Il pleuvait depuis des semaines. Peut-être des mois. Cohen avait oublié à quand remontait le dernier jour sans pluie, quand la tempête avait cédé devant le bleu pâle du ciel marin, les vols d’oiseaux, les nuages blancs, l’éclat du soleil sur le paysage détrempé. Il pleuvait, une pluie régulière qui avait perdu son obliquité agressive quand les dernières bourrasques s’étaient éloignées, pendant la nuit. Il avait envie de sortir. Il avait besoin de sortir, de fuir la lumière tressautante de la lampe à pétrole, le jeu de cartes usé, les livres de poche, la radio qui ne captait presque plus rien, la voix qui murmurait dans son sommeil, dans la tempête, dans le moindre recoin de la petite maison de brique. Il pleuvait à verse, très tôt en ce matin trop sombre, mais il fallait qu’il sorte.
Il se leva de sa couchette, s’étira puis chercha son chemin à tâtons dans la faible clarté de la lampe. La pièce principale lui servait de chambre. Il y dormait, il y mangeait, il y lisait, il s’y changeait, il y faisait tout, absolument tout, à part se soulager. Ça, il le faisait dehors, près des deux pins tombés en croix. Après avoir enfilé un jean et une chemise en flanelle sur son caleçon long et son sweat-shirt, il gagna la cuisine, où il ouvrit la glacière remplaçant le frigo. Il prit une bouteille d’eau, en but la moitié d’un trait, la rangea, s’empara de la torche électrique posée sur le comptoir puis regagna la pièce principale. Quand il se planta devant le placard d’angle, le rayon de la torche éclaira d’abord le calibre.22, ensuite la carabine à deux coups et canon scié, sur laquelle se porta son choix. Il ne restait que deux cartouches dans la boîte de munitions posée par terre. Juste de quoi charger l’arme.
Cohen se retourna vers le chien, roulé en boule sur une serviette sale, dans un coin de la cuisine.
« Ne t’en fais pas, je ne te le demande même pas. »
Il enfila les bottes en caoutchouc abandonnées près de sa couchette, ramassa par terre son gros ciré et son bonnet puis les mit en allant ouvrir la porte d’entrée. La pluie le salua de son rugissement, l’air frais se rua sur lui, et l’anxiété qui suintait des murs à l’intérieur s’évanouit dans l’obscurité humide. Il sortit sous la véranda puis contourna la maison. Des tapotements résonnaient par centaines sur sa capuche, l’eau lui montait jusqu’aux chevilles, des rayures d’argent fugaces se dessinaient dans le faisceau jaune de la torche.
Le hennissement de Havane s’éleva dans la pièce du fond. En ouvrant la porte de l’ancienne salle de séjour, Cohen esquiva de justesse la jument qui se précipitait dans le pré, où elle se mit à décrire de petits cercles au galop sans qu’il détourne d’elle la lumière de la lampe. Elle levait haut les jambes sur le terrain détrempé, secouait la tête et le col pour se débarrasser de la pluie, libérait sous le déluge sa propre anxiété. Autant la laisser faire. Il rentra, ramassa la selle posée sur le carrelage puis attendit que Havane se calme. Quand il la siffla, elle le rejoignit, et il la sella.
La carabine sous le bras, il l’entraîna dans l’allée boueuse jusqu’à la piste boueuse, sur laquelle ils parcoururent huit cents mètres vers l’ouest. Il progressait prudemment, le maigre rayon de la torche dirigé vers l’avant, mais il connaissait le chemin. Havane contournait les arbres couchés sur le sentier depuis des années, des mois, des semaines, le long des maisons abandonnées qui montaient en retrait une garde silencieuse, derrière leurs clôtures ravagées par le lierre ou les arbres tombés. Il leur fallut plus d’une heure pour atteindre la barrière qui s’étirait autrefois jusqu’au sable. Elle aurait dû servir à installer des conduites ou des câbles — quelque chose censé aider les gens à relever la tête — mais le projet avait été abandonné, comme tout le reste.
La pluie se fit plus acharnée quand Cohen prit au sud à travers les broussailles, les éclaboussures et la boue. La moitié des poteaux électriques anciennement plantés tous les cent mètres avait disparu, de même que les lignes qui les avaient reliés, bobinées avant d’être emportées sur des tambours géants. Havane trébucha à plusieurs reprises dans des zones spongieuses, mais s’obstina vaillamment. Quelques kilomètres plus loin, ils débouchèrent à découvert. La mer s’étendait devant eux, la plage autour d’eux. Cohen promena le rayon de la torche sur les jambes avant de la jument, enrobées de boue, puis la félicita en caressant son cou mouillé. La pluie purificatrice ruisselait sur leurs silhouettes immobiles.
Il éteignit la lampe. Le bruit de la tempête se fondait dans celui du ressac, dont l’écume moutonnait sur le rivage. Un vent froid soufflait de la mer. Quand Cohen se défit de sa capuche, l’air et l’eau lui cinglèrent le visage. Il pencha la tête en arrière pour leur offrir son cou et ses oreilles. Dans des moments pareils, il sentait qu’elle était là, près de lui. Elle était là, quand seuls subsistaient la nuit et ce qu’elle avait aimé. Les yeux clos, il s’abandonna à la pluie pénétrante. Elle se tenait au bord de l’eau, les chevilles baignées d’écume salée, les cheveux dans la figure, les épaules rougies par le soleil. Il se laissa tomber en arrière, allongé sur la jument, les bras ballants, le double canon dirigé vers le sable mouillé, la torche oscillant au bout des doigts. Le rythme de la houle, le fracas de la pluie, la solitude, le vaste monde obscur autour de lui — dans des moments pareils, il sentait qu’elle était là.
« Elisa. »
Il se redressa et se recoiffa de sa capuche, le regard perdu sur l’océan de nuit, à l’écoute. Il lui semblait entendre sa voix. Il lui semblait toujours entendre sa voix, aussi fort que souffle le vent ou tombe la pluie.
L’oreille tendue, il cherchait son influence dans le mouvement des vagues.
Le tonnerre rugit de l’autre côté du golfe puis, loin à l’ouest, un chapelet de foudre éclaircit brièvement le ciel noir. La pluie redoubla. Deux fois plus violente que lorsqu’il avait quitté la maison. Havane s’ébroua pour chasser l’eau de ses naseaux. L’océan s’attaqua à ce qui restait de plage et le tonnerre gronda, une fois de plus. Cohen leva la carabine pour tirer dans le golfe, comme si une petite explosion orange pouvait tenir en respect le monde qui l’entourait. La jument se cabra au coup de feu, il lâcha la torche et se cramponna à la crinière mouillée, mais Havane s’immobilisa aussitôt après un unique petit bond. Alors il lui tapota le cou. Lui parla. Lui dit que tout allait bien.
Lorsqu’elle se fut calmée, il mit pied à terre pour chercher la lampe à tâtons puis remonta en selle. Alluma. Éteignit. Fit demi-tour et repartit.
« C’est de pire en pire », commenta-t-il, inaudible dans la tempête.
Posté à la fenêtre de la cuisine, Cohen buvait son café en compagnie du chien, une espèce de berger noir et blanc ébouriffé qui mâchouillait de la viande de bœuf séchée. Les yeux rivés au tas de bois d’œuvre, il faisait passer inlassablement son mug d’une main dans l’autre en essayant de se mobiliser pour affronter la journée à venir. Il faisait très gris, mais la pluie s’était un peu calmée. Peut-être assez pour Charlie. Les planches standards (60 sur 120 ou 180 mm) étaient si imbibées que Cohen n’aurait sans doute eu aucun mal à les plier en deux. Elles attendaient là depuis des années, dans l’herbe de plus en plus haute. Il sirota son café en considérant la dalle de béton qui s’étendait juste derrière la maison. La dernière charpente bâtie par ses soins quelques mois plus tôt était éparpillée dans le pré, réduite en miettes. Il allait commencer le dernier mur quand une tempête, une de plus, avait tout emporté. Il avait terminé deux murs par deux fois. Par deux fois, il était même allé jusqu’au troisième. Jamais il n’avait entamé le quatrième avant que les autres ne soient détruits.
Ce serait une petite chambre. Elle aura besoin d’une grande chambre quand elle sera grande, avait dit Elisa. À ce moment-là, tu nous construiras une maison immense, on aura l’impression de coucher dans des salles de concerts. Avec quel argent ? avait-il demandé. Elle avait haussé les épaules en disant qu’ils s’inquiéteraient de ça plus tard. Ce serait donc une chambre banale dans une maison banale, une extension protégée par les mêmes briques blondes que le reste du ranch au toit très bas — une chambre banale pour une petite fille qui serait tout sauf banale. L’endroit où elle dormirait, jouerait, grandirait. Les fondations en avaient été coulées quatre ans plus tôt, quand il n’était pas encore inconcevable d’agrandir sa maison.
Maintenant, il ne faisait plus que pleuvoir. Avant la tempête. Pendant. Après. Impossible de dire quand s’achevait un ouragan ni quand commençait le suivant.
Cohen sirota son café puis alluma une cigarette.
Cette saleté de bois ne sécherait jamais. Et il avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, il n’était toujours pas capable de construire avec du bois mouillé, sur une dalle en béton mouillée, une charpente qui résisterait à des vents de force 12. Si Dieu ne modifiait pas Ses lois, il n’y arriverait pas. Il se gratta la barbe. Termina son café. Regarda par la fenêtre en tirant sur sa cigarette. Finit par décider d’aller voir si Charlie traînait dans le coin.
Debout sur une chaise, il repoussa un des carreaux tachés d’humidité du plafond, plongea la main dans l’interstice et en tira une boîte à cigares. Elle contenait une liasse de billets de banque, dont il préleva quatre coupures de cent dollars qu’il plia puis fourra dans la poche avant de son jean. La boîte et le carreau remis en place, il s’empara de la radio posée sur le comptoir, l’alluma et, l’oreille quasi collée au haut-parleur, se concentra sur la voix masculine lointaine voilée par les parasites. Enfin, il éteignit l’appareil, alla chercher près de sa couchette bonnet et ciré, s’en équipa puis s’approcha du placard. Son choix se porta une fois de plus sur la carabine à canon scié plutôt que sur le calibre.22. Il donna un coup de pied dans la boîte de munitions vide et vérifia que la toute dernière cartouche se trouvait bien dans la chambre. Le chien le rejoignit, le suivit jusqu’à la porte, mais s’arrêta sur le seuil.
« Je te laisse ouvert », dit Cohen.
L’animal le regarda, regarda la pluie et rentra.
Cohen alla s’asseoir au volant de la Jeep, la carabine posée sur le siège passager. Les trous percés dans le plancher évitaient que l’eau ne stagne dans l’habitacle, et un pluviomètre débordant était attaché au stabilisateur. La première passée, la voiture prit la direction du chemin de gravier boueux en laissant des traces de pneus dans la terre.
Le chemin menait à la route, qui menait elle-même à l’autoroute côtière. Le gris du ciel s’éclaircissait à l’ouest, mais des nuages moelleux se rassemblaient au sud-est. Quand la Jeep s’engagea sur l’asphalte, contre le vent, une pluie froide se mit à marteler le pare-brise. Cohen ralentit en atteignant une portion de route inondée, qu’il traversa sans quitter des yeux l’endroit plus élevé où réapparaissait le bitume, car il ne voulait pas s’écarter de la chaussée dissimulée par l’eau boueuse. Quelques kilomètres après ce passage difficile, à un carrefour, se trouvait autrefois une station-service sur le parking de laquelle il avait souvent acheté des cacahuètes bouillies, à un vieillard qui attendait le chaland assis sur le hayon arrière de sa camionnette. Passé ce carrefour, la route traversait un hameau, où il ralentit pour regarder les maisons et les magasins subsistants, en se demandant s’il restait des gens dans ces bâtisses grises anonymes qui disparaissaient peu à peu comme si elles s’effritaient, se fondaient dans la terre. Il lui semblait pourtant qu’on l’observait. Il lui semblait toujours qu’on l’observait dans ces villes fantômes.
La tristesse magnifique qui en émanait était à ses yeux inexplicable. Il avait beau chercher à la repousser, elle l’envahissait puis persistait en lui, nostalgie grave, inspirée par les catastrophes et la vie d’autrefois. Enfant, il se promenait en voiture avec son père, qui lui montrait les maisons et les immeubles construits de ses mains. On aurait dit qu’il avait travaillé sur toute la côte. Gulfport, Biloxi, Ocean Springs, Moss Point. Peu importait où ils se trouvaient, quelle route ils empruntaient, son père lui montrait des maisons en disant : Celle-là, c’est moi qui l’ai construite. Celle-là aussi. Celle-là, j’ai bossé dessus. Celle-là, je l’ai construite. Sa voix vibrait de fierté. Cohen vibrait de fierté en contemplant son père, les mains rudes de son père et leur œuvre. C’était un magicien. Il passait ses journées à construire des maisons et des immeubles le long de la côte ; le soir venu, il nourrissait ses vaches et fauchait ses prés ; la nuit, il sirotait un verre, assis dans son fauteuil, ou sortait fumer une cigarette en discutant avec son fils — qu’il traitait en petit homme, pas en petit garçon. Cohen voulait être comme lui. Il avait toujours pensé qu’un jour, il promènerait en voiture ses propres enfants puis petits-enfants, qu’il leur montrerait des maisons par la fenêtre en disant : Celle-là, c’est moi qui l’ai construite. Celle-là, là-bas, elle est de moi. Celle-là, j’y ai travaillé. Et il avait été comme son père. Il en avait construit certaines. Mais il n’avait pas d’enfant à qui les montrer. D’ailleurs, même s’il en avait eu, ces maisons s’étaient écroulées. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était où il les avait construites. Il y en avait une, là, qui s’est effondrée. Il y en avait une juste là. Chaque fois qu’il sortait en Jeep, il examinait les fondations de béton, les ruines, les tas de gravats qui occupaient l’emplacement de ces maisons. Tristesse, désespoir, stupeur horrifiée. Il se demandait ce qu’aurait dit son père, s’il avait vécu assez vieux pour voir le fruit de son travail réduit à néant. Il se demandait comment son père se serait senti, maintenant que son œuvre n’était plus. Qu’elle avait disparu, tout simplement. Éliminée par le vent et la pluie. Avec violence. Sans conditions.
Comme si elle n’avait jamais existé.
La Limite avait été déclarée 613 jours auparavant. Une ligne tracée à cent quarante kilomètres du littoral, de l’Alabama à la frontière séparant Texas et Louisiane, en passant par le Mississippi. Une création géographique, synonyme de renonciation. On laisse tomber. Les tempêtes peuvent se garder le reste. Plus de réparations, plus de reconstruction. Des années d’ouragans cataclysmiques et un tournant climatique laissant présager une succession ininterrompue d’ouragans avaient précédé la déclaration. La Limite signait la défaite. Les tempêtes s’étaient enchaînées sans répit durant ces 613 jours, violentes et acharnées. Les derniers mois avaient même été marqués par une aggravation, chose que la plupart des gens n’auraient pas crue possible.
Ceux qui avaient décidé de rester l’avaient fait à leurs risques et périls. La loi n’existait plus. Ni les services. Plus de commerces. Plus de protection. Les habitants avaient été prévenus un mois auparavant de l’établissement de la Limite et de l’évacuation générale décrétée en conséquence. Ils savaient que l’aide officielle leur serait acquise jusqu’à la date fixée, mais qu’ils devraient ensuite se débrouiller seuls s’ils restaient en arrière. Depuis la déclaration, les contrées qui s’étendaient au sud de cette ligne étaient considérées comme inhabitables en attendant l’interruption des ouragans, dont personne ne savait si elle viendrait un jour.
Livrée à elle-même, cette zone était devenue une sorte de monde naturel indompté, de terra incognita. Les animaux la parcouraient sans crainte, armées d’écureuils roux ou gris, chœurs d’oiseaux, biches broutant sur le terre-plein central des autoroutes, ratons laveurs et opossums occupant les garages puis, quand les tempêtes soufflaient leurs repaires, s’en arrogeant d’autres, où ils étaient enfin les bienvenus. Le chèvrefeuille s’étoffait, les azalées fleurissaient en jungles roses à la chaleur du printemps, l’odeur citronnée des magnolias envahissants dérivait en bouffées parfumées.
Le kudzu s’étendait peu à peu, moquette verte étouffante qui recouvrait les routes et les ponts, se faufilait jusqu’aux cheminées, dissimulait les voies ferrées, engloutissait les granges et les maisons, s’insinuait sur les parkings, enveloppait les arbres, voilait les panneaux de signalisation. Les inondations successives et les variations de température avaient fissuré l’asphalte, dont les crevasses servaient de refuges aux rats et aux chiens faméliques. Des portions de plage avaient disparu, comme prélevées à la cuiller géante ; une lagune aux eaux inertes avait pris possession de l’endroit où les gens se prélassaient, les pieds dans le sable, en buvant des demis dans des verres embués et en mangeant des crevettes sur lit de glace dans des saladiers en Inox.
Tel était le monde de Cohen, qui guidait prudemment la Jeep à travers la pluie et les débris.
À l’endroit où la route rejoignait la voie rapide, deux adolescents marchaient au bord de la chaussée. Un Blanc très mince, aux cheveux mouillés plaqués sur la tête, et une métisse à la longue chevelure noire protégée par une casquette de base-ball. Il portait une veste d’université ornée des lettres LB, elle un pardessus brun clair beaucoup trop grand qui traînait par terre. Ils étaient trempés. Elle s’appuyait à lui, le bras posé sur ses épaules, claudiquant. Cohen se déporta de l’autre côté de la route mais les examina au passage, sans ralentir malgré les cris du garçon. Hé ho, hé, stop ! ou peut-être À l’aide, impossible de l’affirmer. Un coup d’œil dans le rétroviseur révéla au solitaire que les deux inconnus s’étaient retournés et le suivaient des yeux. Le jeune homme lui fit même signe de revenir.
La Jeep parcourait les ruines chaotiques de l’autoroute 90. Lentement. Un panneau de signalisation : Gulfport 8 km. Le grand axe autrefois animé, à présent couvert de sable et de bois flotté, était bien plus proche de l’eau qu’à l’origine. Les demeures du xixe siècle avaient disparu depuis longtemps, premières victimes des tempêtes les plus précoces et les plus violentes. Des marinas en miettes ballottaient près du rivage tels des jouets brisés. La jetée sur laquelle Cohen s’était tenu en costume noir près d’Elisa en robe blanche, un bouquet blanc à la main, s’était volatilisée. Il n’en restait que quelques moignons de bois qui émergeaient à peine. Les lampadaires se succédaient, certains encore très droits, d’autres inclinés, voire couchés sur la route et secouant la voiture comme des chiens crevés. Cohen examina la plage. Des traces de pneus creusaient le sable mouillé. Il prit à tâtons la carabine pour la poser sur ses genoux.
Quelques kilomètres plus loin apparut ce qu’il espérait voir. Malgré la pluie, le camion était là, au bord de la voie rapide, garé près de la carcasse noircie du Grand Casino, toujours debout quoique très diminué. Des traînées noires s’étiraient sur le stuc orange à partir des fenêtres brisées. Le toit n’était plus, et le sol s’affaissait. Une vingtaine de personnes s’étaient rassemblées juste derrière le semi-remorque. La moitié avait les épaules voûtées et la veste relevée sur la tête. L’autre se contentait de subir le mauvais temps.
Cohen s’engagea sur le parking puis s’arrêta. Les portes arrière ouvertes du camion en dévoilaient l’intérieur ; Charlie montrait quelque chose à un type massif, dont la chemise en flanelle trop petite dévoilait la naissance du ventre. Au pied de la remorque se tenaient les hommes de Charlie — quatre gros bras aux épaules carrées arborant chapeau noir, pantalon noir, manteau noir, un automatique en bandoulière. S’ils avaient conscience de la pluie, ils ne le montraient pas, avec leur vigilance de chiens de garde. Pendant que leur patron faisait affaire à l’abri, ils regardaient les clients qui attendaient leur tour comme si ces misérables risquaient de se livrer à un débordement, alors qu’ils étaient manifestement tout juste capables de retourner d’où ils venaient. Pas une femme parmi cette vingtaine d’hommes mal rasés, sales, aux traits creusés sans qu’on y voie l’ombre d’une force inquiétante. Certains avaient un vélo. Un autre, une guitare déformée sur le dos. D’autres encore, rassemblés en cercle, essayaient d’allumer des cigarettes en montrant du doigt une vieille camionnette Chevrolet qui avait sans doute appartenu à l’un d’eux. Deux camionnettes supplémentaires étaient garées à l’écart. Un vieillard voûté, planté près de l’arrière du semi-remorque — son tour arrivait —, portait accrochée au cou une pancarte en contreplaqué LA FIN EST PROCHE. Mais le mot PROCHE avait été barré, remplacé par un simple LÀ, écrit juste en dessous. Le panneau était tout strié.
Cohen rangea sa carabine sous son siège, car les armes étaient interdites. Il descendit de voiture, repoussa son capuchon, ôta son bonnet, le posa dans la Jeep puis frotta les cheveux collés à son crâne. Enfin, il prit les jerrycans vides alignés sur la banquette arrière et rejoignit la queue approximative.
Charlie était toujours Charlie. Bien des choses avaient changé, mais pas lui. C’était toujours le vendeur de bétail, le vendeur de chevaux, le vendeur de voitures d’occasion, de tracteurs d’occasion et de tout ce qu’il pouvait bien dénicher un jour dans sa cour. Pas de femme pour se plaindre qu’il abîmait la pelouse. Juste Charlie, sa propriété, sa grange, son petit entrepôt, ses talents de collecteur de dollars. Cohen avait occupé la troisième place de la camionnette, installé sur la banquette entre son père et Charlie. Entre les deux vitres fissurées. Son père au volant, la cigarette dans la main gauche. Charlie le bras à la portière, la cigarette dans la main droite. Voilà comment ils allaient aux enchères chez Wiggins, la remorque accrochée derrière la cabine, vendre des vaches ou en acheter. Parfois, ils ramenaient un cheval à la maison. Toujours en quête de mieux, toujours ravis de marchander — c’était le moment qu’ils attendaient avec le plus d’impatience. Ils allaient chez Wiggins, ils se garaient sur le grand parking gravillonné, encombré d’autres remorques et camionnettes, Charlie et le père de Cohen jetaient leur mégot, rentraient le bas de leur pantalon dans leurs bottes, tiraient sur leur ceinture, allumaient une autre cigarette. J’en veux une, disait invariablement Cohen. Pas question, répondait son père. Donne-lui-en une, plaidait Charlie. Arrête, OK ? il n’a que dix ans. L’année suivante, ce serait : Arrête, OK ? il n’a que onze ans. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Cohen soit d’âge à se procurer ailleurs ses propres cigarettes, même s’il aimait toujours autant demander. Il traversait le parking en compagnie des deux hommes pour gagner le gigantesque bâtiment au toit de tôle, pendant qu’ils saluaient leurs connaissances de la main et échangeaient quelques mots ici ou là. Tout le monde se déplaçait d’un pas léthargique et avait l’air d’avancer au ralenti, peut-être à cause d’une vague douleur. Tout le monde marchait lentement, un peu de travers, fumait lentement et parlait à demi-mot. Cohen regardait, écoutait. Il lui semblait parfois évoluer dans un des westerns en noir et blanc que son père adorait, parmi les rudes vendeurs de bétail du Mississippi.
À présent, il regardait Charlie. Le bas du pantalon toujours rentré dans les bottes. Toujours en train d’arnaquer ses clients. Toujours l’homme à contacter.
« Je viens de te dire que je n’ai pas de rallonge électrique, aujourd’hui. Il va falloir attendre la prochaine fois », disait-il au type ventru, qui le fixait d’un air sidéré.
Charlie avait remonté ses lunettes sur son crâne. Son visage buriné trahissait l’homme qui avait travaillé sa vie entière à l’extérieur.
« Et dans cette boîte-là ? » demanda le gros, le doigt tendu.
« T’es sourd ou quoi ?
— Je suis pas sourd, mais je sais que t’en as. T’en as toujours.
— J’en ai toujours au départ, mais je m’arrête ailleurs en chemin. J’en avais en partant, c’est sûr, seulement je les ai vendues. C’est un miracle qu’il me reste quelque chose quand j’arrive ici, bordel. Tu comprends, oui ? » Le type secoua la tête. Tira sur le bas de sa chemise. « Bon, tu as besoin d’autre chose ? » reprit Charlie, la tête inclinée vers lui.
« Donne-moi des lanternes et des piles.
— Combien ?
— Trois.
— Trois lanternes ou trois piles ?
— Trois lanternes, assez de piles pour les trois et quelques-unes en plus. Allez, Charlie.
— Arrête avec tes “allez, Charlie”. C’est pas si compliqué de me dire du premier coup ce que tu veux. J’ai pas toute la nuit. »
Charlie se pencha vers une boîte pleine de lampes de camping, en prit trois qu’il tendit au type puis tira de sa poche arrière un sachet plastique, où il fourra les piles LR20 prélevées dans une autre boîte. Après avoir remis le sac à son client, il passa quelques secondes à compter sur ses doigts en marmonnant.
« Cinquante dollars, annonça-t-il finalement.
— Seigneur.
— Je voulais dire, quatre-vingts.
— Cinquante, ça ira. N’essaie pas de me la faire. »
Le type posa le sachet, déboutonna la poche de sa chemise et en tira deux jetons de poker.
« Qu’est-ce que c’est que ça, bordel de merde ? » s’exclama son interlocuteur en secouant la tête, exaspéré. « Tu crois que le foutu guichet, là, est ouvert et que je vais pouvoir les changer ?
— Ils valent cent dollars pièce.
— Dans quel monde ? Où est-ce que tu as vu ça, hein ? »
Les gardes et les clients de la file se mirent à rire. Ils n’en perdaient pas une miette.
« T’as qu’à aller à Tunica, dit le type. Tu dois pouvoir t’en servir, là-bas.
— À Tunica ? Tunica est à l’eau.
— À Las Vegas, alors. Ou ailleurs.
— C’est ça, ouais. Ouais, ouais, j’vais aller à Vegas. Pas de problème, ils me donneront deux cents dollars pour deux vieux jetons de merde du casino de Gulfport, le trou du cul du monde. Sans parler de ce que ça va me coûter d’aller à Vegas. J’vais dépenser trois cents balles pour en gagner deux cents. Nan, attends, j’vais juste leur envoyer les jetons par la poste, ils n’auront qu’à m’expédier mon blé par retour de courrier. »
Le type remit ses jetons dans sa poche et regarda ses pieds. Il se mordit l’intérieur de la joue.
« J’ai pas de fric, ce coup-ci. J’ai rien du tout. »
Charlie se posa les mains sur les hanches, tourna en rond quelques secondes puis se retourna vers lui.
« J’suis pas la Croix-Rouge ou un organisme de crédit. Si tu veux quelque chose, tu m’files du fric ou un truc valable en échange. T’as ni l’un ni l’autre. Rends-moi la marchandise. »
Sans attendre que le client obtempère, il lui prit les lanternes des mains et ramassa le sachet posé à ses pieds. Deux des lampes regagnèrent leur boîte, mais il lui rendit la troisième, en y ajoutant deux lots de piles prélevés dans le sac plastique.
« Prends ça et casse-toi. Et t’as intérêt à me payer la prochaine fois, compris ? »
Le type acquiesça, tourna les talons et redescendit la rampe d’accès en métal.
Charlie se posta tout au bord.
« Si quelqu’un d’autre ici n’a ni de quoi payer ni rien à échanger, il s’en va. Je croyais que tout le monde savait ça. »
Deux hommes sortirent de la file et s’éloignèrent.
Il les suivait du regard quand ses yeux se posèrent sur Cohen, à qui il fit signe d’approcher.
« Viens donc, Cohen. T’as pas à attendre.
— Alors là, jamais de la vie, protesta le vieillard à la pancarte. Moi, je m’suis usé les semelles quelque chose de bien pour venir !
— Vire-moi cette pancarte débile et ferme-la. Tu vas te balader longtemps avec ça ?
— Aussi longtemps que j’en aurai envie.
— Ça ne veut rien dire du tout.
— C’est pas la question. J’en ai marre de rester planté sous la pluie.
— Tu peux danser, si tu veux. »
Cohen remonta la file, posa ses jerrycans vides à l’arrière du camion, monta la rampe et serra la main de Charlie. Lequel considéra son profil.
« Tu t’coupes toujours les cheveux tout seul, à c’que j’vois.
— Ma coiffeuse est en vacances.
— Pareil. Mais j’me donne un mal fou pour venir ici. J’arrête jamais. Ta maison tient toujours ?
— Toujours.
— Quand ton père l’a construite, je savais qu’il faudrait au moins l’apocalypse pour la foutre en l’air. Ce bon vieux Jimmy Smith et moi, on s’est payé sa fiole parce qu’il triplait la charpente, mais il était comme le troisième petit cochon, il faisait à son idée, point final.
— Je sais. Ma mère rêvait d’un étage, mais il n’en a jamais voulu non plus.
— Eh non. Ta baraque, ton chien et toi, vous êtes pires que des cafards. »
Ils s’enfoncèrent dans le camion. Cohen parcourut du regard les boîtes ouvertes posées sur le plancher, séparées par une allée centrale. Un petit tractopelle occupait l’avant de la remorque.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’étonna Cohen.
Charlie haussa les épaules.
« On sait jamais de quoi on peut avoir besoin. Et puis c’était une affaire.
— Ne me dis pas que tu t’y es mis aussi.
— Que je me suis mis à quoi ?
— Tu sais très bien de quoi je veux parler. La chasse au trésor. Le pillage de tombes. Appelle ça comme tu voudras.
— J’pille pas les tombes, vu qu’y a rien dedans à part des vieux cadavres pourris. Moi, j’en ai après du sonnant et trébuchant.
— Allez, Charlie, ne me dis pas que tu y crois.
— Que j’y croie ou pas, j’ai bien l’intention de mettre la main dessus, et y a rien de tel pour ça qu’un bon petit tractopelle.
— Si tu finis par mettre la main dessus, je veux cinquante pour cent de la marchandise que je vois là.
— Si je finis par mettre la main dessus, tu peux avoir le camion tout entier. »
Cohen secoua la tête et s’avança entre les cartons.
« Premièrement, il me faut de l’eau et du whisky.
— J’ai. Au fond à gauche. »
Après avoir déniché les caisses d’eau, il en apporta deux au sommet de la rampe, pendant que Charlie prenait une bouteille de Jim Beam quelque part à l’avant.
« Tu veux un sac ? » proposa-il.
Cohen acquiesça, s’empara du sac en question puis parcourut l’allée centrale en ramassant de ci de là des boîtes de macaronis et de fromage, des paquets de fruits secs et une cartouche de cigarettes. Il demanda s’il y avait des lames de tronçonneuse, son interlocuteur lui montra où chercher, il trouva le bon carton, y prit deux lames puis s’enquit de l’essence.
« Y a deux bidons dans la cabine, mais c’est que des douze litres.
— Impec. Ça me durera bien jusqu’à la prochaine fois. »
Charlie partit chercher le carburant. Cohen ajouta encore à ses achats deux boîtes de cartouches pour la carabine, une pour le calibre.22 et deux sacs de bœuf séché. En revenant avec les bidons, le vieil homme dit à un des porte-flingues de les ranger à l’arrière de la Jeep, puis il remonta dans le camion, où il examina les marchandises rassemblées par son visiteur.
« T’en as pas pris autant que d’habitude.
— Je n’ai pas besoin d’autant, répondit Cohen avec un haussement d’épaules.
— Pourquoi tu travaillerais pas pour moi ? demanda Charlie, les sourcils froncés. Je te l’ai dit mille fois. T’as aucune raison de rester ici. » Sans mot dire, Cohen secoua la tête, les lèvres pincées. « Y a pas de bruits bizarres qui circulent ? » reprit Charlie.
Cohen hésita une seconde. S’entendit discuter avec Elisa.
« Non. À quel sujet ? Il n’y a personne pour me raconter quoi que ce soit, tu sais. »
Charlie regarda dehors par l’arrière du camion en se frottant les mains.
« Non, rien. Je me demandais, c’est tout. T’as bien une radio ?
— Oui, mais elle ne capte plus comme avant. Je suis censé entendre parler de quelque chose ? De ce que tu cherches, peut-être ? »
Charlie se retourna vers Cohen.
« Non, pas de ça. Ton père et moi, on a été copains x temps, tu te rappelles ? Il serait content que je te dise de te tirer de là. Depuis quand on n’a pas vu le soleil, dans le coin ? Depuis quand on ne l’a vu nulle part, bordel ?
— Je sais ce qu’il dirait.
— Y a ta maison et tout et tout, c’est ta maison de famille et t’as tes fantômes, là-bas, je sais, mais je sais pas tout quand même. »
Cohen essuya son visage mouillé.
« Peu importe.
— Y a plus rien à faire là que mourir », insista Charlie à voix basse, le dos tourné à la file d’attente. « Et c’est pas près de changer.
— De toute manière, il paraît qu’à la Limite, c’est l’enfer.
— Personne ne te reprocherait de partir.
— Non, sans doute. Il n’y a plus personne.
— Tu pourrais envisager de passer à autre chose, c’est ce que je veux dire.
— Pourquoi ? »
Le vieil homme ne répondit pas. Il regardait une fois de plus dehors, par l’arrière du camion.
Cohen sortit un peu d’argent de sa poche.
« Combien je te dois ?
— Donne-moi quarante dollars, grogna Charlie.
— Je sais que ça fait plus. »
Il se pencha pour prendre deux lots de quatre piles LR20 qu’il laissa tomber dans le sac du visiteur.
« Cadeau. »
Cohen pêcha dans sa poche une coupure de cent dollars, qu’il lui donna.
« Pas la peine de me rendre la monnaie.
— Pourquoi tu fais ça, bordel ? »
Il haussa les épaules.
« Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Mets ce qui reste sur le compte de quelqu’un d’autre. »
Charlie prit le billet en secouant la tête.
« Écoute au moins la radio, bordel. T’as bien une putain de radio, hein ?
— J’ai bien une putain de radio. »
Cohen posa les marchandises moins volumineuses sur les deux caisses d’eau puis souleva l’ensemble. Quand il s’engagea sur la rampe, Charlie lui donna une claque dans le dos.
« Allez, vieux, tu peux monter, lança-t-il au type à la pancarte.
— Il était temps, riposta l’autre.
— Ah ouais ? Tu veux te retrouver en bout de file ? »
Cohen salua les gorilles d’un signe de tête en regagnant la Jeep, posa l’eau et les sacs sur la banquette arrière, près des deux jerrycans, et remit son bonnet. Un dernier coup d’œil à l’océan, puis il s’installa au volant, fit demi-tour et repartit en sens inverse. La pluie était supportable, pour l’instant, régulière et douce, mais les nuages du sud-est se transformaient en énormes montagnes noires. Au moment de quitter l’autoroute, il s’arrêta le temps d’ouvrir un sac de bœuf séché, qu’il coinça entre ses jambes. Trois kilomètres plus loin, avant la zone inondée, les deux adolescents marchaient toujours. Le bras de la fille toujours posé sur les épaules du garçon, elle boitant et lui la soutenant. Ils s’arrêtèrent au bruit de la Jeep et se retournèrent pour voir qui arrivait. Cohen s’arrêta aussi, posa le bœuf séché sur le plancher, prit la carabine sous son siège puis repartit. Conscient qu’ils allaient lui faire signe et qu’il serait idiot d’y prêter attention. À son approche, le garçon repoussa le bras de la fille et se mit à agiter la main. La fille se plia en deux.
Continue, se dit Cohen. Continue. L’image du type à la chemise en flanelle lui traversa l’esprit. J’ai pas de fric, ce coup-ci. J’ai rien du tout.
Il ralentit. Puis laissa la voiture s’arrêter à quelques dizaines de mètres des adolescents.
« Restez où vous êtes », leur cria-t-il.
Le garçon se rapprocha de la fille, qui s’appuya contre lui. Elle avait perdu sa casquette de base-ball. La masse emmêlée de ses longs cheveux noirs mouillés lui tombait dans la figure et lui couvrait les épaules.
Cohen se souleva pour leur parler par-dessus le pare-brise, mais les examina avec attention avant de prendre la parole. Ils n’avaient apparemment rien que leurs vêtements. La fille replia ses bras contre sa poitrine pour se réchauffer dans le vent glacial.
« Qu’est-ce que vous foutez là ?
— On marche, répondit le garçon.
— Vous allez où ? Je ne vois pas où vous pourriez bien aller.
— En Louisiane », dit la fille, rejetant d’un coup de tête ses cheveux en arrière.
« Ça fait un sacré bout de chemin. » Cohen montra du doigt la zone inondée à laquelle ils arrivaient. L’eau s’étendait à perte de vue des deux côtés de la chaussée. « Vous avez un vrai marécage, là.
— On sait », dit le garçon.
Cohen se pencha en avant pour cracher par terre puis se rassit.
« Pourquoi vous allez en Louisiane ?
— Y a l’électricité, là-bas. »
L’adolescent ne pouvait avoir plus de seize ans. L’étroitesse de ses épaules se devinait sous sa grosse veste d’étudiant.
« Ah, dit Cohen.
— Ah, quoi ? riposta la fille en se redressant. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Tais-toi, lui dit son compagnon.
— Tais-toi toi-même.
— Taisez-vous tous les deux. Qu’est-ce qu’elle a ?
— Comment ça ?
— Pourquoi elle se traîne ?
— Un serpent l’a mordue à la jambe. »
Cohen frotta sa barbe piquante en les examinant, à la recherche d’une expression ou d’un mouvement bizarres.
« Il fait trop froid pour les serpents. Depuis un bail.
— Ça fait un bail. Avant que la température baisse. Regardez. »
Le garçon se pencha, écarta le pardessus de la jambe de la fille et lui releva le bas de son pantalon. Elle portait des tennis sans chaussettes. On aurait dit que quelqu’un lui avait tripatouillé toute la cheville avec la pointe d’un couteau.
« Ce n’est pas une morsure de serpent, observa Cohen.
— Non, tu crois ? » rétorqua-t-elle, avant de rabaisser son pantalon. « Ça a gonflé, et ça ne veut pas dégonfler.
— Ce n’est pas gonflé. Et si ça l’était, ce n’est pas de marcher qui arrangerait les choses.
— Y a rien qui les arrange, intervint le garçon. Y nous faut un médecin. Vous en connaissez un ? »
Cohen secoua la tête. Ils s’entre-regardèrent tous les trois, puis il jeta un coup d’œil en arrière, à l’est, où les nuages profonds envahissaient peu à peu le ciel quasi crépusculaire. La foudre étincela au-delà, ligne erratique aiguisée qui toucha l’horizon. Il ne restait guère qu’une heure de jour, et le froid augmentait.
Laisse-les se débrouiller.
« Je suppose que vous ne voulez pas nous aider à traverser, reprit le garçon.
— Si je vous aide à traverser, il va falloir que je vous emmène plus loin.
— Non, non, je vous jure que non.
— Tu ne vas pas le supplier, quand même, intervint la fille.
— Je ne le supplie pas, je lui pose une question. Merde, quoi. »
Cohen leva la carabine pour la leur montrer.
« Vous voyez ça ? »
Ils hochèrent la tête.
« Vous comprenez ?
— Oui, monsieur », répondit le garçon.
La fille resta silencieuse.
« Et toi, la mordue, tu comprends ? insista Cohen.
— Oui.
— Je vous fais traverser la zone inondée. Après, je vous dépose.
— Super, dit le garçon. C’est tout ce qu’on demande. On veut juste aller en Louisiane.
— Arrête avec ça. Je ne sais pas qui vous a raconté des choses pareilles. La mare que vous voulez traverser, là, est deux fois moins profonde que le lac géant qui recouvre toute la Louisiane. Bon, restez où vous êtes. »
Cohen descendit de voiture puis redisposa les jerrycans d’essence, les sacs et les caisses d’eau de manière à libérer une place sur la banquette arrière. Il tira ensuite de leur sachet les lames de tronçonneuse et les boîtes de munitions, qu’il poussa le plus loin possible sous le siège conducteur. Quand il en eut terminé, il fit signe aux jeunes gens de le rejoindre. La fille avait beau boiter, elle se débrouilla toute seule. Il ordonna au garçon de monter à l’avant et d’installer mademoiselle à l’arrière. Le jeunot aida sa copine à contourner la Jeep, puis elle se tortilla sur la banquette pour dérouler son pardessus pendant qu’il prenait possession du siège passager. Une fois satisfait de leur position, Cohen remonta au volant. Il tenait maintenant la carabine de la main qui passait les vitesses. Ses gestes mal assurés ne lui plaisaient pas, mais sa décision était prise : il ne lui restait qu’à se remettre en route.
Il se tourna vers la fille pour lui dire de prendre de l’eau et d’en donner à son copain. Elle déchira l’emballage plastique d’un pack et en tira deux bouteilles, dont une qu’elle passa au garçon. Ils les burent en animaux assoiffés, vidant chacun la sienne avant même que la Jeep n’atteigne la zone inondée. Cohen dit alors à la fille d’en prendre deux de plus et de les mettre dans les poches de son pardessus, ce qu’elle fit.
La voiture s’engagea lentement dans la mare. Il scrutait la route droit devant lui, cramponné à sa carabine, tout en gardant l’œil sur ses passagers. Le garçon se pencha, ramassa le sac de bœuf séché et lui demanda la permission de se servir. À peine l’eut-il obtenue qu’il tendit quelques lanières de viande à la fille. Ils se mirent à mastiquer avec ardeur, pendant que les vaguelettes soulevées par la Jeep se propageaient dans l’eau, mais à mi-chemin, le garçon se retourna pour dire quelque chose à sa copine. Cohen lui ordonna de regarder dorénavant droit devant lui puis en dit autant à la fille. Il avait passé la seconde et le levier de vitesse vibrait contre le canon de la carabine, l’obligeant à crisper de toutes ses forces le pouce et l’index pour ne pas lâcher prise. Ils progressaient toujours, ils avaient dépassé la partie la plus profonde de la mare et entamaient la remontée quand le garçon se retourna, une fois de plus. Cohen freina avec une telle brutalité que la secousse souleva des éclaboussures qui retombèrent sur le plancher de la Jeep. Il fourra son arme sous le menton de son passager.
« Tu entends ce que je te dis, bordel ? Tu entends, oui ?
— Oui », répondit l’adolescent presque sans remuer les lèvres, le menton levé vers le ciel.
« Tu regardes en avant ou tu descends.
— Oui. »
Cohen baissa son arme, repassa en première et repartit.
« Je vérifiais juste qu’elle va bien, reprit le garçon.
— Je ne veux plus rien entendre.
— Elle s’est fait mordre par un serpent, vous savez.
— Je t’ai dit de te taire.
— Je vous jure sur la tête de ma mère qu’elle s’est fait mordre par un serpent.
— Mais ferme-la, bordel.
— Elle ne peut même pas marcher. »
Le garçon se retourna vers la fille qui, cette fois, se pencha en avant. Quelque chose s’enroula autour du cou de Cohen, dont la tête partit brutalement en arrière pendant que la carabine faisait feu, pulvérisant le pare-brise. Il lâcha son arme dans l’espoir de glisser les doigts sous la cordelette, mais le garçon se servait à présent de lui comme d’un punching-ball, ce qui l’obligeait à se défendre d’une main tout en cherchant à écarter de l’autre celles de la fille. Sa réserve d’air s’épuisait rapidement, et ses yeux s’exorbitaient sous les longs cheveux noirs qui lui retombaient dans la figure. Leur propriétaire faisait de son mieux pour l’étrangler, pendant que les coups de poing pleuvaient toujours, sur elle autant que sur lui. Quand Cohen chercha à se tortiller pour se retourner, il s’aperçut que le garçon le maintenait à sa place. Le sang lui montait à la tête. En désespoir de cause, il lâcha le poignet qu’il tentait d’éloigner de sa gorge, attrapa ses deux agresseurs par les cheveux puis tira le plus violemment possible avant d’étouffer pour de bon. La fille tomba en avant, hurlante, ce qui relâcha la pression de la cordelette. Son compagnon tenta de se libérer en griffant le bras de leur victime mais, déjà, l’air rendait ses forces à Cohen. Consciente qu’il ne serait pas possible de le maîtriser, la métisse bondit de la Jeep dans la mare sans lâcher le fil de Nylon, toujours passé à son cou. Il tomba à l’eau, la tête la première, elle cria au garçon de prendre le flingue, Prends le flingue ! et il prit le flingue, il l’épaula pendant qu’elle récupérait enfin la cordelette, s’éloignait de Cohen et remontait au plus vite en voiture. Ses deux adversaires attendirent qu’il émerge, mais il s’était cogné la tête sur l’asphalte du fond et flottait, inerte, dans la mare boueuse. Ils attendirent sans le quitter du regard, lui armé de la carabine, elle haletante après la lutte.
« Tu crois qu’il est mort ? finit par demander l’adolescent.
— J’en sais rien.
— Va voir.
— Je vais rien voir du tout. »
Cohen se releva brusquement, s’étrangla à moitié, retomba en arrière, se débattit pour se remettre sur ses pieds en agitant les bras comme un enfant qui apprend à nager et s’y remit en effet, mais titubant, écarlate, une ligne rouge autour du cou, crachant de l’eau sale en cherchant désespérément à reprendre son souffle. Le garçon se cramponna à la carabine pendant que la fille hurlait, penchée vers lui, Tue-le. Tue-le, tue-le, vas-y, tue-le.
Cohen se redressa de toute sa taille, s’essuya les yeux puis tendit les bras en un geste de soumission.
« Mais qu’est-ce que t’attends ? » cria-t-elle en donnant un coup de coude dans les épaules de son compagnon.
Il arma les deux chiens puis pressa la détente. Clic. Seconde pression. Second clic.
« Putain de merde », lâcha-t-il, avant de s’installer à toute vitesse au volant et de redémarrer.
Cohen se précipita, la fille hurla, le garçon se débattit avec le levier de vitesse, mais réussit à passer la première à l’instant précis où son adversaire se jetait sur lui. L’épaule de Cohen heurta violemment la barre transversale de la Jeep et il s’effondra mollement dans l’eau, étourdi, hoquetant, ballotté dans le sillage de la voiture qui poursuivait sa progression, sortait de l’eau, s’éloignait. La chevelure mouillée de la fille claquait au vent car elle s’était dressée sur la banquette, le dos tourné à la route, les yeux rivés sur sa victime.
Cohen se releva, le bras droit ballant. Nul besoin de s’examiner pour savoir qu’il s’était démis l’épaule. Il resta immobile le temps de reprendre haleine, une grimace de douleur aux lèvres, le visage et le cou ruisselants d’eau et de sang, car il s’était ouvert le front en tombant la tête la première. Enfin, ses halètements s’apaisèrent. Il avait décidé avant toute chose de sortir de la mare, où il était plongé jusqu’aux cuisses, mais son côté droit lui pesait tandis qu’il avançait d’un pas lourd, un cercle de feu autour de la gorge. La prudence avait beau lui conseiller de se remboîter l’épaule sur la terre ferme, l’attente lui était insupportable. Il palpa la cavité articulaire pour déterminer l’emplacement exact qu’était censé occuper l’os, inspira à fond puis s’empoigna le bras droit de la main gauche, souleva et poussa. Raté. Un hurlement lui échappa, et il s’effondra à genoux. Oh, bordel, nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de merde. Sans se relever, porté par la colère, il souleva et poussa une nouvelle fois son bras droit. Un modeste claquement, une douleur ardente — c’était fait. Un second hurlement lui échappa. Il laissa sa tête tomber en avant dans la mare puis la releva en crachant de l’eau, se remit sur ses pieds et reprit sa route. Quelques minutes plus tard, en quittant la zone inondée, il s’assit sur l’asphalte, entre les traces de pneus humides de la Jeep. Il était gelé, trempé, le sang lui coulait dans les yeux, la douleur irradiait de son épaule jusqu’à ses reins, le collier rouge imprimé à son cou enflait. Après avoir repoussé ses cheveux en arrière, il explora du bout des doigts la coupure de son front puis se leva pour aller récupérer son bonnet, qui flottait dans la mare et qu’il pressa contre la plaie avant même de ressortir de l’eau. De retour sur la terre ferme, il regarda en arrière les monceaux de nuages et les explosions de foudre, de plus en plus proches malgré leur éloignement. À l’opposé, le ciel étirait un ruban rouge sur tout l’horizon, où le soleil n’allait pas tarder à disparaître. Il faisait froid, mais il ferait plus froid encore au crépuscule, et Cohen était bien loin de chez lui.
Il examina les alentours. Terre et eau désertes à perte de vue. Impossible pourtant de rester planté là. Alors il se mit en marche au bord de la route, ruisselant, sanglant, meurtri, pendant que les nuages se rapprochaient dans son dos.
Les éclairs qui explosaient à l’est dans l’obscurité quasi complète s’accompagnaient à présent de grondements de tonnerre. Le vent avait forci, la température baissait. Cohen frissonnait dans ses vêtements mouillés en cherchant à rassembler ses souvenirs. À se rappeler si quelque chose tenait encore debout au bord de cette route. Même à mi-chemin. Pourvu qu’il puisse s’y abriter avant que ne s’abatte la tempête qui gonflait les nuages. Mais il ne restait rien, à part une petite église desservie par un chemin transversal gravillonné, qu’il devrait choisir au hasard car ces pistes se ressemblaient toutes. Peut-être l’église existait-elle toujours. Il n’en était pas sûr, mais il n’avait pas le choix. Les mouvements qui agitaient les broussailles du bas-côté le faisaient souvent sursauter : des lapins, des opossums — rien d’autre, du moins l’espérait-il. Une biche s’engagea sur la chaussée, un peu plus loin, s’arrêta, le regarda, repartit. Il faisait nuit, à présent ; une nuée d’étoiles éclairait l’horizon occidental. Il pressait le pas autant que possible, malgré l’épuisement et la douleur. De violents frissons le secouaient — les prémices de la fièvre s’emparaient de lui. Une piste gravillonnée sur sa droite, une de plus, qu’il parcourut du regard. Quelques arbres subsistaient des deux côtés. Une réflexion laborieuse rappela à Cohen que la chapelle se trouvait bien sur un chemin de ce genre, à deux ou trois kilomètres de la route. Le tonnerre gronda. Un coup d’œil en arrière : la foudre dansait dans les nuages. Il n’était plus temps de réfléchir.
La boue céda sous les pieds de Cohen, qui glissa, glissa jusqu’à se retrouver presque en train de courir, une interrogation anxieuse à l’esprit : et si la piste avait été emportée, un peu plus loin ? Si elle était réduite à l’état de marécage fangeux et de nids-de-poule géants ? Mais non. Il pressa le pas, pendant que le vent forcissait, que les branches basses se courbaient, que la foudre qui flambait dans son dos éclairait sa route par explosions d’une fraction de seconde. Il lui semblait avoir bien assez marché, même s’il n’avait aucune idée de la distance parcourue, mais il ne voyait toujours pas l’église, il ne voyait toujours rien d’intéressant. Il trébucha, tomba, essaya d’atterrir sur son épaule intacte, se releva aussitôt et essuya son menton plein de boue. Un nouvel éclair lui dévoila enfin la petite chapelle de brique, suivi d’un coup de tonnerre tel que l’orage devait être juste sur lui. Il se mit à courir, les genoux flageolants, manquant retomber dans les flaques sans pour autant s’arrêter. La foudre illumina l’entrée béante de l’édifice, des pas inquiétants s’élevèrent derrière lui puis se multiplièrent alentour mais, déjà, il se précipitait dans l’église, où il s’effondrait sur le sol.
Des grêlons aussi gros que des balles de base-ball martelaient le chemin. Ils martelaient le toit et ils martelaient le plancher, sous l’emplacement des tuiles manquantes, dans le baptistère et la galerie du chœur. Cohen se glissa sous un banc, l’épaule en feu. La grêle attaquait la terre et ce qui restait de la chapelle, dans un vacarme digne de cent ouvriers arc-boutés sur leurs marteaux piqueurs. La foudre claquait, du bois cassait à grands craquements, les créatures à quatre pattes qui partageaient l’abri du blessé trottinaient. Il s’allongea sur le ventre, le bras intact en avant, la tête dessus, l’autre bras mollement étendu à son côté. Tonnerre, éclairs, grêle se déchaînaient pendant qu’il restait couché là, frissonnant.
Il finit pourtant par s’asseoir, les bras croisés serrés, le souffle court, inquiet à la pensée des autres occupants des lieux. La grêle battait, battait, battait l’église, des branches craquaient, se brisaient, s’abattaient à l’extérieur, le toit allait sans doute céder d’une seconde à l’autre — du moins Cohen se le disait-il en s’adossant, mais les chocs s’espaçaient peu à peu. Lorsque enfin ils s’interrompirent, un silence de mort s’installa.
Cohen quitta l’abri du banc et s’assit dessus. Quelque chose bougea près de la sortie, puis des griffes cliquetèrent sur le bois des sièges, clac-clac-clac. Il resta assis au bord du sien, prêt à prendre ses jambes à son cou, mais quand la bête s’anima une seconde fois, elle lui sembla trop petite pour présenter un réel danger.
Le temps s’arrêta. Plus de grêle, plus de vent, plus de pluie. Silence, nuit figée, aussi calme qu’un théâtre désert.
Il savait ce que ça signifiait.
Il attendait.
La pluie reprit, légère. Cohen tendit l’oreille aux filets d’eau qui s’écoulaient dans l’église — chant du ruisseau où il jouait enfant, ruban d’argent enfoui dans l’ombre des ramures, transparence glacée où il s’ébattait en claquant des dents comme il en claquait maintenant, gelé et douloureux. La pluie tombait, le tonnerre grondait, Cohen parcourait du regard les diverses nuances de noir du sanctuaire en ruine. Alors il la vit. Floue et grisée, telle qu’il la voyait à présent, images indéfinies et fantomatiques, visage et silhouette de moins en moins nets, même s’il n’avait plus qu’elle dans sa solitude. Elle s’approcha par l’allée menant à la chaire et s’arrêta près de lui, attentive.
Il leva la main.
Tremblant, malgré les longues inspirations censées venir à bout de ses frissons. Elle restait postée devant lui comme si elle attendait quelque chose. Il ferma les yeux et elle gagna aussitôt en netteté, couchée, la tête sur ses genoux à lui qui avait posé la main sur le fœtus blotti dans son ventre à elle. L’asphalte de la route 49, l’abri offert par un semi-remorque, les cris des gens qui cherchaient à fuir ce qu’ils avaient tous vu arriver : les tornades libérées par les nuages noirs figés, les serpents onduleux qui descendaient des cieux pour fondre sur les centaines, les milliers d’automobilistes pris au piège en cherchant à obéir aux instructions. Sauvez-vous. Sans rien emporter. Sans vous arrêter. Entassez votre famille dans votre voiture et sauvez-vous. C’était exactement ce qu’ils avaient fait — ils l’avaient fait si souvent, ces dernières années. Sauf que, cette fois, il leur manquait une longueur d’avance. Une fenêtre d’opportunité. En voiture et basta. Mais les tornades fragmentaient le ciel, s’approchaient en dansant, explosaient dans les corps, les voitures, les camions, chair et métal soulevés, catapultés.
Elisa et Cohen couraient entre les véhicules quand elle était tombée. Il s’était baissé pour l’aider. Elle avait les yeux de ceux qui ont vu un autre monde et quelque chose de brillant planté dans le crâne. Elisa, Elisa. Pas de réponse. Il avait soulevé un corps inerte, il l’avait emporté, il s’était glissé sous le semi-remorque et elle était restée couchée, la tête sur ses genoux, pendant qu’une mare de sang s’étendait lentement autour d’eux. Elle avait gardé tout du long les yeux ouverts et lui la main posée sur son ventre, aussi gros qu’un ballon de volley, sans rien pouvoir faire que hurler devant le chaos universel. À genoux, soutenant la tête d’Elisa pendant que les forces telluriques balançaient la remorque, sans rien pouvoir faire que la garder contre lui et la regarder partir, les yeux grands ouverts. Des yeux égarés, comme si les morts n’en savaient pas plus que les vivants. La vie la quittait, mais Cohen collait la figure à son ventre parce qu’il parlait à la fillette, il ne se rappelait pas ce qu’il lui racontait mais il lui parlait pour qu’elle entende sa voix et qu’elle n’affronte pas seule la chose terrible qui venait la chercher. Ses mains sanglantes sur le ventre d’Elisa, sa bouche contre le ventre d’Elisa, son enfant à l’intérieur de ce ventre, sa voix implorant son enfant de comprendre qu’elle était aimée. La remorque se balançait mais tenait bon, les tornades repartaient et s’éloignaient dans le ciel bleu-gris, il n’y avait rien à faire. Rien.
Quand Cohen rouvrit les yeux, la netteté se dissipa. Seule subsista devant lui une image floue, qui disparut telle une volute de fumée. Alors il chercha comme toujours à se rappeler s’il avait seulement dit adieu à Elisa.
Ses lèvres sèches exigeaient d’être humectées, la soif le torturait, mais il ne pouvait qu’attendre. Il se tortilla sur le banc de bois dur, frissonna, se demanda à quelle distance de chez lui il se trouvait, mais son esprit enfiévré refusa de se stabiliser, de lui dire seulement dans quelle direction il devrait repartir. La pluie tombait, le vent forcissait, quelque chose de vicieux approchait. Enfin, il s’allongea, le souffle rythmé par les frissons, les pensées emmêlées. Peut-être se sentirait-il mieux s’il se débarrassait de ses vêtements mouillés, mais il ne bougeait pas. La voix de la fille résonnait à ses oreilles.
Tue-le, vas-y, tue-le.
La pluie devint tonitruante, le vent se mit à rugir telle une armée en marche. Il se mit à rugir et la petite église craqua, se balança, tint bon pendant qu’il se déchaînait entre ses murs, courbait les arbres, en abattait certains. Ça ne faisait pourtant que commencer.
Cohen se laissa tomber du banc pour se glisser en dessous, une fois de plus. La vision d’Elisa enceinte avait réveillé son esprit. La petite aurait eu trois ans, maintenant. Non, quatre. Non, trois. Et Elisa ? Cohen n’avait qu’à soustraire à son âge les cinq ans qui les séparaient. Trente-quatre ans, donc. Un effort lui permit de cesser d’y penser, l’idée de la maison s’imposa, et il se dit qu’il devait avoir l’air complètement idiot au volant de la camionnette chargée d’un tas de bois d’œuvre assez imposant pour plusieurs tentatives, fonçant vers la côte alors que tout le monde partait dans la direction opposée. Regarde-moi ce crétin, disaient sans doute les gens. Qu’est-ce qu’il s’imagine construire, nom de Dieu ? Il ne sait donc pas ce qui se passe ? Il ne sait donc pas que c’est fini, ici ? En admettant qu’il arrive à bâtir quelque chose, ça ne sera pas à lui. Aussitôt la Limite déclarée, personne n’aura plus rien.
Il s’imaginait ce genre de conversations. Les gens avaient raison. Il n’y avait pas moyen de construire quoi que ce soit. Les répits n’étaient pas assez longs. Et puis la pluie ne voulait pas s’arrêter. Ça ne l’avait pas empêché d’essayer de terminer la chambre de la petite, parce qu’ils avaient entrepris de construire une chambre pour la petite, Elisa et lui, il en avait même coulé les fondations avant le grand départ, et les tempêtes pouvaient aller se faire foutre, la Limite pouvait aller se faire foutre, le gouvernement aussi et son offre minable pour ma maison et mes terres, je construis cette chambre pour ma fille et je me fous de recommencer x fois et d’y passer x temps. Il se rendait bien compte que c’était ridicule, mais il n’y avait plus personne pour le voir et il ne s’en irait pas avant d’avoir terminé, même s’il se demandait enfin, allongé sous son banc, avec son épaule douloureuse, son cou enflé, sa Jeep volée, l’eau qui l’imbibait jusqu’aux os, l’église qui craquait et se balançait, cette saleté de pluie qui ne voulait pas s’arrêter, il se demandait pour la première fois si la chambre d’enfant existerait jamais. Si le bois d’œuvre sécherait jamais. S’il deviendrait jamais un vieux monsieur, usé par une autre sorte de temps.
Ses pensées se précipitaient, la tempête se déchaînait, et il s’endormit sur le ventre, le visage enfoui dans ses bras pliés. Alors vinrent les rêves. L’anarchie qui avait immédiatement suivi la déclaration officielle de la Limite — le feu bouté aux magasins pillés, aux immeubles branlants, aux maisons abandonnées ; la côte flambant comme une allumette, parce que les bandes de laissés-pour-compte incendiaient tout ce qu’elles trouvaient d’inflammable avant de passer à n’importe quoi d’autre d’aussi inflammable. Les casinos, évidemment, symboles de la frustration des habitants du cru qui les avaient toujours vus se relever les premiers alors que tout le reste souffrait, y compris les hommes. Certains établissements avaient été emportés par les marées rugissantes, renversés, poussés à l’intérieur des terres. D’autres avaient coulé. D’autres encore évoquaient des ruines romaines, simples coquilles datant d’une époque prospère. Ceux qu’on pouvait brûler avaient brûlé, comme le reste, taches de feu rougissant la nuit des petites villes désertes telles que Gulfport ou Biloxi.
Les incendies faisaient rage dans les rêves de Cohen, où retentissaient les explosions des conduites de gaz et les bris de verre semblables à des coups de feu. Les pyromanes se livraient à des célébrations de peuplades en mal de rituels, persuadées que le carnage servait d’une manière ou d’une autre leur mode de vie. L’immense nuage de fumée qui en résultait occupait le ciel en attendant l’ouragan suivant, l’ouragan suivant arrivait, son tourbillon aspirait la fumée, et le ciel gris virait à un gris plus profond encore, plus menaçant, couleur de pierre lisse et coupante. Les incendies faisaient rage, les hurlements et les explosions retentissaient, les rêves de Cohen l’emportaient dans un tourbillon de destruction — son sommeil l’emportait dans un tourbillon de destruction, et il dormait sans un tressaillement, insensibilisé au spectacle de la démolition.
Il se réveilla en sursaut. La douleur fusa dans son bras. Comme il avait oublié où il se trouvait, il se cogna la tête contre le banc en se redressant et se rallongea, la main sur l’épaule, les traits crispés par la souffrance. Quand elle reflua, il roula par terre pour se dégager de son abri, se leva et s’assit dessus, glacé jusqu’aux os. La pluie et le vent meurtrissaient la terre. Frissonnant, il se serra dans ses propres bras, les yeux clos, en essayant d’invoquer le souvenir d’un endroit chaud et accueillant.
Il les regardait de la porte de derrière. Elles s’étaient installées dans le pré, sur une couverture. Elisa arborait une robe bain de soleil qui dévoilait ses épaules, des lunettes noires, une queue-de-cheval lui dégageant le visage. La fillette avait les mêmes cheveux qu’elle, longs, bruns et ondulés. Elles captaient la lumière comme des anges. Et elles jouaient, mais il ne voyait pas à quoi. Elles discutaient, mais il n’entendait pas de quoi. Des parasites noyaient leur voix. Il avait beau les appeler, elles ne réagissaient ni l’une ni l’autre, alors il s’approchait pendant que le soleil devenait de plus en plus ardent, jusqu’à ce qu’un éclair blanc aveuglant engloutisse le paysage. Quand Cohen retrouvait la vue, elles avaient disparu, la couverture avait disparu, mais les parasites persistaient. Il se tripotait les oreilles, il se frottait les yeux. Les parasites lui emplissaient la tête. Il criait sa détresse en rouvrant les paupières. Elles disparaissaient dans l’église obscure.
Le vent poussa par un trou du toit quelque chose qui tomba à grand vacarme. Cohen se glissa une fois de plus sous le banc et resta allongé par terre, les yeux clos, les bras croisés dans un centimètre d’eau. La voix résonnait toujours dans sa tête, Tue-le, vas-y, tue-le.
C’était comme voyager dans la remorque d’une camionnette. Le balancement, les à-coups, l’incertitude qui empêchait de lâcher prise. Mariposa attendait, assise sur le matelas jeté à même le plancher, les mains à plat par terre. Le vent secouait le mobil-home, maintenu par des cordes disposées au petit bonheur la chance, mais étroitement nouées à des piquets plantés le plus profond possible. L’enchevêtrement des câbles rappelait une toile d’araignée, plus dense vers le milieu de la caravane, dont le toit s’affaissait légèrement sous la pression. Elle ne s’en balançait pas moins par grand vent. Mariposa avait attendu bien souvent de cette manière, la nuit, sans jamais s’envoler, mais la peur persistait. Trois bougies brûlaient dans un coin. Les canettes de bière vides qui servaient de bougeoirs avaient beau s’entrechoquer, elles ne tombaient pas. La lumière dansait au rythme de la tempête.
Mariposa avait étendu ses vêtements trempés par terre, au pied du matelas, avant de s’enrouler en culotte et chemise de flanelle dans son sac de couchage. Ses épaules et ses seins disparaissaient sous son épaisse chevelure mouillée, qui descendait jusqu’à ses jambes croisées. Elle se balançait légèrement en marmonnant, dans l’espoir de se persuader que la tempête ne lui ferait pas de mal et de ne pas penser au lendemain. Elle se demandait aussi ce qu’était devenu le type abandonné sur la route. Un coup d’œil au pardessus que lui avait donné Aggie. La poche contenait toujours la cordelette de tondeuse, sans doute incrustée de minuscules morceaux de peau.
Mariposa était créole, née de parents créoles eux-mêmes d’ascendance créole. Elle avait passé son enfance à la limite est du Carré français de La Nouvelle-Orléans, dans une vieille maison parquetée tout en longueur, aux fenêtres définitivement fermées par de multiples couches de peinture. Six à dix autres personnes l’occupaient avec elle — tout dépendait du nombre de cousins, d’oncles, de sœurs qui s’y installaient n’importe quand. Sa famille était aussi propriétaire d’une supérette au croisement de Dauphine Street et Ursuline Street. Les fruits et légumes sur la droite, le vin et les alcools sur la gauche, le vaudou dans l’arrière-boutique : encens, savons spéciaux, livres d’occultisme, plantes nécessaires aux arts noirs. La grand-mère trônait plus loin, au cœur de la bâtisse, dans un nuage de fumée de cigarette. Elle lisait sur sa petite table de bois rectangulaire les tarots, la paume des mains — tout ce que ses visiteurs pouvaient bien lui demander de lire.
Une unique ampoule bleue accrochée au plafond éclairait la pièce sans fenêtre, pas plus grande qu’un placard. Trois de ses murs disparaissaient du sol au plafond derrière des tentures sombres, rouges, pourpres et carmin. Devant les briques du quatrième était tendu un fil de fer, auquel on accrochait à l’aide de pinces à linge des photos en noir et blanc souvent jaunies, parfois gondolées, certaines datant de trente, quarante voire cinquante ans. C’étaient les membres de la famille morts et enterrés qui inspiraient la grand-mère : elle prédisait les heurs et les malheurs à venir en appelant les disparus par leur nom, la main tendue en arrière comme pour les toucher, les étreindre pendant qu’ils s’expliquaient. Quand un fidèle client avait profité d’un coup de chance annoncé, il lui arrivait de demander spécifiquement un de ces défunts, celui dont le visage stoïque figé sur la vieille photo évoquait maintenant pour le vivant un ange gardien déguisé en pauvre.
La grand-mère s’appelait Mariposa, d’où le nom de la petite-fille. Laquelle ressemblait à la grand-mère, à la mère, aux tantes : épaisses boucles noires, yeux sombres enfoncés dans leurs orbites, peau de chocolat onctueux. Enfant, Mariposa la jeune suivait Mariposa la vieille comme son ombre. Elle s’asseyait dans un coin du réduit où la devineresse en appelait aux esprits pour qu’ils lui livrent leurs prophéties ; elle parcourait en sa compagnie les rues du Carré français, attentive à l’histoire des antiques demeures et des fantômes qui les hantaient ; elle nourrissait les oiseaux de Jackson Square en se faisant dépeindre le Christ et les saints puis, sans transition, les esprits des esclaves et des pirates défunts. Pendant leurs promenades au bord de la rivière, Mariposa la vieille parlait à Mariposa la jeune des couples séparés sur cette berge même — un vapeur emportait un des amants, alors que son âme sœur restait postée sur l’embarcadère —, héros arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, destins romantiques brisés qui faisaient battre le cœur avant de le déchirer. La moindre rue avait son histoire, la moindre venelle son fantôme, la moindre bougie son esprit, voletant à proximité. Une fête de l’imagination.
Assise en tailleur sur son matelas, enveloppée de son sac de couchage, Mariposa se penchait maintenant sur la boîte à chaussures volée dans la maison occupée sur laquelle ils étaient tombés — celle du type qu’ils avaient attaqué, forcément. La jeune fille farfouillait dans la vie de cet homme et de sa femme. Le bouchon de champagne. Elle s’en empara, le flaira, le tendit à bout de bras. La réception, pianiste et invitées aux longues robes brillantes et aux longues boucles d’oreilles brillantes. Mariposa reposa le bouchon pour prendre à la place une petite grenouille en peluche. Gagnée dans une fête foraine ou achetée dans une station-service, au cours d’une excursion texane décidée sur un coup de tête. Un bracelet en bonbons. Quelqu’un en avait mangé une partie, elle s’en aperçut quand elle le passa à son poignet. Le courrier, qu’elle dépouilla pour voir ce qu’ils s’étaient écrit l’un à l’autre. Une année entière disait la carte de premier anniversaire de mariage adressée à l’homme. Une de passée, et combien à venir ? Puis Je t’aime, et la signature, Elisa, ornée d’un « E » fantaisie et d’un « a » bouclé. Quant à lui, un anniversaire lui inspirait cette question : Je me demande si c’est toi qui t’améliores ou moi qui empire. Puis une Saint-Valentin : Il y a l’eau et le ciel et toi au-dessus. Leur vie apparaissait à Mariposa dans la lumière étouffante des bougies — un couple amoureux, rieur, insouciant. Elle lisait, s’interrompait, les observait.
Après les cartes et les lettres, d’autres objets. Un nœud de ruban rouge, un caillou brillant, un demi-lacet, une tétine, deux roses séchées, réunies par un ruban blanc portant la mention Sono ubriaco. Mariposa prononça les deux mots à voix haute, en se demandant ce qu’ils signifiaient. Ce n’était pas du français, ça ne ressemblait pas à de l’espagnol… sans doute de l’italien. Sono, répéta-t-elle tout haut, car percer le mystère du premier mot lui permettrait peut-être de l’associer au second. Sono. Elle avait beau chercher, ça ne lui disait rien.
Ses yeux se reposèrent sur les flammes oscillantes des bougies. Elle évoqua sa grand-mère, elle évoqua leurs promenades au bord de la rivière, les gens qui embarquaient et débarquaient, les amants arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, et elle revécut l’impression d’élévation puis de chute éprouvée en s’éloignant de l’eau, la main dans celle de la vieille femme, le cœur gonflé de compassion et d’envie pour ceux dont elle venait d’entendre l’histoire.
Au fond de la boîte se trouvait une grande enveloppe fermée, pliée en deux, sur laquelle ne figurait pas un traître mot. Mariposa décida de ne pas l’ouvrir, afin de garder quelque chose pour plus tard. Elle remit en place tout ce qu’elle venait de passer en revue puis referma le carton. Elle avait momentanément oublié la tempête. Oublié où elle était.
Une énorme bourrasque frappa alors. Le mobil-home se souleva, retomba. Les canettes basculèrent, les bougies s’éteignirent. La jeune fille laissa échapper un cri puis s’enveloppa plus étroitement de son sac de couchage. La nuit aussi l’enveloppait, et la tempête qui battait de ses centaines de poings le toit et les parois de son abri. Elle aurait voulu chanter une des comptines de sa grand-mère, mais les paroles lui échappaient, ses lèvres nerveuses ne s’ouvraient que sur des bribes de mélodie. En réalité, elle n’avait qu’une envie : voir la nuit s’achever. On en était encore loin. Elle se demanda si Evan et Brisco étaient aussi bien réveillés qu’elle et s’il en allait de même des autres. Oui, forcément. Impossible de ne pas garder les yeux grands ouverts. Elle se demanda s’ils se cramponnaient tous au plancher comme elle ou s’ils priaient que les cordes lâchent et que la tempête miséricordieuse les libère, emporte les mobil-homes puis les repose en douceur dans les gros bras tors du kudzu. Les yeux écarquillés sur l’obscurité, l’oreille tendue vers l’ouragan, elle se cramponnait. Ce qu’elle détestait le plus, par une nuit pareille, c’était qu’on n’entendait pas arriver Aggie.
L’accalmie ne s’imposa qu’à midi. Le vent tomba enfin, le balancement cessa, la pluie se relâcha. Mariposa se dégagea de son sac de couchage, enfila son jean, son sweat-shirt, ses chaussettes et ses bottes. Puis elle se leva, s’approcha de la fenêtre et en essuya la buée avec sa manche pour regarder dehors.
On aurait dit un campement militaire improvisé en pleine guerre oubliée, à la lisière d’une jungle lointaine. Une sorte de corral, dessiné par une douzaine de mobil-homes identiques — ceux que les autorités fournissaient à une autre époque aux sans-abri dont la maison s’était envolée. Les petits parallélépipèdes à roues, parfaits symboles de l’inadéquation des efforts consentis pour aider les plus démunis, formaient en terrain élevé un cercle approximatif. Comme celui de Mariposa, ils étaient tous ancrés à la terre par une toile d’araignée de cordes. Et fermés de l’extérieur par un verrou, sauf deux. Il ne restait par ailleurs de l’ancienne plantation que les cheminées de la grande demeure à deux étages d’avant la guerre de Sécession.
L’herbe était très haute autour des caravanes, mais l’argile rouge luisante se devinait à l’intérieur du cercle, près du grand foyer carré construit avec les parpaings des magasins en ruine. À l’extérieur étaient dispersés de vieilles camionnettes, certaines en état de marche, d’autres non, deux bétaillères, des frigos, des congélateurs, de vieux meubles et sommiers. La Jeep du type était garée derrière le mobil-home du chef.
Mariposa s’approcha de la porte du sien pour voir si elle était enfermée. Non. Sans doute une manière de la récompenser de ce qu’elle avait fait avec Evan. Elle ramassa la boîte à chaussures abandonnée par terre, la posa sur son matelas, la couvrit de son sac de couchage puis retourna ouvrir sa porte, avant de se précipiter chez ses voisins. Le verrou n’était pas mis, là non plus.
À son entrée, les deux frères s’assirent en sursaut, saisis.
« Mais qu’est-ce qui se passe ! » s’exclama Evan, ses cheveux blonds en bataille.
Brisco serrait dans ses petits bras un ballon de foot dégonflé.
« Rien. Je ne veux pas qu’Aggie me voie, c’est tout. »
Les garçons occupaient un matelas entouré de vêtements, de bouteilles d’eau vides, d’une chaise renversée et d’une glacière en polystyrène abîmée. Brisco se rallongea, mais Evan se leva en se frottant la tête et la figure.
« Où est-ce qu’il planque les clés, à ton avis ? » chuchota Mariposa.
Il passa derrière elle, ramassa un gobelet vide, regarda dedans comme s’il s’attendait à y trouver quelque chose puis le rejeta par terre.
« Pourquoi tu chuchotes ?
— J’en sais rien.
— Alors arrête. »
Elle se mit à tourner en rond dans l’espace réduit, les bras croisés, puis reprit, toujours dans un murmure :
« Je regrette qu’on ait parlé de la maison à Aggie.
— Moi aussi, répondit Evan. Arrête de chuchoter, je te dis, ça me porte sur les nerfs.
— Les clés, répéta-t-elle d’un ton normal. Où est-ce qu’il les planque, à ton avis ?
— Lesquelles ?
— Celles de la Jeep.
— J’en sais rien. Sans doute au même endroit que les autres. »
Elle souffla et baissa la tête, écœurée. Brisco ramassa deux bouteilles vides et se mit à tambouriner sur la paroi de la remorque.
Evan alla ouvrir la porte, aspira l’air froid et humide, la referma.
« Je n’en peux plus, reprit Mariposa.
— Je sais.
— C’est pas une blague. Je suis sérieuse.
— Ne va pas faire une connerie.
— J’en ai déjà fait une en revenant ici avec la Jeep. Je t’ai bien dit qu’on aurait dû se tirer.
— Je ne peux pas laisser tomber Brisco, bordel. Qu’est-ce que tu racontes ? Casse-toi si tu veux, mais moi, je reste avec lui, même si c’est la merde.
— Me laisser tomber où ? demanda le gamin, cessant de jouer.
— Nulle part.
— Je sais. » Mariposa secouait la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Y a intérêt. » Evan s’interrompit. Se calma. « Tu peux si tu veux, tu sais.
— Je ne peux pas, pas toute seule. Et tu ne peux pas avec lui. »
Ils se faisaient face, chacun attendant que l’autre lui apporte une réponse, comme ils le faisaient presque chaque jour, alors qu’ils n’avaient jamais de réponse ni l’un ni l’autre. Brisco jeta les bouteilles par terre, se rassit en tailleur et se mit à jouer avec son lacet défait.
« On pourrait y aller à pied, proposa Mariposa.
— C’est trop loin. On en a déjà parlé.
— On devrait peut-être en reparler.
— On crèverait de faim avant d’y être. Ou alors ils nous retrouveraient, et on serait encore plus dans la merde. Tu sais ce qui se raconte aussi bien que moi.
— On pourrait partir de nuit. »
Evan secoua la tête.
« C’est encore pire de nuit. Et maintenant, il pleut en permanence. On ne peut pas marcher dans le noir sous la pluie. De toute manière, Brisco n’y arriverait jamais. Il est trop petit.
— Je suis pas trop petit, protesta Brisco en se retournant vers son frère.
— Si.
— J’ai sept ans, tu sais.
— Pas encore, non. »
Le gamin se laissa tomber en avant. Evan se tourna vers Mariposa.
« Il faut s’accrocher. Et lui obéir pour qu’il ne nous enferme pas. On finira bien par trouver un moyen de se tirer, je te le jure. »
Mais peu importait ce qu’il racontait : déjà, Mariposa passait à autre chose. Elle lui tourna le dos, fatiguée de cette discussion cent fois ressassée, se réfugia dans un coin de la remorque et s’assit par terre, le visage appuyé contre ses genoux relevés. Le désespoir à présent trop familier avait peut-être entamé une mutation, mais elle n’aurait su dire laquelle. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle le dépassait peu à peu. Des pensées inquiétantes lui traversaient la tête et le cœur quand elle se promettait de s’enfuir à n’importe quel prix. Elle avait peur de ce dont elle serait capable pour y arriver.
Une porte s’ouvrit de l’autre côté du cercle. Joe sortit de sa remorque en manteau de flanelle et bottes boueuses, ses longs cheveux rejetés en arrière. Il s’approcha du foyer puis fixa les cendres flottantes de ses yeux rouges et gonflés. Son haleine et ses vêtements puaient le tabac froid et le whisky, car il avait passé à boire et à fumer toute la nuit de tempête, assis sur une caisse, une main crispée sur une bouteille ou une cigarette, l’autre sur son genou. Il se les frottait à présent, tirait sur son manteau, laissait échapper une quinte de toux rauque, se penchait en avant pour cracher par terre. Les autres mobil-homes étaient fermés au verrou, sauf ceux des deux adolescents, le garçon et la fille. Joe avait pourtant dit à Aggie qu’il valait mieux les boucler, malgré leur butin de la veille, mais ses conseils n’avaient servi à rien. Une douleur sourde au fond du crâne, il s’étira, pivota et s’aperçut alors qu’Aggie se tenait dans le pré, les yeux fixés sur le paysage inondé en contrebas. Plus loin, plus haut, un vol d’oiseaux blancs tournait en rond puis piquait vers le sol, tournait puis piquait. Les oiseaux s’élevaient puis redescendaient avec la grâce d’artistes accomplis, entraînés à offrir par l’arc tracé dans le ciel la parfaite illustration de la beauté. Mais Joe s’intéressait davantage à l’homme qu’aux bestioles, à la manière dont il se concentrait sur la vue, à sa stature et à son adoration manifeste du petit matin.
Joe se frotta les yeux. Il ne voyait quant à lui qu’un matin banal, succédant à une nuit banale de pluie et de vent. Conscient qu’il lui fallait absolument une cigarette pour accéder au calme du chef, il tira son paquet de sa poche. Vide.
Il s’approcha d’Aggie en soupirant.
La cigarette à la main, Aggie contemplait l’inondation. La calamité que représentaient les tempêtes et la déclaration subséquente de la Limite ne lui avaient jamais inspiré que la plus grande reconnaissance. Dans cette immensité abandonnée de tous, un homme tel que lui pouvait créer son propre monde, occupé par son propre peuple, régi par ses propres lois. La colère du Tout-Puissant. L’ordre bafoué, oublié. Dans ses moments de plus grand égoïsme, Aggie se disait que les événements lui étaient spécifiquement destinés.
Sa poche arrière contenait une Bible usée à couverture souple de la taille d’un calepin. Il en avait arraché les livres et passages qui lui déplaisaient, avant de placer une cigarette-marque-page au chapitre six de la Genèse, au début de l’épisode de Noé. Un porte-clés pendait à sa boucle de ceinture. Il tourna la tête de gauche à droite comme pour enregistrer avec soin l’image de l’inondation et pouvoir l’utiliser à l’avenir, en cas de besoin. Ses cheveux gras se raréfiaient, des taches de vieillesse piquetaient son front et ses mains, mais un revolver était coincé bien en vue dans son jean, contre son ventre. Un cadavre flottant entre deux eaux, dans une impasse du littoral depuis longtemps disparue, lui avait fourni son manteau militaire.
Des pas s’élevèrent derrière lui, mais il ne se retourna pas, les yeux toujours fixés au loin. Quand Joe le rejoignit, ils restèrent longtemps silencieux, aussi indifférents l’un que l’autre à la pluie.
Enfin, Joe tira de sa poche arrière un briquet qu’il alluma deux fois, d’un mouvement rapide.
Aggie n’y prêta d’abord aucune attention, mais finit par fouiller dans son manteau pour en sortir un paquet de cigarettes. Son compagnon se servit, le remercia d’un hochement de tête puis tira sa première bouffée. Ils tenaient tous deux leur cigarette dans leur manteau, la pluie sur eux, l’eau devant eux, leur royaume derrière eux.
« Je crois qu’on n’a rien perdu, cette nuit », dit enfin Joe.
Aggie porta sa main à sa bouche, aspira lui aussi la fumée puis secoua la tête.
« Si celle-là ne nous a pas eus, les autres ne nous auront pas non plus, reprit Joe.
— Tu dis ça chaque fois.
— Ces saletés de cordes doivent être drôlement bien accrochées. »
Aggie se tourna vers lui, les sourcils arqués.
« Ne doute pas de la puissance divine. S’Il veut ces mobil-homes, Il les prendra. »
Joe aspira une nouvelle bouffée puis l’exhala dans un soupir de frustration. Il y avait des jours où on ne pouvait pas discuter avec Aggie. C’en était manifestement un, ça se voyait déjà. Joe se frotta la nuque dans l’espoir d’atténuer son mal de crâne puis s’accroupit et se mit à arracher de l’herbe.
« Tu les laisses sortir, aujourd’hui ? demanda-t-il sans lever les yeux.
— Plus tard. »
Il sortit sa cigarette de son manteau pour en tirer une autre bouffée.
— On va bosser ?
— Dès que les deux jeunes nous auront montré où se trouve cette maison. Après, on s’y met.
— Tu crois pas qu’on va perdre notre temps ? J’ai un peu l’impression qu’on va chercher une aiguille dans une botte de foin. »
Aggie secoua la tête.
« Non, c’est pas une perte de temps. Mais c’est pas la question. Même si ça ne donne rien, il vaut mieux le faire.
— Ouais, sans doute. »
Il détourna les yeux des oiseaux et de la plaine pour considérer son compagnon, qu’il attrapa par l’épaule.
« Ne doute pas de moi, Joe. » L’interpellé secoua la tête. « Alors, au boulot. Va me chercher les deux ados et reviens m’aider à accrocher la remorque. Le petit reste ici. Plus tôt on sera de retour, plus tôt on repartira en vadrouille. Je m’occupe des pelles et des pioches. Je les mets dans l’autre remorque, là-bas. »
Un dernier coup d’œil aux prés inondés, puis Aggie regagna le cercle.
Cohen ne connaissait personne qui soit allé à Venise. Ni en Italie. Ni en Europe. Quand il interrogea Elisa sur ce qui lui faisait envie pour leur premier anniversaire, il s’attendait à ce qu’elle demande un collier, une journée au spa, un dîner de luxe dans le resto chic d’un casino — n’importe quoi d’autre que ce qu’elle demanda.
« Je veux aller à Venise. »
Ils s’étaient installés sous la véranda, dans la clarté pourpre déclinante du crépuscule. Il se débarrassa de ses grosses chaussures de travail, se carra dans son fauteuil en osier et but quelques gorgées de bière glacée. Elisa s’était assise en tailleur dans son propre fauteuil, pieds nus, toute bronzée par le soleil de l’été.
« Venise ? Mais où c’est ? reprit-il.
— Au Texas », répondit-elle sans détourner les yeux, persuadée qu’il allait céder.
« Jamais entendu parler. »
Elle lui donna une tape sur le bras.
« Tu sais très bien de quoi je parle.
— Oui, je sais. Pourquoi tu veux aller là-bas ? C’est loin. »
— Je ne suis pas sûre, avoua-t-elle en haussant les épaules. J’ai vu une émission, l’autre jour, à la télé. C’est beau. Plein de canaux, de vieux monuments, de vieilles églises et tout ce qui s’ensuit. Pas de voitures ni rien. Tu ne crois pas que ce serait super ? »
Il fronça les sourcils. Réfléchit.
« Combien ça coûte ? »
Elle avait déjà regardé, il le savait.
« Cher.
— Très, très cher ou juste cher ? »
Il sirota un peu de bière. Les grillons et les rainettes chantaient, un chant qui résonnait dans tout le crépuscule.
« Alors ? insista-t-il.
— Ça m’étonnerait qu’on arrive à économiser assez d’ici à notre anniversaire.
— Moi aussi.
— Mais d’ici au printemps, peut-être. Ça nous laisserait six mois. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Il aimait la voir comme ça. Excitée, pleine d’espoir, un peu anxieuse. Jamais encore il n’avait pensé à Venise, mais y penser à ce moment-là, en compagnie de cette femme-là, lui donna l’impression de se préparer à vivre une grande aventure romantique telle qu’on n’en trouvait que dans les romans de gare.
« J’en pense qu’on peut. Si c’est ce dont tu as envie. »
Elle décroisa les jambes, se leva, lui repoussa les bras en arrière et s’assit sur ses genoux pour le serrer contre elle si fort qu’il se mit à tousser.
Ils arrivèrent sous un ciel gris, qui creva parfois en pluies légères pendant les trois premiers jours de leurs vacances, censées en durer dix. Peu importait. De leur chambre, au dernier étage de l’hôtel, ils avaient vue sur une cour et un canal. Le matin, l’employé chargé de disposer les petites tables dans la cour chantait sous la bruine d’une voix douce de ténor. Ils se jetaient l’un sur l’autre pendant qu’il pleuvait, se rendormaient, se réveillaient une seconde fois, tendaient à nouveau l’oreille. C’était comme si on les avait soustraits à la réalité puis libérés en un lieu à part, qui n’existait que pour leur plaisir.
Les chambrettes de l’hôtel, réparties sur trois niveaux, étaient desservies par un escalier en colimaçon, trop étroit pour deux personnes. Les blocs de mortier qui dépassaient entre les briques des murs empêchaient Cohen de monter ou descendre sans signaler que « quelqu’un » avait exécuté bien longtemps auparavant un vrai travail de sagouin. La gestion de l’établissement était assurée par deux sœurs et leur tripotée d’enfants, des adolescents interchangeables qui passaient l’aspirateur, arrosaient les plantes, servaient au bar et aux deux petites tables, allaient chercher les croissants, balayaient le hall, changeaient draps et serviettes, livraient le journal du matin et tout le reste. Les deux mères mal fagotées, couronnées de chignons noirs — dont un veiné de gris —, passaient leurs journées assises, les bras croisés, à parler sans jamais s’arrêter. Elles ne bougeaient que quand on venait leur demander quelque chose, et encore, pas toujours : si un de leurs enfants se trouvait à proximité, il leur arrivait de lui crier un ordre bref auquel il s’empressait d’obéir, non sans marmonner, d’un ton qui trahissait le mal-être adolescent reconnaissable dans n’importe quelle langue.
Lorsque la pluie s’interrompait, Elisa et Cohen se promenaient, encore et toujours. Bien qu’en possession de deux guides, de la liste de ce qu’elle voulait voir et du moment auquel elle voulait le voir, Elisa était sous le charme de la ville, de ses antiques ruelles, de sa langue rythmée, de ses vieux ponts pittoresques et de son architecture. En réalité, elle n’avait qu’une envie, se promener. Aussi évitaient-ils musées et cathédrales, à part pour les admirer de l’extérieur — voûtes gothiques, détails des statues, complexité des vitraux. Toutes choses qui fascinaient Cohen, lequel avait hérité de son père un monde de symétrie et d’efficacité qui lui avait fait oublier qu’on pouvait mettre autant d’imagination dans une construction — peut-être d’ailleurs ne l’avait-il jamais su. Ils évitaient les endroits grouillants de touristes signalés sur les plans, et empruntaient les ponts enjambant les canaux puis parcouraient les venelles étroites menant à d’autres ponts et à d’autres ruelles étroites. Ils se perdaient, revenaient sur leurs pas, passaient des heures à déterminer où ils étaient sans y trouver à redire, d’autant plus enchantés d’avoir découvert une partie secrète de la ville inconnue des étrangers qu’ils tombaient en chemin sur de petits cafés de quartier. Trois jours durant, ils se serrèrent l’un contre l’autre dans leur chambre d’hôtel et parcoururent la cité lacustre, bras dessus, bras dessous.
Cohen se leva de son banc et examina son refuge. Un arbre couvert de mousse espagnole avait crevé le toit en tombant dans la galerie. La moisissure rongeait la chaire et le baptistère. Les vitraux étaient réduits à l’état de fragments : un agneau aux pieds d’un quelconque personnage en robe blanche ; la tête sans corps du Christ, ensanglantée par la couronne d’épines ; la moitié d’un ange contemplant la Vierge Marie décapitée, le petit Jésus dans les bras. Bibles et livres de cantiques s’alignaient toujours dans leurs casiers, à l’arrière des bancs, mais leurs pages jaunies se gondolaient. Le plancher de l’allée était couvert d’eau et tout égratigné par les animaux de passage. Cohen se frotta le front. Mouillé. Il avait mal partout, mais ne s’en approcha pas moins de l’entrée principale pour regarder à l’extérieur. A priori, le temps était aussi beau qu’il le serait jamais. Malgré son état de faiblesse, il fallait qu’il s’y mette.
Il regagna le chemin boueux sans prêter attention à la pluie, les bras croisés, les mains sous les aisselles. Ses vêtements n’avaient pas séché, alors que sa bouche sèche et sa gorge à vif l’auraient empêché de cracher s’il en avait eu envie. Ses tremblements de fièvre lui nouaient les muscles du ventre et de la poitrine. Il aurait aimé partir en courant, mais il n’était pas si bête. Des choses se déplaçaient dans les broussailles, effrayées et effrayantes. Au bout du sentier, il s’agenouilla pour se reposer quelques minutes avant de continuer son chemin. La marche était plus facile sur la route, sans la boue et les flaques.
Il marchait. Depuis une heure, en espérant être à mi-parcours. Quand il vit qu’un gros buisson de chèvrefeuille avait pris possession de la barrière du bas-côté, il s’arrêta, enfonça le visage dans le feuillage puis le secoua, la bouche ouverte. L’eau qui le couvrait lui éclaboussa la figure de gouttes froides bienfaisantes, qu’il lapa en chien avide. Elles coulèrent dans sa bouche, dans sa gorge, soulagement momentané à sa fièvre. Il se mit à longer la barrière en répétant le processus dès que possible, puis il se reposa à nouveau quelques minutes avant de repartir. Une autre heure s’écoula. La piste qui menait chez lui apparut. Il pressa le pas en pensant à ses bouteilles d’eau, ses vêtements secs, son flacon d’aspirine, sa couchette bien sèche sur laquelle s’allonger. Moitié marchant, moitié courant, boitillant et vacillant sur ses pieds mouillés et gourds, mais porté par l’idée de rentrer chez lui, il atteignit le croisement et se mit à patauger dans la boue rouge aussi vite que le lui permettait son corps épuisé. Quand la maison se dessina devant lui, des larmes de soulagement lui montèrent aux yeux. Mais quand il découvrit dans l’allée les traces de pneus et la porte ouverte, sa hâte se mua une fois de plus en désespoir.
Il s’arrêta dans la cour, aux aguets.
Le chien dut passer la tête par la porte pour le décider à se remettre en mouvement. Cohen lui toucha le crâne en le dépassant sous la véranda, car la bête était sortie l’accueillir.
Dans la pièce principale, la couchette et son linge de lit avaient disparu ; le placard était ouvert ; le.22 et le ciré noir avaient disparu ; les radiateurs électriques branchés sur le générateur, aussi. Il se traîna jusqu’à la cuisine. La glacière pleine d’eau avait disparu ; les placards supérieurs avaient été vidés. Il ne restait pas la moindre boîte de conserve ni le plus petit paquet de nourriture. Cohen s’agenouilla pour ouvrir les placards inférieurs. Leur maigre contenu était toujours là, y compris une douzaine de bouteilles d’eau. Il en prit une, l’ouvrit et but, but sans s’arrêter jusqu’à ce qu’elle soit vide. Alors il la jeta par terre, en ouvrit une autre et recommença. Quand il dénicha un fond de whisky depuis longtemps oublié, il s’en octroya aussi une gorgée. L’alcool le brûla, le réchauffa. Deuxième gorgée. Ses traits se crispèrent. Il s’assit, le temps que le whisky descende imprégner tout son être. Nouveau passage en revue des placards inférieurs. Rien à manger, car il stockait la nourriture en hauteur, par mesure de sécurité. C’était au tour du tiroir où il rangeait médicaments, pansements, crème désinfectante et autres cachets et onguents — il dut se relever pour l’ouvrir. Vide, à l’exception d’un demi-flacon d’aspirine qui avait roulé tout au fond. Malgré ses mains tremblantes, Cohen réussit à en ôter le couvercle puis à se remplir la bouche d’une poignée de comprimés crayeux, qu’il fit descendre avec quelques gorgées d’eau.
Les frissons avaient atteint leur paroxysme quand il regagna la pièce principale, où il se déshabilla sous les yeux du chien avant d’aller regarder, nu, dans le placard du couloir. Certains de ses vêtements étaient toujours là, y compris un jean, des chaussettes et deux chemises à manches longues. Il enfila le tout puis passa le corridor en revue. Le mur en Placoplatre construit pour dissimuler l’accès aux chambres avait été défoncé et arraché de son cadre. Cohen se traita de toutes sortes de noms pour avoir élevé et mastiqué la cloison sans la terminer ensuite. Franchement, à quoi bon cacher quelque chose derrière un mur inachevé ? Ça ne servait à rien, évidemment. Il regagna une fois de plus la pièce principale, remit ses bottes mouillées puis retourna dans le couloir, où il écarta à coups de pied les débris de Placoplatre, les piétinant au passage, avant de s’arrêter sur le seuil de sa chambre d’autrefois. Celle qu’il avait partagée avec Elisa.
Elle sentait le renfermé, parce que personne n’y était entré pendant plus de deux ans, mais il s’aperçut en y pénétrant que les tiroirs de la commode avaient été arrachés et les vêtements restants d’Elisa répandus sur le sol. Il s’agenouilla dans ce fouillis. La vague clarté grisâtre filtrée par les rideaux de satin lui donnait l’air d’un personnage anonyme de vieux film en noir et blanc. Il ramassa une des robes, soie et argent, douceur entre ses doigts calleux, puis la porta à son front humide et brûlant comme si elle avait le pouvoir de guérir sa fièvre.
Lorsque enfin il l’eut reposée par terre, il examina tour à tour les autres affaires d’Elisa — soutien-gorge, tee-shirts, collants noirs, culotte rouge. Il s’en emparait avec des gestes lents, restait un instant immobile à les tenir puis s’en défaisait d’un mouvement tout aussi lent, à croire qu’il s’agissait de feuilles mortes desséchées, prêtes à s’effriter au moindre heurt. Quand il se releva, les empreintes de mains et de doigts laissées par les intrus sur la commode lui apparurent, car une pellicule de saleté presque grasse s’était déposée partout depuis que la chambre avait été condamnée. Il prit ensuite conscience des toiles d’araignée tissées entre les pales du ventilateur de plafond. Puis, quand il contourna le lit dépouillé de son linge et s’assit sur le matelas nu, ce furent les empreintes sur la table de chevet. La boîte à bijoux en bois, ouverte et renversée, avait été vidée. Tout avait disparu : la bague de fiançailles, l’alliance, les colliers et les boucles d’oreilles. Cohen se les représenta entre les mains d’inconnus. De gens qui se fichaient des affaires d’Elisa comme des cailloux d’un chemin gravillonné. Il ramassa le coffret, le referma, le posa sur ses genoux et chercha à s’immerger dans un bon souvenir, mais les inconnus l’obsédaient, les gens qui avaient pris tout ce qu'il restait d’elle, tout ce qu’ils pouvaient prendre et qu’ils déchargeaient sans doute en cet instant même, prêts à revenir prendre le reste.
La boîte à bijoux sur les genoux, il leva les jambes pour les poser sur le matelas, s’allongea, s’étira. Il avait envie de dormir. Besoin de dormir. De rester couché, de laisser l’aspirine chasser la fièvre, de boire de l’eau, de manger un morceau, de se reposer pour récupérer. Mais ce n’était pas possible. Ils allaient revenir, plus nombreux peut-être, avec ses armes et sa Jeep, alors que lui n’avait rien. Le chien entra dans la chambre, flaira les vêtements répandus à terre puis regarda autour de lui comme pour dire : Il me semblait pourtant que cette dame ne vivait plus ici.
Cohen ferma les yeux. Il avait envie de dormir et de se réveiller dans une vie différente. Le chien contourna le lit pour s’allonger juste en dessous de lui. Ils restèrent un moment immobiles comme s’ils avaient tout leur temps, mais quand le sommeil le frôla, Cohen se contraignit à se rasseoir. Il reposa la boîte à bijoux sur la table de nuit, près de la photo où Elisa et lui souriaient dans un océan d’un bleu parfait, de l’eau jusqu’à la taille. Il s’en empara puis en ouvrit le cadre par le dos pour la retirer et l’approcher de ses yeux. Des visages d’une autre époque. Il les toucha du bout des doigts avant de plier la photo, de se lever et de la glisser dans sa poche arrière. Puis il s’agenouilla.
« J’espère que tu es là », dit-il en se penchant pour regarder sous le lit.
La boîte à chaussures avait disparu. Bordel de merde ! Il tapa du poing par terre puis se plia en deux, la tête pressée contre le plancher, qu’il se mit à marteler des deux poings en hurlant Nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de bordel de merde !
Suivirent une minute d’immobilité dans cette position et un dernier coup de poing, avant qu’il se relève enfin et s’approche du placard. Les portes coulissantes ouvertes lui permirent de constater qu’ils avaient pris tous les vêtements chauds. Les manteaux, les sweat-shirts, les jeans d’Elisa. Ses robes étaient toujours là, les tenues d’été qui avaient délicatement voilé son corps bronzé. La robe noire qu’elle avait portée avec grâce à l’enterrement d’une connaissance et dont le décolleté laissait entrevoir les taches de rousseur au creux de ses seins. Il détourna les yeux de ses affaires à elle pour regarder de son côté du placard à lui. Une vieille paire de bottes de travail qu’il avait complètement oubliées. Il les ramassa. Noires, poussiéreuses, le bout ferré. Sèches. Il se les fourra sous le bras, caressa une des robes de haut en bas puis quitta la chambre, direction la pièce voisine.
Ç’avait été un bureau avant qu’ils sachent, pour le bébé. À ce moment-là, c’était devenu une pièce commune, l’endroit où ranger les affaires de la fillette en attendant que sa chambre soit prête. La commode avait été ouverte, certains des minuscules vêtements jetés à terre. Cohen s’en approcha, posa ses chaussures, s’agenouilla puis entreprit de ramasser, de plier et de ranger avec soin, une à une, les petites paires de chaussettes et chemises de nuit. Deux des tiroirs étaient déjà pleins, parce que Elisa achetait quelque chose au bébé partout où elle allait. Elle y pensait en permanence, le sourire aux lèvres quand elle rentrait à la maison avec une de ses acquisitions, un sourire que Cohen lui rendait en la taquinant. Il referma les tiroirs et se leva. Sur la commode étaient posés des cadres photo vides. Une lampe à abat-jour girafe. Une tirelire cochon qu’il souleva, secoua. Les pièces s’entrechoquèrent. Il la reposa. Le placard était ouvert. Ses deux costumes s’y trouvaient toujours, près d’un ensemble de cintres roses miniatures. Des boîtes de jouets attendaient par terre, une pile de livres colorés sur l’étagère supérieure.
Il recula. S’immobilisa au centre de la pièce. Avec l’impression qu’un grand trou risquait de s’ouvrir derrière lui et de l’engloutir dans la terre. Si seulement c’était possible.
Il restait là, immobile et insignifiant, le regard dans le vague.
De longues minutes s’écoulèrent avant qu’il se rapproche de la commode, ouvre un tiroir et en tire une minuscule paire de chaussettes qu’il fourra dans la poche de son jean. Enfin, il ramassa ses chaussures et repartit.
De retour dans la pièce principale, il s’assit par terre, ôta ses bottes mouillées et enfila les sèches, qu’il laça avec des doubles nœuds. Quand il sortit à la recherche de Havane, le chien le suivit.
La porte de derrière était ouverte, comme il s’y attendait, mais un simple coup d’œil dans le séjour converti en écurie lui apprit que la selle et le harnais n’avaient pas bougé — à sa grande surprise. Il parcourut les prés du regard en appelant et en sifflant la jument, il demanda au chien où elle était, mais le chien ne lui répondit pas. Alors il traversa l’arrière-cour, enjamba la clôture en piteux état et s’avança dans l’herbe, les mains sur les hanches. Puis il se mit à tourner sur lui-même en appelant et en scrutant les alentours, dans l’espoir de voir Havane sortir du bois, maintenant qu’il était là.
« Cherche, allez, cherche », dit-il au chien, qui s’obstinait à l’accompagner.
Trois appels supplémentaires, puis il regagna la maison en secouant la tête et en inventoriant ce que les pillards avaient laissé dehors. Le générateur, sous la fenêtre de la cuisine. Ils allaient donc revenir, c’était une certitude. Ils avaient chargé la Jeep au maximum, ils la déchargeaient, et ils allaient revenir chercher le reste. Personne ne se désintéressait d’un générateur.
Le chien aboya. En se retournant, Cohen vit Havane traverser le pré dans leur direction. Il se porta à sa rencontre, lui caressa le cou, l’étreignit et se mit à sangloter dans sa crinière, sans larmes, mais avec des convulsions de douleur. Elle restait immobile, comme si elle comprenait. Il se cramponnait, tremblant au rythme de la plainte syncopée qu’une colère suppliante arrachait à sa gorge. Le soleil passif qui infusait de sa lumière le ciel voilé finit par les trouver, pendant qu’il se cramponnait toujours à la jument en sanglotant, les pieds enfoncés dans la terre humide et moelleuse. Lorsque enfin il releva la tête, il interdit à Havane de jamais raconter ce qui venait de se produire. On ne peut pas savoir ce que les gens diraient s’ils l’apprenaient. Promets-moi de ne pas en parler. Les grands yeux vitreux de la bête lui répondirent : il pouvait lui faire confiance. Il renifla, cracha, puis ils regagnèrent la maison. Le chien attendait dans l’arrière-cour. Il les regardait. Cohen essaya de lui faire jurer le secret, à lui aussi, mais l’animal se détourna en agitant la queue, jaloux peut-être de ne pas avoir participé à la scène.
Cohen sella et harnacha Havane puis la laissa brouter dehors pendant qu’il traversait le pré en direction du couvert — une centaine de mètres à patauger, les pieds aspirés par la terre détrempée. Les arbres perdaient manifestement la bataille, certains fendus, d’autres couchés, racines massives tendues tels des bras implorants, d’autres encore courbés par la pluie en véritables vieillards. Les planches dispersées à leur pied témoignaient des efforts de Cohen pour construire la chambre de sa fille. Un chêne crevassé veillait sur deux pierres tombales. Un corps, deux pierres.
Il s’agenouilla dans la terre mouillée.
Autour de lui, un monde bleu-gris. Le monde auquel il tentait de se cramponner, qu’il tentait de vivifier grâce aux couleurs d’autrefois. Qui ne pouvait gagner, avec sa grisaille, mais qui gagnait.
La pierre tombale d’Elisa portait son nom, ses dates de naissance et de mort. Celle du bébé, son nom.
Elles brillaient, éclaboussées de boue et de feuilles trempées. Il se pencha pour les nettoyer à mains nues. Un jour, il était venu avec un marteau et un ciseau, prêt à graver deux croix, mais il avait changé d’avis une fois sur place. Tapotement de la pluie et grondement du ciel.
Elisa n’était plus aussi facile à voir. Depuis un moment. Les photos même modifiaient son image, changeaient légèrement ses yeux, ses oreilles, son nez, lui donnaient l’air vaguement différente de ce qu’elle avait été. Elle était plus nette dans l’inconscient de Cohen. Dans ses rêves. Apparitions aussi mouvantes que les nuages, aussi fulgurantes que la foudre ; voix de tonnerre ou de pluie bourdonnante. Penché en avant, les poings enfoncés dans la terre inondée, il se demanda si elle était seulement là. S’il se mettait à creuser, tomberait-il sur un cercueil ? S’il tombait sur un cercueil, serait-elle dedans ? Ou ne trouverait-il à la place qu’un gouffre fangeux sans fond, une pâte mouillée qui l’aspirerait par les pieds et le ferait dégringoler de plus en plus loin dans un tunnel de boue infini, une terre imbibée à cœur qui se dévorait lentement elle-même ?
Il prit appui sur ses poings, qui s’enfoncèrent davantage. Une eau brune couvrit ses doigts. Il n’y avait rien là, rien que la terre mouillée vorace qui avait pris tout ce qu’il aimait. Et qu’aimait-il ? La brise marine, suave et collante, les bains de mer, le sel sur ses lèvres et le sable granuleux sur ses mains et ses pieds. L’embarcadère du vendredi soir, avec ses énormes portions d’ailes de poulet et de côtelettes, ses canettes de bière, les deux guitaristes qui jouaient à la demande du Jimmy Buffett, du Lynyrd Skynyrd ou du Steve Earle. La tondeuse du tracteur, son vacarme rythmé sous le soleil brûlant de juillet qui le faisait transpirer jusqu’à ce qu’il ne lui reste pas une goutte de sueur, les rangées bien nettes d’herbe coupée, les vaches et leurs veaux anonymes nourris par ses terres. La fille aux ongles de pied vernis, l’endroit tranquille où ils se réfugiaient, juste à côté du chemin gravillonné, ce qu’ils avaient découvert ensemble de nuit, l’été, les vitres ouvertes, pendant que les moustiques se ruaient sur leurs corps dénudés. L’entraînement de base-ball, le claquement du coup de batte, glisser la tête la première pour rattraper la balle, les conversations idiotes sur le banc de touche, les victoires. La brûlure des coups de soleil. Les cornouillers en fleur sur les pelouses immenses des maisons du xixe, à Biloxi. La route 90 qu’il parcourait avec une glacière de bière et deux ou trois potes, les conneries qu’ils racontaient, le metal FM qu’ils écoutaient à la radio. L’excitation qui avait envahi la côte quand les casinos avaient commencé à tourner, le carillon des machines à sous, les consos gratuites à la table de black jack, les serveuses aux longues jambes gainées de bas résille. Le premier jour de chaleur, l’odeur de la crème solaire d’Elisa, la plage, la nuit, où elle s’endormait la tête sur son torse, sous une couverture, les étoiles qu’il regardait en la sentant respirer parce qu’il lui avait posé la main dans le dos. Leur mariage, pieds nus sur la jetée, l’immensité de l’océan devant eux. Construire des maisons, fouiller à la fin d’une longue journée brûlante dans la glacière rangée à l’arrière de la camionnette, tendre l’oreille au petit bruit de la canette de bière qui s’ouvre. Les yeux brillants d’Elisa quand elle était sortie de la salle de bains en hochant la tête et en disant Tu vas être papa, sa sérénité devant les tempêtes, d’ailleurs il lui avait promis de s’accrocher, parce qu’on est chez nous et que ça ne peut pas durer éternellement, chercher des noms d’enfant assis par terre dans le séjour. Savoir que c’était une fille.
Dès qu’il releva les poings, les petites impressions qu’il venait de laisser dans la terre se remplirent d’eau. Comment savoir si Elisa était là ou si sa pierre tombale recouvrait le même néant que celle du bébé ?
Les mains tendues, il regarda la boue liquide ruisseler du bout de ses doigts, puis il se leva et regagna la maison sans se retourner.
À la cuisine, il grimpa sur une chaise, fit coulisser le carreau amovible du plafond, récupéra la boîte à cigares et la vida de ses billets de cent dollars. Quelques tâtonnements dans l’espace ménagé par le faux plafond lui suffirent ensuite pour trouver le cadeau de son grand-père, un couteau de chasse à étui en cuir. Quand Cohen le dégaina, la lame argentée lui parut aussi lisse, aussi immaculée qu’à l’époque où — garçon, puis homme — il se donnait la peine de l’astiquer. Il rengaina le poignard, accrocha l’étui à sa boucle de ceinture, jeta la boîte à cigares vide dans le faux plafond puis remit le carreau en place. Enfin, il redescendit de la chaise, plia la liasse de billets et la fourra dans la poche de son jean.
Lorsqu’il regagna la pièce voisine, il ramassa l’oreiller oublié par terre pour en retirer la taie, puis il retourna la remplir à la cuisine de tout ce qu’il dénichait. L’eau restante, le fond de whisky, l’aspirine. Les pillards avaient laissé tomber dans leur hâte une boîte de pêches et deux de haricots verts, plus deux petites conserves de saucisses de Francfort et un paquet de biscuits salés. Les placards inférieurs contenaient aussi une torche de secours, une corde et du gros ruban adhésif. Après avoir fourré le tout dans la taie, Cohen y vida complètement le placard du couloir — chaussettes dépareillées, tee-shirts délavés, caleçons, chemise à manches longues — puis alla examiner une fois de plus celui de la pièce principale. Le.22 avait bel et bien disparu, mais il restait deux livres de poche, laissés par terre, une paire de gants de travail et une demi-boîte de biscuits pour chien. Ils rejoignirent les autres affaires dans la taie. Cohen se la jeta sur l’épaule, tel un vieux barbu qui aurait garé son traîneau dehors, puis il ressortit, contourna la maison et posa son sac de fortune sur le sol, près du générateur. Il ôta le capuchon de la bougie d’allumage, la dévissa et la fourra dans sa poche. Pour faire bonne mesure, il coupa aussi au couteau l’arrivée d’essence et le cordon d’alimentation.
Alors seulement, il rejoignit le chien et Havane dans l’arrière-cour.
« La journée risque d’être longue, annonça-t-il. Enfin, plus longue que d’habitude. Je me suis dit que j’allais vous prévenir. Surtout toi, ma belle. »
Il grattouilla l’oreille de la jument en pensant au jour où elle était arrivée par le pré, mouillée, boueuse, seule quoique sellée — une selle gravée à son nom. Il s’était approché d’elle, lentement, elle l’avait laissé approcher, puis il avait cherché si elle était blessée ou si son cavalier avait saigné à cheval. Par la suite, elle l’avait aidé à survivre en lui permettant de gagner des endroits inaccessibles en voiture : les marais, qui s’étendaient maintenant sur des kilomètres autour des rivières en crue et où des arbres monstrueux, envahis par la mousse, retenaient entre leurs griffes des bateaux en piteux état et les toits de tôle en charpie des cabanons ; les routes bloquées par les arbres et les poteaux téléphoniques abattus, couvertes par endroits d’eau stagnante ; le rivage dont la plage rétrécie servait de décharge à tout ce que les tempêtes emportaient ou rapportaient — camionnettes, enseignes d’hôtels et de stations-service en ruine, cadavres d’animaux, tables de poker, matelas, éléments métalliques des plates-formes pétrolières écroulées (il y avait même eu un bus de ramassage scolaire, un jour). Cohen avait passé des semaines à remplir des sacs-poubelle de conserves, de livres de poche, de couvertures, de piles, de jerrycans d’essence, de tout ce qui pouvait lui sembler un tant soit peu utile, parcourant inlassablement la région, jusqu’au jour où il s’était dit qu’il avait récupéré tout ce qui était récupérable.
Et voilà, retour à la case départ — il fallait reprendre à zéro, en espérant que Havane sache à quel point il avait besoin d’elle.
Une dernière visite de la chambre, en laissant les animaux dehors.
Les yeux clos, il tendit l’oreille aux voix. Celles des deux êtres qui avaient fait leur foyer de cette maison. La maison qu’ils avaient construite. Sur des terres qui appartenaient à sa famille depuis des générations. Tout près de l’océan. Chaque chose semblait à sa place. Il tendait l’oreille aux voix. Aux rires. Aux discussions partagées à la cuisine ou au salon, les fenêtres ouvertes à la nuit fraîche. Rien. Il se concentrait, les paupières étroitement serrées, les traits crispés, comme s’il redoutait un monstre imaginaire, invisible mais bien réel.
Toujours rien.
Il rouvrit les yeux. S’approcha de la fenêtre pour observer la dalle en béton. Et le tas de bois d’œuvre. Dans le recoin le plus fou de son esprit, il se disait qu’un jour peut-être, quand tout ce cirque serait fini, il reviendrait terminer le travail, comme promis.
Il prit dans la table de chevet un crayon et un morceau de papier brouillon, sur lequel il écrivit quelques mots. Un dernier regard circulaire, depuis le seuil, une petite vérification — oui, la photo se trouvait toujours dans sa poche arrière —, puis il traversa le couloir, jeta un coup d’œil aux jouets et aux vêtements du bébé, dit bonne nuit. Enfin, il alla poser son message sur le comptoir de la cuisine, avant de ressortir dans le monde humide et froid, de ramasser la taie d’oreiller pleine, de se mettre en selle et de dire au chien de le suivre. Ils descendirent l’allée sans se presser jusqu’au chemin gravillonné, où Cohen fit pivoter sa monture vers la maison. Il leur avait fait ses adieux mille fois sans qu’ils paraissent jamais aussi réels.
Il talonna Havane, et ils repartirent.
Ils arrivèrent une demi-heure plus tard.
Quand la Jeep s’arrêta sous l’auvent, ils furent quatre à en descendre. Joe fonça sur le générateur et s’aperçut aussitôt que l’arrivée d’essence avait été coupée.
« On dirait que le mec est repassé. Il a coupé l’alimentation, le salaud. Et embarqué la bougie.
— On prend quand même », décida Aggie.
Ils empoignèrent chacun la machine d’un côté pour la charger sur la remorque-plateau accrochée à la Jeep, pendant que les deux jeunes gens rentraient, prêts à passer en revue ce qu’ils avaient laissé derrière eux lors de leur première visite. Ils s’emparaient de tout ce qui pouvait se révéler utile, mais c’étaient surtout les vêtements qui les enchantaient. Mariposa alla dans la chambre se poster devant les robes, qu’elle examina comme si elle s’accordait une journée de flânerie dans un grand magasin. Lorsque les deux hommes entrèrent à leur tour, ils entreprirent de vider les pièces intactes en se faisant aider par Evan. Tables de nuit, commodes, matelas disparurent pour être chargés sur la remorque.
« Je n’aurais pas cru qu’on puisse encore vivre aussi bien ici, déclara Aggie en sortant un cadre de lit.
— Moi non plus, renchérit Joe. Mais c’est fini, maintenant. Qu’est-ce qu’il fiche, d’après toi ?
— Si ça se trouve, il est planqué derrière un arbre, pas loin, et il nous tient dans son viseur.
— D’après Evan, ils ont pris toutes les armes. C’est ça, hein, Evan ?
— Je crois.
— Tu crois ? T’as intérêt à être sûr.
— T’inquiète, intervint Aggie. S’il était planqué derrière un arbre avec un fusil, il nous aurait déjà tirés. »
Ils continuèrent le travail. Au bout d’un moment, Joe remarqua les planches décolorées entassées dans l’arrière-cour, près d’une dalle en béton.
« J’ai l’impression qu’on tient le maître, question fantasmes de grandeur », commenta Aggie en rejoignant son assistant, pour voir ce qu’il avait trouvé.
Une fois la maison complètement vide, Evan appela Mariposa, qui s’attardait dans la chambre. Elle avait fini par choisir quatre robes, qu’elle avait pliées et fourrées dans son pardessus.
« Il faut vérifier si le cheval est toujours là, lança-t-elle en arrivant sur le seuil.
— Le cheval est parti depuis longtemps, répondit Joe, mais il y a une cave, là-derrière. Avec une soixantaine de centimètres d’eau à l’intérieur. Et des étagères. Des scies, des clouteuses, des trucs de ce genre.
— Super, ironisa Aggie. Non, on laisse le bordel là. Si jamais on change d’avis, on sait où le trouver.
— Bon », acquiesça Joe. Il se tourna vers Mariposa. « Evan et toi, vous vous installez dans la remorque, sur les affaires, pour les empêcher de trop bouger.
— Ah, non, protesta-t-elle. Je ne vais pas là-derrière. »
Il la gifla violemment, en lui ordonnant de la fermer et de faire ce qu’on lui disait. Une des robes tomba du pardessus de la jeune fille.
« Mais tu te crois où ? reprit-il. Tu t’imagines que tu vas au bal, Cendrillon ? »
Aggie et lui éclatèrent de rire. Evan ramassa la robe, il voulut vérifier que Mariposa allait bien, mais elle le repoussa, s’approcha de la remorque et grimpa sur les matelas. Il la suivit pour s’installer à son côté, pendant qu’elle fixait les deux hommes d’un regard noir. Aggie prit place au volant, mais Joe décida de jeter un dernier coup d’œil à l’intérieur. Il rentra et parcourut toute la maison pour s’assurer qu’ils n’avaient rien oublié d’utile ou de précieux. Apparemment, non. Sur le comptoir de la cuisine se trouvait cependant un papier que personne n’avait encore remarqué. Il le prit et le parcourut du regard. Ces quelques mots-là ne le firent pas rire, mais un sourire crispé joua sur ses lèvres. Il plia le feuillet, ressortit et s’installa dans la Jeep à la place du passager.
« Sympa, comme endroit », dit Aggie en se tortillant derrière le volant. Lorsqu’il lança le moteur, Joe lui passa le papier. « Qu’est-ce que c’est ?
— On dirait que leur pote nous a laissé un petit mot. »
Le vieil homme déplia le message, le lut, renifla et le rendit à Joe.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda ce dernier.
Aggie se figea, pinça les lèvres puis passa la première.
« Rien, répondit-il enfin. Quand on pense trop, ici, on se fait buter. Tu devrais le savoir, maintenant. »
La grisaille du jour s’assombrissait et les grondements du tonnerre se rapprochaient, ce qui le décida à attendre le lendemain pour creuser. La Jeep s’éloigna de la dalle de béton, s’engagea dans l’arrière-cour puis contourna la maison. Ses roues patinaient par endroits, celles de la remorque s’enfonçaient un peu, mais les visiteurs réussirent à gagner le chemin gravillonné pour entamer le trajet du retour. Les deux adolescents vibraient au même rythme que les meubles et le générateur, tels des jouets sans âme remontés depuis peu. Aggie n’avait réagi au message que par un haussement d’épaules, mais Joe y pensait en le fourrant dans sa poche. Il contemplait les arbres rabougris et le paysage déformé qui entouraient la chaussée défoncée, et il pensait pour la première fois depuis bien longtemps à la robe bordeaux que portait sa mère quand elle entrait en le tenant par la main dans la petite église de brique construite au bord d’un chemin poussiéreux. On aurait dit le souvenir d’une autre femme et d’un autre enfant. En pensant à cette mère et à son fils baignés du calme du sanctuaire, Joe s’éloignait de l’homme qu’il était à présent. Les murs crème, les bancs de cerisier, le piano légèrement désaccordé accompagnant le chœur légèrement faux des ouvriers aux cravates courtes et des vieilles dames aux colliers d’argent et de perles, les lunettes en pendentif. La voix rude du prêcheur, ses histoires sur l’errant. Celui qui touchait et guérissait les gens. Qui leur parlait de pardon et de tolérance. Qui les nourrissait de miettes et leur offrait la possibilité de vivre dans des châteaux d’or, des rues d’or, des nuages d’or.
Mais ils l’avaient crucifié en se moquant de lui.
Quand la Jeep atteignit la route, Joe pensait toujours à ces histoires, à la robe bordeaux et à la maison qu’il venait de quitter après y avoir pris ce qui ne lui appartenait pas. À l’homme qui avait écrit le message et aux raisons pour lesquelles il avait choisi les mots qu’il avait choisis. Lorsque Joe leva les yeux vers le ciel, il l’imagina bleu et lumineux, de grosses traînées blanches et bouclées y traçant ces mots.
« À qui de droit — il n’est point ici, il est ressuscité. »
Quand ils arrivèrent à l’église, il s’était écroulé sur Havane, la tête dans sa crinière. La taie d’oreiller contenant tout ce qu’il possédait traînait par terre. Il faillit tomber de cheval en mettant pied à terre puis s’effondra à genoux. Le chien lui lécha le front. Sa main se souleva pour effleurer le crâne velu, il se remit sur ses pieds et entra, sans cesser de traîner ses affaires. Le crépuscule apportait une pluie diluvienne. Assis sur le banc du fond qui l’avait abrité la nuit précédente, il sortit de la taie une bouteille d’eau et l’aspirine, prit quelques cachets de plus puis ouvrit une boîte de saucisses de Francfort en cherchant à se rappeler le dicton : affamer la fièvre, nourrir la grippe, ou nourrir la fièvre, affamer la grippe ? Peu importait. Il mangea la moitié des saucisses, donna l’autre au chien puis jeta la boîte par terre. Les sabots de Havane claquaient dans l’entrée de l’église.
Allonge-toi et dors, disait le corps de Cohen.
Lève-toi et lance-toi à leur recherche, ripostait son esprit. Trouve-les. Ils t’ont volé ta Jeep, ils ont envahi ta maison et volé ce qui te restait d’Elisa. Trouve-les et fais-leur subir deux fois pire. Oublie la fièvre, la douleur, la faiblesse, lève-toi et vas-y. Ils ne tarderont pas à partir, si ce n’est déjà fait. Tu n’as pas beaucoup de temps.
Allonge-toi et dors, insistait son corps. Alors il s’allongea sur le banc.
Juste une minute.
Il ferma les yeux. Le chien poussait la boîte vide à travers l’église afin d’en extraire ce qui subsistait de l’arôme de viande. Havane errait çà et là, claquements de sabots et éclaboussures.
Il avait tellement chaud. C’était venu tellement vite. Dans ses souvenirs, la fièvre suave s’en venait lentement, vous menait au lit en douceur puis vous y laissait quelques jours, abandonné, avant de se retirer. Ce n’était pas cette chose aiguisée, tranchante, qui l’avait assailli et le brûlait malgré le froid.
Lève-toi. Tu n’as pas le temps. Lève-toi.
Juste une minute. Il se sentait partir. Dériver, immobile. Derrière ses paupières, d’étranges visions de la vie d’avant rôdaient dans les vastes cavernes de son esprit, penché tout au bord du gouffre de l’inconscient. Un feu roulant d’images s’étirant de la vie d’avant, puis à travers la dévastation, jusqu’aux derniers jours de son existence. Des visages qu’il se rappelait à peine, de curieux souvenirs — listes de commissions, scores de matches, voix cruelles —, jusqu’à ce que tout disparaisse, englouti par la nuit. Il dormait, les paupières frémissantes.
Il se réveilla quelques heures plus tard, s’assit et se frotta les bras, frissonnant. La torche qu’il pêcha dans la taie d’oreiller lui permit d’examiner ce qui l’entourait. Le chien s’était roulé en boule au bout du banc, mais Havane avait disparu. Le vent soufflait dans l’église, les feuilles mortes et les branches de l’arbre tombé sur la chaire froufroutaient. Un raton laveur progressait sur le tronc. Il s’arrêta, regarda l’humain, descendit de l’arbre et s’en alla.
Cohen le suivit en promenant alentour le rayon de sa torche. Havane était passée dans le pré, de l’autre côté de la route. Quand il l’appela, elle s’approcha, pendant qu’il cherchait des yeux quelque chose d’assez sec pour brûler. Il finit par rassembler une brassée de branchettes, mais tout ce qui aurait pu nourrir une flambée un certain temps était pourri et mouillé. Voilà pourquoi il grimpa sur l’arbre tombé, en cassa plusieurs branches et les lança en tas dans la galerie menant à la chaire, en contrebas, avant de redescendre y prendre deux chaises à dossier droit. Une fois empilé dans l’allée centrale, l’ensemble paraissait de taille à brûler toute la nuit. Ou, du moins, à offrir quelques heures de sommeil à Cohen, car il ne serait plus question de repos le lendemain. Il se sentait coupable d’avoir perdu l’après-midi, mais son petit somme l’avait aidé à récupérer, et il devait être prêt à se battre.
Il alluma le feu sur la dalle en béton du porche. La fumée s’éleva jusqu’au plafond, où elle plana un moment avant de partir à la dérive dans la nuit. Installé sur une des chaises, pendant que l’autre flambait, il se mit à boire de l’eau en gobant de l’aspirine. La selle et le harnais de Havane attendaient sur l’autel ; le chien s’était couché à ses pieds, sur une chasuble pourpre que Cohen avait récupérée dans la sacristie. La pluie s’interrompit presque à une ou deux reprises. Il se mit à raconter :
« Le premier était blanc, vieux comme la terre, aussi lent et prudent que doit l’être le premier. Pas question de coller son gosse sur un cheval à moitié sauvage. On ne savait même pas qu’on allait en avoir un. Papa est arrivé en camionnette, il a klaxonné, je suis sorti avec maman, et il m’a appelé. Regarde, qu’il m’a dit. On s’est approchés de la remorque. Son nez dépassait. Il est grand temps que tu aies un cheval, voilà ce qu’il m’a dit. Je crois qu’il s’appelle Boule de Neige. Pas très original. »
Cohen but un peu d’eau. Le chien se leva, tourna en rond, se rallongea. Le narrateur se frotta la barbe. Réfléchit quelques secondes. Reprit :
« Ma première voiture, c’était une Volkswagen. Un petit machin à deux portes. Quatre vitesses. Impossible de passer la quatrième, bordel. Je m’amusais à voir jusqu’où elle montait en troisième. Cent quinze à l’heure. Mon record. Cette saleté faisait un boucan infernal, on aurait dit qu’elle allait exploser n’importe quand. Je me suis payé un fossé. Ou je me suis fait rentrer dedans. Quelque chose de ce genre. Elle s’est pliée comme du papier alu. La première fois que j’ai invité Elisa à sortir, c’est dans cette voiture que je suis allé la chercher. On était en seconde. Le bal de la Saint-Valentin, dans le vieux gymnase puant. Ç’aurait aussi bien pu être le palais du roi. J’étais dans tous mes états, tellement je flippais. Je veux dire, j’avais les mains moites, je suais, je m’emmêlais les pinceaux au point que j’avais peur de tomber. »
Le chien posa la tête par terre. Soupira.
« Elle avait une robe jaune. Toutes les autres étaient en rouge ou en rose. Elle, non. En jaune. »
Cohen s’interrompit, le regard perdu dans la nuit. Il lui semblait que ses paroles flottaient là-dehors et que s’il scrutait l’obscurité avec assez d’attention, il y verrait ce qu’elles décrivaient.
Il s’adossa et s’étira les jambes. La pluie s’était calmée. Quelque part, à côté de l’église, une branche craqua puis tomba. Il considéra le chien.
« Je ne sais pas. »
Cohen parlait au chien depuis toujours. Depuis que le chien avait débarqué chez lui, sans avertissement, comme Havane. Cohen ne s’était jamais donné la peine de lui chercher un nom, parce qu’il devait déjà en avoir un. Il avait suffi de le nourrir une fois. Depuis, ils étaient amis, et Cohen lui parlait comme on parle à un inconnu ou à un enfant, dans le train. En énonçant des évidences. En posant des questions dont la réponse ne présente aucun mystère. En toute amitié et sécurité.
Le chien roula sur le dos. Havane apparut au coin de l’église. Quand Cohen la regarda, il vit du même coup des yeux orange, plus loin dans les arbres, derrière l’édifice. De grands yeux qui brillaient à la clarté du feu, parfaitement immobiles dans la nuit. Havane continua à avancer, elle se retrouva juste devant leur propriétaire, mais Cohen ne bougea pas, concentré sur ces lumières jumelles — parce qu’elles trahissaient la présence de quelque chose d’important. Le chien s’assit, conscient peut-être de son malaise, suivit son regard et se mit à grogner. Un grognement bas, prudent.
« Chuuut », murmura Cohen.
Puis, comme le chien grognait toujours, il lui frotta le crâne à tâtons en chuchotant Du calme. Du calme, du calme, ne bouge pas.
Il porta aussi l’autre main à sa ceinture, lentement, pour se saisir de son couteau. Assis, ajouta-t-il, parce que le chien s’était levé, tendu, et que son grognement se muait en gémissement monocorde. C’est bon, c’est bon, mais ne bouge pas.
Havane s’approcha et s’ébroua. Le chien se réfugia derrière la chaise, effrayé.
Les yeux restèrent où ils étaient. Aussi figés que des nœuds dans le bois.
Déjà, l’esprit de Cohen était revenu aux voix de son grand-père et des autres vieillards, en grande discussion dans leur campement au bord du bayou. Ils parlaient de ce qu’ils avaient vu, ils racontaient des histoires magnifiques dans lesquelles il espérait trouver le propriétaire des yeux orange, mais les voix du passé se contentaient de conjurer des images de monstres des marécages et de créatures sanguinaires sans nom qui enlevaient en pleine nuit les enfants dans leur lit. Alors que les prunelles fixées sur lui étaient bien réelles, toutes proches, attentives et pleines d’une patience rare.
Une panthère. Une grosse panthère.
Il déboutonna l’étui du couteau, qu’il tira en se demandant comment s’y prendre pour tuer une panthère ou autre horreur. La stupidité d’une pensée pareille dessina sur ses lèvres un sourire idiot.
Havane s’ébroua, une fois de plus. Il lui jeta un coup d’œil, et quand son regard se reposa sur l’arbre, les yeux avaient disparu. Ils s’étaient évanouis dans la nuit, comme le simple fruit de son imagination. Il expira, inconscient jusque-là d’avoir retenu son souffle, dit au chien de se détendre — pour l’instant —, se leva lentement et contourna l’église en appelant ses deux compagnons. Pas question de dormir près du feu, pas avec cette chose tout près. Ils empruntèrent donc la petite porte de derrière, qui donnait sur la sacristie où il avait trouvé la chasuble, dans un placard rempli de vêtements liturgiques. Il s’y servit à tâtons, avant d’étendre les robes par terre. Le chien se coucha aussitôt dessus, mais Cohen lui ordonna de se relever, en ramassa une, s’en enveloppa, regagna la porte sans décoller la main du mur et la referma. Alors seulement il s’allongea sur son tapis improvisé. Le chien s’y allongea près de lui, pendant que Havane se postait à la fenêtre, les naseaux pressés contre le verre qu’elle embuait de son souffle. Ils allaient avoir froid, ils allaient être courbatus, mais ils étaient en sécurité. Cohen se remit à parler au chien.
Depuis la déclaration de la Limite, ils déboulaient comme les meutes de coyotes descendues des collines, attirées par l’odeur du sang. Certains ressemblaient aux étudiants déchaînés des vacances de printemps : pour eux, s’éclater revenait à brailler et à chanter faux par-dessus une radio tonitruante, en profitant malgré la tempête d’une glacière pleine de bière et d’une bonne petite herbe. Ils s’installaient sur la plage, près d’un casino renversé autour duquel ils commençaient à creuser sans se concerter, sans but réel, chacun de son côté. Les trous résultants n’étaient pas de taille à dissimuler un panier, sans parler d’un coffre rempli de millions de dollars. Ces fêtards ne duraient pas. Il leur fallait des heures, voire des jours pour atteindre la mer, ils n’avaient pas conscience des conditions de vie difficiles qui les attendaient passé la Limite, et ils repartaient aussitôt arrivés, quand leur excitation s’évanouissait ou qu’on tirait au-dessus de leur tête.
D’autres connaissaient le terrain. Ceux-là restaient. Ils connaissaient le vent, le tonnerre, les brèches de la côte, les endroits où les ponts avaient été emportés, l’enfilade de casinos qui s’étirait autrefois sur trente kilomètres de littoral. Ils savaient si les bâtiments étaient toujours là, et, s’ils n’y étaient plus, où ils avaient été.
Ceux-là se différenciaient par leurs outils. Les moins heureux arrivaient à quatre ou cinq dans des remorques-plateaux, avec pelles et pioches. Ils connaissaient la région, ils avaient du courage, mais ils manquaient d’armes, de la force et de l’énergie nécessaires pour creuser vite. Ils se faisaient repérer avant d’avoir progressé, ce qui les obligeait à s’enfuir pour regagner le trou inondé d’où ils s’étaient extirpés.
Les plus heureux — en admettant qu’il y avait bien quelque chose à trouver — avaient des armes, la jeunesse et les véhicules requis pour foncer dans, à travers, au-dessus : des voitures et des camions militaires à quatre roues motrices censés servir à la guerre, équipés de détecteurs de métaux. Leur force physique et leur entraînement leur permettaient de travailler dur, de creuser profond, d’aller vite. Le gouvernement les avait laissés sous la Limite, coincés dans ses avant-postes, Dieu savait pourquoi. Aider ceux qui ne voulaient pas qu’on les aide. Protéger ceux qui ne voulaient pas qu’on les protège. Passer leur temps dans des casemates en parpaings aux poutrelles d’acier, jour après jour, à fuir les tempêtes, à regarder tomber la pluie, à écouter claquer la foudre et gronder le tonnerre, à contempler les murs et le sol. Tout ça pour que le gouvernement conserve son autorité dans la région qu’il avait abandonnée, même si la loi n’y existait plus. Il n’y subsistait que celle de l’instant, chacun faisant au mieux. Ces hommes passaient leur temps dans des casemates, jour après jour, parce qu’ils en avaient reçu l’ordre d’autres hommes, qui vivaient au sec. Depuis, la nervosité les avait gagnés, l’anxiété. Ils saisissaient leur chance de s’occuper à l’extérieur. Ils arrivaient dans leurs voitures et leurs camions, des armes imposantes installées sur le toit ou dépassant des fenêtres ouvertes pour avertir quiconque pouvait bien s’intéresser à la même chose qu’eux : Foutez-nous la paix.
La côte grouillait d’errants en quête d’un unique graal : l’argent enfoui des casinos. Un putain de paquet de pognon. Dans la panique de l’évacuation puis, plus tard, de l’officialisation de la Limite, les rois des machines à sous étaient censés avoir donné l’ordre d’enterrer des coffres pleins de fric à soustraire aux impôts. Moins ils déménageaient d’argent, moins l’État pouvait en taxer. Des camionnettes chargées en pleine nuit de malles dans lesquelles un cadavre aurait tenu à l’aise, mais pleines à ras bord de billets craquants, s’étaient enfoncées dans l’obscurité pour aller confier leur trésor à la terre.
Ces rumeurs ne se laissaient pas facilement dissiper. Quand les journaux et les magazines parlaient des mouvements de fonds des casinos, des banques ou autres institutions financières de la région, ils mentionnaient invariablement l’argent enfoui. Les cadres tirés à quatre épingles avaient beau nier en bloc, il se trouvait toujours un responsable des services ou des tables de jeu, voire une serveuse passée par le bon lit, pour affirmer qu’il ne s’agissait pas de racontars sans fondement. Je les ai vus charger les coffres, Machin m’a dit qu’ils allaient les enterrer, il s’est mis à rire en m’expliquant que c’était complètement primaire mais carrément génial, et non seulement ils ont emporté de gros coffres pour les enterrer, mais les patrons se sont rempli des sacs qu’ils ont planqués le long de la côte pour leurs vieux jours. L’économie s’effondrait, les banques fermaient, beaucoup de casinos ne rouvriraient jamais ailleurs. L’argent seul comptait, et il était là, quelque part.
Alors ils le cherchaient.