eh merde », reprit Nadine.

Elle aurait voulu se rendre utile, mais elle ne savait absolument pas quoi faire. Alors elle se mit à tourner en rond devant la malade comme pour la distraire, en se frottant les mains et en regardant le feu vaincu, elle s’arrêta, elle trépigna quelques secondes sur place.

« Oooh, Seigneur », gémit Kris, son épaisse chevelure ébouriffée par le vent.

« Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda Nadine en s’agenouillant à ses pieds.

— Ça me prend tout autour du corps, on dirait que quelqu’un me serre dans un corset. Oh, bordel.

— Tiens-moi les mains.

— Oh, bordel. »

Leurs mains froides se joignirent. Nadine eut l’impression qu’un véritable étau se refermait sur les siennes. Kris grimaçait, grommelait, son visage rond se crispait, ses gémissements dévoilaient ses dents, ses jambes courtaudes décollaient légèrement de terre chaque fois que ses doigts se tétanisaient, sa chevelure embroussaillée lui donnait l’air d’une folle.

« Tiens bon, ma puce !… »

Nadine continua à l’encourager et à lui dire de se cramponner — sans savoir à quoi —, pendant que Kris lui serrait les mains de plus en plus fort, en proie à une sorte de crampe géante. Elle finit par pousser une plainte prolongée d’animal agonisant dans les bois, Nadine la supplia de ne pas craquer, la lâcha et alla se poster derrière elle pour lui masser les épaules, mais Kris lui reprit les mains et se remit à les serrer de toutes ses forces. Autant la laisser faire. De longues minutes s’écoulèrent avant que la douleur se calme un peu, que les gémissements s’estompent, puis que vienne l’apaisement total.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Kris.

Exaspérée.

Nadine la lâcha, une fois de plus, et lui écarta les cheveux du visage. Elle avait le front moite.

« Laisse-moi te couper tout ça », proposa Nadine.

Kris secoua la tête. Se contraignit à ralentir sa respiration.

« Pour que je te ressemble ? Tu es encore plus mal coiffée que Brisco. »

La porte d’un mobil-home s’ouvrit, dans leur dos. Cohen sortit en enfilant son manteau. Le rayon de sa torche se posa sur les deux femmes.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-il en les rejoignant.

— Elle a mal, répondit Nadine.

— Comment ça ?

— Horriblement », précisa-t-elle avec un haussement d’épaules.

Il demanda des détails à Kris, qui essaya de se redresser sur sa chaise pliante. Nadine s’empressa de lui prêter main-forte.

« Je ne sais pas, commença Kris. J’ai eu des sortes de crampes. Ça m’a prise dans le dos, on aurait dit que quelqu’un me donnait des coups de coude du haut en bas, et puis ça s’est propagé dans le reste du corps. »

Cohen regarda Nadine, qui regarda Cohen. Ils attendaient l’un et l’autre une idée utile, qui ne venait pas.

« C’est la première fois ? » finit par demander Cohen.

Kris hocha la tête.

« Il faut absolument qu’on se tire de là, déclara Nadine.

— C’est vraiment passé, maintenant ? » demanda encore Cohen.

Nouveau hochement de tête.

Le bébé se mit à pleurer, dans la caravane des deux femmes.

« Je vais le chercher », annonça Nadine en s’éloignant.

— Il y a un biberon, quelque part », lui cria sa compagne.

Cohen pêcha une cigarette dans la poche de son manteau, l’alluma, regagna son mobil-home puis en revint avec une bouteille d’eau, qu’il tendit à Kris. Elle avait l’air d’aller mieux, pour l’instant. Il tira sur sa cigarette pendant qu’elle buvait, que le bébé pleurait et que les rares braises restantes sifflaient tout bas.

« Tu as envie d’autre chose ? s’enquit finalement Cohen.

— Non. Je veux juste rester assise sans bouger. »

Il termina sa cigarette, jeta le mégot, s’approcha du foyer et ajouta deux branches aux braises. Mais ils eurent beau les regarder quelques minutes, seul un filet de fumée s’en éleva.

« Comment elle s’appelait ? » demanda Kris. Cohen leva les yeux vers elle, se racla la gorge, cracha. Sans répondre. « La plupart des gens ont un nom, ajouta-t-elle.

— Elles étaient deux. Elisa et Océane.

— Océane ? C’était une petite fille ?

— Ouais.

— Je me disais aussi. Comment vous avez choisi son prénom ? »

Cohen se balançait sur ses talons.

« Un jour, on est allés à Venise. C’est la chose la plus extraordinaire qu’on ait jamais faite. Elisa a adoré la ville. Elle l’a baptisée la “cité océane”. Quand on a appris que c’était une fille, il ne lui a pas fallu dix secondes pour l’appeler Océane. »

Le silence retomba. Nadine avait trouvé le biberon. Le nouveau-né avait cessé de pleurer. Le feu claqua.

« Mariposa nous a un peu parlé de tes affaires. C’est pour ça que je posais la question, expliqua Kris.

— Ça ne me dérange pas.

— Tu vivais toujours chez toi ?

— Oui. J’y vivais.

— C’est un peu extraordinaire.

— Pas autant que toute cette merde », répondit-il en englobant d’un geste le cercle des caravanes, maintenues à terre par des cordes et des pieux.

Kris tendit la main, il la prit et aida la jeune femme à se lever. Ce n’était qu’une petite chose ronde sous le monceau de vêtements qui couvrait son ventre en expansion. Elle chassa ses cheveux de son visage, se posa les mains au creux des reins et s’étira. Puis elle s’approcha du feu, pendant que Cohen allumait une autre cigarette.

Une porte s’ouvrit, derrière eux. Mariposa apparut. Elle se noua un foulard autour de la tête pour domestiquer ses cheveux, redressa un parpaing et s’assit dessus.

« Ça va ?

— Pour l’instant, oui. » Kris se cambra à nouveau, le regard perdu dans le noir. « Il a tué mon mari, continua-t-elle. Quelque part par là. Il l’a emmené à l’écart et il l’a tué, après nous avoir promis de nous aider à gagner la Limite. On s’était retrouvés coincés ici en retournant chez nous chercher nos affaires. C’était complètement idiot, évidemment, mais on avait quelques tracteurs qui valaient assez cher, et on se disait que si on arrivait à en récupérer deux, ça nous ferait du fric. On était à peine partis vers le sud qu’on en a pris une vraiment mauvaise. Ils nous ont tirés d’affaire, Joe et lui, et ils nous ont amenés ici. Il m’a suffi d’un coup d’œil pour comprendre que quelque chose clochait, je l’ai dit à Bill, mais il a laissé courir. On n’était pas là depuis trente secondes que je lui ai dit qu’il fallait se tirer. Tout de suite. Le lendemain, Aggie l’a emmené je ne sais où et il l’a tué. Il m’a enfermée, comme les deux ou trois autres, et il a continué à en amener, encore et encore. Et puis un jour, ils m’ont foutue en cloque, Joe et lui. »

Elle montrait son ventre, puis elle se plia en deux, les mains sur le visage, et se mit à pleurer. En la voyant vaciller, manifestement prête à s’effondrer, Cohen attrapa la chaise pliante et la lui poussa derrière les genoux. Mariposa aida aussitôt Kris à s’asseoir, puis ils s’écartèrent. Elle pleurait, pleurait, il se sentait complètement idiot, mais il n’aurait su dire pourquoi.

Il continua à tirer sur sa cigarette en regardant Mariposa faire les cent pas. Kris finit par s’essuyer les yeux. Renifla. Se maîtrisa.

« Et elle ? demanda-t-il en montrant la caravane où avait disparu Nadine.

— Je ne la connais pas tellement. Elle était déjà là à mon arrivée. Toi aussi, hein ? » La question s’adressait à Mariposa, qui acquiesça. « Si tu veux mon avis, ça fait un sacré bout de temps qu’elle est là. Un jour, elle a voulu coller un pain à Aggie. Ils ont réagi super vite, Joe et lui. La révolution n’a pas duré. Elle a dû essayer deux, trois fois.

— Au moins, intervint Mariposa.

— Et celles qui sont parties tout à l’heure, vous les connaissez ? interrogea Cohen.

— Pas tellement, répondit Kris.

— Moi non plus », ajouta Mariposa.

Il jeta son mégot d’une pichenette. Des gouttes de pluie dispersées tapotèrent la boue rouge.

« Ça ne s’arrêtera jamais », dit Kris.

Elle tendit la main à Mariposa, qui l’aida d’une traction à s’extirper de sa chaise puis la soutint jusqu’à sa caravane. Sous une pluie éparse.


Cohen but une autre bière, tira un pistolet d’une de ses poches et se leva. Un peu ivre. Il s’éloigna du feu en boitillant pour s’approcher dans le noir de la bétaillère à laquelle était attaché Aggie.

« Dis-moi, tu veux vivre ou mourir ? »

Les yeux du prisonnier lui étaient invisibles, en raison de sa position : peut-être dormait-il. Cohen lui reposa donc la question, en le menaçant cette fois de son arme.

Pas de réponse. Pas le moindre mouvement. Le vent avait forci, la foudre sévissait au sud. Le corps mollement affalé contre la bétaillère semblait inanimé, brisé. Sa tête pendait lourdement en avant. Si quelqu’un libérait Aggie, sans doute s’effondrerait-il à terre pour ne plus jamais se relever.

Cohen baissa son pistolet. Considéra un moment le vieillard puis pivota, prêt à repartir. Ce fut alors qu’Aggie releva la tête.

« J’allais te poser la même question. » Cohen s’arrêta, se retourna. « Il y a dix, quinze ans, une nuit, ça y allait vraiment, chuchota le prisonnier dans le noir. C’était l’été. Il faisait une chaleur d’enfer, en pire. » Sa voix, puissante quoique basse, évoquait un moteur bien réglé. « Le serpent à sonnette était brûlant. Je crois que je n’en ai jamais eu de plus gros. Il me rampait partout dessus. L’orgue ronflait, les gens braillaient, ils s’agitaient, ils disaient Amen, Dieu tout-puissant, ce genre de choses, et puis un des fidèles s’est levé au fond de l’église. Avec son fils. Je ne les avais même pas remarqués. Il s’est levé, il est passé entre les chaises, il est venu tout devant. Il portait le gamin. Huit, neuf ans. Ils n’ont pas dit un traître mot. Le mec est juste resté planté sous mon nez en attendant que je le voie et que j’arrête. L’orgue aussi s’est arrêté, l’agitation, la danse, les gens sont juste restés plantés là, tous, à attendre que les deux nouveaux disent quelque chose. Et quand le type a enfin ouvert la bouche, tu sais ce qu’il a dit ?

— Oui, je sais.

— Moi aussi, je savais. On savait tous. Il a dit : Soigne mon fils. Pose les mains sur ses jambes. Elles n’ont jamais vraiment fonctionné, les médecins disent qu’elles ne fonctionneront jamais, mais pose les mains sur lui et laisse le Seigneur le soigner. Laisse le Seigneur le guérir. Pose les mains sur lui. »

Aggie s’interrompit. Toussa. Cohen attendit.

« Il régnait un tel silence. On entendait la sueur couler goutte à goutte par terre, littéralement. J’avais fait des tas de conneries. Des tas. Mais je n’avais jamais joué les guérisseurs, je ne m’étais jamais mêlé de ça, je ne voulais pas. Et voilà qu’il me demandait de faire une imposition des mains devant mes fidèles. De laisser la puissance divine me transcender pour soigner les jambes de son fils et lui permettre de marcher. »

Le vieillard s’interrompit, une fois de plus. Sa tête retomba en avant.

« Alors ? » s’enquit Cohen.

Aggie releva la tête.

« Alors j’ai rangé le serpent dans sa boîte. J’ai dit à l’organiste de jouer en sourdine et aux gens de lever les bras en l’air et de prier pour le malade. J’ai enlevé ma chemise, je me suis essuyé la figure, j’ai fait mine d’invoquer l’Esprit-Saint comme du fin fond d’un puits obscur, j’ai empoigné les jambes du gosse et j’ai prié à la folie. J’ai fini par les lâcher, quand je n’en pouvais plus. J’ai regardé le père, j’ai regardé le fils, j’ai tourné les talons et je me suis enfui par la petite porte. Je ne me suis arrêté qu’à trois, quatre kilomètres, je suis entré dans un rade, et je me suis rempli de Jack Daniel’s jusqu’à ce qu’on me sorte avec les poubelles. »

Son histoire terminée, Aggie poussa un grand soupir. Cohen regarda autour de lui dans le noir en faisant passer son pistolet d’une main dans l’autre. Le vent qui lui soufflait au visage rejetait ses cheveux en arrière ; la pluie lui coulait dans les yeux et sur les joues.

« Je n’y pouvais rien. Pas moyen de bluffer. De tricher. J’étais coincé, de toute manière. » Aggie soupira, une fois de plus, puis sa voix s’aiguisa. « Comme toi. Tu es coincé, de toute manière. Tu crois avoir des projets, mais tu n’as aucune idée de ce que tu fais. Qu’est-ce qui t’attend, hein ? Qu’est-ce qui les attend, eux ? Tu peux me le dire ? Je sais ce qui t’accompagne. Tu as muré ta chambre comme si tu pouvais y enfermer les fantômes, mais ils se glissent sous les portes, ils se glissent dans les fissures des murs, ils sont là avec toi. J’ai vu ta maison. Je sais ce que tu essayais d’emprisonner. Qu’est-ce qui t’attend à la Limite, hein ? »

Aggie s’interrompit, encore une fois. Un petit rire lui échappa. Sa voix était devenue plus assurée, plus ironique, pendant que le vent se déchaînait alentour. Tout attaché qu’il fût à la bétaillère, il semblait reprendre des forces et se redresser dans la tempête croissante.

« Si tu y arrives, bien sûr. Si. Quand tu vois ce qu’on a créé ici, tu ne vois que les verrous. Vous ne voyez tous que ça. Ce que vous ne voyez pas, ce qu’aucun de vous ne voit, c’est que vous êtes sains et saufs. Et vous êtes sains et saufs parce que je l’ai permis. Vous êtes là, vous avez à manger, un endroit où dormir et la sécurité parce que je vous donne tout ça. Je leur donne tout ça à eux, à elles, et je te le donnerais volontiers à toi aussi, mais tu préfères d’en tenir aux verrous et décider qu’il y a un problème, alors qu’il n’y en a aucun. Ils étaient seuls, sans personne ou presque, sans rien à manger, sans abri, ils seraient morts ou pire si je ne les avais pas amenés ici pour tout leur prodiguer. Vous ne voyez que les verrous, mais vous allez découvrir ce monde tel qu’il est, et ça ne va pas vous plaire, je peux vous le dire. Et vous m’avez crucifié. Moi qui donne, moi qui connais ce monde, moi qui ai créé la famille qu’aucun de vous n’a jamais eue ni n’aura jamais. Alors vous m’avez crucifié, mais vous n’avez aucune compassion, vous ne m’avez même pas blessé pour que je me vide de mon sang. Vous préférez me laisser mourir de faim ou dévorer par je ne sais quelles bestioles, moi qui n’ai jamais fait que donner, donner à chacun, et demain, à la même heure, ils le reconnaîtront.

« Quand il fera noir, quand ils n’auront nulle part où se reposer et qu’ils se tourneront vers toi en quête de réponse, tu n’auras pas de réponse. Tu n’en as même pas aux questions que tu te poses tout seul. Sinon, tu n’aurais pas vécu comme tu vivais. Tu n’as pas de réponse, ni pour toi ni pour eux. Demain, à cette heure, quand il fera noir et froid, vous me regretterez, vous regretterez cet endroit, tous autant que vous êtes. Vous regretterez de ne pas vous réunir pour la prière et le repas, mais il sera trop tard. Vous préférez régner en enfer que servir au paradis, crucifier qu’aimer. Vous n’avez aucune réponse. Aucune. Demain, vous partirez vers la mort, et moi, je resterai ici. Moi qui donne et continuerais à donner si vous me laissiez faire. Mais vous ne voulez pas me laisser faire. Vous allez traverser la vallée sans berger. Sans réponse. Les bébés vont mourir. Vous allez mourir. Tu n’es pas guérisseur, moi non plus, mais moi, je suis capable de donner plus que toi. Alors je peux bien te demander si tu veux vivre ou mourir, tu as déjà répondu en m’attachant. »

Ayant dit, Aggie détourna le visage et se tut. À croire que quelqu’un l’avait éteint. Cohen attendit, figé, car il voulait sans bien savoir pourquoi vérifier si l’homme avait quelque chose à ajouter. Puis, comme le silence s’étirait, il retourna s’asseoir près du feu. La nuit paisible avait changé.

« Tu veux peut-être mourir, cria Aggie à travers la pluie et le vent. Comme ça, tu retrouveras l’amour de tes fantômes. »

Une canette de bière à moitié vide se trouvait aux pieds de Cohen, qui la ramassa, la vida cul sec puis se releva pour gagner la caravane des armes. Le fusil à viseur infrarouge auquel il devait ses blessures était appuyé au mur. Il le prit, chercha les munitions adaptées, le chargea, ressortit et s’éloigna du campement jusqu’à ne plus en distinguer que de petites silhouettes.

Quand il regarda le ciel, les nuages filaient à toute allure. La tempête arrivait parfois tellement vite.

Il épaula son arme et chercha Aggie dans le viseur. Les bras écartés, la tête basse — la position du crucifié dont le prédicateur s’était servi des années durant pour nourrir son insatiable, son indomptable appétit.

Cohen baissa son fusil. Une bête hurla dans la nuit, un long cri qui s’épuisa comme si c’était le dernier.

Il releva son arme, l’œil collé au viseur. Quelqu’un avait rejoint Aggie. Quelqu’un qui s’était agenouillé et lui passait quelque chose sur le bras et le poignet. Ava, forcément, en train de couper les cordes.

« Ah, l’enfoiré ! » s’exclama Cohen en assurant son équilibre.

Aggie avait maintenant un bras libre. Ava se déplaçait vers l’autre. Il n’était plus temps de réfléchir. Au premier coup de feu, la vieille femme sursauta, se cambra, tomba sur les jambes du prisonnier. Il prit le couteau dans la main inanimée, mais ne chercha pas à s’attaquer aux cordes restantes. Simplement, il se tourna vers le tireur. Cohen ne pouvait rien affirmer, mais il aurait parié qu’Aggie souriait.

Le deuxième coup de feu lui fit l’effet d’une violente décharge électrique. Le troisième interrompit en quelques secondes ses gesticulations.

Lorsque Cohen ressortit de la nuit, les caravanes s’étaient vidées. Les femmes et les garçons tournaient en rond dans le campement. Quand il jeta le fusil par terre avec dégoût, ils devinèrent presque aussitôt ce qui s’était passé. La pluie qui leur fouettait le visage les obligeait à se protéger les yeux pour le regarder. Nadine finit par demander aux autres de venir voir avec elle.

« Toi, tu restes ici, dit Evan à Brisco.

— Pourquoi ?

— Tu restes assis une minute, un point, c’est tout. »

Evan, Nadine et Kris s’engagèrent dans le pré. Mariposa ramassa le fusil et alla le poser dans le mobil-home de Cohen.

« Je ne veux pas me mouiller », dit Brisco, avant de rentrer en courant.

La jeune fille rejoignit Cohen, qui restait figé, la tête basse.

« Tu ne veux pas aller voir, toi ? demanda-t-il sans la regarder.

— Il est mort ?

— Ils sont morts. Elle et lui. Elle le détachait.

— Ava ? »

Il acquiesça.

Nadine et Kris se mirent à injurier le cadavre d’Aggie, puis celui d’Ava. Sale menteuse, cria Nadine d’une voix rageuse, véhémente. Lorsque Cohen les rejoignit, elles donnaient des coups de pied dans les corps inertes en les traitant de salauds et en leur disant d’aller se faire foutre. Les dépouilles absorbaient les chocs à la manière des vieux matelas, lourdement étalées sur l’herbe trempée. Le vent semblait porter très loin les voix féminines, haineuses et exultantes. Evan se tenait à l’écart. Kris ne pouvait donner que de petits coups de pied, avec son gros ventre et sa taille courtaude, mais Nadine prenait son élan sur ses maigres jambes torses pour briser côtes et pommettes sous ses lourdes chaussures montantes. Cohen resta à l’écart aussi, les bras croisés. Mariposa se glissa derrière lui, l’enlaça et, quand il se retourna, se serra contre lui en l’embrassant à pleine bouche, la main posée sur sa barbe mouillée. Il se laissa aller, penché vers elle. Des lèvres et un nez humides se pressaient contre les siens, pendant que les deux femmes frappaient, dansaient, hurlaient, juraient. Il s’abandonna.

Un instant seulement, car il s’écarta de Mariposa aussi vite qu’il s’était donné à elle. Il la regarda, mais la nuit noire l’empêcha de déchiffrer l’expression de la jeune fille. Elle le lâcha. S’essuya la figure. Se détourna, s’approcha des corps et se joignit au tabassage.

« Allez, viens, Evan, qu’est-ce que t’attends ? » appela Nadine, pliée en deux, les mains sur les genoux, hors d’haleine.

« Il est mort, répondit l’adolescent.

— Et il mérite nettement pire », rétorqua-t-elle, avant de recommencer à frapper.

« Elle était en train de le libérer, si vous voulez savoir », dit Cohen.

Kris s’immobilisa, haletante, les mains sur les côtés du ventre, puis recula pour laisser la place aux deux autres. Evan la prit par le bras.

« Tu ferais mieux de te calmer avant d’éclater.

— Je ne risque absolument rien, riposta-t-elle en se redressant de toute sa taille.

— Bien dit, s’écria Nadine. Tu remets ça, alors ? »

Kris se rapprocha des corps et reprit la distribution de coups. Nadine frappa du talon le crâne d’Aggie, pendant que Mariposa reculait à son tour, à bout de souffle.

Evan retourna discrètement près du feu.

Quelque chose craqua sous le pied de Nadine. Bien fait pour toi, salopard, hurla-t-elle en s’acharnant — ce qui déclencha d’autres craquements. De leur côté, Kris et Mariposa s’en prenaient maintenant à Ava, si emmitouflée dans ses vêtements que, à en juger par le bruit, elles auraient aussi bien pu battre un matelas.

Cohen regardait, les bras croisés. Il se demandait quel effet ça lui ferait de se joindre à elles, de lâcher la vapeur, mais il n’allait pas s’imposer. Il ne pouvait comprendre ce qu’elles avaient enduré ni ce qu’elles estimaient devoir aux deux morts.

Kris s’arrêta, une fois de plus, et se plia en deux.

« Je n’en peux plus », lâcha-t-elle, le souffle court.

Ses deux compagnes s’interrompirent, interrogatrices.

« Ça va ? s’inquiéta Cohen.

— Ça va, répondit Nadine. Tu devrais nous lâcher un moment. Va donc t’installer près du feu.

— Tu es sûr que ça va ? insista-t-il, pour Kris.

— Cohen », intervint Mariposa.

Kris tomba sur un genou. Les deux autres s’approchèrent.

« Si vous avez besoin de moi, je suis juste à côté », dit-il avant de s’éloigner, car elles ne lui prêtaient aucune attention.

Quelques minutes plus tard, elles recommençaient.


Quand les trois femmes regagnèrent le campement, les mains sur les hanches, Evan avait rejoint Brisco dans leur mobil-home. Cohen était resté seul près du feu, autour duquel elles s’installèrent, heureuses que la pluie se soit calmée. Il alla chercher des bouteilles d’eau, les distribua à la ronde puis resta debout près des braises.

« Je le savais, dit Kris. Elle avait beau nous raconter des histoires, je savais qu’elle allait faire une connerie.

— Ouais, acquiesça Nadine. Moi aussi. Et pas question d’enterrer qui que ce soit, tu es prévenu. »

Il alluma une cigarette puis souffla sur ses mains glacées. Lorsqu’il releva la tête, Mariposa le regardait. Il la fixa quelques secondes droit dans les yeux avant de se remettre à souffler sur ses mains. Nadine leva sa bouteille à la verticale, la vida complètement puis la jeta sur le charbon rougeoyant. Le plastique se tordit en fondant.

« Je n’arrête pas de me dire que je vais l’abandonner, dit Kris. C’est la première pensée que j’ai eue aujourd’hui, quand j’ai compris qu’on allait partir. Je ne veux même pas le voir. Prenez-le, voilà ce que je vais leur dire. Ne me le montrez pas, prenez-le, c’est tout. Mais quand j’ai eu mal, la dernière fois, j’ai changé d’avis. J’étais là, en pleine crampe, et je mourais d’envie qu’il aille bien. Je mourais d’envie de le voir. Ça faisait tellement mal que j’en hurlais, mais je voulais le garder, et je croisais les doigts pour que ce soit possible. Là, maintenant, je croise les doigts pour que ce soit possible.

— C’est possible, dit Cohen.

— Si on s’en sort », ajouta Nadine.

Il en avait marre de fumer, mais il aurait bien repris un verre, ce qui le persuada d’aller chercher une flasque de whisky dans sa caravane. Quand il la tendit à Kris, elle secoua la tête.

« Tu peux en prendre une goutte, ça te fera pas de mal », dit Nadine.

La remarque décida Kris à boire une gorgée à la bouteille. Ses épaules se soulevèrent puis retombèrent.

« J’ai jamais aimé cette saleté, avoua-t-elle en donnant le whisky à Nadine.

— Ça se passera bien, affirma Cohen.

— Peut-être. »

Nadine s’octroya une généreuse rasade, avant d’annoncer qu’elle en avait marre d’être mouillée, qu’Aggie était mort et que, sans vouloir vexer personne, elle ne voyait plus aucune raison de rester assise là. Une seconde rasade lui servit de conclusion. Elle tendit la flasque à Mariposa et rentra.

La jeune fille porta le goulot à ses narines et renifla, puis elle goûta une minuscule gorgée et fit la grimace. Cohen lui reprit la bouteille en secouant la tête.

« À quoi elle ressemblait ? » demanda Kris.

Il faisait passer le whisky d’une main dans l’autre en se demandant s’il n’allait pas sortir la photo de sa poche arrière, mais préféra répondre :

« Elle ressemblait à une sportive, parce que c’en était une. Assez grande. Elle pouvait se permettre de manger n’importe quoi, avec ce qu’elle brûlait comme calories. Au lycée, elle faisait du cross. Après, elle a participé à toutes sortes de courses. Elle s’entraînait sur la plage. Je restais là, tranquille, à boire de la bière, pendant qu’elle se tapait quelques kilomètres, aller-retour. Quand elle en avait assez, elle se baignait pour se rafraîchir en me traitant de toutes sortes de noms d’oiseaux, parce que j’étais une loque.

— Tu aurais dû l’accompagner, dit Kris.

— Non, je n’aurais pas dû. C’était son truc. Ça me plaisait que ce soit son truc. Elle disait que sans ça, elle serait devenue folle. Moi, je lui aurais juste gâché son plaisir à souffler comme une locomotive en essayant de rester à sa hauteur.

— D’accord. C’était sans doute ce que tu pouvais faire de plus intelligent.

— Ouais, c’est probablement une des rares choses intelligentes que j’aie faites. » Il but quelques gorgées puis s’agenouilla près des cendres. « Le jour ne va pas tarder à se lever. Il va se remettre à pleuvoir plus fort. Vous devriez aller vous coucher.

— On devrait, admit Kris. Redonne-moi donc une petite goutte de ton truc.

— Ce n’est pas bon pour toi.

— Je sais. » Elle tendit la main. « Mais c’est un bon somnifère. »

Il lui offrit la bouteille. Elle but une deuxième gorgée et secoua la tête, puis une troisième gorgée et lui rendit la flasque en disant Beurk. Mariposa aida la jeune femme à se lever, avant de l’accompagner jusqu’à sa caravane, qu’elle gagna d’une démarche maladroite. Quand il leur proposa son aide, Kris la refusa :

« Je préfère que tu m’aides à m’en aller, puisque j’ai décidé d’aller à la Limite et de le garder. Si Dieu veut bien me le permettre. »

Mariposa referma la porte dans son dos puis rejoignit Cohen, qui buvait toujours.

« Je ne veux pas rester sous la pluie, dit-elle en s’essuyant la figure. Et toi ? »

Il leva les yeux vers le ciel nocturne.

« Il ne pleut pas tant que ça.

— Ça ne va pas durer. C’est toi qui l’as dit. »

Il acquiesça. Elle s’approcha et lui tendit la main. Il regarda cette main. Frêle et mouillée, comme sa propriétaire. Il regarda le campement, les prés obscurs, l’endroit où gisaient les corps d’Aggie et d’Ava. Puis il la regarda à nouveau, elle, avec sa main tendue qui tremblait visiblement — de peur, de froid, d’autre chose, peut-être.

Il prit cette main. Mariposa l’emmena chez elle.

25

Son imagination avait toujours décidé de tout.


Dès son plus jeune âge, des histoires de fantômes lui tournaient dans la tête : cachée derrière le rideau, elle assistait aux confessions des clients de sa grand-mère qui comptaient sur les relations de la vieille femme avec l’autre monde ; elle regardait les esprits du Carré français se rassembler à la lumière des lampadaires ; elle créait ses propres manifestations enfantines dans la faille entre réel et imaginaire. Les gens qui tiraient les tarots à Jackson Square la laissaient s’asseoir près d’eux et écouter leurs prédictions ; elle connaissait le vampire chaleureux posté en hiver devant la maison du célèbre flibustier Jean Lafitte, prêt à entraîner les touristes dans la visite guidée des cimetières ; les masques du mardi gras et les costumes fabuleux des défilés faisaient partie de sa vie. Les habitués du magasin paternel lui inspiraient des histoires ; ce qu’elle voyait par les fenêtres des immeubles inoccupés, sur le chemin de l’école, lui inspirait des histoires ; les bateaux qui allaient et venaient sur le fleuve lui inspiraient des histoires, avec leurs ponts qu’elle se représentait chargés de passagers séduisants venus visiter sa ville.

Jusqu’aux tempêtes. De plus en plus violentes, de plus en plus fréquentes, accompagnées d’évacuations erratiques, puis régulières. Et, enfin, la prévision brutale : ces conditions météorologiques dureraient des années, et les destructions se poursuivraient. Beaucoup de gens ricanaient, beaucoup de gens refusaient d’y croire, alors qu’elle avait facilement intégré la chose. Quand une tempête s’annonçait, elle restait réveillée dans le noir, elle rêvait de la catastrophe en couleurs éclatantes — ardoises arrachées aux toits, craquements des arbres maltraités, eau qui lui arrivait jusqu’au cou. Squelettes d’immeubles, bateaux naufragés, vacarme des vagues et rugissement immense du tonnerre avant même l’arrivée de l’ouragan. Ensuite, si l’ouragan n’était pas exactement tel qu’elle se l’était imaginé, la mélancolie l’engloutissait, s’installait jusqu’à l’avertissement suivant. Là, son esprit déchaînait à nouveau un véritable pandémonium — mais la réalité des tempêtes finissait par rattraper les projections de son paysage imaginaire. Pendant que les orages empiraient, se fondant en un fleuve de destruction, pendant que la folie s’installait à la proclamation de la Limite, Mariposa éprouvait une impression de déjà-vu, comme si, les yeux fermés, elle avait toujours vécu ailleurs, dans un autre monde où mère Nature se montrait d’un autoritarisme vindicatif. Nul ciel ne pouvait être plus sombre que celui qu’elle regardait derrière ses paupières closes, nul vent plus puissant que le tourbillon de son esprit.

La solitude lui avait cependant prouvé qu’il existait en ce monde-ci des choses inimaginables. Jamais elle n’avait compris cet endroit, ces hommes, ces caravanes amarrées. Jamais elle n’avait réussi à conjurer plus horrible, seule dans le noir. Ses rêves ne créaient plus d’autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l’évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu’elle aimait et qui, maintenant, lui manquaient. Le jour, elle se demandait où ils étaient. S’ils la cherchaient. S’il restait un être vivant pour penser à elle. Elle ne doutait pas d’avoir de la famille. Quelque part. Mais dans ce nouveau monde si vaste, si changeant, si irréfutable, elle n’arrivait à se figurer pour elle-même et les autres que des fins malheureuses. La fillette dont l’esprit avait été un feu d’artifice d’ouragans romantiques, de fantômes et d’esprits animés, était devenue une jeune femme à l’imagination insatiable massacrée par les arêtes tranchantes du réel.

Jusqu’au jour où elle était partie avec Evan, où elle avait à moitié étranglé le type à la Jeep et où elle était allée chez lui. Elle avait vu où se trouvait son lit, avec qui il le partageait, à quoi avait ressemblé sa vie — une vie à laquelle il se cramponnait. Elle avait emporté la boîte à chaussures où il conservait cette vie, elle en avait palpé les lettres, essayé les bijoux, et son esprit s’était ranimé. Comme si elle avait franchi une porte secrète et pris une de ses créations d’autrefois par la main pour la faire passer du rêve à la réalité. Comme si elle était redevenue la fillette de cette époque. Depuis qu’elle était seule, depuis qu’on l’avait amenée ici, depuis qu’elle avait subi ce qu’y subissaient toutes les femmes, elle avait presque oublié qu’elle vivait et que sa vie lui appartenait.

Elle prit Cohen par la main pour l’emmener chez elle, alluma les bougies posées sur l’étagère murale, le débarrassa de la flasque qu’il tenait toujours et la posa à côté des bougies. Quand elle s’écarta de lui pour ôter son manteau, il attrapa une de ses longues mèches noires puis la laissa glisser entre deux doigts.

« Je serai qui tu voudras », murmura Mariposa en déboutonnant sa chemise en flanelle.

Il n’avait pas lâché ses cheveux — il les frottait à présent, comme s’il s’agissait d’une sorte de tissu bizarre qu’il aurait touché pour la première fois. Sa chemise déboutonnée, elle en écarta les pans puis la fit glisser de ses épaules. Le vent secoua le mobil-home. La clarté des bougies vacilla.

Cette fois, Cohen lâcha la longue mèche noire et regarda la jeune fille.

Son cou et sa poitrine disparaissaient sous sa chevelure, qu’il repoussa pour dévoiler son décolleté. Un V profond descendant entre ses seins.

Cohen recula. Les manches longues noires. La ceinture qu’il avait nouée à la taille d’Elisa, chaque fois qu’elle portait cette robe-là. Mariposa tira sur le tissu de la jupe pour l’extirper de son pantalon puis le laissa retomber sur ses hanches. L’ourlet lui arrivait aux genoux.

Cohen secoua la tête. Elle avança d’un pas ; il recula d’autant.

« Arrête, dit-il.

— Tout va bien. »

Elle voulut le toucher, mais il l’attrapa par le poignet et lui rabaissa la main.

« Je t’ai dit d’arrêter. » La voix de Cohen avait changé. « Elle n’est pas à toi.

— Je sais. Je n’en veux pas. Je sais qu’elle est à elle. »

Il prit la bouteille sur l’étagère, la porta à ses lèvres et but une bonne rasade de whisky avant de reposer les yeux sur la jeune fille.

« Je ne veux pas faire comme si. Je ne sais pas pourquoi tu t’es imaginé que je voudrais. Je ne sais foutrement pas pourquoi quelqu’un voudrait faire une chose pareille. »

L’espoir de Mariposa s’éteignit. Ses épaules se voûtèrent. On aurait dit qu’elle rapetissait.

« Je ne sais pas ce que tu as d’autre, mais je ne veux pas le voir », ajouta Cohen, avant de faire volte-face et de ressortir.

Elle resta immobile. Le regard fixé sur son ombre multiple. La certitude lui vint alors qu’il s’agissait de sa dernière nuit dans cette caravane. Le lendemain soir, ils seraient ailleurs, tous. Elle fit passer la robe par-dessus sa tête, la laissa tomber à terre, remit chemise en flanelle et manteau. Cohen n’est pas un rêve. Ce n’est pas une histoire. Même si j’essaie de toutes mes forces. Elle restait parfaitement immobile. Peut-être se trouvait-il juste derrière la porte. Peut-être allait-il revenir. Peut-être le long silence serait-il brisé par un léger toc-toc.

Elle attendait, mais rien ne se produisait. Elle ne pouvait pas l’ensorceler. Pas là. Elle ne pouvait ensorceler personne ni ramener les morts à la vie.

26

Cohen changea son bandage, enfila son manteau, fourra ses pistolets dans ses poches, prit sa boîte à chaussures sous son bras et sortit. Les autres étaient prêts à partir. Evan lui tendit sa carabine à canon scié, puis ils se rassemblèrent tous au milieu du campement, dans le petit matin pluvieux, autour du feu presque éteint. Le vent soufflait sans faiblir. La grisaille sombre de l’autre côté du golfe ne présageait rien de bon.

Ses compagnons informèrent le nouveau venu des quelques principes sur lesquels ils s’étaient mis d’accord : chacun s’installerait dans le véhicule de son choix, lequel appartiendrait en indivision à ses occupants ; la Limite atteinte, Kris irait aussitôt consulter un médecin, avec le bébé ; ils n’auraient plus ensuite aucune obligation les uns envers les autres. Cohen acquiesça.

« Bon, mais qu’est-ce qui va se passer, là-bas ? demanda Kris.

— C’est justement de ça qu’il est question, répondit-il.

— Non. Je veux dire : on est censés être vivants ou morts ?

— On verra bien quand on y sera, intervint Nadine. Si ça se trouve, il y aura quelques résurrections. »

Ils examinèrent une dernière fois l’endroit où ils avaient vécu des semaines, sinon des mois — plus d’un an, pour certains. Le campement s’étendait sous la pluie, sinistre, sans vie. Les corps d’Aggie et d’Ava gisaient derrière la bétaillère. Des esprits tourmentés rôdaient dans ce qui était devenu un cimetière.

Pendant que les autres entassaient à l’arrière des pick-up les sacs-poubelle où ils avaient rangé vêtements et autres affaires, Kris donnait le biberon au bébé. Un optimisme inhabituel éclairait les visages durant les préparatifs. Cohen monta dans la remorque de la camionnette chargée la veille vérifier qu’il n’avait rien oublié d’important, en ce qui concernait les provisions et fournitures. Evan y aligna ensuite les bidons d’essence — dernière étape des préliminaires. Nadine et Kris s’approchèrent ensemble, accompagnées de Mariposa. Kris tendit bébé et biberon à Cohen, puis les trois femmes entreprirent de décharger les jerrycans. Il leur demanda aussitôt ce qu’elles faisaient, nom de Dieu !

« T’occupe », répondit Nadine.

Elles passèrent de caravane en caravane, ouvrant les portes, entrant, arrosant d’essence les lits et le plancher puis, dehors, les cordes de fixation. Cohen secouait la tête devant ce spectacle, sans pour autant cesser de nourrir et de bercer le nouveau-né. Chaque goutte de carburant répandue rendait le voyage à venir plus problématique, mais ses protestations n’auraient pas empêché le grand nettoyage. Il profita du temps que prenait l’opération pour s’adresser au bébé. Il va falloir être un bon petit bonhomme. Tu vas faire un sacré voyage. J’espère que tu t’en tireras. Si tu tiens le coup, tu finiras par arriver quelque part.

L’arrosage terminé, les trois femmes rangèrent les bidons dans la remorque du pick-up. Cohen tira son briquet de sa poche sans attendre qu’elles le lui demandent, Nadine le prit, Mariposa et Kris rassemblèrent une pleine brassée de rouleaux de papier WC, puis elles retournèrent toutes patauger dans le cercle. Elles poussaient la porte d’un mobil-home, allumaient un rouleau, le jetaient à l’intérieur, battaient en retraite et recommençaient quelques mètres plus loin. Après avoir fait de cette manière le tour des caravanes, elles se réunirent au centre du corral. Quelques minutes plus tard, de lourds serpents de fumée onduleux se faufilaient par les portes ouvertes, puis des flammes jaunes traversaient les toits et les fenêtres. Les claquements, les sifflements, les rugissements bas des incendies en expansion luttaient contre le roulement de la pluie. Les trois femmes restaient immobiles, attentives. Elles ne quittèrent le cercle de feu pour regagner les pick-up que lorsqu’une gigantesque flambée rassembla tous les mobil-homes. Personne ne dit un traître mot quand Kris reprit le bébé à Cohen.

Evan démarra une des camionnettes, Nadine l’autre, Cohen la Jeep. Mariposa s’installa près de lui sur le siège passager. La pluie martelait le morceau de bâche qu’il avait découpé puis attaché au-dessus de l’habitacle.

« La dernière fois que tu es montée dans ma voiture, j’ai failli y rester », dit-il à sa passagère.

Elle leva les mains pour les lui montrer des deux côtés, comme une magicienne décidée à prouver qu’elle ne cache rien dans sa manche.

« Tu devrais savoir pourquoi, maintenant.

— Oui, je sais. »

Il retira son bonnet, le secoua pour le débarrasser des gouttes de pluie puis le remit.

« Je comprends, reprit-elle.

— Tu comprends quoi ?

— Que tu sois venu. »

Il secoua la tête.

« Tu n’as rien compris du tout, la nuit dernière.

— C’est vrai, acquiesça-t-elle, mais maintenant, je comprends. Elle t’aimait vraiment. Et tu l’aimais vraiment. Je l’ai compris à toutes ces petites choses. Je comprends. »

Cohen se tourna vers la boîte à chaussures posée sur la banquette arrière, comme s’il s’attendait à voir Elisa à la place, puis il considéra les caravanes en feu et, enfin, les basses terres inondées, au loin. Lorsqu’il joignit et serra les mains, on aurait dit qu’elles appartenaient à deux personnes différentes, heureuses de se retrouver. Un des pick-up klaxonna, derrière lui, sans qu’il y prête aucune attention. Sans qu’il réagisse.

« Je ne te ferai pas de mal », dit tout bas Mariposa.

Il desserra les mains. Tourna la tête de tous côtés comme pour s’étirer le cou. Ouvrit son manteau et prit une cigarette. L’alluma. Enfin, la première passée, il dit à Mariposa que peu importaient ses déclarations d’intentions. On ne savait jamais vraiment ce qu’on allait faire avant de le faire.

Les trois véhicules traversèrent lentement le pré cahoteux, ravagé par les tempêtes. Lorsqu’ils atteignirent Himmel Road, les incendies perdaient du terrain face à la pluie.

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