« Viens, le minou », risqua-t-il. Gredin lui lança un regard jaune pénétrant.

« Le chat », s’empressa de rectifier le roi qui recula en lui faisant signe d’approcher.

Un instant, l’animal parut rétif à le suivre, puis, au grand soulagement de Vérence, il se leva, bâilla et vint vers lui à pas feutrés. Gredin ne voyait pas souvent de fantômes et ne s’intéressait que vaguement à ce grand barbu au corps transparent.

Vérence l’entraîna le long d’un couloir latéral qui aurait eu besoin d’un bon coup de balai, vers un débarras bourré de tapisseries en miettes et de portraits de monarques oubliés. Gredin examina le local d’un œil critique, s’assit au beau milieu de la poussière et regarda le roi, l’air d’attendre.

« Tu trouveras beaucoup de souris et compagnie, ici, tu vois, fit Vérence. Et la pluie pénètre par la fenêtre cassée. En plus, tu as toutes ces tapisseries où dormir.

« Pardon », ajouta-t-il, et il se tourna vers la porte.

C’était à ça qu’il avait travaillé durant ces derniers mois. De son vivant, il avait toujours pris grand soin de son corps, et depuis sa mort il prenait soin de garder la forme. C’était trop facile de se laisser aller et devenir tout flou sur les bords ; certains fantômes du château n’étaient plus que de simples taches pâles. Mais Vérence s’était imposé une discipline de fer, s’était entraîné – enfin, il y avait pensé très fort – et arborait désormais des muscles spectraux joliment saillants. Des mois de pompes ectoplasmiques l’avaient laissé en meilleure condition que jamais, mis à part qu’il était mort.

Ensuite il avait commencé petit, par des grains de poussière. Le premier l’avait proprement crevé[9], mais il avait persévéré pour passer aux grains de sable puis aux pois secs entiers ; il ne s’aventurait toujours pas dans les cuisines, mais il s’était amusé à ressaler les plats de Kasqueth, une pincée à la fois, jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits et s’avoue que le poison manquait de dignité, même contre de la vermine.

À présent il s’appuyait de tout son poids contre la porte et, de chaque microgramme de son corps, s’efforçait de peser le plus lourd possible. La sueur de l’autosuggestion lui dégouttait du nez et s’évaporait avant de toucher le sol. Gredin regardait avec intérêt les muscles spectraux rouler sur les bras du roi comme des ballons en pleine copulation.

La porte commença de bouger, grinça, puis prit de la vitesse et heurta le chambranle avec un bruit sourd. La bobinette chut en place dans un claquement.

Il y a sacrément intérêt à ce que ça marche, maintenant, se dit Vérence. Il ne serait jamais capable de soulever le loquet tout seul. Mais une sorcière allait sûrement venir chercher son chat… non ?


* * *

Dans les collines au-delà du château, allongé sur le ventre, le fou contemplait les profondeurs d’un petit lac. Deux truites lui renvoyaient son regard.

Quelque part sur le Disque, lui disait sa raison, il devait exister quelqu’un de plus malheureux que lui. Il se demandait qui.

Il n’avait jamais manifesté l’envie d’être fou, et puis même, ça n’aurait rien changé vu qu’il ne se rappelait pas qu’un seul membre de la famille l’ait jamais écouté après que P’pa se fut enfui.

Certainement pas grand-père. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il le revoyait dressé au-dessus de lui, qui lui faisait répéter les blagues comme un perroquet et lui enfonçait chaque trait d’humour dans le crâne à coups de ceinture ; une ceinture de cuir épais, et les clochettes cousues dessus n’arrangeaient guère les choses.

On attribuait à grand-père sept nouvelles blagues officielles. Il avait gagné à Ankh-Morpork la marotte d’honneur du Grand Prix des Crétins finis quatre ans d’affilée, une première en la matière, ce qui devait faire de lui l’homme le plus drôle de tous les temps. Il avait travaillé dur pour ça, fallait le reconnaître.

Avec un frisson le fou se rappela comment, à l’âge de six ans, il s’était timidement approché du vieil homme après le dîner pour lui raconter une blague de son cru. Une histoire de canard.

Elle lui avait valu la correction la plus sévère de sa vie, ce qui même alors devait déjà être un record difficile à battre pour le vieux bouffon.

« Tu apprendras, mon gars – se souvenait-il, chaque phrase ponctuée de claquements tintinnabulants –, qu’il n’y a rien de plus sérieux que la plaisanterie. À partir d’aujourd’hui, jamais, jamais… – le vieil homme marquait un temps pour changer de main – jamais tu ne raconteras de blague sans le label de la Guilde. Qui es-tu pour décider de ce qui est drôle ? Foi de fou, que les ignorants gloussent donc aux mauvaises plaisanteries ; c’est le rire de l’inculte. Jamais. Jamais. Que jamais je ne te reprenne à bouffonner. »

Après quoi il s’était replongé dans l’étude des trois cent quatre-vingt-trois blagues approuvées par la Guilde, ce qui n’était déjà pas drôle, plus le glossaire, beaucoup plus volumineux et bien pire.

Puis on l’avait envoyé à Ankh, et là, dans les salles nues et austères, il avait découvert qu’il existait d’autres ouvrages que le gros et lourd Livre de la Noce à tout casser relié cuivre. Il y avait tout un monde qui lui tendait les bras là-bas, un monde insolite, contrasté, plein de gens qui faisaient des choses intéressantes, comme…

Chanter. Il entendait chanter.

Il leva doucement la tête et sursauta au tintement des clochettes de son bonnet. Il empoigna bien vite les breloques détestées.

On chantait toujours. Le fou jeta un coup d’œil prudent à travers la masse de reines-des-prés qui lui fournissait une cachette parfaite.

La chanteuse n’était pas très bonne. Elle ne connaissait qu’un seul mot : « la », mais elle en faisait un usage intensif. À en juger par la vague mélodie, elle devait croire qu’il fallait chanter « lalala » dans certaines circonstances et elle tenait à se plier à ce que le monde attendait d’elle.

Le fou se risqua à lever un peu plus la tête et vit Magrat pour la première fois.

Elle traversait la prairie étroite et elle avait interrompu sa danse plutôt hésitante pour s’évertuer à se tresser des marguerites dans les cheveux, sans grand succès.

Le fou retint son souffle. Durant ses longues nuits à la dure sur le dallage du couloir il avait rêvé de femmes dans son genre. Quoique, en y réfléchissant bien, pas vraiment dans son genre : mieux pourvues côté poitrine, le nez moins rouge et moins pointu, les cheveux plus souples et bouclés. Mais la libido du fou avait assez de jugeote pour faire la différence entre l’impossible et le raisonnablement accessible, et elle intercala bien vite certains circuits filtrants.

Magrat cueillait des fleurs et leur parlait. Le fou tendit l’oreille.

« Ça, c’est l’herbe à poils laineux, disait-elle. Et ça, l’armoise à mélasse, pour l’inflammation des oreilles… »

Même Nounou Ogg, qui voyait plutôt le monde en rose, aurait eu du mal à trouver le moindre mot flatteur pour la voix de Magrat. Le fou, lui, croyait entendre tomber des pétales de fleurs.

« …et la fausse mandragore quintefoliée, souveraine contre les flux de la vessie. Ah, et voici la grenouillette du Vieux. Ça, c’est pour la constipation. »

Le fou se leva piteusement dans un carillon de clochettes. Pour Magrat, ce fut comme si le pré, qui jusque-là ne présentait rien de plus dangereux que des nuages de papillons bleu pâle et quelques bourdons à leur compte, venait de lâcher un gros démon rouge et jaune.

Il ouvrait et fermait la bouche. Il pointait trois cornes menaçantes.

Une voix pressante au fond de sa tête lui disait : Tu devrais prendre la fuite comme une gazelle craintive ; c’est la réaction admise dans ces cas-là.

Le sens commun y mit son grain de sel. Dans ses moments les plus optimistes, Magrat ne se serait pas comparée à une gazelle, craintive ou non. D’ailleurs, ajouta le sens commun, l’embêtant si elle prenait la fuite comme une gazelle craintive, c’est qu’elle le distancerait sans mal.

« Euh », fit l’apparition.

Le sens moins commun, dont elle disposait tout de même en quantité suffisante malgré le sentiment de Mémé Ciredutemps qu’il lui manquait toujours plusieurs rameaux pour faire un fagot, ce sens-là, donc, fit observer que peu de démons tintinnabulaient d’un air si pathétique et le souffle si court.

« Salut », lança-t-elle.

Le cerveau du fou travaillait lui aussi à plein régime. Il commençait à paniquer.

Magrat évitait de porter le chapeau pointu traditionnel, celui dont se paraient ses consœurs plus âgées, mais elle restait fidèle à l’une des règles essentielles de la sorcellerie : ça ne sert pas à grand-chose d’être une sorcière si ça ne se voit pas. Dans son cas personnel, ça se voyait par une abondance de bijoux d’argent ornés d’octogrammes, par des chauves-souris, des araignées, des dragons et autres symboles mystiques courants ; Magrat se serait bien peint les ongles en noir, mais elle ne se sentait pas le courage d’affronter le mépris souverain de Mémé.

Le fou se rendit compte qu’il avait surpris une sorcière.

« Hou-là, fit-il et il pivota pour prendre ses jambes à son cou.

— Non, faut pas… » commença Magrat, mais le fou dévalait déjà le sentier forestier qui menait au château.

Immobile, elle contempla le petit bouquet qui se flétrissait dans ses mains. Elle se passa les doigts dans les cheveux, et une pluie de pétales fanés en tomba.

Elle sentait qu’elle avait laissé un événement majeur lui filer entre les pattes aussi vite qu’un cochon huilé dans un couloir étroit.

Elle éprouvait un besoin pressant de jurer. Elle connaissait beaucoup de jurons. Bobonne Plurniche faisait preuve d’une grande imagination dans ce domaine ; même les créatures de la forêt passaient devant sa chaumière ventre à terre.

Elle échoua à en trouver un seul pour exprimer complètement le fond de sa pensée. « Oh, fait chier », dit-elle.


* * *

C’était à nouveau la pleine lune cette nuit-là et, contre toute habitude, les trois sorcières arrivèrent en avance au menhir ; ce qui le gêna tellement, le menhir, qu’il alla se cacher dans des bouquets d’ajoncs.

« Ça fait deux jours que Gredin est pas rentré, dit Nounou Ogg, à peine arrivée. Ça lui ressemble pas. Je l’trouve nulle part.

— Les chats se débrouillent tout seuls, fit Mémé Ciredutemps. Pas les pays. J’apporte des renseignements. Allume le feu, Magrat.

— Mmm ?

— J’ai dit : allume le feu, Magrat.

— Mmm ? Oh. Oui. »

Les deux vieilles femmes la regardèrent déambuler au hasard sur la lande, tirer distraitement sur des touffes de genêts desséchés. Magrat avait visiblement l’esprit ailleurs.

« L’a pas l’air dans son état normal, dit Nounou Ogg.

— Oui. C’est peut-être un progrès, fit sèchement Mémé en s’asseyant sur un rocher. Elle aurait dû l’allumer avant qu’on arrive. C’est son boulot.

— Elle est pleine de bonnes intentions, dit Nounou Ogg qui fixait le dos de Magrat d’un œil songeur.

— Moi aussi, j’étais pleine de bonnes intentions, étant jeune, mais c’est pas ça qui empêchait Bobonne Boufiltre d’avoir la dent dure. La jeune sorcière fait son apprentissage, tu connais ça. Et nous, on en bavait davantage. Regarde-la. Elle porte même pas le chapeau pointu. Comment veux-tu qu’on sache ce qu’elle est ?

— Toi, Esmé, t’as quelque chose qui te turlupine, non ? » fit Nounou.

Mémé hocha la tête, la mine sombre.

« J’ai eu une visite, hier, dit-elle.

— Moi aussi. »

Malgré ses soucis, Mémé se sentit légèrement contrariée. « De qui donc ? demanda-t-elle.

— Du maire de Lancre et d’un groupe de bourgeois. Ils sont pas contents du roi. Ils en veulent un qui leur inspire confiance.

— Moi, ça m’inspirerait pas confiance, un roi qui inspire confiance à un bourgeois, dit Mémé.

— Oui, mais c’est bon pour personne, toutes ces taxes et ces tueries. Le nouveau sergent qu’ils ont trouvé, ça lui plaît bien aussi de mettre le feu à des chaumières. Le vieux Vérence le faisait déjà, note bien, mais… enfin…

— Je sais, je sais. C’était plus personnel. On sentait qu’il y mettait du cœur. Les gens aiment ça, sentir qu’ils ont de l’importance.

— Ce Kasqueth, il déteste le royaume, poursuivit Nounou. Tout le monde le dit. Tout ce qu’il fait quand certains viennent lui causer, c’est les regarder fixement, ricaner, s’frotter les mains et s’laisser aller à ses tics. »

Mémé se gratta le menton. « Le vieux roi, lui, il leur criait dessus et les éjectait du château à coups de pied, remarque. Il disait qu’il avait pas de temps à perdre avec les boutiquiers et tous ces gens-là, ajouta-t-elle avec une note d’approbation dans la voix.

— Mais ça l’empêchait pas de rester aimable. Et il…

— Le royaume est inquiet.

— Oui, je l’ai déjà dit.

— Je parle pas des gens, je parle du royaume. »

Mémé s’expliqua. Nounou l’interrompit plusieurs fois par des questions brèves. Loin d’elle l’idée de mettre un instant en doute ce qu’elle entendait. Mémé Ciredutemps ne racontait jamais d’histoires.

À la fin, elle lâcha un : « Ah.

— Exactement ce que je pense.

— Voyez-vous ça.

— Tout juste.

— Et après, qu’est-ce qu’elles ont fait, ces bêtes ?

— Elles sont parties. Il les avait amenées là, il les a laissées partir.

— Aucune en a boulotté une autre ?

— J’ai pas vu.

— Marrant, ça.

— Comme tu dis. »

Nounou Ogg se tourna vers le soleil couchant.

« Doit pas y avoir beaucoup de royaumes à réagir comme ça, m’est avis. T’as bien vu, au théâtre. Les rois, tous ces gens-là, ils arrêtent pas de se tuer entre eux. Leurs royaumes, ils s’en accommodent. Comment ça se fait que celui-là se formalise tout d’un coup ?

— Il est là depuis longtemps.

— Comme partout, dit Nounou qui ajouta, l’air d’une éternelle étudiante : Partout, c’est resté là où qu’on l’a mis au départ. Ça s’appelle la géographie.

— Ça, c’est pour un pays, dit Mémé. C’est pas pareil qu’un royaume. Un royaume, ça se compose de toutes sortes de choses. D’idées. De fidélité à la couronne. De souvenirs. Tout ça coexiste, comme qui dirait. Et tout ça crée une espèce de vie. Pas comme celle d’un corps, plutôt comme une idée vivante.

Faite de tout ce qui vit et de tout ce qu’on pense. Et de tout ce qu’on a pensé avant. »

Magrat réapparut et entreprit de préparer le feu, comme en état de transe.

« Je vois que t’as beaucoup réfléchi à la question, dit Nounou d’une voix lente et prudente. Et ce royaume-ci, il veut un meilleur roi, c’est ça ?

— Non ! Enfin, si. Écoute… – elle se pencha en avant – il sépare pas comme nous d’un côté ce qu’il aime et de l’autre ce qu’il aime pas, d’accord ? »

Nounou Ogg se pencha en arrière. « Ben, ça m’étonnerait, c’est vrai, hasarda-t-elle.

— Il se fiche pas mal que les gens soient bons ou mauvais. J’crois même pas qu’il ferait la différence, pas plus que tu saurais dire si une fourmi est bonne ou pas. Mais il compte sur le roi pour qu’il prenne soin de lui.

— Oui, mais… » fit piteusement Nounou. Elle commençait à redouter la lueur dans l’œil de Mémé. « Des tas de gens se sont entretués pour devenir rois de Lancre. Ils ont commis toutes sortes de meurtres.

— Ça fait rien ! Ça fait rien ! » répliqua Mémé en agitant les bras. Elle énuméra sur ses doigts : « Voilà pourquoi, dit-elle. D’une, les rois s’amusent à s’entretuer parce qu’ils y sont, si tu veux, prédestinés, et ça compte pas comme meurtre, et de deux, ils tuent pour le royaume. Ça, c’est le détail important. Mais ce nouveau type, là, tout ce qui l’intéresse, c’est le pouvoir. Il déteste le royaume.

— Le royaume, c’est un peu comme un chien, en fait », intervint Magrat. Mémé la regarda, la bouche ouverte pour lancer la réplique adéquate, puis sa figure s’adoucit.

« Y a de ça, dit-elle. Un chien, il se fiche que son maître soit bon ou mauvais tant que son maître l’aime.

— Bon, alors, fit Nounou, rien ni personne aime Kasqueth. Qu’est-ce qu’on fait, du coup ?

— Rien. Tu sais bien qu’on peut pas s’en mêler.

— T’as sauvé le bébé, dit Nounou.

— Ça, c’est pas s’en mêler !

— Comme tu veux. Mais peut-être qu’un jour il va revenir. Encore la destinée. Et t’as dit qu’on devait cacher la couronne. Tout va revenir, je t’avertis. Dépêche-toi avec ce thé, Magrat.

— Tu vas faire quoi, avec ces bourgeois ? demanda Mémé.

— J’leur ai dit qu’ils avaient qu’à se débrouiller tout seuls. Si on commence à se servir de la magie, que j’leur ai dit, on arrête plus. Tu l’sais bien, toi.

— C’est vrai, reconnut Mémé, un soupçon de nostalgie dans la voix.

— Mais je vais te dire : ils ont pas beaucoup apprécié. Ça râlait drôlement quand ils sont partis. »

Magrat lâcha étourdiment : « Vous connaissez le fou qui vit au château ?

— Le gringalet avec des yeux qui coulent ? demanda Nounou, soulagée que la conversation revienne à des sujets plus normaux.

— Pas si gringalet que ça, dit Magrat. C’est quoi son nom, vous le sauriez pas, des fois ?

— On l’appelle juste « le Fou », répondit Mémé. C’est pas un travail pour un homme, ça. Se trimballer avec des clochettes sur le dos.

— Sa mère, c’était une Beldame de par là-bas, du côté de Verrenoir, dit Nounou Ogg dont la connaissance de la généalogie de Lancre était légendaire. Une beauté dans sa jeunesse. Elle en a brisé, des cœurs, ça oui. Y a eu un scandale, à ce qu’on m’a dit. Mais elle a raison, Mémé. En fin de compte, un fou, c’est un fou.

— Pourquoi tu veux savoir, Magrat ? fit Mémé Ciredutemps.

— Oh… c’est une des filles du village qui m’a demandé », répondit Magrat, cramoisie jusqu’aux oreilles.

Nounou se racla la gorge et adressa un grand sourire à Mémé qui renifla d’un air distant.

« Il a un travail stable, dit Nounou. J’te l’accorde.

— Huh, fit Mémé. Un homme qui carillonne à longueur de journée. Ça peut pas faire un bon mari, moi j’dis.

— Tu… sa femme saurait tout le temps où il est, répliqua Nounou qui s’amusait franchement. Suffirait d’écouter.

— Faut pas faire confiance à un type qu’a des cornes à son chapeau », dit sèchement Mémé.

Magrat se releva et récupéra ses esprits ; certains donnaient l’impression de revenir de très loin.

« Vous êtes deux vieilles imbéciles, dit-elle calmement. Et moi, je rentre. »

Elle partit et descendit le sentier vers son village sans un autre mot.

Les vieilles sorcières se regardèrent.

« Bon ! fit Nounou.

— C’est tous ces livres qu’ils lisent aujourd’hui, dit Mémé. Ça leur chauffe le cerveau. Tu y as pas mis des idées en tête, des fois ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu sais bien ce que je veux dire. »

Nounou se leva. « J’vois sûrement pas pourquoi une fille devrait rester célibataire toute sa vie uniquement parce que toi, tu penses que c’est normal. D’ailleurs, si les gens avaient pas d’enfants, on serait où ?

— Y a aucune de tes filles qu’est sorcière, fit Mémé qui se leva à son tour.

— L’aurait pu y en avoir, se défendit Nounou.

— Oui, si tu les avais laissées faire à leur idée au lieu d’Ies pousser à se jeter au cou des hommes.

— Elles sont jolies. On peut pas contrarier la nature humaine. Tu l’saurais si t’avais…

— Si j’avais quoi ? » fit Mémé Ciredutemps d’une voix impassible.

Elles se dévisagèrent dans un silence accablé. Elles ressentaient toutes les deux la tension qui montait dans leur corps depuis la terre même, l’impression douloureuse, cuisante qu’elles devaient finir ce qu’elles avaient commencé, quelles que soient les conséquences.

« Je m’souviens de toi quand t’étais jeune, dit Nounou, la mine renfrognée. Bêcheuse, que t’étais.

— Au moins, moi, je restais l’plus souvent debout. Dégoûtant, oui. Tout l’monde trouvait ça dégoûtant.

— Qu’est-ce que t’en sais ? fit sèchement Nounou.

— On parlait que de toi dans tout l’village.

— Et de toi aussi ! On t’appelait la Vierge de Glace. Ça, tu l’savais pas, hein ? ricana Nounou.

— J’voudrais pas m’salir les lèvres en disant comment on t’appelait, toi ! brailla Mémé.

— Ah, oui ? glapit Nounou. Alors, laisse-moi te dire, ma p’tite dame…

— Prends pas ce ton-là avec moi ! J’suis la p’tite dame de personne…

— Exact ! »

Un autre silence s’ensuivit tandis qu’elles se foudroyaient du regard, nez contre nez, mais un silence plus lourd de tout un niveau quantique de haine ; on aurait pu rôtir une dinde dans la chaleur qu’il dégageait. Il n’y avait plus de cris. On avait dépassé ce stade. Les voix étaient sourdes, chargées de menaces.

« J’aurais mieux fait de pas écouter Magrat, gronda Mémé. Cette histoire de convent est ridicule. On y retrouve que les gens qu’il faut pas.

— J’suis bien contente de cette petite discussion, siffla Nounou Ogg. Ç’a mis les choses au point. »

Elle baissa la tête.

« En plus, vous êtes sur mon territoire, madame.

— Madame ! »

Le tonnerre roula au loin. La tempête à résidence de Lancre, après une tournée dans les contreforts, s’en revenait vers les montagnes pour une représentation unique. Les derniers rayons du soleil couchant transperçaient les nuages d’une lumière livide, et de grosses gouttes d’eau commencèrent à tomber avec un bruit mat sur les chapeaux pointus des sorcières.

« J’ai vraiment pas de temps à perdre avec tout ça, cracha Mémé, tremblante. J’ai des choses plus importantes à faire.

— Pareil pour moi, fit Nounou.

— Bonne nuit chez vous.

— Pareil pour vous. »

Elles se tournèrent le dos et partirent à grands pas sous le déluge.


* * *

La pluie de minuit tambourinait aux fenêtres tendues de rideaux pendant que Magrat feuilletait d’un doigt résolu les livres de Bobonne Plurniche consacrés à ce qu’on pourrait appeler, faute d’un meilleur vocable, la magie naturelle.

La vieille femme avait beaucoup collecté dans ce domaine et, chose exceptionnelle, avait tout couché sur le papier. Les sorcières ne s’encombrent généralement guère de littérature ; mais celle-là avait noté, livre après livre, d’une écriture méticuleuse en pattes de mouche, les résultats détaillés d’expériences patientes en magie appliquée. Bobonne Plurniche avait en fait été une sorcière chercheuse[10].

Magrat cherchait des sortilèges d’amour. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait une silhouette rouge et jaune sur le fond noir de ses paupières. Il fallait faire quelque chose.

Elle referma le livre dans un claquement et consulta ses notes. D’abord : trouver comment il s’appelle. Le vieux tour de la pomme pelée devrait le lui dire. Suffit d’éplucher une pomme, de garder une longueur d’épluchure et de la jeter derrière soi ; elle tombe par terre en formant les lettres du nom recherché. Des millions de filles recourent à ce procédé, à leur grande déception, fatalement, sauf quand l’objet de leur amour se nomme Scscs. Et ce pour la simple raison qu’elles n’utilisent pas une Belle du Couchant cueillie verte trois minutes avant midi le premier jour de gel d’automne et pelée de la main gauche avec un couteau d’argent dont la lame fait moins d’un centimètre trois de large ; Bobonne avait effectué de nombreuses expériences et se montrait formelle là-dessus. Magrat gardait toujours quelques épluchures adéquates pour les cas d’urgence ; comme celui d’aujourd’hui.

Elle prit une profonde inspiration et en jeta une par-dessus son épaule.

Elle se retourna lentement.

Je suis une sorcière, se disait-elle. C’est un sortilège comme les autres. Il n’y a rien à craindre. Secoue-toi, ma fille. Ma femme.

Elle baissa les yeux et se mordit le dos de la main, nerveuse et intimidée à la fois.

« Qui l’eût cru ? » dit-elle tout haut.

Le sortilège avait marché.

Elle revint à ses notes, le cœur palpitant. Qu’y avait-il, après ? Ah, oui : ramasser des graines de fougères dans un mouchoir de soie à l’aube. L’écriture toute fine de Bobonne Plurniche courait sur deux pages d’instructions botaniques détaillées qui, à condition de les suivre scrupuleusement, permettaient de concocter le genre de philtre d’amour qu’il fallait conserver dans une cruche hermétiquement bouchée au fond d’un baquet d’eau glacée.

Magrat ouvrit d’une traction sa porte de derrière. Le tonnerre était passé, mais à présent les premières lueurs grises de la journée nouvelle se fondaient dans un crachin persistant. Ça avait quand même valeur d’aube, et Magrat était décidée.

Des ronces accrochées à sa robe, les cheveux plaqués sur le crâne par la pluie, elle s’enfonça dans la forêt détrempée.

Les arbres s’agitèrent ; il n’y avait pourtant pas de vent.


* * *

Nounou Ogg était aussi sortie de bonne heure. Elle n’avait pas pu trouver le sommeil, de toutes façons, et puis elle s’inquiétait au sujet de Gredin. Gredin, c’était une de ses rares faiblesses. Sa raison avait beau reconnaître qu’il n’était qu’un gros violeur récidiviste, rusé et nauséabond, son cœur voyait toujours en lui le chaton pelucheux qu’il avait été des décennies plus tôt. Même s’il avait un jour pourchassé une louve jusque dans un arbre et sérieusement assailli une ourse qui creusait innocemment la terre à la recherche de racines, la sorcière craignait qu’il lui arrive des ennuis. Le reste du royaume estimait grosso modo que la seule chose en mesure de ralentir Gredin, c’était une météorite qui le frapperait de plein fouet.

À présent elle se servait d’un peu de magie élémentaire pour suivre sa trace, quoique n’importe qui doté du sens de l’odorat y serait parvenu tout pareil. La piste l’avait menée par les rues humides jusque devant les portes ouvertes du château.

Elle les franchit et adressa aux deux gardes un signe de tête. Il ne leur vint pas à l’idée de l’arrêter parce que les sorcières, comme les apiculteurs et les gros gorilles, allaient où bon leur semblait. N’importe comment, une vieille dame qui tapait sur un bol avec une cuiller ne devait pas être le fer de lance d’une armée d’invasion.

La vie de garde à Lancre était extrêmement ennuyeuse. L’un d’eux, appuyé sur sa pique au passage de Nounou, aurait souhaité un peu plus d’action dans son travail. Il n’allait pas tarder à comprendre son erreur. L’autre garde se ressaisit et salua.

« B’jour, m’man.

— B’jour, mon p’tit Shawn », fit Nounou qui traversa la cour intérieure.

Comme toutes les sorcières, Nounou Ogg avait horreur des portes de devant. Elle fit le tour par-derrière et entra dans le donjon par les cuisines. Deux servantes la saluèrent d’une révérence. De même que l’intendante, en qui elle reconnut vaguement une bru mais dont elle ne put retrouver le nom.

Et c’est ainsi qu’au sortir de sa chambre lord Kasqueth vit arriver dans le couloir une sorcière. Aucun doute là-dessus. Du bout de son chapeau pointu à celui de ses souliers, c’était une sorcière. Et elle venait pour lui.


* * *

Magrat glissa le long d’un talus sans pouvoir se retenir. Elle était trempée jusqu’aux os et couverte de boue. Allez savoir pourquoi, mais quand on lit ces sortilèges, songeait-elle amèrement, on s’imagine toujours les préparer par une belle matinée ensoleillée de fin de printemps. Et elle avait oublié de vérifier sur quelle saloperie de graine de saloperie de fougère elle devait mettre sa saloperie de main.

Un arbre lui déversa une cargaison de gouttes d’eau sur la tête. Magrat écarta ses cheveux mouillés de ses yeux et s’assit lourdement sur un gros rondin à terre, où avaient poussé de grandes grappes de champignons pâles dont les formes la firent rougir.

L’idée lui avait paru formidable. Elle avait fondé beaucoup d’espoirs sur le convent. Elle était sûre que ça ne se faisait pas, une sorcière solitaire, il risquait de lui venir de drôles de pensées. Elle avait rêvé de discussions savantes sur les énergies naturelles au clair d’une lune immense accrochée au firmament, ensuite elles auraient peut-être essayé une de ces danses anciennes décrites dans certains livres de Bobonne Plurniche. Mais pas vraiment nues – vêtues de ciel comme on disait plutôt si joliment – parce que Magrat ne se faisait aucune illusion sur sa silhouette et que les sorcières plus âgées avaient l’air de tenir à leurs vêtements ; et de toutes façons ça n’était pas indispensable. D’après les livres, les sorcières de jadis dansaient parfois en camisoles. Magrat s’était demandé pourquoi des camisoles. Peut-être qu’elles se faisaient mal avec les bras.

Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’étaient deux vieilles grincheuses, à peine polies dans le meilleur des cas et qui ne participaient pas de bon cœur. Oh, elles s’étaient montrées gentilles avec le bébé, à leur manière, mais Magrat ne pouvait s’empêcher de penser que lorsqu’une sorcière se montre gentille, c’est uniquement pour des raisons très personnelles.

Et quand elles faisaient de la magie, elles n’y mettaient pas plus de formes que pour le ménage. Elles ne portaient aucun bijou cabalistique. Magrat y croyait beaucoup, à la joaillerie cabalistique.

Tout allait de travers. Et elle rentrait tout droit chez elle.

Elle se leva, s’enveloppa dans ses vêtements humides, se mit en route dans la forêt embrumée…

… et entendit courir. On s’approchait à travers bois à toute vitesse, sans souci de discrétion, et un curieux tintement assourdi accompagnait les craquements des branches cassées. Magrat se glissa derrière un buisson de houx dégoulinant et scruta prudemment à travers le feuillage.

C’était Shawn, le plus jeune fils de Nounou Ogg, et le bruit métallique venait de sa cotte de mailles trop grande de plusieurs tailles. Lancre était un royaume pauvre, et depuis des siècles, de génération en génération, les gardes du palais se transmettaient leur cotte de mailles, souvent au bout d’un bâton. Ce modèle-ci lui donnait l’air d’un limier blindé.

Elle sortit de sa cachette et se dressa devant lui.

« C’est vous, m’zelle Magrat ? fit Shawn en soulevant le rabat de mailles qui lui cachait les yeux. C’est m’man !

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Il l’a enfermée ! L’a dit qu’elle venait l’empoisonner ! Et moi, j’peux pas descendre voir aux cachots parce qu’y a que des nouveaux gardes ! Paraît qu’ils l’ont enchaînée – Shawn fronça les sourcils –, et ça veut dire qu’il va y avoir du grabuge. Vous la connaissez quand elle s’met en rogne. On a pas fini d’en entendre causer, m’zelle.

— T’allais où ? demanda Magrat.

— Chercher le Jason, le Wane, le Darron, le…

— Attends un peu.

— Oh, m’zelle Magrat, et s’ils s’avisent de la torturer ? Vous savez qu’elle a la langue drôlement mauvaise quand elle se fâche…

— Je réfléchis, dit Magrat.

— Il a posté ses propres gardes du corps aux portes du château et tout…

— Écoute, tu veux bien la fermer une seconde, hein, Shawn ?

— Quand le Jason va savoir ça, il va y faire passer un sale quart d’heure, au duc, m’zelle. Il serait temps que quelqu’un s’en charge, qu’il dit. »

Le Jason de Nounou Ogg était un jeune homme bâti et, avait toujours pensé Magrat, dégourdi comme un troupeau de bœufs. Tout coriace qu’il était, elle doutait fort qu’il survive à une grêle de flèches.

« Lui dis pas encore, fit-elle d’un air songeur. Y a peut-être un autre moyen…

— J’vais aller voir Mémé Ciredutemps, hein, m’zelle ? dit Shawn qui sautait d’un pied sur l’autre. Elle saura quoi faire, elle, c’est une sorcière. »

Magrat se statufia. Elle croyait avoir déjà connu la colère, mais ce coup-ci, elle était furibarde. Elle était toute mouillée, elle avait froid et faim, et ce type… Autrefois, s’entendit-elle penser, c’est là qu’elle aurait fondu en larmes.

« Hou-là, fit Shawn. Hum. C’est pas c’que j’voulais dire. Hou-là. Hum… »

Il recula.

« Si jamais tu vois Mémé Ciredutemps, articula lentement Magrat d’un ton à graver ses paroles dans du verre, dis-lui donc que je vais arranger ça toute seule. Maintenant file avant que j’te change en grenouille. T’y ressembles déjà, d’ailleurs. »

Elle fit demi-tour, remonta prestement ses jupes et fonça comme une dératée vers sa chaumière.


* * *

Lord Kasqueth était de ces malveillants de la pire espèce qui se réjouissent du malheur d’autrui. Il s’y entendait pour ça.

« On est bien ici, non ? » fit-il.

Nounou Ogg réfléchit. « Mis à part ce pilori, vous voulez dire ? répondit-elle.

— Je suis insensible à tes viles flatteries, dit le duc. Je fais fi de tes artifices sournois. Tu vas subir la question, je voulais que tu le saches. »

Il n’obtint pas l’effet escompté. Nounou faisait le tour de la basse-fosse d’un œil vaguement curieux.

« Et ensuite tu seras brûlée, dit la duchesse.

— D’accord, fit Nounou.

— D’accord ?

— Ben, c’est qu’y fait sacrément froid là-dedans. C’est quoi, cette espèce de grand placard avec des pointes ? »

Le duc tremblait. « Aha, fit-il. À présent tu comprends, hein ? Ceci, ma petite dame, c’est la Vierge de fer. C’est tout nouveau. Tu ferais bien…

— J’peux faire un tour dedans ?

— Tes supplications tombent dans l’oreille d’un s… » La voix du duc s’éteignit. Son tic se mit en branle.

La duchesse se pencha pour approcher sa grosse face rougeaude à dix centimètres du nez de Nounou.

« Cette insouciance t’amuse, siffla-t-elle, mais je vais bientôt t’apprendre à rire, moi !

— Pas la peine, je sais déjà », répliqua Nounou.

La duchesse promena amoureusement son doigt sur un plateau d’outils. « C’est ce que nous allons voir, dit-elle en saisissant une paire de pinces.

— Et ne crois surtout pas que tes amis vont venir à ton secours, dit le duc qui transpirait malgré la fraîcheur du lieu. Nous sommes les seuls à détenir les clés de ce cachot. Ha, ha. Tu serviras d’exemple à tous ceux qui répandent des rumeurs désobligeantes à mon sujet. Ne proteste pas de ton innocence ! J’entends continuellement les voix, elles mentent… »

La duchesse l’agrippa sauvagement par le bras. « Assez, grinça-t-elle. Venez, Léonal. Laissons-la méditer un moment sur son sort.

— … les visages… des mensonges éhontés… je n’y étais pas, et d’ailleurs, il est tombé tout seul… mon porridge, trop salé… » murmura le duc qui vacillait sur ses jambes.

La porte claqua derrière eux. Des serrures cliquetèrent et des verrous coulissèrent sourdement.

Nounou se retrouva seule dans l’obscurité. Une torche tremblotait en haut du mur ; elle ne réussissait qu’à rendre les ténèbres environnantes plus menaçantes. D’étranges formes métalliques, conçues dans l’unique but élevé d’effectuer divers tests de résistance sur le corps humain, jetaient des ombres déplaisantes. Nounou Ogg s’agita dans ses chaînes.

« D’accord, dit-elle. Je vous vois. Qui vous êtes ? »

Le roi Vérence s’avança.

« J’vous ai vu faire des grimaces dans son dos, reprit Nounou Ogg. J’ai eu du mal à garder mon sérieux.

— Je ne faisais pas de grimaces, femme, je fronçais les sourcils. »

Nounou plissa les yeux. « Dites, j’vous connais, vous, fit-elle. Vous êtes mort.

— Je préfère le terme « trépassé ».

— J’vous saluerais bien[11]. Seulement, avec toutes ces chaînes et le reste… Vous auriez pas vu un chat dans le coin, des fois ?

— Si. Il est dans une pièce au-dessus, il dort. »

Nounou parut soulagée. « Alors, ça va, dit-elle. J’commençais à m’inquiéter, moi. » Elle fit à nouveau du regard le tour du cachot. « C’est quoi, ce gros machin comme un lit, là-bas ?

— Le chevalet », répondit le roi qui lui en expliqua l’usage. Nounou Ogg opina.

« Il arrête donc jamais, dans sa p’tite tête.

— Je crains, madame, d’être responsable de la situation fâcheuse où vous vous trouvez actuellement, dit Vérence qui s’assit sur une enclume à portée de fesses, ou du moins s’assit juste au-dessus. Je voulais attirer une sorcière.

— J’imagine que vous y connaissez rien en serrures ?

— Je crains que ce ne soit hors de mes compétences présentes… mais sûrement que… – le fantôme du roi fit de la main un geste vague qui englobait le cachot, Nounou et les chaînes – pour une sorcière, tout ceci n’est rien de plus que…

— Du fer solide, le coupa Nounou. Vous, vous pouvez peut-être passer à travers les murs, mais moi pas.

— Je ne me suis pas rendu compte, dit Vérence. Je croyais que les sorcières faisaient de la magie.

— Jeune homme, trancha Nounou, vous m’obligeriez en la fermant.

— Madame ! Je suis roi !

— Et vous êtes mort aussi, alors j’éviterais d’émettre des avis à votre place. À présent vous vous taisez et vous attendez, comme un gentil garçon. »

Malgré ce que lui dictait son instinct, le roi se surprit à obéir. On ne la contredisait pas, cette voix-là. Elle résonnait par-delà les années, depuis ses premiers jours à la nourricerie. Son écho lui disait que s’il ne finissait pas son assiette, il filerait se coucher tout de suite.

Nounou Ogg s’agita encore dans ses chaînes. Elle espérait qu’ils ne tarderaient pas à venir.

« Euh… fit le roi, gêné. Je crois que je vous dois une explication… »


* * *

« Merci, dit Mémé Ciredutemps qui ajouta, parce que Shawn avait l’air d’attendre ça : T’es un brave petit.

— Oui, m’am, fit Shawn. M’am ?

— Y a autre chose ? »

Shawn triturait le bout de sa cotte de mailles, embarrassé. « C’est pas vrai ce qu’on raconte sur not’mam, vous savez, m’am, dit-il. Elle s’amuse pas à jeter des mauvais sorts au monde. Sauf à Daviss, le boucher. Et à la vieille Cakepain qu’avait donné un coup de pied à son chat. Mais c’était pas ce qu’on pourrait appeler des vrais sorts, hein, m’am ?

— Tu peux arrêter de m’dire m’am.

— Oui, m’am.

— On a raconté ça, alors ?

— Oui, m’am.

— Ben, ta m’man, des fois, ça y arrive de fâcher les gens. »

Shawn dansait d’un pied sur l’autre.

« Oui, m’am, mais on raconte aussi des affreusetés sur vous, m’am, sauf vot’respect, m’am. »

Mémé se raidit.

« Quoi donc ?

— Ça m’gêne de l’dire, m’am.

— Quoi donc ? »

Shawn réfléchit sur la marche à suivre. Il n’avait guère le choix.

« Des tas de choses qui sont pas vraies, m’am, dit-il, préférant donner au plus vite son point de vue. Toutes sortes de choses. Comme : le vieux Vérence était un mauvais roi et vous l’avez aidé à monter sur le trône, c’est à cause de vous qu’y a eu l’mauvais hiver l’année passée, et quand vous avez regardé la vache à la vieille Nonmais, elle a plus donné d’iait, la vache. Rien que des menteries, m’am, ajouta-t-il sincèrement.

— C’est vrai », fit Mémé.

Elle ferma la porte au nez du soldat essoufflé, resta un instant plongée dans ses réflexions et regagna son rocking-chair.

« C’est vrai », répéta-t-elle enfin.

Un peu plus tard, elle ajouta : « C’est une vieille bourrique, mais on va pas laisser les gens s’amuser à embêter les sorcières. Une fois qu’on a perdu le respect, il reste plus rien. Je m’souviens pas d’avoir regardé la vache à la vieille Nonmais. C’est qui, d’ailleurs, la vieille Nonmais ? »

Elle se leva, prit son chapeau pointu au crochet sur la porte, s’en coiffa, se regarda d’un œil noir dans la glace et embrocha férocement le couvre-chef d’une rafale d’aiguilles pour le faire tenir en place. Elles s’enfoncèrent une à une, aussi irrésistibles que la colère de Dieu.

Elle disparut un moment dans l’appentis et en ramena sa cape de sorcière qui servait de couverture aux chèvres malades quand elle-même n’en avait pas l’utilité.

Jadis elle était en velours noir ; elle n’était plus que noire.

Mémé se l’attacha lentement et soigneusement à l’aide d’une broche en argent ternie.

Aucun samouraï, aucun chevalier partant en quête ne s’était jamais vêtu avec autant de cérémonie.

Mémé se redressa enfin, inspecta son reflet sombre dans le miroir, s’adressa un petit sourire approbateur et sortit par la porte de derrière.

L’impression de menace qu’elle dégageait ne fut que légèrement dissipée par le bruit de ses galopades dans un sens puis dans l’autre devant la chaumière, tandis qu’elle essayait de faire démarrer son balai.


* * *

Magrat aussi s’examinait dans la glace.

Elle avait exhumé une robe d’un vert ahurissant, taillée pour être à la fois moulante et décolletée et qui aurait atteint son objectif si Magrat avait eu quelque chose à mouler ou à mettre dans le décolleté. Elle s’était donc fourré deux chaussettes roulées en boule aux endroits stratégiques dans un effort pour pallier les lacunes les plus évidentes. Elle avait également recouru à un charme pour ses cheveux, mais ils étaient naturellement allergiques à la magie et déjà leur aspect d’origine faisait valoir ses droits (une aigrette de pissenlit semée à tous vents).

Magrat avait aussi fait appel au maquillage. Ce n’était pas un franc succès. Elle manquait de pratique. Elle commençait à se demander si elle n’avait pas forcé sur le fard à paupières.

Son cou, ses doigts, ses bras portaient à eux tous assez d’argenterie pour forger un service de table au grand complet, et par-dessus tout ça elle avait jeté une cape noire doublée de soie rouge.

Sous une certaine lumière et un angle bien choisi, Magrat n’était pas sans attrait. Qu’une seule de ces mesures y fût pour quelque chose, on pourrait en discuter, mais elles témoignaient qu’un léger vernis de confiance recouvrait son cœur palpitant.

Elle se redressa, se tourna d’un côté, puis de l’autre. Les amulettes, bijoux magiques et bracelets cabalistiques accumulés un peu partout sur son anatomie s’entrechoquèrent ; il aurait fallu qu’un ennemi éventuel fût aussi sourd qu’aveugle pour ne pas remarquer qu’une sorcière approchait.

Elle se rendit à sa table de travail afin d’examiner ce qu’elle appelait – timidement et jamais devant Mémé – les Outils de la Profession. Il y avait là le couteau à manche blanc, utilisé dans la préparation d’ingrédients magiques. Puis le couteau à manche noir, destiné aux applications magiques proprement dites ; Magrat y avait gravé tellement de runes sur le manche qu’il menaçait à tout moment de s’ouvrir en deux. Des outils assurément puissants mais…

Elle secoua la tête à contrecœur, gagna le buffet de la cuisine et sortit le couteau à pain. Quelque chose lui disait qu’en pareille circonstance une fille ne pouvait trouver meilleur ami qu’un bon couteau à pain bien affûté.


* * *

« Moi, je vois, fit Nounou Ogg, quelque chose qui commence par P. »

Le fantôme du roi fit d’un regard las le tour du cachot. « Pincettes, suggéra-t-il.

— Non.

— Poucettes ?

— C’est joli, comme nom. C’est quoi ?

— Un genre de vis qui écrase les pouces. Regardez, fit le roi.

— C’est pas ça, dit Nounou.

— Poire d’angoisse, proposa-t-il, désespéré.

— J’sais même pas ce que c’est. » Le roi, obligeant, montra l’objet sur le plateau puis expliqua en quoi ça consistait.

— Pas du tout, fit Nounou.

— Brodequins de supplice au rouge ?

— Ça, c’est un B, et j’trouve que vous connaissez un peu trop bien ces noms-là, fit sèchement Nounou. Vous êtes sûr de pas vous en être servi de votre vivant ?

— Absolument, Nounou, protesta le fantôme.

— Les petits garçons qui disent des mensonges se retrouvent dans un endroit très désagréable, le prévint Nounou.

— Lady Kasqueth les a presque tous fait installer elle-même, c’est la vérité », dit le roi au désespoir ; il se sentait en position suffisamment précaire pour ne pas devoir s’inquiéter en plus d’endroits désagréables.

Nounou renifla. « Bon, d’accord, fit-elle, un brin adoucie. C’était : pinces.

— Mais pinces, c’est pareil que pincet… » commença le roi qui s’arrêta à temps. Durant sa vie d’adulte, aucun homme, bête ni combinaison des deux ne lui avait fait peur, mais la voix de Nounou ranimait de vieux souvenirs de salle de classe et de nourricerie, d’une existence passée à obéir aux ordres stricts de dames sévères en jupes longues, et d’une nourriture – dans les gris et les bruns – qui avait l’air indigeste à l’époque mais lui évoquait aujourd’hui une lointaine ambroisie.

« Ça fait cinq pour moi, fit joyeusement Nounou.

— Ils vont bientôt revenir, dit le roi. Vous êtes sûre que ça ira ?

— Si ça va pas, est-ce que j’peux attendre une aide de votre part ? » lança Nounou.

Lui répondit le bruit des verrous qu’on tirait.


* * *

Il y avait déjà un attroupement devant le château lorsque le balai de Mémé atterrit en cahotant. La foule se tut en la voyant approcher à grands pas et s’écarta pour lui laisser le passage. Elle tenait un panier de pommes sous le bras.

« Y a une sorcière dans les oubliettes, chuchota quelqu’un à Mémé. Et des tortures affreuses, à ce qu’on dit !

— Des bêtises ! fit Mémé. Impossible. J’pense que Nounou est seulement allée mettre le roi au courant, quelque chose comme ça.

— Paraît que Jason Ogg est parti chercher ses frères, dit un marchand de plein air avec crainte et respect à la fois.

— Je vous conseille vraiment de tous rentrer chez vous, fit Mémé Ciredutemps. Y a sûrement eu malentendu. Tout le monde sait qu’on peut pas retenir une sorcière contre sa volonté.

— L’a dépassé les bornes, c’te fois, dit un paysan. Les maisons brûlées, les taxes et maintenant ça. C’est de vot’faute à vous, les sorcières. Faut qu’ça cesse. J’connais mes droits.

— Qui sont ? demanda Mémé.

— Vêture, mucune en ordinaire, gouaille, rogatons, spergule, fétuque et cuscute, répondit vivement le paysan. Glandage une année sur deux et le droit d’élever deux tiers de chèvre sur les communaux. Avant qu’il y flanque le feu. Une sacrée bonne chèvre, en plus d’ça.

— On peut aller loin quand on connaît ses droits comme vous, dit Mémé. Mais maintenant faut rentrer chez soi. »

Elle se retourna et considéra les portes. Deux gardes très inquiets étaient de faction. Elle s’en approcha et lança un regard au premier.

« Je suis une vieille marchande de pommes inoffensive, dit-elle d’une voix mieux indiquée pour ouvrir les hostilités dans une guerre à moyenne portée. Laisse-moi passer, je te prie, mon mignon. » Ce dernier mot avait le tranchant d’une lame.

« Personne doit entrer dans le château, dit le garde. Ordre du duc. »

Mémé haussa les épaules. Le coup de la marchande de pommes n’avait à sa connaissance marché qu’une seule fois dans toute l’histoire de la sorcellerie, mais ça restait un procédé traditionnel.

« J’te connais, Champett Poldy, dit-elle. Je m’souviens d’avoir envoyé ton grand-père au tapis et toi, de t’avoir mis au monde. » Elle jeta un coup d’œil à l’attroupement qui s’était reformé un peu plus loin et se retourna vers le garde dont la figure se tordait déjà en un masque de terreur. Elle se pencha un peu plus près de lui. « Je t’ai flanqué ta première bonne correction dans cette vallée d’larmes et, par tous les dieux, si tu m’contraries au jour d’aujourd’hui, j’vais aussi t’flanquer ta dernière. »

Il y eut un léger bruit de métal lorsque la pique échappa aux doigts tremblants du garde. Mémé avança la main et tapota d’un geste rassurant l’épaule de l’homme tout effaré. « Mais t’inquiète pas, ajouta-t-elle. Prends donc une pomme. »

Elle voulut faire un pas, et une deuxième pique lui barra le chemin. Elle leva les yeux avec intérêt.

L’autre sentinelle n’était pas un Béliérin mais un mercenaire de la ville engagé pour grossir les rangs des gardes dont le nombre avait diminué ces dernières années. Sa figure était un patchwork de tissu cicatriciel. Plusieurs balafres s’ordonnèrent entre elles et dessinèrent ce qui pouvait passer pour un sourire.

« Alors c’est ça, la magie de sorcière ? fit l’homme. Pas fameux. Ça fait peut-être peur à ces crétins de bouseux, ma p’tite dame, mais pas à moi.

— J’imagine qu’il en faut beaucoup pour faire peur à un gars grand et fort comme toi, dit Mémé qui porta la main à son chapeau.

— Et faut pas essayer de m’flanquer la frousse non plus. » Le garde regardait droit devant lui et se balançait doucement sur la pointe des pieds. « Des vieilles dames comme vous, embobiner l’monde. Ça devrait pas être permis, comme on dit.

— À ton aise, fit Mémé qui écarta la pique.

— Écoutez, j’ai dit… » commença le garde en agrippant l’épaule de Mémé. La main de la sorcière vola si vite qu’elle parut à peine bouger, mais soudain l’homme s’étreignit le bras et gémit.

Mémé replanta l’aiguille dans son chapeau et se sauva à toutes jambes.


* * *

« Nous allons commencer, fit la duchesse avec un regard mauvais, par la Présentation des Instruments.

— J’les ai vus, dit Nounou. Du moins tous ceux qui commencent par P, S, I, T et C.

— Alors voyons combien de temps vous allez garder ce ton badin. Allumez le brasero, Kasqueth, ordonna sèchement la duchesse.

— Allume le brasero, fou », commanda le duc.

Le fou s’approcha lentement. Il ne s’attendait pas à ça. Torturer des gens n’était inscrit nulle part dans son agenda mental. Faire du mal à des vieilles dames de sang-froid, ce n’était pas sa tasse de thé, et faire du mal à des sorcières de sang à n’importe quelle température, ça n’avait rien d’un banquet complet à douze services. Les mots, il avait dit. Tout ça devait entrer dans la rubrique des bâtons et des cailloux.

« Je n’aime pas faire ça, murmura-t-il tout bas.

— Bien, dit Nounou qui avait une ouïe excellente. Je m’en souviendrai, que t’as pas aimé ça.

— De quoi ? fit vivement le duc.

— Rien, répondit Nounou. Ça va être long ? J’ai pas pris mon petit-déjeuner. »

Le fou gratta une allumette. Il y eut une toute petite perturbation atmosphérique à côté de lui, et elle s’éteignit. Il jura et en gratta une autre. Cette fois, ses mains tremblantes réussirent à l’amener jusqu’au brasero où elle vacilla avant d’être soufflée à son tour.

« Dépêche-toi, mon vieux ! lança la duchesse qui préparait un plateau d’ustensiles.

— Ça n’a pas l’air de vouloir s’allumer… » marmonna le fou tandis qu’une troisième allumette palpitait d’une flamme fugitive et mourait.

Le duc arracha la boîte à ses doigts tremblants et lui balança une main pleine de bagues en travers de la figure.

« N’obéira-t-on jamais à mes ordres ? brailla-t-il. Espèce d’indécis ! Mollasson ! Donne-moi la boîte ! »

Le fou recula. Quelqu’un qu’il ne voyait pas lui chuchotait dans le creux de l’oreille des mots qu’il avait du mal à comprendre.

« Remonte dans le couloir, cracha le duc, et veille à ce qu’on ne nous dérange pas ! »

Le fou trébucha contre la dernière marche en haut de l’escalier, se retourna et, sur un dernier regard implorant vers Nounou, passa la porte en gambadant. Il faisait un peu le clown, par habitude.

« Le feu n’est pas vraiment indispensable, dit la duchesse. Ce n’est qu’un accessoire. Maintenant, femme, vas-tu avouer ?

— Avouer quoi ? fit Nounou.

— C’est de notoriété publique. Trahison. Sorcellerie maligne. Asile aux ennemis du roi. Vol de la couronne… »

Un tintement leur fit baisser les yeux. Une dague tachée de sang venait de tomber de l’établi, comme si l’on avait voulu la prendre mais que la force avait manqué pour la tenir. Nounou entendit le fantôme du roi pester entre cuir et chair, ou ce qui lui en tenait lieu.

« …et propagation de fausses rumeurs, termina la duchesse.

— …du sel dans mes plats… » fit le duc, nerveux, en regardant fixement les bandages de sa main. Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression qu’il y avait une quatrième personne dans le cachot.

« Si tu avoues, dit la duchesse, tu seras simplement condamnée au bûcher. Et, s’il te plaît, épargne-nous tes plaisanteries.

— Quelles fausses rumeurs ? »

Le duc ferma les yeux, mais les visions persistaient.

« À propos de la mort accidentelle de feu le roi Vérence », murmura-t-il d’une voix rauque. Un nouveau tourbillon d’air se produisit.

Nounou gardait la tête penchée de côté, comme à l’écoute d’une voix qu’elle seule entendait. Sauf que le duc était sûr d’entendre lui aussi quelque chose, pas exactement une voix, plutôt comme le soupir lointain du vent.

« Oh, moi, j’sais rien de faux, dit-elle. J’sais que vous l’avez poignardé, et que vous, duchesse, vous lui avez donné la dague. Ça s’est passé en haut de l’escalier. » Elle marqua une pause, la tête penchée, puis opina avant d’ajouter : « Tout à côté de l’armure avec la lance, et vous avez même dit : « Puisqu’il faut l’faire, autant l’faire vite », quelque chose comme ça. Après, vous avez arraché la dague du roi, celle qu’est maintenant là par terre, de sa ceinture et…

— Tu mens ! Il n’y avait pas de témoins. Nous avons fait…

Il n’y avait rien à voir ! J’ai entendu quelqu’un dans le noir, mais il n’y avait personne ! Personne n’a pu voir quoi que ce soit ! » hurla le duc. Sa femme lui jeta un regard mauvais.

« Fermez-la donc, Léonal, dit-elle. Entre ces quatre murs, nous pouvons nous dispenser de toutes vos protestations, je pense.

— Qui lui a dit ? Vous lui avez dit ?

— Et calmez-vous. Personne ne lui a dit. C’est une sorcière, bon sang, ces choses-là, elles les découvrent toutes seules. La seconde vision ou je ne sais quoi.

— Seconde vue, Fit Nounou.

— Dont tu ne vas plus jouir très longtemps, ma petite dame, à moins de nous dire qui d’autre est au courant, et même de nous prêter ton concours pour certaines affaires, lança la duchesse d’un ton sinistre. Et tu vas te soumettre, crois-moi. Je suis une experte. »

Nounou fit de l’œil le tour du cachot. Il commençait à y avoir foule. Le roi Vérence éclatait d’une telle vigueur furieuse qu’il en devenait presque visible ; il essayait avec rage d’empoigner un couteau. Mais la sorcière voyait d’autres formes derrière lui, des formes tremblotantes, brisées, pas exactement des fantômes mais des souvenirs incrustés dans le matériau même des murs par la douleur et la terreur absolues.

« Ma dague ! Les salauds ! Ils m’ont tué avec ma propre dague ! fit silencieusement le fantôme du roi Vérence qui leva ses bras transparents et implora le monde infernal dans son ensemble d’être témoin de cette ultime humiliation. Donnez-moi la force…

— Oui, dit Nounou. Ça vaut le coup d’essayer.

— Et maintenant, nous allons commencer », fit la duchesse.


* * *

« Quoi ? lança le garde.

— J’AI DIT : je viens vendre mes jolies pommes, répéta Magrat. Vous écoutez pas ?

— Y aurait donc une vente ? » Le garde était terriblement nerveux depuis qu’on avait transporté son collègue à l’infirmerie. Il n’avait pas pris ce boulot pour tomber sur ce genre d’histoires.

Il comprit d’un coup.

« Vous seriez pas une sorcière, des fois ? fit-il en tripatouillant maladroitement sa pique.

— Bien sûr que non. J’en ai l’air ? »

Le garde regarda les bracelets magiques, la cape doublée, les mains tremblantes et la figure. La figure était particulièrement inquiétante. Magrat avait abusé de la poudre pour obtenir un teint pâle et avantageux. La combinaison avec le mascara badigeonné copieusement donnait au garde l’impression d’observer deux mouches qui venaient de s’écraser dans un bol de sucre. Il s’aperçut que ses doigts voulaient faire un signe pour conjurer le fard à paupières maléfique.

« C’est vrai », dit-il sans grande assurance. Son cerveau étudiait péniblement le problème. C’était une sorcière. Ces derniers temps, beaucoup de bruits circulaient sur les sorcières, prétendument mauvaises pour la santé. On lui avait ordonné de ne pas les laisser passer, mais personne n’avait parlé des marchandes de pommes. Les marchandes de pommes ne posaient pas de problème, elles. Le problème, c’était les sorcières. Marchande de pommes, elle avait dit, et il n’allait pas mettre en doute la parole d’une sorcière.

Satisfait de sa logique, il se rangea de côté et eut un geste large du bras.

« Passez, marchande de pommes, dit-il.

— Merci, fit Magrat d’une voix douce. Vous en voulez une ?

— Non, merci. J’ai pas fini celle que l’autre sorcière m’a donnée. » Ses yeux roulèrent dans leurs orbites. « Non, pas sorcière. Pas sorcière, marchande de pommes. Oui, marchande de pommes. C’est elle qui l’a dit, alors…

— C’était y a longtemps ?

— Quelques minutes… »

Mémé Ciredutemps n’était pas perdue. Pas son genre, de se perdre. Mais à cet instant, si elle connaissait parfaitement sa position à elle, elle ignorait où se trouvait partout ailleurs. Elle venait une fois de plus de déboucher dans les cuisines, déclenchant une dépression nerveuse chez le cuisinier qui s’efforçait de rôtir un peu de céleri. Le fait que plusieurs personnes aient voulu lui acheter des pommes n’arrangeait pas l’humeur de la sorcière.

Magrat parvint à la grand-salle, déserte à cette heure de la journée hormis deux gardes qui jouaient aux dés. Ils portaient le tabard de la garde personnelle de Kasqueth et arrêtèrent leur partie dès qu’elle apparut.

« Oui, oui, fit l’un avec un regard concupiscent. Viens donc nous tenir compagnie, ma jolie[12].

— Je cherche les cachots, dit Magrat pour qui les mots “harcèlement sexuel” n’étaient qu’une suite de syllabes sans signification.

— Tiens donc, fit le garde en clignant de l’œil au collègue. M’est avis que là, on peut t’aider. » Ils se mirent debout et l’encadrèrent ; elle eut conscience de deux mentons façon grattoirs pour allumettes et d’une odeur suffocante de bière rance. Des signaux frénétiques émis depuis des zones périphériques de son cerveau entreprirent de démolir sa croyance dure comme fer que les mauvais coups n’arrivaient qu’aux mauvaises gens.

Elle descendit ainsi escortée plusieurs volées de marches, puis s’engagea dans un dédale de passages voûtés humides et froids tandis qu’elle cherchait en hâte une façon polie de se débarrasser des deux hommes.

« Je vous préviens, dit-elle, j’suis pas comme j’en ai l’air une simple marchande de pommes.

— Tiens donc.

— J’suis en réalité une sorcière. »

Ce qui ne produisit pas l’effet escompté. Les gardes échangèrent un coup d’œil.

« D’accord, fit l’un. Je m’suis toujours demandé comment c’était d’embrasser une sorcière. D’après ce qui s’raconte dans l’pays, on se change en grenouille. »

L’autre garde lui donna un coup de coude. « M’est avis, alors, fit-il de la voix lente et moelleuse du gars qui va placer une réplique qu’il estime du plus haut comique, que t’en as embrassé une y a des années. »

Le rire gras s’interrompit brusquement lorsque Magrat fut jetée contre le mur et s’offrit un gros plan sur les narines du garde.

« Maintenant, tu vas m’écouter, ma mignonne, dit-il. T’es pas la première sorcière qu’on amène ici, si t’es une sorcière, mais avec d’la chance tu pourras p’t-être repartir. Si t’es gentille avec nous, t’vois ? »

Un hurlement bref, aigu, se fit entendre non loin.

« Ça, t’vois, fit le garde, c’est une sorcière qui passe un sale quart d’heure. Tu pourrais nous faire une ’tite faveur, t’vois ? T’as d’la chance d’être tombée sur nous, sans blague. »

Sa main baladeuse s’arrêta dans son exploration. « C’est quoi, ça ? cracha-t-il à la figure blême de Magrat. Un couteau ?

Un couteau ? M’est avis que l’affaire est sérieuse, tu crois pas, Hron ?

— Faut lui attacher les mains et la bâillonner, se hâta de conseiller Hron. Elles peuvent pas faire de magie si on les empêche de parler et de bouger les mains…

— Retirez vos pattes de cette femme ! »

Tous trois regardèrent dans le couloir et reconnurent le fou. Il tintinnabulait de rage.

« Laissez-la partir tout de suite ! s’écria-t-il. Ou je vous dénonce !

— Oh, tu vas nous dénoncer, hein ? fit Hron. Et tu crois qu’on va t’écouter, espèce de petit crétin couleur de cérumen ?

— C’est une sorcière qu’on a là, dit l’autre garde. Alors va donc sonner tes cloches ailleurs. » Il se retourna vers Magrat. « J’aime les filles marrantes », dit-il abusivement, comme il allait le découvrir.

L’importun s’avança avec la témérité du fou furieux en phase terminale.

« Je vous ai dit de la laisser partir », répéta-t-il.

Hron dégaina son épée et fit un clin d’œil à son compagnon.

Magrat cogna. Il s’agissait d’un coup non prémédité, instinctif, dont la force devait beaucoup au poids des bagues et des bracelets ; elle détendit le bras en un arc de cercle qui s’acheva sur la mâchoire de son ravisseur, lequel pirouetta deux fois sur lui-même avant de s’affaisser en vrac dans un petit soupir, la joue, entre parenthèses, estampée de plusieurs symboles cabalistiques.

Hron le regarda bouche bée, puis se tourna vers Magrat. Il brandit son épée à peu près au moment où le fou lui rentra dedans, et les deux hommes s’écroulèrent en un tas gesticulant. Comme la plupart des petits, le fou comptait sur sa charge furieuse initiale pour s’assurer un avantage mais ne savait pas comment le garder, et l’affaire aurait mal tourné pour lui si Hron n’avait soudain pris conscience qu’on lui appuyait un couteau à pain sur le cou.

« Lâchez-le », fit Magrat en se repoussant les cheveux des yeux.

Le garde se raidit. « Vous vous demandez si j’vous trancherais vraiment la gorge, haleta-t-elle. J’sais pas non plus. On pourrait le découvrir ensemble, c’est ça qui serait amusant, non ? »

Elle baissa l’autre main et releva le fou par le col.

« Il venait d’où, ce cri ? demanda-t-elle sans quitter le garde des yeux.

— De par là-bas. Ils l’ont emmenée dans le cachot de torture, et moi je n’aime pas ça, ça va trop loin. Je n’ai pas pu entrer, alors je suis venu chercher de l’aide…

— Ben, vous m’avez trouvée, dit Magrat.

« Vous, reprit-elle à l’intention de Hron, vous allez rester là. Ou vous sauver, ça m’est bien égal. Mais vous allez pas nous suivre. »

Il fit oui de la tête et les regarda s’éloigner rapidement dans le couloir. « La porte est fermée, dit le fou. On entend toutes sortes de bruits, mais la porte est fermée.

— Ben, les cachots, c’est ça, non ?

— Ils ne sont pas censés se fermer du dedans ! »

La porte était effectivement inébranlable. Le silence régnait à l’intérieur, un silence épais, actif, qui filtrait par les interstices pour se répandre dans le couloir, un silence pire que les cris.

Le fou sautait d’un pied sur l’autre tandis que Magrat examinait la surface rugueuse de la porte.

« Vous êtes vraiment une sorcière ? fit-il. Ils ont dit que vous étiez une sorcière, c’est vrai ? Vous n’avez pas l’air d’une sorcière, vous êtes très… enfin… » Il rougit. « Pas du tout comme… vous savez, toute racornie… mais très belle… » Sa voix traîna, puis se tut…

Je suis parfaitement maîtresse de la situation, se disait Magrat. Jamais je n’aurais cru ça possible, mais je pense tout à fait clairement.

Et elle se rendit compte tout à fait clairement que son rembourrage lui avait glissé jusqu’à la taille, que sa tête donnait l’impression d’avoir hébergé une nichée d’oiseaux fâchés avec l’hygiène et que son fard à paupières avait moins coulé que dévalé la pente. Sa robe était déchirée çà et là, ses jambes égratignées, ses bras couverts de bleus, et pourtant elle se sentait aux anges.

« Je crois qu’il vaut mieux reculer, Vérence, dit-elle. J’sais pas trop comment ça va marcher. »

Il y eut une brève inspiration.

« Comment vous savez mon nom ? »

Magrat saisit la porte. Le chêne était vieux, plusieurs fois centenaire, mais elle sentit un tout petit peu de sève sous une patine que les ans avaient durcie comme de la pierre. Normalement, ce qu’elle avait en tête nécessitait une journée entière de préparation et un plein sac d’ingrédients exotiques. Du moins, c’est ce qu’elle avait toujours cru. Aujourd’hui elle ne demandait qu’à en douter. Quand on faisait apparaître des démons d’une lessiveuse, on était capable de tout.

Elle eut conscience que le fou avait parlé. « Oh, j’ai dû l’entendre quelque part, répondit-elle distraitement.

— Ça m’étonnerait, je ne m’en sers jamais. Je veux dire, c’est un nom que le duc n’aime pas trop. C’est ma maman, vous voyez. Les mamans aiment bien donner aux enfants des noms de rois, j’imagine. Mon grand-père disait que je n’aurais pas dû porter un nom pareil et aussi que je ne devrais pas m’amuser à… »

Magrat hochait la tête. Elle promenait sur le tunnel humide un œil de professionnelle.

Pas encourageant, le tunnel. Les vieilles planches de chêne ne connaissaient rien d’autre que cette obscurité souterraine depuis des lustres, loin du rythme des saisons…

D’un autre côté… Mémé avait dit que tous les arbres n’en formaient plus ou moins qu’un, quelque chose comme ça. Magrat croyait comprendre mais ne savait pas exactement ce que ça voulait dire. Et c’était le printemps, là-haut. Le fantôme de vie encore présent dans le bois devait être au courant. Ou s’il l’avait oublié, il fallait le lui apprendre.

Elle reposa ses paumes à plat sur le battant et ferma les yeux, s’efforça par la pensée de franchir la pierre, de sortir du château et de plonger dans la terre maigre et noire des montagnes, dans l’air, dans la lumière du soleil…

Le fou, lui, ne voyait qu’une Magrat parfaitement immobile. Puis les cheveux de la sorcière se dressèrent sur sa tête, doucement, et une odeur d’humus se répandit.

Après quoi, sans prévenir, la force qui pousse un champignon mou comme guimauve à travers quinze centimètres de pavé solide ou une anguille à travers quinze cents kilomètres d’océan vers une mare précise dans un champ sur les hauteurs, cette force monta en elle jusque dans la porte.

Elle recula prudemment, étourdie, luttant contre une envie pressante de s’enfoncer les orteils dans la roche et de produire des feuilles. Le fou la saisit, et le choc faillit le renverser.

Magrat s’affaissa contre le corps qui tintait faiblement, triomphante. Elle avait réussi ! Et sans aucun recours aux artifices ! Si seulement les autres avaient vu ça…

« Vous approchez pas de la porte, marmonna-t-elle. Je crois que je… lui en ai mis une bonne dose. » Le fou serrait toujours dans ses bras le corps en porte-toasts de la sorcière et il était trop paralysé pour articuler un mot, mais elle obtint néanmoins une réponse.

« M’est avis qu’oui, fit Mémé Ciredutemps qui sortit de l’ombre. J’y aurais jamais pensé moi-même. »

Magrat lui lança un regard interrogateur.

« Vous étiez là tout le temps ?

— Depuis quelques minutes seulement. » Elle jeta un coup d’œil à la porte. « Bonne technique, dit-elle. Mais le bois est vieux. Il a été au feu aussi, m’est avis. Beaucoup de clous en fer et de bidules là-dedans. J’vois pas comment ça marcherait. Moi, j’aurais essayé les pierres, mais… »

Un plop léger l’interrompit.

Suivi d’un autre, puis de toute une série en même temps, comme une rafale de meringues.

Derrière elle, tout doucement, des feuilles poussaient sur la porte.

Mémé la contempla quelques secondes, l’œil rond, puis croisa le regard terrifié de Magrat.

« Cours ! » hurla-t-elle.

Elles attrapèrent le fou et filèrent s’abriter derrière un pilier.

La porte émit un grincement d’avertissement. Plusieurs planches se tordirent d’une douleur végétale et une pluie d’éclats de roche s’abattit lorsque les clous, expulsés comme des épines d’une blessure, ricochèrent sur la maçonnerie. Le fou se baissa au moment où une partie de la serrure lui vrombissait au-dessus de la tête pour aller percuter le mur d’en face.

Au bas des planches germèrent des racines chercheuses blanches qui serpentèrent sur la pierre humide jusqu’à la fissure la plus proche et commencèrent à forer. Les trous de nœuds se renflèrent, éclatèrent et projetèrent brusquement des branches qui heurtèrent les moellons de l’encadrement et les culbutèrent. Le tout dans un grondement sourd, celui des cellules du bois s’efforçant de contenir l’afflux de vie brute qui battait en elles.

« Si ç’avait été moi, fit Mémé Ciredutemps tandis qu’une partie du plafond s’effondrait un peu plus loin dans le tunnel, je m’y serais pas prise comme ça. C’est pas que je trouve à redire, ajouta-t-elle au moment où Magrat ouvrait la bouche. C’est correct, comme boulot. Mais j’crois que t’as peut-être poussé un peu, c’est tout.

— Excusez-moi, intervint le fou.

— Les pierres, j’arrive pas à m’y faire, dit Magrat.

— Ben, non, les pierres, on y prend goût à la longue…

— Excusez-moi. »

Les deux sorcières le fixèrent et il recula.

« Vous n’étiez pas censées sauver quelqu’un ? demanda-t-il.

— Oh, fit Mémé. Oui. Viens, Magrat. On ferait bien de voir ce qu’elle a fabriqué.

— On a entendu des cris, insista le fou qui ne pouvait s’empêcher de juger qu’elles ne prenaient pas l’affaire assez au sérieux.

— J’dois dire, fit Mémé en l’écartant pour enjamber une racine pivotante qui se tortillait par terre, que si on m’avait enfermée, moi, dans un cul-de-basse-fosse, y aurait eu aussi des cris. »

Il y avait beaucoup de poussière dans le cachot, et dans le halo de lumière qui entourait l’unique torche Magrat distingua vaguement deux silhouettes recroquevillées dans l’angle le plus éloigné. La majeure partie du mobilier gisait sens dessus dessous, éparpillé dans tous les coins ; un mobilier dont aucun élément n’avait l’air conçu pour illustrer le dernier cri en matière de confort. Nounou Ogg attendait plutôt calmement dans ce qui avait l’air d’une espèce de pilori.

« Vous avez mis l’temps, observa-t-elle. Sortez-moi de ça, vous voulez ? J’commence à avoir des crampes. »

Et il y avait la dague.

Elle tournoyait doucement sur elle-même au milieu du local, jetait un éclat à chaque passage de la lame devant la lumière.

« Ma propre dague ! faisait le fantôme du roi d’une voix que seules les sorcières entendaient. Tout ce temps, et je ne le savais pas ! Ma propre dague ! Ces salauds m’ont bel et bien liquidé avec ma saloperie de dague ! »

Il fit un autre pas vers le couple royal en agitant l’arme. Un faible gargouillis, content de s’échapper, franchit les lèvres du duc.

« Il se débrouille bien, hein ? fit Nounou tandis que Magrat l’aidait à sortir de son carcan.

— C’est pas le vieux roi, ça ? Ils le voient pas ?

— J’crois pas. »

Le roi Vérence titubait légèrement sous le poids. Il était trop vieux pour jouer les esprits frappeurs ; c’était bon pour les adolescents…

« Attendez un peu que j’empoigne ça, dit-il. Oh, merde… »

Le couteau glissa de la prise molle du spectre et tomba par terre avec un bruit métallique. Mémé Ciredutemps s’avança promptement et posa le pied dessus.

« Les morts doivent pas tuer les vivants, dit-elle. Ça pourrait créer un machin, là, comment on dit ? oui, un dangereux précédent. Et puis d’abord, vous seriez bien plus nombreux que nous. »

La duchesse émergea la première de sa terreur. Après les couteaux voltigeurs et les explosions de portes, voilà que ces femmes la défiaient dans ses propres cachots. Elle ne savait pas vraiment comment réagir aux manifestations surnaturelles, mais elle avait des idées très arrêtées sur la façon d’aborder la dernière.

Sa bouche s’ouvrit comme l’entrée d’un enfer tout rouge.

« À la garde ! glapit-elle, et elle aperçut le fou près de la porte. Fou ! Va quérir les gardes !

— Ils sont occupés. On les quitte à l’instant, dit Mémé. Qui de vous deux est l’duc ? »

Kasqueth, à demi accroupi dans son coin, leva sur elle des yeux fixes atteints de conjonctivite. Une petite goutte de salive lui perla à la commissure des lèvres, et il gloussa.

Mémé regarda de plus près. Au centre des yeux larmoyants il y avait autre chose qui la regardait aussi. « J’vais pas vous donner d’explication, dit-elle calmement. Mais ça serait mieux pour vous de quitter le pays. D’abdiquer, un truc comme ça.

— En faveur de qui ? lança la duchesse, glaciale. D’une sorcière ?

— Je refuse, fit le duc.

— Qu’est-ce que vous dites ? »

Le duc se remit debout, brossa un peu de poussière de ses vêtements et dévisagea Mémé. La froideur au centre de ses pupilles avait grandi.

« Je dis que je refuse, répéta-t-il. Crois-tu que de malheureux tours de passe-passe vont me faire peur ? Je suis roi par droit de conquête, et tu n’y peux rien changer. C’est aussi simple que ça, sorcière. »

Il se rapprocha.

Mémé ne le quittait pas des yeux. Elle n’avait encore jamais rien affronté de ce genre. L’homme était manifestement dément, mais au cœur de sa démence on devinait une logique froide, un noyau de pure glace interstellaire au sein de la fournaise. Elle l’avait cru fragile sous une fine carapace de solidité, mais il fallait voir beaucoup plus loin. Quelque part au tréfonds de son esprit, quelque part au-delà de l’horizon régulier du rationnel, la pression même de l’aliénation avait forgé sa folie en quelque chose de plus dur que le diamant.

« Si tu triomphes de moi par la magie, la magie régnera, dit le duc. Et tu ne peux pas accepter ça. Le roi que tu aiderais à monter sur le trône serait en ton pouvoir. Ensorcelé, mais pas franchement enchanté, je dirais. Ce que domine la magie, la magie le détruit. Elle te détruirait, toi aussi. Tu le sais bien. Ha. Ha. »

Les jointures de Mémé blanchirent lorsqu’il se rapprocha encore.

« Tu pourrais m’abattre, dit-il. Et tu me trouverais peut-être un remplaçant. Mais il faudrait qu’il soit vraiment fou, parce qu’il saurait que ton œil maléfique le surveille et que s’il venait à te déplaire, eh bien, il y perdrait instantanément la vie. Tu aurais beau protester tout ton soûl, il saurait qu’il règne avec ta permission. Il ne serait roi que de nom. N’est-ce pas la vérité ? »

Mémé détourna les yeux. Les deux autres sorcières hésitaient, prêtes à se baisser.

« J’ai dit : n’est-ce pas la vérité ?

— Si, fit Mémé. C’est la vérité…

— Oui.

— … mais y a quelqu’un qui pourrait te vaincre, dit lentement Mémé.

— L’enfant ? Qu’il vienne donc quand il aura grandi. Un jeune homme avec une épée, à la rencontre de son destin. » Le duc eut un sourire méprisant. « Très romanesque. Mais j’ai des années devant moi pour m’y préparer. Qu’il essaye donc. »

À côté de lui, le poing du roi Vérence fendit l’air et rata complètement son but.

Le duc se pencha toujours plus près, le nez à deux doigts de la figure de Mémé.

« Retournez à vos chaudrons, les sœurs fatales, les sœurcières », dit-il d’une voix douce.


* * *

Mémé Ciredutemps enfilait à grands pas les couloirs du château de Lancre telle une grosse chauve-souris furieuse, tandis que le rire du duc lui rebondissait en écho tout autour de la tête.

« Tu pourrais lui refiler des furoncles ou autre chose, dit Nounou Ogg. Les hémorroïdes, ça, c’est bien. C’est permis. Ça l’empêchera pas de gouverner, faudra juste qu’il gouverne debout. Ça fait toujours rire, ce truc-là. Ou alors le trou d’balle en fleur. »

Mémé Ciredutemps ne répondit rien. Si sa rage avait dégagé de la chaleur, son chapeau aurait pris feu.

« Remarque, ça le rendrait sans doute encore plus mauvais, poursuivit Nounou qui courait pour ne pas se laisser distancer. Pareil que le mal de dents. » Elle jeta un coup d’œil en coin à la figure convulsée de Mémé.

« Te tracasse pas, dit-elle. Ils m’ont pas fait grand-chose. Mais merci quand même.

— Je m’inquiète pas pour toi, Gytha Ogg, cracha Mémé. Si j’suis venue, c’est uniquement parce que Magrat s’faisait du souci. Moi, j’dis que si une sorcière est pas capable de s’débrouiller toute seule, ça vaut pas l’coup qu’elle se fasse passer pour telle.

— Magrat s’en est bien sortie avec la porte, j’ai trouvé. »

Même en proie à sa fureur obstinée, Mémé Ciredutemps se fendit d’un hochement de tête approbateur. « Elle est en progrès », convint-elle. Elle regarda de part et d’autre dans le couloir puis se pencha à l’oreille de Nounou Ogg.

« J’vais pas donner au duc le plaisir de l’dire, fit-elle, mais il nous a battues.

— Ben, j’sais pas, dit Nounou. Mon Jason et quelques gars fortiches pourraient bientôt…

— T’as vu certains d’ses gardes. C’est pas le même genre qu’avant. Ceux-là, c’est des durs.

— On pourrait donner un p’tit coup de pouce aux gars…

— Ça marcherait pas. C’est aux gens de se débrouiller tout seuls avec ces histoires-là.

— Puisque tu l’dis, Esmé, fit humblement Nounou.

— Parfaitement. La magie est là pour qu’on la domine, pas pour nous dominer. »

Nounou opina puis, se rappelant une promesse, baissa le bras et ramassa un fragment de pierre dans les gravats du tunnel.

« Je croyais que vous aviez oublié », dit le fantôme du roi près de son oreille.

Plus en arrière dans le couloir, le fou gambadait à la suite de Magrat.

« Je pourrai vous revoir ? demanda-t-il.

— Ben… j’sais pas, répondit Magrat tandis que son cœur chantait, content de lui.

— Qu’est-ce que vous dites de ce soir ? proposa le fou.

— Oh, non, répondit Magrat. J’ai beaucoup à faire, ce soir. » Elle avait prévu de se pelotonner au chaud avec un lait bouillant et les notes de Bobonne Plurniche sur l’astrologie expérimentale, mais l’instinct lui disait qu’un soupirant devait se voir opposer une forte résistance, il n’en devenait que plus ardent.

« Demain soir, alors ? insista le fou.

— Je crois que je dois me laver les cheveux, demain soir.

— Je peux me libérer vendredi soir.

— Nous, on travaille beaucoup le soir, vous savez…

— L’après-midi, alors. »

Magrat hésita. Peut-être que l’instinct se trompait. « Ben… fit-elle.

— Vers deux heures. Dans le pré, à côté de l’étang, d’accord ?

— Ben…

— Je vous verrai là-bas, alors. D’accord ? dit le fou désespérément.

— Fou ! » La voix de la duchesse rebondit en écho dans le couloir, et une ombre de terreur passa sur la figure du bouffon.

« Faut que j’y aille, dit-il. Le pré, ça va ? Je porterai quelque chose pour que vous me reconnaissiez. D’accord ?

— D’accord », répéta Magrat, hypnotisée par sa seule insistance pressante. Elle fit demi-tour et courut pour rattraper les autres sorcières.

Devant le château, c’était un vrai pandémonium. La foule présente à l’arrivée de Mémé avait considérablement grossi, elle avait franchi les portes maintenant sans gardes et entourait le donjon. La résistance passive était nouvelle à Lancre, mais les habitants en maîtrisaient déjà certains des aspects les plus élémentaires : ils agitaient des râteaux et des faucilles en l’air dans des mouvements simples de bas en haut accompagnés de grimaces et de « grr-grr ! » sauf quelques-uns qui n’avaient pas bien saisi l’idée et qui agitaient des drapeaux en poussant des vivats. Les étudiants avancés repéraient déjà les bâtiments les plus combustibles intra muros. Plusieurs marchands de pâtés en croûte chauds et de saucisses dans un petit pain avaient surgi de nulle part[13] et réalisaient de bonnes affaires. Sous peu, quelqu’un allait lancer un projectile.

Les trois sorcières se tenaient en haut de l’escalier qui menait à la porte principale du donjon et embrassaient du regard la marée de visages.

« Là, y a mon Jason, dit joyeusement Nounou. Et puis Wane, et Darron, et Kev, et Trev, et Nev…

— Je me souviendrai de leurs têtes, dit lord Kasqueth qui émergea entre elles et leur posa une main sur l’épaule. Et voyez-vous mes archers sur les remparts ?

— J’les vois, fit Mémé, la mine sombre.

— Alors souriez et saluez de la main, dit le duc. Ainsi le peuple comprendra que tout va bien. Après tout, n’êtes-vous pas venues me voir aujourd’hui pour affaires d’État ? »

Il se pencha tout près de Mémé.

« Oui, il y a des centaines de choses que vous pourriez faire, dit-il. Mais pour en aboutir au même point. » Il recula. « Je ne suis pas un homme déraisonnable, j’espère, ajouta-t-il d’une voix enjouée. Peut-être que si vous persuadiez la populace de se calmer, j’accepterais d’alléger un peu mon autorité. Je ne promets rien, bien entendu. »

Mémé ne répondit pas.

« Souriez et saluez », ordonna le duc.

Mémé leva une main, l’agita vaguement et se fendit d’un bref rictus dépourvu du moindre humour. Puis elle fronça les sourcils et donna un coup de coude à Nounou Ogg qui saluait et faisait des grimaces comme une malade.

« Pas besoin de s’emballer ! siffla-t-elle.

— Mais y a Reet, Sharleen et leurs bébés. Ouh-ououh !

— Tu vas la fermer, espèce de vieux balai débile ! fit sèchement Mémé. Et ressaisis-toi !

— Très bien, bravo », dit le duc. Il leva les mains, ou plutôt la main. L’autre lui faisait toujours mal. Il avait encore essayé la râpe la veille au soir, mais ça n’avait pas marché.

« Peuple de Lancre, cria-t-il, n’ayez plus d’alarme ! Je suis votre ami. Je vous protégerai des sorcières ! Elles ont accepté de vous laisser tranquilles ! »

Mémé le considérait tandis qu’il parlait. C’est un de ces maniaques dépressifs, se disait-elle. Avec des hauts et des bas, comme un chaipasquoi. Il vous assassine et, la seconde d’après, il vous demande comment ça va.

Elle eut conscience qu’il la regardait, l’air d’attendre quelque chose.

« Quoi ?

— J’ai dit : je vais maintenant laisser la parole à l’honorée Mémé Ciredutemps, ha-ha, fit-il.

— Vous avez dit ça, hein ?

— Oui !

— Vous dépassez les bornes.

— Oui, c’est vrai ! » Le duc gloussa.

Mémé se tourna vers la foule qui attendait et qui se tut.

« Rentrez chez vous », dit-elle.

Un silence plus long s’ensuivit.

« C’est tout ? demanda le duc.

— Oui.

— Et les serments d’allégeance éternelle ?

— Comment ça ? Gytha, veux-tu arrêter d’faire signe à tout l’monde !

— Pardon.

— Et maintenant, on va y aller, nous aussi, fit Mémé.

— Mais nous nous entendions si bien, dit le duc.

— Viens, Gytha, fit Mémé, glaciale. Et Magrat, où elle a la tête ? »

Magrat leva un regard coupable. Elle était en grande conversation avec le fou, mais le genre de conversation où les deux protagonistes passent beaucoup de temps à se contempler les pieds et à se tripoter les ongles. L’amour véritable, c’est quatre-vingt-dix pour cent d’extrême confusion et de feu aux oreilles.

« On s’en va, dit Mémé.

— Vendredi après-midi, n’oubliez pas, souffla le fou.

— Enfin, si j’peux », fit Magrat.

Nounou Ogg lui lança un regard polisson.

Et ainsi Mémé Ciredutemps descendit rapidement les marches et traversa la cohue alors que les deux autres couraient sur ses talons. Plusieurs gardes rigolards croisèrent son regard et le regrettèrent, mais ici et là, dans la foule de spectateurs, s’échappait un ricanement à peine réprimé. En trombe elle franchit l’entrée, passa le pont-levis et traversa la ville. Quand elle marchait vite, Mémé battait la plupart des gens à la course.

Derrière elles, le duc, qui venait de passer le dernier pic euphorique dans les montagnes russes de sa folie et chutait à toute vitesse vers le bassin du désespoir, riait aux éclats.

« Ha, ha. »

Mémé ne s’arrêta pas avant d’être sortie de la ville et d’avoir gagné l’abri accueillant de la forêt. Elle quitta la route et se laissa tomber sur une bille de bois, la figure dans les mains.

Les deux autres s’approchèrent prudemment. Magrat la tapota dans le dos.

« Vous laissez pas abattre, dit-elle. Vous vous en êtes très bien tirée, on a trouvé.

— Je m’laisse pas abattre, j’réfléchis, dit Mémé. Allez-vous-en. »

Nounou Ogg haussa les sourcils à l’intention de Magrat en manière d’avertissement. Elles se retirèrent à distance convenable, même si, vu l’état d’esprit présent de Mémé, l’univers voisin risquait de faire encore trop près, et elles s’assirent sur une pierre moussue.

« Ça va, vous ? demanda Magrat. Ils vous ont rien fait, hein ?

— Pas posé une seule fois la main sur moi », répondit Nounou. Elle renifla. « C’est pas d’la vraie royauté, ceux-là, ajouta-t-elle. Le vieux roi Gruneweld, par exemple, il aurait pas perdu de temps à remuer des trucs sous le nez des gens pour les menacer, lui. Il y serait pas allé par quatre chemins, des aiguilles sous les ongles tout de suite, ç’aurait pas traîné. Pas de rires démoniaques, de ces machins-là. C’était un vrai roi, lui. Très courtois.

— Il menaçait de vous brûler.

— Oh, ça, je l’aurais pas permis. T’as un amoureux, j’ai vu, fit Nounou.

— Pardon ?

— Le jeune gars avec les clochettes. Qu’a une tête d’épagneul qui vient de recevoir un coup de pied.

— Oh, lui. » Magrat rougit violemment sous son maquillage blafard. « C’est juste un type, comme ça. Il arrête pas de me suivre.

— Ça peut devenir pénible, c’est sûr, dit Nounou d’un ton solennel.

— En plus, il est tout petit. Et faut tout l’temps qu’il gambade partout.

— Tu l’as bien regardé, n’est-ce pas ? fit la vieille sorcière.

— Pardon ?

— Non, hein ? C’est ce qu’il me semblait. Il est drôlement malin, ce fou. Il aurait dû faire l’acteur.

— Comment ça ?

— La prochaine fois, regarde-le avec des yeux de sorcière, pas avec des yeux de femme, dit Nounou qui donna un coup de coude complice à Magrat. Du bon travail, avec la porte, là-bas, reprit-elle. Tu commences à bien te débrouiller, j’trouve. J’espère que tu lui as dit, pour Gredin.

— Il a promis qu’il allait le faire sortir tout de suite, Nounou. »

Elles entendirent grogner Mémé Ciredutemps.

« Vous l’avez entendu, le ricanement dans la foule ? fit-elle. Quelqu’un a ricané ! »

Nounou Ogg s’assit près d’elle.

« Et y en a deux qu’ont montré du doigt, dit-elle. Je sais.

— On peut pas tolérer ça ! »

Magrat s’assit à l’autre bout de la bille de bois.

« Y a d’autres sorcières, dit-elle. Y en a des tas plus haut dans les montagnes du Bélier. Peut-être qu’elles pourraient vous aider. »

Les deux autres la regardèrent d’un air de surprise peinée.

« J’crois pas qu’on a besoin d’aller jusque-là, renifla Mémé. Demander de l’aide.

— Très mauvaise habitude, approuva Nounou Ogg.

— Mais vous avez bien demandé à un démon de vous aider, fit Magrat.

— Non, répliqua Mémé.

— Parfaitement. Non, renchérit Nounou.

— On lui a demandé d’nous assister.

— ’faitement. »

Mémé Ciredutemps étendit les jambes et se considéra les chaussures. De bonnes et solides chaussures, à clous et fers en forme de croissant ; impossible de croire qu’elles sortaient des mains d’un cordonnier, on avait posé une semelle et bâti le reste à partir de là.

« Y a bien cette sorcière, là-bas, du côté de Skund, dit-elle. La sœur Machin, chaipasquoi, son fils est parti comme marin… Tu sais, Gytha, celle qui renifle et qui pose des théières sur l’dossier des fauteuils dès qu’on s’assoit…

— Des têtières. Elle s’appelle Grodley, fit Nounou Ogg. Elle lève le p’tit doigt quand elle boit son thé, elle parle en mettant des h partout, pour faire chic.

— Houi. Bon. Je m’suis pas habaissée hà lui parler depuis cette histoire de gibet, si tu t’souviens. J’dirais qu’helle hadorerait ça, venir fouiner par hici, fourrer ses doigts dans tous les coins, renifler et nous donner des conseils. Oh, oui. De l’haide. On serait dans de beaux draps si on s’amusait à s’haider pour un houi pour un non.

— Oui, et là-bas, du côté de Skund, les arbres vous parlent et s’promènent la nuit, dit Nounou. Sans même demander la permission. Une organisation déplorable.

— Pas une bonne organisation, comme celle qu’on a chez nous ? » fit Magrat.

Mémé se leva d’un air décidé.

« Je rentre », dit-elle.

Il existe des milliers de bonnes raisons pour que la magie ne gouverne pas le monde. Elles s’appellent mages et sorcières, se disait Magrat tout en regagnant la route à la suite des deux autres.

C’était sans doute merveilleusement organisé de la part de la Nature qui voulait se protéger. Elle veillait à ce que quiconque doté d’un talent magique ait à peu près autant envie de coopérer qu’une ourse affligée d’une rage de dents, alors toute cette puissance dangereuse s’éparpillait par mesure de sécurité au hasard des chamailleries et des rivalités. Les styles différaient, évidemment. Les mages s’entre-assassinaient dans des couloirs balayés de courants d’air, les sorcières se contentaient de faire le mort quand elles se croisaient dans la rue. Et ils étaient tous aussi égocentriques qu’une toupie. Même quand ils aident leur prochain, songea-t-elle, ils le font secrètement pour leur compte personnel. Franchement, ce sont de grands enfants.

Sauf moi, se dit-elle avec suffisance.

« Elle est dans tous ses états, hein ? demanda Magrat à Nounou Ogg.

— Ah, ben oui, fit Nounou. Y a un problème, t’vois. Plus on s’accoutume à la magie, plus on évite de s’en servir. Plus elle gêne. J’imagine qu’au tout début t’as appris quelques sortilèges auprès de Bobonne Plurniche, qu’elle-repose-en-paix, et que tu t’en es servie à tout bout d’champ, pas vrai ?

— Ben, oui. Tout l’monde fait ça.

— C’est bien connu, convint Nounou. Mais quand tu progresses dans l’métier, t’apprends que la magie la plus difficile, c’est celle dont tu t’sers pas du tout. »

Magrat réfléchit avec précaution à ce paradoxe. « Ça serait pas un genre de zen, des fois ? fit-elle.

— Chaipas. J’en ai jamais vu.

— Quand on était dans les cachots, Mémé a dit quelque chose, comme quoi elle aurait essayé les pierres. Ç’avait l’air d’être de la magie plutôt difficile, ça.

— Ben, Bobonne faisait pas beaucoup dans les pierres, dit Nounou. C’est pas vraiment difficile. Suffit de leur réveiller un peu la mémoire. Tu sais, les vieux souvenirs. Quand elles étaient chaudes et liquides. »

Elle hésita, et sa main vola vers sa poche. Elle agrippa le fragment de pierre du château et se détendit.

« Un moment, là, j’ai cru que je l’avais oublié, dit-elle en le sortant. Vous pouvez vous montrer, maintenant. »

Il était à peine visible dans la clarté du jour, faible miroitement qui flottait sous les arbres. Le roi Vérence cligna des yeux. Il n’avait pas l’habitude de la lumière solaire.

« Esmé, dit Nounou. Y a quelqu’un qui veut te voir. »

Mémé se retourna lentement et plissa des yeux en direction du fantôme.

« J’vous ai vu dans l’cachot, vous, hein ? fit-elle. Qui vous êtes ?

— Vérence, roi de Lancre, répondit le fantôme qui s’inclina.

Ai-je l’honneur de m’adresser à Mémé Ciredutemps, doyenne dès sorcières ? »

Comme on l’a déjà signalé, ce n’est pas parce que le roi Vérence descendait d’une longue lignée de rois qu’il était foncièrement idiot, et une année sans distractions charnelles avait en outre accompli des merveilles. Mémé Ciredutemps s’estimait totalement insensible à la pommade dans le dos, mais le roi lui en passait avec dextérité l’équivalent de la consommation pharmaceutique de tout un pays. La courbette était un petit détail particulièrement bien trouvé.

Un muscle se contracta au coin de la bouche de Mémé. Elle répondit par un petit salut raide parce qu’elle n’était pas très sûre du sens de « doyenne ».

« J’suis elle-même, admit-elle.

» Vous pouvez vous relever », ajouta-t-elle, royale.

Le roi Vérence restait agenouillé, à trois doigts au-dessus du sol.

« Je sollicite une faveur, s’empressa-t-il d’annoncer.

— Dites donc, comment vous êtes sorti du château ? demanda Mémé.

— L’estimée Nounou Ogg m’a prêté son concours. J’ai réfléchi : si je suis lié aux pierres de Lancre, alors je peux aussi les suivre où elles vont. Je crains de m’être livré à une petite supercherie pour arranger les choses. Pour le moment, je hante son tablier.

— Vous êtes pas l’premier non plus, fit Mémé sans y penser.

— Esmé !

— Et je vous conjure, Mémé Ciredutemps, de restaurer mon fils sur le trône.

— Restaurer ?

— Vous savez ce que je veux dire. Est-il en bonne santé ? »

Mémé fit oui de la tête.

« La dernière fois qu’on l’a Regardé, il se restaurait tout seul d’une pomme, dit-elle.

— C’est son destin d’être roi de Lancre !

— Oui, d’accord. Le destin, faut s’en méfier, vous savez.

— Vous ne m’aiderez pas ? »

Mémé parut accablée. « C’est s’mêler des affaires des autres, vous voyez. Ça tourne toujours au vinaigre quand on s’mêle de politique. Une fois qu’on a commencé, on peut plus s’arrêter. Ça, c’est une règle fondamentale de la magie. On rigole pas avec les règles fondamentales.

— Vous n’allez pas m’aider ?

— Ben… naturellement, un jour, quand votre gars sera un peu plus grand…

— Où est-il en ce moment ? » demanda le roi d’un ton glacial.

Les sorcières évitèrent de se regarder.

« On l’a vu à l’abri hors du pays, vous voyez, répondit gauchement Mémé.

— Très bonne famille, intervint aussitôt Nounou.

— Quel genre ? fit le roi. Pas des gens du commun, j’espère ?

— Absolument pas, assura Mémé avec une force considérable tandis qu’une image de Vitoller lui passait par l’esprit. Pas communs du tout. Très hors du commun. Hum. »

Elle implora des yeux l’aide de Magrat.

« C’étaient des Thespiens, dit Magrat d’une voix ferme qui irradiait une telle approbation que le roi ne put se retenir d’opiner du chef, machinalement.

« Oh, fit-il. Bien.

— C’en étaient ? chuchota Nounou Ogg. Ils en avaient pas l’air.

— Étale pas ton ignorance, Gytha Ogg », renifla Mémé. Elle se tourna vers le fantôme du roi. « Faut l’excuser, Votre Majesté. Elle cherche qu’à en mettre plein la vue. Elle sait même pas où ça se trouve, Thespies.

— Où que ce soit, j’espère qu’ils savent, là-bas, comment instruire dans les arts de la guerre, dit Vérence. Je connais Kasqueth. D’ici dix ans, il se sera incrusté dans le pays comme un crapaud dans une pierre. »

Le regard du roi passa de sorcière en sorcière. « Dans quelle espèce de royaume nous faudra-t-il revenir ? Je suis encore au courant de ce que devient le royaume. Le regarderez-vous changer d’année en année, s’appauvrir et dépérir ? » Le fantôme du roi s’estompa.

Sa voix flottait dans le vide, légère comme la brise.

« Rappelez-vous, chères sœurs, dit-il, le pays et le roi ne font qu’un. »

Puis il disparut.

Magrat en se mouchant rompit le silence embarrassé.

« Qu’un quoi ? demanda Nounou Ogg.

— Faut faire quelque chose, dit Magrat d’une voix que l’émotion étranglait. Règles ou pas règles !

— C’est très contrariant, dit Mémé avec calme.

— Oui, mais qu’est-ce que vous allez faire ?

— Réfléchir. Réfléchir à tout ça.

— Ça fait un an que vous y réfléchissez.

— Qu’un quoi ? Font qu’un quoi ? répéta Nounou Ogg.

— Ça vaut rien d’agir à la va-vite, dit Mémé. Ces choses-là… »

Un chariot arrivait en bringuebalant avec fracas sur la piste de Lancre. Mémé l’ignora.

«… demandent beaucoup de réflexion.

— Vous savez pas quoi faire, hein ? lança Magrat.

— Ridicule. Je…

— Y a un chariot qui s’amène, Mémé. »

Mémé Ciredutemps haussa les épaules. « Ce que vous comprenez pas, vous autres, les jeunes… » commença-t-elle.

La sécurité routière élémentaire n’avait jamais préoccupé les sorcières. Les quelques véhicules qui circulaient sur les routes de Lancre ou bien les contournaient, ou bien, en cas d’impossibilité, attendaient qu’elles libèrent le passage. Mémé Ciredutemps, toute sa vie, avait tenu la chose pour fait acquis ; la seule raison qui l’empêcha de comprendre son erreur dans la mort, ce fut Magrat qui, douée de meilleurs réflexes, la tira dans le fossé.

Un fossé intéressant. Des machins en tire-bouchon y gigotaient légèrement, descendants directs d’autres machins, ingrédients de la soupe primordiale de la création. Quiconque s’imaginait l’eau du fossé insignifiante y aurait passé une demi-heure instructive avec un microscope puissant. Il y poussait aussi des orties, et maintenant on y trouvait Mémé Ciredutemps.

Elle s’extirpa à grand-peine des herbes, bredouillante de rage, et se dressa dans le fossé telle Vénus Anadyomène, mais en plus décatie et davantage recouverte de lentilles d’eau.

« L-l-l, fit-elle, un doigt tremblant pointé vers le chariot qui s’éloignait.

— C’est le jeune Naichelet qu’habite du côté de Coprindencre, la renseigna Nounou Ogg depuis un buisson voisin. Ils ont toujours été un peu fêlés dans la famille. Évidemment, sa mère, c’était une Batcul.

— Il nous a renversées ! s’indigna Mémé.

— Vous auriez pu vous écarter, dit Magrat.

— Nous écarter ? On est des sorcières ! C’est les autres qui s’écartent de nous ! » Elle reprit pied sur la piste dans un bruit de succion, le doigt toujours pointé vers le chariot. « Par Hoki, j’vais lui faire regretter d’être né…

— C’était un bon gros bébé, je m’rappelle, fit le buisson. Sa mère l’a senti passer.

— On m’a encore jamais fait ça, jamais, continua Mémé qui vibrait encore comme la corde d’un arc. J’vais lui apprendre à nous rentrer dedans comme si… comme si… comme si on était n’importe qui !

— Il le sait déjà, fit Magrat. Aidez-moi donc à sortir Nounou de ce buisson, vous voulez bien ?

— J’vais lui changer son…

— Les gens, ils ont plus d’respect, voilà tout, dit Nounou tandis que Magrat l’aidait à se dépêtrer des épines. Tout ça à cause du roi qui fait qu’un, si tu veux mon avis.

— On est des sorcières ! s’écria Mémé en tournant le visage vers le ciel, les poings brandis.

— Oui, oui, dit Magrat. L’équilibre harmonieux de l’univers, tout ça. Je crois que Nounou est un peu fatiguée.

— Qu’ai-je fait durant tout ce temps ? lança Mémé avec une emphase qui aurait même laissé Vitoller bouche bée.

— Pas grand-chose, dit Magrat.

— Ridiculisée ! Ridiculisée ! Sur mes propres routes ! Dans mon propre pays ! hurla Mémé. Cette fois, ça suffit ! J’vais pas endurer ça dix ans ! J’vais pas endurer ça un jour de plus ! »

Les arbres autour d’elle se mirent à s’agiter et la poussière de la route se souleva soudain en tourbillons frémissants qui s’efforçaient de dégager son chemin. Mémé Ciredutemps tendit un bras démesuré au bout duquel elle déplia un doigt interminable dont l’extrémité de l’ongle recourbé lâcha un bref jet de feu octarine.

Un kilomètre plus loin sur la piste, le chariot perdit ses quatre roues en même temps.

« Coller une sorcière sous les verrous, hein ? » hurlait Mémé à la face des arbres.

Nounou se remit tant bien que mal sur ses jambes.

« On ferait bien de la r’tenir », chuchota-t-elle à Magrat. Toutes deux bondirent sur Mémé et la forcèrent à baisser les bras de chaque côté.

« J’m’en vais lui faire voir, moi, de quel bois les sorcières se chauffent ! hurlait-elle.

— Oui, oui, c’est ça, c’est ça, fit Nounou. Mais peut-être pas maintenant et pas comme ça, hein ?

— Les sœurs fatales, les sœurcières, ah oui ! braillait Mémé. J’m’en vais lui…

— Tiens-la une seconde, Magrat, dit Nounou Ogg en se retroussant une manche.

» Des fois, ça arrive chez les plus qualifiées », dit-elle, et sa paume s’abattit en une gifle qui souleva les deux sorcières de terre. L’univers aurait pu s’arrêter là, sur cette ultime fausse note.

Au terme du silence oppressant qui s’ensuivit Mémé fit : « Merci. »

Elle rajusta sa robe avec un semblant de dignité et ajouta : « Mais je l’pensais. On se retrouve ce soir au menhir et on va faire ce qu’il faut. Hum. »

Elle rajusta les épingles de son chapeau et partit d’un pas incertain en direction de sa chaumière.

« Elle devient quoi là-dedans, la règle de pas se mêler de politique ? » fit Magrat en la regardant s’éloigner.

Nounou se massait les doigts pour y ramener un peu de vie.

« Par Hoki, cette femme a la mâchoire comme une enclume. Tu disais ?

— Je disais : et la règle de pas se mêler des affaires des autres ?

— Ah », fit Nounou. Elle prit le bras de la jeune sorcière. « Eh bien, expliqua-t-elle, quand tu connaîtras mieux le Métier, tu apprendras qu’il existe une autre règle. Esmé l’a suivie toute sa vie.

— Et c’est quoi ?

— Quand tu violes une règle, viole-là un bon coup », dit Nounou dans un grand sourire qui découvrit des gencives encore plus menaçantes que des dents.


* * *

Le duc, lui, souriait en regardant la forêt.

« Ça marche, dit-il. Le peuple murmure contre les sorcières. Comment t’y prends-tu, fou ?

— Les blagues, noncle. Et les ragots. Le peuple a toujours plus ou moins envie de les croire, n’importe comment. Tout le monde respecte les sorcières. Mais en vérité personne ne les aime beaucoup. »

Vendredi après-midi, songeait-il. Il va falloir que je trouve des fleurs. Et que je mette mon plus beau costume, celui avec les clochettes d’argent. Oh, bon sang.

« Voilà qui fait plaisir. Si ça continue, fou, tu seras élevé au rang de chevalier. »

Celle-là, c’était la n°302, et le fou était trop avisé pour ne pas saisir la perche tendue. « De grâce, noncle, dit-il d’un ton las en ignorant le spasme de douleur qui déformait la figure du duc, si j’étais chevalier (cheval lié), eh bien, je serais fort marri pour gambader ; ma foi, si nombre de chevaliers sont fous, eh bien, pourquoi…

— Oui, oui, ça va », le coupa sèchement lord Kasqueth. Il se sentait déjà beaucoup mieux. Son porridge du soir n’avait pas été trop salé, et le château donnait l’impression d’un certain vide. Il n’entendait plus de voix à la limite de l’audible.

Il s’assit sur le trône. Pour la première fois il s’y trouva parfaitement à l’aise.

La duchesse s’assit près de lui, le menton dans la main, et regarda le fou avec une vive attention. Le fou n’aimait pas ça. Il pensait savoir à quoi s’en tenir avec le duc, il suffisait de patienter jusqu’à ce que sa folie remonte au niveau euphorique, mais la duchesse, elle, lui fichait franchement la trouille.

« Les mots ont un grand pouvoir, semble-t-il, dit-elle.

— En effet, madame.

— Tu dois avoir suivi de très longues études. »

Le fou opina. Le pouvoir des mots l’avait soutenu durant ses années d’enfer à la Guilde. Les mages et les sorcières se servaient des mots comme d’outils pour donner vie à autre chose, mais le fou sentait que les mots vivaient eux-mêmes.

« Les mots peuvent changer le monde », fit-il.

Les yeux de la duchesse s’étrécirent.

« C’est ce que tu as déjà dit. Je reste sceptique. Les hommes forts, eux, changent le monde. Les hommes forts et leurs actes. Les mots ne sont que de la pâte d’amande sur un gâteau. Bien sûr, toi, tu les crois essentiels. Tu es un faible, tu n’as rien d’autre.

— Votre Seigneurie se trompe. »

La main grasse de la duchesse battit une charge impatiente sur le bras de son trône.

« J’espère pour toi que tu peux justifier ta remarque.

— Madame, le duc souhaite abattre la forêt, n’est-ce pas ?

— Les arbres parlent de moi, murmura lord Kasqueth. Je les entends chuchoter quand je vais faire du cheval. Ils racontent des mensonges sur mon compte ! »

La duchesse et le fou échangèrent un regard.

« Mais, poursuivit le fou, le projet se heurte à une opposition farouche.

— Quoi ?

— Le peuple le désapprouve. »

La duchesse explosa. « Quelle importance ? rugit-elle. C’est nous qui gouvernons ! Le peuple fera ce qu’on lui dit sous peine d’être exécuté sans pitié ! »

Le fou fit une petite révérence, une cabriole et agita les mains en un geste conciliant.

« Mais, mon amour, nous n’aurons plus de peuple, murmura le duc.

— Pas la peine, pas la peine ! jeta désespérément le fou. Vous n’avez pas du tout besoin de faire ça ! Voilà ce qu’il faut faire… » Il marqua un temps d’arrêt et ses lèvres remuèrent rapidement. « Vous vous lancez dans un projet ambitieux, un projet de grande envergure pour développer l’industrie de transformation, créer des emplois de longue durée dans les scieries, ouvrir de nouveaux terrains à l’exploitation et réduire la délinquance. »

Cette fois, le duc eut l’air dérouté. « Comment je vais faire ça ? demanda-t-il.

— Abattez les forêts.

— Mais tu as dit…

— Taisez-vous, Kasqueth », fit la duchesse. Elle posa sur le fou un autre long regard songeur.

« Comment, au juste, demanda-t-elle enfin, s’y prend-on pour raser les maisons des gens qu’on n’aime pas ?

— Rénovation urbaine, dit le fou.

— J’avais en tête de les brûler.

— Alors assainissement urbain, s’empressa-t-il de rectifier.

— Et de répandre du sel partout.

— Ma foi, ça, c’est de l’assainissement urbain doublé d’un programme de mise en valeur de l’environnement. Ce serait peut-être une bonne idée de planter aussi quelques arbres.

— Plus d’arbres ! s’écria Kasqueth.

— Oh, bien entendu. Ils ne survivront pas. L’important, c’est de les avoir plantés.

— Mais je veux aussi lever des impôts, fit la duchesse.

— Eh bien, noncle…

— Je ne suis pas ton noncle.

— N’tante ? proposa le fou.

— Non.

— Eh bien… je vous prie… vous avez besoin de financer votre programme ambitieux pour le pays.

— Pardon ? fit le duc qui ne suivait encore plus.

— Il veut dire qu’abattre des arbres, ça coûte de l’argent », expliqua la duchesse. Elle sourit au fou. C’était la première fois qu’il la voyait le considérer autrement que comme un petit cancrelat dégoûtant. Ses yeux gardaient encore l’image du cancrelat, mais ils disaient : Gentil petit cancrelat, tu as appris un tour.

« Fascinant, reprit-elle. Mais tes mots peuvent-ils changer le passé ? »

Le fou réfléchit.

« Encore plus facilement, à mon avis, répondit-il. Parce que le passé, c’est ce que se rappellent les gens, et les souvenirs sont des mots. Qui sait comment gouvernait un roi il y a mille ans ? Il n’en reste que des souvenirs et des histoires. Et aussi des pièces, évidemment.

— Ah, oui. J’ai vu une pièce, une fois, dit Kasqueth. Une bande de rigolos en collants. Ils braillaient à tout va. Les gens aimaient ça.

— Tu prétends que l’histoire, c’est ce qu’on raconte aux gens ? » dit la duchesse.

Le fou fit du regard le tour de la salle du trône et tomba sur le roi Gruneberry le Bon (906-967).

« Est-ce qu’il l’était vraiment ? fit-il, le doigt tendu. Qui peut le dire, aujourd’hui ? À quoi était-il bon ? Mais il restera Gruneberry le Bon jusqu’à la fin des temps. »

Le roi était penché en avant dans son trône, les yeux luisants.

« Je veux être un bon monarque, dit-il. Je veux que le peuple m’aime. J’ai envie qu’on se souvienne de moi avec affection.

— On peut supposer, fit la duchesse, que sur certains plans il était sujet à controverse. Que certains faits historiques on été… passés sous silence.

— Ce n’est pas moi, vous savez, dit le duc très vite. Il a glissé et il est tombé. C’est tout. Glissé et tombé. Je n’y étais même pas. Il m’a agressé. C’était de la légitime défense. Voilà. Il a glissé et il est tombé sur sa propre dague en légitime défense. » Sa voix baissa jusqu’au seuil du marmonnement. « Je n’ai aucun souvenir pour l’instant », murmura-t-il. Il frotta sa main meurtrière, bien que l’adjectif ne fût plus guère approprié.

« Calmez-vous, mon époux, fit sèchement la duchesse. Je sais que ce n’est pas vous. Je n’étais pas là-bas avec vous, souvenez-vous. Ce n’est pas moi qui ne vous ai pas tendu la dague. » À nouveau le duc frissonna.

« Et maintenant, fou, reprit lady Kasqueth, je disais, je crois, que certains faits devraient être clairement établis.

— Ma foi, que vous n’étiez pas là à ce moment-là ? » dit joyeusement le fou.

C’est vrai que les mots ont du pouvoir ; entre autres, celui de franchir les lèvres avant qu’on ait eu le temps de les en empêcher. Eussent-ils pris la forme de gentils petits agneaux, le fou aurait suivi des yeux leurs bonds guillerets jusque dans le lance-flamme que braquait le regard mauvais de la duchesse.

« Pas où ça ? fit-elle.

— N’importe où, répondit en hâte le fou.

— Imbécile. Tout le monde est quelque part.

— Je veux dire, vous étiez partout sauf en haut de l’escalier.

— Quel escalier ?

— N’importe lequel, dit le fou qui commençait à transpirer. Je me souviens clairement ne pas vous avoir vue ! »

La duchesse l’étudia un moment.

« À condition de ne pas l’oublier », dit-elle. Elle se frotta le menton, ce qui rendit un bruit de râpe très net.

« La réalité se réduit à quelques misérables mots, as-tu dit. Donc, les mots sont la réalité. Mais comment les mots peuvent-ils devenir l’histoire ?

— C’était une très bonne pièce, la pièce que j’ai vue, rêvassait Kasqueth. Il y avait des combats, et personne n’est vraiment mort. Quelques très bonnes tirades, j’ai trouvé. »

Nouveau crissement de papier de verre côté duchesse.

« Fou ? lança-t-elle.

— Madame ?

— Peux-tu écrire une pièce ? Une pièce qui fera le tour du monde, une pièce dont on se souviendra longtemps après que les rumeurs se seront tues.

— Non, madame. Il faut un talent particulier.

— Mais peux-tu trouver quelqu’un qui l’a, ce talent ?

— Il existe des auteurs, madame.

— Trouves-en un, murmura le duc. Trouve le meilleur. Trouve le meilleur. La vérité jaillira. Trouves-en un. »


* * *

La tempête se reposait. Elle n’y tenait pas mais se reposait quand même. Pendant deux semaines elle avait doublé un célèbre anticyclone au-dessus de la mer Circulaire : elle s’était présentée tous les jours, avait traîné sans rien faire dans le front froid, bien contente qu’on lui propose à l’occasion de déraciner un arbre par-ci par-là ou de faire voltiger une ferme jusqu’à telle cité d’émeraude de son choix. Mais le grand bouleversement climatique n’avait jamais eu lieu.

Elle se consolait en songeant que même les très grandes tempêtes du passé – le Grand Ouragan de 1789, par exemple, ou Zelda la Rafale et ses Étonnantes Pluies de Grenouilles – avaient traversé des mauvaises passes de ce genre à un certain stade de leurs carrières. Ça faisait tout bonnement partie de la grande tradition du temps.

En outre, elle avait longuement tenu l’affiche dans les plaines, façon pantomime, en apportant une neige de saison et des gelures au dernier degré à des millions de gens. Elle était aujourd’hui remontée dans les montagnes sans grand-chose d’autre à faire qu’agiter la bruyère ; elle n’avait plus qu’à se résigner. Humaine, elle aurait meublé le temps en portant un chapeau de carton dans une usine à hamburgers.

Pour l’heure, elle observait trois silhouettes qui se déplaçaient lentement sur la lande et convergeaient d’un pas décidé vers un bout de terrain dénudé où se dressait le menhir ; enfin… où il se dressait d’habitude, car on ne le voyait présentement nulle part.

Elle reconnut de vieilles amies, des connaisseuses, et elle leur adressa en manière de salut un bref roulement de tonnerre parfaitement hors de saison. Qui les laissa complètement indifférentes.

« Le foutu caillou s’est tiré, fit Mémé Ciredutemps. Sont pourtant nombreux. »

Elle avait la figure pâle. Elle avait peut-être aussi les traits tirés ; mais alors tirés à main levée par un dessinateur névrosé. Elle ne donnait pas l’impression de vouloir rigoler. Pas du tout.

« Allume le feu, Magrat, ajouta-t-elle machinalement.

— On se sentira sans doute mieux après une tasse de thé », fit Nounou Ogg qui articula sa phrase comme s’il s’agissait d’une incantation. Elle farfouilla dans les replis de son châle. « Légèrement arrosé, reprit-elle en sortant une petite bouteille d’eau-de-vie de pomme.

— L’alcool est perfide et obscurcit l’esprit, dit vertueusement Magrat.

— Moi, j’y touche jamais, à ce truc-là, dit Mémé Ciredutemps. Faut garder les idées claires, Gytha.

— Rien qu’une goutte dans l’thé, ça s’appelle pas boire, fit Nounou. C’est un médicament. Le vent d’ici est drôlement frisquet, mes sœurs.

— Très bien, dit Mémé. Mais rien qu’une goutte. »

Elles burent en silence. Mémé finit par déclarer : « Bon, Magrat. Tu connais tout sur ces histoires de convents. Ça serait peut-être bien de s’y prendre comme il faut. On fait quoi, maintenant ? »

Magrat hésita. Elle n’osait pas proposer de danser nues.

« Y a une chanson, dit-elle. À la louange de la pleine lune.

— Elle est pas pleine, fit remarquer Mémé. Elles est chaipas-quoi. Bombée.

— Gibbeuse, dit Nounou avec obligeance.

— Je crois que c’est à la louange des pleines lunes en général, risqua Magrat. Et après, on passe par une prise de conscience. On a vraiment besoin de la pleine lune pour ça, j’en ai peur. C’est très important, les lunes. »

Mémé posa sur elle un long regard calculateur.

« C’est ça, la sorcellerie moderne, hein ?

— Ça en fait partie, Mémé. Y en a encore bien plus. »

La vieille Ciredutemps soupira. « Chacune son truc, j’imagine. Mais pas question que j’laisse un gros caillou rond et brillant me dire, à moi, ce que j’dois faire.

— Oui, fait chier, tout ça, renchérit Nounou. On a qu’à jeter un sort. »


* * *

C’était la nuit, et le fou suivait les couloirs à pas feutrés. Il avait en outre pris ses précautions. Magrat lui avait fait une description haute en couleur du caractère de Gredin, alors il avait emprunté une paire de gants et une espèce de guimpe en métal dans la réserve de cottes de mailles héréditaires du château.

Il gagna le débarras, souleva prudemment le loquet, poussa la porte et se plaqua contre le mur.

Le couloir s’assombrit légèrement lorsque l’obscurité du local s’y répandit pour se mélanger à celle plus claire qui l’occupait déjà.

À part ça, rien. L’indice des boules de fourrure enragées, crachantes et meurtrières à franchir la porte ne décolla pas du zéro. Le fou se détendit et se glissa à l’intérieur.

Gredin lui tomba sur le crâne.

La journée avait été longue. La pièce n’offrait pas l’ambiance de folle animation à laquelle Gredin s’attendait et aspirait. Seul fait intéressant : la découverte, en milieu de matinée, d’une colonie de souris qui grignotaient depuis des générations une tapisserie inestimable retraçant l’histoire de Lancre et qui en arrivaient au roi Murune (709–745), victime d’un sort horrible[14], lorsqu’elles y eurent droit à leur tour. Il s’était fait les griffes sur un buste du seul vampire royal de Lancre, la reine Grimnir (1514–1553, 1553–1557, 1557–1562, 1562–1567 et 1568–1573). Il avait fait ses ablutions sur le portrait d’un monarque inconnu, lequel commençait à se dissoudre. À présent il sentait monter l’ennui, et aussi la colère.

Il ratissa de ses griffes l’emplacement présumé des oreilles du fou et ne récolta qu’un raclement métallique.

« Qui ch’est qu’est un bon gros chat ? fit le fou. Minou, minou, minou. »

Ce qui déconcerta Gredin. La seule autre personne à lui avoir jamais parlé comme ça, c’était Nounou Ogg ; en dehors d’elle tout le monde lui jetait du : « Fous-moi-l’camp-d’là-sale-matou ». Il se pencha tout doucement, intrigué par la nouveauté de la chose.

Côté fou, une tête de chat à l’envers descendit lentement dans son champ de vision ; une lueur d’intérêt se lisait dans le regard mauvais.

« Il veut rentrer à la maison, hein, le minou ? reprit-il d’un ton encourageant. Regarde la poporte, elle est ouverte. »

Gredin resserra son étreinte. Il avait trouvé un ami.

Le fou haussa les épaules avec grande précaution, se retourna et revint dans le couloir. Il redescendit au rez-de-chaussée, traversa la salle, sortit dans la cour, longea le corps de garde et franchit la porte principale où il salua, sans brusquerie, les sentinelles de la tête.

« Y a un type qui vient de passer avec un chat sur le crâne, remarqua l’une d’elles au bout d’une ou deux minutes de réflexion.

— T’as vu qui c’était ?

— Le fou, j’crois bien. »

Une pause, de réflexion elle aussi. La deuxième sentinelle déplaça sa prise sur sa hallebarde.

« Un sale boulot, dit-elle. Mais faut bien que quelqu’un s’en charge, j’imagine. »


* * *

« On va jeter de sort à personne, fit Mémé, catégorique. Ç’a du mal à marcher si la victime le sait pas.

— Ce qu’on fait, c’est qu’on lui envoie une poupée à son image percée d’aiguilles.

— Non, Gytha.

— Tout ce qu’y a à faire, c’est mettre la main sur quelques ongles de ses doigts de pieds, insista Nounou avec enthousiasme.

— Non.

— Ou quelques cheveux, n’importe quoi. J’ai les aiguilles.

— Non.

— Jeter des sorts aux gens, c’est moralement douteux et extrêmement préjudiciable au karma, dit Magrat.

— Eh ben, j’vais quand même lui jeter un sort, fit Nounou. À voix basse, comme qui dirait. J’aurais parfaitement pu attraper la mort dans ce cachot, il s’en fichait complètement.

— On va pas lui jeter de sort, dit Mémé. On va le remplacer. Qu’est-ce que t’as fait de l’ancien roi ?

— J’ai laissé le caillou sur la table de la cuisine, répondit Nounou. Je le supportais plus.

— Je vois pas pourquoi, fit Magrat. Il avait l’air très aimable. Pour un fantôme.

— Oh, lui, très bien. C’étaient les autres, dit Nounou.

— Les autres ?

— « Veuillez sortir une pierre du château, ainsi je pourrai la hanter, bonne mère, qu’il m’a dit. Ici, on s’emmerde comme un rat mort, maîtresse Ogg, si vous me passez l’expression », qu’il m’a dit. Alors évidemment je l’ai fait. M’est avis que les autres, ils écoutaient. Oh ouais, qu’ils se sont dit, tout l’monde en route, c’est le moment de prendre un peu de vacances. J’ai rien contre les fantômes. Surtout contre les fantômes royaux, ajouta-t-elle en loyale sujette. Mais ma chaumière, c’est pas un endroit pour eux. J’veux dire, y a une femme en char qui hurle à tue-tête dans la buanderie. J’te demande un peu. Plus deux petits gamins dans l’arrière-cuisine, des bonshommes sans tête dans tous les coins, quelqu’un qui braille sous l’évier et puis un petit zigue poilu qui se promène, l’air perdu et tout. C’est pas normal.

— Tant qu’il nous embête pas ici… dit Mémé. On veut pas d’hommes autour de nous.

— C’est un fantôme, pas un homme, fit Magrat.

— Entrons pas dans les détails, répliqua Mémé d’un ton glacial.

— Mais vous pouvez pas remettre l’ancien roi sur le trône, dit Magrat. Les fantômes peuvent pas gouverner. La couronne leur tiendrait pas sur la tête. Elle leur passerait au travers.

— On va le remplacer par son fils, décida Mémé. Une vraie succession.

— Oh, on a déjà discuté de tout ça, objecta Nounou. Dans une quinzaine d’années, peut-être, mais…

— Ce soir, la coupa Mémé.

— Un enfant sur le trône ? Il durerait pas cinq minutes.

— Pas un enfant, dit tranquillement Mémé. Un homme adulte. Tu t’souviens d’Aliss Surestarie ? »

Il y eut un silence. Puis Nounou Ogg se tassa sur elle-même.

« Bordel de merde, murmura-t-elle. Tu vas pas t’lancer là-dedans, tout d’même ?

— Je compte bien essayer un coup.

— Bordel de merde, répéta Nounou tout doucement avant d’ajouter : T’as bien réfléchi, hein ?

— Oui.

— ’coûte voir, Esmé. J’veux dire, Aliss la Noire, c’était une des meilleures. J’veux dire, toi, t’es très bonne pour… ben, la têtologie, pour réfléchir, tout ça. J’veux dire, Aliss la Noire, ben… elle faisait ni une ni deux, elle y allait.

— Tu prétends que j’pourrais pas y arriver, c’est ça ?

— Excusez-moi, fit Magrat.

— Non. Non. Bien sûr que non, répondit Nounou qui l’ignora.

— Bon.

— Seulement… ben, elle était, tu sais, la moyenne des sorcières, comme a dit le roi.

— Doyenne, corrigea Mémé qui avait vérifié le mot depuis. Pas moyenne.

— Excusez-moi, refit Magrat, plus fort cette fois. Qui c’était, Aliss la Noire ? Et surtout, ajouta-t-elle aussitôt, j’veux pas de ces regards entendus entre vous et de ces parlotes sans moi. Y a trois sorcières dans ce convent, vous vous rappelez ?

— T’étais pas encore née, dit Nounou Ogg. Moi non plus, d’ailleurs. Elle vivait du côté de Skund. Une sorcière très forte.

— À ce qu’on raconte, fit Mémé.

— Une fois, elle a changé une citrouille en carrosse royal, dit Nounou.

— Du tape-à-l’œil, fit Mémé. Ça rend service à personne de s’amener dans un bal en puant la tarte au potiron. Et cette histoire de pantoufle de verre… Dangereux, à mon avis.

— Mais son meilleur coup, poursuivit Nounou sans tenir compte de l’interruption, ç’a été de plonger dans le sommeil tout un palais pendant cent ans jusqu’à… » Elle hésita. « Je m’souviens plus. Est-ce qu’il y avait des rosiers dans celui-là, ou des rouets ? Je crois qu’une princesse devait toucher… Non, y avait un prince. C’est ça.

— Toucher un prince ? fit Magrat, mal à l’aise.

— Non, c’est lui qui devait l’embrasser. Très romantique, qu’elle était, Aliss la Noire. Elle mettait toujours un peu de romanesque dans ses sorts. Ce qu’elle préférait, c’était le coup d’la fille et d’la grenouille.

— Pourquoi on l’appelait Aliss la Noire ?

— Les ongles, répondit Mémé.

— Et les dents, ajouta Nounou. Elle aimait les sucreries. Elle habitait dans une vraie chaumière en pain d’épices. Deux gamins ont fini par la pousser dans son propre four. Révoltant.

— Et vous allez plonger le château dans le sommeil ? demanda Magrat.

— Elle a jamais plongé le château dans le sommeil, dit Mémé. C’est que des histoires de vieilles femmes, ça, ajouta-t-elle en lançant un regard mauvais à Nounou. Elle a juste un peu étiré le temps. C’est pas aussi dur qu’on le croit. On fait ça sans arrêt. C’est comme du caoutchouc, le temps. On peut l’étirer comme on veut. »

Magrat allait contester : ce n’est pas vrai, le temps, c’est le temps, chaque seconde dure une seconde, elle est faite pour ça, c’est son boulot…

Alors elle se souvint de semaines qui avaient filé à toute allure et d’après-midi qui avaient duré une éternité. Certaines minutes avaient paru des heures, certaines heures avaient passé si vite qu’elle ne s’en était même pas rendu compte…

« Mais c’est seulement la perception des gens qui change, dit-elle. Non ?

— Oh, si, fit Mémé, évidemment. C’est rien d’autre. Est-ce que ça fait une différence ?

— Cent ans, c’est peut-être abuser un peu, remarque, dit Nounou.

— M’est avis que quinze, ça ferait un compte bien rond. Ça veut dire que le gamin en aurait dix-huit. On jette le sort, on va l’chercher, il révèle sa destinée, et tout rendre dans l’ordre. »

Magrat s’abstint de tout commentaire : les destinées ont toujours l’air évidentes quand on en parle, se disait-elle, mais dès lors qu’elles concernent des êtres humains, impossible de garantir quoi que ce soit. Nounou Ogg se cala pourtant confortablement et versa une autre mesure généreuse d’eau-de-vie de pomme dans son thé.

« Ça pourrait marcher, dit-elle. Un peu de paix et de tranquillité pendant quinze ans. Si je m’souviens bien du sort, une fois qu’on l’a jeté, faut aller voler autour du château avant le chant du coq.

— C’est pas à ça que j’pensais, dit Mémé. Ça serait pas bien. Kasqueth resterait roi pendant tout ce temps-là. Le royaume serait toujours malade. Non, ce que j’pensais faire, c’est déplacer tout le royaume. »

Elle regarda ses collègues, la figure épanouie en un large sourire.

« Tout Lancre ? fit Nounou.

— Oui.

— Quinze ans dans le futur ?

— Oui. »

Nounou considéra le balai de Mémé. Un engin de bonne facture, fait pour durer, en dehors d’un petit problème de temps en temps au démarrage. Mais il y avait des limites.

« T’y arriveras pas, dit-elle. Tu feras pas le tour de tout le royaume là-dessus. Faut monter jusqu’à Lamapoudre au nord et redescendre jusqu’au mont de Drumlin au sud. Tu pourrais pas emporter assez de magie.

— J’y ai pensé », fit Mémé.

Sa figure s’épanouit encore en un large sourire. Un sourire terrifiant.

Elle expliqua son plan. Un plan terrible.

Une minute plus tard, les sorcières repartaient en hâte vers leurs tâches respectives. La lande était à nouveau déserte. Elle resta un moment silencieuse, en dehors des couinements des chauves-souris et du bruissement occasionnel du vent dans la bruyère.

Puis du marécage voisin monta un bouillonnement. Tout doucement, couronné d’une touffe de sphaigne, le menhir émergea et inspecta le paysage d’un air d’extrême méfiance.


* * *

Gredin était ravi. Il avait d’abord cru que son nouvel ami l’emmenait à la chaumière de Magrat, mais pour une quelconque raison le fou avait quitté le sentier dans le noir pour faire un tour en forêt. Dans un secteur qui avait toujours eu les faveurs de Gredin. Un territoire de tertres, de fondrières cachées et de petits marais profonds, embrumé même par beau temps. Gredin y venait souvent, au cas où un loup y aurait cherché refuge pour la journée.

« Je croyais que les chats savaient retrouver tout seuls le chemin de chez eux », marmonna le fou.

Il se maudit tout bas. Il eût été facile de ramener la maudite bestiole chez Nounou Ogg, qui n’habitait qu’à quelques rues, presque sous les murs du château. Mais il avait alors eu l’idée de la remettre à Magrat. Pour l’impressionner, s’était-il dit. Les sorcières adorent les chats. Elle se sentirait du coup obligée de l’inviter à entrer, pour une tasse de thé, n’importe quoi…

Il mit le pied dans un autre trou plein d’eau. Quelque chose gigota par en dessous. Le fou gémit et recula sur un champignon tumescent.

« Écoute, le chat, dit-il. Faut descendre, d’accord ? Comme ça, tu trouves le chemin de chez toi, et moi, je te suis. Les chats sont fortiches pour voir dans le noir et retrouver leur chemin », ajouta-t-il, encourageant.

Il leva la main. Gredin lui planta ses griffes dans le bras en guise d’avertissement amical et s’aperçut avec surprise que ça n’avait aucun effet sur les cottes de mailles.

« C’est un gentil chat, ça, dit le fou en le reposant à terre. Vas-y. Trouve le chemin de la maison. N’importe quelle maison. »

Le sourire de Gredin s’effaça peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le chat. Ça flanquait presque autant la chair de poule que l’inverse.

Il s’étira et bâilla pour cacher son embarras. Se faire traiter de gentil chat au beau milieu d’un de ses terrains d’affût favoris n’allait pas arranger son image de chasseur. Il disparut dans les broussailles.

Le fou écarquilla les yeux dans l’obscurité. Il s’aperçut qu’il aimait bien les forêts, mais de loin, comme qui dirait ; c’est bien de les savoir là, mais les forêts qu’on a en tête ne ressemblent pas tout à fait à celles au cœur desquelles, par exemple, on se perd. Il y pousse davantage de gros chênes et moins de ronces. On s’y promène de jour, quand les arbres n’ont pas de visages malfaisants ni de branches qui vous écorchent. Les arbres de l’imagination sont de fiers géants de la forêt. La plupart de ceux que distinguait le fou ressemblaient à des gnomes végétaux, vulgaires treilles pour le lierre et les moisissures.

Il savait confusément qu’on pouvait déterminer la direction du Moyeu en observant de quel côté des arbres poussait la mousse. Un rapide examen des troncs les plus proches lui apprit, au mépris de toute géographie classique, que le Moyeu se trouvait dans tous les sens.

Gredin s’était évanoui.

Le fou soupira, retira sa cotte de mailles protectrice et tintinnabula doucement dans la nuit, à la recherche d’un terrain plus en hauteur. Un terrain en hauteur, ça semblait une bonne idée. Celui sur lequel il se tenait pour le moment avait l’air de trembler. Il était sûr qu’il n’aurait pas dû.


* * *

Sur son balai, Magrat planait à cent mètres au-dessus des frontières de Lancre, côté sens direct, et regardait en contrebas un océan de brume d’où émergeait de temps en temps la cime d’un arbre comme un rocher couvert d’algues à marée haute. Une lune bombée flottait au-dessus d’elle, sans doute gibbeuse une fois de plus. Même un brave petit croissant eût été préférable, se disait-elle. Plus à propos.

Elle frissonna et se demanda où se trouvait en ce moment Mémé Ciredutemps.

On connaissait, on redoutait le balai de la vieille sorcière dans tout l’espace aérien de Lancre. Mémé s’était initiée au vol sur le tard et, passée la première méfiance, y avait pris goût comme une mouche bleue à une vieille tête de poisson. L’ennui, c’est qu’elle ne connaissait de trajectoire que la ligne droite de A à B et n’arrivait pas à comprendre que d’autres usagers puissent revendiquer de quelconques prérogatives ; les plans de vols migratoires de tout un continent en avaient été chamboulés. Une évolution rapide au sein de la gent ailée locale avait produit une génération d’oiseaux qui volaient sur le dos afin de garder les cieux à l’œil.

Cette aveugle conviction que tout devait s’écarter de son chemin s’était étendue aux autres sorcières, aux très grands arbres et, à l’occasion, aux montagnes.

Mémé avait aussi violenté les nains qui vivaient sous les montagnes et dans une angoisse perpétuelle pour leur faire gonfler la puissance de l’engin. Plus d’un volatile sans méfiance avait pondu un œuf en plein ciel en apercevant soudain Mémé, le regard mauvais, qui lui fondait dessus agrippée à son manche.

« Oh, bon sang, songea Magrat. J’espère qu’elle a rencontré personne. »

Une brise nocturne la fit doucement tourner sur elle-même, comme une girouette sans fixation. Elle frissonna encore et plissa les yeux en direction des montagnes au clair de lune, la haute chaîne du Bélier dont les à-pic gelés et les abîmes verts de glace ne reconnaissaient ni rois ni cartographes. Lancre ne s’ouvrait sur le monde que du côté Bord ; le reste de ses frontières avait l’air aussi dentelé que la gueule d’un loup et beaucoup plus infranchissable. De cette altitude, il était possible d’embrasser tout le royaume…

Il y eut un bruit de déchirure dans le ciel au-dessus d’elle, une rafale de vent qui la fit à nouveau tournoyer sur elle-même et un cri déformé par l’effet Doppler : « Arrête de rêver, ma fille ! »

Elle pressa des genoux les brins du balai et lui fit prendre de l’altitude.

Il lui fallut plusieurs minutes pour rattraper Mémé, qui se tenait complètement allongée sur son manche pour réduire la prise au vent. Des cimes d’arbres sombres rugissaient loin en dessous lorsque Magrat arriva près de son aînée. Mémé se tourna vers elle, une main sur son chapeau pour le maintenir en place.

« Pas trop tôt, fit-elle sèchement. M’est avis qu’il me reste pas plus de quelques minutes de vol. Allez, rapproche-toi. »

Elle tendit la main. Magrat l’imita. Mal assurées sur leurs engins qui se cabraient et piquaient du nez chacun dans le sillage de l’autre, elles se touchèrent le bout des doigts.

Le bras de Magrat lui picota pendant que le pouvoir le parcourait[15]. Le balai de Mémé fit un bond en avant.

« Laissez-m’en un peu, cria Magrat. Faut que je redescende, moi !

— Ça devrait pas être difficile, hurla Mémé par-dessus le hurlement du vent.

— Je veux dire : saine et sauve !

— T’es une sorcière, non ? Au fait, t’as amené le cacao ? J’me les gèle, moi, ici ! »

Magrat hocha la tête, au désespoir, et de sa main libre passa une bouteille dans un paillon.

« Bien, fit Mémé. Bravo. On se retrouve au pont de Lancre. » Elle dégagea ses doigts.

Magrat s’éloigna en tourbillonnant, secouée par le vent, fermement accrochée à un balai qui désormais, elle en avait peur, gardait encore autant de portance aérienne qu’un bout de bois de chauffage. Sûrement pas en mesure de retenir une femme adulte à qui l’index de la gravité faisait signe d’approcher.

Tandis qu’elle chutait vers le toit de la forêt en un long plongeon à plat, elle se dit qu’il y avait peut-être quelque chose de flatteur dans le refus catégorique de Mémé Ciredutemps de prendre en compte les problèmes des autres. Ça laissait entendre qu’elle les jugeait, les autres, parfaitement capables de se débrouiller tout seuls.

Un sortilège de Changement serait sans doute tout indiqué.

Magrat se concentra.

Ma foi, ça marchait apparemment.

Rien, aux yeux d’un mortel, n’avait en fait changé. Ce que Magrat avait effectué n’était qu’un simple réglage du processus mental : la sorcière désemparée et légèrement paniquée qui planait inexorablement vers un sol inhospitalier avait fait place à une femme réfléchie, lucide, optimiste, positive, parfaitement sereine, qui s’assumait totalement et savait d’où elle venait, même si, malheureusement, rien n’avait changé quant à sa destination. Mais elle l’appréhendait moins.

Elle talonna son balai et le fit cracher ses dernières gouttes de puissance dans un emballement brutal qui l’envoya zigzaguer au ras de la forêt, à peine un mètre au-dessus des arbres. Alors qu’il perdait encore de l’altitude et commençait à tracer un sillon dans le feuillage de la nuit, elle se tendit, pria les dieux de la forêt incidemment à l’écoute d’atterrir sur quelque chose de mou et lâcha tout.

Il existe sur le Disque trois mille dieux majeurs connus, et les théologiens des organismes de recherche en découvrent de nouveaux toutes les semaines. En dehors des dieux secondaires des rochers, des arbres et de l’eau, il y en a deux qui hantent les montagnes du Bélier : Hoki, mi-homme, mi-chèvre, farceur invétéré, banni de Dunmanifestine pour avoir servi la vieille blague du gui péteur à Io l’Aveugle, chef de tous les dieux, et puis Herne le Traqué, la déité craintive et terrifiée de toutes les petites créatures à fourrure vouées à finir leurs jours dans un craquement et un couinement brefs…

L’un comme l’autre auraient pu postuler pour le petit miracle qui se produisit alors, car – dans une forêt truffée de rochers glacés, de souches aux arêtes vives et de buissons d’épines – Magrat atterrit sur quelque chose de mou.

Mémé, pendant ce temps, accélérait vers les montagnes pour la seconde étape de son périple. Elle avala le cacao hélas tiède et, soucieuse de préserver l’environnement, laissa tomber la bouteille en survolant un lac en altitude.

Apparemment, pour Magrat, une alimentation roborative consistait en deux sandwiches œuf-cresson dont elle avait découpé la croûte et qu’elle avait amoureusement et soigneusement décorés – nota Mémé avant que le vent ne le balaye – d’un menu brin de persil dessus. Mémé contempla un moment les sandwiches. Puis elle les mangea.

Un gouffre surgit, qu’obstruait encore la neige hivernale. Étincelle minuscule dans les ténèbres, point de lumière sur fond de pics monstrueux, Mémé se lança dans le dédale des montagnes du Bélier.

De son côté, dans la forêt, Magrat se redressait en position assise et s’enlevait distraitement une brindille des cheveux. À quelques pas de là, le balai chut à travers les arbres dans une pluie de feuilles.

Un gémissement et un frêle tintement timide la firent fouiller l’obscurité des yeux. Une silhouette indistincte cherchait quelque chose à quatre pattes.

« Je vous ai atterri dessus ? fit Magrat.

— Quelqu’un l’a fait, en tout cas », répondit le fou.

Ils se rapprochèrent en rampant.

« Vous ici ?

— Vous ici !

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Foi de fou, je marchais par terre, dit le fou. C’est assez courant, vous savez. Je ne suis pas le premier. Rien d’original là-dedans. Manque d’imagination peut-être mais, eh bien, je m’en suis toujours contenté.

— Je vous ai fait mal ?

— Je crois qu’une ou deux clochettes ne s’en remettront pas. » Le fou tâtonna dans le terreau de feuilles et finit par remettre la main sur son chapeau détesté. Clong, affirma le couvre-chef.

« Complètement écrabouillé, ma foi », dit-il, mais il s’en recoiffa quand même. Il parut se sentir mieux et poursuivit : « La pluie, oui, la grêle, oui, même les cailloux. Les poissons et les grenouilles, d’accord. Les femmes, non, jamais avant ce jour. Est-ce que ça risque de se reproduire ?

— Vous avez la tête sacrément dure, fit Magrat en se remettant debout.

— La modestie m’interdit tout commentaire, dit le fou qui se rappela soudain à ses devoirs et s’empressa d’ajouter : Je vous prie. »

Ils se dévisagèrent à nouveau, la cervelle en ébullition.

Magrat songeait : Nounou m’a dit de bien le regarder. Je le regarde. Il a toujours le même air. Un petit bonhomme triste et maigre dans un costume ridicule de bouffon, quasiment bossu.

Puis, tout comme un ou deux renflements par-ci par-là dans un nuage deviennent soudain galion ou baleine aux yeux de l’observateur, Magrat se rendit compte que le fou n’était pas un petit bonhomme. Il était au moins de taille moyenne, mais il se rapetissait volontairement : il se voûtait les épaules, s’arquait les jambes et marchait à demi accroupi ; on aurait dit qu’il gambadait sur place.

Je me demande ce qu’a encore remarqué Gytha Ogg, songea-t-elle, intriguée.

Il se frotta le bras et lui adressa un sourire de guingois.

« Je suppose que vous n’avez aucune idée d’où nous sommes ? demanda-t-il.

— Les sorcières se perdent jamais, déclara Magrat. Mais ça leur arrive de s’égarer momentanément. Lancre, c’est par là-bas, il me semble. Faut que je trouve une colline, si vous voulez bien m’excuser.

— Pour voir où nous sommes ?

— Pour voir quand, plutôt. Y a beaucoup de magie dans l’air ce soir.

— Ah bon ? Alors je crois que je vais vous accompagner, ajouta le fou, chevaleresque, après avoir prudemment fouillé du regard l’obscurité peuplée d’arbres qui le séparait de ses dalles du château. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose. »

Mémé se couchait autant qu’elle pouvait sur le balai tandis qu’il franchissait en trombe les abîmes montagneux vierges de toute piste ; elle se penchait d’un côté puis de l’autre dans l’espoir d’améliorer le pilotage qui paraissait curieusement se gâter. Les flocons de neige qui tombaient derrière elle se soulevaient brusquement au souffle de son passage et tournoyaient en d’étranges spirales. Des vagues de neige croûtée, dressées en équilibre depuis le début de l’hiver au-dessus des vallées glaciaires, tremblaient puis entamaient leur longue chute silencieuse. Le grondement d’une avalanche ponctuait régulièrement son vol.

Elle baissa les yeux sur un paysage de mort subite et de beauté déchiquetée et sut que lui aussi la regardait de son côté, comme on observerait un moustique dans un demi-sommeil. Elle se demanda s’il comprenait son intention. Elle se demanda s’il la ferait tomber plus en douceur pour autant et se réprimanda mentalement d’avoir eu pareille pensée. Non, le pays n’était pas comme ça. Il ne marchandait pas. Il donnait beaucoup et prenait de même. Un chien mord toujours plus fort la main du vétérinaire.

Puis elle sortit des montagnes, bondissant si près par-dessus le dernier pic qu’une de ses chaussures se remplit de neige, et elle plongea à toute allure vers les basses terres.

La brume, jamais très loin dans les montagnes, fut de retour, mais cette fois elle passait à l’attaque, comme une mer épaisse et argentée devant la sorcière. Mémé gémit.

Quelque part au beau milieu de la purée de pois, Nounou Ogg flottait et lampait régulièrement au goulot d’une flasque des gorgées préventives contre le froid.

C’est ainsi que Mémé, chapeau et cheveux gris dégouttants d’humidité, chaussures semant des bouts de glace, entendit une voix lointaine et assourdie expliquer avec entrain aux cieux invisibles que le hérisson avait moins de souci à se faire que la plupart des autres mammifères. Tel le faucon qui vient de repérer un petit signal duveteux dans l’herbe, tel le germe errant interstellaire de la grippe qui vient de voir passer une jolie planète bleue, Mémé fit virer son balai et fonça à travers les vagues suffocantes.

« Viens-t’en ! » hurla-t-elle, ivre de vitesse et de joie, et son cri tombant de cent cinquante mètres priva cruellement de son dîner un loup de passage. « Tout d’suite, Gytha Ogg ! »

Nounou Ogg lui saisit la main avec une grande réticence et les deux balais remontèrent en flèche dans le ciel clair, illuminé d’étoiles.

Le Disque, comme toujours, donnait l’impression que le Créateur l’avait spécialement conçu pour qu’on le regarde du dessus. Des serpentins de nuages blancs et argentés s’étiraient jusqu’au bord, formaient des tourbillons de mille kilomètres sous l’effet de la rotation du monde. Derrière les balais emballés, la nappe maussade de brouillard fut aspirée vers le haut en un tunnel tire-bouchonné de vapeur blanche, si bien que les dieux qui regardaient – car ils regardaient sûrement – devaient prendre ce vol dément pour un sillon dans le ciel.

À trois cents mètres d’altitude et alors qu’elles grimpaient toujours, les deux sorcières se chamaillaient une fois de plus.

« C’était une idée parfaitement débile, gémit Nounou. J’ai jamais aimé monter si haut.

— T’as amené quelque chose à boire ?

— Évidemment. Comme t’as dit.

— Alors ?

— Je l’ai bu, figure-toi. Poireauter à cette hauteur à mon âge… Mon Jason, ça lui flanquerait une attaque. »

Mémé grinça des dents. « Bon, passe-moi de la puissance, dit-elle. J’commence à perdre de la hauteur. C’est incroyable comme… »

La voix de Mémé se perdit dans un cri lorsque, sans prévenir, son balai fit brusquement un soleil à travers les nuages et chuta hors de vue.


* * *

Le fou et Magrat étaient assis sur une bûche, au sommet d’un petit affleurement rocheux qui donnait vue jusque de l’autre côté de la forêt. Les lumières de la ville de Lancre n’étaient pas très loin, mais ni l’un ni l’autre n’avait proposé de partir.

L’espace entre eux crépitait de pensées inexprimées et de folles suppositions.

« Ça fait longtemps que vous êtes fou ? » demanda poliment Magrat. Elle rougit dans le noir. Vu l’ambiance, la question semblait d’une rare inconvenance.

« Depuis toujours, répondit amèrement le fou. Je me suis fait les dents sur des clochettes.

— Ça se transmet de père en fils, j’imagine ?

— Je n’ai jamais beaucoup connu mon père. Il est parti faire le fou pour les seigneurs de Quirm quand j’étais petit. Une dispute avec mon grand-père. Il revient de temps en temps voir ma maman.

— C’est affreux. »

Il y eut un tintement mélancolique lorsque le fou haussa les épaules. Il se souvenait vaguement de son père comme d’un petit bonhomme aimable, aux yeux comme deux huîtres. Une audace capable de le dresser contre le grand-père n’était sûrement pas dans sa nature. Le bruit des deux costumes à clochettes qu’agitait la colère hantait encore sa mémoire, bien assez encombrée de scènes pénibles comme ça.

« Quand même, fit Magrat, la voix plus aiguë que d’habitude et vibrante d’incertitude, ça doit être une existence plaisante. Faire rire les gens, je veux dire. »

Comme il ne répondait pas, elle se tourna vers lui. Il avait la figure pétrifiée. À voix basse, comme si Magrat n’était pas là, le fou parla.

Il parla de la Guilde des Fous et Drilles d’Ankh-Morpork.

La plupart des visiteurs la confondaient au premier abord avec les bureaux de la Guilde des Assassins, c’est-à-dire l’ensemble de bâtiments clairs et agréables d’à côté (les assassins ne manquaient jamais de capitaux) ; les jeunes fous qui s’escrimaient à apprendre leurs leçons par cœur dans des salles immuablement glaciales jusqu’en plein été entendaient parfois les jeunes assassins s’amuser par-dessus le mur et ils les enviaient, même si, bien sûr, le nombre de voix flûtées se réduisait notablement en fin de trimestre (les assassins croyaient aussi aux concours).

Du reste, toutes sortes de bruits parvenaient à franchir les hauts murs sinistres sans fenêtres et, à force de questionner les serviteurs, les jeunes fous se faisaient une idée de la ville dehors. Il y avait des tavernes, là, et des parcs. Tout un monde qui s’agitait, auquel les étudiants des universités comme les apprentis des guildes prenaient une part active : ils faisaient des farces ou bien couraient en criant, ou encore vomissaient partout. On y entendait des rires qui ne tenaient pas compte des Cinq Cadences ni des Quinze Inflexions. Et – ce qui donnait lieu à des discussions nocturnes entre pensionnaires dans les dortoirs – on y pratiquait l’humour libre, illicite, au mépris du Livre de la Noce à Tout Casser, du Conseil ou de qui que ce soit.

Là, dehors, de l’autre côté de la maçonnerie souillée, on se racontait des blagues en faisant fi des Seigneurs de la Déraison.

C’était une pensée qui dégrisait. Enfin, qui ne dégrisait pas réellement, vu que l’alcool n’était pas autorisé. L’eût-il été qu’elle l’eût fait.

Et puis rien ne dégrisait plus que la Guilde.

Le fou parla en termes amers du formidable et rougeaud Frère Farceur, des soirées à étudier les Joyeuses Plaisanteries, des longues matinées dans le gymnase glacial à se pénétrer des Dix-Huit Chutes sur le Derrière et de la trajectoire agréée des tartes à la crème. Et à jongler. Jongler ! Frère Badin, professeur à l’âme comme de la ficelle bouillie froide, enseignait le jonglage. Ce qui le mettait dans une fureur noire, ce n’était pas que le fou jongle de travers. Les fous étaient censés jongler de travers, surtout avec des objets naturellement désopilants comme des tartes à la crème, des torches enflammées ou des fendoirs terriblement tranchants. Ce qui mettait Frère Badin en rage et le faisait gesticuler tout rouge dans un bruit de clochettes, c’était que le fou jonglait de travers parce qu’il n’y arrivait pas.

« Vous vouliez pas faire autre chose ? demanda Magrat.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? répondit le fou. Je n’ai rien trouvé d’autre à faire. »

On autorisait les élèves fous à sortir, en dernière année d’apprentissage, mais au prix de tout un catalogue de restrictions effroyables. Tandis qu’il gambadait piteusement dans les rues, il avait vu pour la première fois des mages circuler avec la dignité de chars de carnaval. Il avait vu les assassins survivants, jeunes dandys rigolards vêtus de soie noire, sous laquelle on les sentait aussi acérés que des poignards ; il avait vu des prêtres aux costumes fantastiques, que gâchait un peu le tablier sacrificiel en caoutchouc dont ils se protégeaient lors des offices majeurs. Chaque métier, chaque profession avait sa tenue, constatait-il, et il avait alors compris que son uniforme à lui avait été soigneusement et méticuleusement conçu pour donner à qui le portait l’air d’un parfait crétin.

Malgré tout, il avait persévéré. Il avait passé sa vie à persévérer.

Il avait persévéré précisément parce qu’il était totalement dépourvu du moindre talent, et que son grand-père l’aurait écorché vif sinon. Il avait mémorisé les blagues autorisées jusqu’à ce que la tête lui bourdonne et s’était encore levé plus tôt le matin pour jongler jusqu’à ce que ses coudes gémissent. Il avait enrichi sa connaissance du vocabulaire comique jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les grands Seigneurs de la Déraison à pouvoir le comprendre. Il s’était livré à ses cabrioles et ses clowneries avec une détermination aussi farouche qu’impénétrable, avait été reçu major de sa promotion et récompensé de la Vessie d’Honneur. Il l’avait lâchée dans les cabinets une fois rentré chez lui.

Magrat restait silencieuse.

Le fou lui demanda : « Comment vous avez fait pour être sorcière ?

— Hum ?

— Je veux dire : vous avez été dans une école ou ailleurs ?

— Oh. Non. Bobonne Plurniche est juste descendue au village un jour, elle nous a toutes mises en rang, nous autres, les filles, et elle m’a choisie. On choisit pas le Métier. C’est lui qui vous choisit.

— Oui, mais à partir de quand vous devenez véritablement une sorcière ?

— Quand les autres sorcières vous traitent comme telle, je suppose. » Magrat soupira. « Si ça leur arrive un jour, ajouta-t-elle. Je croyais qu’elles allaient y venir après mon sortilège dans le couloir. Il était pas mal réussi, en fin de compte.

— Foi de fou, un vrai rite de passage, alors », fit le bouffon, incapable de se retenir. Magrat lui lança un regard vide d’expression. Il toussa.

« Les autres sorcières, ce sont les deux vieilles dames ? demanda-t-il, retombant dans sa mélancolie habituelle.

— Oui.

— Très fortes personnalités, j’imagine.

— Très, fit Magrat avec conviction.

— Je me demande si elles ont déjà rencontré mon grand-père. »

Magrat se regarda les pieds.

« Elles sont très gentilles, à vrai dire. C’est seulement que… ben, quand on est sorcière, on pense pas aux autres. Je veux dire, on pense à eux, mais on pense pas vraiment à ce qu’ils ressentent, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin, sauf si on y pense, quoi. » Elle se regarda encore les pieds.

« Vous n’êtes pas comme ça, vous, dit le fou.

— Écoutez, je voudrais que vous arrêtiez de travailler pour le duc, fit désespérément Magrat. Vous savez comme il est. Il torture les gens, il met le feu à leurs chaumières et tout.

— Mais je suis son fou. Un fou doit être loyal à son maître. Jusqu’à la mort. C’est la tradition, je le crains. C’est très important, la tradition.

— Mais vous aimez même pas ça, faire le fou !

— Ça me sort par les yeux. Mais ça n’a rien à voir dans l’affaire. Puisque je suis fou, autant le faire correctement.

— C’est vraiment de la bêtise.

— De la folie, je préfère. »

Le fou s’était glissé le long de la bûche. « Si je vous embrasse, osa-t-il avec prudence, est-ce que je vais me changer en grenouille ? »

Magrat se regarda une fois de plus les pieds. Lesquels se traînèrent sous sa robe, gênés de cet excès d’attention.

Elle sentait les ombres de Gytha Ogg et d’Esmé Ciredutemps qui l’encadraient. Le spectre de Mémé lui jeta un regard noir. Une sorcière est toujours maître de la situation, dit-il.

Maîtresse, rectifia la vision de Nounou Ogg qui fit un geste bref où intervenaient force sourires et mouvements des avant-bras.

« On verra bien », dit-elle.

Ce devait être le baiser le plus impressionnant dans toute l’histoire des préludes amoureux.

Le temps, ainsi que Mémé Ciredutemps l’avait souligné, est une notion subjective. Les années que le fou avait passées à la Guilde lui avaient paru une éternité alors que les heures avec Magrat sur la colline deux minutes au plus. Et, très loin au-dessus de Lancre, deux poignées de secondes s’étiraient comme du caramel en heures de hurlements terrifiés.

« D’la glace ! hurla Mémé. C’est tout glacé ! »

Nounou Ogg s’approcha d’elle, s’efforçant vainement de suivre la même route que le balai qui plongeait et se cabrait. Du feu octarine crépitait sur les brins gelés et les court-circuitait au hasard. Elle se pencha et agrippa à pleine main la jupe de Mémé.

« J’te l’avais dit, que c’était idiot ! brailla-t-elle. T’es passée par tout ce brouillard humide, puis t’es montée dans l’air froid, espèce d’imbécile de manche !

— Tu m’lâches la jupe, Gytha Ogg !

— Allez, attrape la mienne. T’as le feu au derrière ! »

Elles crevèrent la couche de nuages et hurlèrent à l’unisson lorsque le sol couvert d’arbustes émergea de nulle part pour foncer à leur rencontre.

Et les croiser.

Nounou découvrit en dessous d’elles une perspective sombre au fond de quoi elle distingua vaguement un bouillonnement d’écume blanche. Elles avaient franchi le bord de la gorge de la Lancre.

De la fumée bleue s’échappait à flots du balai de Mémé, mais elle tenait bon, résolue, et elle le força à virer.

« Qu’esse tu fous ? rugit Nounou.

— J’peux suivre la rivière, brailla Mémé par-dessus le crépitement des flammes. T’inquiète pas !

— Tu montes avec moi, t’entends ? C’est fichu, tu peux plus y arriver… »

Il y eut une petite explosion derrière Mémé, et plusieurs poignées de brins enflammés se détachèrent et disparurent en tournoyant dans les profondeurs grondantes de la gorge. Son balai fit un brusque écart et Nounou la saisit par les épaules au moment où une goutte de feu sectionnait une nouvelle ligature.

Le balai embrasé lui fila en flèche entre les jambes, zigzagua et partit en chandelle, des étincelles dans son sillage, avec un bruit de doigt humide frotté sur le bord d’un verre à pied.

Nounou se retrouva la tête en bas, Mémé Ciredutemps pendue au bout de son bras. Elles se regardèrent fixement et se mirent à hurler.

« J’peux pas te remonter !

— Ben, moi, j’peux pas grimper, pas vrai ? Fais pas l’enfant, Gytha ! »

Nounou réfléchit. Puis elle lâcha tout.

Une jeunesse aventureuse et trois mariages avaient doté les cuisses de Nounou Ogg de muscles capables de briser des noix de coco, et les forces d’accélération l’aspirèrent lorsqu’elle obligea le balai à piquer comme une flèche et à virer en une boucle serrée.

Elle aperçut devant elle Mémé Ciredutemps qui tombait comme une pierre, une main agrippée à son chapeau, l’autre s’efforçant d’empêcher la gravité de regarder sous ses jupes. Nounou poussa son balai qui gémit, attrapa sa collègue au vol par la taille, se démena pour redresser l’engin en position horizontale et se détendit.

Un silence s’ensuivit, que rompit Mémé Ciredutemps. « Fais plus jamais ça, Gytha Ogg.

— Promis.

— Maintenant, demi-tour. On va au pont de Lancre, tu t’rappelles ? »

Obéissante, Nounou fit virer le balai, frottant les parois du canyon au passage.

« C’est encore à des kilomètres, dit-elle.

— J’veux y arriver, répliqua Mémé. La nuit est loin d’être finie.

— Ça suffira pas, m’est avis.

— Une sorcière, ça connaît pas le sens du mot « échec », Gytha. »

Elles jaillirent à nouveau dans un ciel dégagé. L’horizon traçait une ligne de lumière dorée à mesure que l’aube apathique du Disque se répandait aussi vite qu’elle pouvait sur le monde et passait au bulldozer les faubourgs de la nuit.

« Esmé ? fit Nounou Ogg au bout d’un moment.

— Quoi ?

— Ça veut dire « manque de réussite ». »

Elles volèrent dans un silence glacé plusieurs secondes durant.

« J’parlais de façon chaipasquoi. Au figuré.

— Oh. Bon. Fallait l’dire. »

La ligne de lumière était plus grasse, plus brillante. Pour la première fois, un léger doute infiltra l’esprit de Mémé Ciredutemps, étonné de se retrouver dans un cadre aussi inhabituel.

« Je m’demande combien y a de coqs à Lancre ? fit-elle d’une voix calme.

— C’est une de tes questions chaipasquoi ?

— Je m’demande, c’est tout. »

Nounou Ogg se tassa. Il y en avait trente-deux en âge de chanter, elle le savait. Elle le savait parce qu’elle les avait comptés la veille au soir – cette nuit même – et qu’elle avait donné ses consignes à Jason. Elle avait quinze enfants adultes plus d’innombrables petits-enfants et arrière-petits-enfants, et ils avaient eu presque toute la soirée pour gagner leurs positions. Ça devait suffire.

« T’as entendu ? fit Mémé. Du côté de Dodâne ? »

Nounou porta un regard innocent sur le paysage embrumé. Le son se propageait clairement dans ces premières heures du jour.

« Quoi ? fit-elle.

— Une espèce de “eurk” ?

— Non. »

Mémé se retourna soudain.

« Là-bas, dit-elle. Cette fois j’ai bien entendu. Quelque chose comme “cocoriarrgh”.

— Rien remarqué, Esmé, fit Nounou qui souriait toute seule. Pont de Lancre droit devant !

— Et là-bas ! Juste en dessous ! C’était bel et bien un couac !

— Le concert de l’aube, Esmé, je dirais. Regarde, il reste à peine un kilomètre. »

Mémé fusilla des yeux l’occiput de Nounou.

« Y s’passe quelque chose, dit-elle.

— Aucune idée, Esmé.

— Tes épaules, elles tremblent !

— J’ai perdu mon châle tout à l’heure. J’ai un peu froid. Regarde, on y est presque. »

Mémé regarda vers l’avant, l’œil toujours aussi mauvais, prise de soupçons à ne savoir où donner de la tête. Elle allait découvrir le fin fond de tout ça. Quand elle aurait le temps.

Les madriers humides de la principale liaison de Lancre avec le monde extérieur défilèrent doucement sous les deux sorcières. De la ferme d’élevage de poulets à un kilomètre de là monta un concert de couacs étranglés suivis d’un coup sourd.

« Et ça ? C’était quoi, alors ?

— Peste des volailles. Attention, j’vais nous poser.

— Tu te fous d’moi ?

— J’suis contente pour toi, Esmé, c’est tout. Tu vas entrer dans l’histoire pour ce que t’as fait, tu sais. »

Elles planèrent entre les madriers du pont. Mémé Ciredutemps mit prudemment le pied sur les planches glissantes et rectifia sa tenue.

« Oui. Bon, ajouta-t-elle d’un air négligent.

— Mieux qu’Aliss la Noire, c’est ce qu’on dira, poursuivit Nounou Ogg.

— On dit n’importe quoi », rétorqua Mémé. Elle jeta un coup d’œil par-dessus le parapet au torrent écumant loin en contrebas, puis leva la tête vers l’affleurement rocheux, tout là-bas, où se dressait le château de Lancre.

« Tu crois qu’on dira ça ? reprit-elle d’un air toujours aussi négligent.

— Tu verras.

— Hmm.

— Mais faut que tu termines le sortilège, remarque. »

Mémé Ciredutemps opina. Elle se tourna face à l’aube, leva les bras et termina le sortilège.


* * *

Il est presque impossible d’exprimer par des mots le passage soudain de quinze ans et deux mois.

C’est beaucoup plus facile en images, il suffit de montrer un éphéméride dont les feuilles s’envolent, une pendule dont les aiguilles tournent de plus en plus vite jusqu’à devenir floues ou des arbres qui fleurissent et donnent des fruits en l’espace de quelques secondes…

Enfin, vous savez bien : le soleil devient une traînée ardente dans le ciel, les jours et les nuits défilent par saccades comme dans un mauvais zootrope, les mannequins dans la vitrine du magasin d’en face s’habillent et se déshabillent plus vite qu’une strip-teaseuse qui doit passer dans cinq boîtes à l’heure du déjeuner.

Il ne manque pas de procédés, mais on n’en aura pas besoin parce que rien de tout cela ne se produisit.

Le soleil fit quand même un léger écart, les arbres du côté Bord de la gorge eurent l’air plus grands, et Nounou ne put se débarrasser de l’impression qu’on venait de s’asseoir lourdement sur elle, de l’écrabouiller, puis de la déplier.

Tout ça parce que, disons-le franchement, le royaume ne voyageait pas dans le temps comme on l’entend d’ordinaire, ciel tremblotant et photographie ultra-rapide. Il en faisait le tour, ce qui est beaucoup plus convenable, bien plus facile à réaliser, et ça évite de courir partout pour trouver un laboratoire en face d’un magasin de vêtements dont le même mannequin ornera la vitrine pendant soixante ans, partie de l’opération traditionnellement la plus coûteuse en temps et en argent.


* * *

Le baiser dura plus de quinze ans.

Même les grenouilles n’arrivent pas à faire ça.

Le fou se retira, les yeux vitreux, l’air ahuri.

« Vous n’avez pas senti le monde bouger ? » demanda-t-il.

Magrat scruta la forêt par-dessus son épaule.

« J’crois qu’elle l’a fait, dit-elle.

— Fait quoi ? »

Magrat hésita. « Oh. Rien. Pas grand-chose, non.

— Un autre essai ? Je crois qu’il n’était pas bien réussi, celui-là. »

Magrat fit oui de la tête.

Cette fois, il ne dura que quinze secondes. Il leur parut plus long.


* * *

Un tremblement parcourut le château et secoua le plateau-déjeuner du duc Kasqueth qui, à son grand soulagement, mangeait du porridge pas trop salé.

Il fut ressenti par les fantômes qui occupaient désormais la chaumière de Nounou Ogg comme une équipe de rugby dans une cabine téléphonique.

Il se propagea à tous les poulaillers du royaume, et un certain nombre de mains relâchèrent leur prise. Trente-deux coqs cramoisis prirent alors une profonde inspiration et chantèrent comme des malades, mais ils arrivaient trop tard, bien trop tard…


* * *

« J’continue à m’dire que t’as fait des manigances, lança Mémé Ciredutemps.

— Prends donc une autre tasse de thé, proposa aimablement Nounou.

— Va pas mettre de la goutte dedans, j’te prie, dit Mémé tout net. C’est ça qui m’a tourné la tête, hier soir. J’me serais jamais mise en avant comme ça, sinon. Honteux.

— Aliss la Noire, elle a jamais rien fait d’aussi fort, dit Nounou, encourageante. J’veux dire, c’était sur cent ans, d’accord, mais elle a déplacé qu’un château. M’est avis que c’est à la portée de tout le monde, un château. »

Les coins des yeux de Mémé se plissèrent.

« Et elle a laissé les mauvaises herbes pousser partout, observa-t-elle, très collet monté.

— C’est juste.

— Un coup de maître, dit le roi Vérence avec passion. Vous nous avez tous émerveillés. Évidemment, nous étions bien placés pour voir, depuis notre monde immatériel.

— Très bien, votre gracieuseté », fit Nounou Ogg. Elle se retourna et remarqua les fantômes entassés derrière lui, auxquels on n’avait pas accordé le privilège de s’asseoir à la table de la cuisine, ou en partie au travers.

« Mais vous tous, vous pouvez m’foutre le camp dans la remise, dit-elle. Quel toupet ! Sauf les enfants, ils peuvent rester, ajouta-t-elle. Pauvres petits.

— J’ai peur que ce soit tellement agréable d’être sortis du château », dit le roi.

Mémé Ciredutemps bâilla.

« En tout cas, fit-elle, faut retrouver le gamin, à présent. C’est la prochaine étape.

— On le cherchera tout de suite après le déjeuner.

— Le déjeuner ?

— C’est du poulet, dit Nounou. Et t’es fatiguée. En plus, quand on veut bien chercher, ça prend du temps.

— Il sera à Ankh-Morpork, fit Mémé. C’est moi qui te l’dis. Tout le monde se retrouve là-bas. On commencera par Ankh-Morpork. Y a pas besoin de chercher les gens quand le destin est dans l’coup, suffit de les attendre à Ankh-Morpork. »

La figure de Nounou s’éclaira. « Ma Karen a marié un aubergiste de là-bas, dit-elle. J’ai pas encore vu le bébé. On pourrait avoir la pension gratuite et tout.

— On a pas besoin d’y aller, en fait. Le tout, c’est qu’il vienne ici. Cette ville, elle a quelque chose, dit Mémé. C’est comme un tuyau d’égout. »


* * *

« C’est à huit cents kilomètres ! s’écria Magrat. Vous allez être parti pendant une éternité !

— Je n’y peux rien, dit le fou. Le duc m’a donné des consignes expresses. Il me fait confiance.

— Huh ! Pour engager encore des soldats, j’imagine ?

— Non. Rien de tel. Pas aussi moche. » Le fou hésita. Il avait fait découvrir à Kasqueth l’univers des mots. C’était sûrement mieux que de taper sur les gens avec des épées, non ? Est-ce qu’on n’allait pas y gagner du temps ? Est-ce que ça ne serait pas préférable pour tout le monde, vu les circonstances ?

« Mais vous êtes pas obligé de partir ! Vous voulez pas partir !

— Ça n’a pas grand-chose à voir. J’ai promis de lui rester fidèle…

— Oui, oui, jusqu’à la mort. Mais vous y croyez même pas, à ça ! Vous m’avez dit que vous détestiez la Guilde et tout !

— Ben, oui. Mais je dois quand même le faire. J’ai donné ma parole. »

Magrat fut sur le point de taper du pied, mais elle refusa de tomber si bas.

« Juste au moment où on commençait à faire connaissance ! se plaignit-elle. C’est lamentable ! »

Les yeux du fou s’étrécirent. « Ce serait lamentable si je manquais à ma parole. Mais je me trompe peut-être du tout au tout. Je suis navré. Je serai revenu dans quelques semaines, de toutes façons.

— Vous comprenez pas que j’vous demande de pas l’écouter ?

— J’ai dit que j’étais navré. Je ne pourrais pas vous voir avant mon départ, dites ?

— Je me laverai les cheveux, répondit Magrat avec raideur.

— Quand ?

— Tout l’temps ! »


* * *

Hwel se pinça l’arête du nez avant de jeter un coup d’œil las au papier éclaboussé de cire.

La pièce ne venait pas bien du tout.

Il avait réglé la question du lustre qui se décrochait, trouvé comment caser un traître qui portait un masque pour dissimuler son visage défiguré et réécrit l’un des passages comiques pour prendre en compte que le héros était né dans un sac à main. C’étaient les clowns qui lui redonnaient du souci. Ils n’arrêtaient pas de changer à chaque fois qu’il pensait à eux. Il les préférait par deux, la formule traditionnelle, mais on aurait maintenant dit qu’il y en avait un troisième, et pas moyen de lui trouver des répliques drôles.

Sa plume courait en grinçant sur la dernière feuille, s’efforçait de saisir les voix qui lui étaient passées en rêve dans la tête et lui avaient paru si désopilantes sur le moment.

Sa langue lui pointa au coin des lèvres. Il transpirait.

Voissy ma petite estude, écrivit-il. Hé, avecque de petites estudes, on peust aller loin. Et j’aismerays que vous y allyez tout de suyte. Ssi vous ne partez pas en taxy, partez doncque en douce. Et ssi c’est trop tôst, alors partez par le car d’une heure douce. Dites, vous avez un crayon ? Une craie ?

Hwel contempla ces lignes avec horreur. Sur le papier, elles avaient l’air absurdes, ridicules. Et pourtant, et pourtant, dans la salle bondée sous son crâne…

Il trempa la plume dans l’encrier et repartit en chasse des échos.

Deuxyème clown. — Ma, cé d’accord, boss.

Troisyème clown [machin avec une poire sur un bâton]. — Pouêt. Pouêt.

Hwel abandonna. Oui, c’était drôle, il savait que c’était drôle, il avait entendu les rires dans ses rêves. Mais ça ne collait pas. Pas encore. Peut-être jamais. Comme l’autre idée avec les deux clowns, un gros et un maigre… C’eyt dans une jowli pétrwin que tyou m’as mis là, Stanleigh… Il avait ri à s’en décrocher les côtes, et le reste de la troupe l’avait regardé d’un œil étonné. Mais dans ses rêves, c’était à se tordre.

Il reposa la plume et se frotta les yeux. Il devait être près de minuit, et l’habitude de toute une vie le poussait à économiser les bouts de chandelles, même si, en vérité, ils pouvaient maintenant s’offrir toutes les bougies qu’ils voulaient, jusqu’à plus soif, quoi qu’en dise Vitoller.

Les gongs des heures sonnaient par toute la ville et les gardes de nuit annonçaient qu’il était effectivement minuit et que, au mépris de l’évidence, tout allait bien. Beaucoup parvinrent au bout de leur phrase avant de se faire sonner à leur tour.

Hwel ouvrit les volets et promena son regard sur Ankh-Morpork.

On serait tenté de dire que la ville double offrait son meilleur visage à cette époque de l’année, mais ce ne serait pas entièrement exact. Elle offrait son visage le plus typique.

Le fleuve Ankh, cloaque de la moitié d’un continent, était déjà bien large et saturé de limon à son entrée dans les faubourgs de la cité. À la sortie, il suintait plus qu’il ne coulait. La boue qui se déposait depuis des siècles avait rehaussé son lit au-dessus de certains terrains bas, et maintenant que la fonte des neiges grossissait son cours, beaucoup de quartiers à loyers modérés de la rive Morpork se retrouvaient sous les eaux, si l’on peut employer ce terme pour un liquide qu’on attrape au filet. Pareil inconvénient se répétait tous les ans et il en serait résulté bien des dégâts dans le système d’écoulement et du tout-à-l’égout, c’était donc aussi bien que la cité n’en soit que peu pourvue. Les habitants gardaient simplement une plate prête à l’usage dans l’arrière-cour et, de temps en temps, ajoutaient un autre étage à la maison.

On reconnaissait à la ville un air très sain. Peu de germes étaient capables d’y survivre.

Hwel promena les yeux sur une espèce d’océan de brume où les bâtisses se serraient comme un concours de châteaux de sable à marée haute. Torches et fenêtres éclairées dessinaient de jolis motifs à la surface irisée, mais il y avait une tache de lumière, beaucoup plus proche, qui retenait particulièrement son attention.

Sur un bout de terrain légèrement surélevé près du fleuve, que Vitoller avait acquis à prix d’or, un nouveau bâtiment se construisait. Il poussait même la nuit, comme un champignon.

Hwel voyait brûler les fanaux tout au long de l’échafaudage, car les ouvriers embauchés pour la circonstance de même que certains des acteurs refusaient de laisser l’obscure clarté qui tombait des étoiles interrompre leur travail.

Non seulement les nouveaux bâtiments étaient rares à Morpork, mais celui-là était d’un nouveau type.

Le Dysk.

Au début, l’idée avait atterré Vitoller, mais le jeune Tomjan l’avait harcelé. Et tout le monde savait que le gamin, une fois lancé, pouvait persuader l’eau de remonter les pentes.

« Mais nous nous sommes toujours déplacés, petit, avait dit Vitoller du ton désespéré de qui se sait battu d’avance. Je ne vais pas me fixer à mon âge.

— Ça ne te fait pas de bien, avait assuré Tomjan. Toutes ces nuits froides et ces matins glacés. Tu n’es plus tout jeune. On devrait s’établir quelque part et laisser les gens venir à nous. Et ils viendront. Tu vois bien le monde qu’on attire maintenant. Les pièces de Hwel sont connues.

— Ce ne sont pas mes pièces, avait rectifié Hwel. Ce sont les acteurs.

— Je ne me vois pas assis près du feu dans une chambre mal aérée, dormir dans des lits de plumes et toutes ces fadaises », avait dit Vitoller, mais devant l’expression de son épouse, il avait cédé.

Puis il y avait eu le théâtre proprement dit. Faire remonter les pentes à l’eau, c’était un talent de société à côté du tour de force qui consistait à soutirer de l’argent à Vitoller. Cependant, le fait était là, les affaires avaient bien marché ces derniers temps. Depuis le jour où Tomjan avait été assez grand pour porter une fraise et aligner deux mots sans que sa voix se casse.

Hwel et Vitoller avaient regardé s’élever les premières poutres de la structure de bois.

« C’est contre nature, s’était plaint Vitoller, appuyé sur son bâton. Capturer l’esprit du théâtre pour le mettre dans une cage. Ça va le tuer.

— Oh, je ne sais pas », avait timidement fait Hwel. Tomjan avait bien monté son affaire, il avait consacré toute une soirée à Hwel avant même d’aborder le sujet devant son père, et aujourd’hui le nain se sentait l’esprit en ébullition à la pensée de toutes les possibilités qu’offraient les toiles de fond, changements de décor, coulisses, cintres, machines magnifiques pour faire descendre les dieux des cieux et trappes pour faire monter les démons des enfers. Hwel n’était pas plus capable de désapprouver le nouveau théâtre qu’un singe de protester contre une plantation de bananes.

« Ce foutu machin n’a même pas de nom, avait dit Vitoller. Je devrais l’appeler la Mine d’Or, vu ce que ça me coûte. Où on va trouver l’argent, c’est ce que j’aimerais savoir. »

En vérité, ils avaient essayé des tas de noms, mais aucun n’avait plu à Tomjan.

« Faut que ce soit un nom qui représente tout, avait-il exigé. Parce qu’il y a tout dedans. Le monde entier sur scène, vous voyez ? »

Et Hwel avait proposé, conscient de tenir la bonne réponse au moment où il la livrait : « Le Disque. »

À présent le Dysk était presque achevé, et lui n’avait toujours pas écrit la nouvelle pièce.

Il ferma la fenêtre, revint sans se presser à son bureau, saisit la plume et approcha une autre feuille de papier. Une pensée lui vint soudain. Le monde entier était bien une scène, pour les dieux…

Il se mit alors à écrire.

Le Disque entyer n’est qu’un Théâstre, écrivit-il, et tous les hosmes et les femmes n’en sont que les Acteurs. Il commit l’erreur de marquer une pause, et une autre inspiration tomba comme neige fondue, qui entraîna le fil de ses pensées sur une piste de délestage.

Il regarda ce qu’il avait noté puis ajouta : Sauf Ceux qui vendent le popcorn.

Au bout d’un moment, il raya cette dernière phrase et tenta : Telle la Sceyne d’un Théâstre est le Monde, sur laquelle on se pavasne comme des Acteurs.

Ç’avait un peu meilleure allure.

Il réfléchit un instant et poursuivit avec conscience : Parfois ils y entrent. Parfois ils en sortent.

Est-ce qu’il perdait le fil ? Du temps, il lui fallait une infinité de temps…

Il y eut un cri étouffé et un choc sourd dans la pièce voisine. Hwel lâcha la plume et poussa doucement la porte.

Le jeune homme était assis dans son lit, la figure blême. Il se détendit à l’entrée du nain.

« Hwel ?

— Qu’est-ce qui se passe, mon gars ? Des cauchemars ?

— Dieux, c’était affreux ! Je les ai revues ! J’ai vraiment cru un moment… »

Hwel, qui ramassait distraitement les vêtements que Tomjan avait éparpillés dans la chambre, s’arrêta dans sa tâche. Il aimait beaucoup les rêves. C’était dans les rêves que venaient les idées.

« Cru quoi ? fit-il.

— C’était comme… Enfin, j’étais comme qui dirait à l’intérieur de quelque chose, un genre de bol, et il y avait trois figures affreuses qui me fixaient.

— Ah oui ?

— Oui, et elles ont toutes dit : “Salut…” puis elles se sont mises à discuter sur mon nom, et elles ont fait : “Bref, qui sera roi plus tard. ” Alors, il y en a une qui a dit : “Plus tard que quoi ?” et une autre a répondu : “Plus tard tout court, ma fille, c’est ce qu’on est censé dire dans ces cas-là, tu pourrais essayer de faire un effort”, ensuite elles ont toutes regardé de plus près, et l’une a dit : “Il a pas l’air très en forme, m’est avis que c’est cette cuisine étrangère”, alors la plus jeune a dit : “Nounou, je vous l’répète, rien n’vaut Thespies”, puis elles se sont un peu chamaillées, et l’une des vieilles a dit : “Il nous entend pas, hein ? Il s’agite un peu dans son lit”, et l’autre : “Tu sais, j’ai jamais pu avoir le son sur ce machin, Esmé”, puis elles se sont encore un peu chamaillées, ça s’est troublé, et après… je me suis réveillé, termina-t-il gauchement. C’était horrible, parce qu’à chaque fois qu’elles s’approchaient, le bol grossissait tout, et on ne voyait plus rien d’autre que les yeux et les trous de nez. »

Hwel se hissa sur le bord du lit étroit.

« Drôles de trucs, les rêves, fit-il.

— Pas très drôle, celui-là.

— Non, mais tu vois, la nuit dernière, j’ai rêvé d’un petit homme aux jambes arquées qui s’en allait sur une route. Il portait un petit chapeau noir et il marchait comme s’il avait les chaussures pleines d’eau. »

Tomjan hocha une tête polie.

« Oui ? fit-il. Et alors… ?

— Ben, voilà. Et alors rien. Il avait une petite badine, il faisait des moulinets avec et, tu sais, c’était incroyable comme… »

La voix du nain décrut. La figure de Tomjan avait cette expression familière d’étonnement poli et légèrement condescendant que Hwel avait fini par connaître et redouter.

« En tout cas, c’était très amusant », dit-il, à demi pour lui-même. Mais il savait qu’il ne convaincrait jamais le reste de la troupe. Sans tarte à la crème, pour eux, ce n’était pas drôle.

Tomjan balança les jambes hors du lit et tendit la main vers son pantalon.

« Je n’ai plus envie de dormir, dit-il. Quelle heure il est ?

— Minuit passé, répondit Hwel. Et tu sais ce qu’a dit ton père sur la question de se coucher tard.

— Je ne me couche pas tard, fit Tomjan en enfilant ses chaussures. Je me lève tôt. C’est très bon pour la santé de se lever tôt. Et je sors boire un coup, très bon pour la santé, ça aussi. Tu peux venir, ajouta-t-il, pour me surveiller. »

Hwel lui lança un regard incertain.

« Tu connais aussi l’avis de ton père sur la question d’aller boire.

— Oui. Il a dit que lui n’arrêtait pas quand il était jeune. Il a dit qu’il ne pensait qu’à lamper de la bière toute la nuit et à rentrer à cinq heures du matin en cassant des fenêtres. Il a dit qu’il était un bambocheur, pas comme ces foies blancs d’aujourd’hui qui ne tiennent pas la marée. » Tomjan rajusta son pourpoint devant la glace et ajouta : « Tu sais, Hwel, j’ai idée que la conduite responsable, ça vient avec l’âge. Comme les varices. »

Hwel soupira. La mémoire de Tomjan pour les remarques inconsidérées était légendaire.

« D’accord, dit-il. Mais rien qu’un. Dans une taverne correcte.

— Promis. » Tomjan arrangea son chapeau. Il y avait piqué une plume.

« Au fait, comment on s’y prend pour lamper ?

— Je crois qu’on renverse presque tout à côté », répondit Hwel.


* * *

Si l’eau de l’Ankh avait plus de consistance et de personnalité que celle des fleuves du commun, l’air qu’on respirait au Tambour Rafistolé était plus encombré qu’ailleurs. On aurait dit du brouillard sec.

Tomjan et Hwel le regardaient se répandre dans la rue. La porte s’ouvrit violemment et un homme la passa en vol plané arrière pour aller percuter le mur d’en face.

Un gigantesque troll, employé par les propriétaires pour maintenir un semblant d’ordre dans l’établissement, sortit en traînant deux autres corps inertes qu’il déposa sur les pavés et gratifia d’un ou deux coups de pied dans les parties tendres.

« J’ai idée qu’ils font la bamboche là-dedans, pas toi ? lança Tomjan.

— On le dirait bien. » Hwel frissonna. Il détestait les tavernes. Les clients lui posaient toujours leurs gobelets sur la tête.

Ils se faufilèrent en vitesse pendant que le troll soulevait un consommateur inconscient par un pied et lui cognait la tête par terre pour en extraire les valeurs dissimulées dans ses vêtements.

On a dit qu’entrer au Tambour équivalait à plonger dans un marécage, sauf que dans un marécage les alligators ne vous font pas les poches d’abord. Deux cents yeux suivirent le duo quand il se fraya un chemin à travers la cohue jusqu’au comptoir, cent bouches s’arrêtèrent de boire, de jurer ou de supplier, et quatre-vingt-dix-neuf fronts se plissèrent sous l’effort pour deviner si les nouveaux arrivants entraient dans la catégorie A, ceux dont il fallait avoir peur, ou B, ceux à qui il fallait faire peur.

Tomjan passa dans la foule comme s’il était chez lui et, avec l’impétuosité de la jeunesse, tapa sur le comptoir. L’impétuosité n’était pas un gage de survie au Tambour Rafistolé.

« Deux pintes de ta meilleure bière, tavernier », dit-il d’un ton si juste que le bistrotier, à sa grande surprise, se retrouva remplir la première chope avant même que les échos de la commande se soient éteints.

Hwel leva la tête. Il y avait un grand costaud à sa droite, l’allure d’une manade de taureaux d’arène et qui portait plus de chaînes qu’il n’en fallait pour amarrer un navire de guerre. Une figure qui évoquait un chantier de construction avec des poils baissa vers lui un regard mauvais.

« Bordel de merde, dit la figure. Un putain d’ornement de jardin. »

Le sang de Hwel se glaça. Tout cosmopolites qu’ils sont, les habitants de Morpork se montrent cordiaux et raisonnables vis-à-vis des races non humaines, à savoir qu’ils leur flanquent un coup de brique sur la tête avant de les balancer dans le fleuve. Ce traitement ne s’applique pas aux trolls, naturellement, car il est très difficile d’entretenir des préjugés raciaux envers des créatures de plus de deux mètres capables de bouffer les murs – du moins de les entretenir longtemps. Mais les spécimens de moins d’un mètre sont tout désignés pour faire l’objet d’une discrimination.

Le géant tapota du doigt sur la tête de Hwel.

« Où t’as mis ta gaule, ornement de jardin ? »

Le tavernier poussa les chopes sur le comptoir.

« Et voilà, fit-il en ricanant. Une pinte. Et une demie. »

Tomjan ouvrit la bouche pour parler mais Hwel lui décocha un coup de coude dans le genou. Laisser dire, laisser dire, s’esquiver aussi vite que possible, c’était la seule solution…

« Où t’as mis ton chapeau pointu, alors ? » insista le barbu.

La salle s’était tue. Apparemment, c’était l’heure du spectacle.

« Je t’ai demandé où t’as mis ton chapeau pointu, simplet ! »

Le tenancier referma la main sur le gourdin planté de clous qu’il gardait sous le comptoir, au cas où, et déclara :

« Euh…

— C’est à l’ornement de jardin que j’cause. »

L’homme versa tout doucement le fond de sa propre chope sur la tête du nain silencieux.

« J’veux plus boire ici, marmonna-t-il devant l’absence de réaction de Hwel. C’est déjà honteux qu’on laisse consommer des singes, mais des pygmées… »

Le silence dans la taverne acquit alors une nouvelle densité, dans laquelle le bruit d’un tabouret qu’on repoussait lentement sonna comme le raclement du destin en marche. Tous les yeux pivotèrent vers l’autre bout de la salle où se tenait assis le seul consommateur du Tambour Rafistolé qui entrait dans la catégorie C.

Загрузка...