Le vent hurlait. La foudre lardait le pays comme un assassin maladroit. Le tonnerre roulait en va-et-vient sur les collines sombres cinglées par la pluie. La nuit était aussi noire que l’intimité d’un chat. Une de ces nuits, peut-être, où les dieux manipulent les hommes comme des pions sur l’échiquier du destin. Au cœur des éléments déchaînés, parmi les bouquets d’ajoncs dégoulinants, luisait un feu, telle la folie dans l’œil d’une fouine. Il éclairait trois silhouettes voûtées. Tandis que bouillonnait le chaudron, une voix effrayante criailla :

« Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ? » Une pause suivit.

Enfin une autre voix, beaucoup plus naturelle, répondit : « Ben, moi, j’peux mardi prochain. »


* * *

Dans les profondeurs insondables de l’espace nage la Grande A’Tuin, la tortue stellaire dont le dos soutient les quatre éléphants géants qui portent sur leurs épaules la masse du Disque-monde. Un petit soleil et une petite lune tournent autour d’eux, sur une orbite biscornue afin de générer des saisons, si bien que nulle part ailleurs dans le multivers, sûrement, un éléphant n’est parfois obligé de lever la patte pour laisser passer l’astre du jour.

Le pourquoi de la chose, on ne le saura peut-être jamais. Possible que le créateur de l’univers, las de ces sempiternelles histoires d’inclinaison axiale, d’albédo et de vitesse de rotation, ait décidé pour une fois de rigoler un peu.

Il est fort à parier que les dieux d’un tel monde ne jouent pas aux échecs, et c’est effectivement le cas. À vrai dire, aucun dieu, nulle part, ne joue aux échecs. Ils manquent d’imagination pour ça. Ils préfèrent des jeux simples et méchants où l’on se « rend directement à l’oubli sans passer par la case transcendance » ; pour vous aider à comprendre la religion, sachez qu’un dieu trouve amusante l’idée d’un jeu de l’oie avec des dés chauffés à blanc.

La magie, à la manière d’une colle, maintient le Disque assemblé – une magie née de la rotation du monde lui-même, une magie dévidée comme de la soie de la structure fondamentale de l’existence pour suturer les plaies de la réalité.

On la retrouve en grande partie dans les montagnes du Bélier, lesquelles partent des terres glacées près du Moyeu pour arriver, via un archipel tout en longueur, aux mers chaudes qui se déversent éternellement dans l’espace par-dessus Bord.

La magie brute crépite, invisible, de sommet en sommet et s’enfouit dans les montagnes. C’est le Bélier qui fournit au monde la plupart de ses sorcières et de ses mages. Dans ces montagnes les feuilles des arbres s’agitent même en l’absence de vent. Les rochers font leur petite promenade du soir.

Parfois, même le pays a l’air de vivre…


* * *

Parfois, le ciel aussi.

La tempête se donnait vraiment à fond. C’était l’occasion ou jamais. Elle avait passé des années à moisir en province, à jouer les secondes rafales, à se rôder, à prendre des contacts, de temps en temps à faire une entrée fracassante devant des bergers sans méfiance ou à brûler les planches d’une malheureuse baraque. Voilà qu’une relâche dans la météo lui offrait la chance de tenir la vedette, et elle en rajoutait dans son rôle avec l’espoir qu’un gros climat la remarque.

C’était une bonne tempête. Elle projetait son feu intérieur, elle s’exprimait avec passion, et les critiques le reconnurent : pour peu qu’elle apprenne à mieux maîtriser son tonnerre, ce serait, d’ici quelques années, une tempête à suivre.

Les bois éclatèrent en applaudissements, se remplirent de brumes et de feuilles volantes.

En de pareilles nuits, les dieux, comme précédemment signalé, jouent à autre chose qu’aux échecs avec les destinées humaines et les trônes royaux. Il est important de se rappeler qu’ils trichent toujours, jusqu’au bout…

Et un carrosse roulait à tombeau ouvert sur la piste forestière accidentée ; il tressautait violemment chaque fois que les roues rebondissaient sur des racines d’arbres. Le cocher excitait son équipage, et les claquements de son fouet composaient un joli contrepoint aux grondements de la tempête.

Derrière – pas loin, pour ne pas dire de plus en plus près – galopaient trois cavaliers encapuchonnés.

En de pareilles nuits s’accomplissent les mauvaises actions. Les bonnes aussi, c’est entendu. Mais surtout les mauvaises, dans l’ensemble.


* * *

En de pareilles nuits, les sorcières sont de sortie. Enfin, de sortie, d’accord, mais pas n’importe où, pas à l’étranger. Elles n’aiment pas ce qu’on y mange, on ne peut pas se fier à l’eau et les chamans monopolisent tout le temps les transats. Mais une pleine lune bataillait contre les nuages loqueteux, et les bourrasques pleines de murmures sentaient la magie à plein nez.

Dans leur clairière au-dessus de la forêt les sorcières tenaient la discussion suivante :

« Mardi, moi, je fais du babysitting, dit celle qui n’avait pas de chapeau mais une crinière de boucles blanches si épaisse qu’on aurait dit un casque. Je garde le petit dernier de mon Jason. Vendredi, j’peux. Dépêche-toi avec le thé, mignonne. Je meurs de soif. »

La plus jeune membre du trio poussa un soupir et transvasa à la louche un peu d’eau bouillante du chaudron dans la théière.

La troisième sorcière lui tapota gentiment la main.

« Tu l’as bien dit, fit-elle. Faut juste que tu travailles un peu plus tes aigus. Pas vrai, Nounou Ogg ?

— Très efficaces, les aigus, moi, j’ai trouvé, s’empressa de répondre Nounou Ogg. À ce que j’vois, Bobonne Plurniche, qu’elle-repose-en-paix, t’a bien aidée pour la loucherie.

— Une bonne loucherie », abonda Mémé Ciredutemps.

La sorcière benjamine, du nom de Magrat Goussedail, se détendit considérablement. Elle témoignait envers Mémé Ciredutemps d’un respect mêlé de crainte. Mémé Ciredutemps avait la réputation, dans tout le Bélier, de ne pas aimer grand-chose. Si elle la jugeait bonne, la loucherie de Magrat, c’est que les yeux devaient lui remonter dans les trous de nez.

À la différence des mages qui affectionnent par-dessus tout une hiérarchie compliquée, les sorcières ne se passionnent guère pour le côté structuré du plan de carrière. À chaque sorcière de recruter une jeune fille qui reprendra le secteur à sa mort. Par nature, les sorcières ne sont pas grégaires, du moins avec leurs consœurs, et elles n’ont certainement pas de chef.

Mémé Ciredutemps était la mieux considérée des chefs qu’elles n’avaient pas.

Les mains de Magrat tremblaient légèrement tandis qu’elle préparait le thé. Évidemment, elle était très flattée, mais aussi un peu angoissée de commencer une carrière de sorcière de village entre Mémé Ciredutemps et, de l’autre côté de la forêt, Nounou Ogg. C’est elle qui avait eu l’idée de former un convent local. Elle trouvait que ça faisait, disons, plus occulte. À son grand étonnement, les deux vieilles avaient approuvé, ou plutôt n’avaient pas trop désapprouvé.

« Un auvent ? s’était étonnée Nounou Ogg. Pourquoi donc on voudrait se joindre à un auvent ?

— Elle veut dire un convent, Gytha, avait expliqué Mémé Ciredutemps. Tu sais, comme dans le temps. Une réunion.

— Une sauterie ? avait fait Nounou Ogg avec espoir.

— Pas question de danser, avait prévenu Mémé. J’suis contre les danses. Contre les chansons aussi, et contre ces histoires de se mettre dans tous ses états ou de faire les imbéciles avec des onguents et des machins.

— Ça te fait du bien de sortir », avait dit joyeusement Nounou.

Malgré sa déception de ne pas pouvoir danser, Magrat se sentait soulagée d’avoir gardé pour elle une ou deux autres idées qui lui trottaient en tête. Elle farfouilla dans le paquet qu’elle avait apporté. C’était son premier sabbat, et elle tenait à faire les choses bien.

« Qui veut un pain au lait ? » proposa-t-elle.

Mémé regarda fixement le sien avant de mordre dedans. Magrat avait cuit des motifs de chauves-souris dessus. Leurs petits yeux, c’étaient des cassis.


* * *

Le carrosse fonça à travers les arbres en lisière de forêt, roula quelques secondes sur deux roues lorsqu’il heurta une pierre, se redressa contre toutes les lois de l’équilibre et reprit sa course grondante. Mais il allait moins vite à présent. La pente le ralentissait.

Le cocher, debout à la façon d’un conducteur de char, repoussa les cheveux qui le gênaient et fouilla l’obscurité des yeux. Personne ne vivait dans ce coin, en plein cœur du Bélier, mais une lumière brillait plus loin. Le ciel soit loué, il y avait une lumière là-bas.

Une flèche se ficha dans le toit du carrosse derrière lui.


* * *

Pendant ce temps, le roi Vérence, monarque de Lancre, faisait une découverte.

Comme la plupart des gens – en tout cas ceux en dessous de la soixantaine –, Vérence n’avait pas beaucoup réfléchi à ce qui arrivait lorsqu’on mourait. Comme la plupart des gens depuis l’aube des temps, il présumait que tout ça devait finir par s’arranger.

Et, comme la plupart des gens depuis l’aube des temps, voilà qu’il était mort.

Pour tout dire, il gisait au pied d’un escalier de son château de Lancre, une dague dans le dos.

Il se redressa en position assise et s’étonna : l’homme qui de son avis ne pouvait être que lui-même s’asseyait, mais la chose qui ressemblait fort à son corps restait couchée par terre.

Plutôt pas mal, le corps, soit dit en passant, maintenant qu’il le voyait de l’extérieur pour la première fois. S’il avait toujours eu un certain attachement pour lui, apparemment ce n’était plus le cas, il devait le reconnaître.

Un corps solidement bâti, tout en muscles. Le roi en avait pris soin. Il l’avait pourvu d’une moustache et de longs cheveux bouclés. Il avait veillé à lui donner beaucoup d’exercice en plein air et quantité de viande rouge. Et voilà qu’au moment où il aurait pu lui servir, ledit corps le laissait tomber. Ou plutôt le flanquait dehors.

Pour couronner le tout, le roi devait s’accommoder de la grande silhouette décharnée debout près de lui. Une robe noire à capuchon la dissimulait presque entièrement, mais le bras qui émergeait des plis pour agripper une faux imposante était fait d’os.

Quand on est mort, il est des choses qu’on reconnaît d’instinct.

« BONJOUR. »

Vérence se releva de toute sa hauteur, ou de ce qui l’aurait été si cette part de lui-même à laquelle on aurait pu appliquer le mot « hauteur » ne gisait pas, raide, par terre, face à un avenir où le mot « profondeur » convenait mieux.

« Je suis roi, moi, attention, fit-il.

— VOUS ÊTIEZ, VOTRE MAJESTE.

— Comment ? aboya Vérence.

— J’AI DIT : ÊTIEZ. ON APPELLE ÇA L’IMPARFAIT. VOUS ALLEZ VITE VOUS HABITUER. »

La haute silhouette tapota de ses doigts calcaires le manche de la faux. Visiblement, quelque chose la contrariait.

À ce compte-là, songea Vérence, moi aussi. Mais les divers signaux en clair que lui transmettait sa situation présente forçaient le passage même à travers la bêtise folle et téméraire qui composait l’essentiel de sa personnalité, et il comprenait que, dans l’espèce de royaume où il se trouvait désormais, ce n’était pas lui le roi.

« Êtes-vous la Mort, l’ami ? hasarda-t-il.

— J’AI BEAUCOUP DE NOMS.

— Lequel portez-vous en ce moment ? » demanda Vérence, un brin plus respectueux. Des gens leur grouillaient autour ; à vrai dire, certains leur grouillaient à travers, comme des fantômes.

« Oh, alors c’était Kasqueth », ajouta distraitement le roi en avisant l’individu qui se tapissait avec un plaisir obscène en haut de l’escalier. Mon père me disait de ne jamais lui tourner le dos. Pourquoi je ne suis pas en colère ?

— LES GLANDES, lâcha la Mort. L’ADRÉNALINE, TOUT ÇA. ET LES ÉMOTIONS. VOUS N’EN AVEZ PLUS. TOUT CE QUI VOUS RESTE DÉSORMAIS, C’EST LA PENSÉE. »

La grande silhouette parut prendre une décision.

« C’EST TRÈS IRRÉGULIER, poursuivit-elle comme pour elle-même. MAIS QUI SUIS-JE POUR DISCUTER ?

— Oui, qui ?

— QUOI ?

— J’ai dit : oui, qui ?

— LA FERME. »

La Mort, le crâne penché, paraissait écouter une voix intérieure. Son capuchon retomba, et feu le roi remarqua que la Mort avait tout du squelette poli à un détail près. Ses orbites luisaient d’un bleu céleste. Vérence n’avait pas peur, pourtant ; non seulement parce qu’on a difficilement peur quand les éléments dont on a besoin pour ce faire se rigidifient dans le voisinage, mais aussi parce qu’il n’avait jamais vraiment craint quoi que ce soit de son vivant et qu’il n’allait pas commencer maintenant. Deux explications à ça : d’abord il manquait d’imagination, ensuite il comptait parmi ces rares individus parfaitement en phase dans le temps.

Ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens. Ils vivent leur vie comme une sorte de flou temporel autour du point qu’ils occupent physiquement ; ils anticipent l’avenir ou s’accrochent au passé. D’ordinaire, ils se soucient tellement de ce qui va leur arriver après que le seul moment où ils découvrent ce qui leur arrive maintenant, c’est quand ils y repensent. La plupart des gens sont comme ça. Ils apprennent la peur parce qu’ils peuvent effectivement affirmer, au niveau du subconscient, ce qui va leur arriver après. Ils le vivent déjà.

Mais Vérence, lui, n’avait jamais vécu que pour le présent. Jusqu’à ce jour, en tout cas.

La Mort soupira.

« J’IMAGINE QUE PERSONNE NE VOUS A RIEN DIT, hasarda-t-il.

— Pardon ?

— PAS DE PRESSENTIMENTS ? DE RÊVES BIZARRES ? PAS DE VIEUX DEVINS FOUS QUI VOUS ONT CRIÉ QUELQUE CHOSE DANS LA RUE ?

— À quel sujet ? Mon assassinat ?

— NON, J’IMAGINE QUE NON. CE SERAIT TROP DEMANDER, fit la Mort avec amertume. ON ME LAISSE TOUT LE BOULOT.

— Qui ça ? demanda Vérence, dérouté.

— LE SORT. LE DESTIN. TOUS LES AUTRES. » La Mort posa une main sur l’épaule du roi. « POUR TOUT DIRE, J’EN AI PEUR, VOUS ALLEZ DEVENIR UN FANTÔME.

— Oh. » Il baissa les yeux sur son… corps, qui avait l’air parfaitement solide. Puis quelqu’un lui passa au travers.

« NE VOUS RENDEZ PAS MALADE POUR ÇA. »

Vérence regarda son cadavre raidi qu’on transportait respectueusement hors de la salle.

« Je vais tâcher, dit-il.

— C’EST BIEN.

— Mais je ne me sens pas d’attaque pour toutes ces histoires de draps blancs et de chaînes. Est-ce qu’il faudra que je me promène en gémissant et en criant ? »

La Mort haussa les épaules. « VOUS EN AVEZ ENVIE ? fit-il.

— Non.

— ALORS JE NE M’EMBÊTERAIS PAS AVEC ÇA, SI J’ÉTAIS VOUS. » La Mort sortit un sablier des replis de sa robe noire et l’examina attentivement.

« MAINTENANT, FAUT VRAIMENT QUE J’Y AILLE. » Il fit demi-tour, se mit la faux sur l’épaule et se dirigea vers le mur pour sortir de la salle.

« Dites ? Attendez ! » s’écria Vérence qui lui courut après.

La Mort ne tourna pas la tête. Vérence le suivit à travers le mur ; c’était comme marcher dans du brouillard.

« C’est tout ? demanda-t-il. Je veux dire, combien de temps je vais rester un fantôme ? Pourquoi je suis un fantôme ? Vous ne pouvez pas me laisser comme ça ! » Il s’arrêta et brandit un doigt impérieux, légèrement transparent. « Stop ! Je vous l’ordonne ! »

La Mort secoua tristement la tête et traversa le mur suivant. Le roi se dépêcha dans son sillage avec toute la dignité qu’il pouvait encore rassembler, et il le trouva qui tripotait les sangles d’un gros cheval blanc debout sur les remparts. L’animal mangeait dans une musette.

« Vous ne pouvez pas me laisser comme ça ! » répéta-t-il malgré l’évidence.

La Mort se tourna vers lui.

« SI, JE PEUX, dit-il. VOUS ÊTES UN NON-MORT, VOUS VOYEZ. LES FANTÔMES HABITENT UN MONDE ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS. CE N’EST PAS MOI QUI M’EN OCCUPE. » Il tapota le roi sur l’épaule. « NE VOUS INQUIÉTEZ PAS, dit-il, ÇA NE DURERA PAS UNE ÉTERNITÉ.

— Bon.

— ÇA VOUS PARAÎTRA PEUT-ÊTRE UNE ÉTERNITÉ.

— Combien de temps ça va vraiment durer ?

— JUSQU’À CE QUE VOUS AYEZ ACCOMPLI VOTRE DESTIN, JE PRÉSUME.

— Et comment je vais savoir ce qu’est mon destin ? fit le roi, au désespoir.

— LÀ, JE NE PEUX PAS VOUS AIDER. JE REGRETTE.

— Allez, comment je peux le savoir ?

— CES CHOSES-LA, EN GÉNÉRAL, SONT UN JOUR OU L’AUTRE ÉVIDENTES, À CE QUE J’AI COMPRIS, dit la Mort qui bondit en selle.

— Et jusqu’à quand je dois hanter ce château ? » Le roi Vérence considéra autour de lui les remparts livrés aux courants d’air. « Tout seul, j’imagine. Personne ne me verra ?

— OH, SI, CEUX QUI ONT DES DISPOSITIONS DE MÉDIUM, LES PARENTS PROCHES, ET LES CHATS, ÉVIDEMMENT.

— J’ai horreur des chats. »

La figure de la Mort se figea un peu plus, si possible. La lueur bleue dans ses orbites étincela rouge l’espace d’un instant.

« JE VOIS », dit-il. Le ton laissait entendre que le trépas était trop bon pour qui avait horreur des chats. « VOUS AIMEZ LES TRÈS GROS CHIENS, J’IMAGINE.

— À vrai dire, oui. » Le roi contempla tristement l’aube. Ses chiens. Ils allaient vraiment lui manquer. Et la journée s’annonçait si bonne pour la chasse.

Il se demanda si les fantômes chassaient. Peu probable, se dit-il. Pas plus qu’ils ne mangeaient ni ne buvaient d’ailleurs, et ça, c’était vraiment déprimant. Il aimait les grands banquets bruyants et il avait lampé[1] plus d’une pinte de bonne bière. Et de mauvaise, à la réflexion. La plupart du temps, il n’avait jamais su faire la différence avant le lendemain matin.

Il flanqua un coup de pied découragé à une pierre et nota avec mélancolie qu’il passait carrément au travers. Pas de chasse, de beuveries, de ripailles, pas de ribotes, pas de fauconnerie… Il lui vint à l’esprit que les plaisirs de la chair se restreignaient sans la chair. Soudain, la vie ne valait plus d’être vécue. Le fait qu’il ne la vive pas ne lui apportait aucun réconfort.

« CERTAINS AIMENT ÇA, LA CONDITION DE FANTÔME, dit la Mort.

— Hmm ? fit Vérence, sinistre.

— ÇA N’EST PAS SI AFFREUX, JE PENSE. ILS VOIENT COMMENT S’EN SORTENT LEURS DESCENDANTS. PARDON ? QU’EST-CE QUI VOUS PREND ? »

Mais Vérence avait disparu dans le mur.

« NE VOUS GÊNEZ PAS POUR MOI, JE VOUS EN PRIE », bougonna la Mort. Il jeta autour de lui un regard capable de voir dans le temps, dans l’espace et dans l’âme humaine, et nota un glissement de terrain très loin en Klatch, un ouragan en Terres d’Howonda, une peste à Hergen.

« LE BOULOT, LE BOULOT », marmotta-t-il, et il éperonna son cheval qui décolla dans le ciel.

Vérence courut à travers les murs de son château. Ses pieds touchaient à peine le sol – en fait, l’inégalité du sol faisait qu’ils ne le touchaient parfois pas du tout.

En tant que roi, il avait l’habitude de traiter les serviteurs comme s’ils n’existaient pas, et leur courir à travers revenait à peu près au même. La seule différence, c’est qu’ils ne s’écartaient pas.

Vérence arriva à la nourrisserie, vit la porte enfoncée, les draps qui traînaient…

Entendit le bruit des sabots. Il gagna la fenêtre, vit son propre cheval franchir à fond de train le portail ouvert entre les brancards du carrosse. Le martèlement des sabots retentit encore un moment sur les pavés, renvoyé par l’écho, puis mourut.

Le roi frappa l’appui de la fenêtre et son poing s’enfonça d’une main dans la pierre.

Il s’élança alors dans le vide, sans daigner se soucier de la chute, descendit, moitié volant, moitié courant, à travers la cour et pénétra dans les écuries.

Vingt secondes lui suffirent pour constater qu’à la longue liste des choses interdites aux fantômes il fallait ajouter l’équitation. Il réussit bien à monter en selle, ou du moins à chevaucher du vide juste au-dessus, mais lorsque le cheval finit par s’emballer, terrifié au-delà de toute expression par les choses mystérieuses qui se passaient derrière ses oreilles, Vérence se retrouva assis à califourchon sur un mètre cinquante de rien.

Il voulut courir et parvint au portail avant que l’air autour de lui ne s’épaississe jusqu’à la consistance du goudron.

« Vous ne pouvez pas, fit une voix triste et vieille derrière lui. Il faut rester là où vous avez été tué. Hanter, c’est ça. Croyez-moi. J’en sais quelque chose. »


* * *

Mémé Ciredutemps marqua une pause, un deuxième petit pain à mi-chemin de sa bouche.

« Y a quelque chose qui vient, dit-elle.

— Vous avez des picotements dans les pouces ? » demanda sérieusement Magrat. Elle avait beaucoup appris sur la sorcellerie dans les livres.

« Des picotements dans les oreilles », répondit Mémé. Elle leva les sourcils à l’intention de Nounou Ogg. La vieille Bobonne Plurniche avait fait une excellente sorcière dans son genre, mais bien trop fantaisiste. Trop de fleurs, d’idées romantiques et tout ça.

L’éclair suivant montra la lande qui s’étendait jusqu’à la forêt plus bas, mais la pluie sur la terre chaude d’été avait peuplé l’espace de spectres de brume.

« Un galop de cheval ? fit Nounou Ogg. Personne monterait ici à une heure pareille. »

Magrat fouilla les alentours d’un œil angoissé. Ici et là sur la lande se dressaient d’immenses menhirs dont les origines se perdaient dans la nuit des temps et qui menaient, disait-on, leurs propres vies ambulantes. Elle frissonna.

« Qu’est-ce qu’il y a à craindre ? parvint-elle à dire.

— Nous », répondit Mémé Ciredutemps avec suffisance.

Le galop se rapprocha, ralentit. Puis d’entre les bouquets d’ajoncs émergea en ferraillant le carrosse dont les chevaux ne tenaient debout que par leurs harnais. Le cocher bondit à terre, courut à la portière, prit un gros paquet à l’intérieur et fonça en direction du trio.

Il avait parcouru la moitié de la distance sur la tourbe humide lorsqu’il s’arrêta et fixa Mémé Ciredutemps d’un air horrifié.

« Ça va », dit-elle dans un murmure qui retentit au milieu des grondements de la tempête aussi clairement qu’une cloche.

Elle fit quelques pas dans sa direction et un éclair fort à propos lui permit de regarder directement dans les yeux de l’homme. Ils avaient cette fixité typique, pour qui détenait la Connaissance, de ceux qui ne regardent plus rien en ce monde.

Dans une ultime secousse il fourra le paquet dans les bras de Mémé et bascula en avant. Les plumes d’un carreau d’arbalète lui ressortaient du dos.

Trois silhouettes s’avancèrent dans la lumière du feu. Mémé leva la tête et croisa deux autres yeux, aussi glacés que les pentes de l’Enfer.

Leur propriétaire rejeta son arbalète. Une cotte de mailles étincela sous sa cape trempée lorsqu’il tira l’épée.

Il ne la brandit pas. Les yeux, qui ne quittaient pas la figure de Mémé, n’étaient pas ceux d’un homme à s’encombrer de tels gestes. C’étaient ceux d’un homme à savoir exactement à quoi servent les épées. Il tendit la main.

« Vous allez me le donner », dit-il.

Mémé écarta d’un coup sec la couverture du paquet dans ses bras et baissa le regard sur un petit visage emmailloté de sommeil.

Elle releva la tête.

« Non », dit-elle par principe.

Le soldat jeta un coup d’œil à Magrat puis à Nounou Ogg, toutes deux aussi immobiles que les menhirs de la lande.

« Vous êtes des sorcières ? » fit-il.

Mémé opina. Un éclair déchira le ciel et un buisson à cent mètres s’épanouit en une gerbe de feu. Les deux soldats derrière l’homme marmonnèrent quelque chose, mais il sourit et leva une main recouverte de mailles.

« Est-ce que la peau des sorcières repousse l’acier ? demanda-t-il.

— Pas à ma connaissance, répondit Mémé d’un ton uni. Essayez toujours. »

L’un des soldats fit un pas en avant et toucha prudemment le bras de l’homme.

« Mon capitaine, sauf vot’respect, mon capitaine, c’est pas une bonne idée…

— Silence !

— Mais ça porte terriblement malheur…

— Faut que je te le répète ?

— Mon capitaine », fit le soldat. Ses yeux croisèrent ceux de la sorcière l’espace d’un instant et reflétèrent une horreur éperdue.

Le chef sourit de toutes ses dents à Mémé dont pas un muscle n’avait bougé.

« Ta magie de paysan, c’est bon pour les simples d’esprit, mère de la nuit. Rien ne m’empêche de te pourfendre sur place.

— Alors pourfends donc, mon bonhomme, fit Mémé qui lui regardait par-dessus l’épaule. Si le cœur t’en dit, pourfends aussi fort que tu l’oses. »

L’homme leva son épée. Un éclair fusa une fois de plus et fendit un rocher à quelques pas, remplissant l’atmosphère de fumée et d’une puanteur de silicium brûlé.

« Raté », dit-il d’un air avantageux, et Mémé vit ses muscles se bander alors qu’il se préparait à abattre l’épée.

Une expression d’étonnement extrême lui passa sur la figure. Il pencha la tête de côté et ouvrit la bouche, comme s’il essayait de se faire à une nouvelle idée. L’épée lui tomba de la main et atterrit la pointe la première dans la tourbe. Puis il poussa un soupir et se replia, tout doucement, pour s’écrouler en tas aux pieds de Mémé.

Elle lui donna un petit coup du bout de l’orteil. « Peut-être que tu savais pas ce que j’visais, murmura-t-elle. Mère de la nuit, ah oui ! »

Le soldat qui avait voulu retenir le chef fixa avec horreur le poignard sanglant dans sa main et recula.

« Je… je… je pouvais pas le laisser… Il aurait pas dû… C’est… c’est pas bien de… bredouilla-t-il.

— T’es du pays, jeune homme ? » fit Mémé.

Il tomba à genoux. « Loupdingue, m’dame », répondit-il. Son regard revint sur le capitaine effondré. « Ils vont me tuer, maintenant ! gémit-il.

— Mais tu as fait ce que tu estimais juste, dit Mémé.

— J’suis pas devenu soldat pour ça. Pas pour aller tuer des gens.

— Parfaitement. Si j’étais toi, je me ferais marin, dit Mémé d’un air songeur. Oui, une carrière navale. Je commencerais le plus tôt possible. Tout de suite, même. File, bonhomme. File sur la mer, elle garde pas de traces. Tu auras la vie longue et prospère, je te promets. » Elle parut réfléchir un moment puis ajouta :

« Du moins sûrement plus longue que si tu restes à traîner dans le coin. »

Il se releva, lui lança un regard de gratitude et de crainte mêlées, puis s’enfuit à toutes jambes dans la brume.

« Et maintenant, on va peut-être nous dire à quoi ça rime, tout ça ? » fit Mémé en se tournant vers le troisième homme.

Vers la place qu’avait occupée le troisième homme.

On entendit le martèlement de sabots au loin sur la tourbe, puis le silence.

Nounou Ogg s’avança en clopinant.

« Je peux le rattraper, dit-elle. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Mémé refusa de la tête. Elle s’assit sur un rocher et regarda l’enfant dans ses bras. C’était un garçon, âgé de deux ans au plus, et tout nu sous la couverture. Elle le berça distraitement, les yeux dans le vide.

Nounou Ogg examina les deux cadavres avec l’air de celle à qui la toilette des morts ne fait pas peur.

« C’étaient peut-être des bandits », dit Magrat d’une voix tremblotante.

Nounou secoua la tête.

« Bizarre, fit-elle. Ils portent tous les deux le même emblème. Deux ours sur un bouclier noir et or. Quelqu’un sait ce que ça veut dire ?

— C’est l’emblème du roi Vérence, dit Magrat.

— Qui c’est ? demanda Mémé Ciredutemps.

— Il gouverne le pays, répondit Magrat.

— Oh. Ce roi-là, fit Mémé comme si le sujet ne valait pas qu’on s’y attarde.

— Des soldats qui se battent entre eux. Ç’a pas de sens, dit Nounou Ogg. Magrat, va donc regarder dans la voiture. »

La benjamine des sorcières fourragea dans la carrosserie et revint avec un sac. Elle le retourna et quelque chose tomba par terre avec un bruit sourd.

La tempête était allée gronder sur l’autre versant de la montagne à présent, et la lune annonciatrice de pluie répandait un fin gruau de lumière sur la lande humide. Elle se reflétait aussi sur ce qui était, sans le moindre doute, une couronne extrêmement importante.

« C’est une couronne, dit Magrat. Y a plein de bouts pointus dessus.

— Oh, bon sang », fit Mémé.

L’enfant gazouilla dans son sommeil. Mémé Ciredutemps désapprouvait que l’on regarde dans l’avenir, mais elle sentait maintenant l’avenir qui la regardait, elle.

Et elle n’aimait pas son expression, à l’avenir.


* * *

Le roi Vérence, lui, regardait le passé et partageait en gros le même point de vue.

« Vous me voyez ? demanda-t-il.

— Oh, oui. Très bien, même », fit le nouvel arrivant.

Les sourcils de Vérence firent des nœuds. La condition de fantôme exigeait apparemment beaucoup plus d’effort mental que celle de vivant ; il s’était pas mal débrouillé pendant quarante ans sans avoir à réfléchir plus d’une ou deux fois par jour, et maintenant il fallait tout le temps s’y coller.

« Ah, fit-il. Vous êtes un fantôme, vous aussi.

— Bien observé.

— C’est la tête que vous avez sous le bras, dit Vérence, content de lui. Ça m’a mis la puce à l’oreille.

— Ça vous gêne ? Je peux me la remettre si ça vous gêne », fit obligeamment le fantôme. Il tendit sa main libre. « Enchanté de vous connaître. Je suis Podechambe, roi de Lancre.

— Vérence. Pareil. » Il baissa les yeux pour examiner les traits du vieux roi et ajouta : « Je ne crois pas me rappeler votre portrait dans la grande galerie…

— Oh, tout ça date d’après mon époque, coupa court Podechambe.

— Vous êtes ici depuis combien de temps, alors ? »

Podechambe baissa la main et se frotta le nez. « Dans les mille ans, dit-il, un soupçon de fierté dans la voix. En tant qu’homme et fantôme.

— Mille ans !

— C’est moi qui ai bâti le château, à vrai dire. Je venais de le faire joliment décorer quand mon neveu m’a coupé la tête pendant mon sommeil. Ça m’a mis dans un état, vous ne pouvez pas savoir.

— Mais… mille ans… » répéta faiblement Vérence.

Podechambe lui prit le bras.

« Ça n’est pas si méchant, confia-t-il tandis qu’il entraînait le roi docile à travers la cour. C’est mieux qu’être vivant, par bien des côtés.

— Des côtés drôlement bizarres, alors ! lâcha Vérence. J’aimais bien ça, être vivant, moi ! »

Podechambe eut un sourire rassurant. « Vous vous y habituerez vite, fit-il.

— Je ne veux pas m’y habituer !

— Vous avez un champ morphogénique puissant, dit Podechambe. Je le sais. Ces choses-là, je les sens. Oui. Très puissant. Je dirais.

— C’est quoi ?

— Les mots, ça n’a jamais été mon fort, vous savez. J’ai toujours trouvé plus facile de cogner sur les gens avec ce qui me tombait sous la main. Mais je crois comprendre que ça se résume à votre intensité de vie. Quand vous viviez, j’entends. Quelque chose qu’on appelle… – il marqua un temps – la vitalité animale. Oui, c’est ça. La vitalité animale. Plus on en a eu, plus on reste soi-même, comme qui dirait, quand on est fantôme. J’imagine que vous, vous étiez cent pour cent vivant, de votre vivant », ajouta-t-il.

Malgré lui, Vérence se sentit flatté. « J’ai toujours cherché à m’occuper », dit-il.

Ils avaient tranquillement traversé le mur de la grand-salle, vide pour l’instant. La vue des tables à tréteaux déclencha une réaction automatique chez le roi.

« Comment fait-on pour le petit-déjeuner ? » demanda-t-il.

La tête de Podechambe parut surprise.

« On ne fait rien, dit-il. Nous sommes des fantômes.

— Mais j’ai faim, moi.

— Non, vous n’avez pas faim, vous savez. Ce n’est que votre imagination. »

Des cuisines parvenaient des bruits de casseroles. Les cuisiniers étaient déjà debout et, faute de consignes particulières, préparaient le menu normal pour le petit-déjeuner du château. Des odeurs familières remontaient des ténèbres du passage voûté qui menait aux cuisines.

Vérence renifla. « Des saucisses, fit-il, rêveur. Du bacon. Des œufs. Du poisson fumé. » Il regarda fixement Podechambe.

« Du boudin, murmura-t-il.

— Vous n’avez pas vraiment d’estomac, remarqua le vieux fantôme. Tout ça, c’est dans la tête. La force de l’habitude. Vous pensez seulement avoir faim.

— Je pense avoir une faim de loup.

— Oui, mais vous ne pouvez rien toucher, vous voyez, expliqua gentiment Podechambe. Rien du tout. »

Vérence se baissa doucement sur un banc afin de ne pas passer au travers et se prit la tête dans les mains. Il avait entendu dire que la mort pouvait être terrible. Il n’avait pas compris à quel point.

Il avait envie de se venger. Il avait envie de sortir de ce château soudain affreux, de retrouver son fils. Mais il était encore plus terrifié de découvrir que ce dont il avait vraiment envie, tout de suite, c’était une assiettée de rognons.


* * *

Une aube humide envahit le paysage, escalada les remparts du château de Lancre, prit le donjon d’assaut et enfin pénétra par la fenêtre du solarium.

Le duc Kasqueth contemplait d’un œil morne la forêt dégouttante d’eau. Elle était si vaste. Non pas, se dit-il, qu’il eût quoi que ce soit contre les arbres, mais en voir autant le déprimait terriblement. Il avait toujours envie de les compter.

« Tout à fait, mon amour », dit-il.

À ceux qui le rencontraient, le duc rappelait une espèce de lézard, du type qui vit sur les îles volcaniques, bouge une fois par jour, possède un troisième œil atrophié et cligne des paupières sur un rythme mensuel. Lui se considérait comme un homme civilisé davantage fait pour l’air sec et le soleil éclatant d’un climat correctement réglé.

D’un autre côté, songeait-il, il pouvait y avoir des agréments à être un arbre. Les arbres n’ont pas d’oreilles, de ça il était à peu près sûr. Et ils ont l’air de se débrouiller sans en passer par le sacro-saint mariage. Un chêne mâle – faudrait qu’il vérifie – un chêne mâle jette son pollen au vent, et toutes ces histoires de glands, à moins que ce ne soient des pommes de chênes, non, des glands, il en était à peu près sûr, bref, toutes ces histoires-là se passaient ailleurs…

« Oui, mon trésor », dit-il.

Oui, les arbres avaient trouvé la combine. Le duc Kasqueth lança un regard noir au toit de la forêt. Salauds d’égoïstes.

« Certainement, ma chérie, dit-il.

— Comment ? » fit la duchesse.

Le duc hésita, s’efforça désespérément de se repasser en tête le monologue des cinq dernières minutes. Elle avait eu des mots comme quoi il était une moitié d’homme et… volontairement infirme ? Et il croyait bien qu’elle s’était plainte du froid qui régnait dans le château. Oui, c’était sans doute ça. Eh bien, ces maudits arbres fourniraient l’occasion d’une bonne journée de travail, pour une fois.

« Je vais ordonner qu’on en abatte quelques-uns et qu’on les amène directement ici, mon adorée », dit-il.

Lady Kasqueth resta momentanément sans voix. Un événement à marquer au calendrier. C’était une forte femme, impressionnante, qui évoquait à ceux qui la croisaient pour la première fois un galion toutes voiles dehors ; effet qu’accentuait sa conviction malheureuse que le velours rouge lui allait plutôt bien. Pourtant, il ne lui rehaussait pas le teint. Les deux s’assortissaient.

Le duc songeait souvent à la chance qu’il avait eue de l’épouser. Sans la force de l’ambition de la duchesse, il ne serait qu’un seigneur local de plus, sans autre occupation que chasser, boire et exercer son droit de cuissage[2]. Alors qu’il se trouvait à présent à une marche du trône et qu’il serait sans doute bientôt le monarque de tout ce que son regard embrassait.

Mais son regard n’embrassait que des arbres.

Il soupira.

« Qu’on abatte quoi ! fit lady Kasqueth, glaciale.

— Oh, les arbres, répondit le duc.

— Qu’est-ce que les arbres viennent faire là-dedans ?

— Eh bien… il y en a tellement, dit le duc avec émotion.

— Ne détournez pas la conversation !

— Pardon, ma douce.

— Ce que je disais, c’était : comment avez-vous pu être assez bête pour les laisser s’échapper ? Je vous avais dit que ce serviteur était bien trop loyal. On ne peut pas faire confiance à des gens pareils.

— Non, mon amour.

— Vous n’avez pas, par hasard, eu l’idée d’envoyer quelqu’un à leur poursuite, j’imagine ?

— Bentzen, ma chère. Et deux gardes.

— Oh. »

La duchesse se tut un instant. Bentzen, capitaine de la garde personnelle du duc, était un tueur aussi efficace qu’une mangouste psychotique. C’est lui qu’elle aussi aurait choisi. Elle fut contrariée qu’on la prive momentanément d’une occasion de prendre son mari en défaut, mais elle se ressaisit magnifiquement.

« Il n’aurait pas eu besoin de les poursuivre du tout si vous m’aviez écoutée. Mais vous ne le faites jamais.

— Je ne fais jamais quoi, ma passion ? »

Le duc bâilla. La nuit avait été longue. Il y avait eu un orage aux proportions inutilement dramatiques, puis toute cette cochonnerie avec les couteaux.

On a déjà signalé que le duc Kasqueth était à une marche du trône. La marche en question se trouvait en haut de l’escalier menant à la grand-salle, celui que le roi Vérence avait dévalé en catastrophe pour atterrir, contre toutes les lois de la probabilité, sur sa propre dague.

Son médecin personnel avait néanmoins déclaré la mort parfaitement naturelle. Bentzen était passé voir l’homme pour lui expliquer qu’une chute dans un escalier avec une dague dans le dos était un mal qu’on attrapait en ouvrant imprudemment la bouche.

À vrai dire, ce mal avait déjà frappé plusieurs membres de la garde royale, un peu durs d’oreille. Comme un début d’épidémie.

Le duc frissonna. Certains détails de la nuit lui revenaient, à la fois flous et horribles.

Il s’efforça de se rassurer : le plus pénible était passé, maintenant, et il avait un royaume. Un royaume pas très important, composé surtout d’arbres, apparemment, mais un royaume quand même, couronne à l’appui.

Si seulement on arrivait à remettre la main dessus.

Le château de Lancre avait été bâti sur un affleurement rocheux par un architecte qui avait entendu parler de Gormagot mais n’avait pas de budget. Il avait fait de son mieux, cependant, avec un petit assortiment de tourelles soldées, de soubassements, contreforts, créneaux, gargouilles, tours, cours, donjons et culs de basse-fosse en promotion ; autant dire tout ce dont un château a besoin ; en dehors, peut-être, de fondations sérieuses et du genre de mortier qui ne s’en va pas à la moindre averse.

Le château penchait vertigineusement au-dessus des eaux blanches et impétueuses de la Lancre qui grondaient, lugubres, trois cents mètres plus bas. Régulièrement, quelques morceaux tombaient dedans.

Mais tout petit qu’il était, le château recelait mille cachettes pour une couronne.

La duchesse sortit rapidement trouver une autre victime à réprimander et laissa lord Kasqueth à sa morne contemplation du paysage. Il se mit à pleuvoir.

Comme pour répondre à un signal, des coups violents retentirent à la porte du château. Ils dérangèrent beaucoup le portier du château qui jouait à épluche-l’oignon avec le cuisinier du château et le fou du château dans la chaleur de la cuisine du château.

Il grogna et se leva.

« On frappe à l’huis, dit-il.

— À lui qui ? fit le fou.

— À l’huis dehors, crétin. »

Le fou lui jeta un coup d’œil inquiet. « Au-dehors de lui, tu veux dire ? Je n’y comprends rien, fit-il d’un air soupçonneux. Ça ne serait pas un genre de zen, ça, des fois ? »

Dès le portier parti en ronchonnant vers sa loge, le cuisinier poussa une nouvelle pièce dans la cagnotte et lança par-dessus ses cartes un regard pénétrant au fou.

« C’est quoi, un zen ? » demanda-t-il.

Les clochettes du fou tintinnabulèrent tandis qu’il mettait de l’ordre dans son jeu. Distraitement, il répondit : « Oh, une secte du Klatch sens direct dérivée du système philosophique de Sumtin, connue pour sa simplicité, son austérité et l’assurance d’atteindre la sérénité et la plénitude individuelles par la méditation et des techniques respiratoires ; un de ses aspects intéressants consiste à poser des questions apparemment absurdes afin d’élargir les portes de la perception.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? » fit le cuisinier, l’air méfiant. Il était à cran. Lorsqu’il avait monté le petit-déjeuner dans la grand-salle, il avait eu l’impression que quelque chose essayait sans arrêt de lui retirer le plateau des mains. Et comme si ça ne suffisait pas, ce nouveau duc l’avait renvoyé chercher… Il frissonna. Des flocons d’avoine ! Et un œuf poché baveux ! Il était trop vieux pour des choses pareilles, le cuisinier. Il avait ses habitudes. C’était un cuisinier dans la vraie tradition féodale. Ce qui n’avait pas de pomme dans la bouche et qu’on ne rôtissait pas, il refusait de le servir.

Le fou hésita, une carte à la main, réprima sa panique et réfléchit vite.

« Ma foi, noncle, couina-t-il, tu as plus de questions en toi qu’une flotte n’a d’artimons. »

Le cuisinier se détendit.

« Bon, d’accord », fit-il, pas entièrement satisfait. Le fou perdit les trois coups suivants, pour plus de sûreté.

Le portier, pendant ce temps, déverrouillait le guichet de la porte et regardait à l’extérieur d’un air interrogateur.

« Qui s’en vient frapper à l’huis ? » grogna-t-il.

Le soldat, tout trempé et terrifié qu’il fût, marqua un temps.

« À lui ? À lui qui ? fit-il.

— Si c’est pour faire chier, tu peux y rester toute la journée, à l’huis, dit calmement le portier.

— Non ! Il faut que je voie le duc tout de suite ! s’écria le garde. Les sorcières sont de sortie ! »

Le portier était sur le point de répondre : « C’est la bonne saison pour ça » ou : « J’aimerais bien, moi aussi », mais il se ravisa lorsqu’il aperçut le visage du garde. Ce n’était pas le visage de qui a envie de rigoler. Plutôt celui de qui a vu des choses qu’aucun homme honnête ne devrait connaître…


* * *

« Les sorcières ? fit lord Kasqueth.

— Les sorcières ! » fit la duchesse.

Dans les corridors balayés de courants d’air, une voix aussi légère que le vent dans les trous de serrures au loin fit, avec une note d’espoir : « Les sorcières ! » Les médiums…


* * *

« On s’mêle de ce qui nous regarde pas, voilà, dit Mémé Ciredutemps. Et il en sortira rien de bon.

— C’est très romanesque, fit Magrat dans un souffle, et elle lâcha un gros soupir.

— Sentimentalisme à l’eau de rose, dit Nounou Ogg.

— Enfin, fit Magrat, vous avez tué cet affreux bonhomme !

— Moi ? Jamais. J’ai juste poussé… les événements à suivre leur cours. » Mémé Ciredutemps fronça les sourcils. « Il avait pas de respect. Quand les gens ont plus de respect, les ennuis sont pas loin.

— Agueu, agueu, agueu, dis donc.

— L’autre homme l’a amené ici pour le sauver ! s’écria Magrat. Il voulait qu’on le garde en lieu sûr ! C’est évident ! C’est la destinée !

— Oh, évident, fit Mémé. J’admets que c’est évident. Malheureusement, l’évidence, c’est pas forcément la vérité. »

Elle soupesa la couronne dans ses mains. Elle paraissait très lourde, d’une manière qui dépassait les grammes et kilos tout bêtes.

« Oui, mais le fait est… commença Magrat.

— Le fait est, dit Mémé, que des gens vont venir faire des recherches. Des gens sérieux. Des recherches sérieuses. Du genre à abattre les murs et mettre le feu au chaume. Et…

— Kicéti le bébé, dis donc.

…Et, Gytha, je t’assure que ça nous ferait drôlement plaisir que t’arrêtes de glousser comme ça ! » lança sèchement Mémé. Elle sentait ses nerfs qui se mettaient en pelote. Ses nerfs la travaillaient toujours dans les moments d’indécision. En outre, elles s’étaient repliées dans la chaumière de Magrat, et le décor l’horripilait parce que Magrat croyait dans la sagesse de dame Nature, dans les elfes, dans le pouvoir guérisseur des couleurs, dans le cycle des saisons et dans des tas d’autres choses auxquelles Mémé Ciredutemps refusait d’avoir affaire.

« Tu comptes tout de même pas m’apprendre comment m’occuper d’un enfant ? répliqua Nounou Ogg avec douceur. À moi qu’en ai eu quinze ?

— Je dis seulement qu’on devrait réfléchir. »

Les deux autres l’observèrent un moment.

« Alors ? » fit Magrat.

Les doigts de Mémé battaient la charge sur le bord de la couronne. Son front se plissa.

« D’abord, faut le faire partir d’ici », dit-elle. Elle leva la main. « Non, Gytha, je suis sûre que chez toi c’est l’idéal et tout, mais y a des risques. Faut qu’il s’en aille loin d’ici, très loin, là où personne le connaît. Et puis, y a ça. » Elle se lançait la couronne d’une main à l’autre.

« Oh, ça, c’est facile, fit Magrat. Je veux dire, vous la cachez sous une pierre, n’importe quoi. C’est facile. Beaucoup plus facile que les bébés.

— Non, dit Mémé. Pour la bonne raison que le pays est plein de bébés et qu’ils se ressemblent tous, mais qu’à mon avis y a pas beaucoup de couronnes. Elles ont la manie de se faire retrouver, de toutes façons. On dirait qu’elles attirent les gens. Si tu la fourrais sous une pierre dans le coin, en moins d’une semaine quelqu’un tomberait dessus par hasard. Tu peux m’croire.

— Ça, c’est bien vrai, fit Nounou Ogg avec sérieux. Combien de fois on a vu ça : on jette un anneau magique au fin fond de la mer, après on rentre à la maison, on s’attable devant une tranche de turbot pour le thé, et paf, le voilà ? »

Elles réfléchirent en silence.

« Moi, jamais j’ai vu ça, répondit Mémé avec humeur. Et toi non plus. N’importe comment, il pourrait demander qu’on la lui rende. Si elle lui revient de droit, j’entends. Les rois font grand cas des couronnes. Vraiment, Gytha, des fois, qu’est-ce que tu peux raconter comme…

— Je vais faire du thé, vous voulez ? » proposa gaiement Magrat qui disparut dans l’arrière-cuisine.

Les deux aînées restèrent assises de chaque côté de la table dans un silence aussi poli que revêche. Nounou Ogg finit par dire : « Elle a bien arrangé son intérieur, non ? Des fleurs et tout. C’est quoi, ces machins sur les murs ?

— Des sceaux, fit Mémé avec aigreur. Quelque chose comme ça.

— C’est chic, dit Nounou Ogg, aimable. Et aussi toutes ces robes, ces baguettes et le reste.

— Moderne, fit Mémé Ciredutemps en reniflant. Moi, quand j’étais jeune, on avait une boule de cire, deux ou trois aiguilles, et on s’en contentait. Nos enchantements, on se les faisait nous-mêmes, en ce temps-là.

— Ah, ben, on a toutes pissé beaucoup d’eau sous les ponts depuis », dit Nounou Ogg d’un air solennel. Elle donna une petite secousse de réconfort au bébé.

Mémé Ciredutemps renifla encore. Nounou Ogg avait été mariée trois fois et régnait sur une tribu d’enfants et de petits-enfants dispersée par tout le royaume. Bien sûr, rien n’interdisait réellement à une sorcière de se marier. Mémé devait en convenir, mais à contre-cœur. Vraiment à contre-cœur. Elle y alla d’un troisième reniflement désapprobateur ; qu’elle regretta.

« C’est quoi, cette odeur ? lança-t-elle.

— Ah, fit Nounou Ogg qui changea avec précaution le bébé de position. Je crois que je vais aller voir si Magrat aurait pas des chiffons propres, tu veux bien ? »

Et Mémé se retrouva seule. Elle ne se sentait pas à l’aise, comme toujours quand on se retrouve seul dans la chambre d’autrui, et elle réprima son envie de se lever pour aller examiner les livres rangés sur l’étagère au-dessus du buffet ou vérifier la poussière de la tablette de cheminée. Elle tourna et retourna la couronne dans ses mains. Une fois encore, elle lui parut plus grosse et plus lourde que nature.

Elle aperçut le miroir au-dessus de la cheminée et baissa les yeux sur la couronne. C’était tentant. La couronne la suppliait quasiment de l’essayer pour voir si elle lui allait. Ma foi, pourquoi pas ? Elle s’assura que les autres n’étaient pas dans les parages puis, d’un seul geste, elle se débarrassa de son chapeau et se posa la couronne sur la tête.

Elle avait l’air à sa taille. Mémé se redressa fièrement et agita une main impérieuse vaguement en direction du foyer.

« Exécution », dit-elle. Elle eut un geste arrogant vers l’horloge de parquet. « Coupez-lui la tête, ça lui fera les pieds, ventrebleu », ordonna-t-elle. Elle sourit, sinistre.

Et se figea en entendant les cris, le fracas des chevaux, le chuintement mortel des flèches et le choc sourd, humide des lances dans la chair. L’écho des charges successives lui résonnait sous le crâne. Les épées se heurtaient aux boucliers, aux autres épées, aux os, implacables. Les années défilèrent dans sa tête en l’espace d’une seconde. Tantôt elle gisait parmi les morts, tantôt elle pendait à la branche d’un arbre, mais il se trouvait toujours des mains pour la ramasser et la déposer sur un coussin de velours…

Mémé souleva très prudemment la couronne de sa tête – elle dut faire un effort, la couronne résistait – et la mit sur la table.

« Alors c’est comme ça, être roi ? dit-elle doucement. Je me demande pourquoi ils veulent tous le boulot ?

— Vous prenez du sucre ? demanda Magrat derrière elle.

— Faut être un parfait crétin pour être roi.

— Pardon ? »

Mémé se retourna. « Je t’ai pas vue entrer, fit-elle. Tu disais ?

— Du sucre dans votre thé ?

— Trois cuillerées », répondit-elle promptement. C’était l’un de ses grands regrets dans l’existence, à Mémé Ciredutemps : malgré tous ses efforts, au sommet de sa carrière, elle avait encore un teint de pomme vermeille et toutes ses dents. Aucun charme au monde n’arrivait à décider la moindre verrue à prendre racine sur son minois plutôt joli quoique légèrement chevalin, et une consommation immodérée de sucre ne réussissait qu’à lui donner de l’énergie à revendre. Un mage qu’elle avait consulté lui en avait expliqué la cause : elle avait un métabolisme, ce qui au moins lui permettait de se sentir vaguement supérieure à Nounou Ogg qui n’en avait sûrement jamais vu même la queue d’un.

Magrat servit consciencieusement trois bonnes cuillerées. Ce serait agréable, songeait-elle avec mélancolie, qu’on lui dise merci de temps en temps.

Elle eut conscience que la couronne la regardait.

« Tu la sens, hein ? fit Mémé. Je l’ai dit, non ? Les couronnes attirent !

— C’est horrible.

— Non, non. C’est comme ça, voilà. C’est plus fort qu’elle.

— Mais c’est de la magie !

— C’est comme ça, voilà, répéta Mémé.

— Elle me pousse à l’essayer, dit Magrat, la main au-dessus de la couronne.

— C’est ça, oui.

— Mais je serai forte.

— C’est ce que j’pense, dit Mémé, la figure soudain curieusement sans expression. Qu’est-ce qu’elle fait, Gytha ?

— Elle donne un bain au bébé dans l’évier, répondit distraitement Magrat. Comment on pourrait cacher une chose pareille ? Il se passerait quoi si on l’enterrait quelque part bien profond ?

— Un blaireau la déterrerait, dit Mémé d’une voix lasse. Ou un prospecteur s’en viendrait chercher de l’or ou autre chose. Ou un arbre s’emmêlerait les racines autour, une tempête l’arracherait, puis quelqu’un la ramasserait et se la mettrait sur la tête…

— Sauf si c’est quelqu’un d’aussi fort que nous, remarqua Magrat.

— Sauf ça, évidemment, dit Mémé qui s’étudia les ongles. Mais avec les couronnes, c’est pas de les mettre qui pose un problème, c’est de les enlever. »

Magrat prit l’objet et le retourna dans ses mains.

« Elle ressemble pourtant pas trop à une couronne, dit-elle.

— T’en as déjà vu des tas, j’imagine, fit Mémé. T’es experte en couronnes, dame.

— J’en ai vu quelques-unes. Elles ont beaucoup plus de pierres précieuses et des bouts de tissu au milieu, dit Magrat d’un air de défi. Ça, c’est un truc de rien…

— Magrat Goussedail !

— C’est vrai. Quand je faisais mon apprentissage avec Bobonne Plurniche…

— … qu’elle-repose-en-paix…

— … qu’elle-repose-en-paix, elle m’emmenait à Dodâne ou à Lancre chaque fois que les baladins venaient jouer. C’était une passionnée de théâtre. Ils ont plus de couronnes qu’on a de dents ; remarquez – elle marqua un temps –, Bobonne disait qu’elles étaient en fer-blanc, en papier et tout. Avec des bouts de verre pour les pierres précieuses. Mais elles faisaient plus vraies que celle-là. Vous trouvez pas ça bizarre ?

— La chose qui essaye de ressembler à une chose ressemble souvent plus à la chose que la chose. C’est bien connu. Mais j’suis pas d’accord pour encourager ce système. Et puis c’est quoi, ces gens qui se baladent en jouant avec des couronnes ?

— Vous connaissez pas le théâtre ? » s’étonna Magrat.

Mémé Ciredutemps, qui n’avouait jamais son ignorance en quoi que ce soit, n’hésita pas. « Oh, si, fit-elle. C’est un de ces machins, là, hein ?

— Bobonne Plurniche disait que c’était le miroir de la vie. Ça lui remontait toujours le moral, qu’elle disait.

— Pour sûr, approuva Mémé avec force. Quand c’est bien joué, en tout cas. Sont bien braves, non ? ces gens qui jouent du théâtre ?

— Je crois.

— Et ils se baladent dans tout le pays, tu disais ? fit Mémé qui regarda d’un air songeur la porte de l’arrière-cuisine.

— Partout. Il y a une troupe à Lancre en ce moment, à ce qu’il paraît. J’y suis pas allée parce que… vous savez bien. »

Magrat baissa la tête. « C’est pas convenable pour une femme d’aller dans ces endroits-là toute seule. »

Mémé opina. Elle approuvait entièrement ce genre d’idées, à condition, bien sûr, qu’elles ne s’appliquent qu’aux autres.

Elle tambourina des doigts sur la nappe de Magrat.

« Oui, dit-elle. Et pourquoi pas ? Va dire à Gytha de bien couvrir le bébé. Ça fait longtemps que j’ai pas entendu bien jouer du théâtre. »


* * *

Magrat nageait dans le bonheur, comme d’habitude. Le théâtre se résumait à quelques longueurs de toile à sac peinte, une scène de planches posées sur des tonneaux et une demi-douzaine de bancs disposés sur la place du village. Mais il était cependant parvenu à figurer « le château », « une autre partie du château », « la même partie un peu plus tard », « le champ de bataille » et maintenant « une route en dehors de la ville ». L’après-midi aurait été parfait sans Mémé.

Après plusieurs regards noirs et pénétrants lancés en direction du trio de musiciens pour voir si elle arrivait à deviner quel instrument on appelait le théâtre, la vieille sorcière avait finalement porté son attention vers la scène, et Magrat commençait à se dire que Mémé n’avait pas encore saisi tous les principes de l’art dramatique.

Pour l’heure, elle trépignait de rage sur son siège.

« Il l’a tué, souffla-t-elle. Pourquoi est-ce que personne fait rien ? Il l’a tué ! Là, devant tout le monde ! »

Magrat s’accrocha désespérément au bras de sa collègue qui se débattait pour se mettre debout.

« Tout va bien, chuchota-t-elle. Il est pas mort !

— Est-ce que tu me traiterais de menteuse, ma fille ? fit sèchement Mémé. J’ai tout vu !

— Écoutez, Mémé, c’est pas vraiment vrai, vous comprenez ? »

Mémé Ciredutemps se calma un peu mais continua de grommeler tout bas. Elle commençait à se dire qu’on cherchait à se payer sa tête.

Sur scène, un homme dans un drap s’était lancé dans un monologue fougueux. Mémé écouta attentivement quelques minutes puis décocha un petit coup de coude dans les côtes de Magrat. « Qu’est-ce qu’il fait, là ?

— Il dit combien il regrette que l’autre homme soit mort, répondit Magrat qui ajouta en hâte, dans l’espoir de détourner la conversation : Il y a beaucoup de couronnes, non ? »

Mémé n’entendait pas se laisser distraire. « Quelle idée il a eue de l’tuer, alors ?

— Ben, c’est un peu compliqué… répondit Magrat d’une voix faible.

— C’est une honte ! lâcha sèchement Mémé. Et le pauvre mort qu’est toujours là, par terre ! »

Magrat jeta un regard implorant à Nounou Ogg, laquelle mastiquait une pomme et observait la scène d’un œil d’expert scientifique.

« Moi, m’est avis, dit-elle lentement, m’est avis que tout ça, c’est du chiqué. Regardez, il respire toujours. »

Les autres spectateurs, qui avaient à présent conclu que le commentaire faisait partie intégrante de la pièce, considérèrent comme un seul homme le cadavre. Qui rougit.

« Et regardez-moi ses souliers, critiqua Nounou. Un vrai roi aurait honte de porter des souliers pareils. »

Le cadavre s’efforça de repousser ses pieds derrière un buisson en carton.

Mémé, qui sentait obscurément qu’elles avaient remporté un petit triomphe sur les suppôts du mensonge et de l’artifice, prit une pomme dans le sac et un intérêt nouveau au spectacle. Les nerfs de Magrat commencèrent à se dénouer et elle entreprit de s’installer à l’aise pour profiter de la pièce. Mais pas pour très longtemps, en définitive. Une voix la ramena dans le monde des incrédules qu’elle voulait oublier.

« C’est quoi, ça ? »

Magrat soupira. « Ben, risqua-t-elle, lui, il croit que lui, c’est un prince, mais lui, c’est en réalité la fille de l’autre roi déguisée en homme. »

Mémé soumit l’acteur à une longue observation détaillée.

« C’en est un, c’est un homme, dit-elle. Avec une perruque de paille. Qui parle avec une voix aiguë. »

Magrat frissonna. Elle avait quelques rudiments des conventions théâtrales. Elle avait redouté cet instant. Mémé Ciredutemps avait des Opinions.

« Oui, mais, fit-elle d’un ton pitoyable, c’est le Théâtre, vous voyez. Toutes les femmes sont jouées par des hommes.

— Pourquoi ça ?

— Ils admettent pas les femmes sur scène », dit Magrat d’une petite voix. Elle ferma les yeux.

Pourtant aucune explosion ne lui parvint de la place à sa gauche. Elle hasarda un coup d’œil.

Mémé mâchait et remâchait tranquillement le même morceau de pomme, sans détacher son regard de l’action.

« Fais pas d’histoires, Esmé, dit Nounou qui connaissait elle aussi les Opinions de Mémé. Il est bien, ce passage-là. J’crois que je commence à m’y faire. »

On tapa sur l’épaule de Mémé, et une voix demanda : « Madame, auriez-vous l’amabilité de retirer votre chapeau ? »

Mémé se retourna lentement sur son siège, comme mue par des moteurs invisibles, pour infliger à l’interrupteur un regard bleu diamant de cent kilowatts. L’homme se décomposa et s’affaissa sur son siège sans que les prunelles de la sorcière ne le quittent tout au long de sa descente.

« Non », répondit-elle.

Il pesa le pour et le contre. « Très bien », fit-il. Mémé reprit sa position première et hocha la tête en direction des acteurs qui avaient cessé de jouer pour suivre la scène.

« J’sais pas ce que vous regardez, gronda-t-elle. Continuez. »

Nounou Ogg lui passa un autre sac.

« Un bonbon à la menthe ? » fit-elle.

Le silence revint dans le théâtre de fortune, en dehors des voix hésitantes des acteurs qui n’arrêtaient pas de jeter des coups d’œil vers la silhouette hérissée de Mémé Ciredutemps, et des bruits de deux bonbons qu’on suçait et qu’on faisait passer sans rémission d’une joue à l’autre.

Puis Mémé lança, d’une voix si criarde qu’un acteur en lâcha son épée de bois : « Y a un gars, là-bas sur le côté, qui leur chuchote quelque chose !

— C’est un souffleur, expliqua Magrat. Il leur dit leur texte.

— Ils le savent pas ?

— Je crois qu’ils l’oublient, dit Magrat avec aigreur. Y a sûrement une raison. »

Mémé donna un coup de coude à Nounou.

« Il se passe quoi, maintenant ? Pourquoi y a tous ces rois et tous ces gens ?

— C’est un banquet, t’vois, répondit Nounou Ogg, péremptoire. À cause du roi mort, celui aux chaussures de tout à l’heure. Seulement, maintenant, si tu regardes bien, tu verras qu’il fait semblant d’être un soldat, et tout le monde y va de son discours sur lui, que c’était un bon roi et qu’on se demande qui l’a tué.

— Non ? » fit Mémé d’un air menaçant. Ses yeux parcoururent la distribution de la pièce, en quête du meurtrier.

Elle fixait son choix.

Puis elle se leva.

Son châle noir volait au vent autour d’elle comme les ailes d’un ange de la vengeance descendu débarrasser le monde de son brou de sottise, simulation, artifice et chiqué. Curieusement, elle paraissait plus grande qu’à l’ordinaire. Elle pointa un doigt fulminant vers l’individu coupable.

« C’est lui qui l’a tué ! cria-t-elle d’une voix triomphante. On l’a tous vu ! Avec une dague, il a fait ça ! »


* * *

Le public sortait en file, ravi. Une bonne pièce dans l’ensemble, se disait-il, quoique difficile à suivre. Mais on avait drôlement rigolé quand tous les rois s’étaient enfuis en courant, quand la femme en noir avait bondi sur ses pieds et s’était mise à crier. Rien que pour ça, on ne regrettait pas ses sous.

Les trois sorcières étaient assises, toutes seules, sur le bord de la scène.

« Je m’demande comment ils arrivent à trouver autant de rois et de seigneurs pour faire ça ? dit Mémé, nullement intimidée. Moi, j’les aurais crus bien trop occupés. À gouverner, des choses comme ça.

— Non, fit Magrat d’une voix lasse. Je crois que vous comprenez toujours pas.

— Eh ben, j’vais connaître le fin fond de tout ça », dit sèchement Mémé. Elle se releva sur la scène et repoussa les rideaux en toile à sac.

« Vous, là ! s’écria-t-elle. Vous êtes mort ! »

L’ancien cadavre malchanceux, qui mangeait un sandwich au jambon pour se calmer les nerfs, tomba à la renverse de son tabouret.

Mémé flanqua un coup de pied à un buisson. Sa chaussure passa carrément au travers.

« Vous voyez ? lança-t-elle à la cantonade d’un ton bizarrement satisfait. Y a rien de vrai ! C’est que de la peinture, avec des bouts de bois et du papier par-derrière.

— Puis-je vous être utile, braves dames ? »

La voix était chaude, merveilleuse ; chaque diphtongue tombait magnifiquement en place, sans heurts. Une voix d’or brun. Si le créateur du multivers avait une voix, c’était une voix comme celle-là. Le seul inconvénient, peut-être, c’est qu’on ne pouvait pas se servir d’une voix pareille pour, par exemple, commander du charbon. Le charbon se transmuterait en diamant.

Elle appartenait à un gros homme qui avait subi les assauts furieux d’une moustache. Des veines roses dessinaient les plans de villes moyennes sur ses joues ; son nez n’aurait pas eu de mal à se cacher dans un bol de fraises. Il portait un justaucorps en loques et une culotte trouée avec un aplomb capable de convaincre que ses robes de velours et vhermine étaient à cet instant même au lavage. Dans une main il tenait une serviette, avec laquelle il avait visiblement essuyé le maquillage qui lui graissait encore la figure.

« J’vous connais, vous, fit Mémé. C’est vous qu’avez commis le crime. » Elle lança un regard en coin à Magrat et reconnut, à contre-cœur : « Enfin, c’est ce qu’on aurait dit.

— Vous me voyez ravi. C’est toujours un plaisir de rencontrer de vrais connaisseurs. Olwyn Vitoller, pour vous servir. Directeur de cette troupe de vagabonds », ajouta-t-il en ôtant son chapeau mangé aux mites pour se fendre d’un salut profond. C’était moins une révérence qu’un exercice de topologie avancée.

Le chapeau décrivit un crochet suivi d’une série de courbes brutales et compliquées pour finir au bout d’un bras qui pointait à présent vers le ciel. L’une des jambes, pendant ce temps, partait en arrière. Le reste du corps s’abaissa poliment jusqu’à ce que la tête soit de niveau avec les genoux de Mémé.

« Oui, bon », fit Mémé. Ses vêtements lui paraissaient soudain un peu plus grands et beaucoup plus chauds.

« Moi aussi, j’vous ai trouvé très bon, dit Nounou Ogg. Vous avez crié tous ces mots avec tant de grâce. J’aurais juré qu’vous étiez roi.

— J’espère qu’on a pas dérangé, dit Magrat.

— Chère madame, fit Vitoller. Pourrais-je d’abord vous dire comme il est gratifiant pour un modeste comédien d’apprendre que son public a senti l’esprit sous la vulgaire coquille de fard.

— J’pense que vous pourriez, dit Mémé. J’pense que vous pourriez dire n’importe quoi, monsieur Vitoller. »

Il remit son chapeau et leurs regards se croisèrent, des regards longs, calculateurs de professionnels qui se jaugent. Vitoller céda le premier et s’efforça de faire croire qu’il n’y avait pas eu compétition de sa part.

« Et maintenant, dit-il, que me vaut la visite de trois si charmantes dames ? »

En réalité, il avait gagné. La bouche de Mémé s’ouvrit toute grande. Dans le meilleur des cas, elle se serait qualifiée de « belle, tout compte fait » ; Nounou, quant à elle, était aussi édentée qu’un bébé et sa figure tenait du petit raisin sec. Au mieux, on pouvait dire de Magrat qu’elle était plutôt quelconque, bien proprette et aussi plate de poitrine qu’une planche à repasser où se seraient égarés deux petits pois, même si par ailleurs elle avait la tête trop gonflée d’idées folles. Mémé ressentait comme une impression de magie à l’œuvre. Mais pas le genre de magie dont elle avait l’habitude.

C’était la voix de Vitoller. Par le simple effet de l’articulation, elle transformait tout ce dont il parlait.

Regarde-moi ces deux-là, se dit-elle, voilà qu’elles se bichonnent comme des gourdes. Mémé bloqua sa main qui se levait déjà pour tapoter son chignon dur comme du bois et elle s’éclaircit la gorge d’un raclement décidé.

« On aimerait vous causer, monsieur Vitoller. » Elle désigna les acteurs qui démontaient le décor en gardant de bonnes distances avec elle et chuchota d’un air de conspiratrice : « Dans un endroit discret.

— Chère madame, mais très certainement. Je loge actuellement dans cet estimé point d’eau là-bas. »

Les sorcières regardèrent autour d’elles. Enfin Magrat risqua : « Vous voulez dire au bistro ? »


* * *

Il faisait froid dans la grand-salle livrée aux courants d’air du château de Lancre, et la vessie du nouveau chambellan ne s’arrangeait pas avec l’âge. Debout, il se tortillait sous le regard de lady Kasqueth.

« Oh, oui, dit-il. Nous en avons, c’est vrai. Des tas.

— Et personne ne réagit ? » demanda la duchesse.

Le chambellan cligna des paupières. « Je vous demande pardon ?

— On les accepte ?

— Oh, parfaitement, répondit le chambellan d’un ton joyeux. On pense qu’une sorcière dans le village porte bonheur. Ma parole, oui.

— Pourquoi ? »

Le chambellan hésita. La dernière fois qu’il avait eu recours à une sorcière, c’était parce que certains problèmes rectaux avaient transformé ses cabinets en chambre de torture quotidienne, et le pot d’onguent qu’elle lui avait préparé avait changé le monde en un lieu de meilleure aisance.

« Elles adoucissent les petits maux et bobos de l’existence, dit-il.

— Là d’où je viens, on ne tolère pas les sorcières, fit la duchesse d’une voix dure. Et nous n’entendons pas les tolérer ici. Vous allez nous procurer leurs adresses.

— Leurs adresses, madame ?

— Où elles habitent. Je gage que vos percepteurs d’impôts savent où les trouver ?

— Ah ? » fit le chambellan d’une voix misérable.

Le duc se pencha en avant sur son trône.

« Je gage, dit-il, qu’elles payent des impôts ?

— Elles ne payent pas exactement des impôts », fit le chambellan.

Un silence s’ensuivit. Puis le duc souffla : « Continuez, mon vieux.

— Eh bien, disons plutôt qu’elles ne payent pas d’impôts, voyez-vous. Nous n’avons jamais jugé… Enfin, l’ancien roi ne croyait pas… Bref, elles n’en payent pas. »

Le duc posa la main sur le bras de sa femme.

« Je vois, dit-il avec froideur. Très bien. Vous pouvez disposer. »

Le chambellan lui adressa de la tête un bref signe de soulagement et sortit en crabe et en vitesse de la salle.

« Eh bien ! fit la duchesse.

— Comme vous dites.

— C’est ainsi que votre famille gouvernait un royaume, n’est-ce pas ? Vous aviez le devoir impératif de tuer votre cousin. C’était indéniablement dans les intérêts de l’espèce, dit la duchesse. Les faibles ne méritent pas de survivre. »

Le duc frissonna. Elle ne cesserait donc pas de le lui rappeler. Dans l’ensemble, il ne voyait aucune objection à tuer des gens, ou du moins à ordonner qu’on les tue et à regarder le spectacle. Mais tuer un parent, ça restait plutôt en travers de la gorge ou – se souvint-il – du foie.

« Tout à fait, réussit-il à dire. Évidemment, il paraît qu’il y a beaucoup de sorcières, et ça risque d’être difficile de retrouver les trois qui étaient sur la lande.

— Aucune importance.

— Bien sûr que non.

— Prenez l’affaire en main.

— Oui, mon amour. »

L’affaire en main. Pour ça, oui, il l’avait déjà prise en main, l’affaire. Quand il fermait les yeux, il revoyait le corps dévaler l’escalier. N’avait-il pas entendu une inspiration horrifiée, en bas dans l’obscurité de la salle ? Il n’y avait personne d’autre, il en était sûr. L’affaire en main ! Il s’était efforcé de la laver du sang qui la tachait, sa main. S’il arrivait à faire disparaître le sang, s’était-il dit, alors ce serait comme s’il ne s’était rien passé. Il avait frotté, frotté. Frotté à en crier.


* * *

Mémé ne se sentait pas à l’aise dans les débits de boissons. Elle restait assise, raide, au garde-à-vous derrière son porto citron comme derrière un bouclier contre les attraits du monde.

Nounou Ogg, quant à elle, éclusait avec enthousiasme son troisième godet ; elle serait bientôt mûre, songea amèrement Mémé, pour exécuter sa sempiternelle danse sur la table en montrant ses dessous à tout le monde et en chantant : « Le hérisson, lui, ne se fait jamais mettre ».

La table était couverte de petite monnaie. Vitoller et sa femme la comptaient, chacun à un bout. On aurait dit qu’ils faisaient la course.

Mémé étudia madame Vitoller qui chipait des piécettes sous les doigts de son mari. C’était une femme à l’air intelligent qui donnait l’impression de traiter son époux comme un chien de berger traite son agneau préféré. Mémé ne connaissait les complexités des relations conjugales que de loin, de même qu’un astronome observe à distance la surface d’un monde étranger, mais elle s’était déjà dit que l’épouse de Vitoller se devait d’être une femme dotée de réserves inépuisables de patience, d’un grand sens de l’organisation et de doigts agiles.

« Madame Vitoller, fit-elle enfin, oserai-je vous demander si votre union a été bénie d’un fruit ? »

Le couple eut l’air ahuri.

« Elle veut dire… commença Nounou Ogg.

— Non, je comprends, dit madame Vitoller avec douceur. Non. Nous avions une petite fille autrefois. »

Un léger nuage survola la tablée. L’espace d’une seconde ou deux, Vitoller parut avoir retrouvé des dimensions humaines et beaucoup vieilli. Il fixait le petit tas d’argent devant lui.

« Parce que, vous voyez, y a cet enfant, dit Mémé en désignant le bébé dans les bras de Nounou Ogg. Et il lui faut un foyer. »

Les Vitoller ouvrirent de grands yeux. Puis l’homme soupira.

« Ce n’est pas une vie pour un enfant, dit-il. Toujours en déplacement. Toujours une nouvelle ville. Et pas d’école possible. Il paraît que c’est très important de nos jours. » Mais il ne quittait pas l’enfant des yeux.

Madame Vitoller demanda : « Pourquoi lui faut-il un foyer ?

— Il en a pas, répondit Mémé. En tout cas, pas de foyer où il serait le bienvenu. »

Le silence retomba. Puis madame Vitoller reprit : « Et vous qui demandez ça, vous êtes pour ainsi dire ses… ?

— Marraines », s’empressa de répondre Nounou Ogg. Mémé fut un peu décontenancée. Cette idée ne lui serait jamais venue.

Vitoller jouait distraitement avec les pièces devant lui. Sa femme avança la main par-dessus la table pour lui toucher la sienne, et il y eut un instant de communion muette. Mémé détourna la tête. Elle était devenue experte à lire sur les visages, mais parfois elle préférait s’abstenir.

« Les finances, hélas, sont serrées… commença Vitoller.

— Mais extensibles, dit sa femme d’un ton ferme.

— Oui. Je crois. Nous serions heureux de nous occuper de lui. »

Mémé hocha la tête et plongea la main dans les replis secrets de sa cape. Elle finit par ressortir une petite bourse de cuir qu’elle vida sur la table. Elle contenait beaucoup de pièces d’argent et même quelques toutes petites en or.

« Ça devrait payer les… – elle chercha ses mots – les couches, tout ça. Les vêtements et le reste. Ce que vous voulez.

— Plus de cent fois, je dirais, fit Vitoller d’une voix faible. Pourquoi vous n’en avez pas parlé plus tôt ?

— Si j’avais dû vous acheter, vous auriez pas valu la dépense.

— Mais vous ne savez rien de nous ! dit madame Vitoller.

— Non, hein ? fit tranquillement Mémé. Naturellement, on aimerait bien savoir comment il va. Vous pourriez nous envoyer des lettres et tout. Mais ça serait pas une bonne idée de parler de tout ça après votre départ, vous voyez ? Pour le bien de l’enfant. »

Madame Vitoller regarda les deux vieilles femmes.

« Il y a autre chose, n’est-ce pas ? dit-elle. Quelque chose d’important derrière tout ça ? »

Mémé hésita, puis fit oui de la tête.

« Mais il serait très malsain pour nous de le savoir ? »

Re-oui de la tête.

Mémé se leva lorsque plusieurs acteurs entrèrent et rompirent le charme. Les acteurs ont l’habitude de remplir tout l’espace autour d’eux.

« J’ai d’autres choses à voir, dit-elle. J’vous d’mande de m’excuser.

— Il s’appelle comment ? interrogea Vitoller.

— Thomas, répondit Mémé qui hésita à peine cette fois.

— Jean », répondit Nounou. Les deux sorcières échangèrent des regards. Mémé l’emporta.

« Thomas-Jean », dit-elle fermement avant de sortir majestueusement.

Elle tomba sur une Magrat essoufflée derrière la porte.

« J’ai trouvé une malle, dit Magrat. Avec toutes les couronnes et les machins. Alors je l’ai mise dedans, comme vous avez dit, tout en dessous du reste.

— Bien, fit Mémé.

— Notre couronne à nous, elle avait l’air drôlement moche à côté des autres !

— Comme quoi, hein… ? dit Mémé. Quelqu’un t’a vue ?

— Non, tout le monde était trop occupé, mais… » Magrat s’arrêta et rougit.

« Ben, vas-y, ma fille.

— Juste après ça, un homme s’est approché et m’a pincé les fesses. » Magrat s’empourpra comme une pivoine et se plaqua la main sur la bouche.

« Non ? fit Mémé. Et puis… ?

— Et puis, et puis…

— Oui ?

— Il a dit, il a dit…

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit : “Bonjour, chérie, tu fais quoi, ce soir ?” »

Mémé réfléchit un moment, puis demanda : « La vieille Bobonne Plurniche, elle sortait pas beaucoup, pas vrai ?

— C’était sa jambe, vous savez, fit Magrat.

— Mais elle t’a appris à faire la sage-femme et tout ?

— Oh, ça, oui, dit Magrat. Je l’ai fait souvent.

— Mais… – Mémé hésita, elle avançait à tâtons en terrain inconnu. –…elle t’a jamais parlé de… comment dire ?… ce qu’il y a avant.

— Pardon ?

— Tu sais, fit Mémé, un soupçon de désespoir dans la voix. Les hommes, tout ça. »

Magrat paraissait au bord de la panique. « Qu’est-ce qu’ils ont, les hommes ? »

Mémé Ciredutemps s’était livrée à maintes bizarreries dans sa vie, et il lui en coûta beaucoup de ne pas relever le défi. Mais cette fois elle baissa les bras.

« Je crois, dit-elle d’un ton où se sentait son impuissance, que ce serait peut-être une bonne idée que t’aies une petite discussion avec Nounou Ogg un de ces jours. Sans trop tarder. »

Des gloussements rigolards s’échappèrent par la fenêtre derrière elles, un tintement de verres, et une voix fluette qui avait entonné une chanson :

« …avec une girafe, Si tu montes sur un tabouret. Mais le hérisson, lui… »

Mémé n’en écouta pas davantage. « Seulement, pas maintenant », ajouta-t-elle.


* * *

La troupe repartit quelques heures avant le coucher du soleil ; les quatre chariots s’éloignèrent en cahotant sur la route qui menait vers les plaines de Sto et les grandes villes. Lancre avait un règlement municipal qui voulait que tous les acteurs, saltimbanques et autres criminels en puissance aient quitté l’enceinte de la ville au coucher du soleil ; personne ne s’en offusquait vraiment parce que la cité n’avait pas d’enceinte à proprement parler, et personne ne se souciait beaucoup qu’on revienne en douce une fois la nuit tombée. Ce qui comptait, c’étaient les apparences.

Les sorcières regardaient la scène depuis la chaumière de Magrat grâce à la vieille boule de cristal verte de Nounou Ogg.

« Il serait temps que t’apprennes comment obtenir le son sur ce truc », marmonna Mémé. Elle lui donna un petit coup et l’image se rida.

« C’était très bizarre, dit Magrat. Dans ces chariots. Les affaires qu’ils avaient ! Des arbres en papier, toutes sortes de costumes et… – elle agita les mains – il y avait une grande peinture d’un pays étranger, avec des temples, des choses comme ça, toute roulée. C’était beau. »

Mémé grogna.

« Moi, j’ai trouvé ça merveilleux, ces gens qui devenaient rois et tout, pas vous ? C’était comme de la magie.

— Magrat Goussedail, qu’est-ce que tu racontes ? C’était que de la peinture et du papier. Tout le monde l’a vu. »

Magrat ouvrit la bouche pour parler, retourna l’argument suivant dans sa tête et referma la bouche.

« Où elle est, Nounou ? demanda-t-elle.

— Dehors, allongée sur la pelouse, répondit Mémé. Elle s’est sentie un peu mal fichue. » Et on entendit une Nounou Ogg mal fichue qui éructait à tue-tête devant la chaumière.

Magrat soupira.

« Vous savez, dit-elle, si on est ses marraines, on aurait dû lui faire trois cadeaux. C’est la tradition.

— De quoi tu parles, ma fille ?

— Trois bonnes sorcières sont censées offrir trois cadeaux au bébé. Vous savez, comme la beauté, la sagesse et le bonheur. » Magrat poursuivit, d’un air provocant : « C’est comme ça qu’on faisait, dans le temps.

— Oh, tu veux dire les chaumières en pain d’épices et tout, fit Mémé pour couper court. Les rouets, les citrouilles, se piquer le doigt sur des épines de rosiers et le reste. Moi, j’ai jamais marché là-dedans. »

Elle astiqua la boule, perdue dans ses pensées.

« Oui, mais… » fit Magrat. Mémé leva les yeux sur elle. C’était ça, Magrat. La tête pleine de citrouilles. Tout le monde serait une marraine fée, pour un peu. Mais une bonne âme, dessous tout ce fatras. Gentille envers les petits animaux à fourrure. Du genre à s’inquiéter des oisillons tombés du nid.

« Écoute, si ça peut te faire plaisir », marmotta-t-elle en se surprenant elle-même. Elle agita vaguement les mains au-dessus de l’image des chariots qui s’éloignaient. « Qu’est-ce qu’il faut… la richesse, la beauté ?

— Ben, l’argent, c’est pas tout, et s’il ressemble à son père, il sera bien assez beau, dit Magrat, soudain sérieuse. La sagesse, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Ça, c’est quelque chose qu’il devra apprendre tout seul, fit Mémé.

— Une vue parfaite ? Une belle voix pour chanter ? » De la pelouse, dehors, parvint celle éraillée mais enflammée de Nounou Ogg qui lançait à la face du ciel nocturne que « Le bourdon d’un mage a un nœud au bout ».

« Pas important, dit Mémé très fort. Faut penser têtologie, t’vois ? Pas s’embêter avec ces histoires de beauté et de richesse. C’est pas important, ça. »

Elle revint à la boule et fit un geste sans grand enthousiasme. « Vaudrait mieux que t’ailles chercher Nounou, alors, vu qu’il faut qu’on soit toutes les trois. »

Magrat aida enfin Nounou à rentrer, puis il fallut lui expliquer l’affaire.

« Trois cadeaux, hein ? dit-elle. J’ai pas fait ces machins-là depuis que j’étais gamine, ça remonte à… À quoi tu joues ? »

Magrat s’affairait dans la pièce, elle allumait des bougies.

« Oh, faut qu’on crée la bonne ambiance magique », expliqua-t-elle. Mémé haussa les épaules mais ne pipa mot, même devant une provocation aussi flagrante. Chaque sorcière faisait sa magie à son idée, et Magrat était chez elle.

« Qu’est-ce qu’on va lui donner, alors ? demanda Nounou.

— On en causait, justement, dit Mémé.

— Moi, j’sais ce qui lui plaira », dit Nounou. Un silence glacial suivit sa proposition.

« J’vois pas à quoi ça lui servirait, ça, finit par rétorquer Magrat. Ça le gênerait plutôt, non ?

— Il nous remerciera plus tard, notez bien ce que j’vous dis, fit Nounou. Mon premier mari, il répétait toujours…

— Faut en général quelque chose d’un peu moins physique, coupa Mémé qui fusilla Nounou Ogg du regard. Pas la peine d’aller tout gâcher, Gytha. Pourquoi il faut toujours que tu…

— Ben, j’peux quand même dire que… » commença Nounou.

Les deux voix baissèrent jusqu’au murmure. Il y eut un long silence tendu.

« Je crois, dit Magrat avec une gaieté crispée, que ce serait peut-être une bonne idée de rentrer toutes les trois dans nos petites chaumières et de faire à notre manière. Vous voyez.

Séparément. La journée a été longue, et on est toutes un peu fatiguées.

— Une bonne idée, approuva d’une voix ferme Mémé qui se leva. Viens, Nounou Ogg, lança-t-elle. La journée a été longue, et on est toutes un peu fatiguées. »

Magrat les entendit qui se chamaillaient en descendant le sentier sans se presser.

Elle resta là, assise au milieu des bougies de couleur, la main serrée sur une petite bouteille d’encens extrêmement thaumaturgique qu’elle avait fait venir d’un grand magasin de produits magiques tout là-bas à Ankh-Morpork. Depuis, elle n’attendait que l’occasion de s’en servir. Des fois, songeait-elle, ce serait agréable que les gens soient un peu plus gentils…

Elle fixait la boule.

Bon, autant s’y mettre.

« Il se fera facilement des amis », murmura-t-elle. Ça n’était pas grand-chose, elle le savait, mais c’était un talent qu’elle-même n’avait pas, elle n’avait jamais attrapé le coup.

Nounou Ogg, assise en solitaire dans sa cuisine, son énorme matou en boule sur les genoux, se servit son petit verre du soir et, le cerveau embrumé, essaya de se rappeler les paroles du dix-septième couplet de la chanson du Hérisson. Ça parlait de chèvres, ça, elle s’en souvenait, mais les détails ne lui revenaient pas. Le temps érodait la mémoire.

Elle porta un toast à la présence invisible.

« Une sacrée bonne mémoire, voilà ce qu’y lui faut, dit-elle. Il oubliera jamais son texte. »

Quant à Mémé Ciredutemps, emmitouflée dans son châle, elle retournait toute seule chez elle à grandes enjambées par la forêt en pleine nuit et réfléchissait. La journée avait été longue, éprouvante même. Le pire, ç’avait été le théâtre. Tous ces gens qui faisaient semblant d’en être d’autres, les événements qui n’étaient pas vrais, des bouts de paysage à travers lesquels on passait la chaussure… Mémé aimait savoir où elle posait le pied, et elle n’était pas sûre de se trouver du goût pour ce genre d’affaire. Le monde avait l’air de changer tout le temps.

Avant, il ne changeait pas tant que ça. C’était ahurissant.

Elle marchait vite dans le noir, du pas assuré de celle qui est certaine que les bois, par cette nuit humide et ventée, recèlent des choses étranges et terribles et qu’elle en fait partie.

« Qu’il soit donc ce qu’il croit être, dit-elle. C’est tout ce qu’on peut espérer dans ce monde. »

Comme la plupart des gens, les sorcières ne sont pas en synchronisation avec le présent. La différence, c’est qu’elles s’en rendent vaguement compte et qu’elles s’en servent. Elles affectionnent le passé parce qu’une partie d’elles-mêmes y vit encore, et elles voient les ombres que l’avenir projette devant lui.

Mémé sentait comment se présentait l’avenir ; les couteaux y luisaient.


* * *

À cinq heures le lendemain matin, ça commençait déjà. Quatre hommes arrivèrent au galop par les bois près de chez Mémé, attachèrent leurs chevaux hors de portée d’oreille et s’approchèrent avec d’infinies précautions dans la brume.

Le sergent à leur tête n’aimait pas cette mission. C’était un gars du Bélier, et il ne savait pas vraiment comment s’y prendre pour arrêter une sorcière. Ce qu’il savait, en revanche, c’est que l’idée ne plairait pas à la sorcière. Et l’idée ne lui plaisait pas, à lui, que l’idée ne plaise pas à une sorcière.

Ses hommes étaient des Béliérins, eux aussi. Ils le suivaient collés à ses talons, prêts à se baisser derrière lui au premier signe plus suspect qu’un arbre.

La chaumière de Mémé dessinait une forme fongoïde dans la brume. Son jardin d’herbes indiscipliné donnait l’impression d’avoir la bougeotte, même dans l’air immobile. Il y poussait des plantes qu’on ne voyait nulle part ailleurs dans les montagnes, dont on s’échangeait les racines et les graines sur huit mille kilomètres de Disque-monde, et le sergent aurait juré qu’une ou deux fleurs s’étaient tournées vers lui. Il frissonna.

« Et maintenant, chef ?

— On… on se disperse, dit-il. Oui. On se disperse. Voilà ce qu’on fait. »

Ils se déplacèrent prudemment à travers les fougères. Le sergent se tapit derrière une bûche et souffla : « Bon. Très bien. Vous avez compris l’idée générale. Maintenant, on se disperse encore, et cette fois on le fait séparément. »

Les hommes grommelèrent un peu mais disparurent dans la brume. Le sergent leur donna quelques minutes pour prendre position, puis resouffla : « Bon. Maintenant, on… »

Il marqua une pause.

Il se demanda s’il allait oser crier et décida que non.

Il se releva. Il ôta son casque, par politesse, et se glissa dans l’herbe humide jusqu’à la porte de derrière. Il frappa, délicatement.

Après une attente de plusieurs secondes, il se rattacha le casque sur la tête, dit : « Y a personne. La barbe », et voulut repartir.

La porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit très lentement, avec le maximum de grincements. Un couinement aussi profond ne pouvait être dû à la simple négligence ; il exigeait un régime intensif à l’eau chaude pendant plusieurs semaines. Le sergent s’arrêta, puis se retourna tout doucement en s’arrangeant pour bouger aussi peu de muscles que possible.

Il céda à des sentiments contradictoires en constatant que rien ne s’encadrait dans la porte. Pour ce qu’il en savait, les portes ne s’ouvraient pas toutes seules.

Il se racla nerveusement la gorge.

Mémé Ciredutemps, tout près de son oreille, lui dit : « C’est une vilaine toux que vous avez là. Vous avez bien fait de venir me voir. »

Le sergent leva sur elle un regard de gratitude démente. « Argle », répondit-il.


* * *

« Elle a fait quoi ? » dit lord Kasqueth.

Le sergent regardait fixement un point à quelques centimètres à droite du fauteuil du duc.

« Elle m’a offert une tasse de thé, monseigneur, répondit-il.

— Et vos hommes ?

— À eux aussi, monseigneur. »

Le duc se leva de son fauteuil et entoura de son bras les épaules du sergent dont la cotte de mailles commençait à rouiller. Il était de mauvaise humeur. Il avait passé la moitié de la nuit à se laver les mains. Il n’arrêtait pas de se dire que quelque chose lui chuchotait à l’oreille. Au petit-déjeuner, on lui avait servi ses flocons d’avoine trop salés, grillés, avec une pomme dedans, et le cuisinier piquait des crises de nerfs dans sa cuisine. Ça se devinait, que le duc était très contrarié. Il se montrait poli. Le duc appartenait à ce type d’hommes qui se font de plus en plus amènes à mesure que monte leur colère, jusqu’au point où les mots « merci beaucoup » prennent le tranchant d’un couperet de guillotine.

« Sergent, dit-il tout en entraînant l’homme à travers la salle.

— Monseigneur ?

— Je ne suis pas certain de vous avoir donné des ordres clairs, sergent, fit-il, des intonations vipérines dans la voix.

— Monseigneur ?

— Oui, il est possible que je vous aie embrouillé. Je voulais dire : « Amenez-moi une sorcière, enchaînée si nécessaire », mais peut-être ai-je en réalité dit : « Allez prendre une tasse de thé ». Était-ce effectivement le cas ? »

Le sergent plissa le front. Le sarcasme n’était pas encore entré dans sa vie. À sa connaissance, quand il mettait les gens en colère, ça se manifestait par des cris et parfois des volées de bois vert.

« Non, monseigneur, dit-il.

— Je me demande pourquoi, alors, vous n’avez pas fait ce que j’ai demandé ?

— Monseigneur ?

— Elle a dû prononcer des paroles magiques, non ? J’ai entendu parler des sorcières, ajouta le duc qui avait passé la nuit à lire, jusqu’à ce que ses mains bandées tremblent trop, certains des ouvrages les plus intéressants sur la question[3]. J’imagine qu’elle vous a transmis des visions surnaturelles ? Vous a-t-elle soumis à – le duc frémit – des délices mystérieux et des extases interdites, tels que les mortels devraient bannir de leur esprit, à des secrets démoniaques qui vous ont entraîné au plus profond des désirs de l’homme ? »

Le duc se rassit et s’éventa de son mouchoir.

« Vous allez bien, monseigneur ? demanda le sergent.

— Quoi ? Oh, très bien, très bien.

— Mais vous êtes devenu tout rouge.

— Ne détournez pas la conversation, mon vieux, fit sèchement le duc en se ressaisissant un peu. Avouez-le : elle vous a offert des plaisirs hédonistiques et licencieux uniquement connus des pervers qui tâtent des arts charnels, n’est-ce pas ? »

Le sergent se mit au garde-à-vous et regarda fixement droit devant lui.

« Non, monseigneur, fit-il du ton de celui qui dit la vérité quoi qu’il advienne. Elle m’a offert un petit pain.

— Un petit pain ?

— Oui, monseigneur. Avec des cassis dedans. »

Kasqueth resta absolument immobile tandis qu’il luttait pour ramener la paix en lui. Finalement, tout ce qu’il parvint à dire, ce fut : « Et vos hommes, qu’ont-ils fait ?

— Ils ont eu un petit pain, eux aussi, monseigneur. Tous, sauf le jeune Roger qu’a pas droit aux fruits, monseigneur, à cause de ses ennuis. »

Le duc s’affaissa sur la banquette de fenêtre et se mit la main sur les yeux. Je suis né pour régner sur les plaines, songeait-il, sur un pays plat, sans ce temps de chien ni rien, avec des gens qui n’ont pas l’air pétris de cire molle. Il va me dire ce que ce Roger a reçu.

« Il a eu un biscuit, monseigneur. »

Le duc contempla les arbres au dehors. Il était furieux. Vraiment furieux. Mais vingt ans de mariage avec lady Kasqueth lui avaient appris à maîtriser non seulement ses émotions mais aussi ses instincts, et rien, pas même la plus petite contraction de muscle, ne trahissait ce qui se passait dans sa tête. En outre, des profondeurs noires de son cerveau montait une émotion dont il n’avait jusqu’ici jamais fait grand cas. La curiosité montrait le bout de son aileron.

Le duc s’était assez bien débrouillé pendant cinquante ans sans recourir à la curiosité. Ce n’était pas un trait de caractère qu’on encourageait beaucoup chez les aristocrates. Il avait trouvé dans la certitude un bien meilleur atout. Pourtant, il se dit que pour une fois la curiosité pourrait avoir son utilité.

Le sergent, debout au milieu de la salle, avait la mine impassible du soldat qui attend un ordre et n’hésitera pas à l’attendre jusqu’à ce qu’une dérive des continents le déloge de son poste. Il était au service peu exigeant des rois de Lancre depuis de nombreuses années, et ça se voyait. Son corps était au garde-à-vous. Malgré tous ses efforts, son estomac, lui, était au repos.

Les yeux du duc tombèrent sur le fou, assis sur son tabouret près du trône. La silhouette bossue leva la tête, gênée, et secoua ses clochettes sans conviction.

Le duc prit une décision. Pour avancer, avait-il découvert, il fallait trouver les points faibles. Il s’efforça de chasser la pensée qu’au nombre de ces points-là on pouvait compter les reins d’un roi au sommet d’un escalier sombre, et il se concentra sur l’affaire en question, du cousu main.

… Main. Il avait frotté, frotté, mais apparemment sans effet. Il avait fini par descendre dans les cachots pour emprunter une des brosses métalliques du bourreau et il avait frotté, frotté avec ça aussi. Sans effet, non plus. C’était même pire. Plus il frottait, plus il y avait de sang. Il avait peur de devenir fou…

Ah, oui, le fou. Il repoussa ses pensées au fond de son esprit. Les points faibles. C’était ça. Le fou avait tout du point faible.

« Vous pouvez disposer, sergent.

— Monseigneur, dit le sergent qui sortit d’un pas raide.

— Fou ?

— Foi de fou, monseigneur… » fit nerveusement le bouffon, et il brossa rapidement les cordes de sa mandoline abhorrée.

Le duc s’assit sur le trône.

« Ton foie ne m’intéresse pas, dit-il. Conseille-moi, mon fou.

— Diantre, noncle… reprit le fou.

— Et je ne suis pas ton oncle non plus. Je suis sûr que je m’en souviendrais, le coupa lord Kasqueth qui se pencha pour amener le bout de son nez à quelques centimètres de la figure affligée du fou. Si tu commences ta prochaine réflexion par noncle, diantre ou foie de fou, il t’en cuira. »

Le fou remua les lèvres en silence, puis demanda : « Que dites-vous de : « De grâce » ? »

Le duc savait quand lâcher du lest. « De grâce, je m’en accommoderai. Et toi aussi. Mais pas de bêtise. » Il se fendit d’un sourire encourageant. « Depuis combien de temps es-tu fou, mon garçon ?

— De grâce, mon brave…

— Le « mon brave », l’interrompit le duc en levant la main, dans l’ensemble, je n’y tiens pas.

— De grâce, mon b… monseigneur, fit le fou qui déglutit avec fébrilité. Toute ma vie, monseigneur. Dix-sept ans de vessie, depuis tout petit. Et mon père avant moi. Et mon oncle en même temps que lui. Et mon grand-père avant eux. Et son…

— Tous ceux de ta famille ont été fous ?

— Tradition familiale, monseigneur. De grâce, je veux dire. »

Le duc eut un nouveau sourire, et le fou se sentait trop inquiet pour remarquer combien il avait de dents.

« Tu es du pays, n’est-ce pas ? demanda le duc.

— Foi de f… Oui, monseigneur.

— Tu dois donc t’y connaître en croyances locales, tout ça ?

— Je pense, monseigneur. De grâce.

— Bien. Où dors-tu, mon fou ?

— Aux écuries, monseigneur.

— À partir d’aujourd’hui, tu pourras dormir dans le couloir devant ma porte, offrit le duc dans sa grande bonté.

— Bond’là !

— Et maintenant, fit le duc dont la voix dégoulina sur le fou comme de la mélasse sur un pouding, parle-moi des sorcières… »


* * *

Cette nuit-là, le fou dormit sur un bon carrelage royal dans le couloir livré aux sifflements du vent au-dessus de la grand-salle et non dans la paille chaude et sans aération des écuries.

« C’est fou, se dit-il. Foi de fou, mais est-ce que c’est assez fou ? »

Il s’assoupit par à-coups, plongea à chaque fois dans une espèce de rêve où une silhouette indistincte essayait sans cesse d’attirer son attention, et il n’eut que vaguement conscience des voix de lord et lady Kasqueth de l’autre côté de la porte.

« C’est vrai qu’il y a beaucoup moins de courants d’air comme ça », reconnut la duchesse à contre-cœur.

Le duc se carra dans son fauteuil et sourit à sa femme.

« Alors ? demanda-t-elle. Où sont les sorcières ?

— Il semblerait que le chambellan ait raison, mon aimée. Les sorcières tiennent apparemment la population locale en esclavage. Le sergent des gardes est rentré les mains vides. » Les mains… Il tomba à bras raccourcis sur la pensée importune.

« Vous auriez dû le faire exécuter, dit-elle dans la foulée. Pour l’exemple.

— Un système, ma chère, qui finirait par nous conduire à ordonner au dernier soldat de se trancher la gorge pour faire un exemple vis-à-vis de lui-même. À propos, ajouta-t-il d’une voix douce, on dirait qu’il y a moins de serviteurs dans le château. Vous savez que, normalement, je ne me mêle pas de…

— Alors ne vous en mêlez pas, fit-elle d’un ton sec. C’est moi la responsable de l’intendance. Je ne supporte pas le laisser-aller.

— Je suis sûr que vous êtes meilleur juge en la matière, mais…

— Et ces sorcières ? Allez-vous rester les bras ballants et laisser germer des ennuis futurs ? Allez-vous permettre à ces sorcières de vous défier ? Et la couronne ? »

Le duc haussa les épaules. « Elle a sûrement fini dans la rivière, dit-il.

— Et l’enfant ? Il a été remis aux sorcières ? Est-ce qu’elles pratiquent les sacrifices humains ?

— Il semblerait que non », répondit le duc. La duchesse eut l’air vaguement déçue.

« Ces sorcières, reprit le duc. On dirait qu’elles tiennent les gens sous un sortilège.

— Eh bien, à l’évidence…

— Mais pas un sortilège magique. On semble les respecter. Elles font de la médecine et ainsi de suite. C’est plutôt étrange. Apparemment, les montagnards les craignent et en sont fiers en même temps. Ça risque d’être difficile d’agir contre elles.

— Je vais finir par croire, fit la duchesse, sinistre, que sur vous aussi elles ont opéré un charme. »

À vrai dire, le duc était intrigué. Le pouvoir exerce toujours une fascination mystérieuse, ce qui explique pourquoi il avait tout de suite épousé la duchesse. Il regardait fixement le feu.

« Sincèrement, dit la duchesse qui reconnut le sourire mauvais, vous aimez ça, n’est-ce pas ? Le sentiment du danger. Je me souviens, quand nous nous sommes mariés ; l’idée même de se passer la corde au cou… »

Elle claqua des doigts devant les yeux vitreux du duc. Il se redressa.

« Pas du tout ! s’écria-t-il.

— Alors, qu’allez-vous faire ?

— Attendre.

— Attendre ?

— Attendre et aviser. La patience est une vertu. »

Le duc se renfonça dans son fauteuil. Son sourire aurait pu tenir bon mille ans sur un rocher. C’est alors que, sous un œil, un muscle se mit à tressaillir.

Du sang suintait d’entre les bandages de sa main.


* * *

Une fois encore, la pleine lune chevaucha les nuages.

Mémé Ciredutemps alla traire et nourrir les chèvres, puis couvrit le feu, tendit un drap sur le miroir et tira son balai de son coin près de la porte. Elle sortit par celle de derrière qu’elle verrouilla et s’en fut accrocher la clé à son clou dans les cabinets.

Ça suffisait bien. Une seule fois dans toute l’histoire de la sorcellerie du Bélier, un voleur s’était introduit par effraction dans la chaumière d’une sorcière. La sorcière en question lui avait infligé la plus terrible des punitions[4].

Mémé s’assit sur le balai et marmotta quelques mots, mais sans grande conviction. Après deux autres essais, elle redescendit, tripatouilla les ligatures et fit une nouvelle tentative. Il y eut en bout de manche un soupçon de scintillement qui s’éteignit rapidement.

« La barbe », lâcha-t-elle à mi-voix.

Elle regarda attentivement autour d’elle, au cas où quelqu’un l’observerait. Mais seul un blaireau en chasse entendit la galopade, sortit la tête d’un buisson et vit Mémé dévaler le sentier, le balai tendu à bout de bras à côté d’elle. La magie finit quand même par embrayer, et la sorcière réussit à l’enfourcher d’un bond en catastrophe avant qu’il ne s’enfonce lourdement dans la nuit, aussi gracieux qu’un canard auquel manquerait une aile.

D’au-dessus des arbres parvint un juron assourdi contre tous les nains mécaniciens.

La plupart des sorcières préfèrent vivre dans des chaumières isolées, bien traditionnelles, aux cheminées tordues et au chaume envahi de mauvaises herbes. Mémé Ciredutemps approuvait ; à quoi bon être une sorcière si on ne met personne au courant ?

Nounou Ogg se fichait pas mal que les gens soient au courant et encore davantage de ce qu’ils pensaient ; elle habitait une chaumière neuve bourrée de colifichets en plein centre de la ville de Lancre et au cœur de son empire personnel. Diverses filles et brus venaient faire la cuisine et le ménage plus ou moins à tour de rôle. La moindre surface plane disparaissait sous les bibelots ramenés par les grands voyageurs de la famille. Fils et petits-fils veillaient à ce que le tas de bûches soit au complet, le toit couvert de bardeaux, la cheminée ramonée ; l’armoire aux boissons était toujours pleine, la blague près de son rocking-chair toujours bourrée de tabac. Au-dessus de l’âtre s’étalait une immense inscription en pyrogravure : MAMAN. Aucun tyran dans toute l’histoire du monde n’avait jamais exercé domination aussi totale.

Nounou Ogg avait aussi un chat, un énorme matou borgne du nom de Gredin qui partageait son temps entre dormir, manger et engendrer la plus prolifique des tribus félines incestueuses. Il ouvrit son œil unique comme une fenêtre jaune sur l’Enfer en entendant le balai de Mémé atterrir tant bien que mal sur la pelouse derrière la chaumière. L’instinct propre à son espèce lui fit reconnaître en Mémé une ennemie irréductible des chats, et il fila discrètement sous une chaise.

Magrat était déjà assise près du feu, l’air compassé.

L’une des quelques règles strictes de la magie interdit à ses adeptes de changer d’apparence sur une longue durée. Une sorte d’inertie morphique s’empare du corps qui peu à peu revient à sa forme originelle. Mais Magrat essayait quand même. Tous les matins elle avait les cheveux longs, épais et blonds, mais tous les soirs elle avait retrouvé ses frisettes tourmentées habituelles. Pour obtenir un meilleur effet elle avait essayé d’y tresser des violettes et des primevères. Ce qui n’avait pas donné tous les résultats escomptés. On avait l’impression qu’un bac à fleurs lui était tombé sur la tête.

« Bonsoir, fit Mémé.

— Bienvenue au clair de lune, répondit poliment Magrat. Heureuse de vous voir. Une étoile brille sur…

— Salut », fit Nounou Ogg. Magrat grimaça.

Mémé s’assit et entreprit de retirer les épingles qui fixaient son grand chapeau à son chignon. L’image de Magrat s’imprima enfin dans son cerveau.

« Magrat ! »

La jeune sorcière sauta en l’air et serra de ses mains osseuses le devant vertueux de sa robe.

« Oui ? chevrota-t-elle.

— Qu’est-ce que t’as sur les genoux ?

— C’est mon démon familier, se défendit-elle.

— Il lui est arrivé quoi, à ton crapaud ?

— Il est parti, marmonna-t-elle. De toutes façons, il était pas très bon. »

Mémé soupira. Depuis quelque temps, Magrat cherchait désespérément un démon familier fiable, et malgré l’amour et l’attention qu’elle leur prodiguait, ils souffraient tous apparemment d’un grave défaut, comme une tendance à mordre, à se faire marcher dessus ou, dans les cas extrêmes, à se métamorphoser.

« Ça fait quinze cette année, dit Mémé. Sans compter le cheval. C’est quoi, celui-là ?

— Un caillou, gloussa Nounou Ogg.

— Ben, au moins, ça fera de l’usage », dit Mémé.

Le caillou tendit une tête et lui lança un regard légèrement narquois.

« C’est une tortue, dit Magrat. Je l’ai achetée dans la vallée, au marché de Montmouton. Elle est très, très vieille et elle connaît plein de secrets, a dit le marchand.

— Je vois qui c’est, fit Mémé. Il vend aussi des poissons rouges qui se décolorent au bout d’un jour ou deux.

— En tout cas, je vais l’appeler Pied-léger, dit Magrat d’un ton vif et provocant. Je peux si j’en ai envie.

— Oui, oui, d’accord, sûrement, fit Mémé. Bon, comment ça va, mes sœurs ? Ça fait deux mois qu’on s’est pas vues.

— Faudrait se voir à chaque nouvelle lune, reprocha Magrat sévèrement. Sans faute.

— C’était le mariage de la dernière à mon Grame, dit Nounou Ogg. J’pouvais pas manquer ça.

— Et moi j’ai passé toute la nuit auprès d’une chèvre malade, s’empressa de se défendre Mémé Ciredutemps.

— Oui, bon », fit Magrat d’un air de doute. Elle farfouilla dans son sac. « En tout cas, si on veut commencer, on ferait mieux d’allumer les bougies. »

Les deux vieilles sorcières échangèrent un regard résigné.

« Mais on a cette jolie lampe que ma Tracie m’a envoyée, dit innocemment Nounou Ogg. Et j’allais tisonner un peu le feu.

— Je vois parfaitement bien dans le noir, Magrat, fit durement Mémé. Et t’as lu ces drôles de livres. Les gris-noirs.

— Les grimoires…

— Tu vas pas te remettre à dessiner par terre non plus, prévint Nounou Ogg. On y a passé nos journées de peine à nettoyer toutes ces espèces de noms la dernière fois…

— Des runes », fit Magrat. Son regard se fit implorant. « Dites, rien qu’une bougie ?

— D’accord, dit Nounou Ogg qui se laissa un peu fléchir. Si ça te fait plaisir. Mais rien qu’une, attention. Et une blanche, ordinaire. Rien de farfelu. »

Magrat soupira. Ça ne serait sans doute pas une bonne idée de déballer le reste de son sac.

« Faudrait qu’on soit un peu plus nombreuses, dit-elle tristement. C’est pas fameux, un convent à trois.

— J’savais pas qu’on était encore un convent. Personne m’a dit qu’on remettait ça, renifla Mémé Ciredutemps. N’importe comment, y a personne d’autre de ce côté de la montagne à part la vieille Mémère Démât, et elle sort pas beaucoup ces temps-ci.

— Mais des tas de jeunes filles dans mon village… fit Magrat. Vous savez. Ça pourrait leur plaire.

— C’est pas comme ça qu’on fait, tu l’sais bien, désapprouva Mémé. La sorcellerie, on va pas la chercher, c’est elle qui vient nous trouver.

— Oui, oui, reconnut Magrat. Je m’excuse.

— Bon », fit Mémé, un peu calmée. S’excuser était un talent qu’elle n’avait jamais su maîtriser mais qu’elle appréciait chez les autres.

« Et ce nouveau duc, alors ? » lança Nounou pour détendre l’atmosphère.

Mémé se carra sur son siège. « Il a fait brûler des maisons à Trou-d’Ucques, dit-elle. Une histoire d’impôts.

— C’est horrible, fit Magrat.

— Le vieux roi Vérence, il faisait déjà ça, dit Nounou. Quel sale caractère c’était, çui-là.

— Mais lui, il laissait sortir les gens d’abord, remarqua Mémé.

— Oh, oui, fit Nounou, royaliste convaincue. Il pouvait, comme ça, se montrer très charitable. Il payait pour qu’on les reconstruise, la plupart du temps. Quand il s’en souvenait.

— Et toutes les nuits du Porcher, un quartier de venaison, dit Mémé avec mélancolie.

— Oh, oui. Pour ça, il avait des égards pour les sorcières, ajouta Nounou Ogg. Quand il chassait des gens et qu’il me croisait dans les bois, il enlevait toujours son casque pour me dire : « J’espère que vous vous portez bien, madame Ogg », et le lendemain il m’envoyait son majordome avec deux bouteilles ou autre chose. C’était un roi qu’avait des manières.

— Chasser des gens, c’est quand même pas des manières, dit Magrat.

— Ben, non, reconnut Mémé Ciredutemps. Mais c’était seulement quand ils avaient fait quelque chose de mal. Il disait qu’ils aimaient ça, même. Et il les laissait partir quand ils le faisaient bien galoper.

— Et puis il avait son gros machin plein de poils », dit Nounou Ogg.

Il y eut un changement perceptible dans l’atmosphère. Elle s’échauffa, s’assombrit, se peupla dans les coins d’ombres de conspiration inexprimée.

« Ah, fit Mémé d’un air distant. Son droit de cuissage.

— Il lui en fallait, de l’exercice, dit Nounou Ogg, le regard plongé dans le feu.

— Mais le lendemain il envoyait son intendant faire la tournée avec un sac d’argenterie et un tas de trucs pour le mariage, dit Mémé. Y a plus d’un couple qu’est parti du bon pied dans la vie grâce à ça.

— Dame oui, approuva Nounou. Et un ou deux particuliers aussi.

— Un roi jusqu’au bout des ongles, dit Mémé.

— De quoi vous parlez ? fit Magrat, soupçonneuse. Il avait des animaux de compagnie ? »

Les deux sorcières émergèrent de leur espèce d’apnée en eau profonde. Mémé Ciredutemps haussa les épaules.

« Faut l’avouer, poursuivit Magrat d’une voix sévère, vous pensez peut-être beaucoup de bien de l’ancien roi, mais ç’a pas l’air de vous tracasser tellement qu’on l’ait tué. J’veux dire, c’était plutôt louche, comme accident.

— Les rois, c’est ça, fit Mémé. Ça va, ça vient, bons et mauvais. Son père a empoisonné le roi qu’on avait avant.

— C’était le vieux Thargum, ajouta Nounou Ogg. L’avait une grosse barbe rousse, je m’rappelle. Il était très charitable, lui aussi, tu sais.

— Seulement, personne a le droit de dire que Kasqueth a tué le roi, fit observer Magrat.

— Quoi ? fit Mémé.

— L’autre jour, il a fait exécuter à Lancre des gens qui l’avaient prétendu, continua Magrat. Propager des mensonges pernicieux, il a appelé ça. Il a prévenu que tous ceux qui diraient pas comme lui visiteraient ses oubliettes, mais pas pour longtemps. À ce qu’il raconte, Vérence est mort de cause naturelle.

— Ben, se faire assassiner, ça fait partie des causes naturelles pour un roi, dit Mémé. J’vois pas pourquoi il se sent gêné. Quand le vieux Thargum s’est fait tuer, on a planté sa tête au bout d’une perche, on a fait un grand feu de joie et tout le monde dans le palais s’est soûlé pendant une semaine.

— Je m’souviens, dit Nounou. Ils ont promené sa tête dans tous les villages pour montrer qu’il était mort. Très convaincant, moi, j’ai trouvé. Surtout pour lui. Il souriait. J’crois que c’est comme ça qu’il aurait aimé partir.

— J’pense qu’on devrait quand même garder un œil sur celui-là, fit Mémé. Il me fait l’effet d’un petit malin. C’est pas bon, ça, pour un roi. Et j’ai pas l’impression que les égards, il sait ce que c’est.

— Un homme est venu me voir la semaine dernière pour demander si je voulais payer des impôts, dit Magrat. J’y ai répondu que non.

— L’est venu m’voir aussi, fit Nounou Ogg. Mais mon Jason et mon Wane sont sortis y dire que son truc nous intéressait pas.

— Un p’tit bonhomme chauve en cape noire ? fit Mémé, la mine songeuse.

— C’est ça, répondirent les deux autres.

— Il traînait dans mes framboisiers. Seulement, quand j’suis sortie pour voir ce qu’il voulait, il a filé.

— En réalité, j’y ai donné deux sous, avoua Magrat. Il disait qu’on allait le torturer, vous voyez, s’il arrivait pas à faire payer des impôts aux sorcières… »


* * *

Lord Kasqueth regarda soigneusement les deux pièces sur ses genoux.

Puis il leva les yeux sur son percepteur. « Eh bien ? » fit-il.

Le percepteur se racla la gorge. « Eh bien, monseigneur, vous voyez. J’ai expliqué la nécessité d’employer une armée permanente, ekcetra, elles ont demandé pourquoi, j’ai dit à cause des bandits, ekcetra, et elles ont dit que les bandits ne les embêtaient jamais.

— Et les travaux publics ?

— Ah. Oui. Eh bien, j’ai signalé la nécessité de construire et d’entretenir des ponts, ekcetra.

— Et ?

— Elles ont dit qu’elles ne s’en servaient pas.

— Ah, fit le duc d’un air entendu. Elles ne peuvent pas traverser l’eau vive.

— Je n’en suis pas sûr, monseigneur. Je crois que les sorcières peuvent traverser tout ce qu’elles veulent.

— Elles ont dit autre chose ? » demanda le duc.

Le percepteur tortilla éperdument le bord de sa robe.

« Eh bien, monseigneur. J’ai mentionné que les impôts aidaient à maintenir une paix royale, monseigneur…

— Et ?

— Elles ont dit que le roi n’avait qu’à maintenir sa paix tout seul, monseigneur. Et après, elles m’ont lancé un regard.

— Quel genre de regard ? »

Le duc était assis, sa figure étroite appuyée sur une main en coupe. Il était fasciné.

« C’est plutôt difficile à décrire », dit le maltôtier. Il s’efforçait d’échapper aux yeux fixes de lord Kasqueth, lesquels lui donnaient la nette impression que les carreaux du dallage s’envolaient dans toutes les directions et recouvraient déjà plusieurs arpents. La fascination de lord Kasqueth lui faisait comme une épingle à un grand mars.

« Essayez », le convia le duc.

Le maltôtier rougit.

« Eh bien, dit-il. Ça… n’était pas agréable. »

Ce qui prouve que le percepteur s’y entendait mieux en chiffres qu’en paroles. Si l’embarras, la peur, la mauvaise mémoire et l’absence totale d’imagination ne s’étaient pas coalisés contre lui, voici ce qu’il aurait dit :

« Quand j’étais petit, un jour j’étais chez ma tante qui m’avait dit de ne pas toucher à la crème, ekcetra, et elle l’avait mise sur une étagère en hauteur dans l’arrière-cuisine, alors, moi, j’ai pris un tabouret pour aller la chercher pendant qu’elle était allée quelque part, seulement elle est revenue, moi, je ne le savais pas, et comme je n’arrivais pas à saisir le bol de crème il s’est cassé par terre, alors elle a ouvert la porte et m’a regardé méchamment ; c’était ce regard-là. Mais le pire, c’est que les sorcières, elles le savaient. »

« Pas agréable, répéta le duc.

— Non, monseigneur. »

Des doigts de la main gauche le duc battit la charge sur le bras du trône. Le percepteur toussa une nouvelle fois.

« Vous… vous n’allez pas m’obliger à y retourner, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Hein ? » fit le duc. Il eut un geste irrité. « Non, non, dit-il. Aucunement. Passez donc chez le bourreau en partant. Voyez quand il peut vous prendre. »

Le maltôtier lui lança un regard reconnaissant et fit une petite révérence.

« Oui, monseigneur. Tout de suite, monseigneur. Merci, monseigneur. Vous êtes…

— Oui, oui, dit lord Kasqueth d’un air absent. Vous pouvez disposer. »

Le duc se retrouva seul dans la salle immense. Il pleuvait encore. De temps en temps un morceau de plâtre venait s’écraser sur le dallage et des crissements provenaient des murs qui se tassaient toujours plus. Une odeur de vieille cave flottait dans l’air.

Dieux, ce qu’il le détestait, ce royaume.

Il était tellement petit, pas plus de soixante kilomètres de long sur peut-être quinze de large, composé presque entièrement de montagnes implacables aux versants vert glacier et aux crêtes en lames de couteaux, ou de forêts épaisses repliées sur elles-mêmes. Un royaume pareil ne devrait pas causer de soucis.

Ce que le duc comprenait mal, c’était cette sensation que le royaume avait de la profondeur. Comme si sa géographie aurait dû déborder de ses limites étroites.

Il se leva et traversa la salle pour gagner le balcon, d’où l’on jouissait d’une vue imprenable sur les arbres. Il eut l’impression que les arbres le regardaient eux aussi.

Il sentait leur rancune. Chose bizarre, vu que le peuple, lui, n’avait pas trouvé à redire. Visiblement, il ne trouvait pas beaucoup à redire contre quoi que ce soit. Vérence avait été assez populaire, à sa façon. Ses sujets étaient venus nombreux à ses funérailles ; il se rappelait les rangées de visages solennels. Des visages nullement stupides. Loin de là. Seulement préoccupés, comme si ce que faisaient les rois n’avait pas vraiment grande importance.

Il trouvait ça presque aussi ennuyeux que les arbres. Une bonne émeute, tiens, voilà qui eût été plus… plus convenable. On aurait écumé le pays à cheval et pendu des gens, ce qui aurait amené la tension créatrice tellement indispensable au bon développement de l’État. En bas, dans les plaines, quand vous donniez un coup de pied aux gens, ils vous le rendaient. Ici, ils s’écartaient et attendaient patiemment que votre pied pourrisse et tombe. Comment laisser un nom dans l’Histoire quand on règne sur des sujets pareils ? On n’arrivait pas plus à les opprimer qu’on n’arrive à opprimer un matelas.

Il avait levé des impôts et brûlé quelques villages par principe, rien que pour leur montrer à qui ils avaient affaire. Sans effet notable.

Et puis il y avait ces sorcières. Elles l’obsédaient.

« Fou ! »

Le fou, qui s’octroyait un petit somme bien tranquille derrière le trône, se réveilla, terrorisé.

« Oui !

— Viens ici, fou. »

Le fou tintinnabula misérablement jusqu’au duc.

« Dis-moi, fou, est-ce qu’il pleut toujours par ici ?

— Foi de fou, noncle…

— Contente-toi de répondre à la question, fit lord Kasqueth avec une patience d’airain.

— Des fois, ça s’arrête, messire. Pour laisser la place à la neige. Et des fois on a des brouillards infatués à l’excès, dit le fou.

— Infatués ? » fit le duc d’un air absent.

Le fou ne put se retenir. Ses oreilles horrifiées entendirent ses lèvres laisser échapper : « Épais, monseigneur. Du latatien infatuus, soupe ou bouillon. »

Mais le duc n’écoutait pas. Écouter le bavardage des subalternes, pour ce qu’il en savait, ne présentait guère d’intérêt.

« Je m’ennuie, fou.

— Laissez-moi vous ébaudir, monseigneur, par moult réparties espiègles et joyeuses calembredaines.

— Chiche. »

Le fou humecta ses lèvres sèches. Il ne s’attendait pas réellement à ça. Le roi Vérence se contentait de lui botter le derrière ou de lui jeter une bouteille à la figure. Un vrai roi.

« J’attends. Fais-moi rire. »

Le fou se jeta à l’eau.

« Alors, mon vieux, chevrota-t-il, pourquoi un cheval de démonte en chaudeau peut, la nuit, passer pour le frère d’une chandelle de louage ? »

Le duc fronça les sourcils. Le fou estima qu’il valait mieux ne pas attendre.

« Voilà : parce qu’on peut graisser une chandelle et le cheval itou sans un gros caliban », et comme ça faisait partie de la blague, il tapota légèrement lord Kasqueth de son ballon au bout d’un bâton et gratta sa mandoline.

L’index du duc battit une vigoureuse retraite sur le bras du trône.

« Oui ? fit-il. Et après, il se passe quoi ?

— C’est, euh… c’est tout, comme qui dirait, répondit le fou qui ajouta : Mon grand-père trouvait que c’était une de ses meilleures blagues.

— Je suis sûr qu’il la racontait autrement », fit le duc. Il se leva. « Appelle mes piqueurs. Je crois que je vais aller chasser à courre. Et tu peux venir aussi.

— Monseigneur, je ne sais pas monter ! »

Pour la première fois de la matinée, lord Kasqueth sourit.

« Épatant ! dit-il. On te donnera un cheval qu’on ne peut pas monter. Ha. Ha. »

Il baissa les yeux sur ses bandages. Puis il se dit : je vais demander à l’armurier de me faire apporter une lime.


* * *

Une année s’écoula. Les jours défilèrent patiemment un à un. Au tout début du multivers ils avaient essayé de tous passer en même temps, et ça n’avait pas marché.

Tomjan, assis sous la table branlante de Hwel, regardait son père faire les cent pas entre les chariots ; il agitait un bras tout en discutant. Vitoller brassait toujours l’air quand il parlait ; les mains attachées dans le dos, il aurait été muet.

« D’accord, disait-il, et les Fiancées du roi ?

— L’année dernière, fit la voix de Hwel.

— Bon, d’accord. On va leur donner Mallo, le tyran de Klatch, décida Vitoller, et son larynx changea en souplesse de registre pour émettre un grondement capable de faire vibrer les fenêtres à travers n’importe quelle grand-place : Dans le sang je suis venu, Et par le sang je règne, Que nul n’ose défier ces murs de sang…

— On l’a fait l’année d’avant, dit tranquillement Hwel. Et puis les gens en ont marre des rois. Ils veulent rigoler un peu.

— Ils n’ont pas marre de mes rois, à moi, fit Vitoller. Mon cher ami, les gens ne viennent pas au théâtre pour rigoler, ils viennent pour connaître des Émotions, pour Apprendre, pour s’Émerveiller…

— Pour rigoler, le coupa Hwel tout net. Jette un coup d’œil à celle-là. »

Tomjan entendit un froissement de papier et un grincement d’osier tandis que Vitoller s’asseyait de tout son poids sur une panière d’accessoires.

« Une espèce de mage, lut l’acteur. Ou Comme vous voudrez. »

Hwel étendit les jambes sous la table et délogea Tomjan. Il ramena le gamin par une oreille.

« Ça parle de quoi ? fit Vitoller. De mages ? De démons ? De lutins ? De marchands ?

— Je suis assez content de la scène IV de l’acte II, dit Hwel qui propulsa le bambin vers la malle d’accessoires. Deux serviteurs qui font une vaisselle comique.

— Des scènes de lit de mort ? demanda Vitoller avec espoir.

— No-on, répondit Hwel. Mais je peux te faire un monologue humoristique dans l’acte III.

— Un monologue humoristique !

— D’accord, il y a de la place pour un soliloque dans le dernier acte, s’empressa de proposer Hwel. J’en écris un ce soir, pas de problème.

— Et un assassinat au poignard, dit Vitoller en se mettant debout. Bien lâche. Ça fait toujours son petit effet. »

Il s’en fut à grands pas diriger le montage de la scène.

Hwel soupira et saisit sa plume d’oie. Quelque part derrière les murs en toile de sac il y avait la ville de Chienbattu, qui s’était, on ne savait comment, laissé bâtir dans une cuvette perchée entre les parois presque à pic d’un canyon. Il ne manquait pas de terrains plats dans les montagnes du Bélier. L’ennui, c’est qu’ils étaient pour la plupart à la verticale.

Hwel ne les aimait pas, les montagnes du Bélier, sentiment plutôt curieux parce que c’était traditionnellement le pays des nains et que lui-même l’était, nain. À vrai dire, sa tribu l’avait banni des années auparavant, non seulement pour sa claustrophobie, mais surtout à cause de son penchant à rêvasser. Le roi nain local jugeait pareil talent superflu chez quiconque doit manier une pioche sans oublier où elle doit tomber, aussi avait-on offert à Hwel un petit sac d’or, les vœux sincères de la communauté et un congé définitif.

Il se trouvait qu’à la même époque la troupe de Vitoller passait par là, et le nain s’était fendu d’une piécette de cuivre pour voir jouer le Dragon des plaines. Il avait suivi la représentation sans qu’un muscle ne bouge sur sa figure, était rentré dans sa chambre meublée et au matin avait frappé au chariot de Vitoller pour lui présenter le premier jet du Roi sous la montagne. Franchement, ça n’était pas très bon, mais Vitoller avait eu assez de flair pour deviner sous le crâne rond et hirsute une imagination capable d’enfourcher le monde ; aussi, lorsque la troupe ambulante s’était remise en marche, avait-on vu un nouveau membre courir pour ne pas se laisser distancer…

Des particules d’inspiration brute pleuvent sans cesse à travers l’univers comme de la neige fondue. De temps en temps l’une d’elles touche un esprit réceptif qui invente alors l’ADN, la forme sonate pour flûte ou un procédé afin que les ampoules électriques s’usent deux fois plus vite. Mais elles ratent généralement leur but. La plupart des gens passent leur existence sans qu’une seule même ne les atteigne.

Certains ont encore moins de chance. Ils les reçoivent toutes.

C’était le cas de Hwel. Des inspirations dont le nombre aurait alimenté une histoire complète des arts du spectacle pleuvaient à jet continu dans un crâne petit et lourd destiné par l’évolution à ne rien offrir de plus remarquable que sa résistance étonnante aux coups de hache.

Il lécha sa plume d’oie et fit d’un œil timide le tour du campement. Personne ne le regardait. Il souleva délicatement le Mage et ramena un autre paquet de feuilles de papier.

Il ne s’agissait pas d’une œuvre alimentaire de plus. Chaque page était souillée de sueur et les mots eux-mêmes, des gribouillages, couvraient le manuscrit dans un entrelacs de pâtés, de ratures et de renvois griffonnés en pattes de mouche. Hwel le contempla un instant, perdu dans un monde où il se trouvait seul avec la page blanche suivante et les clameurs, les hurlements qui hantaient ses rêves.

Il se mit à écrire.

Libéré de la surveillance jamais trop vigilante de Hwel, Tomjan repoussa le couvercle de la banne d’accessoires et, à la manière méthodique des tout petits, entreprit de déballer les couronnes.

Le nain tirait la langue tandis qu’il faisait courir la plume vagabonde sur la page mouchetée d’encre. Il avait trouvé où caser les amants maudits par le sort, les fossoyeurs comiques et le roi bossu. C’étaient les chats et les patins à roulettes qui lui donnaient pour l’heure du souci…

Un gazouillis lui fit lever la tête.

« Par pitié, petit, dit-il. Elle te va mal. Remets-la où tu l’as trouvée. »


* * *

Le Disque plongea dans l’hiver.

On ne peut pas décrire l’hiver dans les montagnes du Bélier comme un pays magique tout gelé où le moindre rameau se festonne délicatement de glace. L’hiver dans les montagnes du Bélier ne fait pas dans la dentelle ; c’est une porte ouverte sur le froid primordial d’avant la création du monde. L’hiver dans les montagnes du Bélier, ce sont plusieurs mètres de neige, des forêts réduites à un labyrinthe de tunnels verts et sombres sous les congères. L’hiver signifie l’arrivée du vent flemmard qui ne s’embête pas à souffler autour des gens mais carrément au travers. L’idée que l’hiver puisse passer pour agréable ne viendrait jamais aux habitants du Bélier, qui disposent de dix-huit mots différents pour désigner la neige[5].

Le fantôme du roi Vérence rôdait sur les remparts, affamé, démuni ; il contemplait ses chères forêts au loin et attendait sa chance.

C’était un hiver de mauvais augure. La nuit, des comètes scintillaient dans le ciel glacé. Le jour, des nuages aux formes de baleines et de dragons, saisissantes de vérité, survolaient le pays. Dans le village de Dodâne, une chatte avait donné naissance à un chaton bicéphale, mais vu que Gredin, à force de payer de sa personne, était l’ancêtre de tous les mâles des trente dernières générations, ça n’avait sans doute rien d’extraordinaire.

Pourtant, à Trou-d’Ucques, un jeune coq avait pondu un œuf ; il avait dû endurer quelques questions personnelles très embarrassantes. Dans la ville de Lancre, un homme jurait avoir rencontré un homme qui avait vu de ses propres yeux un arbre se lever et marcher. On avait essuyé une averse aussi brève que brutale de crevettes. Des lumières étranges s’allumaient dans le ciel. Les oies marchaient à reculons. Au-dessus de tout ça flamboyaient les grands rideaux de feu gelé qu’étaient les Aurorae Coriolis, les lumières du Moyeu, dont les teintes glaciales illuminaient et coloraient les neiges nocturnes.

Il n’y avait rien d’inhabituel dans tout ça. Les montagnes du Bélier, qui se tiennent pour ainsi dire sur l’immense onde magique stagnante du Disque comme une barre de fer innocemment lâchée en travers de deux rails de métro, les montagnes du Bélier, donc, sont tellement saturées de magie qu’elles en libèrent en permanence dans le voisinage. Les autochtones se réveillent fréquemment au milieu de la nuit, marmonnent : « Ah, encore un de ces fichus mauvais présages », et replongent dans le sommeil.

Vint la nuit du Porcher, départ d’une nouvelle année. Et, avec une soudaineté alarmante, rien ne se produisit.

Les cieux étaient dégagés, la neige épaisse et craquante comme du sucre glace.

Les forêts gelées restaient silencieuses et sentaient le fer-blanc. Il ne tombait rien d’autre du ciel que, de temps en temps, de nouvelles giboulées de neige.

Un malheureux traversa la lande entre Dodâne et Lancre sans apercevoir la moindre lumière des marais, le moindre chien sans tête, le moindre arbre en goguette, la moindre charrette fantôme ni la moindre comète ; il fallut l’emmener dans une taverne et le faire boire pour lui ébranler les nerfs.

Le stoïcisme des Béliérins, qui avaient développé au fil des ans une résistance souveraine au chaos thaumaturgique, s’avéra incapable de faire face au changement brutal. C’était comme un bruit qu’on n’entend pas jusqu’à ce qu’il s’arrête.

Mémé Ciredutemps l’entendait à présent, allongée moelleusement sous plusieurs épaisseurs de courtepointes dans sa chambre glaciale. Traditionnellement, la nuit du Porcher est la seule de la longue année discale où les sorcières sont censées rester chez elles, et Mémé s’était couchée tôt en compagnie d’un sac de pommes et d’une bouillotte en grès. Mais quelque chose l’avait tirée de sa somnolence.

Le commun des mortels aurait silencieusement descendu l’escalier, peut-être armé d’un tisonnier. Mémé se contenta de s’étreindre les genoux et de laisser vagabonder sa tête.

Ça ne venait pas de la maison. Elle sentait les petits esprits lestes des souris et ceux, confus, de ses chèvres dans l’appentis, couchées dans leur flatulence douillette. Une chouette en maraude plana soudain au-dessus des toits, vive comme une dague.

Mémé se concentra davantage, jusqu’à emplir son cerveau du tout petit pépiement des insectes dans le chaume et des vers du bois dans les poutres. Rien d’intéressant par là.

Elle se blottit dans son lit et se laissa dériver dans la forêt, une forêt silencieuse en dehors du choc assourdi d’un paquet de neige tombant de temps en temps d’une branche. Même au cœur de l’hiver, la vie y était omniprésente ; elle sommeillait en général dans des terriers ou hibernait au cœur des arbres.

Rien que de très ordinaire. Elle poussa plus loin, vers les hautes landes et défilés secrets où les loups couraient en silence sur la croûte de gel ; elle effleura leur esprit, aussi affilé qu’une lame de couteau. Encore plus haut, et il n’y eut plus sur les champs de neige que des bandes de vhermines[6].

Tout était à sa place, sauf que rien ne collait. Il y avait quelque chose… oui, il y avait quelque chose de vivant là-bas, quelque chose de récent, d’ancien et…

Mémé retourna l’impression dans sa tête. Oui. C’était ça. Quelque chose de désespéré. De perdu. Et…

Les impressions, ça n’est jamais simple, Mémé le savait. On a beau s’en débarrasser, il en vient toujours d’autres par en dessous…

Quelque chose qui, à moins de cesser très vite de se sentir perdu et désespéré, allait se mettre en colère.

Et pourtant, elle n’arrivait pas à le trouver. Elle sentait les esprits chétifs des chrysalides sous le terreau de feuilles gelé. Elle sentait les vers de terre qui avaient migré en profondeur, hors d’atteinte du froid glacial. Elle sentait même des gens, il n’y avait rien de plus dur – les esprits humains brassaient tant de pensées à la fois qu’ils en devenaient quasi impossibles à repérer ; c’était comme vouloir clouer du brouillard au mur.

Non. Rien de rien. L’impression l’entourait de toutes parts et il n’y avait rien pour la motiver. La sorcière était allée aussi loin qu’elle le pouvait, jusqu’à la plus infime des créatures du royaume, et rien de rien.

Mémé Ciredutemps s’assit dans son lit, alluma une bougie et tendit la main vers une pomme. Elle lança un regard furieux vers le mur.

Elle n’aimait pas s’avouer vaincue. Il y avait quelque chose, là, dehors, quelque chose qui absorbait la magie, quelque chose qui grandissait, qui avait l’air si vivant que ça cernait la maison, et elle n’arrivait pas à trouver ce dont il s’agissait.

Elle réduisit la pomme à l’état de trognon qu’elle déposa dans la coupelle du bougeoir. Puis elle souffla la bougie.

Le velours froid de la nuit s’infiltra de nouveau dans la chambre.

Mémé fit un dernier essai. Peut-être cherchait-elle dans la mauvaise direction…

Un instant plus tard elle était étalée par terre et se serrait l’oreiller sur la tête.

Dire qu’elle s’était attendue à quelque chose de petit…


* * *

Le château de Lancre trembla. La secousse n’était pas violente, mais à quoi bon, vu qu’on avait construit le château de telle manière qu’il oscillait à la moindre brise. Un petit donjon bascula lentement dans les profondeurs du canyon embrumé.

Le fou, couché sur son carrelage, frémit dans son sommeil. Il appréciait l’honneur qu’on lui faisait, s’il s’agissait d’un honneur, mais dormir dans le couloir le faisait toujours rêver de la Guilde des Fous ; derrière ses murs gris il avait tremblé tout au long des sept années d’un enseignement épouvantable. Les dalles étaient quand même un peu moins dures que les lits de la Guilde.

À quelques pas de là, une armure cliqueta doucement. La pique vibra dans son gantelet de mailles, puis, bruissant dans l’air de la nuit comme une chauve-souris en piqué, elle s’abattit et fracassa la dalle près de l’oreille du fou.

Le fou se redressa en position assise et s’aperçut qu’il frémissait encore. Le carrelage aussi.

Dans la chambre de lord Kasqueth le tremblement fit tomber des cascades de poussière de l’antique lit à colonnes. Le duc s’éveilla d’un rêve où une grosse bête tournait pesamment autour du château et se dit avec horreur que c’était peut-être vrai.

Le portrait d’un quelconque roi mort depuis longtemps se décrocha du mur. Le duc hurla.

Le fou entra d’un pas incertain, s’efforçant de garder son équilibre sur un sol qui se soulevait à présent comme la mer ; le duc tituba hors de son lit et saisit le petit homme par le justaucorps.

« Qu’est-ce qui se passe ? siffla-t-il. C’est un tremblement de terre ?

— On n’en a pas dans la région, monseigneur », répondit le fou que vint heurter une chaise longue qui dérivait lentement sur le tapis.

Le duc se précipita à la fenêtre et regarda les forêts au clair de lune. Les arbres chapeautés de blanc s’agitaient dans l’air immobile de la nuit.

Un bloc de plâtre s’écrasa sur la carpette. Lord Kasqueth pivota brusquement : cette fois sa poigne souleva le fou de trente centimètres.

Parmi les très nombreux luxes dont s’était passé le duc durant sa vie, il y avait l’ignorance. Il aimait la sensation de savoir ce qui se passait. Les glorieuses incertitudes de l’existence n’offraient aucun attrait pour lui.

« Ce sont les sorcières, hein ? gronda-t-il tandis que sa joue gauche se mettait à frétiller comme un poisson sur la berge. Elles sont là-bas, n’est-ce pas ? Elles exercent une Influence sur le château, c’est ça ?

« Foi de fou, noncle… commença le fou.

— Elles dirigent le pays, non ?

— Non, monseigneur, elles n’ont jamais…

— Qui t’a demandé ton avis ? »

Le fou tremblait de peur en anti-phase parfaite avec le château, si bien que lui seul avait l’air complètement stable.

« Euh, c’est vous, monseigneur, chevrota-t-il.

— Tu oses discuter avec moi ?

— Non, monseigneur !

— C’est bien ce que je pensais. Tu es de mèche avec elles, je suppose ?

— Monseigneur ! fit le fou, sincèrement scandalisé.

— Vous êtes tous de mèche, vous, le peuple ! grogna le duc. Vous tous ! Vous n’êtes qu’une bande d’émeutiers ! »

Il rejeta le fou et ouvrit d’une poussée les fenêtres toutes grandes pour sortir d’un pas décidé dans le froid glacial de la nuit. Il embrassa d’un regard noir le royaume endormi.

« Vous m’entendez, vous autres ? hurla-t-il. Je suis le roi ! »

Le tremblement cessa, surprenant le duc en déséquilibre. Il se ressaisit aussitôt puis épousseta la poudre de plâtre de sa chemise de nuit. « Bon, voilà », dit-il.

Mais c’était pire. Maintenant la forêt écoutait. Ses paroles disparaissaient dans un grand vide de silence.

Il y avait quelque chose là-bas. Il le sentait. C’était assez fort pour ébranler le château, et à présent ça l’observait, ça l’écoutait.

Le duc recula, tout doucement, tâtonna derrière lui à la recherche du loqueteau de la fenêtre. Il passa tout aussi doucement dans la chambre, referma les croisées et se dépêcha de tirer les rideaux.

« Je suis le roi », répéta-t-il d’une voix calme. Il regarda le fou, qui sentit qu’on attendait quelque chose de lui.

C’est mon seigneur et maître, songea-t-il. Il m’a donné l’hospitalité, ou ce qui en tient lieu. On m’a appris à l’école de la Guilde qu’un fou doit rester fidèle à son maître jusqu’au bout, même après que tous les autres l’ont abandonné. Le bien ou le mal, ça n’a rien à voir là-dedans. Tous les chefs ont besoin de leur fou. Rien ne compte que la loyauté. Voilà. Même s’il a visiblement une araignée dans le plafond, je suis son fou jusqu’à ce que la mort nous sépare.

À sa grande horreur il s’aperçut que le duc pleurait.

Le fou farfouilla dans sa manche et sortit un mouchoir rouge et jaune plutôt douteux, brodé de clochettes. Le duc le prit avec un air pathétique de gratitude et se moucha. Puis il l’écarta de sa personne et le considéra avec une méfiance démente.

« C’est une dague que je vois devant moi ? marmonna-t-il.

— Hum. Non, monseigneur. C’est mon mouchoir, vous voyez. On remarque une certaine différence, si on regarde de près. Il y a moins de bords tranchants.

— Bon fou », fit distraitement le duc.

Complètement dingue, songea le fou. Il lui manque plusieurs cases pour faire un échiquier. Tellement tordu qu’on pourrait s’en servir pour déboucher du vin.

« Agenouille-toi près de moi, mon fou. »

Le fou s’exécuta. Le duc lui posa un bandage souillé sur l’épaule.

« Es-tu loyal, fou ? demanda-t-il. Es-tu digne de confiance ?

— J’ai juré de suivre monseigneur jusqu’à la mort », coassa l’agenouillé.

Le duc avança sa figure démente tout près du fou qui leva la tête pour plonger son regard dans deux yeux injectés de sang.

« Je ne voulais pas, souffla-t-il d’un air de conspirateur. On m’a forcé. Je ne voulais pas… »

La porte s’ouvrit. La duchesse s’y encadra. À vrai dire, elle avait quasiment la même forme.

« Léonal ! » aboya-t-elle.

Ce qui se passa dans les yeux du duc fascina le fou. La flamme rouge de démence disparut, aspirée à l’intérieur, et céda la place au regard bleu et dur qu’il avait appris à reconnaître. Ce qui ne voulait pas dire, comprit-il, que le duc était moins dément pour autant. Même la froideur de sa santé mentale relevait d’une certaine façon de la démence. Le duc avait un esprit comme une pendule et, comme une pendule, il faisait aussi souvent toc-toc que tic-tac.

Lord Kasqueth releva tranquillement la tête.

« Oui, ma chère ?

— Que veut dire tout ceci ?

— Les sorcières, j’imagine.

— Franchement, je ne crois pas… » commença le fou. Le regard fulminant de lady Kasqueth ne le réduisit pas seulement au silence, il le cloua au mur.

« C’est l’évidence même, dit-elle. Tu es un idiot.

— Un fou, madame.

— Aussi, ajouta-t-elle avant de se tourner vers son époux. Alors, fit-elle, un sourire sardonique aux lèvres, elles continuent de vous défier ? »

Le duc haussa les épaules. « Comment lutter contre de la magie ?

— Avec des mots », répliqua sans réfléchir le fou qui le regretta aussitôt. Les deux autres le regardaient fixement.

« Quoi ? » fit la duchesse.

De gêne, le fou lâcha sa mandoline.

« A… à la Guilde, dit-il, on apprenait que les mots peuvent être plus puissants même que la magie.

— Clown ! cracha le duc. Les mots ne sont que des mots. De petites syllabes de rien du tout. Bâtons et cailloux peuvent briser le cou… – il marqua une pause, le temps de savourer sa pensée – mais il n’est de mal à craindre des mots.

— Monseigneur, certains mots peuvent faire mal. Menteur ! Usurpateur ! Assassin ! »

Le duc sursauta en arrière et agrippa les bras du trône en grimaçant.

« Ces mots n’ont aucune vérité, s’empressa de dire le fou. Mais ils peuvent se répandre comme un feu sous la cendre, puis éclater au grand jour pour brûler…

— C’est vrai ! C’est vrai ! s’écria le duc. Je les entends, tout le temps ! » Il se pencha en avant. « Ce sont les sorcières, siffla-t-il.

— Alors, alors, alors on peut les combattre avec d’autres mots, dit le fou. Les mots sont capables de combattre même les sorcières.

— Quels mots ? » demanda la duchesse, l’air songeur.

Le fou haussa les épaules. « Vieille bique. Mauvais œil. Pochetée. »

La duchesse leva un sourcil épais.

« Tu n’es pas complètement idiot, n’est-ce pas ? Tu fais allusion à la rumeur.

— Tout juste, madame. » Le fou roula des yeux. Dans quoi s’était-il embarqué ?

« Ce sont les sorcières, murmura le duc à personne en particulier. Il faut mettre le monde en garde contre les sorcières. Elles sont mauvaises. Elles le font revenir, le sang. Même le papier de verre ne donne rien. »


* * *

Il y eut un autre tremblement tandis que Mémé enfilait en hâte les sentiers étroits et gelés de la forêt. Un paquet de neige glissa d’une branche et se déversa en pluie sur son chapeau. Ça n’était pas bien, elle en avait conscience. Il ne s’agissait pas du… elle ne savait trop quoi, mais on n’avait jamais entendu parler d’une sorcière qui serait sortie en pleine nuit du Porcher. C’était contre toute tradition. Nul ne savait pourquoi, mais là n’était pas la question.

Elle émergea sur la lande et s’enfonça d’un pas lourd dans la bruyère cassante comme du verre dont le vent avait balayé la neige. Un croissant de lune stationnait au-dessus de l’horizon, et sa lueur pâle éclairait les montagnes qui dominaient la vieille femme. Ici, on entrait dans un autre univers, et peu d’audacieux, sorcières comprises, s’y aventuraient ; c’était un vestige de paysage, abandonné dès la naissance gelée du monde, composé de glace verte, de crêtes acérées, de vallées profondes et secrètes. Un paysage en aucun cas destiné aux humains, non pas hostile, pas plus que ne l’est une brique ou un nuage, mais terriblement, terriblement indifférent.

Sauf que cette fois, il surveillait Mémé. Un esprit autre que tous ceux qu’elle avait connus jusque-là lui portait une grande attention. Elle leva un regard noir sur les pentes glacées, s’attendant presque à voir une ombre montagneuse se déplacer sur fond d’étoiles.

« Qui t’es ? cria-t-elle. Qu’est-ce que tu veux ? »

Sa voix rebondit en écho parmi les rochers. Une avalanche gronda au loin, très haut entre les cimes.

Au sommet de la lande, là où les perdrix d’été se tapissaient parmi les buissons comme de petites sottes ronronnantes, se dressait un menhir. Il marquait plus ou moins le point de jonction des territoires des sorcières, qu’on n’avait pourtant jamais formellement délimités.

Le menhir, taillé dans une roche de teinte bleutée, avait à peu près la dimension d’un homme de haute taille. On le tenait pour puissamment magique car, bien qu’il fût solitaire, personne n’était jamais arrivé à le compter ; dès qu’il voyait un curieux l’observer d’un œil intéressé, il passait derrière lui. C’était le monolithe le plus effacé jamais découvert.

Et aussi l’un des nombreux foyers où se déchargeait la magie accumulée dans les montagnes du Bélier. Le terrain tout autour était dépourvu de neige sur plusieurs mètres et fumait doucement.

Le menhir prit furtivement la tangente et surveilla la sorcière avec méfiance de derrière un arbre.

Elle attendit dix minutes, le temps que Magrat remonte en vitesse le sentier de Folhermine, un village dont les braves habitants commençaient à s’habituer aux massages d’oreilles et aux remèdes homéopathiques à base d’herbes pour soigner tous les maux plus bénins que la décapitation pure et simple[7]. Elle était hors d’haleine et ne portait qu’un châle par-dessus une chemise de nuit qui, si Magrat avait eu quoi que ce soit à suggérer, aurait été très suggestive.

« Vous l’avez senti vous aussi ? » fit-elle.

Mémé hocha la tête. « Elle est où, Gytha ? » demanda-t-elle.

Leurs regards se portèrent vers le sentier qui descendait à la ville de Lancre, amas de lumières dans l’obscurité neigeuse.


* * *

La soirée battait son plein. La lumière inondait la rue. Une file sinueuse de gens entrait et sortait de chez Nounou Ogg, d’où s’échappaient de temps à autre des éclats de rire, des bruits de verres cassés et des pleurnichements d’enfants. À l’évidence la vie de famille atteignait des sommets dans cette maison.

Les deux sorcières s’étaient arrêtées dans la rue, hésitantes.

« Vous croyez qu’on devrait entrer ? demanda timidement Magrat. C’est pas comme si on nous avait invitées. Et on a pas amené de bouteille.

— Moi, j’ai l’impression qu’y en a déjà bien trop là-dedans, des bouteilles », répliqua Mémé Ciredutemps d’un ton désapprobateur. Un homme franchit la porte en titubant, rota, se cogna dans Mémé, souhaita : « Joyeuse nuit du Porcher, m’dame », leva les yeux sur la figure de la sorcière et dessoûla illico.

« M’zelle, rectifia sèchement Mémé.

— Je vous demande infiniment pardon… » commença-t-il.

Mémé passa près de lui, souveraine. « Viens, Magrat », ordonna-t-elle.

Le vacarme à l’intérieur avoisinait le seuil de douleur. Nounou Ogg échappait à la tradition de la nuit du Porcher en invitant tout le patelin, et l’atmosphère excédait déjà le taux de pollution autorisé. Mémé navigua dans la cohue au son d’une voix éraillée qui soutenait à la cantonade qu’auprès d’une infinie variété de bestiaux le hérisson avait bien de la chance.

Nounou Ogg, assise dans un fauteuil près du feu, une chope d’un litre à la main, dirigeait la reprise au cigare. Elle eut un grand sourire lorsqu’elle reconnut la figure de Mémé.

« Ohé, salut, vieux chaudron, cria-t-elle par-dessus le tumulte. T’es venue, alors, à ce que j’vois. Bois un coup. Bois-en deux. Salut, Magrat. Prenez une chaise et faites comme chez vous, m’avez l’air de chats qui chient sur la braise. »

Gredin, couché en rond au coin du feu et qui suivait les festivités d’un œil jaune bridé, battit une ou deux fois de la queue.

Mémé s’assit, raide comme un piquet, la décence personnifiée.

« On reste pas, dit-elle tout en lançant un regard fulminant à Magrat qui avançait timidement la main vers un bol de cacahuètes. T’es occupée, à ce que j’vois. On se demandait juste si, des fois, t’aurais pas remarqué… quelque chose ? Ce soir. Y a pas longtemps. »

Nounou Ogg plissa le front. « L’aîné de mon Darron a été malade, dit-elle. L’a goûté à la bière de son père.

— Sauf s’il a été très malade, dit Mémé, ça m’étonnerait que ce soit à ça que j’pensais. » Elle exécuta un signe mystérieux et compliqué dans le vide, que Nounou ignora complètement.

« Quelqu’un a voulu danser sur la table, dit-elle. L’est tombé dans la mousse à la citrouille de mon Reet. Ça nous a bien fait rigoler. »

Mémé gigota des sourcils et se glissa un doigt éloquent le long du nez.

« J’faisais allusion à quelque chose de nature différente », insinua-t-elle, énigmatique.

Nounou Ogg l’étudia attentivement.

« T’as quelque chose à l’œil, Esmé ? » hasarda-t-elle.

Mémé Ciredutemps soupira.

« Des phénomènes à tendance magique terriblement embêtants se préparent en ce moment même », dit-elle tout fort.

La pièce se tut. Tout le monde se mit à dévisager les sorcières, sauf l’aîné de Darron qui profita de l’occasion pour reprendre ses expériences sur l’alcool. Puis, aussi rapidement qu’elles s’étaient éteintes, plusieurs dizaines de conversations repartirent à plein régime.

« Ce serait peut-être une bonne idée d’aller discuter dans un coin plus discret », proposa Mémé tandis que le tohu-bohu rassurant les submergeait à nouveau.

Elles se retrouvèrent dans la buanderie, où Mémé tenta de s’expliquer sur l’esprit qu’elle avait senti.

« C’est quelque part là-bas, dans les montagnes, dans les hautes forêts, dit-elle. Et c’est très gros.

— Moi, j’ai cru qu’il cherchait quelqu’un, dit Magrat. Ça m’a fait penser à un gros chien. Vous savez, un chien perdu. Qui sait pas où aller. »

Mémé s’absorba dans ses pensées. Réflexion faite…

« Oui, fit-elle. Quelque chose comme ça. Un très gros chien.

— Qu’est inquiet, dit Magrat.

— Qui cherche, dit Mémé.

— Et qui se met en colère, dit Magrat.

— Oui, dit Mémé qui regarda fixement Nounou.

— P’t-être un troll, fit Nounou Ogg. J’ai laissé ma chope presque pleine là-bas, ajouta-t-elle d’un ton de reproche.

— Je sais quelle impression ça fait, un esprit de troll, Gytha. » Mémé ne lui jeta pas les mots à la figure. D’ailleurs, ce fut la manière tranquille dont elle les dit qui fit hésiter Nounou.

« Paraît qu’y a des trolls vraiment gros vers le Moyeu, reprit lentement Nounou. Et des géants de glace, et de gros chaipasquoi pleins de poils qui vivent au-dessus de la limite des neiges éternelles. Mais c’est pas à ça que tu penses, j’imagine.

— Non.

— Oh. »

Magrat frissonna. Elle se répéta qu’une sorcière avait la maîtrise totale de son corps et que la chair de poule sous sa fine chemise de nuit n’était qu’un effet de son imagination. L’ennui, c’est qu’elle avait une imagination excellente.

Nounou Ogg soupira.

« Vaudrait mieux voir ça de plus près, alors », et elle souleva le couvercle de la lessiveuse.

Nounou Ogg ne se servait jamais de sa buanderie, vu que toute sa lessive était faite par ses brus, véritable tribu de femmes soumises, aux mines grises, dont elle ne s’était jamais souciée de retenir les noms. Le local servait donc d’entrepôt pour de vieux bulbes de plantes tout secs, des chaudrons calcinés et des pots de confitures de guêpes en cours de fermentation. On n’avait pas allumé de feu sous la lessiveuse depuis dix ans. Les briques du foyer s’écroulaient et quelques rares fougères poussaient autour. L’eau sous le couvercle était d’un noir d’encre et, prétendait la rumeur, insondable ; on faisait croire aux petits Ogg que des monstres de l’aube des temps vivaient dans ses profondeurs : pour Nounou, un peu de frisson et de terreur gratuite faisaient partie des ingrédients essentiels de la magie de l’enfance.

En été, elle y mettait la bière au frais.

« Faudra faire avec. Je crois qu’on devrait peut-être se tenir les mains, dit-elle. Et toi, Magrat, vérifie que la porte est fermée.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? » demanda Mémé. Comme on était sur le territoire de Nounou, le choix lui appartenait entièrement.

« Moi, je dis toujours qu’avec une bonne Invocation, on peut pas se tromper, répondit Nounou. Ça fait des années que j’ai pas essayé. »

Mémé se renfrogna. Magrat objecta : « Oh, mais c’est pas possible. Pas ici. Il faut un chaudron et une épée magique. Et puis un octogramme. Des épices et tout un tas de trucs. »

Nounou et Mémé échangèrent un regard.

« C’est pas d’sa faute, fit Mémé. C’est tous ces gris-noirs qu’elle a achetés. » Elle se tourna vers Magrat. « On a pas besoin de tout ça, dit-elle. C’qu’y faut, c’est de la têtologie. » Elle fit des yeux le tour de la buanderie. « Suffit d’se servir de ce qu’on a sous la main. »

Elle saisit le bâton de lessiveuse tout blanchi et le soupesa d’un air songeur.


* * *

« Nous t’invoquons et te révoquons au moyen de ce… – Mémé s’arrêta à peine – terrible bâton pointu de lessiveuse. »

Les eaux du récipient se ridèrent légèrement.

« Vois comme nous répandons… – Magrat soupira – ces vieux cristaux de soude et quelques paillettes de savon bien dures en ton honneur. Vraiment, Nounou, j’crois pas…

— Silence ! Maintenant à toi, Gytha.

— Et je t’appelle et te lie avec la brosse de chiendent déplumée de l’Art et la planche à laver de Protection », conclut Nounou en l’agitant. La fixation de l’essoreuse se détacha.

« C’est bien beau, la franchise, chuchota Magrat d’un air misérable, mais c’est quand même pas pareil.

— Écoute-moi bien, ma fille, fit Mémé. Les démons, ils s’en fichent, de l’aspect qu’ont les choses. C’est ce que toi, tu crois qui compte. Allez, au boulot. »

Magrat tenta d’imaginer que le vieux pain de savon décoloré était le plus rare des onguelents – quelque chose comme ça – odorants du lointain continent de Klatch. C’était un effort. Les dieux seuls savaient quelle espèce de démon allait répondre à une telle goétie.

Mémé ne se sentait pas très à l’aise non plus. Elle n’avait jamais eu beaucoup de goût pour les démons, et toutes ces histoires d’incantations et d’ustensiles puaient la magie à plein nez. Elles dépendaient des objets, elles leur donnaient un sentiment d’importance. Les démons auraient dû se contenter de venir à l’appel.

Mais le protocole imposait de laisser le libre choix à la sorcière hôtesse, et Nounou aimait bien les démons, des êtres mâles, du moins en apparence.

Pour l’heure, Mémé tantôt cajolait tantôt menaçait les régions infernales avec soixante centimètres de bois décoloré. Sa propre audace l’impressionnait.

Les eaux bouillonnèrent un peu, s’apaisèrent complètement puis, dans une montée soudaine accompagnée d’un petit bruit sec, se gonflèrent pour former une tête. Magrat lâcha son savon.

Une jolie tête, peut-être un peu cruelle autour des yeux et au nez un brin trop crochu, mais néanmoins belle si on aimait le genre dur-à-cuire. Rien d’étonnant à ça ; le démon ne faisait que transmettre une image de lui-même dans cette réalité-ci, alors autant la soigner. La tête tourna lentement, statue noire luisante au clair de lune intermittent.

« Oui ? fit-elle.

— T’es qui, toi ? » demanda tout de go Mémé.

La tête pivota pour lui faire face. « Mon nom est imprononçable dans ta langue, femme, dit-elle.

— C’est à moi d’en décider, l’avertit Mémé qui ajouta : Et me traite pas de femme.

Très bien. Je m’appelle WxrtHltl-jwlpklz, dit le démon d’un ton avantageux.

— Où t’étais au moment de la distribution des voyelles ? Derrière la porte ? fit Nounou Ogg.

— Ben, monsieur… – Mémé n’hésita qu’une fraction de seconde – WxrtHltl-jwlpklz, j’imagine que tu te demandes pourquoi on t’a invoqué ce soir.

Vous n’êtes pas censées me dire ça, fit le démon. Vous êtes censées me dire…

— La ferme. On a l’épée de l’Art et l’octogramme de Protection, je te préviens.

Si ça vous fait plaisir. Pour moi, ça ressemble à une planche à laver et à un bâton de lessiveuse », ricana le démon.

Mémé jeta un coup d’œil en biais. Dans le coin de la buanderie s’entassait du petit bois, devant lequel reposait une grosse et lourde chèvre pour scier les bûches. Elle fixa intensément le démon et, sans regarder, abattit avec force le bâton sur l’épais madrier.

Le silence de mort qui s’ensuivit ne fut rompu que par les deux moitiés parfaites de la chèvre qui vacillèrent en avant et en arrière pour s’affaisser lentement sur le tas de petit bois.

Le visage du démon resta impassible.

« Vous avez droit à trois questions, dit-il.

— Est-ce qu’il y a quelque chose de bizarre qui se promène dans le royaume ? » demanda Mémé.

Le démon eut l’air de réfléchir.

« Et mens pas, fit Magrat sérieusement. Sinon t’auras affaire à la brosse de chiendent.

— Vous voulez dire plus bizarre que d’habitude ?

— Allez, accouche, dit Nounou. J’ai les pieds qui gèlent, moi.

— Non. Il n’y a rien de bizarre.

— Mais on l’a senti… commença Magrat.

— Doucement, doucement », fit Mémé. Ses lèvres remuèrent en silence. Avec les démons, il en allait comme avec les génies ou les professeurs de philo : quand on n’énonçait pas les choses exactement comme il fallait, ils prenaient un malin plaisir à donner des réponses d’une précision absolue et parfaitement trompeuses.

« Est-ce qu’y a quelque chose dans le royaume qui y était pas avant ? risqua-t-elle.

— Non. »

D’après la tradition, on ne devait poser que trois questions. Mémé s’efforça d’en formuler une que le démon ne pourrait pas mal interpréter volontairement. Puis elle se dit qu’elle faisait fausse route.

« Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? demanda-t-elle avec circonspection. Et pas question de jouer les imbéciles pour te défiler, sinon, moi, j’te fais bouillir. »

Le démon parut hésiter. À l’évidence, c’était une nouvelle façon d’aborder le problème.

« Magrat, avec ton pied, pousse-moi donc du petit bois par ici, tu veux ? fit Mémé.

— Je m’élève contre ce traitement, protesta le démon d’une voix où perçait l’incertitude.

— Oui, ben, tu vas pas nous tenir la jambe comme ça toute la nuit, on a pas le temps, nous autres, dit Mémé. Ces joutes verbales, c’est peut-être très bien pour les mages, mais on a d’autres chats à fouetter.

— Ou à bouillir, fit Nounou.

Écoutez, dit le démon d’une voix changée en gémissement de terreur. Nous ne sommes pas censés fournir des renseignements de ce genre. Il existe un règlement, vous savez.

— Y a un reste de vieille huile dans le bidon sur l’étagère, Magrat, fit Nounou.

Si je vous dis simplement… commença le démon.

— Oui ? l’encouragea Mémé.

Vous ne le répéterez pas, hein ? implora-t-il.

— Pas un mot, promit Mémé.

— Bouche cousue, fit Magrat.

— Il n’y a rien de nouveau dans le royaume, dit le démon, mais le pays s’est réveillé.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? fit Mémé.

— Il est malheureux. Il veut un roi pour s’occuper de lui.

— Comment… intervint Magrat, mais Mémé lui signifia du geste de se taire.

— Tu parles pas des gens, hein ? » La tête luisante fit que non. « Non, il me semblait bien.

— Qu’est-ce… » intervint Nounou. Mémé se mit un doigt sur les lèvres.

Elle fit demi-tour et marcha jusqu’à la fenêtre de la buanderie pleine de toiles d’araignées, cimetière poussiéreux d’ailes de papillons aux couleurs passées et de mouches à viande du dernier été. Une faible lueur de l’autre côté des carreaux givrés laissait supposer que, contre toute attente, un nouveau jour allait bientôt se lever.

« Tu peux nous dire pourquoi ? » demanda-t-elle sans se retourner. Elle avait senti l’esprit de tout un pays…

Elle était plutôt impressionnée.

« Je ne suis qu’un démon. Comment voulez-vous que je sache, moi ? Je sais ce dont il s’agit, mais pas le pourquoi ni le comment.

— Je vois.

— Je peux partir, maintenant ?

— Hum ?

— S’il vous plaît ? »

Mémé se redressa à nouveau brusquement.

« Oh. Oui. File, dit-elle distraitement. Merci. »

La tête ne bougea pas. Elle resta là, comme un chasseur d’hôtel qui vient de se coltiner quinze valises sur dix étages, de montrer à tout le monde la salle de bain, de tapoter les oreillers et qui se dit qu’il a suffisamment arrangé de rideaux comme ça.

« Ça vous ennuierait de me bannir, dites ? demanda le démon, voyant que personne ne saisissait l’allusion.

— Quoi ? fit Mémé, à nouveau plongée dans ses réflexions.

C’est que je me sentirais mieux si on me bannissait en bonne et due forme. « File », c’est un peu court, dit la tête.

— Oh. Ben, si ça peut te faire plaisir. Magrat !

— Oui ? » répondit Magrat, surprise.

Mémé lui tendit le bâton de lessiveuse.

« À toi l’honneur, tu veux ? »

Magrat prit le bâton par le bout que Mémé devait imaginer la poignée, espérait-elle, et sourit.

« Certainement. Très bien. D’accord. Hum. Disparais de ce monde, démon immonde, dans les ténèbres infernales… »

La tête sourit, ravie, sous l’avalanche de mots. Ça, c’était mieux.

Elle se résorba dans les eaux de la lessiveuse comme de la cire à bougie sous la flamme. Elle eut un ultime commentaire méprisant, presque perdu dans les remous : « Fiiiile… ! »


* * *

Mémé repartit seule dans la clarté rose et froide de l’aube qui glissait sur la neige et regagna sa chaumière.

Les chèvres s’agitaient dans leur appentis. Les sansonnets marmonnaient et claquaient de leurs fausses dents sous le toit. Les souris couinaient derrière le buffet.

Elle se prépara du thé, consciente que le moindre bruit dans la cuisine avait l’air de retentir plus fort qu’il n’aurait dû. Lorsqu’elle laissa tomber la cuiller dans l’évier, elle crut qu’on frappait une cloche avec un marteau.

Elle se sentait toujours mal à l’aise après avoir participé à une cérémonie magique ; pas dans son assiette, comme elle aurait plutôt dit. Elle se retrouva tourner en rond pour s’absorber dans des travaux ménagers et les oublier en cours de route. Elle faisait les cent pas sur son carrelage glacial.

C’est dans ces occasions que l’esprit se découvre toutes sortes de bricoles à faire pour échapper à sa fonction première : réfléchir. D’éventuels observateurs se seraient étonnés de l’ardeur que mettait Mémé à exécuter des tâches telles que nettoyer le support de théière, fourrager au fond du compotier sur le buffet pour en retirer les vieilles noix ou extraire des croûtes de pain fossilisées dans les fissures du carrelage à l’aide d’un manche de cuiller à café.

Les animaux ont un esprit. Les humains aussi, plutôt vague et brumeux, d’ailleurs. Même les insectes en ont un, tout petits points de lumière dans l’obscurité du non-esprit.

Mémé se considérait comme une sorte d’experte ès esprits. Elle était à peu près sûre que les pays n’en avaient pas.

Ils n’étaient pas vivants, bon sang. Un pays, c’est, ben… c’est…

Attends. Attends… Une idée se faufila à pas de loup dans sa tête et s’efforça timidement d’attirer son attention.

Il y avait une possibilité pour que ces forêts obscures aient un esprit. Mémé se redressa sur son séant, un bout de pain préhistorique à la main, et contempla la cheminée, méditative. L’œil de son esprit à elle passa au travers, jusqu’aux allées d’arbres enneigées. Oui. Elle n’y avait encore jamais pensé. Évidemment, ce serait un esprit composé de tous les autres, plus petits, qu’il englobait : esprits de plantes, esprits d’oiseaux, esprits d’ours, même les esprits massifs et lents des arbres…

Elle s’assit dans son rocking-chair, lequel se mit à se balancer de son propre chef.

Elle avait toujours vu dans la forêt une créature vautrée, mais seulement métraforiquement, comme diraient les mages ; assoupie et ronronnante de bourdons en été, rugissante et déchaînée sous les coups du vent d’automne, pelotonnée en boule et endormie en hiver. Elle songea qu’outre un rassemblement d’éléments disparates, la forêt était aussi un tout. Vivante, mais pas vivante à la façon, disons, d’une musaraigne.

Et beaucoup plus lente.

Un détail sûrement important. À quel rythme battait un cœur de forêt ? Une fois par an peut-être. Oui, ça paraissait se tenir. Là-bas, la forêt attendait un soleil plus chaud et des jours plus longs qui injecteraient des millions de litres de sève à plusieurs dizaines de mètres de haut en un grand battement systolique trop puissant et trop lourd pour qu’on l’entende.

Et ce fut à peu près à ce moment que Mémé se mordit la lèvre.

Elle venait de penser le mot « systolique », et il ne faisait sûrement pas partie de son vocabulaire.

Quelqu’un se trouvait dans sa tête avec elle.

Quelque chose.

Avait-elle vraiment pensé tout ça, ou l’avait-on pensé à travers elle ?

Furieuse, elle regarda par terre en s’efforçant de garder ses idées pour elle. Mais on lisait dans sa tête aussi facilement que si son crâne avait été de verre.

Mémé Ciredutemps se mit debout et ouvrit les rideaux.

Ils étaient là, sur ce qui – durant la saison chaude – tenait lieu de pelouse. Et tous sans exception la fixaient.

Au bout d’un moment, la porte de devant de la chaumière s’ouvrit. Un événement en soi ; comme la plupart des Béliérins, Mémé n’utilisait que la porte de derrière en toutes circonstances. Sauf trois où il convenait d’emprunter celle de devant, et dans chacune on se faisait porter.

Elle s’ouvrit avec beaucoup de mal, au prix de secousses et chocs douloureux. Quelques écailles de peinture tombèrent sur la neige amoncelée devant le battant qui fléchit vers l’intérieur. Finalement, lorsqu’elle fut à demi ouverte, la porte se bloqua.

Mémé se glissa tant bien que mal de profil par l’interstice et sortit dans la neige jusque-là intacte.

Elle portait son chapeau pointu et la longue cape noire dont elle s’enveloppait pour bien faire comprendre à tout un chacun qu’elle était une sorcière.

Il y avait une vieille chaise de cuisine à moitié enfouie dans la neige. En été, c’était agréable de s’y asseoir pour se livrer à tel ou tel petit travail manuel tout en gardant un œil sur le sentier. Mémé la dégagea, la débarrassa de la neige et s’installa fermement dessus, les genoux écartés et les bras croisés d’un air de défi. Elle releva le menton.

Le soleil était déjà haut, mais la lumière en ce jour du Porcher restait teintée de rose et tombait en oblique. Elle rougeoyait même sur le grand nuage de vapeur qui planait au-dessus du rassemblement d’animaux. Des animaux qui ne bougeaient pas ; de temps en temps l’un d’eux se grattait ou frappait du sabot, c’était tout.

Un léger mouvement fit lever la tête à la sorcière. Elle ne l’avait pas encore remarqué, mais tous les arbres autour de son jardin étaient tellement chargés d’oiseaux qu’on aurait cru à l’arrivée précoce d’un drôle de printemps noir et brun.

Le carré où poussaient les herbes en été était occupé par les loups, assis ou couchés, la langue pendante. Un contingent d’ours étaient accroupis derrière, auprès d’un peloton de cerfs. Dans les fauteuils d’orchestre métaphoriques se pressaient lapins, fouines, vhermines, blaireaux, renards et autres créatures qui, malgré la cruauté d’une existence passée à chasser ou à fuir, à tuer ou se faire tuer à coups de griffes, de serres ou de crocs, composent ce qu’il est convenu d’appeler la gent forestière.

Tous voisinaient sur la neige, oublieux de leurs relations culinaires normales, et regardaient la sorcière dans les yeux.

Deux choses s’imposèrent aussitôt à Mémé. La première, que ce rassemblement devait représenter un échantillon assez fidèle de la faune des bois.

Quant à la deuxième, elle ne put s’empêcher de l’énoncer tout haut.

« J’connais pas ce sortilège. Mais laissez-moi vous dire une bonne chose, et pour rien encore : quand il va se dissiper, j’en connais parmi vous, mes petits salopards, qui feront bien de déguerpir. »

Aucun ne bougea. Tous restaient silencieux, sauf un vieux blaireau qui se soulagea d’un air gêné.

« Écoutez, fit Mémé. Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, moi ? Ça sert à rien de venir me trouver. C’est lui, le nouveau seigneur. C’est son royaume. J’ai pas à mettre le nez là-dedans. Ce serait pas correct d’aller y mettre mon nez, vu que j’peux pas me mêler des affaires des dirigeants. Ça doit se résoudre tout seul, en bien ou en mal. Une règle fondamentale de la magie. On peut pas s’amuser à mener les gens à coups de sortilèges, ç’en finirait pas, il en faudrait toujours plus. » Elle se cala sur son siège, bien contente qu’une tradition séculaire empêche les sages et les petits malins de gouverner. Elle se rappelait quelle sensation ça lui avait fait de porter la couronne, même pendant quelques secondes.

Non, les couronnes et toutes ces choses-là avaient un effet troublant sur les esprits supérieurs ; il était préférable de laisser le soin de régner à ceux dont les sourcils se rejoignaient au-dessus du nez quand ils essayaient de réfléchir. Curieusement, ils s’en sortaient beaucoup mieux.

Elle ajouta. « À chacun d’se débrouiller tout seul. C’est bien connu. »

Elle sentit qu’un des plus gros cerfs lui jetait un regard particulièrement incrédule.

« Oui, ben, d’accord, il a tué l’ancien roi, concéda-t-elle. C’est dans l’ordre des choses, non ? Vous connaissez ça, vous tous. La survie de chaipasquoi. Vous saviez même pas ce que c’était, un dauphin, pour vous c’était une espèce de poisson. »

Elle tambourina des doigts sur ses genoux.

« Et puis, l’ancien roi, il était pas vraiment de vos amis, hein ? Toutes ses chasses et le reste. »

Trois cents paires d’yeux sombres lui vrillaient le crâne.

« Ça vous avance à rien de m’reluquer, essaya-t-elle. J’vais pas m’amuser à enquiquiner des rois sous prétexte que vous les aimez pas. Où on irait ? C’est pas comme s’ils m’avaient fait du tort. »

Elle s’efforça d’éviter le regard d’une hermine qui louchait terriblement.

« D’accord, c’est égoïste. Mais c’est ça, les sorcières. Bien l’bonjour chez vous. »

Elle rentra dans sa chaumière en tapant du pied et voulut claquer la porte. Le battant se coinça une ou deux fois, ce qui gâcha un peu l’effet.

À l’intérieur, elle tira les rideaux, s’installa dans le rocking-chair et se balança avec acharnement.

« Ben oui, quoi, fit-elle. J’ai pas à me mêler de c’qui m’regarde pas. Ben oui, quoi. »


* * *

Les chariots cahotaient lentement sur les routes creusées d’ornières vers une autre petite ville dont la troupe ne se rappelait pas bien le nom, un nom qu’elle oublierait d’ailleurs aussitôt. Le soleil d’hiver, bas sur l’horizon, éclairait les champs de choux humides et embrumés des plaines de Sto ; le silence ouaté amplifiait les grincements des roues.

Hwel, assis dans la dernière voiture, laissait pendre ses jambes courtaudes par-dessus le panneau arrière.

Il avait fait ce qu’il pouvait. Vitoller lui avait confié l’éducation de Tomjan. « Tu es meilleur dans ces domaines-là, avait-il dit avant d’ajouter avec son tact habituel : Tu seras plus à la hauteur. »

Mais ça ne marchait pas.

« Pomme », répéta-t-il en agitant le fruit.

Tomjan lui fit un grand sourire. Il allait sur ses trois ans et n’avait pas encore prononcé le moindre mot intelligible. Hwel nourrissait de sombres soupçons envers les sorcières.

« Il a pourtant l’air intelligent, dit madame Vitoller qui voyageait à l’intérieur du chariot et reprisait la cotte de mailles. Il sait reconnaître les choses. Il fait ce qu’on lui demande. Je voudrais seulement que tu parles », dit-elle avec douceur en tapotant la joue de l’enfant.

Hwel donna la pomme à Tomjan qui l’accepta d’un air solennel.

« M’est avis que ces sorcières vous ont joué un sale tour, m’dame, dit le nain. Vous savez. Substitutions d’enfants de fées et je n’sais quoi. C’est bien de leurs coups, ça. Mon arrière-arrière-grand-mère disait qu’on y avait eu droit, une fois. Les fées avaient échangé un humain et un nain. Personne n’avait rien remarqué jusqu’à ce qu’il commence à se cogner la tête partout, et on dit…

— On dit ce fruit pareil au monde, tout de douceur.

Ou pareil, dirais-je, à l’homme en son cœur,

Tout rouge au-dehors et pourtant, soudain au-dedans,

Nous découvrons le ver, la pourriture, l’imperfection.

Sa pelure peut bien rutiler, la dent

Prouve que plus d’un homme est pourri au trognon. »

Le nain et la femme pivotèrent d’un bloc pour regarder Tomjan qui leur fit un signe de tête et entreprit de manger la pomme.

« C’était la tirade du ver dans le Tyran », murmura Hwel. Sa maîtrise coutumière du langage l’abandonna momentanément. « Putain de merde, ajouta-t-il.

— Mais il avait la même voix que…

— Je vais chercher Vitoller », dit Hwel. Il sauta du hayon du chariot pour courir par-dessus les flaques gelées jusqu’à l’avant du convoi où le directeur et comédien ambulant sifflait un air sans queue ni tête et, oui, déambulait.

« Salut, b’zugda-hiara[8], dit-il d’un ton joyeux.

— Faut venir tout de suite ! Il parle !

— Il parle ? »

Hwel sautait sur place. « Il récite des vers ! cria-t-il. Faut venir ! Il a la même voix que…

— Moi ? fit Vitoller quelques minutes plus tard, après qu’ils eurent tiré les chariots dans un bouquet d’arbres dénudés en bordure de route. Ma voix est comme ça ?

— Oui », répondit la troupe en chœur.

Le jeune Villequin, spécialisé dans les rôles de femmes, poussa gentiment du doigt Tomjan qui se tenait debout sur un tonneau retourné au milieu de la clairière.

« Dis, petit, tu connais ma tirade de Comme vous voudrez ? » demanda-t-il.

Tomjan opina. « Il n’est pas mort, je vous le dis, celui qui gît sous la pierre. Car si la Mort entendait seulement… »

Ils écoutèrent dans un silence craintif et respectueux à la fois tandis que les brumes sempiternelles voguaient sur les champs détrempés et que la boule rouge du soleil flottait à basse altitude dans le ciel. Lorsque le gamin eut terminé, des larmes chaudes ruisselaient sur les joues de Hwel.

« Par tous les dieux, dit-il, je devais tenir une sacrée forme quand j’ai écrit ça. » Il se moucha à grand bruit.

« C’est ma voix, ça ? » fit Villequin tout pâle.

Vitoller lui tapota amicalement l’épaule.

« Si tu avais cette voix-là, mon joli, tu ne te trouverais pas dans la gadoue jusqu’au cul au beau milieu de ces champs abandonnés, avec rien d’autre que des gaz de choux pour ton thé. »

Il frappa des mains.

« Suffit, suffit, dit-il en exhalant des bouffées de buée dans l’air glacé. Du nerf, tout le monde. Faut qu’on soit devant les murs de Sto Lat au coucher du soleil. »

Tandis que les comédiens se réveillaient en maugréant du charme et regagnaient sans se presser les brancards des chariots, Vitoller fit signe au nain de s’approcher et lui passa le bras autour des épaules, ou plus exactement autour du crâne.

« Alors ? demanda-t-il. Vous autres, vous connaissez tout sur la magie, du moins à ce qu’on dit. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Il passe tout son temps au bord de la scène, maître. C’est normal qu’il retienne des bouts de phrases par-ci par-là », répondit distraitement Hwel.

Vitoller se pencha.

« Tu crois ça, toi ?

— Je crois avoir entendu une voix qui s’est appropriée mes vers médiocres, les a médités et me les a renvoyés dans les oreilles, droit au cœur, répondit simplement Hwel. Je crois avoir entendu une voix qui allait au-delà de l’enveloppe brute des mots pour leur donner le sens que je cherchais mais que mon maigre talent n’arrivait pas à exprimer. Qui sait d’où ça vient, ces choses-là ? »

Il fixa, imperturbable, la face rougeaude de Vitoller. « Il a peut-être hérité ça de son père.

— Mais…

— Et qui sait de quoi sont capables les sorcières ? » Vitoller sentit la main de sa femme se glisser dans la sienne.

Alors qu’il se redressait, perplexe et en colère, elle l’embrassa sur la nuque.

« Ne te mets pas martel en tête, dit-elle. N’est-ce pas mieux ainsi ? Ton fils a déclamé son premier texte. »


* * *

Vint le printemps, et l’ex-roi Vérence n’acceptait toujours pas d’être mort ; disons que ça le piquait au vif. Il rôdait sans relâche dans le château, cherchait un moyen d’échapper à l’emprise que les vieilles pierres exerçaient sur lui.

Il s’efforçait aussi d’éviter les autres fantômes.

Podechambe, lui, ça passait, quoique un peu pisse-froid. Mais Vérence avait reculé à la vue des tout petits spectres des Jumeaux qui trottaient main dans la main par les couloirs à minuit, mémoires ambulantes d’un acte qui dépassait en noirceur la malveillance ordinaire du régicide.

Et puis il y avait le Vagabond troglodyte, un homme-singe plutôt défraîchi en pagne de fourrure qui hantait, semblait-il, le château uniquement parce qu’on l’avait bâti sur son tumulus. Sans raison apparente, un char conduit par une femme hurlante traversait parfois la blanchisserie dans un grondement de tonnerre. Quant à la cuisine…

Un jour il avait flanché, malgré tous les discours du vieux Podechambe, et il avait suivi les effluves jusque dans la grande, haute et chaude caverne voûtée qui servait au château de cuisine et d’abattoir. Marrant, ça. Il n’y était jamais redescendu depuis son enfance. Rois et cuisines ne devaient pas faire bon ménage.

Elle était pleine de fantômes.

Mais pas de fantômes humains. Ni même proto-humains.

C’étaient des cerfs. C’étaient des bœufs. C’étaient des lapins, des faisans, des perdrix, des moutons et des porcs. Il y avait même des choses rondes et flasques qui ressemblaient odieusement à des spectres d’huîtres. Tous se pressaient tellement les uns contre les autres qu’ils se confondaient, se mélangeaient, transformaient la cuisine en un cauchemar silencieux et grouillant de dents, de fourrure et de cornes, qu’on distinguait à peine, comme dans un brouillard. Plusieurs l’avaient remarqué, et une clameur étrange avait tonipété, lointaine, métallique, dans un registre inconnu et déplaisant. Le cuisinier et ses aides passaient à travers cette multitude avec indifférence, tout à leur préparation de saucisses végétales.

Vérence avait contemplé la scène trente secondes avant de s’enfuir, au regret de ne plus disposer d’un véritable estomac pour s’enfoncer les doigts dans la gorge et restituer quarante ans de bonne chère.

Il avait trouvé un réconfort dans les écuries, où ses braves chiens de chasse avaient gémi, gratté à la porte et dans l’ensemble très mal vécu sa présence qu’ils sentaient mais ne voyaient pas.

À présent il hantait – qu’est-ce qu’il le détestait, ce mot-là – la grande galerie, où les portraits de rois depuis longtemps défunts le toisaient du haut de leurs recoins d’ombre poussiéreux. Il se serait senti beaucoup mieux disposé à leur endroit s’il n’en avait pas croisé un grand nombre ici et là dans le château, qui débitaient des mots sans queue ni tête.

Vérence s’était fixé deux buts dans la mort. Le premier : sortir du château pour retrouver son fils ; le deuxième : se venger du duc. Mais pas en le tuant, s’était-il dit, même s’il existait un moyen, parce que l’éternité en compagnie des gloussements de cet imbécile, ce serait ajouter une nouvelle horreur à son état.

Il se trouvait sous un portrait de la reine Bemery (670-722), dont il aurait bien mieux apprécié la beauté un peu grave s’il ne l’avait pas vue un peu plus tôt dans la matinée passer à travers un mur.

Vérence, lui, évitait autant que possible de passer à travers les murs. On a sa dignité.

Il se sentit observé.

Il tourna la tête :

Un chat, assis dans l’encadrement de la porte, l’étudiait en battant lentement des paupières. Il était gris moucheté et très gras…

Non. Très gros. Et tellement couvert de tissu cicatriciel qu’on aurait dit un poing enveloppé de fourrure. Ses oreilles étaient deux chicots avec un trou, ses yeux deux fentes jaunes de malveillance tranquille, sa queue une succession saccadée de points d’interrogation tandis qu’il détaillait le fantôme.

Gredin s’était laissé dire que lady Kasqueth avait une petite chatte blanche ; il venait donc lui présenter ses respects en passant.

Vérence n’avait jamais vu d’animal incarner autant l’infamie. Il se laissa faire lorsque le félin s’approcha en se dandinant sur le carrelage et voulut se frotter contre ses jambes, dans un ronronnement de chute d’eau.

« Oui, oui », lâcha distraitement le roi. Il baissa la main et fit un effort pour gratter la bête derrière les deux moignons déchiquetés qui lui dépassaient de la tête. C’était un soulagement de découvrir qu’il n’y avait pas que les autres fantômes capables de le voir, et Gredin, ne pouvait-il s’empêcher de penser, était un chat qui sortait visiblement de l’ordinaire. La plupart de ceux du château étaient des animaux de compagnie qu’on dorlotait, ou bien alors des habitués aux oreilles basses de la cuisine ou des écuries qui ressemblaient fort aux rongeurs dont ils se nourrissaient. Ce chat-là, lui, était son propre animal. Tous les chats donnent cette impression, bien entendu, mais au lieu de l’égocentrisme stupide qui passe chez eux pour une sagesse énigmatique, Gredin irradiait une véritable intelligence. Il irradiait aussi une odeur à renverser les murs et mettre à mal les sinus d’un renard crevé.

Une seule sorte de gens élevait des chats pareils.

Le roi voulut s’accroupir et s’aperçut qu’il s’enfonçait légèrement dans le carrelage. Il se ressaisit et remonta tranquillement. Dès lors qu’on s’autorisait à respecter le mode de vie du monde de l’impalpable, il n’y avait plus d’espoir, se disait-il.

Les parents proches et les sujets doués d’un pouvoir médiumnique, eux seuls, avait dit la Mort. Il n’y avait guère des uns ni des autres dans le château. Le duc remplissait la première condition, mais son intérêt personnel acharné le rendait aussi utile qu’une carotte sur le plan médiumnique. Quant aux autres, seuls le cuisinier et le fou paraissaient jouir des qualités requises, mais le premier passait beaucoup de son temps à pleurer dans l’office parce qu’on ne lui permettait pas de rôtir quoi que ce soit de plus saignant qu’un panais, et le second était déjà un tel paquet de nerfs que Vérence avait abandonné toute tentative de communication.

Donc, une sorcière. Si une sorcière n’était pas médium, alors lui, le roi Vérence, était un souffle de vent. Il fallait faire venir une sorcière au château. Ensuite…

Il avait un plan. Mieux que ça : un Plan avec un grand P. Il avait passé des mois à l’échafauder. Il n’avait rien d’autre à faire qu’à réfléchir. Là-dessus, la Mort avait vu juste. Tout ce qui restait aux fantômes, c’était la pensée, et même si le roi n’avait dans l’ensemble jamais beaucoup pratiqué ce genre d’activité, l’absence d’un corps aux humeurs diverses et changeantes pour le distraire lui avait donné l’occasion de goûter aux joies de la cogitation. Il n’avait jamais élaboré de Plan jusqu’à ce jour, du moins aucun qui dépassait le stade de : « on va se trouver quelque chose à tuer ». Et là, assise devant lui, en pleine toilette, il avait la solution.

Загрузка...