«… avec un escargot si on ralentit le mouvement, mais le hérisson…

— C’est meilleur au fond de la bouteille, j’crois bien, dit Magrat en essayant de couvrir le refrain.

— C’est vrai, dit Mémé qui vida sa tasse.

— Il en reste ?

— Je crois que Gytha l’a fini, d’après ce que j’entends. »

Assises sur la bruyère odorante, elles contemplaient la lune.

« Enfin, on a un roi, fit Mémé. Et voilà.

— C’est grâce à vous et à Nounou, en vérité, dit Magrat dans un hoquet.

— Pourquoi ?

— Personne m’aurait crue si vous aviez rien dit.

— Seulement parce qu’on nous a demandé de parler.

— Oui, mais tout le monde sait que les sorcières, elles mentent pas, c’est ça l’important. J’veux dire, tout le monde avait remarqué qu’ils se ressemblaient beaucoup, mais ç’aurait pu être une coïncidence. Vous voyez, fit Magrat en rougissant, j’ai regardé à « droit de cuissage ». Bobonne Plurniche avait un dictionnaire. »

Nounou Ogg s’arrêta de chanter.

« Oui, dit Mémé Ciredutemps. Bon. »

Magrat prit conscience d’un malaise dans l’air.

« Vous avez dit la vérité, hein ? demanda-t-elle. Ils sont vraiment frères, n’est-ce pas ?

— Oh, oui, répondit Nounou Ogg. Absolument. Je m’suis occupée de sa mère quand ton… quand le nouveau roi est né. Et de la reine quand le petit Tomjan est né, et elle m’a dit qui était le père.

— Gytha !

— Pardon. »

Le vin lui montait à la tête, mais les rouages du cerveau de Magrat arrivaient encore à tourner. « Une minute, fit-elle.

— Je m’souviens du père du fou, dit Nounou Ogg d’une voix lente et mesurée. Présentait bien, comme jeune homme, c’est sûr. Il s’entendait mal avec son père, tu sais, mais il passait de temps en temps. Pour revoir de vieilles connaissances.

— Il se liait facilement, fit Mémé.

— Avec les dames, convint Nounou. Très athlétique, qu’il était, hein ? Grimpait aux murs comme personne, à ce qu’on m’a raconté.

— L’était très apprécié à la cour, renchérit Mémé. Ça, je l’sais.

— Oh, oui. D’la reine, en tout cas.

— Le roi allait si souvent à la chasse, dit Mémé.

— C’était ce droit qu’il avait, fit Nounou. Toujours dehors à cause de ça. Rarement chez lui le soir.

— Une minute », répéta Magrat.

Elles la regardèrent.

« Oui ? fit Mémé.

— Vous avez dit à tout le monde qu’ils étaient frères et que Vérence était l’aîné !

— C’est vrai.

— Et vous avez laissé tout le monde croire que… »

Mémé Ciredutemps ramena son châle autour d’elle.

« Faut toujours qu’on dise la vérité, fit-elle. Mais y a pas de raison d’être honnêtes.

— Non, non, ce que vous dites, c’est que le roi de Lancre, il est pas vraiment…

— Ce que j’dis, moi, fit Mémé avec fermeté, c’est qu’on a un roi pas pire que la plupart et meilleur que beaucoup d’autres, et qu’il a la tête bien vissée sur les épaules…

— Même si c’est à l’envers, dit Nounou.

— … On a enterré content le fantôme du vieux roi, y a eu un beau couronnement, certaines d’entre nous ont eu des chopes auxquelles on avait pas droit, vu que c’était pour les p’tits enfants, et tout compte fait, y a pas de quoi se plaindre, ça pourrait être pire. Voilà ce que moi, j’dis. On se fiche de savoir comment les choses devraient ou pourraient être. L’important, c’est ce qu’elles sont.

— Mais il est pas vraiment un roi !

— Il l’est peut-être… dit Nounou.

— Mais vous venez de dire…

— Qui sait ? La défunte reine, elle comptait pas très bien. N’importe comment, il ignore qu’il est pas de sang royal.

— Et tu vas pas lui répéter, hein ? » fit Mémé Ciredutemps.

Magrat contempla la lune devant laquelle passaient quelques nuages.

« Non, dit-elle.

— Bon, d’accord. De toutes façons, j’vais te dire : la royauté, faut qu’ça démarre quelque part. Elle pourrait aussi bien démarrer avec lui. On dirait qu’il prend son rôle au sérieux, la plupart peuvent pas en dire autant. Il fera l’affaire. »

Magrat sut qu’elle avait perdu. On perdait toujours contre Mémé Ciredutemps, la seule surprise, c’était comment on allait perdre exactement.

« Mais vous m’étonnez, toutes les deux, vraiment, dit-elle. Vous êtes des sorcières. Ça veut dire que vous devez vous soucier de la vérité, de la tradition, de la destinée, des choses dans le genre, non ?

— C’est là que tu te trompes complètement, dit Mémé. La destinée, oui, c’est important, t’vois, mais les gens se trompent s’ils se figurent qu’elle les dirige. C’est le contraire.

— Fait chier, la destinée », approuva Nounou.

Mémé lui jeta un regard noir.

« Après tout, t’as jamais cru que ce serait facile de devenir une sorcière, hein ?

— J’apprends », fit Magrat. Son regard embrassa la lande, où une mince pelure d’aurore rougeoyait sur l’horizon.

« Je crois que je ferais mieux d’y aller, dit-elle. Il commence à se faire tôt.

— Moi aussi, fit Nounou Ogg. Ma Shirl, elle s’inquiète si j’suis pas à la maison quand elle vient me faire mon petit-déjeuner. »

Mémé piétina prudemment les restes du feu.

« Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ? demanda-t-elle. Hmm ? »

Les sorcières échangèrent des regards penauds.

« J’suis pas mal prise le mois prochain, dit Nounou. Des anniversaires, tout ça. Hum. Et le travail s’est drôlement accumulé avec tout ce ramdam. Vous savez ce que c’est. Et puis j’dois m’occuper de tous les fantômes.

— J’croyais que tu les avais renvoyés au château.

— Ben, ils ont pas voulu partir, fit vaguement Nounou. Pour être honnête, je m’suis habituée à les avoir chez moi. Le soir, ça me fait de la compagnie. Ils crient presque plus, maintenant.

— Ça, c’est bien, dit Mémé. Et toi, Magrat ?

— On dirait qu’il y a toujours plein de choses à faire à cette époque de l’année, vous trouvez pas ?

— Tout juste, répondit aimablement Mémé. Ça vaut rien de se retrouver tout l’temps coincées par des rendez-vous, hein ? On laisse la question en plan, d’accord ? »

Elles approuvèrent du chef. Puis, tandis que la journée nouvelle se glissait sur le paysage, les trois sorcières, tout à leurs réflexions, chacune seule au monde, s’en retournèrent chez elles[23].


AINSI PREND FIN
TROIS SŒURCIÈRES,
SIXIÈME LIVRE DES
ANNALES DU DISQUE-MONDE.
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