Ce que Tomjan avait pris pour un vieux sac penché sur le comptoir dépliait des bras et… d’autres bras, sauf que c’étaient ses jambes. Une figure triste, caoutchouteuse, se tourna vers le gros barbu, aussi mélancolique que les brumes de l’évolution. Ses drôles de lèvres se retroussèrent. Les dents, elles, n’avaient rien de drôle.
« Euh, répéta le tavernier qui s’effraya lui aussi de sa propre voix dans cet affreux silence simien. J’crois pas que tu voulais dire ça, hein ? Au sujet des singes, tu sais ? Pas vraiment, hein ?
— Bon d’là, c’est quoi ? souffla Tomjan.
— À mon avis, c’est un orang-outan, répondit Hwel. Un anthropoïde.
— Un singe, c’est un singe, fit le barbu, sur quoi plusieurs clients parmi les plus perspicaces du Tambour commencèrent à se glisser vers la porte. J’veux dire, et après ? Mais ces putains d’ornements de jardin… »
Le poing de Hwel frappa à hauteur d’aine.
Les nains ont une réputation de combattants redoutables. Toute race d’individus de quatre-vingt-dix centimètres qui affectionnent la hache et vont à la bataille comme à un concours de bûcherons finit par faire parler d’elle. Mais des années à manier la plume au lieu du marteau avaient entamé la force de frappe de Hwel, et il n’aurait pas fait de vieux os lorsque le gros type tira son épée en hurlant si deux mains délicates et douces comme du cuir n’avaient aussitôt arraché l’arme pour la plier en deux sans grand effort[16].
Le géant grogna et se retourna ; un bras comme deux manches de balais fixés ensemble par un élastique et couverts d’une fourrure rousse se déplia en un mouvement ingénieux et s’abattit sur sa mâchoire avec une puissance telle que l’homme décolla de dix centimètres avant d’atterrir sur une table.
La table glissa, en percuta une autre et retourna deux bancs ; le signal était donné pour démarrer la bagarre du soir tant attendue, surtout que le gros costaud avait amené quelques amis avec lui. Vu qu’aucun ne s’en ressentait pour se coltiner l’anthropoïde, lequel avait d’un air rêveur cueilli une bouteille sur l’étagère pour en fracasser le cul sur le comptoir, ils cognèrent sur tout ce qui passait à leur portée, par principe. C’est là le bon usage dans une bagarre de taverne.
Hwel passa sous une table et tira à sa suite Tomjan qui regardait l’échauffourée d’un œil intéressé.
« Alors c’est ça, la bamboche. Je m’étais toujours demandé.
— Je crois que ce serait peut-être une bonne idée de s’en aller, dit fermement le nain. Avant que… tu sais, que ça se gâte. »
Quelqu’un atterrit sur la table au-dessus d’eux avec un choc sourd suivi d’un tintement de verre cassé.
« C’est une vraie bamboche, d’après toi, ou juste de la rigolade ? demanda Tomjan en souriant.
— Ça va tourner à la saloperie de meurtre d’ici peu, mon gars ! »
Tomjan hocha la tête et sortit en rampant dans la mêlée. Hwel l’entendit taper sur le comptoir avec quelque chose de lourd et réclamer le silence.
Paniqué, le nain se couvrit la tête de ses bras.
« Je ne voulais pas… » commença-t-il.
Qu’on réclame le silence était un événement suffisamment rare au beau milieu d’une bagarre de taverne pour que Tomjan l’obtienne. Un silence qu’il meubla aussitôt.
Hwel sursauta lorsque résonna la voix du jeune homme, pleine d’assurance et placée à la perfection.
« Frères ! Et puis-je encore appeler frères tous les hommes, car en cette nuit… »
Le nain tendit le cou pour voir Tomjan debout sur une chaise, une main levée dans le pur style déclamatoire. Tout autour, les clients s’étaient figés au milieu d’un coup qu’ils portaient à leur voisin, le visage tourné vers lui.
Plus bas, à hauteur de table, les lèvres de Hwel remuaient en synchronisation parfaite avec celles du jeune homme qui récitait le monologue familier. Il risqua un autre coup d’œil.
Les combattants se redressaient, se reprenaient, rajustaient leurs tuniques, échangeaient des regards d’excuse. Beaucoup se tenaient en vérité au garde-à-vous.
Même Hwel se sentit les veines en effervescence, et le texte était de lui. Il s’était escrimé la moitié d’une nuit à l’écrire, il y avait des années de ça, la fois où Vitoller avait déclaré qu’il leur fallait cinq minutes de plus dans l’acte III du Roi d’Ankh.
« Ponds-nous quelque chose d’enlevé, avait-il dit. Qui pète, qui pétille, tu vois. Qui fait bouillir le sang et donne de l’énergie à nos amis des places à deux ronds. Et juste assez long pour qu’on ait le temps de changer le décor. »
Il avait eu honte de la pièce à l’époque. La célèbre bataille de Morpork, soupçonnait-il fort, se résumait à deux milliers d’hommes perdus dans un marais par une journée froide et humide qui s’étaient tapés dessus jusqu’à ce que mort s’ensuive avec des épées rouillées. Quels mots le dernier roi d’Ankh aurait-il dits à une bande de ruffians en loques qui se savaient submergés en nombre, débordés sur le terrain, dépassés stratégiquement ? Des mots pleins de mordant, des mots pleins de fougue, comme un verre d’eau-de-vie administré à un mourant ; pas de logique, pas d’explication, rien que des mots qui pénétreraient au fin fond du cerveau d’un homme sur les genoux et le remettraient debout par les testicules.
À présent il en constatait les effets.
Il se mit à croire que les murs étaient tombés et que le vent poussait une brume glaciale sur les marais dont seuls les cris impatients des oiseaux charognards brisaient le silence…
Les cris et la voix.
Et c’était lui qui avait écrit le texte, c’était son texte, aucun roi à demi dément n’avait jamais vraiment parlé comme ça. Il l’avait écrit pour boucher un trou, le temps qu’on repousse derrière un rideau le château peint sur une toile de sac tendue sur un cadre, et cette voix nettoyait la poussière de charbon de ses mots pour inonder la salle de diamants.
Ces mots-là, je leur ai donné vie, songeait Hwel. Mais ils ne m’appartiennent pas. Ils sont à lui.
Regarde cette bande de soiffards. Pas la moindre fibre patriotique en eux, mais si Tomjan le leur demandait, ils lanceraient l’assaut cette nuit même sur le palais du Patricien. Et ils le prendraient sûrement.
J’espère seulement que sa bouche ne tombera jamais entre de mauvaises mains…
Lorsque moururent les dernières syllabes et que leurs échos chauffés à blanc marquaient comme au fer tous les esprits dans la salle, Hwel se secoua, rampa hors de son abri et donna un coup sec sur le genou de Tomjan.
« À présent, tu viens, imbécile, souffla-t-il. Avant qu’ils se réveillent. »
Il saisit fermement le jeune homme par le bras, tendit deux billets de faveur au tavernier ahuri et grimpa l’escalier en vitesse. Il ne s’arrêta que lorsqu’ils furent à une rue de là.
« J’avais l’impression que je m’en sortais plutôt bien, dit Tomjan.
— Beaucoup trop bien, m’est avis. »
Le jeune homme se frotta les mains. « Bon. On va où, après ?
— Après ?
— La nuit ne fait que commencer !
— Non, la nuit est terminée. C’est la journée qui ne fait que commencer, s’empressa d’affirmer le nain.
— Ben, je ne veux pas rentrer déjà. Il n’y a pas un endroit un peu plus sympa ? D’ailleurs, on n’a encore rien bu. »
Hwel soupira.
« Une taverne troll, tiens, reprit Tomjan. J’en ai entendu parler. Il y en a aux Ombres[17]. J’aimerais bien voir une taverne troll.
— Elles sont réservées aux trolls, mon gars. On y boit de la lave fondue en mangeant des galets fromage-épices et en écoutant de la musique roc.
— Et les bistros de nains ?
— Tu n’aimerais pas du tout, fit Hwel avec ferveur. Et puis tu te cognerais la tête au plafond.
— De vrais assommoirs, quoi !
— Écoute : combien de temps tu pourrais chanter sur le thème de l’or, d’après toi ?
— C’est jaune, ça sonne et ça trébuche, on peut acheter avec, fit Tomjan à titre d’essai tandis qu’ils déambulaient parmi la foule de la grand-place des Lunes-Brisées. Quatre secondes, je pense.
— Voilà. Alors pendant cinq heures, c’est un peu monotone. » Hwel donna un coup de pied mélancolique dans un caillou. Il avait visité quelques bistros lors de leur dernier séjour en ville et ça ne lui avait pas plu. Pour une raison ou une autre, ses congénères expatriés, qui chez eux ne commettaient rien de plus répréhensible qu’extraire un peu de minerai de fer et chasser de petites créatures, se sentaient obligés, une fois dans la grande cité, de porter des cottes de mailles en guise de sous-vêtements, de se balader avec une hache à la ceinture et de s’affubler de noms genre Timkin Gargouilleboyaux. Et question de lamper, les nains de la ville restaient imbattables. Parfois, ils se rataient carrément la bouche.
« De toutes façons, ajouta-t-il, tu te ferais jeter dehors, tu as trop d’imagination pour ce genre de chanson. Les seules paroles admises sont : or, or, or, or, or, or.
— Il y a un refrain ?
— Or, or, or, or, or, répondit Hwel.
— Là, tu en as oublié un.
— C’est parce que je n’étais pas taillé pour faire un nain, je crois.
— Raccourci, tu veux dire, ornement de jardin », fit Tomjan.
Il y eut un petit sifflement d’air qu’on inspirait.
« Pardon, dit bien vite Tomjan. C’est juste que mon père…
— Ça fait longtemps que je connais ton père. On a eu des hauts et des bas, et drôlement plus de bas que de hauts. Depuis avant ta naiss… » Il hésita. « Les temps étaient durs à l’époque, marmonna-t-il. Alors, ce que je dis… ben, il y a des choses qu’on mérite.
— Oui. Pardon.
— Tu vois, il suffit… » Hwel s’arrêta à l’entrée d’une ruelle sombre. « Tu n’as rien entendu ? » demanda-t-il.
Ils fouillèrent la ruelle du regard, prouvant ainsi une fois de plus qu’ils étaient nouveaux en ville. Les Morporkiens ne regardent pas dans les ruelles sombres quand ils entendent des bruits bizarres. Quand ils voient quatre silhouettes aux prises, leur première réaction n’est pas de se précipiter pour porter secours à quiconque, en tout cas pas à qui semble avoir le dessous et se trouver du mauvais côté de la chaussure d’un autre. Pas plus qu’ils ne crient : « Holà ! » Et surtout, ils n’ont pas l’air surpris quand les assaillants, au lieu de s’enfuir comme des coupables, leur brandissent un petit bout de carton sous le nez.
« C’est quoi, ça ? fit Tomjan.
— Un clown ! dit Hwel. Ils ont agressé un clown !
— “Permis de Voler” ? lut Tomjan en levant le bout de carton à la lumière.
— Tout juste, fit le chef du trio. Seulement, comptez pas sur nous pour qu’on s’occupe de vous aussi, parce que là, on rentre.
— ’xact, dit l’un de ses deux assistants. C’est le bidule, là, le quota.
— Mais vous lui donniez des coups de pieds !
— Ben, pas beaucoup. On tapait pas vraiment.
— On l’poussait gentiment d’ia chaussure, comme qui dirait, fit le troisième voleur.
— Faut dire c’qui est. À Ron, là, il lui a bel et bien balancé un sacré gnon, dame.
— Ouais. Y en a qui s’rendent pas compte.
— Dites donc, espèce de sales… » commença Hwel, mais Tomjan lui posa une main sur la tête pour le mettre en garde.
Le jeune homme retourna la carte. Le verso disait :
« Ça m’a l’air en règle », dit-il à contrecœur.
Hwel cessa un instant d’aider la victime hébétée à se remettre debout.
« En règle ? s’écria-t-il. Pour voler quelqu’un ?
— On va lui délivrer un reçu, évidemment, dit Boggis. Une chance qu’on l’ait trouvé en premier, dame. Y a des nouveaux dans le métier, ils font n’importe quoi[18].
— Des cow-boys, renchérit un neveu.
— Combien vous avez volé ? » demanda Tomjan.
Boggis ouvrit la bourse du clown qu’il avait coincée dans sa ceinture. Puis il pâlit.
« Oh, putain de merde », fit-il. Les neveux se rapprochèrent. « Ça va être notre fête, dame !
— La deuxième fois cette année, tonton. »
Boggis lança un regard mauvais à la victime.
« Ben, comment j’pouvais savoir, moi ? J’pouvais pas savoir, hein ? J’veux dire, regardez-le, combien vous auriez cru trouver sur lui, vous ? Deux ou trois pièces, pas vrai ? J’veux dire, on se serait jamais occupés de lui, seulement c’était sur notre chemin pour rentrer chez nous. On veut rendre service, et voilà où ça mène.
— Il a combien, alors ? demanda Tomjan.
— Doit bien y avoir cent piastres d’argent là-dedans, gémit Boggis en agitant la bourse. Ça, c’est pas ma catégorie. J’suis pas à la hauteur. J’peux pas traiter une somme pareille. Faut au moins appartenir à la Guilde des Avocats pour voler autant. Ça dépasse de loin mon quota, voilà.
— Rendez-le lui, alors, dit Tomjan.
— Mais je lui ai signé un reçu !
— Ils sont tous numérotés, vous savez, précisa le plus jeune des neveux. La Guilde fait des contrôles, da… »
Hwel saisit la main de Tomjan.
« Vous voulez bien nous excuser un moment ? dit-il au voleur dans tous ses états, et il entraîna Tomjan de l’autre côté de la ruelle.
« Bon, reprit-il. Qui est devenu fou ? Eux ? Toi ? Moi ? »
Tomjan lui expliqua.
« C’est légal ?
— Jusqu’à un certain point. Fascinant, non ? Un type dans un bistro m’en a parlé, dame.
— Mais il a volé trop d’argent ?
— On dirait. J’imagine que la Guilde est très stricte là-dessus. »
Un gémissement s’échappa de la victime suspendue entre eux. Elle tintait faiblement.
« Occupe-toi de lui, fit Tomjan. Je vais arranger ça. »
Il revint aux voleurs, lesquels avaient l’air très embêtés.
« Mon client pense, dit-il, qu’on réglerait le problème si vous rendiez l’argent.
— Ou-ui, fit Boggis en retournant l’idée comme s’il s’agissait d’une toute nouvelle théorie sur la création cosmique. Mais c’est le reçu, voyez, faut qu’on le remplisse, l’heure et le lieu, signé et tout…
— Mon client pense que vous pourriez peut-être le voler de… disons cinq pièces, fit doucement Tomjan.
— … Merde, sûrement pas !… brailla le fou qui revenait à lui.
— Ce qui représente deux pièces au taux en vigueur, plus trois de frais pour le temps passé, le déplacement…
— L’amortissement du gourdin, fit Boggis.
— Exactement.
— Très correct. Très correct. » Par-dessus la tête de Tomjan, Boggis regarda le fou désormais tout à fait conscient et terriblement en colère. « Très correct, répéta-t-il plus fort. Astucieux. Merci mille fois, vraiment. » Il baissa les yeux sur Tomjan. « Et j’peux faire quelque chose pour vous, monsieur ? ajouta-t-il. N’hésitez pas. On fait une promotion sur les coups et blessures en ce moment. Quasiment indolore, vous sentirez presque rien.
— On écorche à peine la peau, fit l’aîné des neveux. Et vous choisissez le membre qui vous convient.
— Je crois que j’ai déjà tout ce qu’il faut de ce côté-là, dit Tomjan d’une voix douce.
— Ah. Bon. Alors, d’accord. Pas de problème.
— Il ne nous reste donc plus, poursuivit Tomjan alors que les voleurs s’apprêtaient à partir, que la question des honoraires juridiques. »
La lumière grisâtre et douce du bout de la nuit se répandait sur Ankh-Morpork. Assis de part et d’autre de la table dans leur chambre, Tomjan et Hwel comptaient.
« Trois piastres d’argent et dix-huit piécettes de bénéfice, je trouve, dit Tomjan.
— C’est incroyable, fit le fou. Dire qu’ils ont offert de repasser chez eux chercher davantage de sous, après votre discours sur les droits de l’Homme. »
Il s’appliqua encore un peu d’onguent sur la tête.
« Et le plus jeune s’est mis à pleurer, ajouta-t-il. Incroyable.
— Ça ne durera pas, fit Hwel.
— Vous êtes un nain, non ? »
Hwel jugea qu’il ne servait à rien de le nier.
« Moi, je peux dire que vous êtes un fou, répliqua-t-il.
— Oui. Les cloches, hein ? fit le fou d’une voix lasse en se massant les côtes.
— Oui, et aussi les cloches. » Tomjan fit une mimique et balança un coup de pied à Hwel sous la table.
— Ben, je vous remercie infiniment », dit le fou. Il se leva et grimaça. « J’aimerais beaucoup vous montrer ma reconnaissance, reprit-il. Il n’y aurait pas une taverne d’ouverte dans le coin ? »
Tomjan le rejoignit devant la fenêtre et désigna du doigt l’enfilade de la rue.
« Vous voyez toutes les enseignes de tavernes ?
— Oui. Bon sang. Y en a des centaines.
— Tout juste. Voyez celle du bout, avec l’enseigne bleue et blanche ?
— Oui. Je crois.
— Ben, autant que je sache, c’est la seule dans le quartier qui ferme de temps en temps.
— Alors, je vous en prie, permettez-moi de vous offrir un verre. C’est le moins que je puisse faire, dit le fou nerveusement. Et je suis sûr que le petit bonhomme ne refuserait pas une bonne lampée. »
Hwel agrippa le bord de la table, ouvrit la bouche pour rugir.
Et s’arrêta.
Il fixa les deux silhouettes. La bouche toujours ouverte.
Il la referma dans un claquement.
« Un ennui ? » s’enquit Tomjan.
Hwel tourna la tête. La nuit avait été longue. « La lumière qui me joue des tours, marmonna-t-il. Et je boirais bien quelque chose. Une putain de bonne lampée. »
Pourquoi lutter ? songeait-il. « Je suis même prêt à endurer les chansons », dit-il.
« C’quoi, l’mot d’après ?
— Or, ch’crois.
— Ah. »
Hwel plongea un regard vacillant dans sa chope. Fallait lui reconnaître ça, à l’ivresse : elle coupait le cours des inspirations.
« Et t’as oublié “or”, dit-il.
— Où ça ? » fit Tomjan. Il portait le bonnet du fou.
Hwel réfléchit. « Y m’semb’, dit-il l’air concentré, que c’était entre “or” et “or”. Et y m’semb’… » Il jeta un autre coup d’œil dans sa chope. Elle était vide, une vision horrible. « Y m’semb’, tenta-t-il une dernière fois avant d’abandonner et de changer d’idée, y m’semb’que j’boirais bien ’core un coup.
— Ma tournée, c’te fois, nous faut du remontant, dit le fou. Hahaha. Du rabaissant, plutôt. Hahaha. » Il voulut se mettre debout et se cogna la tête.
Dans la pénombre du bistro des doigts raffermirent leur prise sur une dizaine de haches. La partie de Hwel restée à jeun, horrifiée de voir l’autre partie ivre, le poussa à agiter la main en direction des sourcils proéminents et des regards mauvais qui brûlaient dans l’obscurité.
« Ç’va, lança-t-il à la cantonade. C’est pour rire. C’t’un rigolo, un machin-bidule, là, un idiot. Un fou, voilà. Un fou très rigolo, y vient d’bidule-machin.
— Lancre, dit le fou qui s’assit lourdement sur le comptoir.
— Ç’ça. L’est loin d’bidule-machin, là, on dirait un nom d’maladie. Y sait pas comment faut s’tenir. Connaît pas beaucoup d’nains.
— Hahaha, fit le fou en se prenant la tête. On est un peu à court de nains, là d’où j’viens. »
On tapa sur l’épaule de Hwel. Il se retourna et tomba nez à nez avec une face poilue, taillée à coups de serpe, sous un casque de fer. Le nain en question faisait sauter dans sa main une hache de jet d’un air éloquent.
« Tu devrais dire à ton ami d’être un peu moins rigolo, suggéra-t-il. Sinon, c’est les démons de l’Enfer qu’il va divertir ! »
Hwel le regarda, les yeux plissés, à travers un brouillard éthylique.
« Qui t’es, toi ? demanda-t-il.
— Tirpot Tonnerafale, répondit le nain en frappant sur la cotte de mailles qui lui protégeait le torse. Et je dis que… »
Hwel le regarda de plus près.
« Hé, j’te connais, toi, fit-il. T’as une fabrique de cosmétiques dans la rue Taillevite. J’t’ai acheté une cargaison d’maquillage la s’maine dernière… »
Une ombre de panique passa sur la figure de Tonnerafale. Il se pencha en avant, affolé. « Tais-toi, tais-toi… chuchota-t-il.
— Je m’souviens, ça disait : Palais des Lutins, Fards et Parfums, fit joyeusement Hwel.
— Vach’ment bonne camelote, renchérit Tomjan qui s’efforçait de ne pas glisser de son tout petit banc. Surtout vot’ n°19, vert cadavre, mon père, y jure que par ça. Pas mieux. »
Le nain soupesa sa hache, mal à l’aise. « Ben, euh… fit-il. Oh. Enfin. Oui. Ben, merci. Que des ingrédients de premier choix, remarquez.
— V’les hachez menu avec ça, hein ? fit innocemment Hwel en désignant l’outil. Ou alors c’est votre nuit de repos ? »
Les sourcils de Tonnerafale se froncèrent à nouveau, on aurait dit une assemblée de cancrelats.
« Dites donc, vous n’seriez pas avec le théâtre, vous ?
— C’est nous, répondit Tomjan. Comédiens ambulants. » Il rectifia : « Comédiens immobiles, maintenant. Haha. Comédiens glissants, même. »
Le nain lâcha son arme et s’assit sur le banc ; l’enthousiasme lui avait soudain adouci le visage.
« J’y suis allé la semaine dernière, dit-il. C’était drôlement bien. Y avait une fille et un gars, mais elle était mariée à un vieux bonhomme, et y avait aussi un autre gars, puis ils ont dit qu’il était mort, alors la fille a dépéri et pris du poison, mais il s’est trouvé que l’autre gars, c’était en fait le premier, seulement il n’avait pas pu le dire à la fille vu que… » Tonnerafale s’arrêta et se moucha. « À la fin, tout le monde est mort, dit-il. Une vraie tragédie. J’ai pleuré tout le long du chemin en rentrant chez moi, je n’ai pas honte de l’avouer. Elle était si pâle.
— N°19 et une couche de poudre, expliqua gaiement Tomjan. Plus un soupçon d’fard à paupières brun.
— Hein ?
— Et deux mouchoirs dans le corsage, ajouta-t-il.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? » lança le nain à la compagnie d’une voix – faute d’un meilleur mot – haut perchée.
Hwel sourit dans sa chope.
« Donne-leur un bout du monologue de Grételina, petit.
— D’accord. »
Tomjan se leva, se cogna la tête, se rassit, puis transigea et s’agenouilla par terre. Il serra les mains sur ce qui eût été, sans l’intervention accidentelle de quelques chromosomes, ses seins.
« Tu mens, toi qui parles d’été… » commença-t-il.
Les nains rassemblés écoutèrent en silence un long moment. L’un d’eux fit tomber sa hache ; les autres lui soufflèrent bruyamment de se taire.
« …et la neige fondante. Adieu, conclut Tomjan. Elle boit la fiole, s’effondre derrière les remparts, descend l’échelle, se déshabille, passe le costume du garde comique numéro deux, attend une minute, entre côté cour. Holà, mon bon…
— Ça suffit », dit calmement Hwel.
Plusieurs nains pleuraient dans leur casque. Des nez se mouchèrent en chœur.
Tonnerafale se tamponnait les yeux avec un mouchoir de mailles.
« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi triste », dit-il. Il jeta un regard noir à Tomjan. « Attends voir, reprit-il en comprenant soudain. C’est un garçon. Merde, je suis tombé amoureux de cette fille sur scène. » Il donna un coup de coude à Hwel. « Il ne serait pas un peu elfe, des fois ?
— ’bsolument humain, fit Hwel. J’connais son père. »
Une fois de plus, ses yeux se tournèrent vers le fou bouche bée qui n’en perdait pas une miette, puis revinrent à Tomjan.
Nan, songea-t-il. Coïncidence.
« C’ça, la comédie, fit-il. L’bon acteur, il peut jouer n’importe quoi, pas vrai ? »
Il sentait l’œil du fou vriller sa nuque étroite.
« Oui, mais se déguiser en femme, c’est un peu… » Tonnerafale hésitait.
Tomjan retira ses chaussures et s’agenouilla dessus, la figure au niveau de celle du nain. Il l’étudia quelques secondes, puis se composa un autre visage.
Il y eut alors deux Tonnerafale. D’accord, l’un se tenait à genoux et s’était visiblement rasé.
« Holà, holà », fit Tomjan avec la voix du nain.
Ce qui passa pour un gag désopilant auprès des autres nains, lesquels avaient un sens de l’humour plutôt simple. Alors qu’ils se regroupaient autour des jumeaux, Hwel sentit qu’on le touchait légèrement à l’épaule.
« Vous deux, vous êtes avec un théâtre ? demanda le fou, presque dessoûlé à présent.
— ’xact.
— Alors j’ai fait huit cents kilomètres pour vous trouver. »
Plus tard le même jour, comme l’aurait noté Hwel dans ses indications scéniques. Le bruit des coups de marteaux qui scandaient l’édification du Dysk dans son berceau d’échafaudages rentrait dans le crâne du nain pour ressortir de l’autre côté.
Il se rappelait avoir bu, de ça il était sûr. Et les nains avaient payé beaucoup d’autres tournées quand Tomjan s’était lancé dans ses imitations. Ensuite ils étaient tous allés dans un autre bar que Tonnerafale connaissait, puis dans un restaurant klatchien de plats à emporter, et après tout devenait flou…
Il n’était pas très doué pour lamper. Trop de liquide lui tombait dans le gosier.
À en juger par le goût qu’il gardait dans la bouche, une quelconque créature nocturne incontinente avait dû, elle aussi, viser juste.
« Tu peux le faire ? » demanda Vitoller.
Hwel se passa la langue sur les lèvres pour se débarrasser du goût.
« J’espère, fit Tomjan. Ça m’a paru intéressant, de la façon qu’il l’a présenté. Un méchant roi qui gouverne avec l’aide de vilaines sorcières. Des tempêtes. Des forêts effrayantes. Le véritable héritier du trône dans une lutte désespérée. L’éclair d’une dague. Des cris, des clameurs. Le mauvais roi meurt. Le bien triomphe. Les cloches sonnent à la volée.
— On pourrait prévoir des pluies de pétales de roses, dit Vitoller. Je connais un gars qui peut les obtenir quasiment à prix coûtant. »
Ils regardèrent Hwel dont les doigts battaient la charge sur son tabouret. Tous trois portèrent leur attention sur le sac d’argent que le fou avait donné au nain. À lui seul, il représentait de quoi terminer le Dysk. Et il avait été question de rallonge à venir. Du mécénat, c’était le mot.
« Tu vas le faire, alors, hein ? redemanda Vitoller.
— Il y a là une idée, admit Hwel. Mais… je ne sais pas…
— Je ne veux pas te forcer la main », dit Vitoller. Les trois paires d’yeux revinrent au sac d’argent.
« Ça m’a l’air un peu louche, reconnut Tomjan. Je veux dire, le fou est correct. Mais sa façon de parler du projet… c’est très bizarre. Sa bouche dit une chose et ses yeux une autre. Et j’ai eu l’impression qu’il aurait de loin préféré qu’on croie ses yeux.
— D’un autre côté, se hâta de dire Vitoller, quel mal il y aurait ? Les pièces avant tout. »
Hwel leva la tête.
« Quoi ? fit-il, le cerveau embrumé.
— J’ai dit : la pièce avant tout. »
Le silence retomba, à peine troublé par les doigts de Hwel qui continuaient de tambouriner. Le sac d’argent paraissait plus gros. Il paraissait même remplir la chambre.
« Ce qu’il faut… commença Vitoller plus fort qu’il n’était nécessaire.
— Telles que je vois… » commença Hwel.
Ils s’arrêtèrent tous les deux.
« Après toi. Excuse-moi.
— Ça n’était pas important. Vas-y.
— J’allais dire : on pourrait quand même terminer le Dysk, fit Hwel.
— Seulement la carcasse et la scène, dit Vitoller. Mais pas le reste. Pas le mécanisme de trappes, ni la machinerie pour descendre les dieux du ciel. Ni la grande plate-forme tournante, ni les ventilateurs pour le vent.
— On s’est débrouillés sans tout ça jusque-là. Tu te souviens, dans le temps ? Tout ce qu’on avait, c’était quelques planches et un bout de toile de sac peinte. Mais on avait l’enthousiasme. Quand on voulait du vent, on le faisait nous-mêmes. » Ses doigts battirent un moment la charge. « Évidemment, ajouta-t-il aussitôt, on pourrait s’offrir une machine à vagues. Une petite. J’ai une idée de bateau qui fait naufrage sur une île où il y a…
— Je regrette. » Vitoller secoua la tête.
« Mais on a fait des salles combles ! s’étonna Tomjan.
— C’est vrai, mon gars. C’est vrai. Mais avec des spectateurs qui ne payent pas grand-chose. Les artisans veulent de l’argent, eux. Si on voulait devenir des hommes riches – des gens riches, rectifia-t-il en hâte –, on n’avait qu’à naître charpentiers. » Vitoller changea de position, mal à l’aise.
« Je dois déjà à Chrystophrase le Troll plus qu’il ne faudrait. »
Les deux autres le regardèrent fixement.
« C’est celui qui arrache les membres des gens ! fit Tomjan.
— Combien tu lui dois ? demanda Hwel.
— Ça va, s’empressa de répondre Vitoller, je paye régulièrement les intérêts. Plus ou moins.
— Oui, mais il veut combien ?
— Un bras et une jambe. »
Le nain et le jeune homme le fixèrent, horrifiés. « Comment tu as pu être aussi…
— Je l’ai fait pour vous deux ! Tomjan mérite une meilleure scène, il ne veut pas se ruiner la santé à dormir dans des chariots sans jamais avoir de foyer, et toi, mon vieux, tu as besoin d’un aménagement fixe avec tout ce qu’il faut, des trappes et… des machines à vagues, tout ça. C’est vous qui m’avez persuadé, et je me suis dit : ils ont raison. C’est pas une vie de courir les routes, de donner deux représentations par jour à des bandes de paysans et de passer le chapeau à la fin, quel avenir il y a là-dedans ? Je me suis dit : il faut trouver à s’installer quelque part, avec des sièges confortables pour un public distingué, des spectateurs qui ne lancent pas des pommes de terre sur la scène. Tant pis ce que ça coûte, je me suis dit. Je voulais seulement que vous…
— D’accord, d’accord, cria Hwel. Je vais l’écrire !
— Et moi, je vais la jouer, renchérit Tomjan.
— Je ne vous force pas, remarquez, fit Vitoller. C’est vous qui voyez. »
Hwel s’absorba dans la contemplation de la table, les sourcils froncés. L’idée, il devait le reconnaître, présentait des aspects intéressants. Trois sorcières, ça, c’était bien. Deux, ce n’était pas assez, et quatre, ça en faisait trop. Elles pourraient intervenir dans le destin de l’humanité et tout. Beaucoup de fumée et de lumière verte. Trois sorcières, ça offrait pas mal de possibilités. C’était étonnant, personne n’y avait encore pensé.
« Alors on peut dire à ce fou qu’on va le faire, hein ? » reprit Vitoller avec espoir, la main sur le sac d’argent.
Et bien sûr, impossible de se tromper avec une bonne tempête. Il y avait aussi le numéro de fantôme que Vitoller avait supprimé de Comme vous voudrez sous prétexte que la mousseline était au-dessus de leurs moyens. Et peut-être qu’il pourrait caser la Mort aussi. Le jeune Camar ferait sacrément bien la Mort, avec du maquillage blanc et des semelles compensées…
« C’est loin, il a dit, là d’où il vient ? demanda-t-il.
— Les montagnes du Bélier, répondit le directeur de troupe. Un petit royaume dont personne n’a jamais entendu parler. Un nom comme une infection de poitrine.
— Ça prendrait des mois pour y arriver.
— J’aimerais y aller quand même, dit Tomjan. C’est là que je suis né. »
Vitoller regarda le plafond. Hwel regarda par terre. Pour l’instant, tout valait mieux que se regarder l’un l’autre.
« C’est ce que vous avez dit, reprit le jeune homme. Au cours d’une tournée dans les montagnes, vous avez dit.
— Oui, mais je ne me rappelle pas où, fit Vitoller. Ces petites villes de montagne, elles se ressemblent toutes. On a passé plus de temps à pousser les chariots pour traverser les rivières et à les tirer dans les côtes qu’à jouer sur scène.
— Je pourrais emmener quelques-uns des plus jeunes gars et tourner pendant l’été, dit Tomjan. On reprendrait tous les vieux succès. Et on serait quand même revenus pour le jour du Gâteau des Morts. Vous, vous resteriez vous occuper du théâtre, et on reviendrait pour l’inauguration. » Il fit un grand sourire à son père. « Ça leur ferait du bien, ajouta-t-il finement.
Tu as toujours dit que les jeunes ne savent pas ce que c’est, la vraie vie d’acteur.
— Faut quand même que Hwel écrive la pièce », remarqua Vitoller.
Hwel ne disait rien. Il fixait le vide. Au bout d’un moment, une main farfouilla dans son pourpoint et sortit une feuille de papier, puis elle disparut du côté de sa ceinture et ramena un petit encrier bouché et une botte de plumes d’oies.
Ils regardèrent le nain lisser le papier sans leur accorder la moindre attention, ouvrir l’encrier, y tremper une plume, la laisser en suspens comme un faucon attendant de fondre sur sa proie, puis se mettre à écrire.
Vitoller adressa un signe de tête à Tomjan.
Le plus silencieusement possible, ils sortirent.
Vers le milieu de l’après-midi ils montèrent un plateau-repas et une liasse de papier.
Le plateau n’avait pas bougé à l’heure du thé. Le papier, lui, avait disparu.
Plus tard, un membre de la troupe qui passait par là raconta qu’il avait entendu brailler : « Ça marche pas ! C’est sans queue ni tête » ; puis le bruit de quelque chose qu’on jetait à travers la pièce.
Aux alentours du dîner, Vitoller se vit réclamer à grands cris davantage de bougies et des plumes neuves.
Tomjan voulut se coucher tôt, mais son sommeil pâtit des affres de la création qui lui venaient de la chambre voisine. On marmonnait à propos de balcons, on se demandait si le monde avait vraiment besoin de machines à vagues. Sinon, le silence, seulement troublé par le grattement insistant des plumes.
Tomjan finit par rêver.
« Voilà. On a tout, cette fois ?
— Oui, Mémé.
— Allume le feu, Magrat.
— Oui, Mémé.
— Bien. Voyons voir…
— J’ai tout marqué, Mémé.
— Je sais lire, ma fille, merci beaucoup. Bon, c’est quoi, ça : « Tournons en rond, Autour du chaudron, Et jetons-y, Des entrailles pourries… « C’est censé vouloir dire quoi ?
— Mon Jason a tué un cochon hier, Esmé.
— Moi, ça m’a l’air de tripes excellentes, Gytha. De quoi faire deux ou trois bons repas, m’est avis.
— S’il te plaît, Mémé.
— Y a plein de crève-la-faim en Klatch qui cracheraient pas dessus, c’est tout ce que j’dis… D’accord, d’accord. « Du blé en grain, Des lentilles enfin, Dans le chaudron, Bouillons, mijotons ? « Il est passé où, le crapaud ?
— S’il te plaît, Mémé. Tu nous mets en retard. Tu sais que Bobonne était contre toute cruauté inutile. Des protéines végétales, ça remplace parfaitement.
— Ça veut dire pas de triton ni d’serpent des mares non plus, je suppose ?
— Non, Mémé.
— Ni de boyaux de tigre ?
— Tiens.
— C’est quoi ça, merde, excuse mon klatchien ?
— Du boyau de tigre. Mon Wane l’a ramené de chez un marchand d’un pays tranger.
— T’es sûre ?
— Mon Wane l’a demandé spécialement, Esmé.
— Pour moi, ça ressemble à n’importe quel autre boyau.
Enfin, bon. « Gargouille double et touille trouble, Que feu donne, chaudron bouill… « POURQUOI il bouillonne pas, l’chaudron, Magrat ? »
Tomjan se réveilla, frissonnant. Il faisait noir dans la chambre. Dehors, quelques étoiles perçaient la brume de la ville, et de temps en temps s’élevaient les sifflets des cambrioleurs et des détrousseurs qui vaquaient à leurs affaires strictement illégales.
Le silence régnait dans la chambre voisine, mais il apercevait la lumière d’une bougie sous la porte.
Il retourna se coucher.
De l’autre côté du fleuve turgide, le fou s’était lui aussi réveillé. Il logeait à la Guilde des Fous, non par choix mais parce que le duc ne lui avait pas donné d’argent pour trouver mieux, et n’importe comment il avait eu du mal à s’endormir. Les murs glacés rappelaient trop de souvenirs. En outre, s’il prêtait l’oreille, il entendait les étudiants étouffer des sanglots et parfois gémir dans leur dortoir, horrifiés à la perspective de l’existence qui les attendait.
Il frappa du poing l’oreiller dur comme pierre et sombra dans un sommeil intermittent, parvint quand même à dormir. Rêver, peut-être.
« Épais et gluant, oui. Mais ça dit pas épais et gluant comment.
— Bobonne Plurniche recommandait d’en verser un peu pour voir dans une tasse d’eau froide, comme le caramel.
— C’que c’est bête, on a oublié d’en amener, Magrat.
— J’crois qu’on devrait continuer, Esmé. La nuit est bien avancée.
— Alors m’accuse pas si ça rate, c’est tout, ’yons voir… « Poil de babouin… « Qui c’est qu’a le poil de babouin ? Oh, merci, Gytha, enfin, moi, j’trouve que ça ressemble plutôt à du poil de chat, mais tant pis. « Poil de babouin, Mandragore, thym ». Alors là, m’étonnerait que ce soit d’la vraie mandragore. « Jus de carotte, Languette de botte » ; je vois, une pointe d’humour, je suppose…
— S’il te plaît, dépêche-toi !
— D’accord, d’accord. « Hululement De chat-huant, Scintillement De ver luisant. Bouillez et… laissez mijotez. »
— Tu sais, Esmé, c’est pas si mauvais qu’ça.
— T’es pas censée le boire, espèce de doyenne à la noix ! »
Tomjan s’assit tout droit dans son lit. Encore elles, les mêmes figures, les voix qui se chamaillent, déformées par le temps et l’espace.
Même après avoir regardé dehors par la fenêtre, où la fraîche lumière du jour se répandait sur la ville, il entendait encore les voix grommeler au loin, comme un orage passé qui s’estompe…
« Moi, la languette de botte, ça m’inspirait pas confiance.
— C’est encore très liquide. Tu crois pas qu’on devrait rajouter un peu de maïzena ?
— Ça changera rien. Il est en route ou il l’est pas… »
Il se leva et se plongea la figure dans la cuvette.
Des rouleaux de silence déferlaient de la chambre de Hwel. Tomjan enfila ses vêtements et poussa la porte.
On aurait dit qu’il y avait neigé, que des flocons gros et lourds avaient voltigé dans les coins et recoins de la pièce. Hwel était assis à sa table basse au beau milieu ; sa tête reposait sur un tas de papier et il ronflait.
Tomjan traversa la chambre sur la pointe des pieds et ramassa au hasard une boule de papier jetée sur le plancher. Il la défroissa et lut :
LE ROI. — Bon, je vais poser la couronne sur ce buisson, et vous me direz si quelqu’un tente de la prendre, d’accord ?
LE PARTERRE. — Oui !
LE ROI. — Maintenant, j’aimerais bien trouver mon cheval…
(Le premier assassin surgit derrière un rocher.)
LE PUBLIC. — Derrière toi !
(Le premier assassin disparaît.)
LE ROI. — Vous voulez faire des farces au vieux roi, espèces de chenapans…
Il y avait beaucoup de ratures et une grosse tache. Tomjan jeta la feuille et prit une autre boule au hasard.
LE ROI. — N’est-ce pas un canard un couteau une dague que je vois là derrière en face de à côté devant moi, le bec le manche à portée de moi ma main ?
LE PREMIER MEURTRIER. — Ma foi, non. Oh, non alors !
LE SECOND MEURTRIER. — Vous dites vrai, sire. Oh, oui alors !
À en juger par les plis du papier, on avait jeté cette boule-là contre le mur avec force. Hwel avait un jour expliqué à Tomjan sa théorie sur les inspirations, et visiblement il en avait essuyé toute une averse durant la nuit.
Toutefois, fasciné par cet aperçu du processus créatif, Tomjan fit une troisième tentative :
LA REINE. — Ma foi, j’entends du bruit dehors ! Peut-être mon époux qui s’en revient ! Vite, dans l’armoire, et sans perdre de temps !
LE MEURTRIER. — Crénom, mais votre servante a gardé mes pantoufles !
LA SERVANTE (elle ouvre la porte). — L’archevêque, Votre Majesté.
LE PRÊTRE(sous le lit). — Miséricorde !
(Alarmes diverses.)
Tomjan se demandait plus ou moins en quoi consistaient exactement les alarmes diverses dont Hwel pimentait sans arrêt ses indications scéniques. Le nain refusait toujours de s’expliquer là-dessus. Peut-être faisait-il allusion à des systèmes de sonneries qui se déclenchaient dès qu’un intrus venait y voir de trop près pour lui voler ses idées.
Il se glissa jusqu’à la table et, avec grande précaution, tira la liasse de papier de sous la tête du nain endormi qu’il reposa doucement sur un coussin.
La première feuille disait :
Vérence Kasqueth Veille des Petits Dieux Une Nuit de Couteaux Dagues Rois, par Hwel de la troupe Vitoller. Comédie tragédie en huit cinq six trois neuf actes.
Personnages : Kasqueth, un bon roi.
Vérence, un mauvais roi.
Sirdutant, une méchante sorcière.
Hogue, une autre méchante sorcière.
Magerat, une sirène…
Tomjan passa à la page suivante.
Scène : une salle de réception un navire en mer une rue à Pseudopolis une lande désolée. Entrent trois sorcières…
Le jeune homme lut un moment et arriva à la dernière page.
Gentes dames et gentils sires, chantons, dansons et souhaitons bonne santé au roi. (Tout le monde sort, chante tralala etc. Pluie de pétales de roses. Carillon de cloches. Des dieux descendent du ciel, des démons remontent de l’enfer, beaucoup d’agitation avec plate-forme tournante etc.) Fin.
Hwel ronflait.
Dans ses rêves, des dieux s’élevaient et tombaient, des bateaux traversaient astucieusement et adroitement des océans de toile, des images sautaient et défilaient, tremblotantes ; des hommes volaient sur des câbles, volaient sans câbles, de grands vaisseaux irréels se combattaient dans des cieux imaginaires, des mers s’ouvraient, des femmes se faisaient couper en deux, mille techniciens d’effets spéciaux gloussaient et baragouinaient. Lui courait au milieu de tout ça, les bras ouverts, désespéré ; il savait que rien de ce qu’il voyait n’existait vraiment ni n’existerait un jour et qu’il ne disposait que de quelques mètres carrés de planches, d’un peu de toile et de peinture pour retenir les images fascinantes qui lui envahissaient la tête.
Seuls les rêves affranchissent des contraintes. Le reste du temps, ce sont elles qui rendent timbré.
« C’est une bonne pièce, dit Vitoller, mais je n’aime pas le fantôme.
— On ne touche pas au fantôme, répliqua Hwel, l’air buté.
— Mais le public ricane tout le temps et balance des projectiles. D’ailleurs, tu sais qu’on a du mal à nettoyer toute la poussière de craie des costumes.
— On ne touche pas au fantôme. C’est un élément dramatique indispensable.
— Tu as déjà dit ça pour la dernière pièce.
— Ben, oui, c’était le cas.
— Dans Comme vous voudrez aussi, dans Un mage d’Ankh aussi, et dans toutes les autres.
— Moi, j’aime ça, les fantômes. »
Debout près de la scène, ils regardaient les ouvriers nains assembler la machine à vagues. Elle consistait en une demi-douzaine de longs axes recouverts de spirales compliquées de toile peinte dans les tons bleu, vert et blanc, qui traversaient toute la largeur de la scène. Un dispositif de rouages et de courroies sans fin les reliait à un treuil en coulisse. Quand toutes les spirales tournaient en même temps, les estomacs fragiles devaient regarder ailleurs.
« Des batailles navales, murmura Hwel. Des naufrages. Des tritons. Des pirates !
— Des paliers qui grincent, mon gars, grommela Vitoller en prenant appui sur sa canne. Des frais d’entretien. Des heures supplémentaires.
— Ç’a l’air très… compliqué, reconnut Hwel. Qui c’est qui l’a mis au point ?
— Un vieux fêlé de la rue des Artisans-Ingénieux, répondit Vitoller. Léonard de Quirm. C’est un peintre, en réalité. Il fait ce genre de trucs comme passe-temps. J’ai appris par hasard qu’il travaillait là-dessus depuis des mois. Comme il n’arrivait pas à le faire voler, j’ai sauté sur l’occasion. »
Ils regardèrent tourner le simulacre de vagues.
« Tu es décidé à partir ? demanda enfin Vitoller.
— Oui. Tomjan est encore un peu tout fou. Il a besoin d’une tête plus chenue près de lui.
— Tu vas me manquer, mon gars. Je peux bien te le dire. Tu as été comme un fils pour moi. Tu as quel âge, exactement ? Je n’ai jamais su.
— Cent deux ans. »
Vitoller hocha mélancoliquement la tête. Il en avait soixante, et son arthrite le travaillait.
« Tu as été comme un père pour moi, alors, dit-il.
— Ça s’égalise, en fin de compte, fit Hwel d’un air embarrassé : moitié plus petit, deux fois plus vieux. En longueur de temps, on peut dire qu’en moyenne on vit autant que les humains. »
Le directeur de troupe soupira. « Ben, je ne sais pas ce que je vais faire sans vous deux, sans blague.
— C’est seulement pour l’été, et il y a beaucoup de gars qui restent. En fait, ce sont surtout les débutants qui s’en vont. Tu as toi-même dit que c’était un bon apprentissage. »
Vitoller paraissait malheureux et, dans l’air frisquet du théâtre à moitié terminé, beaucoup plus petit que d’habitude, comme un ballon quinze jours après la fête. Il poussa distraitement quelques copeaux de bois du bout de sa canne.
« On prend de l’âge, maître Hwel. Du moins, corrigea-t-il, moi, je prends de l’âge, et toi de la vieillesse. Minuit a déjà sonné pour nous.
— Oui. Tu ne voudrais pas qu’il s’en aille, hein ?
— J’étais d’accord au début. Tu le sais. Puis je me suis dit : il y a du destin dans l’air. Dès que ça va bien, il faut toujours que le foutu destin s’en mêle. Je veux dire, Tomjan vient de là-bas. De quelque part dans les montagnes. Maintenant la fatalité le rappelle. Je ne le reverrai pas.
— C’est seulement pour l’été… »
Vitoller leva une main. « Ne m’interromps pas. Je tiens la bonne intonation dramatique.
— Pardon. »
Flic, flic, faisait la canne sur les copeaux de bois qu’elle envoyait en l’air.
« Enfin… tu sais qu’il n’est ni de ma chair ni de mon sang.
— Il est quand même ton fils, fit Hwel. Ces histoires d’hérédité, ça n’est pas aussi formidable qu’on le raconte.
— Ça te va bien de dire ça.
— Je le pense. Regarde-moi. Je n’étais pas destiné à écrire des pièces. Les nains ne sont même pas censés savoir lire. Je ne m’inquiéterais pas trop du destin, si j’étais toi. Le mien, c’était de faire mineur. Le destin se trompe la moitié du temps.
— Mais tu prétends qu’il ressemble au fou. Moi, je ne trouve pas, remarque.
— Faut que la lumière soit bonne.
— Pourrait y avoir du destin là-dessous. »
Hwel haussa les épaules. Le destin, c’est un drôle de truc, il le savait. On ne peut pas lui faire confiance. Souvent, on ne le voit même pas. À l’instant où l’on est sûr de l’avoir coincé, il se change en autre chose : en coïncidence, peut-être, ou en providence. On barricade sa porte pour l’empêcher d’entrer, et on l’a derrière soi. Puis, quand on croit lui avoir cloué le bec, c’est lui qui s’en va avec le marteau.
Il s’en servait beaucoup, du destin. Comme ressort pour ses pièces, c’était encore mieux qu’un fantôme. Rien ne valait un peu de destin pour faire décoller un bon vieux drame. Mais il fallait s’abstenir de croire qu’on pouvait deviner quelle tournure il allait prendre. Quant à s’imaginer qu’on pouvait le maîtriser…
Mémé Ciredutemps loucha d’un œil irrité dans la boule de cristal de Nounou Ogg. Ce n’était pas une très bonne boule vu qu’il s’agissait d’un flotteur de verre pour la pêche de couleur verdâtre qu’un de ses fils lui avait ramené de l’étranger. Tout y apparaissait déformé, y compris, soupçonnait-elle, la vérité.
« Pas de doute, il vient, dit-elle enfin. En chariot.
— J’aurais préféré un destrier blanc fougueux, déclara Nounou Ogg. Tu sais. Caparaçonné, tout ça.
— Il a une épée magique ? » demanda Magrat en tendant le cou pour voir.
Mémé Ciredutemps se redressa.
« Vous m’faites honte, toutes les deux. Ça m’dépasse, moi… Des destriers magiques, des épées fougueuses. Tout l’temps à lancer des œillades comme des laitières.
— Une épée magique, c’est drôlement important, dit Magrat. Indispensable. On pourrait lui en fabriquer une, ajouta-t-elle, rêveuse. En fer de foudre. J’ai un sortilège pour ça. On prend du fer de foudre, expliqua-t-elle sans assurance, et puis on en fait une épée.
— Moi, j’veux pas m’embêter avec ce vieux truc-là, dit Mémé. Faut attendre des jours que le foutu machin frappe, et après, c’est tout juste s’il vous arrache pas le bras.
— Et une fraise », fit Nounou Ogg en ignorant l’interruption.
Les deux autres la regardèrent, attendant la suite.
« Une fraise, une marque de naissance, répéta-t-elle. Un de ces accessoires nécessaires au prince qui vient réclamer son royaume. C’est comme ça qu’on le reconnaît, ’videmment, j’sais pas comment on reconnaît que c’est de la fraise.
— J’supporte pas les fraises », fit distraitement Mémé qui lorgnait à nouveau dans la boule de cristal.
Dans les profondeurs vertes et fêlées aux relents de homard crevé, un Tomjan minuscule embrassait ses parents, serrait des mains, donnait l’accolade au reste de la troupe et grimpait dans le chariot de tête.
On dirait que ça a marché, songea la sorcière. Sinon il ne viendrait pas par ici, pas vrai ? Tous les autres, là, ce doit être sa bande de fidèles compagnons. Après tout, ça se comprend, il va faire huit cents kilomètres dans un pays difficile, tout peut arriver.
Les armes et l’armure sont sûrement dans les chariots.
Elle sentit planer l’ombre d’un doute et entreprit de la gommer tout de suite. Il n’y a pas d’autre raison pour qu’il vienne, ça tombe sous le sens. On a exécuté le sortilège dans les règles. Sauf pour les ingrédients. Et pour la majeure partie de la poésie. D’ailleurs, ce n’était probablement pas la bonne heure. Et Gytha a presque tout emporté chez elle pour son chat, ce qui ne se fait sûrement pas.
Mais il est en route. Ce qui ne parle pas ne ment pas.
« Vaut mieux remettre le tissu sur la boule si t’as fini, Esmé, dit Nounou. J’ai toujours peur qu’on me regarde quand je prends mon bain.
— Il est en route », fit Mémé. Sa voix prenait des accents de satisfaction si durs qu’on aurait pu s’en servir pour moudre du blé. Elle laissa tomber la housse de velours noir sur la boule.
« Le voyage est long, dit Nounou. Il y a plus d’un jupon entre la robe et la culotte. Il pourrait tomber sur des bandits.
— On va veiller sur lui.
— C’est pas normal. S’il doit être roi, faut qu’il puisse se battre comme il veut, objecta Magrat.
— On tient pas à le voir gaspiller ses forces, dit Nounou, l’air collet monté. On tient à ce qu’il arrive ici frais et dispos.
— Et après, j’espère, on le laissera se battre comme il veut », insista Magrat.
Mémé applaudit d’un air sérieux.
« Tout à fait, dit-elle. À condition qu’on soit sûres qu’il gagnera. »
Elles avaient tenu leur réunion dans la chaumière de Nounou Ogg. Magrat trouva une excuse pour rester après le départ de Mémé aux premières lueurs du jour, soi-disant pour aider Nounou à ranger.
« C’est devenu quoi, la résolution de pas se mêler des affaires des gens ? demanda-t-elle.
— Comment ça ?
— Vous savez bien, Nounou.
— C’est pas vraiment se mêler de leurs affaires, répondit maladroitement Nounou. On donne juste un coup de pouce.
— Vous croyez pas ça, tout de même ! »
Nounou s’assit et tripota un coussin.
« Ben, tu vois, ces histoires de pas se mêler des affaires des autres, c’est bien joli en temps normal. C’est facile de pas intervenir quand y a pas besoin. Et puis faut que j’pense à la famille. Mon Jason, il s’est bagarré deux ou trois fois à cause de ce qu’ont dit les gens. Mon Shawn s’est fait renvoyer de l’armée. Telles que j’vois les choses, quand on aura le nouveau roi, il nous devra quelques faveurs. Ça serait que justice.
— Mais pas plus tard que la semaine dernière, vous avez dit… » Magrat s’arrêta, choquée de faire montre d’un tel pragmatisme.
« Une semaine, c’est long, en magie, fit Nounou. Quinze ans, par le fait. N’importe comment, Esmé est décidée et j’ai pas envie de la contrarier.
— Alors, si je comprends bien, conclut Magrat avec froideur, cette histoire de pas intervenir, c’est comme faire vœu de ne pas nager. On le rompt jamais sauf si, évidemment, on se retrouve dans l’eau ?
— Ça vaut mieux que s’noyer », remarqua Nounou.
Elle leva la main vers le dessus de cheminée et ramena une pipe en terre qui ressemblait à un puits de goudron miniature. Elle l’alluma avec une longue allumette rescapée du feu, tandis que Gredin la regardait attentivement depuis son coussin.
Magrat décoiffa nonchalamment la boule de son capuchon et la regarda d’un œil mauvais.
« J’ai l’impression, dit-elle, que je comprendrai jamais vraiment la sorcellerie. Dès que je crois avoir saisi, ça change.
— On est des gens comme les autres. » Nounou souffla un nuage de fumée bleue vers la cheminée. « Tout le monde est des gens comme les autres.
— Je peux emprunter la boule de cristal ? demanda soudain Magrat.
— Je t’en prie. » Elle eut un grand sourire dans le dos de Magrat. « Tu t’es disputée avec ton petit ami ?
— Je sais vraiment pas de quoi vous parlez.
— Ça fait des semaines que je l’ai pas vu rôder dans les parages.
— Oh, le duc l’a envoyé à… » Magrat s’arrêta, puis reprit : « …l’a envoyé pour une raison ou une autre. Mais ça me gêne pas du tout, n’importe comment.
— Je vois. Prends la boule, bien sûr. »
Magrat était contente de rentrer chez elle. Personne ne s’aventurait la nuit sur la lande, de toutes façons, mais au cours des deux derniers mois la situation s’était assurément dégradée. En plus de la méfiance générale qu’inspiraient les sorcières, certains habitants de Lancre qui entretenaient des contacts avec le monde extérieur commençaient à se demander : a) s’il ne s’était pas produit plus d’événements que ceux dont ils avaient entendu parler ou : b) si le temps ne s’était pas disloqué. La chose restait difficile à prouver[19], et les quelques commerçants qui empruntaient les pistes de montagne après l’hiver avaient l’air plus vieux qu’ils n’auraient dû. On s’attendait toujours plus ou moins à des phénomènes inexpliqués dans les montagnes du Bélier, à cause de la forte teneur en magie, mais plusieurs années qui disparaissaient en l’espace d’une nuit, c’était plutôt une première.
Elle ferma la porte, fixa les volets et déposa doucement le globe vert sur la table de la cuisine.
Elle se concentra…
Le fou somnolait sous les bâches d’un chaland qui remontait assidûment l’Ankh à trois kilomètres-heure. Un moyen de transport guère passionnant, mais qui finissait par mener à destination.
Il avait l’air à l’abri du danger, même s’il s’agitait et se retournait dans son sommeil.
Magrat se demanda à quoi ça ressemblait de passer son existence à faire ce dont on n’avait pas envie. Ça ressemblait à la mort, se dit-elle, mais en pire, pour la bonne raison qu’on vivait pour l’endurer.
À ses yeux, le fou était faible, il subissait de mauvaises influences et manquait terriblement de caractère. Et elle désirait qu’il revienne, dans l’attente du plaisir de ne plus jamais le revoir. Enfin, dans une boule.
Ce fut un été long et chaud.
Ils prirent leur temps. Le pays était vaste entre Ankh-Morpork et les montagnes du Bélier. Hwel devait le reconnaître, c’était amusant. Un mot dont les nains n’étaient pas coutumiers.
Comme vous voudrez marchait bien. Cette pièce-là marchait toujours. Les débutants se surpassaient. Ils oubliaient leurs répliques et faisaient des blagues ; à Sto Lat, on donna tout le troisième acte de Grételina et Mellias devant la toile de fond du deuxième acte des Guerres thaumaturgiques, mais personne ne parut remarquer que la plus grande scène d’amour du drame se jouait dans un décor de raz-de-marée qui submergeait un continent. Sans doute parce que c’était Tomjan qui interprétait Grételina. Les spectateurs avaient l’air rivés sur place, rivetés à leurs sièges, même. Hwel, troublé, intervertit les rôles dans la salle suivante, si l’on peut donner le nom de salle à une grange louée pour la journée, et le public fut encore plus riveté qu’une armure à plates, heaume compris ; le rôle de Grételina était pourtant tenu cette fois par le jeune Cabelan, un gars un peu naïf qui avait tendance à bredouiller et dont les boutons finiraient bien par disparaître.
Le lendemain, dans un village anonyme au milieu d’un océan infini de choux, il laissa Tomjan jouer le vieux Meskin dans Comme vous voudrez, un rôle dans lequel excellait toujours Vitoller. Impossible de confier pareil rôle à un comédien de moins de quarante ans à moins de vouloir un vieux Meskin affublé d’un coussin sous le pourpoint et de rides au crayon gras.
Hwel ne s’estimait pas vieux. Son père extrayait encore trois tonnes de minerai à l’âge de deux cents ans.
Mais là, il se sentit vieux. Il regarda Tomjan sortir de scène en clopinant et, l’espace d’un instant, il sut ce que c’était qu’être un vieillard adipeux, confit au vin, qui menait des guerres d’un autre âge dont personne ne se souciait plus, qui se raccrochait farouchement à la falaise à pic de la cinquantaine finissante par peur de tomber dans les antiquités, mais seulement d’une main, parce que de l’autre il dressait un doigt à l’intention de la Mort. Bien entendu, il le savait lorsqu’il avait écrit le rôle. Mais pas à ce point-là.
En revanche, la magie n’avait pas l’air d’opérer dans la nouvelle pièce. Ils l’essayèrent plusieurs fois, juste pour voir ce que ça donnait. Le public la suivit avec attention puis rentra chez lui. Il ne prit même pas la peine d’envoyer des projectiles. Il ne la trouvait pas mauvaise, non. Il n’y trouvait rien.
Pourtant tous les bons ingrédients y étaient réunis, pas vrai ? La tradition regorgeait de mauvais gouvernants qui recevaient une correction bien méritée. Les sorcières faisaient toujours recette. L’apparition de la Mort était particulièrement bien venue, certaines de ses répliques réussies. Mais quand on mélangeait l’ensemble… on aurait dit que tout s’annulait, que l’on tombait dans le procédé de routine pour occuper la scène pendant deux heures.
Tard le soir, quand la distribution dormait, Hwel s’installait dans un chariot et réécrivait fiévreusement. Il remaniait les scènes, coupait des répliques, en rajoutait, faisait intervenir un clown, incorporait un autre combat et peaufinait les effets spéciaux. Des effets sans effet, apparemment. La pièce ressemblait à une extraordinaire peinture bigarrée, un festival impressionniste de près, une tache confuse de loin.
Quand les inspirations pleuvaient dru, il essayait même de changer de style. Les lève-tôt prirent l’habitude de découvrir au matin des essais ratés qui jonchaient l’herbe autour des chariots, comme des champignons extrêmement cultivés.
Tomjan conserva l’un des plus étranges :
PREMIERE SORCIÈRE.
— Il est en retard.
(Pause.)
DEUXIEME SORCIÈRE.
— Il a dit qu’il allait venir.
(Pause.)
TROISIEME SORCIÈRE.
— Il a dit qu’il allait venir mais il est pas venu. C’est ma dernière salamandre. Je l’ai mise de côté pour lui. Et il est pas venu.
(Pause.)
« Je crois, dit Tomjan plus tard, que tu devrais ralentir un peu. Tu as fait ce qu’on t’a commandé. Personne n’a spécifié qu’il fallait que ce soit brillant.
— Ça pourrait l’être, tu sais. Suffirait que je m’y prenne bien.
— Tu es vraiment sûr, pour le fantôme, hein ? » Le ton de sa question laissait clairement entendre que lui ne l’était pas.
« Il est très bien, le fantôme, répliqua sèchement Hwel. La scène du fantôme, c’est la meilleure que j’ai écrite.
— Je me demandais seulement si c’était la bonne pièce pour ça, c’est tout.
— On ne touche pas au fantôme. Maintenant, au boulot, mon gars. »
Deux jours plus tard, alors que la paroi bleue et blanche des montagnes du Bélier commençait à s’élever au-dessus de l’horizon du côté du Moyeu, la compagnie essuya une attaque.
Ce ne fut guère dramatique ; les comédiens venaient de haler les chariots au passage d’un gué et se reposaient à l’ombre d’un bouquet d’arbres fruitiers quand ceux-ci produisirent soudain des voleurs.
Hwel passa en revue une rangée d’une demi-douzaine de lames souillées et rouillées. Leurs propriétaires n’avaient pas l’air très sûrs de connaître la suite du programme.
« On a un reçu quelque part… » commença le nain.
Tomjan lui donna un coup de coude. « Ceux-là ne ressemblent pas à des voleurs de la Guilde, souffla-t-il. À moi, ils me font l’effet d’indépendants. »
Il serait de bon ton de dire que le chef des voleurs était une brute de fier-à-bras à la barbe noire, affublé d’un bandeau rouge autour de la tête, d’une boucle d’oreille en or et d’un menton à récurer les casseroles. Ouais, ça s’imposerait presque. À la vérité, c’était le cas. Hwel songea que la jambe de bois était de trop, mais l’homme avait visiblement travaillé son rôle.
« Tiens, tiens, fit-il donc. Qu’est-ce qu’on a là, et ils ont de l’argent ?
— On est des acteurs, fit Tomjan.
— Ça devrait répondre aux deux questions, dit Hwel.
— Et on réplique pas, fit le bandit. Je suis allé à la ville, moi. Je reconnais une réplique quand j’en vois une et… – il se tourna à demi vers sa bande et leva un sourcil pour signifier que sa prochaine remarque allait être spirituelle –, si vous faites pas attention, je peux vous envoyer quelques réparties blessantes de mon cru. »
Un silence de mort tomba derrière lui, jusqu’à ce qu’il fasse un geste impatient de son coutelas.
« D’accord, dit-il sur fond d’un chœur de rires incertains. On va prendre que la menue monnaie, les objets de valeur, les vivres et les vêtements.
— Je peux dire un mot ? » fit Tomjan.
La compagnie s’écarta de lui. Hwel se contempla les pieds et leur sourit.
« Tu vas demander grâce, hein ? fit le bandit.
— C’est vrai. »
Hwel se fourra les mains au fond des poches et leva les yeux au ciel ; il siffla tout bas et retint un rictus dément. Il était conscient que les autres acteurs regardaient eux aussi Tomjan, l’air d’attendre.
Il va leur sortir la tirade de grâce du Conte de Troll, songea-t-il…
« Ce que je voudrais faire comprendre, c’est que… attaqua Tomjan, et sa posture se modifia légèrement, sa voix se fit plus profonde, sa main droite s’envola brusquement en un geste dramatique… La valeur de l’homme n’est pas dans ses actions d’éclat, ni dans son désir ardent de rapines… »
Ça va rendre comme lorsque ce type a voulu nous voler l’autre fois à Sto Lat, se dit Hwel. S’ils finissent par nous donner leurs épées, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ? Et c’est tellement gênant quand ils se mettent à pleurer.
C’est à cet instant que le monde autour de lui prit une teinte verte et qu’il crut percevoir d’autres voix, à la limite de l’audible.
« Y a des hommes avec des épées, Mémé !
— …pourfendre de leurs glaives rutilants les merveilles du monde… » disait Tomjan, pendant que les voix à fleur d’imagination poursuivaient : « Mes rois à moi, ils demandent grâce à personne. Passe-moi ce pot à lait, Magrat.
— …la compassion au cœur, le baiser…
— C’est un cadeau de ma tante.
— …ce joyau parmi les joyaux, cette couronne parmi les couronnes. »
Suivit un silence. Un ou deux bandits pleuraient sans bruit dans leurs mains.
Leur chef lança : « Ça y est ? »
Pour la première fois de sa vie, Tomjan eut l’air désemparé.
« Ben, oui, répondit-il. Euh… vous voulez que je recommence ?
— Un bon discours, concéda le bandit. Mais j’vois pas en quoi ça me concerne. J’ai du sens pratique, moi. Aboulez c’que vous avez. »
Il brandit son épée à hauteur de la gorge de Tomjan.
« Et vous autres, restez pas là comme des crétins, ajouta-t-il. Allez. Sinon, le p’tit gars va y avoir droit. »
Le débutant Cabelan leva une main prudente.
« Quoi ? fit le bandit.
— V-vous êtes s-sûr d’avoir bien écouté, monsieur ?
— Je vous le redirai pas ! Soit j’entends tomber les pièces, soit vous entendez tomber une tête ! »
Ce qu’ils entendirent, ce fut un sifflement très haut dans les airs et le fracas d’un pot à lait aux parois couvertes de givre spatial qui tomba du ciel sur la pointe du casque du chef.
Les malandrins restants jetèrent un coup d’œil au résultat et prirent la fuite.
Les acteurs considérèrent le bandit étendu par terre. Hwel poussa un glaçon de lait du bout de sa chaussure.
« Tiens, tiens, dit-il faiblement.
— Il n’a même pas fait attention ! murmura Tomjan.
— Un critique né », dit le nain. Il s’agissait d’un pot bleu et blanc. Marrant comme on remarque les petits détails en un pareil moment. Il avait été plusieurs fois cassé par le passé, Hwel le voyait bien, on avait recollé les morceaux avec soin. Quelqu’un y tenait vraiment, à ce pot.
« Là, dit-il en rassemblant quelques lambeaux de logique, on a affaire à une tornade pas ordinaire. C’est évident.
— Mais les pots à lait, ça ne tombe pas du ciel, objecta Tomjan, preuve de l’incroyable faculté de l’homme à nier l’évidence.
— Ça, je n’en sais rien. J’ai déjà entendu parler de poissons, de grenouilles et de cailloux. Rien n’interdit la poterie. » Il commençait à se ressaisir. « C’est un de ces phénomènes bizarres. Il s’en produit tout le temps dans cette partie du monde, rien d’étonnant là-dedans. »
Ils retournèrent aux chariots et reprirent la route dans un silence inhabituel. Le jeune Cabelan ramassa tous les morceaux de pot qu’il trouva, les rangea soigneusement dans la malle des accessoires et passa le reste de la journée à scruter le ciel, dans l’espoir de récupérer un sucrier.
Les chariots gravissaient péniblement les pentes poussiéreuses des montagnes du Bélier, simples petits points dans le verre brouillé de la boule.
« Ils vont bien ? demanda Magrat.
— Ils se promènent partout, répondit Mémé. Ils sont peut-être bons comédiens, mais ils ont encore à apprendre pour ce qui est de voyager.
— C’était un joli pot. On en trouve plus, des comme ça. Comprenez, si vous m’aviez dit pour quoi c’était faire, y avait un fer à repasser sur l’étagère.
— Y a autre chose dans la vie que les pots à lait.
— Il avait un motif de marguerites tout autour du bord. »
Mémé l’ignora. « Je crois, dit-elle, qu’il serait temps d’examiner ce nouveau roi. En gros plan. » Elle ricana.
« Vous avez ricané, Mémé, fit Magrat, la mine sombre.
— C’est pas vrai ! J’ai… – Mémé chercha un mot – j’ai gloussé.
— Je parie qu’Aliss la Noire, elle ricanait.
— Tu devrais faire attention de pas finir comme elle, lança Nounou depuis son siège près du feu. Elle devenait un peu bizarre sur la fin, tu sais. Pommes empoisonnées et tout l’bazar.
— Tout ça parce que j’ai peut-être gloussé… un peu fort », renifla Mémé. Elle sentit qu’elle se mettait plus que de raison sur la défensive. « N’importe comment, y a pas de mal à ricaner. Avec modération. »
« J’ai l’impression, dit Tomjan, qu’on est perdus. »
Hwel parcourut des yeux la lande violacée cuite au soleil qui les entourait et s’étendait jusqu’aux cimes imposantes du Bélier. Même au plus fort de l’été, des banderoles de neige s’envolaient depuis les pics les plus hauts. C’était un paysage d’une beauté descriptible.
Les abeilles s’activaient, du moins s’efforçaient d’en avoir l’air et la chanson, dans le thym qui bordait la piste. Des ombres de nuages papillonnaient sur les prairies alpestres. Il régnait un grand silence vide, celui d’un environnement dépourvu de toute vie humaine ; et qui s’en passe fort bien, d’ailleurs.
Comme de panneaux indicateurs.
« On était déjà perdus il y a quinze kilomètres, remarqua Hwel. Il doit exister un autre mot pour ce qu’on est maintenant.
— Tu as dit que les montagnes étaient truffées de mines de nains, fit Tomjan. Tu as dit qu’un nain savait toujours se repérer dans les montagnes.
— Sous terre, j’ai dit. C’est une question de strates et de formations rocheuses. Pas en surface. C’est le paysage qui gêne.
— On pourrait te creuser un trou », suggéra Tomjan.
Mais par une si belle journée, c’était bien agréable de laisser les mules aller à leur train au gré de la route qui sinuait entre des bouquets de pins et de sapins, avant-postes de la forêt. Laquelle route, se disait Hwel, devait bien conduire quelque part.
Une affabulation géographique qui a coûté la vie à plus d’un voyageur. Les routes ne sont pas tenues de conduire quelque part, seulement de démarrer quelque part.
« On est vraiment perdus, hein ? demanda Tomjan au bout d’un moment.
— Sûrement pas.
— On est où, alors ?
— Dans les montagnes. N’importe quel atlas te le dira.
— On devrait s’arrêter et demander à quelqu’un. »
Tomjan enveloppa du regard le paysage vallonné autour de lui. Au loin un courlis solitaire hurla, à moins que ce ne fût un blaireau – Hwel avait des notions plutôt vagues en matière rurale, du moins pour tout ce qui surmontait la couche calcaire. Il n’y avait pas d’autres humains à des kilomètres à la ronde.
« À qui tu pensais ? railla-t-il.
— À cette vieille bonne femme avec un drôle de chapeau, répondit Tomjan, le doigt pointé. Je l’observe depuis un moment. Elle se baisse tout le temps derrière un buisson quand elle croit que je l’ai vue. »
Hwel se retourna pour s’adresser à un buisson de ronces qui s’agitait.
« Hé là, bonne mère », dit-il.
Le buisson bourgeonna d’une tête indignée.
« La mère de qui ? »
Hwel hésita. « Une façon de parler, madame… mademoiselle…
— Maîtresse, cracha Mémé Ciredutemps. Et j’suis une pauvre vieille qui ramasse du bois », ajouta-t-elle d’un air de défi.
Elle s’éclaircit la gorge. « Mes seigneurs, reprit-elle. Vous m’avez fait peur, mon jeune maître. Mon pauvre vieux cœur. »
Le silence lui répondit dans les chariots. Puis Tomjan lança : « Pardon ?
— Quoi ?
— Votre pauvre vieux cœur quoi ?
— Quoi, mon pauvre vieux cœur quoi ? » fit Mémé qui n’avait pas l’habitude de jouer les vieilles femmes et disposait d’un répertoire très limité dans ce domaine. Mais la tradition veut que les jeunes héritiers en quête de leur destin trouvent de l’aide auprès de vieilles femmes qui ramassent du bois, et elle n’allait pas s’élever contre la tradition.
« Vous en avez parlé, c’est tout, dit Hwel.
— Bah, c’est pas grave. Mes seigneurs. J’imagine que vous cherchez Lancre, fit Mémé avec humeur, pressée d’en venir au fait.
— Ben, oui, répondit Tomjan. On a cherché toute la journée.
— Vous êtes allés trop loin. Retournez trois kilomètres en arrière et prenez le chemin à droite, après le bouquet de pins. »
Cabelan tira sur la chemise de Tomjan.
« Quand on r-rencontre une m-mystérieuse vieille femme sur la r-route, dit-il, faut lui proposer de p-partager le repas. Ou de l’aider à traverser la r-rivière.
— Ah bon ?
— Ça porte m-malheur sinon. »
Tomjan gratifia Mémé d’un sourire poli.
« Accepteriez-vous de partager notre déjeuner, bonne mè… vieille fe… m’dame ? »
Mémé parut hésiter.
« C’est quoi ?
— Du porc salé. »
Elle fit non de la tête. « Merci tout d’même, répondit-elle gracieusement. Mais ça m’donne des gaz. »
Elle tourna les talons et s’enfonça dans les buissons.
« On pourrait vous aider à traverser la rivière, lui cria Tomjan.
— Quelle rivière ? fit Hwel. On est sur la lande, il n’y a pas de rivière à des kilomètres.
— F-faut les avoir de son c-côté, dit Cabelan. Et après elles donnent un c-coup de main.
— Peut-être qu’on aurait dû lui dire d’attendre, le temps qu’on tombe sur une rivière », fit amèrement Hwel.
Ils trouvèrent l’embranchement. Le chemin conduisait dans une forêt entrecroisée d’autant de voies d’accès qu’une gare de triage, le genre de forêt où votre nuque vous assure que les arbres se retournent pour vous regarder passer, où le ciel vous paraît très haut et très loin. Malgré la chaleur de la journée, une obscurité humide, impénétrable planait entre les troncs qui se pressaient au bord de la piste comme s’ils cherchaient à l’effacer complètement.
Bientôt, ils étaient à nouveau perdus, et ils convinrent que se perdre dans un lieu où l’on n’arrive pas à se repérer, c’est pire que se perdre à découvert.
« Elle aurait pu donner des consignes plus précises, dit Hwel.
— Comme demander à la vieille suivante, fit Tomjan. Regardez là-bas. »
Il se leva sur son siège.
« Holà, vieille… bonne… » hasarda-t-il.
Magrat repoussa son châle.
« Rien qu’une humble ramasseuse de bois », fit-elle d’un ton brusque. Pour preuve, elle brandit une brindille. Attendre plusieurs heures sans personne que des arbres à qui parler n’avait pas adouci son humeur.
Cabelan donna un coup de coude à Tomjan qui hocha la tête et se fendit d’un sourire cauteleux.
« Accepteriez-vous de partager notre déjeuner, vieille… bonne fe… mademoiselle ? fit-il. Ce n’est que du porc salé, j’en ai peur.
— La viande, c’est très mauvais pour le système digestif. Si vous pouviez voir à l’intérieur de votre côlon, vous seriez horrifié.
— Je veux bien le croire, marmonna Hwel.
— Est-ce que vous savez qu’un adulte mâle transporte en permanence jusqu’à deux kilos et demi de viande rouge non digérée dans ses intestins ? renchérit Magrat dont les lectures militantes en matière de nutrition avaient déjà poussé des familles entières à se cacher dans la cave jusqu’à son départ. Alors que les pignons et les graines de tournesol…
— Il n’y aurait pas des rivières dans le coin qu’on pourrait vous aider à traverser, des fois ? demanda désespérément Tomjan.
— Dites donc pas de bêtises. J’suis qu’une humble ramasseuse de bois, mes seigneurs, je récupère quelques brindilles et des fois j’indique à des voyageurs égarés la route de Lancre.
— Ah, fit Hwel, je savais bien qu’on y arriverait.
— Vous bifurquez à gauche plus loin et vous prenez à droite au gros rocher fendu, vous pouvez pas le manquer.
— Parfait, grogna Hwel. Bon, on ne va pas vous retarder. Vous avez sûrement beaucoup de bois à ramasser, tout ça. »
Il siffla et les mules reprirent leur cheminement pendant qu’il grommelait tout seul.
Quand une heure plus tard le chemin déboucha dans un paysage de rochers gros comme des maisons, Hwel reposa doucement les rênes et croisa les bras. Tomjan le regarda les yeux écarquillés.
« À quoi tu joues ? demanda-t-il.
— J’attends, répondit le nain, sinistre.
— Il va bientôt faire noir.
— On n’va pas rester longtemps. »
Nounou Ogg finit par capituler et sortit de derrière son rocher.
« C’est du porc salé, vu ? lança sèchement le nain. Que ça vous plaise ou non, okay ? Maintenant… c’est par où, Lancre ?
— Tout droit, à gauche au ravin, puis suivez le sentier jusqu’à un pont, vous pouvez pas l’manquer », s’empressa de répondre Nounou.
Hwel saisit les rênes. « Vous avez oublié le coup des seigneurs.
— Merde. Pardon. Mes seigneurs.
— Et vous êtes une humble ramasseuse de bois, j’imagine.
— Dans l’mille, mon gars, fit joyeusement Nounou. J’commence juste, à vrai dire. »
Tomjan donna un coup de coude au nain.
« Tu as oublié, pour la rivière », dit-il. Hwel lui lança un regard noir.
« Oh, oui, marmonna-t-il, est-ce que vous pouvez attendre ici le temps qu’on trouve une rivière ?
— Pour vous aider à traverser », expliqua prudemment Tomjan.
Nounou lui adressa un sourire radieux. « Y a un pont excellent, fit-elle. Mais si vous m’emmenez, j’dis pas non. Poussez-vous. »
Au grand déplaisir de Hwel, Nounou Ogg releva ses jupes, se hissa comme elle put sur le banc, s’inséra entre Tomjan et le nain puis se tortilla comme un couteau à huîtres jusqu’à ce qu’elle occupe la moitié du siège.
« Vous avez parlé de porc salé, dit-elle. Y aurait pas de la moutarde, des fois ?
— Non, répondit Hwel avec humeur.
— J’supporte pas le porc salé sans condiments, poursuivit Nounou sur le ton de la conversation. Mais j’en prendrai bien quand même. » Sans un mot, Cabelan lui tendit le panier qui contenait le repas de la troupe. La sorcière souleva le couvercle et jugea en connaisseuse.
« Vot’fromage, là, il date un peu, dit-elle. Faudrait se dépêcher de l’manger. Y a quoi dans la bouteille en cuir ?
— De la bière, fit Tomjan une fraction de seconde avant que Hwel ait la présence d’esprit de répondre : de l’eau.
— Manque de corps, ce truc-là », dit en fin de compte Nounou. Elle farfouilla dans sa poche de tablier et ramena sa blague à tabac.
« Vous auriez pas du feu ? »
Deux acteurs exhibèrent des bottes d’allumettes. Nounou hocha la tête et rempocha sa blague.
« Bon, fit-elle. Vous auriez pas du tabac ? »
Une demi-heure plus tard, les chariots traversaient bruyamment le pont de Lancre, les champs de quelques fermes isolées et les forêts qui formaient la majeure partie du royaume. « C’est ça ? fit Tomjan.
— Enfin, pas tout, répondit Nounou qui s’attendait à davantage d’enthousiasme. Y en a encore beaucoup derrière les montagnes, là-bas. Mais ça, c’est la partie plate.
— Vous appelez ça plat ?
— À peu près plat, concéda Nounou. Mais l’air est sain. C’est le palais, là-haut, d’où on a des vues imprenables sur le paysage tout autour.
— Vous voulez dire les forêts.
— Ça va vous plaire, fit Nounou, encourageante.
— C’est un peu petit. »
Nounou réfléchit. Elle avait passé presque toute sa vie dans le périmètre de Lancre. Le royaume lui avait toujours paru de la bonne dimension.
« C’est coquet, rectifia-t-elle. Bien pratique pour aller partout.
— Partout où ? »
Nounou céda. « Partout pas loin », répondit-elle.
Hwel ne disait rien. L’air était effectivement sain, il dévalait les pentes ingravissables des montagnes du Bélier comme une solution pour sinus, teinté de la térébenthine des forêts en altitude. Ils franchirent une porte pour entrer dans ce que les habitants devaient appeler une ville ; le cosmopolite qu’il était désormais se dit que, plus bas dans les plaines, on aurait pris ça pour un espace dégagé.
« Il y a une auberge », fit Tomjan, pas très sûr.
Hwel suivit son regard.
« Oui, dit-il enfin. Oui, sans doute.
— Quand est-ce qu’on va jouer la pièce ?
— Je n’en sais rien. Je crois qu’on va envoyer annoncer au château qu’on est là. » Hwel se gratta le menton. « Le fou a dit que le roi ou je ne sais qui voudrait lire le texte. »
Tomjan fit des yeux le tour de la ville de Lancre. Elle avait plutôt l’air paisible. Pas du genre à flanquer les acteurs dehors à la tombée de la nuit. Elle avait besoin de population.
« C’est la capitale du royaume, dit Nounou Ogg. Des rues bien tracées, vous remarquerez.
— Des rues ? fit Tomjan.
— Une rue, corrigea Nounou. Et aussi des maisons bien entretenues, à un jet de pierre de la rivière…
— Un jet ?
— Un lâcher, concéda Nounou. Des tas de fumier bien rangés, regardez, et vastes…
— Madame, on vient pour distraire la ville, pas pour l’acheter », fit Hwel.
Nounou Ogg jeta un regard en coin à Tomjan.
« J’voulais juste vous montrer qu’elle est belle.
— Votre fierté civique vous honore, dit Hwel. Et maintenant, s’il vous plaît, descendez du chariot. Je suis sûr que vous avez du bois à ramasser. Juste ciel.
— Merci beaucoup pour l’en-cas, fit Nounou qui descendit.
— Les repas », rectifia le nain.
Tomjan lui donna un coup de coude. « Tu devrais être plus poli, dit-il. On ne sait jamais. » Il se tourna vers Nounou. « Merci, bonne… Oh, elle est partie. »
« Ils sont venus faire du théâtre », dit Nounou.
Mémé Ciredutemps continua d’écosser des haricots au soleil, au grand déplaisir de sa collègue.
« Alors ? Tu veux rien dire ? J’ai découvert des choses, moi, fit-elle. J’ai recueilli des renseignements. J’suis pas restée là, assise, à faire de la soupe…
— Du ragoût.
— M’est avis que c’est très important, renifla Nounou.
— Quel genre de théâtre ?
— Ils l’ont pas dit. Quelque chose pour le duc, je crois.
— Pourquoi il veut du théâtre, lui ?
— Ils l’ont pas dit non plus.
— C’est sans doute une ruse pour entrer dans le château, fit Mémé d’un air entendu. Très finaud, comme idée. T’as vu quelque chose dans les chariots ?
— Des malles, des paquets, tout ça.
— Pleins d’armes et d’armures, j’te l’garantis. »
Nounou Ogg n’avait pas l’air convaincue.
« Ils m’ont guère fait l’effet de soldats. Ils sont tout jeunes et boutonneux.
— Finaud. J’imagine qu’au milieu de la pièce le roi dévoilera son destin, en plein devant tout le monde. Bon plan.
— Y a autre chose, fit Nounou qui ramassa une cosse de haricot et la mâcha. Il a pas l’air de beaucoup aimer le pays.
— Bien sûr que si. Il a ça dans le sang.
— Je l’ai fait passer par où c’est joli. Il a pas eu l’air très impressionné. »
Mémé hésita.
« Sans doute qu’il se méfiait de toi, conclut-elle. Sans doute qu’il était trop saisi pour parler, en fait. »
Elle posa la jatte de haricots et regarda les arbres d’un air songeur.
« T’as toujours de la famille qui travaille au château ? demanda-t-elle.
— Shirl et Daff donnent un coup de main aux cuisines depuis que le chef a perdu la boule.
— Bien. J’vais en causer à Magrat. Je crois qu’on devrait voir ce théâtre. »
« Parfait, dit le duc.
— Merci, fit Hwel.
— Vous avez vu tout à fait juste à propos de ce terrible accident. Comme si vous y étiez. Ha. Ha.
— Vous n’y étiez pas, hein ? demanda lady Kasqueth qui se pencha en avant et fusilla le nain des yeux.
— Je me suis seulement servi de mon imagination », répondit précipitamment Hwel. Le regard mauvais de la duchesse laissait entendre que son imagination pouvait s’estimer heureuse qu’on ne la traîne pas dans la cour pour une explication devant quatre chevaux sauvages furieux et une longueur de chaîne.
« Exactement ça, reprit le duc en feuilletant les pages d’une seule main. C’est exactement, exactement ainsi que ça s’est passé.
— Que ça se serait passé », jeta sèchement la duchesse.
Le duc tourna une autre page.
« Vous y êtes aussi, dit-il. Étonnant. C’est mot pour mot ce que je vais me rappeler. Je vois que vous faites également intervenir la Mort.
— Un personnage toujours populaire, répondit Hwel. Très attendu du public.
— Quand pouvez-vous la jouer ?
— La monter, corrigea Hwel avant d’ajouter : On l’a rodée. Quand vous voulez. » Et après, qu’on s’en aille, poursuivit-il dans son for intérieur, pour ne plus voir tes yeux comme deux œufs crus, cette montagne de bonne femme en robe rouge et ce château qui a l’air d’attirer le vent comme un aimant. Ça ne passera pas à la postérité comme une de mes meilleures pièces, Ça, je le sais.
« Combien avons-nous dit que nous allions vous payer ? demanda la duchesse.
— Je crois que vous avez parlé d’encore cent pièces d’argent, répondit Hwel.
— Le prix est justifié », fit le duc.
Hwel se dépêcha de partir avant que la duchesse ne se mette à marchander. Mais il se sentait prêt à payer, et de bon cœur encore, pour se trouver loin de ce pays. Coquet, songea-t-il. Dieux, comment pouvait-on aimer un royaume pareil ?
Le fou attendait dans le pré autour du lac. Il contemplait le ciel avec mélancolie et se demandait où pouvait bien être Magrat. C’était leur coin à eux, avait-elle dit ; que plusieurs douzaines de vaches le partagent aussi pour l’instant n’y changeait rien.
Elle apparut en robe verte et d’une humeur massacrante.
« C’est quoi, cette histoire de pièce ? » fit-elle.
Le fou s’affaissa sur un rondin de saule.
« Vous n’êtes pas contente de me voir ? demanda-t-il.
— Ben, oui. Évidemment. Bon, cette pièce…
— Mon seigneur veut quelque chose pour convaincre le peuple qu’il est le roi de Lancre légitime. Surtout se convaincre lui, je crois.
— C’est pour ça que vous êtes parti en voyage ?
— Oui.
— C’est dégoûtant ! »
Le fou garda son calme. « Vous préférez la méthode de la duchesse ? À son avis, il faudrait tuer tout le monde. Elle est forte pour ça. Ce seraient bagarres et compagnie. Des tas de gens mourraient, en tout cas. Ce serait peut-être plus simple comme ça.
— Oh, où est votre cran, mon vieux ?
— Pardon ?
— Vous voulez donc pas mourir noblement pour une juste cause ?
— D’abord, j’aimerais mieux vivre tranquille. Pour vous autres, les sorcières, c’est très bien, vous faites ce que vous voulez, mais moi, je n’ai pas les coudées franches », dit le fou.
Magrat s’assit près de lui. Découvre tout ce que tu peux sur cette pièce, avait ordonné Mémé. Va trouver ton copain à clochettes. Elle avait répliqué : Il est d’une grande loyauté. Il me dira peut-être rien. Et Mémé : C’est pas l’heure de faire les choses à moitié. S’il le faut, séduis-le.
« Quand est-ce qu’on va donner la pièce, alors ? demanda-t-elle en se rapprochant.
— Foi de fou, je suis sûr que je n’ai pas le droit de vous le dire. Le duc, il m’a dit comme ça : ne dis pas aux sorcières que c’est demain soir, il a dit.
— Faut pas le dire, alors, convint Magrat.
— À huit heures.
— Je vois.
— Mais il y a un pot avant, à sept heures et demie, avec du sherry, ma foi.
— J’imagine que vous devez pas non plus me dire qui est invité, fit Magrat.
— Évidemment. La plupart des dignitaires de Lancre. Pas le droit de vous le dire, vous comprenez.
— Évidemment.
— Mais je crois que vous avez le droit de savoir en quoi consiste ce qu’on ne vous dit pas.
— Très juste. Il y a toujours la petite porte par-derrière, celle qui conduit aux cuisines ?
— Et qu’on laisse souvent sans garde ?
— Oui.
— Oh, on la surveille à peine ces temps-ci.
— Vous croyez qu’il risque d’y avoir un garde vers huit heures demain ?
— Ben, moi, je risque d’y être.
— Bon. »
Le fou repoussa les naseaux humides d’une vache indiscrète.
« Le duc va vous attendre, ajouta-t-il.
— Vous avez dit qu’il a dit qu’on devait pas savoir.
— Il a dit que je ne devais pas vous le dire. Mais il a dit aussi : “Elles vont quand même venir, j’y compte bien. ” Très bizarre. Il avait l’air de bonne humeur en disant ça. Hum. Je vous verrai après le spectacle ?
— C’est tout ce qu’il a dit ?
— Oh, quelque chose comme quoi il allait montrer leur avenir aux sorcières. Je n’ai pas compris. J’aimerais bien vous voir après le spectacle, vous savez. J’ai acheté…
— Je crois que je vais me laver les cheveux, fit distraitement Magrat. Excusez-moi, faut vraiment que j’y aille.
— Oui, mais je vous ai apporté ce cad… » dit vaguement le fou qui regarda s’éloigner la silhouette de la sorcière.
Il s’affaissa lorsqu’elle disparut entre les arbres et baissa les yeux sur le collier roulé serré entre ses doigts nerveux. Un collier, il devait le reconnaître, de fort mauvais goût, mais du genre qu’elle aimait, tout en argent et en crânes. Il lui avait coûté cher, trop cher.
Une vache, trompée par les cornes de son chapeau, lui fourra une langue dans l’oreille.
C’est vrai, songea le fou. Les sorcières font vraiment des choses désagréables aux gens, des fois.
Le lendemain soir arriva, et les sorcières se rendirent au château par un chemin détourné, sans grand empressement.
« S’il tient à ce qu’on vienne, j’veux pas y aller, dit Mémé. Il a un plan. Il se sert de têtologie contre nous.
— Il se prépare quelque chose, dit Magrat. Il a envoyé ses hommes mettre le feu à trois chaumières de notre village la nuit dernière. Il fait toujours ça quand il est de bonne humeur. Et le nouveau sergent, c’est un rapide des allumettes.
— Ma Daff, elle a vu les acteurs répéter ce matin, fit Nounou Ogg qui portait un sac de noix et une bouteille de cuir d’où montait une odeur forte et piquante. Ils braillaient et se poignardaient, elle a dit, puis ils se demandaient qui avait fait l’coup et passaient de longs moments à marmonner tout seuls à haute voix.
— Ces acteurs, souffla Mémé avec un profond mépris. Comme si y avait pas assez d’histoires dans le monde sans en inventer d’autres.
— En plus, ils crient tellement fort, dit Nounou. On s’entend à peine causer. » Elle portait aussi, tout au fond de sa poche de tablier, un morceau de caillou du château hanté. Le roi allait entrer à l’œil.
Mémé hocha la tête. Mais, se disait-elle, le spectacle allait valoir le coup. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que Tomjan projetait, mais son sens inné du drame l’assurait que le jeune homme allait faire quelque chose d’important. Elle se demanda s’il bondirait de la scène pour tuer le duc au couteau et s’aperçut qu’elle espérait à toute force qu’il en fût ainsi.
« Tous nos saluts, chaipasqui, fit-elle tout bas, qui plus tard seras roi.
— Grouillons-nous, dit Nounou. Va plus rester de sherry. »
Le fou attendait, l’air abattu, dans l’encadrement de la petite porte. Sa figure s’illumina à la vue de Magrat, puis se figea dans une expression de surprise polie à la vue des deux autres.
« Vous allez vous tenir tranquilles, n’est-ce pas ? fit-il. Je ne veux pas d’histoires. S’il vous plaît.
— J’vois pas du tout de quoi tu causes, répondit une Mémé royale qui passa majestueusement.
— Ça gaze, vieille cloche ? fit Nounou en lui décochant un coup de coude dans les côtes. J’espère que tu retiens pas notre jeune amie, là, tard la nuit !
— Nounou ! » s’indigna Magrat. Le fou afficha le rictus terrifié, doucereux, de tous les jeunes gens du monde devant la femme d’âge mûr importune qui se permet des commentaires sur leur vie intime.
Les vieilles sorcières le frôlèrent au passage. Le fou saisit la main de Magrat.
« Je sais où on sera bien placés », dit-il.
Elle hésita.
« Ça ira, se dépêcha-t-il de reprendre. Vous serez en parfaite sécurité avec moi…
— Oui. Oui, oui, fit Magrat qui cherchait à regarder derrière lui pour savoir où étaient passées les deux autres.
— Ils jouent la pièce dehors, dans la grande cour. On aura une vue superbe de l’une des tours d’entrée, et il n’y aura que nous. Je nous ai déjà monté du vin et tout. »
Comme elle conservait un air réticent, il ajouta : « Il y a aussi une réserve d’eau et une cheminée dont les gardes se servent quelquefois. Au cas où vous voudriez vous laver les cheveux. »
Le château était bourré d’invités qui traînaient avec l’air poli et penaud de ceux qui se côtoient toute la journée et se revoient dans des circonstances sociales inhabituelles, comme une soirée entre collègues de bureau. Les sorcières passèrent parmi eux sans trop se faire remarquer et trouvèrent des places sur les bancs alignés dans la cour principale devant une scène installée à la hâte.
Nounou Ogg agita son sac de noix sous le nez de Mémé.
« T’en veux une ? » proposa-t-elle.
Un alderman de Lancre passa devant elle à pas glissés et désigna poliment le siège à sa gauche.
« Cette place est prise ? demanda-t-il.
— Oui », répondit Nounou.
L’alderman regarda d’un air affolé le reste des bancs qui se remplissaient à toute vitesse, puis la place visiblement libre devant lui. Il releva ses robes d’un air décidé.
« Comme la pièce commence à démarrer, je crois que vos amis devront se trouver une place ailleurs quand ils arriveront », dit-il avant de s’asseoir.
En l’espace de quelques secondes, son visage devint tout blanc. Ses dents se mirent à claquer. Il s’agrippa le ventre et gémit[20].
« Je vous l’avais dit, fit Nounou tandis qu’il s’en allait en titubant. Pourquoi vous demandez si vous voulez pas écouter ? » Elle se pencha vers le siège vide. « Une noix ?
— Non, merci, répondit le roi Vérence qui agita une main spectrale. Elles me passent carrément au travers, vous voyez.
— Oyez, vertuchou, notre histoire, noble assemblée…
— C’est quoi, ça ? siffla Mémé. C’est qui, ce gars en collant ?
— Lui, c’est le prologue, expliqua Nounou. Il vient toujours au début, comme ça on sait de quoi cause la pièce.
— J’comprends rien de ce qu’il raconte, marmonna Mémé. Ça existe ça, des vers du chou ?
— Sans doute un genre d’asticots.
— C’est agréable, hein ? « Salut, bande d’asticots, bienvenue au spectacle. « Ça met les gens de bonne humeur, pas vrai ? »
Un chœur de chut lui répondit.
« Ces noix sont drôlement dures, dit Nounou qui s’en recracha une dans la main. Va falloir que j’enlève ma chaussure pour celle-là. »
Mémé s’enferma dans un silence inhabituel, mal à l’aise, et s’efforça d’écouter le prologue. Le théâtre l’inquiétait. Il avait sa propre magie, une magie qu’elle ne possédait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Une magie qui changeait le monde et montrait les choses autrement qu’elles n’étaient. Pire encore, c’était une magie qui n’appartenait pas aux spécialistes. Elle obéissait à des gens ordinaires ignorants des règles. Qui modifiaient le monde parce qu’ils le trouvaient mieux comme ça.
Le duc et la duchesse étaient assis sur leurs trônes juste devant la scène. Lorsque Mémé posa sur eux son regard noir, le duc se tourna à demi, et elle vit son sourire.
Moi, je veux le monde comme il est, songea-t-elle. Je veux le passé comme il était. Avant, le passé était bien mieux qu’aujourd’hui.
Et l’orchestre se mit à jouer.
Hwel jeta un coup d’œil de derrière un pilier et fit signe à Cabelan et Miochard qui clopinèrent sur scène dans la lumière des torches.
L’HOMME ÂGÉ (un vieux). — Qu’arrive-t-il au pays ?
LA FEMME AGÉE (une vieille). — C’est une terreur…
Le nain les observa quelques secondes depuis la coulisse ; ses lèvres remuaient en silence. Puis il repartit à toute vitesse vers le corps de garde où le reste de la distribution procédait encore aux dernières touches précipitées de l’habillage. Il poussa le cri de rage traditionnel du régisseur.
« En scène, ordonna-t-il. Les soldats du roi, au pas de course ! Et les sorcières… Où sont ces foutues sorcières ? »
Trois jeunes débutants se présentèrent.
« J’ai perdu ma verrue !
— Le chaudron est plein de beurk !
— Y a quelque chose qui vit dans cette perruque !
— On se calme, on se calme, brailla Hwel. Ce soir tout ira bien !
— On est ce soir, Hwel ! »
Hwel se saisit d’une poignée de mastic sur la table de maquillage et colla à la première sorcière une verrue comme une orange. La perruque de paille incriminée fut enfoncée sur la tête de son propriétaire, cheptel compris, le chaudron brièvement inspecté et déclaré plein du beurk qu’il fallait, il n’y avait rien à redire à ce beurk.
Sur scène, un garde lâcha son bouclier, se pencha pour le ramasser et lâcha sa lance. Hwel roula des yeux et adressa une prière muette aux dieux qui peut-être regardaient.
Ça tournait déjà mal. Les premières répétitions avaient eu leur lot de difficultés de rodage, c’était vrai, mais Hwel avait connu une ou deux horreurs monstrueuses dans sa carrière et celle-ci s’annonçait comme la pire. La compagnie était plus nerveuse qu’une marmite de homards. Du coin de l’oreille il entendit hésiter le dialogue sur scène et il fonça en coulisse.
« …venger l’horrible mort de ton père… » souffla-t-il avant de repartir à toutes jambes vers les sorcières tremblantes.
Il gémit. Alarmes diverses. Ces trois-là étaient censées terroriser un royaume. Il lui restait en gros une minute avant la réplique.
« Bon ! fit-il en se ressaisissant. Alors, vous êtes qui ? Vous êtes des furies maléfiques, d’accord ?
— Oui, Hwel, répondirent-ils humblement.
— Dites-moi qui vous êtes ? ordonna-t-il.
— On est des furies maléfiques, Hwel.
— Plus fort !
— On est des Furies Maléfiques ! »
Hwel marcha devant le rang tremblotant, puis se retourna brusquement. « Et vous allez faire quoi ? »
La deuxième sorcière gratta sa perruque grouillante.
« On va jeter des sorts aux gens ? hasarda-t-il. Ça dit dans le texte…
— Je-ne-vous-ENTENDS-PAS !
— On va jeter des sorts aux gens ! » reprirent-ils en chœur, au garde-à-vous, les yeux braqués droit devant pour éviter le regard du nain.
Hwel repassa le rang en revue.
« Vous êtes qui ?
— Des furies, Hwel !
— Quel genre de furies ?
— Des furies noires de la nuit, Hwel ! » hurlèrent-ils. Ils commençaient à piger le coup.
« Quel genre de furies noires de la nuit ?
— Des furies noires de la nuit maléfiques, Hwel !
— Qui complotent ?
— Ouais !
— En secret ?
— Ouais ! »
Hwel se redressa de toute sa taille réduite.
« Vous-êtes-quoi ?
— On est des furies noires de la nuit maléfiques qui complotent en secret, Hwel !
— Voilà ! » Il pointa un doigt frémissant vers la scène et baissa la voix à l’instant où une inspiration dramatique plongeait depuis l’espace pour lui percuter le centre créatif et l’inciter à dire : « Maintenant j’veux que vous alliez là-bas leur en faire baver. Pas pour moi. Pas pour ce putain de capitaine. » Il passa le mégot d’un cigare imaginaire d’un coin de sa bouche à l’autre, repoussa un casque en fer-blanc invisible et termina d’une voix rauque : « Mais pour le caporal Walkowski et son p’tit chien. »
Ils le fixèrent d’un regard incrédule.
En réplique, quelqu’un agita une plaque de tôle et rompit le charme.
Hwel roula des yeux. Il avait grandi dans les montagnes où les orages se déplaçaient de pic en pic sur des jambes d’éclairs. Il se rappelait des tempêtes qui changeaient les formes des massifs, qui écrasaient des forêts entières. Une plaque de tôle, ça ne rendait quand même pas pareil, quel que soit le cœur qu’on mettait à la secouer.
Une fois, songea-t-il, rien qu’une fois. Que j’y arrive au moins une fois.
Il ouvrit les paupières et fusilla les sorcières du regard.
« Qu’est-ce vous fichez ici ? hurla-t-il. Allez-y et jetez-leur des sorts ! »
Il les observa qui détalaient pour entrer en scène, puis Tomjan le tapota sur la tête.
« Hwel, il n’y a pas de couronne.
— Hmm ? fit le nain tandis que son cerveau s’attaquait à différents moyens de construire des machines à tonnerre et éclairs.
— Il n’y a pas de couronne, Hwel. Faut que je porte une couronne.
— Bien sûr que si, il y a une couronne. La grosse avec du verre rouge, très impressionnante, on s’en est servi dans cette ville avec une grande place…
— Je crois qu’on l’a laissée là-bas. »
Il y eut un autre roulement de tonnerre métallique, mais la part de Hwel qui vivait la pièce entendit quand même une voix hésiter sur scène. Il fila comme une flèche vers la coulisse.
«… j’ai étouffé plus d’un bébé… souffla-t-il et il revint à toute vitesse. « Ben, trouves-en une autre, alors, dit-il distraitement. Dans la malle des accessoires. Tu es le roi félon, il te faut une couronne. Allez, au boulot, mon gars, c’est à toi dans quelques minutes. Improvise. »
Tomjan revint sans se presser à la malle. Il avait grandi parmi les couronnes, de grosses couronnes dorées en bois et plâtre, serties de verre de première qualité. Il s’était fait les dents et avait bavé sur les ronds de chapeau de l’Autorité. Mais la plupart étaient restées au Dysk. Il sortit des dagues pliantes, des crânes et des vases, plusieurs années de dépôts, et ses doigts se refermèrent tout au fond sur un objet fin en forme de couronne que personne n’avait jamais voulu porter parce qu’il n’évoquait pas assez la dignité royale.
Il serait de bon ton de dire que l’objet picota sous sa main. Peut-être même serait-ce exact.
Mémé était aussi immobile qu’une statue et presque aussi froide. L’horreur de la découverte la gagnait peu à peu.
« C’est nous, dit-elle. Autour de ce chaudron ridicule. C’est nous que ça représente, Gytha. »
Nounou Ogg marqua un temps, une noix à mi-chemin de ses gencives. Elle écouta le texte.
« J’ai jamais provoqué de naufrages ! se récria-t-elle. Elles viennent de dire qu’elles ont naufragé des gens ! J’ai jamais fait ça, moi ! »
En haut de la tour, Magrat envoya son coude dans les côtes du fou.
« Du fard à joues vert, s’indigna-t-elle, les yeux braqués sur la troisième sorcière. Je ressemble pas à ça. J’y ressemble pas, hein ?
— Pas du tout, fit le fou.
— Et ces cheveux ! »
Le fou jeta un coup d’œil par les créneaux comme une gargouille empressée.
« Ils me font penser à de la paille, dit-il. Pas très propres, non plus. »
Il hésita, gratta des doigts la maçonnerie couverte de lichen. Avant leur départ de la ville, il avait demandé à Hwel quelques mots appropriés à dire à une jeune dame et les avait mémorisés sur le chemin du retour. C’était maintenant ou jamais.
« Je voudrais savoir si je pourrais vous comparer à un jour d’été. Parce que… ben, le 12 juin, c’était une belle journée, et… Oh. Vous êtes partie… »
Le roi Vérence agrippa le bord de son siège ; ses doigts passèrent au travers. Tomjan avait fait son entrée en scène, l’air important.
« C’est lui, n’est-ce pas ? C’est mon fils ? » La noix intacte tomba de la main de Nounou Ogg et roula par terre. Elle opina.
Vérence tourna vers elle un visage hagard et transparent.
« Mais qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit ? »
Nounou secoua la tête. Le roi écoutait, bouche bée, Tomjan qui se lançait dans sa grande tirade et traversait la scène en titubant.
« J’crois qu’il doit jouer votre rôle, fit Nounou d’un air distant.
— Mais je n’ai jamais marché comme ça ! Pourquoi a-t-il une bosse sur le dos ? Qu’est-il arrivé à ses jambes ? » Il écouta encore un peu et ajouta, d’un ton horrifié : « Et ça, je ne l’ai sûrement jamais fait ! Ni ça non plus. Pourquoi dit-il que j’ai fait ça ? »
Il posait un regard suppliant sur Nounou. Elle haussa les épaules.
Le roi leva la main, se décoiffa de sa couronne spectrale et l’examina.
« Et c’est ma couronne qu’il porte ! Regardez, c’est elle ! Et il dit que j’ai commis tous ces… » Il s’arrêta une minute pour écouter le dernier distique avant d’ajouter : « D’accord. Peut-être que ça, je l’ai fait. J’ai dû mettre le feu à quelques chaumières. Mais tout le monde fait pareil. C’est bon pour le bâtiment, d’ailleurs. »
Il se reposa la couronne fantomatique sur la tête.
« Pourquoi dit-il tout ça sur moi ? implora-t-il.
— C’est de l’art, fit Nounou. C’est un chaipasquoi, un miroir de la vie. »
Mémé se retourna lentement sur son siège pour observer le public. Les spectateurs ne perdaient pas une miette de la pièce, la figure extasiée. Les vagues de mots les submergeaient, leur coupaient le souffle. C’était réel. Plus réel même que la réalité. C’était de l’histoire. Ce n’était peut-être pas vrai, mais qu’importait ?
Mémé n’avait jamais eu beaucoup de temps à consacrer aux mots. Ils manquaient trop de substance. Aujourd’hui elle regrettait de ne pas l’avoir trouvé, le temps. Oui, les mots étaient immatériels. Aussi doux que l’eau, mais également aussi puissants. Et maintenant ils se ruaient sur le public, érodaient les digues de la vérité et balayaient le passé.
C’est nous, là-bas, songea-t-elle. Tout le monde sait qui on est réellement, mais ce qu’ils voient sur la scène, c’est ce qu’ils retiendront : trois vieilles biques qui baragouinent en chapeau pointu. Tout ce qu’on a pu faire, tout ce qu’on a pu être cessera d’exister.
Elle se tourna vers le fantôme du roi. Bah, il n’avait pas été pire qu’un autre. Oh, il lui était arrivé de brûler une petite chaumière de temps en temps, presque sans y penser, mais seulement quand il piquait une grosse colère, et sans se laisser entraîner. Il avait infligé des blessures au monde, mais du genre qui guérissaient.
Celui qui avait écrit ce théâtre en connaissait un bout sur la magie. Même moi, je crois à ce que je vois et je sais que ça n’est pas vrai.
C’est l’Art qui tend un Miroir à la Vie. Voilà pourquoi tout est à l’envers.
On a perdu. On ne peut lutter contre ça sans devenir exactement ce qu’on n’est pas.
Nounou Ogg lui lança un violent coup de coude dans les côtes.
« T’as entendu ? fit-elle. Y en a une qu’a dit qu’on mettait des bébés dans l’chaudron ! C’est de la calomnie ! J’vais pas rester ici pour les entendre raconter qu’on met des bébés dans un chaudron ! »
Mémé la saisit par le châle lorsqu’elle voulut se lever.
« Bouge pas ! souffla-t-elle. Ça serait pire.
— “Accouchée dans un fossé par une souillon”, elles ont dit. Ça doit être la jeune Millie Gratecu, elle a pas osé le dire à sa mère et elle est partie ramasser du petit bois. J’suis restée debout toute la nuit avec celle-là, marmonna Nounou. Une belle petite fille, elle a mis au monde. C’est une calomnie ! C’est quoi, une souillon ? ajouta-t-elle.
— Des mots, fit Mémé à moitié pour elle seule. C’est tout ce qui reste. Des mots.
— Voilà un gars qu’arrive avec une trompette. Qu’est-ce qu’il va faire ? Oh. Fin du premier acte », dit Nounou.
Les mots vont rester, songea Mémé. Ils ont un pouvoir. Sacrément bons, pour des mots.
Il y eut un autre crépitement de tonnerre, lequel se termina en fracas, du genre que produit, par exemple, une plaque de tôle qui échappe à des mains et va heurter le mur.
Dans le monde hors de la scène, la chaleur oppressait comme un oreiller, absorbait toute vie. Mémé remarqua un valet de pied qui se penchait à l’oreille du duc. Non, il ne va pas arrêter la pièce. Bien sûr que non. Il veut qu’elle se joue jusqu’au bout.
Le duc dut sentir le feu du regard de la sorcière sur sa nuque. Il se retourna, arrêta ses yeux sur elle et lui adressa un petit sourire étrange. Puis il poussa son épouse du bras. Tous deux éclatèrent de rire.
Mémé Ciredutemps se mettait souvent en colère. Une de ses qualités, estimait-elle. La vraie colère est une des grandes forces créatrices du monde. Mais il faut apprendre à la maîtriser. Ce qui ne veut pas dire la laisser s’exprimer au compte-gouttes. Ça veut dire l’endiguer soigneusement, lui permettre de former une chute effective et d’envahir des vallées entières de l’esprit, puis, au moment où tout l’édifice menace de s’écrouler, ouvrir un tout petit conduit à la base et laisser le courant dur comme l’acier du courroux entraîner les turbines de la vengeance.
Elle sentit le pays sous ses pieds, même à travers un bon mètre de fondations, des dalles de pierre, une épaisseur de cuir et deux de chaussettes. Elle sentit qu’il attendait.
Elle entendit le roi qui disait : « Ma chair et mon sang ? Pourquoi m’a-t-il fait ça ? Je vais lui montrer, moi ! »
Elle prit doucement la main de Nounou Ogg.
« Viens, Gytha », dit-elle.
Lord Kasqueth se renversa dans son trône et son visage s’épanouit en un sourire dément à l’adresse de l’univers, lequel lui apparaissait à cet instant sous les meilleurs auspices. Tout fonctionnait encore mieux qu’il n’avait osé l’espérer. Il sentait le passé fondre derrière lui comme glace au dégel de printemps.
Pris d’une impulsion soudaine, il rappela le valet de pied.
« Va voir le capitaine des gardes, ordonna-t-il, dis-lui de trouver les sorcières et de les arrêter. »
La duchesse grogna.
« Vous vous rappelez ce qui s’est passé la dernière fois, espèce d’idiot ?
— Nous en avions laissé deux en liberté, répondit le duc. Cette fois… toutes les trois. Le sentiment du public penche de notre côté. Ce genre de situation affecte les sorcières, je vous assure. »
La duchesse fit craquer les articulations de ses doigts pour montrer ce qu’elle pensait de l’opinion du public.
« Vous devez admettre, mon trésor, que l’expérience semble concluante.
— On le dirait.
— Très bien. Ne reste pas là, mon vieux. Avant la fin de la pièce, dis-lui. Ces sorcières doivent se retrouver sous les verrous. »
La Mort rajusta son crâne de carton devant la glace, donna d’un coup sec la forme adéquate à son capuchon, recula et jugea de l’effet d’ensemble. C’était son premier rôle à texte. Il tenait à le réussir.
« Tremblez maintenant, mortels éphémères, dit-il. Car je suis la Mort, devant qui aucune… aucune… aucune… Hwel, devant qui aucune quoi ?
— Oh, bon sang, Camar. « Devant qui aucune serrure ne résiste ni aucune barre de portail », je ne vois vraiment pas pourquoi tu as du mal avec… Pas par là-haut, crétins ! » Hwel traversa à grands pas la mêlée des coulisses à la poursuite de deux machinistes qui lui portaient sur les nerfs.
« D’accord », fit la Mort à personne en particulier. Il se retourna vers le miroir.
« Devant qui aucune… blablabla… ni aucune blablabla portail », dit-il sans assurance, et il brandit sa faux. La lame tomba par terre.
« Tu crois que je fais assez peur ? » demanda-t-il en s’efforçant de la remettre en place.
Tomjan, qui essayait de boire un peu de thé assis sur sa bosse, lui répondit par un signe de tête encourageant.
« Pas de souci, mon ami. À côté de toi, la Mort elle-même ne ferait pas peur. Mais tu pourrais donner un peu plus dans le caverneux.
— Comment ça ? »
Tomjan reposa sa tasse. Des ombres semblèrent lui courir sur la figure ; ses yeux s’enfoncèrent, ses lèvres se retirèrent de ses dents, sa peau se tendit et pâlit.
« JE SUIS VENU TE CHERCHER, ACTEUR EXÉCRABLE », entonna-t-il, et chaque syllabe tombait en place comme un couvercle de cercueil. Ses traits reprirent d’un coup leur aspect normal.
« Comme ça », dit-il.
Camar, qui s’était plaqué contre le mur, se détendit légèrement et laissa échapper un petit rire nerveux.
« Dieux, je ne sais pas comment tu fais, dit-il. Honnêtement, je ne serai jamais aussi bon que toi.
— Vraiment pas grand-chose. Maintenant sauve-toi, Hwel est bien assez furibard comme ça. »
Camar lui jeta un regard de gratitude et fila donner un coup de main au changement de décor.
Tomjan sirota son thé, mal à l’aise ; les coulisses bourdonnaient autour de lui, il avait l’impression de se trouver dans un brouillard de bruits. Il se sentait inquiet.
Tout était bien dans la pièce, avait dit Hwel, sauf la pièce elle-même. Et Tomjan n’arrêtait pas de penser que la pièce cherchait à toute force à prendre une autre forme. Son esprit avait perçu un texte différent, mais trop faible pour qu’il l’entende vraiment. Un peu comme lorsqu’on écoute aux portes. Il avait dû crier davantage pour couvrir le bruissement dans sa tête.
Ce n’était pas normal. Une fois qu’une pièce était écrite, elle était… eh bien, écrite, quoi. Elle n’avait pas à prendre vie et à se tortiller dans tous les sens.
Pas étonnant si les acteurs avaient tout le temps besoin qu’on leur souffle. La pièce leur gigotait dans les mains, elle essayait de se contrefaire.
Par tous les dieux, il serait content de quitter ce château hanté, loin de ce duc fou. Il jeta un regard alentour, se dit qu’il avait du temps avant l’annonce du deuxième acte et déambula sans but, en quête d’air frais.
Une porte céda sous sa pression et il émergea sur les remparts. Il la referma d’une poussée derrière lui ; aux bruits de la scène soudain coupés succéda un silence velouté. Un coucher de soleil livide s’accrochait, prisonnier, à des barreaux de nuages, mais l’air était d’huile et aussi chaud qu’un four. Dans la forêt en dessous, un oiseau de nuit lâcha son cri.
Il gagna l’extrémité des remparts et plongea le regard au fond de la gorge. Loin en contrebas, la Lancre bouillonnait dans ses brumes éternelles.
Il fit demi-tour et passa dans un courant d’air tellement glacé qu’il suffoqua.
Des souffles de vent insolites lui tiraillèrent les vêtements. Il entendit un marmonnement étrange tout contre son oreille, comme si on tentait de lui parler mais sans trouver la bonne vitesse d’élocution. Il resta figé un moment, prit son inspiration et fonça vers la porte.
« Mais on n’est pas des sorcières !
— Pourquoi vous leur ressemblez, alors ? Attachez-leur les mains, les gars ! »
— Oui, excusez-moi, mais on n’est pas des vraies sorcières ! »
Le capitaine des gardes les dévisagea une à une. Il enregistra les chapeaux pointus, les cheveux en bataille qui sentaient les meules de foin humide, les teints vert blafard et les bataillons de verrues. La situation de capitaine de la garde ducale n’offrait pas un grand avenir à qui faisait preuve d’initiative. On avait demandé trois sorcières, et celles-là faisaient l’affaire.
Le capitaine n’allait jamais au théâtre. Durant les tourments de son adolescence, il avait éprouvé une grande frayeur à un spectacle de Guignol et Gnafron ; depuis lors il évitait soigneusement les divertissements organisés et se tenait à l’écart de tout endroit où l’on pouvait s’attendre à tomber sur des gourdins. Il avait passé la dernière heure à déguster tranquillement un verre dans le poste de garde.
« J’ai dit de leur attacher les mains, non ? cracha-t-il.
— Est-ce qu’on les bâillonne aussi, cap’taine ?
— Mais écoutez donc, on est de la troupe…
— Oui, répondit le capitaine avec un frisson. Bâillonnez-les.
— S’il vous plaît… »
Le capitaine se pencha et fixa les trois paires d’yeux effarouchés. Il tremblait.
« Ça, fit-il, c’est la dernière fois que vous vous moquez de la maréchaussée. »
Il eut conscience que les soldats lui lançaient, à lui aussi, des regards bizarres. Il toussa et se ressaisit.
« Alors très bien, mes petites sorcières de théâtre, dit-il. Fini de jouer, maintenant, pour vous c’est relâche. »
Il arrêta ses hommes. « Mais non, vous comprenez tout de travers, les gars ; nous, on les garde. Mettez-leur les chaînes », dit-il.
Trois autres sorcières étaient assises dans la pénombre derrière la scène, les yeux dans le vide. Mémé Ciredutemps avait ramassé un exemplaire du texte qu’elle examinait de temps en temps, comme pour y chercher des idées.
« Alarmes et engagements divers, lut-elle d’une voix mal assurée.
— Ça veut dire des tas d’événements terribles, expliqua Magrat. On met toujours ça dans les pièces.
— Alarmes et quoi ? fit Nounou Ogg qui n’avait pas écouté.
— Engagements divers, répondit patiemment Magrat.
— Oh. » La figure de Nounou s’éclaira un peu. « Moi, j’préférerais m’faire engager l’été, au bord de la mer, ça doit être bien.
— La ferme, Gytha, fit Mémé Ciredutemps. C’est pas pour toi, de toutes façons. Seulement pour ceux qui posent les systèmes d’alarme, comme dit le papier. Pour qu’ils se reposent un peu, sans doute.
— On peut pas les laisser faire, dit Magrat vite et fort. Si ça s’ébruite, les sorcières resteront toujours des vieilles biques avec du fard à joues vert.
— Et qui se mêlent des affaires des rois, renchérit Nounou. Ce qu’on fait jamais, c’est bien connu.
— Se mêler des affaires des autres, j’ai rien contre, dit Mémé Ciredutemps. Tant qu’y a pas malveillance.
— Et cette cruauté envers les animaux, marmonna Magrat. Toutes ces histoires d’œil de chien et d’oreille de crapaud. Personne se sert de trucs pareils. »
Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg évitèrent soigneusement de se regarder.
« Souillon ! lâcha amèrement Nounou.
— Les sorcières, elles sont pas comme ça, dit Magrat. On vit en harmonie avec les grands cycles de la nature, on fait de mal à personne, et c’est méchant de leur part de prétendre le contraire. On devrait leur couler du plomb fondu dans les os. »
Les deux autres la regardèrent avec une certaine admiration étonnée. Elle ne verdit pas, mais rougit et se contempla les genoux.
« Bobonne Plurniche avait une recette, confessa-t-elle. C’est très facile. Ce qu’il faut, c’est du plomb et…
— J’crois pas que ce serait une bonne idée, dit lentement Mémé à l’issue d’un combat intérieur acharné. Les gens auraient mauvaise opinion.
— Pas pour longtemps, remarqua Nounou avec mélancolie.
— Non, on peut pas s’amuser à ce genre de chose, dit Mémé un peu plus fermement cette fois. On aurait pas fini d’en entendre parler.
— Pourquoi on changerait pas le texte ? fit Magrat. Quand ils vont revenir sur scène, on pourrait les influencer pour qu’ils oublient ce qu’ils disent et leur placer d’autres mots dans la bouche.
— J’imagine que t’es une experte en mots de théâtre ? railla Mémé. Faut qu’ils soient de la bonne espèce, sinon les gens vont se douter de quelque chose.
— Ça devrait pas être trop difficile, rétorqua Nounou Ogg. J’ai étudié la question. Faut faire blablabla-blablabla-blablabla. »
Mémé réfléchit un instant.
« Y a pas que ça, je crois. Certains de ces discours étaient drôlement bons. J’les ai à peine compris.
— C’est pas compliqué du tout, insista Nounou Ogg. N’importe comment, la moitié des acteurs, ils oublient leur texte. Ça sera facile.
— On pourrait leur mettre des mots dans la bouche ? » demanda Magrat.
Nounou Ogg hocha la tête. « Des mots nouveaux, j’sais pas, dit-elle. Mais on peut déjà s’arranger pour qu’ils oublient ceux-là. »
Toutes deux regardèrent Mémé Ciredutemps. Elle haussa les épaules.
« J’suppose que ça vaut le coup d’essayer, concéda-t-elle.
— Les sorcières encore à naître nous en remercieront, dit Magrat avec ardeur.
— Ah, alors… fit Mémé.
— Quand même ! À quoi vous jouez ? On vous cherche partout ! »
Les sorcières se retournèrent pour voir un nain furieux qui essayait de les dominer de sa petite taille.
« Nous ? fit Magrat. Mais on est pas dans…
— Oh, que si, rappelez-vous, on l’a rajouté la semaine dernière. Acte deux, en avant-scène, autour du chaudron. Vous n’avez rien à dire. Vous symbolisez les forces occultes à l’œuvre. Ayez l’air aussi malfaisantes que possible. Allez, vous êtes de bons petits gars. Vous vous en êtes bien tirés jusqu’ici. »
Hwel gratifia Magrat d’une claque sur les fesses. « Bonne mine que tu as là, Wilph, dit-il d’un ton encourageant. Mais, bon sang, ne lésine pas sur le rembourrage ; la silhouette, ce n’est toujours pas ça. Jolies verrues, Notelet. Je dois dire, ajouta-t-il en reculant, qu’on ne pouvait espérer meilleur ramassis de vieilles peaux. Bravo. Dommage pour les perruques. Maintenant magnez-vous. Lever de rideau dans une minute. Ouste, cassez-vous. »
Il octroya une autre claque sonore sur le postérieur de Magrat, se fit légèrement mal à la main et se dépêcha d’aller houspiller quelqu’un d’autre.
Aucune sorcière n’osait parler. Instinctivement, Magrat et Nounou Ogg se tournèrent vers Mémé.
Elle renifla. Elle regarda en l’air. Elle regarda autour d’elle. Elle regarda la scène brillamment éclairée dans son dos. Elle frappa dans ses mains avec un claquement dont l’écho se répercuta dans tout le château, puis elle les frotta.
« Ça tombe bien, dit-elle, sinistre. On va le faire, le spectacle. »
Nounou suivit Hwel d’un œil sombre. « Casse-toi toi-même », marmonna-t-elle.
Hwel, depuis la coulisse, donna le signal du lever de rideau. Et du coup de tonnerre.
Qui ne vint pas.
« Le tonnerre ! lança-t-il dans un souffle qu’entendit la moitié du public. Vas-y ! »
Une voix pleurnicha derrière le pilier le plus proche : « J’ai voulu secouer le tonnerre, Hwel ! Il fait juste dirig-ding ! »
Hwel resta un moment silencieux. Il comptait. La troupe l’observait, frappée de terreur à défaut de l’être par la foudre.
Il finit par lever les poings au ciel et lancer : « Je voulais une tempête ! Rien qu’une tempête. Même pas une grosse. N’importe quelle tempête. Maintenant je veux qu’on me comprenne bien ! J’en ai assez ! Je veux le tonnerre tout de suite ! »
L’éclair qui lui répondit comme un coup de poignard changea les ombres multicolores du château en blanc aveuglant et noir déchirant. Un roulement de tonnerre répliqua aussitôt.
C’était le fracas le plus formidable qu’avait jamais entendu Hwel. Il semblait naître dans sa tête et se frayer un chemin vers l’extérieur.
Il dura, dura, secoua chacune des pierres du château. Une pluie de poussière s’abattit. Une tourelle au loin se détacha avec une lenteur de corps de ballet et bascula doucement cul par-dessus tête dans les profondeurs affamées de la gorge.
Lorsqu’enfin le tonnerre se tut, il abandonna un silence qui résonnait comme une cloche.
Hwel leva les yeux vers le ciel. De grands nuages noirs filaient au-dessus du château et masquaient les étoiles.
La tempête était de retour.
Elle avait passé un temps fou à apprendre le métier. Des années à rester cachée dans des vallées loin de tout. Elle avait répété des heures devant un glacier. Étudié les grandes tempêtes d’autrefois. Poli son art jusqu’à la perfection. Et aujourd’hui, ce soir, devant un public visiblement au fait qui l’attendait, la tempête allait faire un… oui, un tabac.
Hwel sourit. Peut-être que les dieux écoutaient, après tout. Il regrettait de n’avoir pas demandé une bonne machine à souffler du vent par la même occasion.
Il adressa des gestes frénétiques à Tomjan.
« Vas-y ! »
Le jeune homme hocha la tête et se lança dans sa grande tirade.
« Et désormais notre domination est sans partage… »
Derrière lui sur la scène, les sorcières se penchèrent sur le chaudron.
« C’est que du fer-blanc, celui-là, souffla Nounou. Et il est tout plein de beurk.
— Et le feu, c’est que du papier rouge, chuchota Magrat. On aurait dit du vrai, de là-haut, c’est que du papier rouge ! Regardez, on enfonce le doigt dedans…
— Tant pis, fit Mémé. Prenez l’air occupé et attendez mon signal. »
Alors qu’ils entamaient le dialogue qui allait aboutir à la passionnante scène du duel, le méchant roi et le bon duc prirent conscience d’une certaine activité dans leur dos et de quelques gloussements dans le public. Après un éclat de rire parfaitement hors de propos, Tomjan risqua un coup d’œil en coin.
Une sorcière mettait leur feu en morceaux. Une autre essayait de nettoyer le chaudron. La troisième, assise les bras croisés, le fixait d’une prunelle noire.
« La terre elle-même crie à la tyrannie… » lança Cabelan, puis il remarqua soudain l’expression de Tomjan et suivit son regard. Sa voix décrut avant de s’éteindre.
« “Et me demande de la venger”, souffla Tomjan avec obligeance.
— M-mais… murmura Cabelan qui essayait de pointer discrètement sa dague.
— J’voudrais pas qu’on me trouve morte avec un chaudron pareil, chuchota Nounou Ogg dont la voix porta jusqu’au fond de la cour. Deux jours de boulot avec un tampon à récurer et un seau de sable, voilà.
— “Et me demande de la venger” ! » souffla une fois encore Tomjan. Du coin de l’œil, il vit Hwel dans la coulisse, figé dans une attitude de rage folle.
« Comment ils le font trembloter ? demanda Magrat.
— Chut, vous deux, dit Mémé. Vous gênez le monde. » Elle souleva son chapeau à l’intention de Cabelan. « Continuez, jeune homme. Faites pas attention à nous.
— Hein ? fit Cabelan.
— Aha, elle te demande de la venger, n’est-ce pas ? reprit Tomjan, au désespoir. Et le ciel crie lui aussi vengeance, j’imagine. »
La tempête répliqua par un éclair qui emporta le sommet d’une autre tour…
Au premier rang du public, le duc se tapit sur son siège ; son visage passait par toutes les couleurs de l’angoisse. Il tendit ce qui jadis avait été un doigt.
« Elles sont là, soupira-t-il. Ce sont elles. Qu’est-ce qu’elles font dans ma pièce ? Qui a dit qu’elles pouvaient jouer dans ma pièce ? »
La duchesse, moins portée sur les questions de pure forme, fit signe au garde le plus proche.
Sur scène, Tomjan transpirait sous le poids du texte. Cabelan était incohérent. Et voilà que Gensive, qui jouait le rôle de la bonne duchesse en perruque de lin, avait à son tour perdu le fil.
« Aha, tu me traites de méchant roi, mais tu le murmures afin que nulle autre oreille ne l’entende, croassa Tomjan. Et tu as fait appeler la garde, sans doute par un signal secret dont ni la langue ni les lèvres ne sont les instruments. »
Un garde s’approcha en crabe, encore vacillant de la poussée que venait de lui donner Hwel. Il fixa Mémé Ciredutemps.
« Hwel se demande ce que vous fichez ? siffla-t-il.
— Qu’est-ce là ? fit Tomjan. T’ai-je bien entendu dire : Je viens, ma lady ?
— Vire-moi ces gens, il a dit ! »
Tomjan s’approcha sur l’avant-scène.
« Tu bredouilles, mon vieux. Vois comme j’esquive ta lance aussi lente qu’une tortue. J’ai dit : vois comme j’esquive ta lance aussi lente qu’une tortue. Ta lance, mon vieux. Celle que tu tiens dans ta main sanglante, crénom. »
Le garde lui adressa un sourire figé, au désespoir.
Tomjan hésita. Trois autres acteurs autour de lui fixaient les sorcières. Il voyait arriver avec crainte l’instant du duel, aussi inévitable qu’un avis d’imposition, et il commençait à se dire qu’il allait devoir parer ses propres coups sauvages et se poignarder tout seul.
Il se tourna vers les trois sorcières. Sa bouche s’ouvrit.
Pour la première fois de sa vie, sa mémoire infaillible lui faisait défaut. Il ne retrouvait pas la suite.
Mémé Ciredutemps se dressa. Elle s’avança jusqu’au bord de la scène. Les spectateurs retinrent leur souffle. Elle leva une main.
« Fantômes de l’esprit et autres faux-semblants, tous dehors. J’ordonne à la Vérité de… – elle hésita –… de faire son blablabla. »
Tomjan sentit le froid s’engouffrer en lui. Les autres aussi reprirent vie dans un sursaut.
Des profondeurs de leurs esprits vides montèrent en flèche de nouveaux mots, des mots rouges de sang et de vengeance, des mots dont l’écho avait résonné parmi les pierres du château, des mots conservés dans le silicium, des mots qui voulaient se faire entendre, des mots qui leur forçaient tellement sur la bouche que refuser de les dire se solderait par une mâchoire brisée.
« Le craignez-vous, maintenant ? fit Gensive. Lui dont la boisson embrume l’esprit ? Prenez sa dague, mon époux… Vous êtes à une longueur de lame du royaume.
— Je n’ose, dit un Cabelan étonné qui essaya de se regarder les lèvres.
— Qui le saura ? » Gensive agita une main en direction du public. Jamais il ne rejouerait aussi bien. « Regardez, il n’y a que la nuit aveugle. La dague aujourd’hui, le royaume demain. Tentez le coup, mon ami, le coup de poignard. »
La main de Cabelan trembla.
« J’y vais, femme, dit-il. Est-ce une dague que je vois là, devant moi ?
— Évidemment, tiens, c’est une dague. Allez, faites-le maintenant. Le faible ne mérite pas la pitié. Nous dirons qu’il est tombé dans l’escalier.
— Mais on se doutera de quelque chose !
— N’y a-t-il point de cachots ? N’y a-t-il point de poucettes ? Possession vaut titre, mon époux, quand ce qu’on possède, c’est un couteau. »
Cabelan ramena le bras.
« Je ne peux pas ! Il a été la gentillesse faite homme pour moi !
— Et vous, vous serez la Mort fait homme pour lui… »
Camar entendait les voix au loin. Il rajusta son masque, vérifia son allure de Mort dans le miroir et scruta son texte dans la pénombre des coulisses vides.
« TRemblez MAintenant, MORtels ÉPHémères, dit-il. JE suis LA MOrt, DEvant QU… DEvant QU…
— Qui.
— Oh, merci, fit distraitement le jeune homme. DEvant QUI AUcune serrure N’Existe…
— NE RÉSISTE.
— Ne Résiste NI AUcune Barre DE PORtail, ET JE viens… je viens…
— ET JE VIENS PRENDRE MON DÛ EN CETTE NUIT DES ROIS. »
Camar s’affaissa.
« Tu y arrives tellement bien, toi, gémit-il. Tu as la voix qu’il faut et tu te souviens du texte. » Il se retourna. « Je n’ai que trois lignes à dire, et Hwel… va… m’étriper. »
Il se figea. Ses yeux s’écarquillèrent : deux soucoupes de terreur. La Mort claqua des doigts devant la figure pétrifiée du gamin.
« OUBLIE » ordonna-t-il avant de faire demi-tour et de se diriger d’un pas digne et silencieux vers les coulisses.
Son crâne dépourvu d’yeux embrassa la rangée de costumes, les débris cireux de la table de maquillage. Ses narines vides humèrent les odeurs mêlées de boules de naphtaline, de crasse et de sueur.
Il y avait en ces lieux, songea-t-il, quelque chose qui s’apparentait au divin. Dans un monde les humains en avaient bâti un autre qui le réfléchissait un peu comme une goutte d’eau réfléchit le paysage. Et pourtant… Et pourtant…
Dans ce petit monde ils avaient mis tout ce à quoi on aurait cru qu’ils voulaient échapper : haine, peur, tyrannie et ainsi de suite. La Mort était intrigué. Les humains se croyaient désireux de sortir d’eux-mêmes, et tous les arts qu’ils imaginaient les y faisaient entrer davantage. Il était fasciné.
Il se trouvait ici dans un but bien précis. Il venait réclamer une âme. Le temps n’était pas aux vaines réflexions. Mais qu’était le temps, après tout ?
Ses pieds se livrèrent involontairement à un petit pas de danse cliquetante sur les pierres. Seul dans les ombres grises, la Mort faisait des claquettes.
…DEMAIN SOIR ON ACCROCHERA UNE ÉTOILE À LA PORTE DE TA LOGE…
Il se ressaisit, raffermit sa faux et attendit en silence son entrée en scène.
Il n’en avait encore jamais manqué une seule.
Il allait apparaître et les faire mourir de rire.
« Et vous serez la Mort fait homme pour lui. Maintenant ! » La Mort entra, et ses pieds cliquetèrent sur la scène. « TREMBLEZ MAINTENANT, MORTELS ÉPHÉMÈRES, CAR JE SUIS LA MORT, DEVANT QUI AUCUNE… AUCUNE… DEVANT QUI… »
Il hésita. Il hésita pour la première fois dans l’éternité de son existence.
Parce que la Mort du Disque-monde a beau s’occuper de millions de gens, chaque mort reste intime et personnelle. La Mort est le plus souvent invisible, sauf à ses clients et aux professionnels de l’occulte. Si personne ne le voit, c’est que le cerveau humain est assez malin pour effacer les visions horribles qu’il ne supporterait pas ; mais il se posait maintenant un problème : plusieurs centaines de personnes s’attendaient vraiment à voir la Mort à ce moment-là, et du coup elles le voyaient.
Il se retourna et contempla des centaines d’yeux attentifs.
Même sous l’emprise de la Vérité, Tomjan reconnut un collègue en difficulté et lutta pour reprendre la maîtrise de ses lèvres.
« “…serrure ne résiste…” » chuchota-t-il entre ses dents figées dans une grimace.
L’autre lui fit un sourire dément, mort de trac.
« QUOI ? murmura-t-il d’une voix comme une enclume qu’on frapperait avec un petit marteau de plomb.
— « …serrure ne résiste, ni aucune barre… l’encouragea Tomjan.
— …SERRURE NE RÉSISTE, NI AUCUNE BARRE… EUH… répéta la Mort, désespéré, suspendu aux lèvres du jeune homme.
— … de portail !…
— DE PORTAIL.
— Non, je ne peux pas ! fit Cabelan. On va me voir ! Là-bas, dans le hall, il y a quelqu’un qui observe !
— Il n’y a personne !
— Je sens son regard !
— Crétin de froussard ! Dois-je porter le coup à votre place ? Tenez, il a le pied sur la plus haute marche ! »
Le visage de Cabelan se tordit de peur et de doute. Il retira sa main.
« Non ! »
Le cri venait du public. Le duc était à moitié levé de son siège, ses phalanges torturées écrasaient sa bouche. Au vu de tous, il s’avança d’un pas titubant entre les spectateurs choqués.
« Non ! Je ne l’ai pas fait ! Ce n’était pas comme ça ! Vous ne pouvez pas dire que c’était comme ça ! Vous n’y étiez pas ! » Il parcourut les visages qui l’entouraient, levés vers lui, et s’affaissa.
« Moi non plus, gloussa-t-il nerveusement. Je dormais, à ce moment-là, vous savez. Je m’en souviens très bien. Il y avait du sang sur la courtepointe, il y avait du sang par terre, impossible de nettoyer le sang, mais ces questions n’intéressent pas l’enquête. Je ne peux permettre qu’on débatte de la sûreté de l’État. Ce n’était qu’un rêve, et quand je me serais réveillé demain, il serait en vie. Et demain il ne se serait rien passé parce qu’il ne serait rien arrivé. Et demain on aurait dit que je ne savais pas. Et demain on aurait dit que je ne me souvenais de rien. Quel bruit il a fait en tombant ! Assez fort pour réveiller les morts… Qui aurait cru qu’il avait autant de sang en lui ?… » Il avait maintenant grimpé sur scène et il fit un grand sourire radieux à la troupe rassemblée.
« J’espère que ça règle la question, dit-il. Ha. Ha. »
Dans le silence qui suivit, Tomjan ouvrit la bouche pour proposer quelques mots de circonstance, quelques mots apaisants, et découvrit qu’il n’avait rien à dire.
Mais une autre personnalité entra en lui, s’empara de ses lèvres et s’exprima ainsi :
« Avec ma propre dague, espèce de salaud ! Je savais que c’était toi ! Je t’ai vu en haut des marches, qui suçais ton pouce ! Je te tuerais maintenant, si l’idée de devoir t’entendre pleurnicher jusqu’à la fin des temps ne me retenait pas. Moi, Vérence, ancien roi de…
— Quelle déposition est-ce là ? » fit la duchesse. Elle se dressait devant la scène, flanquée d’une demi-douzaine de soldats.
« Ce ne sont que des calomnies, ajouta-t-elle. Et de la trahison par-dessus le marché. Des rodomontades d’acteurs détraqués.
— J’étais le roi de Lancre, merde ! brailla Tomjan.
— Auquel cas, tu es la présumée victime, fit calmement la duchesse. Donc dans l’incapacité de soutenir l’accusation. Il n’y a pas de précédent. »
Le corps de Tomjan se tourna vers la Mort.
« Vous y étiez, vous ! Vous avez tout vu !
— JE NE PENSE PAS ÊTRE LE TÉMOIN IDÉAL.
— Donc, il n’y a pas de preuve, et sans preuve, pas de crime », conclut la duchesse. Elle fit signe aux soldats d’avancer. « Tant pis pour ton expérience, lança-t-elle à son mari. Je crois ma méthode meilleure. »
Son regard parcourut la scène et tomba sur les sorcières.
« Arrêtez-les, ordonna-t-elle.
— Non, fit le fou qui sortit des coulisses.
— Qu’est-ce que tu dis, toi ?
— J’ai tout vu, répondit simplement le fou. J’étais dans la grand-salle, cette nuit-là. Vous avez tué le roi, monseigneur.
— C’est pas vrai ! se récria le duc. Tu n’y étais pas. Je ne t’ai pas vu ! Je t’ordonne de ne pas y avoir été !
— Tu n’as pas osé le dire jusqu’à présent, fit lady Kasqueth.
— Oui, madame. Mais aujourd’hui je ne peux plus me taire. »
Le duc posa sur lui un regard chancelant.
« Tu as juré fidélité jusqu’à la mort, mon fou, siffla-t-il.
— Oui, monseigneur, pardon.
— Tu es mort. »
Le duc arracha d’un geste vif une dague de la main docile de Cabelan et se précipita pour la plonger jusqu’à la garde dans le cœur du fou. Magrat hurla.
Le fou vacilla d’avant en arrière.
« Dieux merci, c’est fini », dit-il tandis que Magrat se frayait un passage à travers les acteurs pour le serrer contre ce qu’on appellera charitablement sa poitrine. Il vint à l’esprit du fou qu’il n’avait jamais regardé une poitrine en face, du moins depuis sa prime enfance, et que le monde était particulièrement cruel d’avoir attendu sa mort pour lui faire vivre cette expérience.
Il déplaça délicatement un bras de Magrat, se décoiffa du chapeau cornu méprisable et le jeta aussi loin qu’il put. Il n’avait plus besoin d’être fou ni, s’aperçut-il, de s’embarrasser de serments ni rien. Et, prodigue de poitrines, la mort avait des avantages.
« Ce n’est pas moi », dit le duc.
Aucune douleur, songea le fou. Marrant, ça. Remarquez, on ne ressent évidemment pas la douleur quand on est mort. Ce serait en pure perte.
« Vous avez tous vu que je n’ai rien fait », reprit le duc.
La Mort lança au fou un regard intrigué. Puis il fouilla dans les replis de ses robes et sortit un sablier orné de clochettes. Il donna une petite secousse à l’objet qui tintinnabula.
« Je n’ai pas donné d’ordres en ce sens », fit calmement le duc.
Sa voix venait de très loin, de là où vagabondait désormais son esprit. La troupe le fixait sans rien dire. Il n’était pas possible de haïr quelqu’un de pareil, seulement de se sentir terriblement gêné de se trouver dans son voisinage. Même le fou se sentait gêné, et pourtant il était mort.
La Mort tapota le sablier et le scruta pour en vérifier le bon fonctionnement.
« Vous mentez tous, reprit le duc d’une voix tranquille. C’est vilain de mentir. »
Il poignarda plusieurs des acteurs les plus proches d’un geste nonchalant, comme dans un rêve, puis brandit la lame.
« Vous voyez ? Pas de sang ! Ce n’est pas moi. » Il leva les yeux sur la duchesse qui l’écrasait de toute sa taille comme un tsunami rouge prêt à engloutir un petit village de pêcheurs.
« C’est elle, dit-il. C’est elle qui l’a fait. »
Il lui porta un ou deux coups de dague, pour le principe, puis se poignarda lui-même avant de laisser l’arme lui échapper des doigts.
Au bout d’un moment de réflexion, d’une voix qui s’était rapprochée des rivages de la raison, il lança : « Vous ne m’aurez pas, maintenant. »
Il se tourna vers la Mort. « Y aura-t-il une comète ? demanda-t-il. Il faut une comète quand un prince meurt. Je vais aller voir, d’accord ? »
Il s’en alla sans se presser. Le public applaudit.
« Faut reconnaître, ça, c’est de la vraie royauté, dit enfin Nounou Ogg. Y a pas de doute, dans l’excentricité la royauté surpasse largement les gens comme nous. »
La Mort leva le sablier devant ses orbites vides ; son crâne exprimait la perplexité.
Mémé Ciredutemps ramassa la dague par terre et en éprouva la pointe de l’index. La lame coulissa facilement dans le manche avec un petit couinement.
Elle la transmit à Nounou.
« La voilà, ton épée magique. »
Magrat posa les yeux dessus, puis les ramena vers le fou.
« Vous êtes mort ou pas ? demanda-t-elle.
— Il y a des chances, répondit-il d’une voix légèrement assourdie. Je crois que je suis au paradis.
— Non, écoutez, je parle sérieusement.
— Je ne sais pas. Mais j’aimerais bien respirer.
— Alors, vous êtes sûrement vivant.
— Tout le monde est vivant, dit Mémé. C’est une dague truquée. On peut sans doute pas en confier des vraies à des acteurs.
— Après tout, ils sont même pas capables d’avoir un chaudron propre, dit Nounou.
— C’est à moi de dire si tout le monde est vivant ou non, fit la duchesse. En tant que gouvernante, je décide comme il me plaît. Visiblement, mon époux a perdu l’esprit. » Elle se tourna vers ses soldats. « Et j’ordonne…
— Maintenant ! souffla le roi Vérence dans l’oreille de Mémé. Maintenant ! »
Mémé Ciredutemps se dressa.
« Tais-toi, femme ! dit-elle. Le vrai roi de Lancre se tient devant toi ! »
Elle donna une tape sur l’épaule de Tomjan.
« Quoi, lui ?
— Qui, moi ?
— Ridicule, fit la duchesse. C’est une espèce de saltimbanque.
— Elle a raison, mademoiselle, dit Tomjan au bord de la panique. Mon père dirige un théâtre, pas un royaume.
— C’est le vrai roi. On peut le prouver, dit Mémé.
— Oh, non, fit la duchesse. Pas de ça. Pas question d’héritiers mystérieux qui réapparaissent dans le royaume. Gardes… saisissez-vous de lui. »
Mémé Ciredutemps leva la main. Les soldats titubèrent d’un pied sur l’autre, hésitants.
« C’est une sorcière, non ? hasarda l’un d’eux.
— Certainement », répondit la duchesse.
Les gardes s’agitèrent, mal à l’aise.
« On a vu quand elles changent les gens en salamandres, dit l’un.
— Et puis qu’elles les naufragent.
— Ouais, et qu’elles alarment les engagements.
— Ouais.
— Ça mérite discussion. Nous faut une prime de sorcières.
— Elle pourrait nous faire n’importe quoi, remarquez. Peut-être même que c’est une souillon.
— Ne soyez pas stupides, dit la duchesse. Les sorcières ne font rien de tout ça. Ce ne sont que des fables pour faire peur aux gens. »
Le garde secoua la tête.
« À moi, ça m’a paru plutôt convaincant.
— Évidemment, c’était censé… » commença la duchesse. Elle soupira et arracha sa lance au garde. « Je vais te montrer le pouvoir de ces sorcières », dit-elle avant de jeter avec force l’arme à la figure de Mémé.
La main de Mémé se déplaça latéralement à la vitesse d’un serpent qui se détend et attrapa la lance juste derrière le fer.
« Bon, fit-elle, c’est comme ça, hein ?
— Vous ne me faites pas peur, les sorcières », répliqua la duchesse.
Mémé la fixa au fond des yeux quelques secondes. Elle poussa un grognement de surprise.
« Vous avez raison, reconnut-elle. On vous fait pas peur du tout, on dirait…
— Vous croyez que je ne vous ai pas étudiées ? Votre sorcellerie, ce n’est qu’artifice et illusion pour impressionner les esprits faibles. Je ne crains rien de ce côté-là. Essaye toujours. »
Mémé la considéra un moment.
« Que j’essaye ? » finit-elle par dire. Magrat et Nounou Ogg s’écartèrent tout doucement d’un pas glissé.
La duchesse éclata de rire. « Tu n’es pas bête, dit-elle. Je te l’accorde. Et tu es vive. Vas-y, vieille sorcière. Lance tes crapauds et tes démons, je vais… »
Elle s’arrêta, sa bouche s’ouvrit et se referma doucement sans qu’un seul mot n’en sorte. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus de terreur, ses yeux regardèrent au-delà de Mémé, au-delà du monde, vers autre chose. Son poing vola vers sa bouche d’où s’échappa un petit gémissement. Elle se figea, comme un lapin qui tombe sur une hermine et sait sans le moindre doute que c’est la dernière qu’il verra jamais.
« Vous lui avez fait quoi ? » demanda Magrat, la première à oser parler. Mémé eut un petit sourire suffisant.
« Têtologie, répondit-elle d’un air satisfait. Pas besoin de la magie d’Aliss la Noire pour ça.
— Oui, mais vous avez fait quoi ?
— On devient pas comme elle sans dresser des murs à l’intérieur de sa tête, dit Mémé. J’ies ai seulement démolis. Pour libérer tous les cris. Toutes les supplications. Les tourments de culpabilité. Les remords. Tout lui est revenu d’un coup. C’est un p’tit truc à connaître. »
Elle fit à Magrat un sourire condescendant. « J’te montrerai un jour, si tu veux. »
Magrat réfléchit un instant. « C’est affreux, fit-elle.
— Dis donc pas de bêtises. » Le sourire de Mémé était terrible. « On cherche tous à savoir ce qu’on est réellement. Elle, maintenant, elle le sait.
— Des fois, faut rendre service pour faire du mal, approuva Nounou Ogg.
— Je crois qu’il peut rien arriver de pire à quelqu’un, dit Magrat tandis que la duchesse vacillait d’avant en arrière.
— Par pitié, sers-toi de ton imagination, ma fille, dit Mémé. Il y a bien pire. Les aiguilles sous les ongles, par exemple. Le machin avec les tenailles.
— Les couteaux chauffés au rouge dans le popotin, fit Nounou Ogg. Avec le manche en premier ; on se coupe les doigts quand on veut les retirer…
— Moi, c’est tout simplement le pire dont je suis capable, dit Mémé Ciredutemps d’un air compassé. Et puis c’est que justice. C’est comme ça que doit agir une sorcière, tu sais. Pas besoin d’effets dramatiques. Le plus gros de la magie, ça se passe dans la tête. C’est de la têtologie. Maintenant, si tu… »
Un bruit comme une fuite de gaz s’échappa des lèvres de la duchesse. Sa tête partit soudain en arrière. Elle ouvrit les yeux, battit des paupières et son regard tomba sur Mémé. La haine pure lui envahit la figure.
« Gardes ! lança-t-elle. Je vous ai dit de vous emparer d’elles ! »
La mâchoire de Mémé s’affaissa. « Quoi ? Mais… mais je vous ai montré qui vous étiez vraiment…
— Et je suis censée ne pas m’en remettre, hein ? » Tandis que les gardes saisissaient d’un air penaud les bras de Mémé, la duchesse mit sous le nez de la sorcière sa figure dont les sourcils effrayants formaient un V de haine triomphante. « Je suis censée me rouler par terre, c’est ça ? Eh bien, vieille femme, j’ai vu exactement ce que je suis, tu comprends, et j’en suis fière ! Je suis prête à tout recommencer, mais plus fort et plus longtemps ! J’ai aimé ça, et je l’ai fait parce que je le voulais ! »
Elle donna un coup sourd sur sa poitrine volumineuse.
« Espèces d’idiots ébahis ! dit-elle. Vous êtes tellement faibles. Vous croyez réellement qu’au fond les gens sont gentils, n’est-ce pas ? »
La foule sur scène recula devant la seule force de son exultation.
« Eh bien, moi, j’ai regardé au fond, dit la duchesse. Je sais ce qui pousse les gens. C’est la peur. La peur brute, viscérale. Il n’y en a pas un d’entre vous qui ne me craigne pas. Je peux vous faire pisser de terreur dans votre culotte, et maintenant je vais prendre… »
C’est alors que Nounou Ogg lui flanqua un coup de chaudron derrière la tête.
« Elle arrête jamais, hein ? dit-elle sur le ton de la conversation tandis que la duchesse s’écroulait. Un brin excentrique, si vous voulez mon avis. »
Un silence long, embarrassé, s’ensuivit.
Mémé Ciredutemps toussa. Puis elle fit aux soldats qui la tenaient un grand sourire amical et désigna du doigt le tas qu’était désormais la duchesse.
« Emmenez-la et bouclez-la dans une cellule quelque part », ordonna-t-elle. Les hommes se mirent au garde-à-vous dans un claquement, attrapèrent la duchesse par les bras et la relevèrent avec beaucoup de mal.
« Doucement, quand même », fit Mémé.
Elle se frotta les mains et se tourna vers Tomjan qui la regardait, bouche bée.
« Je te l’garantis, siffla-t-elle. Maintenant, mon garçon, t’as pas le choix. T’es le roi de Lancre.
— Mais je ne sais pas comment m’y prendre !
— On t’a tous vu ! Tu t’y es pris comme il fallait, même pour crier.
— Je jouais, c’est tout !
— Ben, joue, alors. Être roi, c’est… c’est… » Mémé hésita et claqua des doigts en direction de Magrat. « Comment tu les appelles, ces machins, là… y en a toujours cent dans tout ? »
Magrat parut ahurie. « Vous voulez dire des pour cent ? fit-elle.
— Voilà, abonda Mémé. La plupart des pour cent, quand on est roi, c’est du jeu d’acteur, si tu veux mon avis. Tu devrais réussir là-dedans. »
Tomjan chercha secours des yeux dans les coulisses où aurait dû se tenir Hwel. Le nain s’y tenait effectivement, mais ne prêtait guère attention au jeune homme. Le texte sous le nez, il réécrivait furieusement.
« MAIS JE VOUS ASSURE, VOUS N’ÊTES PAS MORT. VOUS POUVEZ M’EN CROIRE. »
Le duc gloussa. Il avait trouvé un drap quelque part, s’en était recouvert et parcourait furtivement certains des couloirs les plus déserts du château. De temps en temps, il lançait un « hou-ou » à voix basse.
Ce qui inquiétait la Mort. Les clients dont il avait l’habitude prétendaient ne pas être morts, parce que le trépas les mettait toujours dans un état de choc et que beaucoup d’entre eux avaient du mal à l’accepter. Mais des gens qui se voulaient morts à chacune de leurs respirations, voilà qui était une expérience troublante.
« Je vais sauter sur tout le monde, fit le duc d’un air rêveur. Je vais agiter mes os toute la nuit, je vais grimper sur le toit et prédire une mort dans la maison…
— ÇA, CE SONT LES BANSHEES.
— Je le ferai si je veux, dit le duc dont la voix retrouva des accents de son ancienne détermination. Je flotterai à travers les murs, je cognerai sur les tables et je laisserai tomber des gouttes d’ectoplasme sur tous ceux qui ne me plaisent pas.
Ha. Ha.
— ÇA NE MARCHERA PAS. LES VIVANTS N’ONT PAS LE DROIT D’ÊTRE DES FANTÔMES. JE REGRETTE. »
Le duc essaya sans succès de traverser un mur, renonça et ouvrit une porte qui donnait sur une partie éboulée des remparts. La tempête s’était un peu calmée, et une mince écorce de lune se tapissait derrière les nuages comme un revendeur au marché noir de billets pour l’éternité.
La Mort le suivit en passant à travers le mur d’une enjambée.
« Bon, alors, fit le duc, si je ne suis pas mort, qu’est-ce que vous faites ici ? »
Il bondit sur le rempart et fit claquer son drap.
« J’ATTENDS.
— Attends toujours, face d’os ! jeta le duc, triomphant. Je vais errer dans le monde nébuleux, je vais trouver des chaînes à secouer, je vais… »
Il recula, perdit l’équilibre, atterrit lourdement sur le mur et glissa. L’espace d’un instant, ce qu’il restait de sa main droite racla en vain la maçonnerie puis disparut.
La Mort peut évidemment se trouver partout à la fois, et dans un sens il n’est pas plus juste de le situer sur les remparts, où il retirait des particules inexistantes de métal brillant sur le fil de sa lame de faux, que plongé jusqu’à la taille dans les eaux écumantes hérissées de rochers au fond de la gorge de la Lancre pendant que son regard calcaire suivait le courant pour s’arrêter soudain là où le torrent passait traîtreusement à quelques centimètres au-dessus d’un lit de galets anguleux.
Au bout d’un moment, le duc s’assit, transparent dans les vagues phosphorescentes.
« Je vais hanter leurs couloirs, dit-il, et chuchoter sous les portes par les nuits sans vent. » Sa voix s’estompa, se perdit presque dans le rugissement incessant de la rivière. « Je vais faire horriblement grincer les fauteuils en osier, vous allez voir ça. »
La Mort lui fit un grand sourire.
« À LA BONNE HEURE. »
Il se mit à pleuvoir.
La pluie des montagnes du Bélier possède un pouvoir curieusement pénétrant qui fait paraître la pluie ordinaire presque aride. Elle tomba à verse sur les toits du château et donna l’impression de passer carrément à travers les tuiles pour baigner la grand-salle d’une humidité chaude et désagréable[21].
La moitié de la population de Lancre avait envahi la salle. Dehors, la pluie battante dominait même le rugissement lointain de la rivière. Elle imbiba la scène. Les couleurs dégoulinèrent et se mélangèrent sur la toile de fond ; l’un des rideaux ploya, sortit de son rail et voltigea dans une flaque.
À l’intérieur, Mémé Ciredutemps finissait de parler.
« T’as oublié la couronne, chuchota Nounou Ogg.
— Ah. Oui, la couronne. Il l’a sur la tête, t’vois. On l’a cachée parmi les autres quand les acteurs sont partis, pour la bonne raison que personne la chercherait là. Regarde comme elle lui va bien. »
Il fallait reconnaître ça aux extraordinaires pouvoirs de persuasion de Mémé : tout le monde voyait qu’elle allait bien à Tomjan. En fait, il ne s’en trouvait qu’un d’un autre avis : Tomjan lui-même ; il sentait bien que seules ses oreilles empêchaient la couronne de lui tenir lieu de collier.
« Imagine l’effet que ça lui a fait, la première fois qu’il l’a coiffée, poursuivit-elle. Un effet de picotement fantasmagorique, j’suppose.
— En réalité, ça m’a plutôt… » commença Tomjan, mais personne ne l’écoutait. Il haussa les épaules et se pencha vers Hwel, lequel griffonnait toujours activement.
« Est-ce que « fantasmagorique », ça veut dire désagréable ? » souffla-t-il.
Le nain posa sur lui un regard absent.
« Quoi ?
— J’ai demandé : est-ce que « fantasmagorique », ça veut dire désagréable ?
— Hein ? Oh. Non. Non, je ne crois pas.
— Ça veut dire quoi, alors ?
— Chais pas. Pédestre, je crois. » Les yeux de Hwel retournèrent à son gribouillage, comme magnétisés. « Tu te souviens de ce qu’il a dit après tous les « demain » ? Je n’ai pas bien saisi après…
— Et tu n’avais pas besoin de répéter à tout le monde que j’étais… adopté, fit Tomjan.
— C’est pourtant la vérité, tu vois, fit distraitement le nain. Il vaut mieux être honnête avec ces choses-là. Alors, est-ce qu’il l’a vraiment poignardée ou seulement accusée ?
— Je ne veux pas être roi ! murmura Tomjan d’une voix rauque. Tout le monde dit que je tiens de mon père !
— Marrant, ça, toutes ces histoires de ressemblances, fit vaguement le nain. Je veux dire, si moi, je tenais de mon père, je serais trente mètres sous terre à creuser la roche, alors que… » Sa voix mourut. Il fixa la pointe de sa plume, comme si elle exerçait une fascination extraordinaire.
« Alors que quoi ?
— Hein ?
— Tu n’écoutes donc pas ?
— Je savais que ça ne collait pas quand je l’écrivais. Je savais que je m’y prenais mal… Quoi ? Oh, oui. Roi. Très bon boulot. On dirait que la compétition est dure, en tout cas. Je suis très content pour toi. Une fois roi, tu pourras faire tout ce que tu veux. »
Tomjan parcourut les visages des notables de Lancre autour de la table. Ils avaient un air pénétrant, calculateur, comme le public d’un défilé d’animaux de boucherie. Ils le jaugeaient. Le sentiment froid, suintant, le gagna peu à peu qu’une fois roi il pourrait faire tout ce qu’il voudrait. À condition d’avoir envie d’être roi.
« Tu pourrais faire construire ton propre théâtre, suggéra Hwel dont les yeux s’allumèrent un instant. Avec autant de trappes que tu voudrais et des costumes magnifiques. Tu pourrais jouer dans une pièce différente tous les soirs. Le Dysk, à côté, aurait l’air d’une cabane.
— Qui viendrait me voir ? demanda Tomjan qui se tassa sur son siège.
— Tout le monde.
— Quoi ? Tous les soirs ?
— Tu pourrais le leur ordonner », fit Hwel sans lever les yeux.
Je savais qu’il allait dire ça, songea Tomjan. Il ne le pense pas réellement, ajouta-t-il, charitable. Il est dans sa pièce. Il n’a pas vraiment les pieds sur terre, pas en ce moment.
Il ôta sa couronne, la tourna et la retourna dans ses mains. Elle ne contenait pas beaucoup de métal, mais elle paraissait lourde. Il se demanda quel poids elle pesait quand on la portait tout le temps.
En bout de table se trouvait une chaise vide où siégeait, lui avait-on assuré, le fantôme de son vrai père. Il aurait bien aimé dire qu’il avait ressenti, lorsqu’on l’avait présenté, autre chose qu’une impression de froid glacial et de bourdonnement dans les oreilles.
« J’imagine que je pourrais aider père à rembourser ce qu’il doit pour le Dysk.
— Ce serait gentil, oui », approuva Hwel.
Il fit tourner la couronne entre ses doigts et, l’air maussade, écouta les conversations qui lui passaient au-dessus de la tête.
« Quinze ans ? s’étonnait le maire de Lancre.
— Fallait bien, répondait Mémé Ciredutemps.
— J’ai trouvé le boulanger un peu en avance la semaine dernière.
— Non, non, fit la sorcière avec impatience. Ça marche pas comme ça. Personne a rien perdu.
— Moi, ce que je comprends, dit l’homme qui cumulait les fonctions de bedeau, de secrétaire de mairie et de fossoyeur, c’est qu’on a tous perdu quinze ans.
— Non, on les a tous gagnés, contesta le maire. Ça tombe sous le sens. Le temps, c’est comme une espèce de route sinueuse, vous voyez, mais on a pris un raccourci à travers champs.
— Pas du tout, rétorqua le secrétaire en poussant une feuille de papier à travers la table. Regardez… »
Tomjan laissa les eaux du débat se refermer sur lui.
Tout le monde le voulait roi. Personne ne se souciait de savoir ce qu’il voulait, lui.
Son avis ne comptait pas.
Oui, c’était ça. Personne ne voulait qu’il soit roi, lui en particulier. Il était commode, voilà tout.
L’or ne ternit pas, du moins matériellement, mais Tomjan sentit que la mince bande de métal dans ses mains avait un lustre d’une profondeur déplaisante. Elle avait coiffé trop de têtes dérangées. Quand on se l’approchait de l’oreille, on entendait les cris.
Il prit conscience qu’on l’observait, que des yeux s’attardaient sur son visage comme une lampe à souder sur une sucette. Il leva les siens.
C’était la troisième sorcière, la jeune… la plus jeune, celle à l’expression concentrée et à la coiffure en haie de jardin. Assise près du brave fou comme si elle détenait une participation majoritaire.
Ce n’était pas seulement son visage qu’elle examinait. C’étaient ses traits. Les prunelles de la sorcière les parcouraient de la nuque aux narines comme un compas. Il lui adressa un petit sourire vaillant qu’elle ignora. Comme tout le monde, songea-t-il.
Seul le fou le remarqua et lui rendit son sourire avec un air d’excuse et un discret mouvement complice des doigts qui disait : « Qu’est-ce que deux êtres sensibles comme nous font ici ? » La femme le regardait encore, penchait la tête d’un côté puis de l’autre, plissait les yeux. Des yeux qui passaient sans cesse du fou à Tomjan. Puis elle se tourna vers la plus vieille sorcière, la seule dans la salle humide et chaude à s’être déniché une chope de bière, et lui chuchota à l’oreille.
Toutes deux se lancèrent dans une conversation animée à voix basse. C’était, se dit Tomjan, une manière typiquement féminine de discuter. Le genre de conversation que les femmes tiennent sur le pas des portes, debout les bras croisés, et qu’elles interrompent à l’arrivée du moindre passant indélicat qu’elles suivent alors des yeux en silence jusqu’à ce qu’elles soient à nouveau hors de portée d’oreilles.
Il s’aperçut que Mémé Ciredutemps s’était tue et que toute la salle le regardait, l’air d’attendre.
« Hein ? fit-il.
— Ce serait une bonne idée de célébrer le couronnement demain, dit Mémé. C’est pas bon pour un royaume de rester sans dirigeant. Il aime pas ça. »
Elle se leva, repoussa sa chaise, s’approcha et prit la main de Tomjan. À sa suite, il traversa la salle sans protester et monta les marches qui menaient au trône, où elle lui posa les mains sur les épaules et le força doucement à s’asseoir sur les coussins de peluche rouge élimés.
Il y eut des raclements de bancs et de chaises. Il promena autour de lui un regard paniqué.
« Il se passe quoi, maintenant ? demanda-t-il.
— T’inquiète pas, dit Mémé d’un ton ferme. Tout le monde va venir te jurer fidélité. Contente-toi de hocher gracieusement la tête et demande à chacun ce qu’il fait et si ça lui plaît. Oh, vaudrait mieux leur rendre la couronne. »
Tomjan l’ôta prestement.
« Pourquoi ? voulut-il savoir.
— Ils veulent te la présenter.
— Mais je l’ai déjà ! » fit-il, désespéré.
Mémé lâcha un soupir patient.
« Seulement au chaipasquoi, au… sens propre, expliqua-t-elle. S’ils te la présentent, c’est plus cérémonieux.
— Vous voulez dire que ce ne sera pas propre ?
— Oui. Mais beaucoup plus important. »
Tomjan agrippa les bras du trône.
« Allez me chercher Hwel, fit-il.
— Non, tu dois faire les choses dans l’ordre. C’est la coutume, tu vois, d’abord tu fais la connaissance du…
— J’ai dit : allez me chercher Hwel. Tu m’entends, femme ? » Cette fois, Tomjan avait trouvé l’effet et le timbre de voix adéquats, mais la sorcière se ressaisit magnifiquement.
« T’as pas l’air de bien comprendre à qui tu t’adresses, jeune homme. »
Tomjan se leva à demi de son siège. Il avait joué un grand nombre de rois, et la plupart n’étaient pas du genre à serrer gracieusement des mains et à demander aux gens s’ils aimaient leur travail, davantage à les lancer dans une bataille à cinq heures d’un matin glacé et à les convaincre quand même que ça valait mieux que de rester au lit. Il leur fit appel à tous et considéra Mémé Ciredutemps avec une hauteur, une fierté, une arrogance toutes royales.
« Nous pensions nous adresser à un sujet, dit-il. Maintenant, fais ce que nous t’avons demandé ! »
La figure de Mémé resta figée quelques secondes tandis qu’elle hésitait à réagir. Puis elle sourit toute seule, lança d’un ton désinvolte : « Comme vous voulez », et s’en alla décoller Hwel de la table où il écrivait toujours.
Le nain salua Tomjan avec raideur.
« Pas de ça, dit sèchement le jeune homme. Qu’est-ce que je fais après ?
— Je ne sais pas. Tu veux que je t’écrive un discours d’accueil ?
— Je te l’ai dit : je ne veux pas être roi !
— Le discours d’accueil pourrait poser un problème, alors, convint le nain. Est-ce que tu as bien réfléchi ? Être roi, c’est un grand rôle.
— Mais c’est le seul qu’on joue !
— Hmm. Ben, refuse, alors.
— Comme ça ? Et ça marchera ?
— Essaye toujours. »
Un groupe de dignitaires de Lancre s’approchait, la couronne sur un coussin. Leurs visages exprimaient un respect constipé teinté d’un soupçon d’auto-satisfaction. Ils portaient la couronne comme s’il s’agissait d’un cadeau à un enfant sage.
Le maire de Lancre toussa derrière sa main. « L’organisation d’un couronnement digne de ce nom va prendre un certain temps, commença-t-il, mais nous aimerions…
— Non », le coupa Tomjan.
Le maire hésita. « Pardon ?
— Je refuse. »
Le maire hésita encore. Ses lèvres remuèrent et ses yeux se voilèrent légèrement. Il se dit qu’il s’était fourvoyé quelque part et conclut qu’il valait mieux reprendre à zéro.
« L’organisation d’un couronnement digne… se risqua-t-il.
— Pas la peine, fit Tomjan. Je ne serai pas roi. »
Le maire ouvrait et refermait la bouche comme une carpe.
« Hwel, lança Tomjan, désespéré. Tu t’y connais, toi, en discours.
— Le problème qui se pose, dit le nain, c’est que “non” ne doit pas figurer parmi les réponses possibles quand on reçoit une couronne. Je crois que “peut-être” lui conviendrait mieux. »
Tomjan se leva et prit la couronne. Il la tint au-dessus de sa tête comme un tambourin.
« Ecoutez-moi, vous tous. Je vous remercie pour votre offre, c’est un grand honneur. Mais je ne peux pas accepter. J’ai porté plus de couronnes que vous ne pouvez en compter, et le seul royaume que je sais gouverner a des rideaux pour frontières. Je regrette. »
Un silence de mort accueillit ces paroles. Ce n’était apparemment pas ce qu’il fallait dire.
« L’autre problème, fit Hwel sur le ton de la conversation, c’est que tu n’as pas vraiment le choix. Tu es le roi, tu vois. C’est un boulot auquel tu es destiné depuis ta naissance.
— Je n’y connais rien !
— Aucune importance. Le roi n’a pas besoin de s’y connaître, il est le roi.
— Tu ne vas pas me laisser là ! Il n’y a que des forêts ! »
Tomjan éprouva encore une sensation de froid suffocant et le lent bourdonnement dans ses oreilles. L’espace d’un instant il crut distinguer, aussi ténu qu’une brume, un homme grand et triste devant lui, qui tendait une main suppliante. « Je regrette, murmura-t-il. Vraiment. » À travers la forme qui s’évanouissait, il vit les sorcières ; elles le regardaient avec insistance.
« Ta seule chance, fit Hwel à côté de lui, ce serait qu’il existe un autre héritier. Tu ne te souviens pas d’un frère ni d’une sœur, des fois ?
— Je ne me souviens de personne ! Hwel, je… » Une autre discussion violente opposa les sorcières. Puis Magrat traversa la salle à grandes enjambées tel un raz-de-marée ou un afflux de sang à la tête ; elle se débarrassa d’une secousse de la main de Mémé Ciredutemps qui tentait de la retenir et fonça vers le trône comme un piston. Elle traînait le fou dans son sillage.
« Dites ?
— Euh. Hou-ou !
— Hé, dites, excusez-moi, y a quelqu’un ? »
Là-haut, dans le château, ce n’étaient que brouhaha et grande liesse, et personne n’entendait les voix polies et affolées qui rebondissaient en écho dans les couloirs des cachots, de plus en plus polies et affolées à chaque heure qui passait.
« Hum, dites ? Excusez-moi ? Notelet… il a une peur affreuse des rats, s’il vous plaît. Ohé ! »
Laissons l’objectif de l’esprit effectuer un lent travelling panoramique arrière le long des vieux couloirs sombres, embrasser les champignons suintants, les chaînes rouillées, l’humidité, les ombres…
« Y a quelqu’un ? Écoutez, vraiment, ça suffit. C’est une erreur ridicule, regardez, les perruques, elles s’enlèvent… »
Laissons les échos plaintifs se perdre dans les recoins envahis de toiles d’araignées et les tunnels peuplés de rongeurs, s’étouffer en un murmure ténu à la limite de l’audible. « Dites ? Dites, excusez, au secours ? » Quelqu’un finira bien par redescendre un de ces quatre.
À quelque temps de là, Magrat demanda à Hwel s’il croyait aux engagements durables. Le nain s’arrêta de charger le chariot[22].
« Une semaine maximum, dit-il enfin. Avec les matinées, évidemment. »
Un mois passa. Les premières odeurs humides et terreuses de l’automne s’étendirent sur le velours sombre de la lande où la lumière d’un feu solitaire faisait pendant à la clarté embrumée des étoiles.
Le menhir avait retrouvé sa place habituelle mais se tenait toujours prêt à déguerpir au moindre comptable en vue.
Les sorcières restaient assises dans un silence prudent. Leur réunion de convent n’allait pas figurer dans les cent plus passionnantes de tous les temps. Si Moussorgsky les avait vues, sa nuit sur le mont chauve n’aurait pas excédé l’heure du thé.
Mémé Ciredutemps lança alors : « C’était un bon banquet, j’ai trouvé.
— Presque malade, j’étais, dit fièrement Nounou Ogg. Ma Shirl a aidé en cuisine et m’a ramené quelques restes.
— J’en ai entendu causer, répliqua Mémé avec froideur. Un demi-cochon et trois bouteilles de vin mousseux ont disparu, à ce qu’on dit.
— C’est bien qu’y ait des gens pour penser aux vieux, reprit Nounou, nullement décontenancée. J’ai aussi une chope du couronnement. » Elle la montra. « Ça dit : “Viva Vérence II Rex”. C’est chic comme nom, Rex. Je la trouve pas très ressemblante, remarquez. Autant que j’me rappelle, il a pas d’anse qui lui sort de l’oreille. »
Suivit une autre longue pause, terriblement polie. Puis Mémé la rompit : « Ça nous a un peu étonnées que t’y sois pas, Magrat.
— On te croyait en bout de table, quelque chose comme ça, dit Nounou. On croyait que tu t’étais installée là-bas. »
Magrat se regardait fixement les pieds.
« J’étais pas invitée, fit-elle humblement.
— J’ai jamais entendu dire qu’on nous invitait, répliqua Mémé. Personne nous a invitées. Les gens sont pas obligés d’inviter les sorcières, ils savent bien qu’on vient si ça nous chante. Ils ont vite fait de nous trouver d’ia place, ajouta-t-elle avec une certaine satisfaction.
— Vous voyez, il a eu beaucoup à faire, dit Magrat à ses pieds. Tout remettre en ordre, vous savez. Il est très intelligent, vous savez. Par en dessous.
— Un gars très sobre, fit Nounou.
— Bref, c’est la pleine lune, se hâta de dire Magrat. Faut aller à la réunion du convent à la pleine lune, même si on a d’autres engagements urgents.
— Tu as… ? commença Nounou avant que Mémé ne lui décoche un méchant coup de coude dans les côtes.
— C’est très bien qu’il se soucie autant de remettre le royaume en marche, dit Mémé d’un ton apaisant. Ça prouve son sérieux. Il y arrivera sûrement tôt ou tard. C’est très exigeant d’être roi.
— Oui », fit Magrat dans un souffle à peine audible.
Suivit un silence presque solide. Ce fut Nounou qui le brisa d’une voix aussi lisse et peu sûre que de la glace.
« Ben, j’ai apporté du vin mousseux. Au cas où il vien… au cas… au cas où on aurait envie de boire un coup, se rattrapa-t-elle, et elle brandit la bouteille devant les deux autres.
— J’en veux pas, fit Magrat, boudeuse.
— Tu vas boire, ma fille, dit Mémé Ciredutemps. La nuit est fraîche. Ça te fera du bien aux bronches. »
Elle plissa les yeux pour examiner Magrat alors que la lune se dégageait de derrière son nuage.
« Dis donc, fit-elle. Tes cheveux m’ont pas l’air très propres. On dirait que tu t’ies es pas lavés depuis un mois. »
Magrat éclata en sanglots.
La même lune brillait sur la ville par ailleurs quelconque de Rham Nitz, à cent cinquante kilomètres de Lancre.
Tomjan sortit de scène sous un tonnerre d’applaudissements au dernier acte du Troll d’Ankh. Cent personnes rentreraient ce soir chez elles en se demandant si les trolls étaient vraiment aussi mauvais qu’elles l’avaient cru jusque-là, ce qui ne les empêcherait évidemment pas de les détester quand même.
Hwel lui donna une tape dans le dos lorsqu’il s’assit à la table de maquillage et entreprit de gratter la boue grise et épaisse censée le faire ressembler à un rocher ambulant.
« Bravo, fit le nain. La scène d’amour… rien à dire. Et quand tu t’es retourné et que tu as rugi devant le mage, je suis sûr qu’il n’y avait pas un siège de sec dans la salle.
— Je sais. »
Hwel se frotta les mains.
« On peut s’offrir une taverne, ce soir. Alors si on…
— On va dormir dans les chariots, le coupa fermement Tomjan qui louchait sur son reflet dans un bout de miroir.
— Mais tu sais combien le fo… le roi nous a donné ! On pourrait se payer des lits de plumes pendant tout le voyage !
— On aura des matelas de paille et un gros bénéfice, dit Tomjan. Ce qui te paiera des dieux du ciel, des démons de l’enfer, du vent, des vagues et plus de trappes que tu ne peux en ouvrir, mon petit nain de jardin. »
La main de Hwel se posa un instant sur l’épaule de Tomjan. Puis il reconnut : « T’as raison, patron.
— Évidemment, tiens. Comment elle marche, la pièce ?
— Hmm ? Quelle pièce ? » fit innocemment Hwel.
Tomjan se retira prudemment une arcade sourcilière en plâtre.
« Tu sais, dit-il. L’autre. Le Roi de Lancre.
— Oh. Ça avance. Ça avance, tu sais. J’y arriverai un de ces jours. » Hwel changea vite de sujet. « Dis donc, on pourrait rejoindre le fleuve et prendre un bateau jusque chez nous. Ça serait bien, non ?
— Mais on pourrait rentrer par voie de terre et récolter encore un peu d’argent. Ça serait mieux, non ? » Tomjan eut un large sourire. « On a fait une bonne recette ce soir ; j’ai compté les têtes pendant la tirade du jugement. Ça nous laisse une pièce d’argent une fois les frais déduits.
— Tu es bien le fils de ton père, pas d’erreur. »
Tomjan se renversa sur sa chaise et se regarda dans le miroir.
« Oui, fit-il, je me suis dit que ça vaudrait mieux. »
Magrat n’aimait pas les chats et détestait la seule idée des souricières. Elle avait toujours cru possible de parvenir à un arrangement avec des créatures comme les souris, aussi les vivres étaient-ils rationnés au mieux des intérêts de toutes les parties. C’était une conception très humanitaire, entendez par là que les souris ne partageaient pas, et voilà pourquoi sa cuisine débordait de vie au clair de lune.
Lorsqu’on frappa à la porte, tout le plancher parut se ruer vers les murs.
Au bout de quelques secondes, on frappa encore.
Une autre pause. Puis les coups secouèrent le battant sur ses gonds et une voix cria : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Une deuxième voix offensée protesta : « Vous n’êtes pas obligé de crier comme ça. Pourquoi vous criez comme ça ? Je ne vous ai pas ordonné de crier comme ça. Vous allez faire peur à tout le monde, à crier comme ça.
— Pardon, sire ! C’est le boulot qui veut ça, sire !
— Frappez encore. Un peu moins fort, s’il vous plaît. »
Le coup fut peut-être un peu plus léger. Le tablier de Magrat tomba de son crochet derrière la porte.
« Vous êtes sûr que je ne peux pas frapper moi-même ?
— Ça ne se fait pas, sire, des rois qui frappent aux portes d’humbles chaumières. Vaut mieux que ce soit moi. OUVREZ, AU NOM…
— Sergent !
— Pardon, sire. Je me suis oublié.
— Essayez le loquet. »
Suivit le bruit d’une grande hésitation.
« Ça ne me plaît pas, sire, dit le sergent invisible. Pourrait être dangereux. Si vous voulez un conseil, sire, moi, je mettrais le feu au chaume.
— Le feu ?
— Ouissire. On fait toujours ça quand personne ne répond à la porte. Ça les fait sortir tout de suite.
— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, sergent. Je crois que je vais essayer le loquet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Ça me fend le cœur de vous voir faire ça, sire.
— Eh bien, je regrette.
— Vous pourriez au moins me laisser le brûler.
— Non !
— Ben, et si je mettais le feu aux cabinets…
— Sûrement pas !
— Le poulailler, là-bas, je crois qu’il prendrait bien…
— Sergent !
— Sire !
— Retournez au château !
— Quoi ? Et vous laisser tout seul, sire ?
— C’est une affaire extrêmement délicate, sergent. Je suis sûr que vous êtes un homme de confiance, mais dans certaines circonstances même un roi a besoin d’être seul. Il s’agit d’une jeune femme, vous comprenez.
— Ah. Vu, sire.
— Merci. Aidez-moi à descendre de cheval, je vous prie.
— Excusez-moi pour tout, sire. Manque de tact de ma part.
— N’en parlons plus.
— Si vous avez besoin d’aide pour l’allumer…
— S’il vous plaît, retournez au château, sergent.
— Oui, sire. Si vous êtes sûr, sire. Merci, sire.
— Sergent ?
— Oui, sire ?
— Je vais avoir besoin qu’on rapporte mon chapeau et mes clochettes à la Guilde des Fous à Ankh-Morpork, maintenant que je quitte le métier. Il me semble que vous êtes l’homme idéal.
— Merci, sire. Merci mille fois.
— Vous… euh… brûlez d’envie de rendre service.
— Oui, sire ?
— Veillez à ce qu’ils vous installent dans une chambre d’hôte.
— Oui, sire. Merci, sire. »
On entendit un cheval s’éloigner au trot. Quelques secondes plus tard le loquet fit clac et le fou se glissa à l’intérieur.
Il faut un grand courage pour entrer dans la cuisine d’une sorcière dans le noir, mais sans doute pas plus que pour porter une chemise violette à manches de velours et bordures festonnées. Un bon point en faveur de la chemise, pourtant : elle n’avait pas de clochettes.
Il avait apporté une bouteille de vin pétillant et un bouquet de fleurs, également éventés après le voyage. Il les posa sur la table et s’assit près des braises du feu.
Il se frotta les yeux. La journée avait été longue. Il ne faisait pas un bon roi, se disait-il, mais il avait passé son existence à travailler dur pour un métier qui ne lui convenait pas et il persévérait. Pour ce qu’il en savait, aucun de ses prédécesseurs n’avait même essayé. Tant à faire, tant à réparer, tant à organiser…
Par-dessus tout, il y avait le problème de la duchesse. Son sort l’avait suffisamment ému pour qu’il lui affecte une cellule correcte dans une tour aérée. Elle était veuve, après tout. Il se sentait tenu de se montrer aimable avec les veuves. Mais se montrer aimable avec la duchesse n’avait pas l’air d’arranger les choses, elle ne comprenait pas, elle prenait ça pour de la faiblesse. Il craignait fort d’avoir à lui faire couper la tête.
Non, quand on est roi, il n’y a pas de quoi rire. Cette pensée le dérida. On pouvait au moins en dire ça.
Et au bout d’un moment, il s’endormit.
La duchesse, elle, ne dormait pas. Pour l’heure elle s’accrochait à une corde de draps noués, à mi-hauteur du mur du château, après avoir passé la veille à racler le mortier autour des barreaux de sa fenêtre, alors qu’en vérité on pouvait s’ouvrir une brèche dans n’importe quel mur du château de Lancre avec un morceau de fromage. Quel idiot, ce fou ! Il lui avait donné des couverts et quantité de draps ! Voilà comme ils réagissaient, ces gens-là. Ils laissaient la peur raisonner à leur place. Ils avaient peur d’elle, la duchesse, quand bien même ils la croyaient en leur pouvoir (et le faible ne tient jamais le fort en son pouvoir, jamais vraiment). Si elle s’était elle-même jetée en prison, elle aurait pris un grand plaisir à se faire regretter d’être née. Mais ils s’étaient contentés de lui fournir des couvertures et de s’inquiéter pour elle.
Eh bien, elle allait revenir. Le monde était grand, et elle s’y entendait pour tirer les ficelles qui forçaient les gens à faire selon sa volonté. Elle ne s’encombrerait pas non plus d’un mari, cette fois. Quel faible, celui-là ! Le pire de tous, aucun courage pour se montrer à la hauteur de la malveillance qu’il savait en lui-même.
Elle atterrit lourdement sur la mousse, marqua un temps pour reprendre son souffle puis, le couteau au poing, s’éloigna discrètement le long du mur d’enceinte et s’enfonça dans la forêt.
Elle la traverserait jusqu’à la rivière en contrebas et nagerait, ou peut-être construirait-elle un radeau. Au matin elle serait trop loin pour qu’on la retrouve ; elle doutait même qu’on se lance à sa recherche.
Les faibles !
Elle se déplaçait dans la forêt à une vitesse surprenante. Il y avait des pistes, après tout, assez larges pour des chariots, et elle était douée d’un bon sens de l’orientation. D’ailleurs, tout ce qu’elle avait à faire, c’était descendre la colline. Dès qu’elle arriverait à la gorge, elle n’aurait plus qu’à suivre le courant.
Soudain, les arbres parurent plus nombreux que la normale. La piste était toujours là et elle allait plus ou moins dans la bonne direction, mais les troncs de chaque côté étaient plantés plus serrés qu’on aurait cru, et lorsque la duchesse voulut se retourner, elle ne retrouva plus du tout de piste derrière elle. Elle se retourna plusieurs fois d’un bloc, s’attendant à moitié à voir les arbres bouger, mais ils se dressaient toujours stoïquement, solidement enracinés dans la mousse.
Elle ne sentait pas de vent, mais on soupirait à la cime des arbres.
« D’accord, fit-elle tout bas. D’accord, je m’en vais, de toutes façons. C’est moi qui veux m’en aller. Mais je reviendrai. »
À cet instant la piste déboucha sur une clairière qui n’existait pas la veille et n’existerait plus le lendemain, une clairière où le clair de lune se réfléchissait sur un rassemblement d’andouillers, de crocs et de rangs serrés d’yeux luisants.
Des faibles qui se regroupent, ça se méprise, mais la duchesse comprit que des forts qui s’allient risquent de poser un problème beaucoup plus épineux.
Il y eut plusieurs secondes de silence complet seulement troublé par un léger halètement, puis la duchesse se fendit d’un grand sourire, brandit le couteau et chargea la multitude.
Les premiers rangs des créatures massées s’ouvrirent pour la laisser passer ; ensuite ils se refermèrent. Même les lapins.
Le royaume relâcha son souffle.
Sur la lande dans l’ombre même des pics, le puissant chœur nocturne de la nature s’était tu. Les grillons avaient cessé leur grésillement, les chouettes s’étaient hué de garder le silence, et les loups avaient d’autres affaires en train.
Une chanson rebondit en écho, renvoyée d’un à-pic à l’autre, et résonna jusque dans les hautes vallées cachées, au prix de quelques avalanches miniatures. Elle s’engagea dans les tunnels secrets sous les glaciers et perdit toute signification tandis qu’elle retentissait entre les parois de glace.
Pour savoir ce qu’on chantait en réalité, il faudrait redescendre tout en bas, jusqu’au feu mourant près du menhir, là où les résonances croisées et les vagues d’échos opposés convergeaient sur une petite vieille qui agitait une bouteille vide.