C’était un véritable spectacle, qui attirait irrésistiblement le regard. Au large, dans le golfe, l’orage cinglait à répétition le ciel de plus en plus sombre, dessinant un cirque de foudre qu’on imaginait tout droit jailli des doigts tendus du Créateur. Les passagers regardaient. Les conducteurs aussi, d’un œil, l’autre rivé à la route.
Ils s’arrêtèrent une fois pour changer le bébé, une autre parce que Kris avait envie de pisser, mais ils ne tardèrent pas à atteindre l’océan. Une vision quasi inconnue de Kris et Nadine, qui n’avaient jamais quitté le campement depuis leur capture. Les pans de plage emportés par les flots. La houle à l’emplacement des maisons d’autrefois. Les devantures déformées et les arbres centenaires déracinés. Elles avaient presque oublié.
Contrairement à Mariposa. Cette vision et celle de la foudre éveillaient juste ses souvenirs du monde d’antan ; elle examinait le paysage, les oreilles bourdonnantes des avertissements que sa grand-mère adressait à qui voulait bien l’écouter. Faites vos valises et partez — elle l’avait dit dès le début. Il faut faire nos valises et tirer un trait sur ce qu’on a ici. Ce n’est que le tout début. La folie va se déchaîner. Le vent va décupler, et la pluie. Personne ne l’écoutait. Ni le père de Mariposa. Ni sa mère. Ni ses tantes, ses cousines, ses voisins. Personne ne l’écoutait, jusqu’au jour où des types en uniforme, le fusil en bandoulière, avaient entrepris de fourrer tout le monde dans des cars. Et même là, personne n’arrivait à y croire. C’était trop. Trop fou. Une aberration — la garde nationale entourant Jackson Square, l’ultime évacuation, les gens entassés dans des cars comme des animaux, alors qu’ils s’installaient autrefois dans des voitures à chevaux ; femmes et enfants, jeunes et vieux se bousculant frénétiquement sous les tirs des cinglés cachés dans les ruelles, derrière les voitures, sur les toits, sous un ciel gris dévoré par la foudre. La guerre contre soi-même. Pire que l’hystérie. Les cars bondés avaient fini par se mettre en branle, escortés de chars, pendant que les gardes ripostaient aux cinglés par les vitres. La tempête à venir allait laver les corps abandonnés dans leur sillage.
Jamais Mariposa n’avait revu sa famille. On l’avait poussée dans un véhicule où elle ne connaissait personne et dont les passagers avaient été débarqués cinq heures plus tard, dans le gymnase d’un lycée. La responsable lui avait bien dit qu’on aurait des nouvelles de ses proches, même si ça prenait un peu de temps, mais il était évident à sa voix qu’elle avait trop souvent entendu la question.
Mariposa revivait cette impression. Elle entendait les hurlements, les coups de feu, le rugissement d’une foule égarée, désespérée.
Cohen se pencha sur le volant, interrompant le cours de ses pensées.
« Oui, quoi ? s’enquit-elle.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de se lancer à la recherche de Charlie, avec la pluie et le ciel qu’on a là. »
Ils progressaient prudemment le long des lotissements en ruine, contournant les poteaux téléphoniques, les pans de toit et les débris dispersés sur la quatre-voies parallèle au littoral. Enfin, le parking du Grand Casino apparut. Cohen pila devant le spectacle qui les y attendait puis demanda à Mariposa de descendre pour aller dire aux autres de reculer.
« Tu as vu quelque chose ? s’étonna-t-elle.
— On n’y va pas. Préviens-les. »
Elle obéit avant de reprendre sa place. Les deux pick-up firent marche arrière jusqu’à ce que Cohen les arrête d’un signe de la main, s’arrête lui aussi, descende de voiture et appelle Evan.
« Qu’est-ce qui se passe ? interrogea l’adolescent.
— Ton frère n’a pas besoin de voir ça. Personne n’a besoin de voir ça. Empêche-les d’y aller.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— Des corps.
— Oh, merde. Frais ?
— On dirait, de loin. Dis-leur de ne pas sortir. »
Evan regagna les pick-up, Cohen tira un des pistolets de son manteau puis se dirigea à pied vers le parking. Mariposa le rejoignit.
« Reste avec les autres, ordonna-t-il.
— Je ne veux pas.
— Je ne crois pas que tu veuilles m’accompagner non plus.
— Je veux voir. »
Renonçant à discuter, il continua son chemin. Ils traversèrent la pelouse de façade du Grand Casino, creusée çà et là de trous énormes, flanqués de tas de boue imposants. Un des palmiers tenait toujours, alors que les autres étaient tombés. Le gros câble noir d’une ligne électrique, abandonné dans l’herbe, évoquait un serpent endormi. L’allée circulaire, où les limousines déposaient autrefois les clients bien habillés, mena les visiteurs sur le parking, où gisaient les corps, figés dans des positions bizarres. On aurait dit des poupées naufragées.
Ç’avait été un vrai massacre. L’asphalte était jonché de cadavres. Ne bouge pas, dit Cohen à Mariposa, qui laissait échapper une exclamation étouffée. Il entreprit ensuite d’examiner les morts. Certains avaient fait partie de la clientèle de Charlie. Le gros aux jetons de poker. Le vieux à la pancarte, à présent éclaboussée de rouge sombre. Il y en avait une vingtaine en tout, qui les paupières closes, qui fixant le ciel de ses yeux pleins d’eau. Le sang délayé par la pluie dessinait sur le parking de grands cercles de peinture délavée et des motifs abstraits quasi artistiques. Les torses, les bras, les têtes étaient percés de trous. La stupeur inscrite sur quelques visages donnait l’impression que ces gens avaient posé pour une mort soudaine. Un peu plus loin se trouvaient deux des videurs de Charlie, des colosses en chemise et pantalon noirs dont les bras puissants et les cuisses épaisses ne trahissaient plus la force. Leurs armes avaient disparu, ainsi que leurs grosses bottines à lacets. Cohen s’en approcha. Leur tourna autour.
Il s’arrêta, le temps de parcourir la route du regard. La grisaille s’assombrissait. La pluie l’empêchait de distinguer clairement les environs.
Le tonnerre roulait sur l’eau agitée du golfe, la foudre se déchaînait, le vent gonflait les vagues. Il parcourut à nouveau le parking du regard. L’œuvre de types très décidés, très compétents. Qui ne devaient pas être bien loin. Qui l’espionnaient peut-être en cet instant même. Qui prendraient n’importe quoi à n’importe qui. Tout le monde en avait déjà assez de ce genre de choses.
« Tu les connais ? demanda Mariposa.
— J’en ai déjà vu la plupart. Les deux en noir, là-bas, c’étaient des employés de Charlie. Certains des autres faisaient partie de ses clients.
— Avec la pluie, on dirait qu’ils saignent toujours. C’est vrai ?
— Non. » Il secouait la tête. « Ça, c’est fini.
— On ferait mieux d’y aller. » Elle avait l’air nerveuse. « Je n’aime pas ça du tout.
— Je sais. »
Ils n’avaient pas assez d’essence pour gagner la Limite. Ils n’en avaient peut-être même pas assez pour arriver à mi-chemin. Tout dépendrait des routes et des ponts praticables. De l’autre côté de la voie rapide se dessinaient une, deux carcasses de stations-service. Cohen se tourna dans la direction de la plantation abandonnée. Combien de kilomètres avaient-ils perdus en incendiant les mobil-homes ?
Nadine et Evan approchaient.
« J’ai dit à Kris de rester avec Brisco et le bébé, expliqua la première. Ça la fait un peu flipper, cette merde.
— Moi aussi, plaça Evan.
— Y en a combien ?
— Beaucoup, répondit Mariposa. À votre place, je n’irais pas.
— J’ai pas l’intention d’y aller, je vois bien assez d’ici, assura Nadine. J’ai jamais vu de morts de près, à part Aggie et Ava, et j’ai la ferme intention d’en rester là. »
Le tonnerre gronda, la foudre scintilla. Ils se recroquevillèrent sous leurs capuches, les épaules voûtées, en échangeant des regards en coin. Une portière claqua, puis Kris les rejoignit.
« Où est le bébé ? demanda Nadine.
— Il dort sur le siège. Je suppose qu’on n’aura pas d’essence ?
— Ni essence ni rien, confirma Cohen. Je siphonnerais bien le réservoir d’un des pick-up pour remplir celui de l’autre, mais je n’ai pas le nécessaire.
— Tant pis. En tout cas, je ne veux pas rester plantée là, on dirait un putain de cimetière, reprit Kris.
— On ferait mieux de se planquer, oui, dit Nadine. On a à manger et tout ce qu’il faut. On peut attendre.
— Attendre quoi ? s’enquit Evan.
— J’en sais rien, mais y a de la place libre, c’est pas ce qui manque. Il nous faut à peine la moitié d’un hôtel. Qu’est-ce que je raconte ? Le quart, oui.
— Pas question que je reste à attendre ici, protesta Kris. J’ai mal au ventre. Au dos. Aux jambes.
— Ce n’est pas en se planquant qu’on trouvera de l’essence », ajouta Cohen. Il montra le ciel. « Et vous savez ce qui va nous tomber dessus.
— On trouvera peut-être pas d’essence, mais on se fera pas buter par les mecs qui ont massacré tout ce beau monde. Et aucune tempête n’a encore réussi à emporter ce mastoc.
— On n’est pas partis de là-bas pour se planquer ailleurs, s’obstina Kris. On est partis pour retrouver le monde normal.
— Je vois pas l’intérêt d’y arriver morts, riposta Nadine.
— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera morts.
— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera sains et saufs.
— Personne ne peut rien dire, trancha Evan. Mais moi, j’ai la clé d’un des pick-up, et il n’est pas question que je me planque en attendant un miracle.
— Moi non plus, approuva Kris.
— T’as pas la clé. »
Nadine tira de sa poche la clé du pick-up qu’elle partageait avec Kris.
« Elle n’est pas à toi, protesta cette dernière. Elle est à nous.
— Je sais. Mais ma moitié est pour qu’on se planque un moment.
— Ma moitié n’a aucune envie d’accoucher au beau milieu de nulle part. »
Les deux femmes s’étaient peu à peu rapprochées l’une de l’autre. Nadine faisait une tête de plus que son interlocutrice et, avec ses gants aux doigts coupés, évoquait une bête capable de se cacher dans une ruelle pour se jeter sur les passants. Mais Kris, malgré sa rondeur, la poussait du ventre en serrant les poings.
« Je crois que tu oublies le bébé, dit Mariposa à Nadine.
— J’oublie rien du tout.
— Il a besoin d’un médecin.
— Je sais de quoi il a besoin.
— Pas de ça, en tout cas », dit Evan.
Un grondement de tonnerre les réduisit momentanément au silence. Ils s’entre-regardèrent. Regardèrent les véhicules. Le ciel.
« Moi, je ne reste pas là », reprit Evan, sans vraiment s’adresser à personne. « C’est aussi simple que ça.
— Moi non plus, dit Kris.
— Bon, dit Nadine.
— Dieu merci », conclut Cohen, tandis que le tonnerre poussait un long beuglement.
« On n’a encore aucune raison de Le remercier, fit remarquer Nadine, prudente. Mais on a intérêt à ce que les choses changent avant la fin du voyage.
— Regardez. »
Mariposa montrait du doigt l’endroit où la chaussée disparaissait au loin, à l’est. Un point blanc s’y était matérialisé.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Evan.
— Des phares. Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ? répondit Kris. On se tire de là, s’il vous plaît ?
— En voiture, tout le monde », lança Cohen. Les deux femmes s’empressèrent de s’éloigner, mais il attrapa Evan par son manteau. « Toi, tu viens d’abord avec moi. » Ils n’avaient pratiquement aucune chance, malgré les deux stations-service, mais il ne voulait pas repartir sans vérifier. « Tu essaies de ce côté-là », ajouta-t-il en montrant celle de droite.
Evan traversa la route en courant. Il ne restait des deux commerces que les pompes, car les bâtiments où on vendait autrefois de la bière bien fraîche, des billets de loterie et des cigares à embout en bois avaient disparu depuis longtemps. Cohen en avait huit à tester. Rien. Evan six. Rien non plus. Ils s’empressèrent de regagner les véhicules. Comme le point blanc était toujours là, à l’est, Cohen dit à l’adolescent de ne pas allumer ses phares : Ils ne peuvent pas nous voir si on ne se montre pas. Il expliqua la même chose à Nadine, avant de se précipiter vers la Jeep. Mariposa avait déjà mis le contact. Il ne restait qu’à passer la première.
La route 49 se trouvait à des kilomètres à l’est, ce qui les condamnait à rouler méthodiquement contre le vent, en contournant les débris. Les deux occupants de la Jeep, mal protégés par son toit de fortune, étaient trempés. Mariposa avait remonté ses genoux contre sa poitrine pour se rouler en boule sous son vaste manteau, alors que Cohen se penchait en avant, comme s’il allait mieux y voir dans cette position. Dommage qu’on n’ait pas de pare-brise, faillit-il dire à un moment — il se retint, parce qu’il s’était déjà permis un commentaire sur leur trajet précédent. Sa passagère tenait le point blanc à l’œil pour en signaler les disparitions et réapparitions, car il s’éteignait parfois.
Le croisement avec l’autoroute 49 avait été englouti par les flots. Le port, où était autrefois ancré un vaisseau de guerre grouillant d’écoliers et de touristes, avait grignoté les terres : un petit lac couvrait l’intersection de la 49, transformée en canal. Il fallut faire demi-tour parmi les ruines de Gulfport, monuments historiques et bâtiments effondrés, rues pavées cahoteuses, revenir en arrière et contourner l’obstacle en prenant au nord.
Passé le front de mer et le centre-ville ancien s’étiraient des kilomètres de béton. Grands parkings déserts d’hypermarchés aux vitrines disparues, fracassées par des briques, des démonte-pneus ou des pieds-de-biche. Centres commerciaux et agences bancaires. Restaurants et stations-service. Pléthore de prêteurs sur gages, de caves, de magasins de vidéos pour adultes — les seuls commerces à avoir prospéré au fil des mois précédant la déclaration de la Limite. Des charpentes en métal dépassaient çà et là des toits, des poteaux électriques ou téléphoniques étaient tombés sur des devantures ou sur la six-voies. Partout, des ordures et des graffitis, des voitures abandonnées au bord de la route ou sur les parkings. Les poteaux d’acier géants des panneaux publicitaires se dressaient toujours, dépouillés desdits panneaux. Entre deux centres commerciaux, un poste avancé de la garde nationale, inoccupé — murs noirs en parpaings, verre épais criblé de trous par des balles anonymes, grillage couronné de barbelé à hauteur d’homme. Les postes de ce genre s’étaient multipliés dans la région un an durant, avant l’établissement de la Limite.
Il fallait rester vigilant, dans cette course d’obstacles qu’on aurait crue élaborée par une école de pilotes cascadeurs. Cohen l’éclaireur contournait les gros débris et roulait en cahotant sur les petits, un œil rivé à la route, l’autre sans cesse en mouvement. Il n’aurait pas été surpris de tomber sur le camion de Charlie ou sur les types qui lui avaient tendu une embuscade, mais il se demandait ce qu’il ferait, au cas où.
Ils mirent plus d’une demi-heure à atteindre la banlieue nord de Gulfport, noyés dans une tempête pesante. La chaussée se réduisit à quatre voies. Le béton des multinationales céda la place à celui des « locaux ». Moins de magasins, plus d’immeubles d’habitation, vieillards chenus rapetissés par le temps. Une masse blanche imposante apparut en travers de la route : deux gros semi-remorques renversés sur le flanc, juste l’un derrière l’autre. Cohen s’arrêta tout près. Il avait la place de passer d’un côté, mais la portière arrière d’une des remorques était ouverte. Les deux pick-up s’arrêtèrent, eux aussi.
« Qu’est-ce que tu fais ? » hurla Mariposa, puisqu’on ne s’entendait plus qu’en braillant. Il pensait à Elisa. Au crâne fendu de sa femme posé sur ses genoux, sous un poids lourd qui ressemblait fort à ceux-là. « Cohen ? » insista la jeune fille en l’attrapant par le bras.
Il secoua la tête et se tourna vers elle.
« Il faut que je jette un coup d’œil. »
Sitôt descendu de voiture, il fit signe aux autres d’attendre puis se lança dans la tempête, plié en deux, la main sur le pistolet, au fond de sa poche. La portière ouverte découpait à l’arrière de la remorque un rectangle de nuit dont il ne se rapprocha guère, car l’odeur qui en émanait lui parvint malgré la pluie et le vent. Il retourna s’installer au volant et contourna les camions, suivi des pick-up.
« Regarde », dit Mariposa, moins d’un kilomètre plus loin.
Elle montrait du doigt une camionnette immobilisée au bord de la route. Celle qu’avaient prise les autres femmes, aussitôt Aggie ligoté. La vitre arrière n’existait plus, les deux portières étaient ouvertes et les roues, dépouillées de leurs pneus. La carcasse était d’ailleurs posée sur des parpaings. Cohen ralentit, sans vraiment s’arrêter.
« C’était quoi, cette odeur ? reprit sa passagère.
— Quelque chose qui est là depuis un moment. »
Evan klaxonna. Cohen s’arrêta, cette fois, et l’adolescent fit de même à sa hauteur.
« Il faut se poser quelque part. Le vent balance le pick-up, je ne veux pas continuer comme ça.
— OK. On cherche un endroit où se garer. À l’abri d’un bâtiment quelconque. Restez juste derrière nous. »
Ils avaient dépassé la plupart des hypermarchés, les constructions plus modestes et les stations-service des faubourgs étaient trop petites pour les dissimuler, mais à l’extrême limite de l’agglomération apparut un centre commercial plus vaste que la moyenne, en majeure partie intact. Un supermarché et une grande surface de meubles, encadrant un magasin de jeux et jouets — à en juger par sa façade, ornée d’une tête de girafe délavée. Cohen s’engagea sur le parking, suivi des pick-up, dit à Evan et Nadine d’attendre une minute puis s’approcha au ralenti des devantures en examinant l’intérieur des commerces. Il contourna ensuite les bâtiments : pas un véhicule. Une des baies de chargement était ouverte — celle qui correspondait au supermarché. Il s’arrêta, descendit de voiture et monta jeter un coup d’œil dans l’entrepôt. Palettes en bois, excréments d’animaux dispersés sur le béton — c’était à peu près tout. Aucun signe de présence humaine. Il retourna en Jeep devant les magasins annoncer à ses compagnons que tout allait bien, puis ils le suivirent de l’autre côté, où il les fit garer juste à côté de la baie ouverte.
Les femmes allèrent se mettre à l’abri avec le bébé et Brisco, pendant qu’Evan et Cohen déchargeaient le réchaud à gaz, les casseroles et quelques conserves. Cohen prit aussi un sac de vêtements, car ils étaient trempés comme des soupes, Mariposa et lui.
« Tu devrais laisser tomber ta Jeep et monter avec nous », lui dit Evan dans l’entrepôt, espace caverneux où leurs voix résonnaient un peu.
« Cette Jeep et moi, on s’en est sortis ensemble. Où je vais, elle va.
— Tu vas te noyer, à force.
— Ça ne m’est pas encore arrivé.
— Ça pourrait bien lui arriver, à elle. »
L’adolescent parlait de Mariposa, dont les vêtements trempés pendouillaient et les cheveux tout aplatis dégoulinaient.
« Elle est libre de monter avec qui elle veut », répondit Cohen.
Elle secoua la tête comme un chien mouillé, ôta son manteau et le laissa tomber sur le béton, avant de se lancer à la recherche d’un coin tranquille en traînant le sac dans son sillage.
Une demi-heure plus tard, ils déjeunaient, assis sur des caisses. Le vent poussait des embruns de pluie par la baie ouverte et sifflait en courants d’air dans le bâtiment décrépit. Le repas se déroulait en silence, car ils étaient tous épuisés par l’anxiété de ce qui ressemblait déjà à un long voyage.
Cohen avait déniché un jean et une chemise secs, qu’il avait enfilés dans le bureau du gérant. Kris finit par lui apporter le bébé en lui demandant s’il voulait donner le biberon qu’elle venait de préparer.
« Je ne sais pas comment on fait, avoua-t-il.
— Justement, répondit-elle. Tu auras peut-être besoin de le savoir un jour. »
Quand elle lui tendit le nouveau-né, Cohen la regarda en coin, mais tendit à son tour les bras vers le nourrisson qui s’agitait, affamé. Il fallait le pencher d’une certaine manière pour le nourrir, expliqua Kris.
« Comme ça ? »
La jeune femme haussa les épaules en remettant le biberon à son interlocuteur.
« Si jamais tu trouves mieux, préviens-moi. »
Le bébé se débattit lorsque la tétine s’enfonça dans sa bouche, mais ne tarda pas à se calmer et se mit à téter. Cohen alla s’installer sur une pile de palettes puis contempla les petites joues animées et les yeux étroitement clos. Le corps minuscule suçotait et respirait à un rythme parfaitement perceptible.
« J’ai enterré ta maman, murmura Cohen à l’oreille miniature. Je ne l’ai pas laissée là-dehors, à se faire bouffer par les animaux, je tiens à ce que tu le saches.
— Je veux entendre un rot, à la fin, lança Kris.
— Le sien, pas le tien », ajouta Nadine, allongée sur le flanc par terre, accoudée au béton, la tête dans la main.
Elle picorait nonchalamment des morceaux choisis dans son assiette, comme si elle n’avait jamais manqué de rien, alors qu’Evan et Brisco comptaient leurs saucisses de Francfort, en ajoutaient une, les recomptaient, en ôtaient deux, les recomptaient et ainsi de suite.
Quant à Mariposa, qui mangeait des patates douces à même la boîte, elle finit par venir s’asseoir à côté de Cohen.
« Mon père aussi avait un magasin », dit-elle en touchant du doigt les mains du bébé, roses et ratatinées. « Mais plus petit que celui-là.
— Où ça ?
— Dans le Carré français. Au coin d’Ursuline et de Dauphine Street.
— Ça devait être un bon emplacement.
— Ça l’était. Je suppose.
— Il a été inondé ? »
Elle jeta sa boîte de conserve par terre, où le vent se mit à la promener, mais finit cependant par répondre :
« À la fin, oui. Comme tout le reste. Mais mon père s’est fait tuer avant. Dès que les choses ont dérapé. Dès que les gens ont commencé à courir partout en prenant ce qui leur faisait envie. Il ne voulait pas se laisser voler. Mon oncle et lui, ils ont fermé le magasin à double tour et ils sont restés là avec leur fusil jusqu’à ce que les excités défoncent les portes pour rentrer quand même, et voilà. »
Cohen ajusta la position du bébé et du biberon.
« Cherche voir dans la poche de ma chemise. »
La jeune fille obtempéra et trouva un paquet de cigarettes. Quand il lui demanda si elle en voulait une, elle refusa, mais n’en lâcha pas pour autant le paquet. Il finit par l’interroger sur la manière dont elle s’était retrouvée là.
« J’ai fait du stop. » Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas trop où je pensais aller.
— On ne sait pas quoi faire. Ce n’est pas évident.
— Toi non plus », dit-elle, les yeux levés vers lui.
Il hocha légèrement la tête, comme surpris de la réponse.
« Personne ne sait », ajouta-t-il.
Evan vint leur dire qu’il fallait peut-être jeter un coup d’œil aux alentours. Pour voir s’ils trouvaient quelque chose d’intéressant.
Cohen alla rendre à Kris bébé et biberon.
« Comment c’était ? s’enquit-elle.
— Différent. »
Vu la manière dont Mariposa le regardait, elle n’en avait pas terminé avec les confidences, mais elle se rassit malgré tout près des deux autres femmes. Brisco vint prendre Evan par la main.
« Je veux y aller aussi.
— Je te les rends ? » demanda la jeune fille à Cohen en lui tendant ses cigarettes.
Lorsqu’il voulut récupérer le paquet, pourtant, elle s’y cramponna quelques secondes, empêchant son propriétaire de bouger la main. Quand elle finit par lâcher, il prit une cigarette, l’alluma puis s’éloigna en compagnie des deux garçons.
« Je n’arrête pas de penser à tous ces morts, dit Nadine. Il y en avait combien, à votre avis ?
— Une quinzaine, minimum », répondit Kris.
Son interlocutrice s’assit en secouant la tête.
« Je commence à me demander si on a vraiment eu une bonne idée.
— On n’a pas le choix », intervint Mariposa.
Nadine se leva, brusquement incapable de rester en place, puis se mit à tourner en rond autour de ses compagnes en se frottant les mains.
« On n’a pas eu le choix pendant un sacré bout de temps, et maintenant qu’on l’a, on dirait qu’il n’y en a pas de bon.
— On est partis. C’était un bon choix, affirma Kris.
— Il faut bien qu’on aille quelque part, renchérit Mariposa.
— Je sais, mais merde.
— Et puis on a Cohen pour nous aider, ajouta-t-elle. Et les pick-up.
— Cohen n’est pas à l’épreuve des balles. Et on n’a pas d’essence.
— On en trouvera, dit Kris.
— Où ça ?
— J’en sais rien. Quelque part. Assieds-toi. »
Le bébé s’était endormi en buvant son biberon.
« Étendez-lui quelque chose par terre », reprit Kris, avec un coup de menton en direction d’un coin désert de l’entrepôt.
Mariposa se leva, tira quelques chemises du sac-poubelle et alla les plier dans l’obscurité, avant de revenir chercher le nourrisson. Mais elle le garda un moment dans ses bras, au lieu de le poser sur sa couche improvisée. Pour l’admirer.
« Elle est dans la merde », chuchota Nadine à l’oreille de Kris, qui acquiesça. « Elle a intérêt à ouvrir l’œil. On n’aura pas passé la Limite depuis dix secondes qu’il nous laissera tous tomber comme de vieilles chaussettes.
— Tu sais aussi bien que moi qu’on n’y peut strictement rien », répondit Kris, souriante.
Nadine se rassit, les sourcils froncés.
La pluie martelait le bâtiment. Le monde.
Mariposa se balançait doucement, le bébé dans les bras.
« Tu sais où tu iras, une fois là-bas ? demanda Nadine à Kris.
— À l’hôpital. En admettant qu’il y en ait un.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. »
Kris croisa les bras, le regard rivé au sol.
« Pas vraiment, avoua-t-elle. »
Nadine se rallongea, la tête posée dans la main.
« Moi non plus. J’avais des cousins près d’Aberdeen, mais ça m’étonnerait qu’ils y soient toujours. Mes frères sont quelque part aussi.
— Je me doutais que tu avais des frères.
— Ah ? Pourquoi ?
— Parce que tu es toujours prête à te battre. Comme si tu t’attendais à ce qu’un chat sauvage te tombe dessus.
— Merde, alors. T’as pas idée. J’ai trois frères, tous plus vieux que moi. Et des tas de cousins. Que des garçons. Moi, je suis la petite dernière. Mes parents élevaient des poulets. Et ma mère était une vraie dure à cuire. »
Kris se mit à rire en allongeant les jambes et en se renversant en arrière, les coudes posés par terre.
« Connais pas. Fille unique.
— Moi, je dis que c’est le paradis. »
Le dernier mot plana un moment entre elles dans l’entrepôt. Le paradis. Elles étaient si loin de tout ce qui pouvait y ressembler qu’elles avaient du mal à se le représenter.
« Je voulais te dire, reprit Nadine. Je suis désolée.
— Pour quoi ?
— Pour ça. »
Elle montrait du doigt le ventre de Kris, laquelle posa la main sur l’imposante rotondité puis se mit à la masser par petits mouvements circulaires.
« Je suis plus désolée pour Lorna que pour moi. »
Nadine acquiesça, avant de rouler à plat ventre, les bras pliés sous la tête, tournée vers sa compagne.
« Je me trompe peut-être, avec mes mauvais pressentiments. On va peut-être se retrouver quelque part. Ça va peut-être aller. Mais je te jure que j’ai presque aussi peur d’arriver à la Limite que de ne pas y arriver. On n’a rien, aucun de nous. »
Kris s’allongea complètement sur le béton, les yeux levés vers les poutres en métal du plafond. Nadine enfouit le visage entre ses bras.
« Et tes frères, où ils sont ? demanda Kris.
— Où Aggie les a laissés, répondit Nadine d’une voix étouffée. On se planquait chez nous pour protéger ce qui restait de notre ferme et de notre équipement, quand il est arrivé avec Joe. Ils faisaient comme s’ils mouraient de faim, tu vois le genre. Ils nous ont bien eus. Un soir, je suis allée dormir dans le camion d’Eddie. Le lendemain matin, mes frères avaient disparu, tous les trois. Aggie fumait sa clope à l’arrière. » Elle roula sur le dos. « Je ne sais pas où aller. Et si je savais, je n’aurais personne, là-bas. »
Kris s’appuya sur les coudes pour se lever, la rejoignit et lui toucha le bras.
« Écoute. Moi, tout ce que je veux, c’est un endroit où accoucher. Ni plus ni moins. En admettant que Dieu ne m’exauce qu’une seule fois pour le reste de ma vie, voilà ce que je Lui demande. Mais quand le bébé arrivera, quand je serai couchée là et qu’on me le donnera, j’aurai besoin de quelqu’un. »
Nadine s’assit, les yeux levés vers Kris.
« Alors je serai là.
— Et on se débrouillera.
— D’accord. »
Elles se serrèrent la main puis se rallongèrent sans un mot de plus. Pendant qu’elles se reposaient en écoutant la pluie, pendant que Mariposa fredonnait pour le nourrisson endormi, un grondement de tonnerre leur rappela soudain à toutes qu’elles étaient complètement perdues, malgré leurs rêves d’avenir.
L’entrepôt était vide. Cohen ne s’attendait pas non plus à trouver quoi que ce soit dans le supermarché proprement dit, et il avait raison. Les allées subsistaient, des chariots traînaient çà et là, mais étagères et réfrigérateurs étaient déserts. Quant aux caisses enregistreuses, elles avaient disparu des comptoirs.
« On dirait que quelqu’un a tout prévu, dit-il.
— On dirait, acquiesça Evan.
— Allez, venez, tous les deux, on va jeter un coup d’œil à côté. »
Ils retraversèrent le magasin puis se précipitèrent sous la pluie, dans l’allée qui les séparait de l’arrière-boutique suivante. La porte restait entrebâillée à cause de sa serrure forcée, mais Cohen l’ouvrit en grand pour laisser entrer un peu de lumière. Le nouvel entrepôt se révéla très différent du précédent. Des boîtes ouvertes, à moitié vides, des étagères renversées, la porte du bureau arrachée, jetée par terre. Et, dans la petite pièce, les tiroirs sortis, les classeurs béants, les papiers et dossiers répandus sur le sol. Le magasin était en gros dans le même état. Des portants à vêtements, parfois renversés, des étagères pillées. Mais, éparses, des affaires pour enfant. Pour bébé. Des jouets à l’emballage intact. Evan ramassa un petit camion.
« Hé, tu as vu ça ? »
Brisco s’en empara, tout excité, en déchira la boîte puis se mit à produire des bruits de poids lourd en promenant le véhicule le long des étagères.
« Va chercher les autres », demanda Cohen à Evan, qui alla en effet appeler les trois femmes.
Une minute plus tard, ils étaient tous réunis dans le second magasin, où ils triaient les restes. Mariposa posa le bébé sur une pile de couvertures, il se réveilla et se mit à pleurer, mais personne n’y prêta attention. Aidée de Nadine, elle entreprit de remplir une boîte de chemises, de pantalons et de hochets. Chaque fois qu’elles trouvaient des vêtements pour garçon ou fille, enfant ou bébé, elles les rangeaient dans leur carton en prenant le temps de les examiner un par un, de se les montrer l’une à l’autre, de pousser des oooh et des aaah quand elles tombaient sur quelque chose de particulièrement adorable. La première boîte pleine, elles en prirent une autre, dont Kris décréta qu’elle serait pour le petit. Il ne fallait donc y mettre que des vêtements pour garçon. Elle était presque remplie, et les hurlements de son propriétaire atteignaient leur paroxysme, quand Nadine poussa un cri strident, le poing levé. Un paquet de tétines en dépassait.
« Merci, Seigneur, merci ! » s’exclama-t-elle en ouvrant le paquet, avant d’aller s’agenouiller devant le bébé. « Tiens, petit taré. »
Quand la tétine atteignit la bouche ouverte du nourrisson, il l’engloutit. Ses yeux s’écarquillèrent, puis il se mit à suçoter. Ses traits se détendirent, ses sanglots s’espacèrent. Bientôt, il tétouillait paisiblement et, une minute plus tard, il s’endormait.
« Tiens. Et attention, hein, ne les perds pas. »
Nadine confia le reste du paquet à Kris, ramassa les deux boîtes et ressortit.
À l’autre bout du magasin, Mariposa aidait Evan à en remplir une troisième de jouets destinés à Brisco. Deux camions de plus, un Frisbee, des albums de coloriage. Un dinosaure, un robot, un jeu d’échecs, un jeu de dames. Le gamin leur tournait autour avec le premier camion, qu’il traitait maintenant comme un avion : perdu dans son propre monde, il faisait monter et descendre, atterrir et redécoller le véhicule, en le tenant à bout de bras.
Assis sur une chaise près de la caisse, Cohen fumait et observait. Il regardait à l’extérieur par la vitrine disparue qui livrait passage au vent. Le tonnerre était sur eux ; les éclairs les entouraient de toutes parts, tessons blanc éclatant sur fond gris ; la pluie, un peu moins forte, peut-être, n’en tombait pas moins obstinément. Sa cigarette terminée, il écrasa le mégot sur la moquette puis se tassa un peu, la tête renversée en arrière, appuyée contre le mur, les yeux clos.
Pris de somnolence, il s’aperçut qu’il pensait à Mariposa. Revêtue de la robe noire d’Elisa, persuadée de lui donner ce qu’il voulait.
Il rouvrit les yeux. Assise par terre, la jeune fille essayait maintenant d’emboîter un bras dans un corps bizarre, d’un bleu brillant. Les manches roulées de sa chemise dévoilait ses avant-bras enfantins, mais sa féminité s’affirmait dans ses épaules et sa poitrine, pendant qu’elle se mordait la lèvre en cherchant à reconstituer la créature. Ses cheveux étaient plus noirs qu’une nuit dégagée ; ses yeux pouvaient être très doux, quand elle oubliait le monde extérieur. Cohen se demanda si elle avait ne serait-ce que vingt ans — il en doutait. Il se demanda aussi si elle se coucherait à nouveau contre lui cette nuit-là, où qu’ils s’installent pour dormir. Lorsque le bras bleu se mit en place avec un claquement discret, elle tendit le jouet devant elle et s’aperçut que son compagnon la regardait. Elle baissa les yeux, embarrassée, puis les releva, satisfaite.
Il alla se poster dans la devanture, où il voulut allumer une autre cigarette, mais les bourrasques l’en empêchèrent. Alors il sortit et parcourut le trottoir couvert qui longeait le magasin de meubles. Lequel avait manifestement été vidé par les gens censés le vider, comme le supermarché, pas par des pillards ni des animaux. D’ailleurs, la vitrine était toujours là. Cohen recula pour examiner son reflet. Il ne s’était pas vu en pied depuis longtemps. Très mince. La barbe mal taillée. Penché de côté, parce qu’il faisait peser tout son poids sur sa jambe intacte. Sa main libre (l’autre tenait la cigarette inentamée) enfouie dans la poche de son manteau — crispée sur un pistolet, sans qu’il en ait conscience.
Il lâcha l’arme, sortit la main de sa poche et fit le signe de la paix. Puis un doigt. Puis un chien, de profil. Enfin, à court d’ombres chinoises, il prit la pose comme s’il portait le bébé, en s’imaginant à quoi il ressemblait, un enfant dans les bras. Ce petit était si peu à sa place ici, ce fils du tonnerre. Ils étaient tous si peu à leur place ici. Rester sous la Limite avait eu un sens très longtemps à ses yeux, mais c’était fini. Il en avait assez de la pluie — il en avait même assez depuis des mois —, il en avait assez du froid, du vent, de la construction sans cesse recommencée de cette putain de chambre qu’il avait fait serment de construire. Quand il aurait dépassé la Limite, demain, dans une semaine, dans un ou dans cinq ans, un sentiment de culpabilité le tourmenterait. Une partie de lui aurait envie de revenir. De retourner chez lui, de l’imaginer là, elle, d’aller s’asseoir près de leurs tombes pour leur parler à toutes les deux. Sans doute ne serait-il jamais libéré de l’envie d’être là-bas avec elles. Il s’était pourtant lancé dans quelque chose d’autre, qu’il voulait mener à son terme.
Les yeux fixés sur son reflet, Cohen laissa ses mains retomber à ses côtés. Il se regarda comme il aurait regardé un type quelconque, en se disant qu’il le connaissait, mais qu’il ne se rappelait plus qui c’était au juste. Le type lui rendit son regard avec la même curiosité.
L’examen se prolongea, mais un étrange roulement de tonnerre s’immisça dans cet échange. Il se retourna. Le tonnerre n’avait rien à y voir, il s’agissait du murmure d’un moteur. Un camion camouflage surélevé approchait sur des pneus aussi hauts que des nains. Le faisceau du projecteur monté au-dessus de la cabine tranchait la tempête.
« Merde ! » s’exclama Cohen, avant de regagner le magasin en courant.
« Tout le monde dans l’entrepôt, vite, allez, dans l’entrepôt, ils arrivent ! »
Kris prit le bébé et fila, avec l’aide de Nadine, pendant qu’Evan attrapait Brisco par le bras et l’emportait littéralement, Mariposa sur les talons. Cohen fermait la marche. Aussitôt dans le hangar, il se précipita dehors, retourna derrière le supermarché et bondit de la baie de chargement dans la remorque d’un des pick-up — celui dont la bâche dissimulait les armes et les munitions. Il rafla trois fusils et plusieurs boîtes de cartouches avant de rejoindre ses compagnons, toujours au pas de course. Quand il fourra un des fusils dans les bras d’Evan, l’adolescent reposa Brisco par terre. Cohen ordonna au grand frère de le suivre, au petit et aux femmes de se cacher dans un coin sombre. Et, surtout, de bien clouer le bec au bébé avec sa putain de tétine.
« Baisse-toi », chuchota-t-il en se faufilant dans le magasin, suivi d’Evan.
Ils allèrent s’agenouiller derrière le comptoir. Cohen posa les munitions par terre, y joignit un des fusils puis appuya le canon de l’autre au meuble en disant au garçon de l’imiter. Cale-toi bien. Sers-toi du comptoir. Évite les mouvements brusques. Baisse la tête au maximum sans limiter ton champ de vision. Ne bouge pas.
Ils tendaient tous les deux l’oreille. Le ronronnement du camion gagnait peu à peu en volume au fil des secondes.
« Ils sont lents, murmura Cohen.
— Ils t’ont vu ?
— Je n’en sais rien. »
De leur position, derrière le comptoir, ils ne verraient le poids lourd que quand il arriverait droit devant le centre commercial. Or ils ne le voyaient pas encore. Pas tout à fait. Cohen lâcha la détente du fusil pour agiter les doigts et la main. L’adolescent l’imita.
« N’aie pas peur, lui dit son compagnon.
— Trop tard. »
Ce fut alors que le camion s’arrêta. Avant d’entrer dans leur champ de vision. Le moteur se tut. Des portières s’ouvrirent, se refermèrent. Des voix masculines puissantes se firent entendre.
« Qu’est-ce qu’ils racontent ? demanda Evan.
— Aucune idée », répondit Cohen en secouant la tête.
Un tambourinement fit vibrer le flanc du poids lourd, sa porte arrière se souleva, d’autres voix se joignirent aux premières pour un court dialogue, puis le silence tomba.
« Écoute, chuchota Cohen. S’ils s’approchent à pied et qu’on est obligés de tirer, commence par le plus à gauche. Moi, je prendrai le plus à droite. Je ne veux pas savoir combien ils sont. Toi, tu pars de la gauche, moi, de la droite. Compris ? » Evan acquiesça, le souffle court mais le regard ferme. « Montre-moi ta main gauche.
— Hein ?
— Je te dis de me montrer ta main gauche. » L’adolescent lâcha le canon de son fusil de la main gauche, qu’il agita. « Je voulais juste vérifier que tu savais laquelle c’était. »
Dans l’entrepôt, les femmes et Brisco allaient et venaient précipitamment, à la recherche d’une cachette. Cohen et Evan attendaient que les inconnus se montrent.
Les inconnus arrivèrent à pied. Un groupe compact de quatre hommes, qui s’engagèrent prudemment sur le parking. Ils portaient tous de gros impers noirs et, pour deux d’entre eux, des automatiques qui avaient appartenu aux videurs de Charlie — Cohen était formel. Celui qui ouvrait la marche arborait un chapeau de cow-boy au lieu d’un capuchon. Son bouc démesuré lui descendait à mi-poitrine. Quand il leva la main, tout le monde s’arrêta. Ses séides regardèrent autour d’eux. Quelques gestes de plus, et deux d’entre eux se dirigèrent vers le supermarché, à droite, pendant qu’il partait avec le dernier pour le magasin de meubles, à gauche. Cohen et Evan restaient à genoux au milieu, dans l’ombre.
Le type au chapeau siffla. Tout le monde s’arrêta, une fois de plus. À une trentaine de mètres des devantures. Evan lâcha son fusil d’une main et essuya sa paume suante sur son jean.
« Beau temps pour la saison », cria le chef, par-dessus le bruit de la pluie. « On ne fait pas mieux. Tu devrais sortir en profiter. »
Il s’interrompit en attendant une réponse, mais le tonnerre seul lui donna la réplique.
« Viens donc dîner avec nous. Je suis sûr que tu crèves la dalle. On va te donner à manger. Et à boire. La vente ambulante ne passe plus beaucoup, hein. »
Nouvelle pause. La foudre explosa. Les hommes en noir sursautèrent, mais reprirent aussitôt leur calme.
« Je t’ai vu, je sais que tu es quelque part là-dedans. C’est ton jour de chance, on est toujours à la recherche d’un brave type. En admettant que tu en sois un. Les braves types n’ont qu’à sortir pour qu’on leur donne à manger. Ou même du boulot et un grade. Tout le monde ici a un grade, mais on ne va pas te dire lequel si tu ne te montres pas. »
Deux sous-fifres se mirent à rire. Si on regardait bien, aucun des quatre hommes n’était prêt à tirer, puisqu’ils portaient tous leur fusil en bandoulière. L’un d’eux avait même les mains dans les poches et celui qui discourait, les bras croisés. Il aimait s’écouter parler, ça se sentait. Cohen comprit alors qu’ils se trompaient : ils croyaient avoir affaire à un solitaire, réfugié dans un des magasins, sans défense face à un groupe. Ces types avaient massacré lors d’une embuscade des professionnels méfiants, bien armés… et voilà qu’ils commettaient une erreur cruciale : on ne pouvait jamais être sûr de rien dans cette région. Mais ils l’étaient, apparemment — sûrs de n’avoir aucun souci à se faire en attendant l’apparition d’un pauvre paumé inoffensif. Une chance pareille ne se représenterait pas.
« Evan », chuchota Cohen. L’adolescent se tourna vers lui. « Ne dis rien. Écoute. Tu vois le type de gauche ? Tu le prends dans ta ligne de mire, je compte jusqu’à trois, et tu tires. Ne le rate pas, compris ? Ne le rate surtout pas. » Evan hocha la tête. « Tu l’abats, et dès qu’il tombe, tu files par-derrière, tu fourres tout le monde dans les camionnettes et tu te prépares à partir comme une flèche. Moi, je m’occupe du reste ici. Toi, tu tires une fois, tu touches celui-là, tu files par-derrière, tu fourres les autres dans les pick-up, vous lancez le moteur, et moi, je vous rejoins en courant, je saute dans une remorque et on y va. Compris ?
— Oui.
— Bon. À trois. Celui de gauche, tu t’en vas, et je m’occupe des autres.
— D’accord.
— Du calme.
— Vas-y, compte.
— OK. »
Ils ajustèrent leur position avec soin. Invisibles derrière le comptoir, bien calés, disposant d’une ligne de tir dégagée.
« Ma foi, c’est comme tu veux, hein, lança le type au chapeau. Moi qui étais sûr que tout le monde rêvait de se trimballer avec un grade et de se remplir le ventre. S’il faut qu’on vienne te chercher, la proposition ne tient plus. Tu n’auras que… »
À trois, l’homme de gauche tomba au bruit du coup de feu, alors qu’Evan était déjà parti. Cohen abattit celui de droite, passa au survivant de gauche — qui avait levé son fusil et tirait au jugé comme un fou —, le toucha du premier coup, puisqu’il s’effondra, mais lui réserva une seconde balle. C’était maintenant le tour du chef, qui fonçait vers la grosse base en béton d’un lampadaire. Il n’eut pas le temps de se mettre complètement à couvert mais, une fois blessé à la jambe, n’en tourna pas moins son automatique vers l’arrière en se l’appuyant sur l’épaule de manière à arroser le centre commercial tout entier. Cohen se jeta à terre, pendant que des éclats de mur, de verre, de béton volaient autour de lui, puis il contourna le comptoir en rampant. Malheureusement, sa position trop basse nuisait à sa ligne de mire. Quand le type au chapeau se mit à genoux en se tournant vers lui, Cohen en profita pour se relever avant de faire feu, mais sa balle toucha le poteau du réverbère. L’inconnu retomba en arrière, persuadé d’être mort — en quoi il se trompait, puisqu’il se redressa une seconde fois pour tirer à tout-va. Cohen se jeta à nouveau à terre, pendant qu’Evan l’appelait à pleins poumons de l’autre côté des bâtiments : Tu viens, merde, allez, viens. Dès que l’averse de plomb s’interrompit, il se redressa à son tour, tira, blessa l’adversaire à la poitrine et l’expédia au tapis. Sa dernière balle frappa la base en béton du lampadaire. Ensuite, il attendit, immobile, attentif.
Rien ne bougeait plus sur le parking.
« Cohen ! » hurla Evan.
Cohen compta jusqu’à cinq. Toujours rien. Alors il tourna les talons, sortit en courant par l’entrepôt de jouets, se précipita sur la rampe de chargement du supermarché et bondit à l’arrière de la première camionnette, celle d’Evan. Elle s’ébranla aussitôt, suivie de près par la seconde. Les deux pick-up jaillirent de derrière les magasins pour prendre sur les chapeaux de roue le virage à gauche qui ramenait au parking puis le virage à droite qui ramenait à la route. Là, Cohen se mit à frapper la vitre arrière de la cabine du plat de la main.
« Arrête ! Arrête, bordel ! »
Evan freina si fort que Nadine faillit l’emboutir, mais elle réussit à se déporter de côté. Cohen lui fit signe d’attendre puis ordonna à l’adolescent de faire demi-tour et d’aller se garer près du camion plus vite que ça, nom de Dieu. Evan obtempéra, avec pour finir un tel freinage que son passager se cogna brutalement contre la cabine. Il lâcha le fusil, tira un pistolet d’une de ses poches, dit au garçon de refaire demi-tour puis bondit à terre et se précipita vers le poids lourd. Ce qu’il cherchait lui apparut aussitôt le hayon ouvert. Il grimpa dans la remorque, où il découvrit que les deux premiers bidons de vingt litres étaient vides et les jeta de côté. Les deux suivants, en revanche, se révélèrent pleins.
Cohen les posa sur le plan incliné, qu’il redescendit en faisant signe de reculer à Evan, les chargea dans le pick-up puis les y rejoignit.
« Regardez ! » s’écria Mariposa.
Elle montrait du doigt un camion militaire à quatre roues motrices qui arrivait de l’autre côté du poids lourd, pleins phares. Dans sa remorque découverte se tenaient quatre ou cinq hommes qui, eux, montraient du doigt les pick-up. Comme les nouveaux venus approchaient à toute allure, Evan écrasa la pédale de l’accélérateur, pendant que Cohen tirait un pistolet de sa poche et lâchait quelques coups de feu : peut-être arriverait-il à faire croire qu’il y avait parmi les fugitifs des hommes armés au lieu d’un. Son arme déchargée, il s’en débarrassa et sortit la seconde, chargée, sans pour autant l’utiliser. Les inconnus ripostaient. Le rétroviseur extérieur vola en éclats et un morceau du pare-chocs arrière s’envola, tandis qu’Evan rejoignait Nadine en klaxonnant follement sous une pluie de balles. Cohen s’était jeté à plat ventre à l’arrière ; Mariposa hurlait Plus vite, plus vite. Les deux conducteurs roulaient comme des fous, contournant avec force éclaboussures les gros obstacles, passant à travers les plus petits. Quand le second camion militaire atteignit le premier, les arrivants continuèrent à tirer, mais s’arrêtèrent pour voir ce qu’étaient devenus leurs copains. Quelques minutes plus tard, les deux pick-up quittaient la ville, hors de vue. La pluie tombait toujours, comme si elle avait quelque chose à prouver.
Lorsqu’ils se sentirent à peu près en sécurité, les fuyards se réfugièrent dans un garage en partie écroulé, à l’écart de la route, et sortirent marcher un peu. Le vent et la pluie gommèrent l’anxiété de leur visage. Ils remerciaient le ciel ou haletaient encore d’excitation — les deux, parfois —, mais il n’en fallait pas moins nourrir le bébé. Nadine récupéra à l’arrière de sa camionnette le lait infantile et une bouteille d’eau puis donna le tout à Kris, qui s’installa dans la cabine avec le nouveau-né. Evan et Brisco allèrent pisser derrière le bâtiment. Cohen ajouta de l’essence dans les réservoirs puis s’éloigna un peu, seul, tourné dans la direction d’où ils venaient. Le ciel charbonneux libérait de grosses gouttes qui tourbillonnaient dans les bourrasques onduleuses.
Cette fois, il réussit à allumer une cigarette. Il n’arrivait pas à y croire. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait paniqué au point d’oublier la Jeep. De bondir dans la remorque du pick-up sans penser une seconde à la Jeep. Sombre connard, sombre connard, sombre connard, se répétait-il en boucle.
« Hein ? demanda Nadine.
— Rien, riposta-t-il, cinglant.
— Tu parles.
— Ma voiture. J’ai oublié ma voiture. Il faut que j’aille la chercher.
— C’est jamais qu’une caisse, pas un lingot d’or.
— Je sais ce que c’est. Il faut que je la récupère.
— Tu rêves. »
Cohen s’éloigna et continua à fumer en se traitant de tous les noms. Sa cigarette terminée, il s’était suffisamment calmé pour aller vérifier auprès de ses compagnons que personne n’avait été blessé.
« On aurait dit un film, commenta Nadine. Ben, moi, je préfère nettement les regarder que jouer dedans. » Elle frotta à deux mains sa tête humide, aux cheveux courts hérissés dans tous les sens. « Je vais tenir compagnie à Kris. »
Brisco courait dans les jambes des autres, deux doigts tendus façon revolver, tirant des balles imaginaires sur des méchants imaginaires. Son frère avait beau lui dire et lui répéter d’arrêter, il n’écoutait pas. Quand Cohen demanda à Evan s’il se sentait bien, un simple hochement de tête lui répondit.
« Tu t’es super bien débrouillé », ajouta-t-il en tapotant l’épaule de l’adolescent.
Pas de réponse du tout, cette fois.
Mariposa déclara alors qu’elle voulait bien de cette cigarette, maintenant. Cohen en alluma une autre avec la sienne et la lui donna.
« Ça va, tu n’as rien ? s’inquiéta-t-elle.
— Non.
— C’était bien eux qui avaient tué les autres, sur le parking, hein ? » Il acquiesça. « C’est fini, alors ?
— Ce n’est jamais fini. »
Elle plissait les yeux en aspirant la fumée. Manifestement, elle s’y habituait. Mais elle avait peur, ça se voyait. Ils avaient tous peur, sauf Brisco. Evan s’éloigna du groupe, les mains dans les poches. Cohen aurait voulu lui dire quelque chose, mais il ne savait pas quoi.
La main de Mariposa tremblait en levant et en rabaissant la cigarette. La jeune fille frissonnait. Peut-être fallait-il accuser le froid, car elle avait les cheveux humides, peut-être ce qui venait d’arriver, le mélange des deux ou tout autre chose. Quand elle lâcha son mégot et leva les yeux vers Cohen, elle semblait prête à fondre en larmes.
« J’ai juste mis sa robe comme ça. Promis, juré.
— Je sais.
— Promis, juré. »
Elle tremblait de tout son corps, alors il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. Peu importait qu’elle soit secouée de sanglots irrépressibles ou juste frissonnante. Le menton posé sur son crâne, il la sentait frémir contre lui. Evan restait seul à l’écart, le regard fixé sur la tempête. Cohen chercha des yeux la camionnette où les deux femmes avaient pris place avec le bébé, mais ne lâcha pas la jeune fille. Il finit par se faire la réflexion qu’il n’avait serré personne contre lui de cette manière depuis des années. Puis par se dire une ou deux fois qu’il devrait la lâcher. Mais il n’en fit rien. Il la laissa pleurer dans ses bras, si elle pleurait, jusqu’à ce qu’elle cesse de trembler. Prêt à desserrer son étreinte dès qu’elle voudrait s’écarter.
Elle s’écarta en effet. S’essuya les yeux, puis le visage.
« On ferait mieux d’y aller », dit-il.
Un hochement de tête lui répondit, accompagné d’un reniflement.
Brisco passa près d’eux en courant et en tirant des deux mains sur Cohen. Pan, pan, pan ! Evan, qui s’était retourné pour le surveiller, s’approcha d’un pas rageur et le souleva brutalement de terre.
« Je t’interdis de faire ce genre de conneries, tu m’entends ! hurla l’adolescent.
— Aïe ! s’écria le gamin.
— Doucement, intervint Cohen. Il ne fait que s’amuser, après tout.
— Toi, fous-moi la paix. C’est pas toi qui t’occupes de lui.
— Je sais, mais c’était juste un jeu.
— C’est un jeu de merde. » Evan repoussa son frère. « Je suis sérieux, tu sais. Arrête, avec ces conneries.
— Seigneur. Calme-toi un peu, tu veux ? dit Cohen. On est déjà assez dans la merde comme ça.
— Calme-toi toi-même. »
Sur ces mots, Evan ordonna à Brisco de l’accompagner au pick-up, empoignant le gamin par la manche de son manteau et le traînant littéralement sous la pluie.
Mariposa rappela l’adolescent, mais Cohen lui conseilla de le laisser tranquille, pour l’instant.
« Qu’est-ce qui lui prend ? » demanda-t-elle.
Il n’allait pas tarder à faire nuit noire, et les rugissements de la tempête avaient gagné en force. Le groupe allait avoir besoin d’un véritable abri. Cohen tirailla sa barbe, considéra le mauvais temps puis se retourna vers Mariposa.
« Ce qui lui prend ? La même chose que tout le monde ici. Allez, viens. »
Une fois les fugitifs répartis dans les pick-up, Mariposa s’essuya à nouveau le visage des deux mains. Puis, consciente de l’anxiété de Cohen, elle lui demanda s’il se sentait bien.
« Il faut que j’y retourne, répondit-il.
— Mais non.
— Oh, si. »
Quel con. Mais quel con. Pourquoi n’avait-il pas pensé à la Jeep sur le moment ? Il en était malade.
« Tout ce dont tu as besoin est ici, insista Mariposa. On y est presque.
— Peut-être.
— C’est sûr.
— Sur une carte, oui. Mais je m’en fiche. Où qu’on soit et où que se trouve la Limite, il faut que j’y retourne. »
Elle se rapprocha de lui sur la banquette.
« Non. Non, ce n’est pas la peine.
— Si, c’est la peine. »
Elle se rapprocha encore.
« Je ne comprends pas.
— Il n’y a rien à comprendre, il faut juste que j’y retourne. C’est ma voiture. »
Il se tortillait, les mains crispées sur le volant, le regard rivé à la tempête. Elle lui toucha le bras puis tira doucement dessus pour lui faire lâcher prise.
« Tu n’es pas obligé, insista-t-elle en serrant son bras contre elle. Tu en as envie, je sais, mais tu n’es pas obligé. »
Le baiser délicat qu’elle lui posa sur la joue fut quasi indétectable.
Cohen resta figé. À regarder droit devant lui.
« Il faut que je réfléchisse », dit-il enfin, en lançant le moteur et en passant la première.
Malgré la pluie et le vent, la chance leur sourit sur les vingt premiers kilomètres, puisque la route 49 ne leur opposa comme obstacles que quelques poteaux et arbres tombés. Le kudzu qui poussait des deux côtés de la chaussée la recouvrait entièrement par endroits, embellissant l’asphalte grossier de son tapis vert. Les minuscules villages de Saucier, McHenry, Perkinston défilèrent derrière les vitres, avec leurs panneaux indicateurs tordus. Il n’y avait pas grand-chose à signaler, à part quelques voitures abandonnées.
La première difficulté se présenta entre Maxie et Dixie. Un ruisseau transformé en marécage débordant les contraignit à rebrousser chemin sur près de dix kilomètres, car l’inondation avait emporté le pont qu’ils voulaient emprunter. Malheureusement, celui auquel menait leur itinéraire de secours avait également disparu. Demi-tour, encore une fois. Personne ne connaissait vraiment le coin, mais tout le monde était capable de distinguer le nord du sud. Ils continuèrent donc à progresser autant que possible vers le nord, sur de petites routes de campagne ou des tronçons de grands axes oubliés. Il faisait nuit noire, et la tempête s’intensifiait au point qu’on n’y voyait plus rien, malgré les phares. Cohen, qui ouvrait le chemin, finit par en avoir assez. Il s’arrêta, bondit à terre et rejoignit les autres en courant.
« On va chercher un abri, on repartira demain. Je sais que ce n’est pas évident, mais si vous voyez quelque chose, faites des appels de phares ou klaxonnez. »
Deux interminables kilomètres plus loin, Evan klaxonna. Cohen s’arrêta, une fois de plus, mais il eut beau examiner les alentours, il ne vit absolument rien de particulier. L’adolescent vint en courant frapper à sa portière, qu’il entrouvrit.
« Là, juste là, cria Evan pour couvrir le vacarme de la pluie. Tu as vu ?
— Où ça ?
— Là-derrière. Le parking. On aurait dit qu’il y avait un vieux magasin à l’écart ou quelque chose comme ça. Je crois bien qu’il restait le toit.
— Bon, hurla Cohen. Reprends le volant et recule, on va jeter un coup d’œil. »
Il referma sa portière, pendant qu’Evan s’empressait de regagner son pick-up. Les deux véhicules parcoururent une vingtaine de mètres en marche arrière, avant de s’arrêter au niveau du parking gravillonné qui s’étendait en effet à droite de la chaussée. Un petit bâtiment de brique en occupait l’extrémité la plus éloignée. Cohen manœuvra de manière à braquer ses phares dessus. Des fenêtres sans vitres, défendues par des barreaux entrecroisés ; pas de porte ; un distributeur de glace rouillé en sentinelle ; une marquise dépouillée de son enseigne ; mais un toit apparemment intact et aucun signe de vie.
Mariposa se pencha en avant, les mains sur le tableau de bord. Cohen passa en pleins phares sans rien y gagner.
« Autant aller voir. »
Sa décision prise, il se munit d’une torche, vérifia qu’il avait bien un pistolet dans une poche puis sortit. Les deux paires de phares l’éclairaient à présent, ainsi que le vieux magasin, faisceaux de lumière jaune hachurés par la pluie oblique. Il s’engagea dans la boutique, disparaissant brièvement de la vue de ses compagnons, mais réapparut aussitôt et leur fit signe de le rejoindre. Mariposa coupa le contact, Evan l’imita de son côté puis mit pied à terre, avant que Brisco ne se jette de la banquette dans ses bras. Kris, elle, descendit avec Nadine et le bébé, quasi portée par la première et portant le second. Ils s’approchèrent tous de la bâtisse d’un pas prudent.
« Attention, ça glisse », prévint Cohen quand ils entrèrent, un à un.
Sa torche éclairait un linoléum humide, noir de crasse et encombré de linéaires renversés. Le long du mur du fond s’alignaient des frigos vitrés, où les ouvriers avaient autrefois trouvé de la bière et du Coca bien frais après une journée dans les champs ou sur un chantier. Les portes ouvertes et les clayettes semblaient attendre, pleines d’espoir, le jour où bouteilles et canettes en reprendraient possession, à la grande joie des assoiffés. C’était un petit magasin, ses fenêtres laissaient entrer la pluie, mais il pourrait servir de refuge.
Le groupe se rassembla au milieu de la pièce, parmi les étagères cassées. Evan donna un coup de pied dans la plus proche, qui glissa et en heurta bruyamment une autre.
« Nom de dieu ! » s’exclama Nadine, saisie. Brisco se cramponna à la jambe de Kris. « Je sens que la nuit va être longue. »
Cohen promenait toujours le rayon de sa torche à travers la boutique. Ils suivaient la lumière du regard sans s’éloigner les uns des autres, unis par une tension palpable, comme si le faisceau errant allait leur dévoiler quelque chose de traumatisant. Au fond, dans un coin, apparut une porte cadenassée. Des plaques de moisissure s’accrochaient aux murs crème, sous le plafond affaissé à force de fuites d’eau. Quelques ruisselets en coulaient d’ailleurs par endroits, mais il n’avait pas encore lâché.
L’adolescent dénicha en furetant derrière le comptoir deux chaises pliantes et un petit banc, sur lesquels s’installèrent son frère et les femmes. Il s’approcha ensuite de la porte fermée, suivi de Cohen, qui braqua sa torche sur le cadenas.
« Pas très impressionnant, lança Evan. Pas pour quelqu’un qui veut vraiment passer. »
Cohen promena le pinceau lumineux sur l’ensemble du battant métallique. Il était tout bosselé — et maculé d’empreintes de semelles, sur la moitié inférieure.
« Si ça se trouve, elle est plus solide qu’elle n’en a l’air.
— Tu parles, c’est rien du tout.
— Peut-être.
— Tu l’ouvres ? » demanda Evan.
Son compagnon haussa les épaules, fit demi-tour et rejoignit les autres. L’adolescent lui emboîta le pas. Ils s’assirent sur le comptoir, Cohen promena une fois le plus le rayon de la torche à travers la pièce, puis il éteignit la lumière. Nadine demanda à prendre son tour, et Kris lui donna le bébé. Tout le monde resta un moment tranquillement assis, sans mot dire. La pluie tombait ; le vent entrait par bourrasques.
Dans le calme et l’obscurité de cet espace confiné, le poids de leur histoire se déposait peu à peu autour d’eux. La tempête étouffant le moindre bruit, ils planaient au sein d’un véritable néant sonore — lourd bourdonnement ininterrompu. Mariposa se tassait sur sa chaise, Brisco dans les bras. Nadine se penchait en avant, la tête appuyée au corps emmailloté du nourrisson. Kris allongeait les jambes, les mains posées sur le ventre. Evan regardait Brisco. Cohen, ses propres mains. Silhouettes lasses immobiles.
Petites choses confrontées à une grande chose. Une chose énorme. Implacable. Petites choses épuisées aux vies si étranges, si extraordinaires qu’il semblait logique de les trouver là, dans cette bâtisse abandonnée d’une région abandonnée, en cette nuit de tempête et ce monde de tempête. Assis, figés, ils exsudaient l’épuisement. Peut-être même le désespoir. Ou l’impuissance. Ils avaient commencé la journée en pensant à la ligne d’arrivée, mais le torrent de la fatalité avait emporté cette pensée.
Cohen se releva et alla se planter au centre de la pièce, entre les linéaires renversés. Les bras croisés. L’oreille tendue. Scrutant l’obscurité. Ruissellements, écoulements. Il se demandait quelle vie aurait le bébé. S’il aurait seulement une vie. Si elle serait assez longue pour lui permettre de découvrir un ailleurs quelconque. Un ailleurs normal où les lampes fonctionnaient, où les réfrigérateurs gardaient la nourriture au frais, où les lits étaient moelleux, où il arrivait au soleil de briller, où on circulait en voiture, où on avait un travail, où on allait chercher ce dont on avait besoin dans les magasins, où le tonnerre n’avait rien d’un signal d’alarme mais annonçait juste de quoi faire pousser les roses et le jardin. Le bébé vivrait-il assez vieux pour arriver ailleurs ? Et, s’ils réussissaient à l’emmener ailleurs, qui lui changerait ses couches ? Qui lui apprendrait le nom des couleurs et l’alphabet ? Aurait-il des amis ? Irait-il à l’école ? Appellerait-il jamais quelqu’un maman et papa ? Jouerait-il au tee-ball ? Ferait-il du vélo ? La faim cesserait-elle d’être une menace pour lui ? Connaîtrait-il sa propre histoire — lui dirait-on où il avait vu le jour, qui était son père, quel miracle représentait sa seule présence sur cette terre ? Que saurait-il des marginaux qui auraient réussi à lui faire franchir la Limite ? Il en était loin. Ils en étaient loin. De quelque manière qu’on considère la chose. Très loin.
Cohen décroisa les bras et regarda ses mains. Il évoqua le couteau, la mère du bébé, ses hurlements, ses supplications, son sang. Dans la nuit d’encre, ce sang engloutissait l’esprit de Cohen et baignait ses pensées de rouge — les murs étaient rouges, le linoléum, l’eau qui tombait du plafond et les flaques qu’elle formait, les embruns soufflés par les fenêtres, sa propre barbe dégoulinante. Son champ de vision tout entier était saturé de rouge, pendant que Lorna implorait de l’aide, puis la voix de la jeune femme se transformait, c’était lui maintenant qui appelait au secours, assis au bord de la route, la tête d’Elisa entre les mains, c’était lui qui implorait de l’aide, mais personne ne pouvait lui en apporter, ce qui était fait était fait, le choix était fait, elle allait mourir, le bébé allait mourir, et Cohen n’y pouvait rien, absolument rien. Sa voix résonnait à ses propres oreilles, le sang d’Elisa imbibait ses pensées, ruisselait sur ses mains et ses jambes, la tête d’Elisa pesait dans la coupe de ses paumes, il implorait une aide qui ne venait pas et le pouls d’Elisa s’évanouissait, le pouls de leur petite fille s’évanouissait.
Cohen porta ses mains à son visage et toucha ses joues du bout des doigts comme pour vérifier sa propre réalité. Figé dans cette position, il ferma les yeux. L’esprit de renouveau qui le portait le matin même avait été englouti.
Elle s’était installée en tailleur sur le siège passager. Ils roulaient sur la 90 au soleil de l’été, les vitres ouvertes, ils se garaient dans le centre-ville d’Ocean Springs puis gagnaient à pied un bar où s’installer en terrasse, pour boire un demi en mangeant des pinces de crabe. Ensuite, ils passaient à une autre terrasse, pour boire un autre demi en mangeant des crevettes. Un vieux barbu jouait de la guitare, assis dans un coin sur un tabouret. Le jour baissait. La bière et les crevettes terminées, ils repartaient sous les arbres moussus, entre les maisons à étage, échangeant parfois un salut avec les gens assis sur les balcons supérieurs. Ils se bousculaient, ils riaient à des plaisanteries idiotes, ils s’arrêtaient à intervalles réguliers pour s’embrasser avant de se lancer brusquement dans une parodie de bagarre. Le soir tombait quand ils atteignaient la plage. Abandonnant leurs tongs sur le trottoir, ils foulaient le sable blanc, main dans la main, un sourire complice aux lèvres. Une mère rassemblait ses enfants, entassait draps de bain, seaux et pelles en plastique ; des adolescentes assises en cercle faisaient tourner une cigarette. Ils continuaient leur balade jusqu’à se retrouver seuls, ils s’asseyaient dans le sable et regardaient s’évanouir les dernières lueurs du jour. Les étoiles apparaissaient, il s’allongeait et elle l’imitait, la tête posée sur son ventre. Leurs deux corps dessinaient un grand T. L’eau léchait le rivage. Quelque part sur la plage, un chien aboyait. Elisa fredonnait une chanson qui disait vaguement quelque chose à Cohen. Il glissait la main dans sa poche pour en tirer une boîte minuscule, soulevait le corsage de la jeune femme, caressait son ventre bronzé puis posait sur sa peau nue le petit écrin. Le fredonnement s’interrompait. Elle s’asseyait, l’écrin à la main. Elle regardait Cohen, souriante. Il lui rendait son sourire, et au lieu d’ouvrir la boîte, elle la serrait dans son poing, puis elle se laissait retomber sur lui. Ils se roulaient dans le sable en riant, en s’embrassant, en pleurant un peu.
Il ôta les doigts de son visage et rouvrit les yeux. Écarta les pans de son manteau, explora sa poche et en tira son pistolet. Le métal était froid dans sa main humide. Tout était froid et humide dans ses mains. Tout était froid et humide. Froid et mouillé. Froid et trempé. Froid et immergé. Froid et mouillé et renversé. Froid et mouillé et cassé fendu explosé perdu. Parfois juste perdu. Tout était perdu. Tout, à part sa Jeep bien réelle, sa chance bien réelle s’ils arrivaient à s’en sortir, bordel, mais peu importait de toute manière parce qu’il avait paniqué et qu’il l’avait abandonnée. Il fallait qu’il la récupère, il voulait la récupérer, mais il manquait d’assurance quand il pensait à ce qui lui arriverait si jamais il retournait la chercher. Elle était à lui, il n’avait pas à partager. Il avait eu sa chance, il l’avait ratée, et il se retrouvait coincé au beau milieu de ce cirque avec les autres. Sa vie était là, quelque part, mais il ne savait pas où.
Il se frotta le menton avec la gueule du pistolet. Retint son souffle. L’eau les enveloppait, le vent les enveloppait, l’enfer se refermait sur eux. S’il existait sur cette terre pire lieu de ténèbres que celui-là, il se demandait bien où.
« Seigneur ! » s’exclama Kris, juste avant de pousser un petit cri de douleur.
Il sursauta à ce bruit, baissa son arme et la remit dans sa poche. Un deuxième cri suivit le premier. Evan bondit du comptoir et s’approcha de Kris, qui se tenait maintenant le ventre. Cohen contourna les étagères pour la rejoindre, lui aussi.
« Pareil ? s’enquit-il.
— Oui. Oui, oui. »
Les halètements de la jeune femme étaient entrecoupés de brefs gémissements.
Les autres se levèrent et firent cercle autour d’elle. Seigneur, oh, Seigneur, répétait-elle en boucle, en se balançant et en respirant à fond. Seigneur, oh, Seigneur.
Mariposa se glissa derrière elle et lui posa les mains sur les épaules. Elle continua à se balancer en gémissant. Encore et encore. Ils la regardaient tous, immobiles car impuissants. Le bébé se réveilla et se mit à pleurer.
« Eh merde », dit Cohen.
Nadine alla parler au nouveau-né puis l’embrassa sur le front.
« La vache ! Il est brûlant », annonça-t-elle.
— Oooh, bordel », lança Kris.
Mariposa lui dit de se cramponner. Cramponne-toi.
Cohen toucha le visage du bébé.
« Nom de Dieu !
— Exactement, acquiesça Nadine. Il fume littéralement. »
Le nourrisson hurlait. Kris gémissait, s’en remettait au Seigneur, serrait les mains de Mariposa. Brisco produisit un drôle de petit bruit, comme s’il allait se mettre à pleurer. Cohen se pencha, prêt à le prendre par l’épaule, mais le fracas qui retentit au fond du magasin les fit tous sursauter.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! » s’écria Cohen.
Evan se tenait devant la porte cadenassée, un morceau d’étagère à la main.
« Je veux voir ce qu’il y a là-dedans, s’écria-t-il en retour.
— Laisse donc ça tranquille, lança Cohen.
— Arrête un peu, s’il te plaît », ajouta Mariposa.
L’adolescent prit son élan avant de porter un deuxième coup à la porte.
« Seigneur. Oh, Seigneur, gémit Kris.
— Arrête ton char », hurla Nadine, pour couvrir les cris du bébé.
Evan reprit son élan, prêt à frapper une troisième fois, mais Cohen le rejoignit en écartant les débris à coups de pied, décidé à lui arracher son morceau de linéaire.
« Je veux voir ce qu’il y a là-dedans », répéta Evan, provocateur, cramponné à sa masse de fortune.
« Et pourquoi tu veux le voir là, maintenant, tout de suite ?
— Je veux le voir, c’est tout.
— Tu ne pourras peut-être pas. »
Kris hurla, Cohen lâcha le débris d’étagère et se tourna vers elle.
Chlack !
Il attrapa Evan par le col de son manteau, le tira en arrière, promena le rayon de la torche sur le cadenas puis sortit le pistolet de sa poche et tira. Le cadenas explosa. Second coup de feu. L’encadrement de la porte explosa.
« Voilà. » Brisco avait fondu en larmes. Nadine et Mariposa criaient quelque chose d’incompréhensible. Le bébé hurlait. Kris répétait en boucle Seigneur, oh, Seigneur, les mains crispées sur ses flancs. « Tiens, continua Cohen en fourrant la torche dans la main d’Evan. Vas-y voir toi-même, petit merdeux. »
L’adolescent prit la lampe et dit à son frère de se calmer, mais le gamin ne l’écoutait pas. Cohen ne bougeait pas, décidé à voir ce qui allait se passer. Evan promena la lumière sur le cadenas et l’encadrement brisés, s’approcha du battant et poussa. Rien. Il poussa un peu plus fort ; le haut s’entrebâilla, mais le bas resta coincé.
« Écoute, lança Cohen.
— Quoi ? »
Ils se figèrent.
« Tu n’entends rien ? » insista-t-il. Son interlocuteur tendit l’oreille quelques secondes puis secoua la tête. « Non, rien. »
Cette fois, Evan poussa le bas de la porte avec le pied. Ce qui faisait obstacle de l’autre côté céda, elle s’ouvrit en grand, et il se mit presque aussitôt à sautiller en gesticulant. Cohen ne tarda pas à l’imiter. Le rayon de la torche éclairait une arrière-boutique grouillante de rats, qui y abandonnaient des emballages de pâtes, de cacahuètes, de pommes de terre et autres produits de première nécessité pour se précipiter dans le magasin. Ils envahirent la supérette par centaines, pendant qu’Evan et Cohen dansaient d’un pied sur l’autre, glissaient, dérapaient. Les rongeurs aussi dérapaient sur le linoléum mouillé, mais ils escaladaient les étagères, les murs, ils se répandaient partout. Les femmes s’étaient levées en hurlant, y compris Kris, chez qui la peur des rats avait momentanément éclipsé la douleur. Mariposa l’avait aidée à se redresser, avant de hisser Brisco sur le comptoir. Tout n’était plus que cris, gesticulations et rats, rats, rats. Evan tomba brutalement sur les fesses, puis à la renverse ; ils l’escaladèrent, lui aussi. Il se releva en gigotant et en se secouant pour les déloger, pendant que Cohen chassait à grandes claques ceux qui s’accrochaient à ses jambes — tout le monde dehors, bordel de merde, criait-il. Nadine et le bébé furent les premiers à obtempérer, suivis de Kris, soutenue par Mariposa. Brisco, lui, sautillait toujours sur le comptoir en hurlant. Cohen l’attrapa au passage mais faillit se faire renverser par Evan, qui fonçait vers la sortie comme un épouvantail en fuite.
Nadine s’était coincé le bébé sous un bras à la manière d’un ballon de foot, soutenait Kris de l’autre bras et luttait contre le vent pour faire entrer tout ce petit monde dans la camionnette. Les derniers restes de la marquise en aluminium se détachèrent d’un seul coup et s’écrasèrent sur le pare-brise, au moment où les deux femmes se glissaient par la portière. Mariposa marcha dans une flaque profonde, poussa un cri et tomba, avant de s’asseoir dans l’eau, cramponnée à sa cheville. Evan se précipita à la rescousse pour l’aider à gagner l’autre camionnette. Malgré le martèlement rageur de la pluie, Cohen réussit à ouvrir la portière côté conducteur, Brisco à califourchon sur la hanche, puis à jeter le gamin à l’intérieur.
« Je vais voir Kris », annonça-t-il quand ils se retrouvèrent tous les quatre au sec. « Prends le volant, Evan. »
Mariposa se tenait toujours la cheville, gémissante, mais l’adolescent leur passa par-dessus, elle et Brisco, pour s’installer à la place du conducteur. Déjà, Cohen était ressorti et fonçait vers le véhicule des deux femmes. Lorsqu’il y monta, Kris se tenait le ventre, pliée en deux par terre, le bébé hurlait et Nadine avait l’air complètement abasourdie.
Il lança le moteur puis alluma les phares. Les rats se bousculaient follement, dans le magasin et sur le seuil, mais il n’y en avait pas un pour sortir sous la pluie.
« Tu peux t’asseoir ? » demanda Cohen à Kris.
Seul un « Oh, merde » lui répondit, sur fond de hurlements.
La tempête évoquait le roulement de mille tambours ; le vent balançait la camionnette.
« Putains de rats ! brailla Nadine.
— Oh, merde, gémit Kris.
— Où est passée la tétine, bordel ? » s’exclama Cohen.
Nadine chercha à tâtons sur le siège et le plancher, sans rien trouver, jusqu’à ce que Kris lâche :
« Ma poche. »
Sa compagne fouilla donc dans la poche de son manteau et en sortit une tétine qu’elle porta aux lèvres du bébé. À peine l’eut-il prise en bouche qu’il se mit à la suçoter. Nadine remercia le ciel ; Kris non, trop absorbée par la sensation que quelque chose allait jaillir de son corps. Une des portes du distributeur de glace s’ouvrit brusquement, se décrocha et disparut sur le parking, qui se transformait rapidement en mare.
« Nom de Dieu ! » s’exclama Nadine d’une voix suraiguë, vibrante d’anxiété. Elle promenait la main sur le visage et le crâne du nourrisson. « Il est brûlant. Il faut faire quelque chose.
— Sans déc’ », répondit Cohen — qui ne savait pas quoi faire.
Un coup de klaxon. Mariposa leur faisait signe. Evan partit en marche arrière, Cohen l’imita, et ils regagnèrent la route.
« Il ne sait pas où aller, reprit Nadine.
— Je n’y peux rien, répondit Cohen. Vous voulez que je les laisse partir ?
— Oh, enculé », souffla Kris entre ses dents serrées. Après quelques halètements supplémentaires, elle demanda de l’aide à Nadine pour se redresser, l’attrapa par le bras et réussit à se relever, mais s’effondra aussitôt sur la banquette en se tenant le ventre. « Non, non et non.
— Croise les jambes, conseilla Nadine.
— Pour quoi faire, bordel ?
— J’en sais rien, merde ! »
On n’y voyait presque rien sur la petite route de campagne. Evan roulait à une allure d’escargot, mais il avançait malgré tout, jusqu’à ce qu’une pente descendante menant à une zone inondée l’empêche de continuer. La chaussée disparaissait sous l’eau aussi loin que portaient les phares. Cohen s’arrêta en voyant s’allumer les feux de recul de la première camionnette puis fit marche arrière, lui aussi. Les pneus patinèrent un peu dans le mélange d’eau, de boue et de terre qui dévalait l’asphalte, mais finirent par trouver assez de prise pour permettre au pick-up de regagner le niveau du magasin.
Les deux véhicules firent alors demi-tour et, cette fois, Cohen prit les devants. La nuit était si noire, la pluie si dense. Les douleurs de Kris s’apaisèrent au fil de leur progression laborieuse sur les petites routes, pendant que le bébé s’endormait en suçant sa tétine et que Nadine restait curieusement silencieuse. Des kilomètres de campagne déserte séparaient les maisons. Cohen suivit plusieurs longues allées carrossables pour découvrir au bout du compte que la demeure associée n’existait plus. Ou qu’il n’en restait que la moitié, indigne de confiance dans une tempête. Quelques tentatives supplémentaires et, une heure plus tard, un chemin tortueux les mena à la surprise générale jusqu’à un corps de ferme d’un étage qui tenait bon.
Evan s’arrêta à côté de Cohen. Ils restèrent un long moment immobiles, à regarder la maison éclairée par les deux paires de phares. Les intempéries avaient altéré sa beauté d’antan : sa peinture blanche s’écaillait, le vent avait emporté la moitié de ses persiennes, et il lui manquait quelques vitres. Ils l’observèrent un long moment, à l’affût d’une lumière ou d’un mouvement, mais rien ne bougeait. Ses grandes fenêtres rectangulaires évoquaient d’immenses yeux noirs, fixés sur eux. Un petit signe de Cohen, et les deux pick-up se rapprochèrent de la bâtisse, la contournèrent puis se garèrent juste derrière, près de la véranda qui longeait tout le mur. Elle s’était effondrée sur la droite, son toit avait disparu par endroits, l’eau y coulait et y ruisselait sans entrave, mais la porte de service qu’elle avait protégée autrefois était fermée. Un réfrigérateur gisait juste à côté, sur le flanc.
Cette fois, Cohen fit signe à Evan d’attendre puis repartit en marche arrière pour promener ses phares sur la maison, attentif. Les arrivants cherchaient tous à distinguer à l’intérieur une ombre, un mouvement. Rien.
Cohen coupa le moteur, sortit et s’empressa de contourner la camionnette pour aider à descendre Nadine, chargée du bébé, puis Kris. Un instant plus tard, ils montaient prudemment les marches de la véranda et ouvraient la porte de service.
« Y a quelqu’un ? appela Cohen. Eh oh ? On cherche un abri pour la nuit, c’est tout.
— Y a personne », affirma Nadine en le bousculant pour entrer.
Elle s’avança dans la maison comme chez elle, Kris sur les talons. Mariposa, Evan et Brisco ne s’y engagèrent qu’à la suite de Cohen.
Il tira la torche de sa poche pour en promener le rayon dans la première pièce. Une vaste cuisine, aux placards impressionnants et au plancher grossier, gondolé par l’humidité.
Ils parcoururent le rez-de-chaussée sans se séparer. Quatre grandes pièces vides, toutes dotées du même genre de plancher. Deux cheminées, dont les manteaux artisanaux devaient bien avoir un siècle. Les murs et les plafonds tachés par les infiltrations. Des branches et des feuilles dispersées çà et là, apportées par le vent auquel les vitres cassées livraient passage. Les intrus finirent par monter l’escalier qui divisait la maison, prudemment, de crainte que quelques marches ne soient pourries. À l’étage les attendaient des dégâts supplémentaires, des endroits où l’eau coulait manifestement du toit et quatre autres pièces, dont une aux vitres intactes. Le vent et la pluie s’engouffraient par les fenêtres sans persiennes, et les visiteurs retenaient leur souffle à chaque bourrasque brutale, car la demeure vacillait. Pas un meuble, nulle part. Dans la salle de bains qui séparait deux des chambres se trouvaient une baignoire aux pieds griffus et deux lavabos sur colonne. Cohen braqua le rayon de sa torche sur la baignoire et se figea. Avant de promener la lumière sur le robinet incurvé.
« Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Evan.
— Pourquoi tu chuchotes ? Y a pas de rats, j’espère ? demanda Nadine.
— Une minute », marmonna Cohen.
Il s’approcha de la baignoire sans en détourner le faisceau lumineux, se pencha et toucha du bout du doigt l’extrémité du robinet. Humide. Il fit alors descendre le rayon de la torche jusqu’à l’écoulement, qu’il toucha également et qui s’avéra également humide. Quand il tourna la poignée correspondant à l’eau froide, un gémissement s’éleva au bout de quelques secondes à peine, suivi de crachotements brun-rouge. Crachotements et toussotements se poursuivirent un moment, le liquide était saturé de petits grains foncés, mais Cohen se garda bien d’en couper l’arrivée. Quelques instants plus tard, le nettoyage de la tuyauterie terminé, un flot d’eau jaillit du robinet.
Il recula, souriant.
« Nom de Dieu.
— J’y vais, s’écria Nadine. Prem’s. » Elle fit volte-face pour donner le bébé à Kris, se rua hors de la pièce, dévala l’escalier puis se mit à courir à travers toute la maison en hurlant : « Une baignoire ! De l’eau ! Une baignoire ! De l’eau ! On a une baignoire et de l’eau ! »
Kris, chargée du bébé, Mariposa et Brisco regagnèrent également le rez-de-chaussée.
« J’avais pas vu ça depuis un bail, dit Evan. Franchement, je prendrais bien un bain aussi.
— Un bain froid, prévint Cohen.
— Pas plus que les toilettes d’oiseau auxquelles on a droit depuis une éternité.
— C’est vrai. »
L’adolescent contourna la baignoire pour faire le tour de la salle de bains.
« Désolé de ce qui s’est passé là-bas, reprit-il.
— Ne t’inquiète pas pour ça, répondit Cohen en secouant la tête.
— J’étais curieux.
— Sans déc’.
— Je n’aurais jamais cru qu’il y avait des milliers de rats. »
Cohen alla regarder par la fenêtre en promenant la lumière de la torche à l’extérieur. Il revoyait la tête que faisait le garçon quand ils s’étaient tous enfuis du centre commercial, après avoir abattu les quatre hommes.
« Je regrette d’avoir été obligé de te demander de tirer », déclara-t-il en se retournant. Pas de réponse. « Ça va, tu te sens bien ?
— Ça va, acquiesça Evan.
— Je me méfie de pas mal de choses, tu sais, mais en ce qui te concerne, toi, je n’ai aucune inquiétude, je tiens à ce que tu le saches. »
L’adolescent ouvrait la bouche, quand des pas résonnèrent dans l’escalier, puis le couloir de l’étage. Les autres arrivaient avec des lanternes, des savons, des serviettes et des vêtements. Mariposa fermait la marche, le bébé dans les bras.
« Dehors, allez, dehors », ordonna Nadine en poussant les deux hommes vers la porte, aidée de Kris.
« Viens, Mariposa, appela cette dernière. Le bébé d’abord.
— Où est Brisco ? s’enquit Evan.
— Il ne veut pas se baigner, répondit Mariposa.
— Allez-y, remplissez la baignoire. Mais ne vous déshabillez pas tout de suite, j’ai une idée », intervint Cohen.
Il redescendit l’escalier puis regagna les camionnettes en compagnie d’Evan, qui braqua la torche sur lui pendant qu’il soulevait la bâche d’une des remorques et passait la tête en dessous. Après avoir mis la main sur le réchaud, il l’apporta à la salle de bains, où il en démonta les pieds et le glissa sous la baignoire — juste assez haute. Des flammes bleues léchèrent le fond du bac dès qu’il alluma le brûleur avec son briquet.
« Ça va réchauffer un peu l’atmosphère, dit-il.
— Le génie de la plomberie ! s’exclama Nadine. Maintenant, allez-vous-en. »
Cohen et Evan regagnèrent les camionnettes, une fois de plus. Ils réussirent malgré la tempête à en sortir le nécessaire pour la nuit — à manger, à boire, des couvertures — et emportèrent le tout à la cuisine. Ensuite, Cohen ressortit seul, chercher un fusil et des munitions.
Les deux frères et lui s’étaient assis par terre dans la cuisine, après avoir enlevé leurs manteaux. Il buvait une bière, pendant que les garçons partageaient une bouteille d’eau en mangeant une boîte de haricots verts. Les voix féminines à l’étage, la pluie, les poussées du vent, Brisco essayant d’expliquer qu’il n’avait pas besoin de bain, Evan essayant d’expliquer que si. Puis Evan :
« Elle t’aime bien, tu sais. » Silence. « J’ai dit : elle t’aime bien, tu sais.
— J’ai entendu, répondit Cohen.
— Tu ne savais pas ? »
Il secoua la tête, prêt à se lancer dans une plaisanterie sur les potins de lycéens — « Il a dit que… Elle a dit que… » —, quand la pensée lui vint qu’Evan ne saurait pas de quoi il parlait. Evan n’avait jamais arpenté les couloirs d’un lycée, échangé des messages, participé aux entraînements de foot, séché les cours, entamé une exploration tâtonnante sur la banquette arrière en compagnie de la fille du cours d’histoire. Il n’était jamais allé au ciné avec une copine, il n’avait jamais roulé les vitres ouvertes et la musique à fond par un bel après-midi de printemps. Il avait l’âge idéal, mais il ne savait pas ce que c’était. D’ailleurs, il avait manifestement dépassé ce genre de choses de très loin. Alors seulement, Cohen sentit le poids des autres dans cette maison, en ce point précis de la carte, sous la Limite. Il avait toujours eu conscience de ne pas être le seul endeuillé, mais le deuil des autres lui semblait différent à présent, plus vrai, plus précis, parce qu’il avait des yeux, un visage, des bras et des jambes.
« À mon avis, c’est juste qu’elle se sent seule, déclara-t-il. Comme tout le monde.
— Nan. Y a pas que ça.
— Tu te souviens qu’elle voulait me tuer, au moins ?
— Je m’en souviens, admit Evan en riant. Mais elle ne voulait pas vraiment. Je t’ai déjà dit qu’on ne voulait pas vraiment. On était obligés.
— Tu m’as dit que tu ne voulais pas vraiment. Il n’était pas question d’elle.
— D’accord, mais tu sais parfaitement que c’est pareil. De toute manière, tu dois être au moins deux fois plus vieux qu’elle.
— Je n’irais pas jusque-là.
— Si, si, c’est possible.
— Quel âge elle a ?
— Dix-huit, dix-neuf ans ? se demanda Evan en haussant les épaules.
— Tu n’en sais rien.
— Je ne lui ai jamais posé la question.
— Quel âge crois-tu que j’ai ?
— Dans les deux fois plus. »
Cohen secoua la tête.
« Là, tu m’as eu. »
Brisco se leva et se mit à jouer avec l’ombre qu’il projetait sur le mur, les bras tendus, planant comme un aigle.
« Tu l’aimes bien, toi ? reprit Evan.
— Non. Pas vraiment.
— Pourquoi ?
— Parce que.
— C’est pas une réponse. » Il souffla, s’essuya la bouche sur la manche de sa chemise puis posa la boîte de haricots verts par terre. « Moi, je dis que… »
Il s’interrompit.
« Tu dis que quoi ?
— Rien.
— Allez, vas-y.
— Je dis que c’est un miracle que quelqu’un arrive à trouver quelqu’un d’autre ici. Surtout toi. »
Cohen sirota sa bière en cherchant une réponse.
« Personne n’a trouvé personne. Personne ne cherche personne. D’ici une soixantaine de kilomètres, à vue de nez, la route va tous nous séparer.
— Tu crois ça ?
— Quoi, au juste ?
— Qu’on va tous se séparer. »
Deux bières supplémentaires étaient posées par terre près de Cohen. Il en ramassa une, qu’il tendit à Evan.
« Tiens. »
Le garçon prit la canette, remercia son interlocuteur d’un hochement de tête puis enchaîna :
« Qu’est-ce que tu faisais ?
— Comment ça, qu’est-ce que je faisais ?
— Dans la vie. Comme boulot.
— Je construisais des maisons. J’en ai construit pas mal qui ont fini en tas de cailloux.
— Où tu avais appris ?
— C’était le travail de mon père. Je me suis mis à bosser avec lui l’été, quand j’avais à peu près ton âge, je suppose. Après, j’ai continué. »
Evan réfléchit une minute en sirotant sa bière.
« Je crois que ça me plairait. De passer mes journées dehors, tout ça. De voir arriver quelque chose tous les jours. Ça te plaît, à toi ?
— Ça me plaisait, oui. J’ai même continué un moment, quand c’était déjà le bordel.
— Tu penses à ton truc, derrière chez toi.
— Mon truc, oui », acquiesça Cohen. Il se sentait maintenant complètement idiot de s’être imaginé capable de terminer cette chambre. « Je préférerais qu’on parle du temps.
— D’accord. Je te parie qu’il va pleuvoir.
— Il pleut déjà », intervint Brisco, en dessinant une ombre chinoise en forme de gueule d’alligator.
« Alors heureusement qu’on a une ferme, dit Cohen. Y compris une baignoire, l’eau courante et une cuisine.
— Dommage qu’on n’ait pas de bois pour le feu, ajouta Evan.
— C’est vrai. »
Cohen s’accorda une minute de réflexion, posa sa canette, dit qu’il y avait peut-être un moyen, allez, viens et prends la lanterne. Ils gagnèrent une autre pièce au plancher gondolé, Evan leva la lanterne, Cohen glissa les doigts sous une des planches et tira. Elle se souleva sans problème et, la première arrachée, les autres suivirent d’autant plus facilement. Quelques minutes plus tard, la moitié du parquet de la chambre était empilée dans un coin. Brisco fut chargé de tenir la lampe, Cohen et Evan prirent chacun une brassée de bois, puis il gagnèrent tous trois la pièce principale, dotée d’une cheminée, près de laquelle ils laissèrent tomber leur récolte.
« T’as pas peur de foutre le feu à la maison ? » s’enquit Evan.
Cohen s’agenouilla et demanda à Brisco de s’approcher avec la lanterne. Le gamin se posta près de lui pour l’éclairer, pendant qu’il passait la main sur les briques du conduit, à la recherche de mortier effrité. Rien.
« On n’a qu’à essayer », dit-il.
Ils essayèrent donc, et les planches de bon chêne s’enflammèrent sans difficulté. Quand les femmes redescendirent, les cheveux mouillés, le visage luisant, la pièce baignait dans la chaleur et la lumière. Peu leur importait à tous de brûler la maison même qui les abritait.
Mariposa s’éloigna discrètement, alla chercher une bougie sur le comptoir de la cuisine, l’alluma puis remonta passer les chambres en revue. Parquet gondolé, plâtre écaillé, tapisserie en lambeaux, nids d’oiseaux désertés et cheminées moisies. Les pièces spacieuses lui firent imaginer la maison occupée par une grande famille — les enfants à l’étage, le vacarme permanent de leurs cavalcades et de leurs jeux, pendant que les parents buvaient un café en lisant le journal au rez-de-chaussée, dans la brise automnale rafraîchissante accueillie par les fenêtres ouvertes.
Mariposa, elle, se tenait à l’écart des fenêtres et protégeait de la main la flamme de la bougie, car le vent et la pluie malmenaient la ferme. Le papier peint déchiré d’une des chambres battait dans les courants d’air ; la porte du placard ne tenait plus que par la charnière supérieure. Le lumignon entraîna la jeune fille jusqu’à la cheminée, ornée de rosiers grimpants gravés à la main. Elle promena le bout des doigts sur les feuilles puis les pétales, toujours aussi soyeux, posa la bougie et prêta l’oreille à la pluie, aux voix et aux mouvements des autres. La flamme dansait. Appuyée des deux mains sur le manteau de la cheminée, les bras très écartés, Mariposa laissa tomber sa tête en avant. Ses cheveux se déployèrent autour d’elle. Ils lui arrivaient presque aux genoux.
« Il n’existe rien de tel », murmura-t-elle, prête à recueillir la réponse de sa grand-mère. « Il n’existe tout simplement rien de tel. »
Elle releva la tête, les yeux fixés sur les plantes grimpantes onduleuses, délicatement sculptées.
Tout disparaissait. Les fantômes du Carré français qu’elle traquait, enfant, en jouant à cache-cache avec ses copains dans le sillage de la carriole à touristes — pendant que le cocher en pardessus et chapeau mou noir régalait ses passagers d’histoires fantastiques où les pirates, les criminels exécutés et les débutantes au cœur brisé rôdaient toujours dans les ruelles obscures. L’odeur de l’encens qui émanait de la pièce réservée à la divination, quand sa grand-mère délivrait les messages d’outre-tombe aux âmes pleines d’espoir qui lui faisaient face, de l’autre côté de la petite table. Les esprits, les dieux, les anges en suspens entre les royaumes de la vie et de la mort, qui se portaient à l’aide des hommes, les acculaient dans un coin ou les observaient en attendant le moment d’intervenir pour les sauver de la catastrophe. Ils disparaissaient tous, parce que le monde le plus réel s’acharnait sur elle, s’acharnait sur eux, s’acharnait sur tout de partout.
Mariposa attendait que la voix de sa grand-mère entre par la fenêtre ou suinte telle une fumée languide du conduit de la cheminée. La voix qui avait créé l’optimisme de son enfance, la croyance aux merveilles. Elle attendait que cette voix s’en vienne doucement, comme la flamme de la bougie, l’assurer que ces choses-là existeraient toujours. Si violent que se montre le monde, quoi que les hommes fassent à leurs frères, quoi qu’ils te fassent, à toi, quoi que tu perdes, si ardemment que tu désires l’impossible, ces choses existent dans l’ombre, dérivent au gré des nuages, se lèvent avec le soleil. Elles t’attendent. Elles veillent sur toi.
La jeune fille avait beau tendre l’oreille, la voix de la vieille femme restait inaudible. Mariposa regarda le bout humide et plissé de ses doigts. Le porta à sa bouche.
Les fantômes te tueront, se dit-elle. L’image de Cohen s’imposa — il était seul chez lui, englouti par des souvenirs qu’il croyait protecteurs. Ce qu’il avait aimé et perdu n’avait aucun pouvoir contre la force indifférente du vivant.
Elle reprit sa bougie et retraversa la pièce. La pluie la cingla au passage, devant la fenêtre, mais elle se réfugia dans le coin le plus proche, où elle se cala le dos à l’intersection des deux murs, avant de se laisser glisser à terre. Assise dans l’angle, les genoux contre la poitrine, la bougie tenue à deux mains, elle laissa sa foi en d’autres choses, d’autres mondes, plonger tout au fond de son être.
Maintenant, décida-t-elle. Elle attendait Cohen.
Les deux frères montèrent se laver après les femmes, malgré les supplications de Brisco, qui ne voulait pas y aller. Kris et Nadine s’installèrent près du feu avec le bébé. Cohen avait disposé les couvertures par terre pour que tout le monde puisse dormir au chaud dans la même pièce, puis il s’était rassis, adossé au mur. Personne ne savait où était Mariposa.
« Elle ne s’est pas baignée, annonça Nadine.
— Je ne comprends pas, dit Kris. Moi, j’aurais bien passé un mois dans cette baignoire.
— Tu sais qu’on peut accoucher comme ça. Dans une grande baignoire. Le bébé et tout le toutim se mettent à flotter, une fois sortis.
— Seigneur. Arrête, je vais vomir. Je veux qu’on me médicamente et qu’on me dise quand c’est fini.
— Amen. Je ne vois vraiment pas l’intérêt de se retrouver dans l’eau avec tout ce bordel. »
Kris tenait le bébé, mais quand il se mit à pleurer, elle le confia à sa compagne. Nadine commença par le bercer, puis elle se leva et arpenta la pièce. Il n’en continua pas moins à hurler.
« Il doit avoir faim, dit-elle.
— J’ai déjà essayé. Il n’en veut pas.
— Donne. » Nadine tendit une main, récupéra le biberon plein et en pressa la tétine contre les lèvres du bébé, mais il se débattit sans cesser de brailler. « J’aurais cru qu’il serait content d’avoir le cul propre, mais non. Il est toujours brûlant, hein. »
Cohen se leva, lui aussi, pour regarder par la fenêtre. Il faisait noir comme dans un puits. Il évoqua la Jeep. La boîte à chaussures qui l’avait entraîné dans cette histoire, posée sur la banquette arrière, fouaillée par la pluie. Abîmée par la pluie. Il glissa la main dans sa poche — la clé de la Jeep — et secoua la tête en marmonnant.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kris.
— Rien. »
Une demi-heure s’écoula sans que le bébé cesse de hurler. Evan et Brisco redescendirent de la salle de bains et annoncèrent à Cohen que c’était son tour.
« Je t’ai laissé une de mes chemises là-haut, si jamais… » ajouta Evan.
Cohen hocha la tête, prit la lanterne et monta l’escalier, pendant que les deux garçons allaient chercher à boire à la cuisine.
Nadine faisait les cent pas avec le bébé. Elle le berçait, lui parlait, fredonnait, essayait tétine et biberon. En vain. Mais elle s’obstinait. Elle décrivait l’odeur d’un élevage de poulets, elle racontait la fois où son imbécile de frère l’avait poussée à l’eau dans le ruisseau, avant qu’elle sache nager, et celle où son autre imbécile de frère, qui n’avait pas le permis, avait pris la camionnette de son père, bu un litre de bière et embouti une bétaillère. Le nourrisson l’écoutait en silence, mais se remettait à brailler dès qu’elle se taisait. Elle continua donc à faire les cent pas, à le bercer, à lui parler, à fredonner, jusqu’à ce que — enfin — il se calme assez pour prendre le biberon. Elle s’assit alors près du feu.
« Tu crois qu’on me laissera le garder ? demanda-t-elle.
— De qui tu parles ? »
Kris souriait.
« Des gens qu’il y aura là où on ira. Des médecins, je suppose. La première chose qu’ils demandent, c’est qui est la mère. »
Le bébé produisait de petits bruits de succion. Nadine était une femme rude qui avait mené une vie rude, mais elle le contemplait avec tendresse.
« Je pense que oui. C’est une bonne idée, je trouve. Ce sera le grand frère », répondit Kris.
Quand Nadine sourit, l’étirement de ses joues fit presque disparaître son bec-de-lièvre.
« J’espère que tu ne seras pas comme les miens », dit-elle au bébé.
La chaleur du feu avait dissipé l’humidité.
« Ça fait bizarre, hein ? reprit-elle.
— Quoi donc ?
— D’avoir des projets. »
Kris croisa les bras sur son ventre. Se balança d’avant en arrière. Hocha la tête, le regard capté par le feu. Quand le nourrisson refusa de boire davantage, Nadine se le posa sur l’épaule puis lui tapota le dos jusqu’à ce qu’il ait un renvoi, suivi d’un filet de vomi.
« Eh merde ! » s’exclama-t-elle.
Il se remit à pleurer.
Kris le récupéra, Nadine dénicha une chemise par terre et s’essuya le dos de son mieux. Le bébé hurlait toujours. Kris se leva, entreprit à son tour de faire les cent pas et essaya de lui redonner le biberon, mais il ne se laissa pas faire.
Nadine jeta la chemise sale de côté, se leva, elle aussi, et le reprit.
« Assieds-toi, dit-elle à sa compagne. Pas la peine de marcher plus que nécessaire. »
Elle se remit à parcourir la pièce éclairée par le feu, en berçant le nouveau-né et en chantonnant. Les pleurs s’apaisèrent un peu.
« Il a quelque chose qui cloche, c’est sûr, déclara-t-elle.
— Les bébés, ça vomit, répondit Kris.
— Je sais, mais lui, il n’arrête pas de hurler. Le pauvre, il est tellement malheureux.
— Ne t’arrête pas, d’accord ? Au moins, quand tu le balades, ça le calme un peu. »
Nadine continua donc à promener le bébé et à lui parler. Il criait, s’interrompait pour l’écouter, recommençait à crier. Kris finit par s’allonger, les yeux clos. Nadine toucha la petite tête rouge du nourrisson et essaya de lui donner le bout de son doigt à sucer, mais il n’en voulait pas. Tout ce qu’il voulait, c’était hurler. Elle se mit à arpenter la maison, allant et venant de l’obscurité à la lumière en le serrant contre elle, en le berçant au rythme de ses pas et en s’autorisant à s’imaginer ailleurs. Un ailleurs inconnu, sans pleurs, où le garçonnet babillant apprenait à marcher, ses mains minuscules tendues vers elle.
À la moitié de leurs vacances, ils décidèrent qu’il était temps de se conduire en touristes. Armés de leur guide, de leurs plans et de leur appareil photo, ils passèrent trois jours à visiter les musées, majeurs et mineurs, une pléthore de cathédrales, des monuments de guerre et autres grands sites vénitiens. Ils achetèrent des souvenirs, porte-clés, reproductions de tableaux et tee-shirts. Ils explorèrent quelques marchés d’artisanat local, où Elisa fit l’emplette d’un foulard et d’une nappe, Cohen d’une ceinture en cuir et d’une bague en argent, qu’il comptait lui donner dans l’avion du retour. Ils empruntèrent les bateaux-taxis du bras de mer et des canaux principaux pour gagner du temps et éviter de se perdre. Le ciel restait couvert, des averses les poussaient parfois à se réfugier dans un bar, mais elles ne duraient pas.
Au bout de trois jours, ils avaient vu ce qu’il leur semblait nécessaire de voir, ils avaient engrangé des souvenirs et pris des centaines de photos. L’heure était venue de repasser au rythme précédent, grasses matinées et errances à travers la ville, à la recherche d’un endroit agréable où s’asseoir. D’un bon café. D’une bonne bouteille. Telles étaient leurs priorités.
Ils s’étaient installés en terrasse devant le Palazzo Soranzo. Elisa, les pieds sur une chaise libre, la coupure au-dessus de son œil dissimulée par un pansement, Cohen, bien calé contre son dossier, les mains derrière la tête. Deux carafes, l’une d’eau, l’autre de vin rouge, étaient posées sur leur table. De l’autre côté de la piazza animée, des musiciens sortirent leurs instruments de leurs grands étuis noirs et leurs partitions de leurs grandes chemises noires puis se mirent à l’aise sur leurs chaises. Les gradins de la scène étaient manifestement destinés à un chœur, car des dizaines d’enfants en robe blanche grouillaient aux alentours de l’orchestre et au centre de la place.
« Ils feraient mieux de se dépêcher, dit Cohen en regardant le ciel gris.
— J’espère que le temps va se maintenir, répondit Elisa. J’aimerais bien les écouter. »
Il s’empara du pichet de vin pour remplir leurs verres.
Les musiciens s’échauffaient, à présent : les violons, les timbales à la pulsation lourde, les clarinettes au chant aigu, les harpes bourdonnantes, les hautbois frissonnants. Les enfants en robe migraient peu à peu vers l’arrière de la scène, comme si les instruments sonnaient l’alarme. Une femme en robe rouge sans manches les rassembla dans un coin, puis un homme en costume gris passa devant l’orchestre en montrant bien à tout le monde qu’il levait trois doigts.
« C’est bizarre, reprit Elisa, je viens de penser à quelque chose que j’avais complètement oublié. »
Cohen prit son verre de vin en lui demandant de quoi il s’agissait.
« D’un livre que j’ai lu au lycée. La Mort à Venise. Tu l’as lu, toi ?
— Peut-être, mais je ne m’en souviens pas.
— C’est que tu ne l’as pas lu. Autrement, tu t’en souviendrais. Surtout ici. Je n’arrive pas à croire que je vienne juste d’y penser.
— De quoi ça parle ? D’un double meurtre ? »
— Non », dit-elle d’un ton inexpressif, les yeux fixés sur les enfants, de l’autre côté de la place. « C’est l’histoire d’un vieil homme. Un artiste. Un écrivain, peut-être. Enfin, bref, il décide d’aller en vacances à Venise, et là, il croise un gamin, un très bel adolescent, et il en tombe amoureux. Raide dingue. Il en devient complètement obsédé.
— Le vieux pervers, commenta Cohen en sirotant son vin.
— Non, justement. » Elisa se détourna des enfants pour le regarder, lui. « Ce n’est pas un vieux pervers. Ça en a tout l’air, au début, mais si on va plus loin, on comprend qu’il pense à ce garçon comme à une œuvre d’art, une sculpture, par exemple. Il me semble me rappeler qu’il le compare à une statue grecque. Au début. C’est un artiste qui voit ce jeune à travers le prisme de l’art. Mais après, il se met à le suivre et il perd un peu les pédales. Il espionne l’adolescent. Il le suit aux alentours de l’hôtel, en ville, sur la plage. Partout. Je crois qu’il essaie même de s’en aller, à un moment, mais qu’il n’y arrive pas. »
Le bruit des instruments qu’on accordait s’apaisait. Les enfants, réunis un peu plus tôt en un groupe compact, se tenaient maintenant en rangs derrière la scène, les bras ballants. La femme en robe rouge, elle, examinait un à un les quatre micros disposés sur scène, au premier plan, pour vérifier qu’ils étaient allumés.
« Et le gamin, qu’est-ce qu’il fait ? » demanda Cohen.
Elisa haussa les épaules.
« Rien. Il s’aperçoit bien que le vieux monsieur le suit, mais ça n’a pas l’air de le tracasser. Il a une gouvernante, une sorte de domestique, qui s’en aperçoit aussi, mais personne ne dit ni ne fait rien. C’est très étrange. Le vieil artiste aime ce garçon, il me semble, mais ça n’a rien de sexuel ni de déviant. Il l’aime, c’est tout. Enfin, c’est comme ça que je l’ai perçu. »
Elle prit son verre mais, au lieu de le porter à ses lèvres, se contenta de le lever pour regarder tournoyer son contenu, avant de le reposer sur la table.
« Comment ça se finit ? » s’enquit Cohen.
Elle secoua la tête.
« C’est ce que j’ai trouvé le plus bizarre. Le vieux monsieur s’aperçoit qu’une épidémie sévit à Venise, mais que personne n’en parle pour éviter de faire peur aux touristes, qui risqueraient de s’enfuir. L’adolescent et sa famille sont descendus dans le même hôtel que lui, il aime cet adolescent, je l’ai déjà dit, mais quand il apprend ce qu’il en est de l’épidémie, il ne prévient pas les autres étrangers. Il ne prend absolument aucune mesure pour protéger ce garçon, alors que la maladie a déjà fait des morts.
— Et lui, il s’en va ?
— Non. Il reste. La famille finit par décider de partir, mais il continue à l’espionner. Jusqu’au moment où il meurt dans son fauteuil, sur la plage. Il a été contaminé, je suppose, mais on n’en est jamais vraiment sûr. »
Cohen termina son vin puis se resservit. De l’autre côté de la place, l’orchestre avait fait silence. Enfin, il se mit à jouer.
« Je ne suis pas convaincu qu’il aime ce garçon, déclara Cohen. S’il l’aimait, il préviendrait les parents. » Elisa reprit son verre et, cette fois, le vida, manifestement incertaine. « Et puis, au fond, on peut dire qu’il se tue, non ? »
Elle reposa son verre et y vida le reste du pichet. La musique résonnait sur la place, dans les rues et les venelles, contre les bâtiments de pierre millénaires et sous les voûtes des colonnades.
« Je crois qu’il est disposé à mourir pour cet adolescent et qu’il oublie tout le reste », dit enfin la jeune femme. Elle regarda de l’autre côté de la piazza puis leva les yeux au ciel, comme si elle y cherchait la musique. « Je crois qu’il ne distingue pas le bien du mal. Ce n’est pas qu’il s’en fiche. C’est juste qu’il a perdu le contact avec ce genre de choses. »
Cohen la regardait, elle. Il regardait sa tête et son cœur œuvrer de concert. Voilà pourquoi il l’avait toujours aimée. Elle avait arboré la même expression bien des fois, installée sur la plage, les yeux perdus au loin sur l’océan.
« Ça a l’air passionnant », dit-il.
L’orchestre jouait. Les enfants en blanc s’installaient sur les gradins. La femme en rouge se postait sur scène, au premier plan, le dos tourné aux musiciens, les mains jointes devant elle. Les gens dispersés sur la piazza et dans les rues alentour se rapprochaient, comme tirés par des ficelles invisibles. Une fois les enfants en place, la femme leva les bras, se figea puis les rabaissa lentement. Les voix angéliques du chœur se déployèrent avec douceur.
Le froid le saisit, mais il s’y habitua d’autant mieux que le réchaud améliorait peu à peu les choses. Il commença par nettoyer les blessures de sa cuisse, teintant de rose l’eau du bain. Puis, ses plaies propres, il se leva, vida et remplit de nouveau la baignoire. Enfin, il se rassit, les yeux rivés au mur, en se demandant comment récupérer la Jeep.
Le groupe ne se trouvait qu’à une trentaine de kilomètres, maximum, du centre commercial. Les yeux clos, Cohen se laissa couler sous l’eau. Aussi froide, aussi rafraîchissante que lors du premier plongeon de printemps dans le golfe. Trente kilomètres. Ça n’avait l’air de rien, surtout si le temps s’arrangeait un peu. Il retint son souffle le plus longtemps possible avant de remonter à la surface, haletant, en s’essuyant le visage. Quand il rouvrit les yeux, elle était là, sa bougie tendue en avant, à croire qu’elle venait veiller un mort. Plus de pardessus, plus de chemise en flanelle, juste un tee-shirt trop grand et un jean, dont sortaient ses pieds nus. Son ombre se découpait sur le mur, derrière elle, jusqu’au plafond.
Les autres avaient raison, elle ne s’était manifestement pas baignée. Elle le regardait, figée. Il s’assit très droit et baissa les yeux vers le bain. Elle s’approcha de la lanterne et l’éteignit.
Il se laissa à nouveau glisser sous la surface, flotter entre deux eaux. Les images de la Jeep, de la tempête, de ses blessures s’effacèrent, tandis que son esprit errant s’aventurait dans un désert. Cette fois, quand il émergea, elle avait posé ses vêtements et sa bougie à ses pieds. Elle se tenait immobile, les bras le long du corps. Une broussaille sombre aux aisselles et à l’entrejambe. Les cheveux noirs onduleux tombant sur la poitrine jusqu’au ventre, embrasses de soie d’un rideau de velours qu’il suffisait de soulever pour accéder à une pièce secrète. Le martèlement de la pluie sur le toit, sur la terre, la lumière de la bougie, faible mais pure. Elle vint à lui, qui resta assis, les bras sur le bord de la baignoire. Elle lui passa le bout des doigts sur le dos de la main sans qu’il lève les yeux, rivés à ses hanches. Elle enjamba le bord de la baignoire et s’installa contre lui, entre ses jambes, elle se laissa aller contre lui, la bouche près de la sienne. Il aspira son odeur pendant qu’elle attendait de voir s’il allait venir à elle.
Il ne bougea pas. Trahison, espoir, peur, amour, souffrance, hier, aujourd’hui, demain se tordaient dans son esprit, nid de serpents se mordant les uns les autres dans leur lutte pour la suprématie.
Elle baissa la tête, le visage pressé contre sa poitrine, plongea les bras dans l’eau et les noua dans son dos, puis elle resta immobile. Il faisait nuit noire, ils étaient au beau milieu de nulle part, la pluie ne voulait pas s’arrêter, et le bébé pleurait sans interruption au rez-de-chaussée. Il lui avait fallu un moment pour s’acclimater, mais il avait apparemment décidé de rager contre ce monde de toute sa faible voix coléreuse, d’une impuissance universelle face à la mainmise de la nature.
Un filet d’eau se mit à couler du plafond dans un coin de la salle de bains, tapotement rythmique qui semblait préparer l’arrivée des instruments à cordes. Une, deux, trois, plic. Une, deux, trois, plic. La pluie, le tonnerre, le bébé hurlant, une, deux, trois, plic, la douce lumière ambrée, les ombres étirées et cette femme, cette fille, cet être humain face à lui. Près de lui. Aussi près que possible. La tête contre sa poitrine, les bras autour de son torse, deux corps réunis dans l’eau fraîche. Alors il retira les mains du bord de la baignoire et les laissa glisser jusqu’au creux féminin des reins. Elle releva la tête. Il sentit une langue lui caresser la nuque et expira lentement, comme s’il laissait des années de solitude s’écouler de lui, ne serait-ce qu’un instant.
Le bébé passa toute la nuit à pleurer, sans jamais vouloir de son biberon, en vomissant par moments un liquide épais et collant. Il ne dormait que par demi-heures, le front, les bras et le ventre aussi brûlants que des cailloux en plein soleil. Les planches ne manquaient pas pour entretenir le feu, mais aux premières vagues lueurs de l’aube, ils étaient tous réunis à la cuisine, à regarder la tempête se déchaîner. Elle n’avait fait que croître pendant la nuit, tant et si bien que la vieille maison avait plus d’une fois craqué et oscillé comme aucune maison n’aurait dû le faire. Maintenant qu’ils étaient tous rassemblés, au petit jour, le vent soufflait violemment. Un craquement leur apprit que du bois se brisait, quelque part, puis un grincement prolongé suivit.
« Ça ne va jamais se calmer, souffla Evan.
— Le petit a un problème », dit Nadine, qui avait passé la majeure partie de la nuit le bébé dans les bras. La tête minuscule était humide de sueur. « Moi, je dis tant pis, on y va. Si on essaie d’attendre que ça se tasse, on risque d’en avoir pour deux semaines.
— On ne peut pas partir par ce temps », répondit Cohen. Un nouveau craquement résonna, quelque part dans la maison. « Mais je ne suis pas sûr qu’on ait le choix.
— Il faut emmener le bébé chez un médecin, intervint Kris. On ne peut pas le laisser mourir ici.
— Regardez-le », renchérit Nadine, avant de le montrer à la ronde comme si les autres ne l’avaient jamais vu.
Traits tirés, crâne mouillé, lèvres sèches, cris haletants.
Mariposa s’approcha pour toucher le front du nouveau-né puis se tourna vers Cohen en hochant la tête.
« Bon. Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Evan.
— Nadine a raison, répondit Cohen. Dieu sait combien de temps ça va durer.
— Les hurlements ou la tempête ?
— Les deux.
— C’est quoi le pire, à ton avis ?
— Je ne sais plus.
— Oh, putain, reprit Nadine. On n’est en sécurité nulle part, dans ce monde de merde.
— Hé, protesta Evan d’un ton sec en montrant Brisco.
— Je ne peux pas m’en empêcher, bordel.
— Pas le mot en P, nom de Dieu.
— Tu sais quel chemin prendre ? demanda Mariposa à Cohen en le rejoignant.
— Plus ou moins. Comme hier. Charlie se débrouillait toujours, avec son gros camion. Ça veut dire qu’il y a une route praticable, quelque part. Il suffit de la trouver.
— Sans doute la 29, intervint Evan. Si on arrive à y retourner.
— On y arrivera, répondit Cohen. Seulement ça dépend de ce qu’on veut faire.
— Il faut y aller, insista Nadine. Pas question de le laisser mourir, après la manière dont Lorna en a bavé pour l’avoir.
— Je suis d’accord, renchérit Kris. Je ne suis pas une pro des bébés, mais on ne sait pas à combien est montée la fièvre, et il n’arrête pas de vomir alors qu’il n’a rien dans le ventre. La dernière fois, c’était même rose.
— Par ce temps, on risque sans doute moins de tomber sur quelqu’un d’autre, ajouta Evan.
— Tant mieux, dit Cohen.
— Je suis d’accord, déclara Mariposa. On peut attendre je ne sais combien de temps ici, mais je ne crois pas que le bébé tiendrait. Personne n’y croit.
— On y va, alors, conclut Nadine.
— Bon, acquiesça Cohen. Tu viens, Evan ? On va charger ce qu’on pourra.
— Dépêchez-vous », ordonna Nadine, avant de se mettre à tourner en rond avec le nourrisson.
Cohen et Evan entreprirent de rassembler les conserves, les lanternes, les sacs de couvertures et de vêtements. Mariposa les aida à entasser le tout près de la porte de service, ils foncèrent dans la tempête charger la camionnette, puis elle sortit leur donner un coup de main pour remettre la bâche en place.
Quand ils rentrèrent tous les trois en courant, le vent claqua la porte dans leur dos. Le nourrisson hurlait, Nadine faisait les cent pas en essayant de lui donner le biberon, mais il n’en voulait pas.
Cohen ramassa le fusil, la boîte de munitions, et tendit le tout à Evan.
« Tu laisses Nadine conduire, Kris se met au milieu avec le bébé et Brisco, et toi, tu prends la place contre la portière. Si jamais on croise quelqu’un, montre-lui bien ce que tu tiens. »
Il pleuvait si fort et le vent était si violent qu’ils en étaient parfois réduits à se garer au bord de la route et à attendre. Les accalmies leur avaient permis de partir à l’est puis de remonter vers le nord sur la 29, mais ils avançaient au pas à travers les bourgades dévastées, maisons et magasins réunis autour des carrefours ou des places ponctuant la grand-route. Il leur fallut près d’une heure pour parcourir les quelques kilomètres qui les séparaient de la 98, une quatre-voies est-ouest. À moins de vingt-cinq kilomètres à l’est se trouvait Hattiesburg, ancienne ville universitaire renommée, agrandie à coups de subdivisions, de centres commerciaux et de multiplexes. La 98 représentait en la traversant le chemin le plus direct jusqu’à la Limite, mais un endroit pareil offrait de telles possibilités de cachettes que c’était sans doute aussi l’option la plus dangereuse. Voilà de quoi le groupe discutait à un stop, par les vitres ouvertes.
« Moi, je dis qu’on continue par là, déclara Evan.
— Par où ? » demanda Nadine.
Il montra la 29, qui menait au nord, droit devant.
« On risque de tomber à court de routes, prévint Cohen.
— Ça vaut mieux que de se faire canarder.
— Je trouve aussi, acquiesça Nadine.
— Comment va-t-il ? interrogea Cohen.
— Tu ne l’entends pas ? » riposta Kris, qui tenait le bébé hurlant dans ses bras. « Il est brûlant. Et je n’ai pas l’impression que ça s’arrange.
— Je n’ai aucune envie de prendre l’autoroute et de voir ce qu’il y a dessus, insista Evan.
— Je suis prêt à parier que Charlie passait par là, dit Cohen.
— Charlie avait de l’aide, fit remarquer l’adolescent.
— C’est vrai.
— On continue tout droit », trancha Nadine, le doigt tendu vers l’avant.
« OK », acquiesça Cohen en regardant dans la direction indiquée.
Avant de repartir, il descendit du pick-up, prit un jerrycan dans la remorque et le vida en versant une dizaine de litres d’essence par réservoir. Les bourrasques le déséquilibraient, lui plaquaient ses vêtements contre le corps, l’empêchaient presque d’y voir clair, mais il ne renversa qu’un minimum de carburant. L’essentiel alla où il voulait. Quand il remonta au volant, hors d’haleine, Mariposa lui tendit la serviette posée sur le tableau de bord pour qu’il s’essuie le visage et la tête. Peu après, ils traversèrent la 98 et continuèrent leur route vers le nord.
Une heure et trente kilomètres laborieux plus tard, sous une pluie indéfectible et par des routes qu’ils réussirent à négocier malgré les zones inondées, ils découvrirent en pleine campagne une pancarte aussi grosse qu’un panneau publicitaire : TERRITOIRE SOUS CONTRÔLE LÉGAL DU GOUVERNEMENT ÉTATS-UNIEN 15 KM.
« On y est ! » s’exclama Mariposa en se redressant sur la banquette.
Suivirent quinze kilomètres de paysage englouti, jonché de détritus d’origine humaine à l’approche de la Limite : carrosseries de véhicules, mobil-homes gouvernementaux abandonnés, maisons brûlées, canettes de bière, pneus et autres ordures évoquant une foule qui aurait pris ses jambes à son cou. Le tout détrempé, aspiré par la boue. Comme on n’y voyait pas plus loin que le bout de son nez, ils tombèrent net sur la pancarte suivante, aussi grosse que la précédente ; la Limite se trouvait à trois kilomètres. Trois kilomètres de crasse supplémentaires sur une route désolée, et ils rejoignaient en effet un poste militaire, petit bâtiment de brique trapu au toit de métal. Les lampes électriques à l’intérieur découpaient un carré jaune dans un monde gris. La construction interrompait une clôture de trois mètres de haut qui s’étirait de part et d’autre à perte de vue et derrière laquelle étaient garés trois 4 × 4. Malgré l’épaisseur des vitres, on distinguait dans le poste de contrôle des hommes en manteau noir — le même modèle que celui des inconnus abattus sur le parking du magasin de jouets. On aurait dit une puissante assemblée de dieux des tempêtes observant sa propre création, sans toutefois l’affronter.
Cohen s’arrêta. Le second pick-up l’imita.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mariposa.
— Je ne sais pas. Ça ne te rappelle rien ? »
Ils restèrent immobiles à examiner le bâtiment. Martèlement de la pluie, battement des essuie-glaces, agacement croissant.
« Ils sortiraient, si ça n’allait pas, tu ne crois pas ? » reprit enfin Mariposa.
Cohen n’en était pas sûr, mais il fallait se décider. Il repassa en première et s’approcha de la clôture.
Derrière les carreaux en verre blindé se trouvaient cinq hommes, dont deux relevèrent leur capuche avant de sortir, un fusil en bandoulière. Au dos de leur manteau noir s’étalaient les lettres blanches USLP. Le premier garde fit coulisser le portail qui barrait la route, pendant que le second se postait dans l’ouverture et faisait signe à Cohen d’avancer. Il obtempéra, de même que lorsque le patrouilleur lui fit signe de s’arrêter puis de baisser sa vitre. Le type s’approcha du côté conducteur en tenant son fusil comme s’il était prêt à s’en servir, pendant que son collègue se dirigeait du côté passager. Les trois autres suivaient les opérations avec attention, de l’intérieur du bâtiment.
L’inconnu s’arrêta à près de deux mètres du pick-up, la capuche bien tirée sur la tête, car la pluie fouettait son gros manteau noir. Cohen se pencha à l’extérieur pour l’entendre malgré la tempête.
« Vous êtes américains ? »
Il répondit d’un hochement de tête.
« J’ai dit : vous êtes américains ?
— Oui, on est américains.
— Qu’est-ce que vous venez trafiquer ici ?
— Trafiquer ?
— Ouais. » Le garde désigna du fusil la bâche en loques et les fournitures trempées entassées dans la remorque. « Trafiquer. On dirait bien. Qui est-ce qui se planque, là-dessous ?
— Personne. Vous pouvez regarder.
— Alors qu’est-ce que vous venez trafiquer ici ?
— On ne vient pas trafiquer. On essaie de se tirer de ce merdier. »
Il se rapprocha, les yeux maintenant fixés sur Mariposa.
« Elle est américaine ?
— Oui, elle est américaine.
— Elle n’en a pas l’air. »
Cohen jeta un coup d’œil à sa passagère puis se retourna vers l’inconnu.
« Comment ça ?
— Et eux, là-derrière ? Ils sont avec vous ?
— Oui, ils sont avec nous. Et ils sont tous américains. Vive l’Amérique. »
Le patrouilleur considéra la seconde camionnette puis fit signe à son collègue d’y aller voir de plus près.
« Ne bougez pas », ordonna-t-il à Cohen.
Lequel remonta sa vitre et se retourna, à temps pour voir les deux hommes s’approcher du second pick-up. Sans doute la conversation se répéta-t-elle avec Nadine, car la jeune femme hocha la tête en montrant ses compagnons du doigt. Ses interlocuteurs allèrent ensuite détacher la bâche de sa remorque pour regarder à l’intérieur puis firent subir le même sort à celle de Cohen. Enfin, le garde qui lui avait déjà parlé revint toquer à sa vitre et lui ordonna dès qu’il l’entrouvrit d’aller se garer au bord de la route, de l’autre côté de la clôture. Il obtempéra, suivi de Nadine.
Deux hommes supplémentaires quittèrent le poste de contrôle. Les quatre confrères tinrent un petit conciliabule d’une ou deux minutes.
« Il y a un problème ? demanda Mariposa.
— Regarde autour de toi, répondit Cohen. Il y a un sacré problème. »
Quand les patrouilleurs se séparèrent, l’un d’eux regagna le poste, où il décrocha le téléphone, un autre s’installa dans un des 4 × 4 noirs, démarra et vint se garer à côté des camionnettes, le troisième s’approcha de celle de Cohen et le quatrième de celle de Nadine. Cohen baissa une fois de plus sa vitre.
« Les deux femmes nous ont dit qu’elles avaient besoin d’un hôpital. C’est vrai ?
— Oui.
— Vous êtes restés longtemps là-bas ? »
Il secoua la tête.
« Certains plus que d’autres.
— Quel est le con qui a eu la bonne idée de faire un bébé dans le coin ?
— Je sais. C’est absurde. Mais c’est une longue histoire, je peux vous l’assurer.
— Vous êtes de la famille ?
— Non.
— Alors on va prendre en charge celle qui est enceinte et le bébé. Pour être sûrs qu’ils aillent où il faut. Vous avez des affaires à eux ? »
Il réfléchit un instant. Regarda par-dessus son épaule. Deux gardes aidaient Kris et le bébé à gagner le 4 × 4, pendant que Nadine tirait de sa remorque des sacs de vêtements et diverses affaires. Elle les remit à un autre garde puis s’approcha en courant de la première camionnette.
« Je vais les suivre, vu qu’on a le pick-up en copropriété, Kris et moi. Il faut qu’on y aille. »
Elle passa la main par la vitre pour serrer Cohen par le cou, mais il lui dit d’attendre une minute, se pencha en arrière, tira de l’argent de sa poche avant et le lui tendit.
« Occupe-toi bien du petit. »
Le sourire aux lèvres, elle prit les billets offerts, avant de regagner son véhicule à toute allure sous la pluie diluvienne. Evan et Brisco en sortirent, s’approchèrent de celui de Cohen et Mariposa puis y montèrent, côté passager. Le 4 × 4 s’éloigna, suivi du pick-up des deux femmes.
« Où vont-ils ? demanda Cohen.
— Ça dépend, répondit le garde. À cent cinquante kilomètres, dans ces eaux-là. À un endroit correct pour un bébé et une femme enceinte.
— À cent cinquante kilomètres ?
— Minimum.
— Mais on n’est pas à la Limite, là ? »
Il se mit à rire.
« Officiellement, oui. Officieusement, non. De nos jours, la Limite n’est guère qu’un trait dans le sable. Et vous, vous allez où ? »
Cohen secoua la tête.
« On n’en sait rien. On ne peut pas faire cent cinquante kilomètres de plus. Pas dans ce truc.
— Cette route-là va tout droit à Ellisville.
— C’est quoi ?
— Un trou. Mais avec de la chance, vous y trouverez de l’essence et à manger.
— De la chance ? Ils ont de l’essence et à manger, oui ou non ?
— Vous verrez quand vous y serez.
— Bon.
— Vous avez un sacré arsenal dans la remorque. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Tout ce qu’on veut, c’est se mettre au chaud et au sec. Et se remplir le ventre avec quelque chose qui ne sort pas directement d’une boîte.
— Vous ne pouvez pas trimballer votre armurerie comme ça. Si elle tombe entre de mauvaises mains, ça va faire du vilain.
— C’est quoi ici, la législation sur les armes ?
— La législation sur les armes ? Je dirais que si vous êtes armé, vous feriez mieux de ne pas vous laisser désarmer. Vous êtes encore loin de la loi et de l’ordre.
— Je vois.
— Alors allez-y. Ellisville est à moins de vingt kilomètres. Dépêchez-vous de trouver un abri, parce qu’une autre tempête arrive juste derrière celle-là, et il paraît que c’est un vrai monstre.
— J’attends toujours d’en voir qui n’en soient pas. »
Le garde secoua la tête.
« Demande-lui, pour Charlie, cria un de ses collègues.
— Ah, oui. Vous n’auriez pas vu un vieux, par hasard ? Un certain Charlie, quelque part là-bas ? Il se balade partout en camion. Ça fait un moment qu’il est parti, mais on ne l’a pas vu repasser.
— Nous, on a vu deux de ses hommes, répondit Cohen. Avec une vingtaine d’autres cadavres.
— Nom de Dieu. Où ça ?
— Sur la côte. Juste à côté d’un casino. »
Le type secoua la tête, une fois de plus.
« Certains de vos collègues là-bas n’en ont rien à foutre de rien, vous savez, reprit Cohen. Ils gardent même le manteau.
— Je sais, oui. Ils viennent une fois par semaine, quelque chose comme ça, et ils nous vident un chargeur au-dessus de la tête pour voir ce qu’on va faire.
— Et qu’est-ce que vous faites ?
— Rien. On n’est pas payés pour. Quand on bosse ici, on n’a aucune idée de ce qui se passe, mais tout le monde ne le prend pas pareil. »
Cohen remonta sa vitre. Le type recula, fit volte-face et rejoignit ses collègues. Au moment de passer la première, pourtant, Cohen se figea, dit aux autres de l’attendre puis s’empressa de descendre de la cabine en appelant les patrouilleurs, qui regagnaient le poste de contrôle. Ils s’arrêtèrent, et il les rattrapa en courant pour leur demander s’il y avait quoi que ce soit de particulièrement dangereux dans le coin.
« Oui », répondit l’un d’eux, après un échange de regards amusés. « Tout ce qui a deux bras, deux jambes et un cerveau pour les actionner. »