QUATRIÈME PARTIE L’ODYSSÉE DE LA TERRE

CHAPITRE PREMIER LA PLACE EST PRISE !

Nous comptions atteindre le système d’Etanor au bout d’une quinzaine de jours. Ce système comportait onze planètes, dont deux au moins, par leur position, s’annonçaient habitables pour nous, à condition que leur atmosphère nous convînt. Nous ne comptions pas les coloniser immédiatement, mais placer la Terre et Vénus dans des orbites bien choisies. Comme nous approchions de la neuvième planète, la plus extérieure du côté où nous arrivions, nos hyperadars à ondes de Hek signalèrent trois objets en mouvement rapide, se dirigeant droit vers nous. Je dormais, et fus réveillé par les sonneries d’alarme. Kelbic ouvrit la porte de ma cabine, me jeta quelques mots et disparut. Je me levai en toute hâte, me précipitai au poste de commandement où je le retrouvai, penché sur l’écran.

« Eh bien, Haurk, s’exclama-t-il, tout se passe comme si la place était prise !

— En effet. Tiril, branle-bas de combat ! »

Nous guettâmes les trois points groupés sur l’écran, tandis que, d’un bout à l’autre du Klingan,les hommes prenaient leur poste pour ce qui serait peut-être le premier combat spatial livré par des Terriens depuis le temps lointain de l’invasion des Drums. Enfin apparurent distinctement trois astronefs plus effilés que le nôtre, se déplaçant à une vitesse considérable, sans tuyères visibles. Les inconnus utilisaient donc le cosmomagnétisme, ou toute autre technique aussi avancée.

Brusquement, du premier engin se détacha un point brillant, un moment immobile à son côté, qui se précipita vers nous à une prodigieuse vitesse.

« Attention, Tiril », commençai-je.

Je m’interrompis. Le point brillant décrivait un demi-cercle parfait et se collait à nouveau au flanc de l’engin. Trois fois la même manœuvre se répéta.

« Je comprends, dit Kelbic. Ils nous avertissent qu’ils possèdent des moyens de combat, mais qu’ils souhaitent ne pas les employer.

— C’est probable. Répondez de la même manière, et ralentissez. »

Des flancs du Klingan jaillirent dix torpilles téléguidées qui filèrent jusqu’au quart de la distance qui nous séparait des inconnus, et revinrent. Petit à petit, nous nous rapprochions, et, laissant ses deux compagnons en arrière, un des engins s’immobilisa à environ trente kilomètres de nous. On le voyait parfaitement maintenant sur les écrans de vision, long fuseau effilé, brillant, sans un hublot ni un rivet apparent.

« Essayons de les contacter par radio », dis-je.

Pendant longtemps nous émîmes sur diverses longueurs d’ondes sans trouver la bonne. Enfin notre récepteur couina, l’écran de télévision s’alluma un instant, et s’éteignit. Mais, pendant un éclair, nous avions entrevu une face humaine. De quelle couleur était-elle, nous n’aurions pu le dire, l’écran ayant été traversé d’irisations.

« Sur quelle longueur étions-nous à la réception ? Trente centimètres. Transmettez sur trente ! »

Notre écran se ralluma, définitivement cette fois. Un homme nous regardait. Non point un humanoïde, quelque chose rappelant vaguement notre espèce, mais un homme absolument semblable à nous. Il avait un visage énergique, hâlé, aux yeux bleus perçants, et une longue chevelure rousse coulait d’un casque d’argent. Il parla. La langue m’était inconnue, mais avait une agaçante familiarité. Kelbic me poussa du coude, et murmura :

« Haurk, mais c’est une langue qui semble dérivée du vieux Klum du début du millénaire !

— Comment, tu parles cette langue morte depuis près de 400 ans ?

— Je l’ai apprise quand j’étais étudiant, pour vérifier la traduction, pas toujours excellente, que le vieux Bérin a faite en 4500 de l’œuvre mathématique du Klum Théranthok. Je puis me tromper, mais j’ai l’impression que cet homme nous a demandé qui nous étions.

— Soit, essaie. »

Cherchant ses mots, Kelbic prononça une courte phrase. Sur l’écran, le visage refléta la surprise, puis la joie. Il répondit tout de suite, brièvement.

« Il dit son soulagement que nous soyons humains. Il avait eu peur que nous fussions des Drums.

— Alors, ils connaissent les Drums ? »

Kelbic me regarda avec pitié.

« Étant donné qu’ils parlent Klum et qu’ils sont humains, il y a toutes chances pour que nous soyons tombés sur les descendants de l’équipage d’un des astronefs hyperspatiaux perdus, ne crois-tu pas ? »

Je me tournai vers le commandant :

« Tiril, vous avez toujours été passionné par l’histoire. Pouvez-vous me dire si un des astronefs perdus était monté par des Klums ? »

Il réfléchit quelques instants.

« Je crois bien. Le troisième ou le cinquième, ou les deux. À partir de la dixième, en 4119, l’universel était déjà parlé, bien que les anciennes langues ne fussent tombées en désuétude complète qu’en 4200 ou 4300 selon les endroits. »

D’autres paroles, maintenant : pressées, jaillirent de l’écran. Kelbic traduisit en hésitant :.

« Si j’ai bien compris — la langue a évolué — il nous demande de nouveau d’où nous venons. Dois-je lui répondre ?

— Bien sûr ! »

Pendant quelques minutes, Kelbic parla seul. L’homme au casque écoutait. Je vis passer sur son visage l’incrédulité, l’étonnement, l’admiration. Il prononça quelques paroles, puis coupa la communication.

« Il va communiquer avec son gouvernement. Nous ne devons plus avancer jusqu’à ce que les ordres soient arrivés. »

Par ondes de Hek, nous appelâmes nous-mêmes la Terre, ordonnant la poursuite de la décélération, et invitant le conseil à mettre la flotte en état d’alerte. Puis l’attente commença.

Les trois astronefs flottaient toujours dans l’espace, le plus proche à vingt kilomètres de nous maintenant, les deux autres à environ cent kilomètres » Rien ne bougeait. Nous laissâmes nos hommes aux postes de combat, prêts au pire. Trois fois, sans succès, nous essayâmes de rétablir la communication. Le temps coula de plus en plus lentement. Enfin, après plus de douze heures, l’écran se ralluma.

« Y a-t-il à votre bord quelqu’un habilité à parler au nom de votre gouvernement ? demanda l’étranger.

— Oui, moi, dis-je.

— Vous êtes invité à venir à notre bord avec votre compagnon qui parle notre langue. Nous atterrirons sur Tilia, où vous rencontrerez nos chefs. Deux-des nôtres passeront sur votre engin, comme otages. Vous serez de retour dans un délai de douze fois la rotation de la planète Rhétor, qui est là devant vous.

— Soit, dit Kelbic. Mais si nous ne sommes pas revenus passé ce délai, nos amis attaqueront vos planètes avec tous nos moyens. »

L’homme haussa les épaules.

« Nous ne vous craignons pas, et nous désirons la paix … si toutefois c’est possible. Pour que vous n’ayez aucune appréhension, il est préférable que vous veniez à bord d’un de vos petits canots de sauvetage, si toutefois vous en possédez.

— Soit. Avez-vous un sas ?

— Bien entendu. Il sera ouvert. »

Je ramassai rapidement quelques objets personnels dans ma cabine, imité par Kelbic, et, les étrangers n’ayant rien dit au sujet d’armes, j’y joignis un léger fulgurateur. Pendant le court trajet, nous revêtîmes nos spatiandres, et quand notre engin fut collé au flanc de l’astronef, nous sautâmes dans le sas béant, après toutefois, que deux silhouettes vêtues de spatiandres analogues aux nôtres eussent pénétrés, nous saluant de la main, dans l’appareil que nous avions quitté. Silencieusement, la porte du sas se referma. Nous étions prisonniers d’un astronef étranger.

Notre emprisonnement fut court. L’air pénétra en sifflant, et la porte intérieure s’ouvrit. Elle donnait sur une coursive où un homme masqué nous attendait. Il nous aida à quitter nos spatiandres.

« Excusez-moi de ne pas vous présenter mon visage, mais nous ignorons si vous n’êtes pas porteurs de germes contre lesquels nous n’avons plus de résistance. Mettez vous-mêmes ces masques jusqu’à ce que le docteur du bord, déclare tout danger passé. Venez. »

Je faillis demander pourquoi ils n’avaient pas subi une injection du panvaccin, mais me souvins que son invention datait de 4210, donc après le départ de Terre des ancêtres de ces hommes.

Nous entrâmes dans un laboratoire étincelant, mais, quand nous voulûmes avancer, nous nous heurtâmes à une cloison parfaitement invisible, et nous trouvâmes enfermés entre elle et la porte. Je la tâtai : c’était une matière extrêmement transparente, sans reflets, mais non, comme je l’avais craint, un écran de force. Un homme de taille moyenne, âgé, mais vigoureux, vint à nous.

« Je vais être obligé de vous prier de vous faire vous-même une prise de sang, et de me transmettre l’échantillon par le petit guichet à écluse que vous voyez là. Si vous aviez été vraiment d’une autre espèce, ces précautions auraient peut-être été inutiles, mais nous avons encore, probablement, trop de points communs pour que vos maladies soient sans effet sur nous. Voilà, merci. D’ailleurs, je suppose que nos hommes subissent une épreuve du même genre, sur votre vaisseau.

— Certes », répliqua Kelbic qui me glissa, dans notre langue : « bien entendu, c’est inutile, avec le panvaccin, mais on peut compter sur Tebel, le biologiste. Les malheureux seront chanceux s’il ne les dissèque pas ! »

Au bout d’un quart d’heure, le docteur revint, appuya sur un bouton. Avec un faible bruit, la cloison invisible s’enfonça dans le plancher.

« Tout va bien. Vous êtes deux individus particulièrement sains, et les quelques germes banaux que vous portez ne risquent pas de déchaîner une épidémie. Quant aux microbes indigènes de nos planètes, ils ne vous attaqueront pas plus qu’ils ne nous ont attaqués. Au pis, vous risqueriez de perdre vos cheveux. Nous avons d’ailleurs un vaccin, et si vous permettez … »

Je haussai les épaules.

« Je vous remercie, mais c’est inutile. Nous avons un panvaccin qui renforce l’organisme contre toute maladie.

— Dans ce cas … Allons, le commandant nous attend. »

Nous pénétrâmes dans une longue pièce encombrée de cadrans et d’écrans ; certainement, le poste de navigation. L’homme qui nous accueillit était celui avec lequel nous avions télécommuniqué.

Il portait un costume d’une splendeur barbare : casque d’argent, pourpoint écarlate, pantalon collant de même couleur, enfoncé dans de hautes bottes de cuir noir, longue cape noire, ceinture large, brodée, soutenant deux armes, cousines éloignées de nos fulgurateurs. Bref, le parfait « pirate de l’espace » de vos science-fictions actuelles ! Mais le visage était franc, nullement marqué par le mal. Il nous salua en portant sa main droite ouverte à hauteur de l’épaule, le bras plié.

« Kirios Milonas, commandant l’astronef Eria.

— Haurk Akéran, amiral de la cinquième escadre d’éclaireurs, dit astucieusement Kelbic, cachant mon véritable rang. Et moi, Kelbic Boreion, mathématicien.

— Asseyez-vous. Je suppose qu’on boit toujours sur la planète ancestrale, dans les grandes occasions ? Je crois que nous pouvons placer notre rencontre dans cette catégorie, n’est-ce pas ? »

Il jeta un ordre bref. Un homme apporta verres et bouteille.

« J’espère, amiral, dit Kirios avec déférence, que vous trouverez bon notre Mirasu. Nous le tirons d’une plante de la planète Tilia, notre principale habitation. »

La bouteille de verre — nul n’a jamais trouvé mieux pour conserver les liquides précieux — était d’une élégance de forme admirable. Pendant que Kirios nous servait dans de magnifiques verres de cristal, je réfléchissais, frappé par de menues contradictions dans les faits : le vêtement de notre hôte, et la stricte discipline qui régnait de toute évidence dans son astronef indiquaient un militarisme un peu barbare. À notre point de vue, cela cadrait assez mal avec le raffinement des verres et de la bouteille. Dépouilles d’une autre civilisation pillée ? Cela paraissait peu probable.

Je goûtai le liquide. Ce n’était point un vin, au sens terrestre du mot, mais il eût plutôt rappelé les liqueurs douces que les Chinois tirent des abricots, avec plus de tenue et autant de bouquet. C’était indiscutablement très bon.

« Dans combien de temps arriverons-nous à notre destination ?

— Avant … » Il chercha un moyen de nous transmettre une idée de temps qui nous soit compréhensible, et acheva … : « Avant un sommeil et un repas. Mais vous ne serez reçus par nos chefs que plus tard. »

Nous parlâmes un long moment. Kirios était curieux de tout ce qui touchait la Terre.

« Nous savions que le Soleil avait explosé, ou tout au moins nous le supposions, car nous n’avions jamais pu être absolument sûr que l’étoile de type solaire qui était notre plus proche voisine fût le Soleil, le vrai. Je ne saurais vous dire assez mon admiration pour votre exploit ! Deux planètes comme astronefs ! Et uniquement avec des cosmomagnétiques ! »

Et il nous posa d’autres questions qui prouvaient que, dans cette branche isolée de l’humanité, les commandants de vaisseaux spatiaux possédaient une culture scientifique étendue.

À son tour il répondit à notre curiosité. Oui, ils descendaient de l’équipage du troisième astronef hyperspatial. Leur histoire avait été, à peu de choses près, la même que celle de l’astronef chanceux qui avait retrouvé la Terre : une errance éperdue à travers le cosmos. Au bout de six ans, le hasard les avait ramenés dans un système solaire où existaient des planètes habitables, et ils avaient décidé de s’y fixer.

« Et vous n’avez pas trouvé le moyen de vous diriger dans l’hyperespace ?

— Si je vous disais que oui, vous ne me croiriez pas, et vous auriez raison. Il y a longtemps que nous aurions rétabli le contact, dans ce cas ! Nous aussi, nous avons essayé les cosmomagnétiques, et nous nous sommes heurtés à la même barrière que vous. »

Par prudence, nous ne parlâmes pas des découvertes faites sur Mars. Nous dînâmes avec le commandant : viandes très rouges, très bonnes, fruits curieux, mais délicieux. Et nous dormîmes fort bien.

La planète grossit de plus en plus, et nous pénétrâmes dans son atmosphère. Par l’écran central du poste de commandement je regardais la surface, encore voilée de nuages. Et soudain j’eus un choc : je reconnaissais la presqu’île qui s’étendait au-dessous de nous, et à la pointe de laquelle se dressait une cité, scintillant amas de tours élancées. J’avais — j’ai encore — une mémoire photographique, et je n’éprouvai aucun doute. Je murmurai à Kelbic :

« La deuxième photo martienne ! »

Il sursauta, regarda plus attentivement, pâlit, et dit :

« Mais alors … Comment cela est-il possible ? »

Je m’adressai à Kirios, et, aussi négligemment que je pus, je demandai, par le truchement de Kelbic :

« À part les Drums, nous et vous-mêmes, avez-vous connaissance d’autres races qui pussent voyager dans l’espace ?

— Il y en a une dans le système de l’étoile voisine. Ce sont sans doute des descendants de Terriens. Toutes nos tentatives pour entrer en communication avec eux sont restées infructueuses. Plus anciennement, nous avons eu une alerte, encore inexpliquée. Nos détecteurs signalèrent un corps à mouvements irréguliers dans les hauteurs de notre atmosphère. Ce fut vers l’an 300 de notre ère. Mais le patrouilleur envoyé immédiatement ne trouva plus rien, et il ne put que poursuivre un écho de radar. La poursuite fut très longue, et, subitement, l’écho lui-même disparut. Nous sommes restés en état d’alerte pendant longtemps. Mais pourquoi posez-vous cette question ? Sauriez-vous quelque chose ?

— Non, simple curiosité. Nous-mêmes n’avons plus reçu de visites depuis les Drums. »

Sous un prétexte, nous nous éloignâmes.

« Tu es sûr ? me demanda Kelbic.

— Absolument.

— Pourtant, l’an 300 de leur ère, cela doit faire 4400 à peu près. C’est tout récent ! Il y avait plus de 2000 ans que nous étions sur Mars à cette époque, et les Martiens avaient disparu depuis des temps immémoriaux !

— Il y a là un paradoxe, que le mystérieux visiteur de cette planète soit martien ou non. Mais la probabilité d’une pure coïncidence est faible !

— Ce circuit … il semble agir sur les champs temporels … Peut-être est-ce là la solution ?

— Que veux-tu dire ?

— Rien. Je t’en reparlerai, sur Terre. »

Sur l’écran latéral de la salle se dessina une haute tour, très proche. Nous étions à son niveau, puis nous descendîmes, et la tour sembla se précipiter vers le ciel.

« Nous sommes arrivés, dit Kirios Milonas. Monsieur l’amiral, me ferez-vous l’honneur d’être mon invité, avec votre ami, en attendant d’être reçu par mon gouvernement ? »

L’astroport était entouré de grands bâtiments, et leur proximité indiquait la maîtrise habituelle des astronautes de ce monde. Nous sortîmes de l’appareil, et montâmes, à la suite de Kirios, dans un véhicule terrestre effilé. Quelques minutes plus tard, nous sortions de la ville et au bout d’une demi-heure, par un joli chemin serpentant dans des bois d’arbres fauves, nous arrivâmes chez notre hôte.

La maison, au bord d’un petit lac, était une merveille d’architecture simple, et son confort était à la hauteur de son apparence. Kirios nous la fit rapidement visiter. Elle n’était pas très grande, ne comportant qu’une dizaine de pièces, mais la disposition, de celles-ci était si heureuse qu’elle paraissait bien plus vaste. Je fus surpris, par contre, de l’absence des multiples appareils automatiques, que chaque maison terrienne, même la plus humble, possédait. Je fis part de ma surprise à Kirios.

« Vous comprendrez plus tard », me répondit-il.

Dans plusieurs pièces, des serviteurs, presque exclusivement féminins, s’inclinèrent respectueusement devant nous, témoins d’une classe qui avait disparu chez nous depuis des millénaires. Encore une fois ce mélange de haute civilisation et de barbarie.

J’eus une autre preuve quelques minutes plus tard. Des cris s’élevèrent d’une cour intérieure, et, me penchant à une fenêtre ouverte, je pus voir deux hommes vigoureux, en train d’en fouetter violemment un troisième, attaché à un poteau. Kirios se pencha à son tour.

« Ah, je vois que Tréblen n’a pas changé. Bon.

— Qu’avait-il donc fait ? demanda Kelbic indigné.

— Rien. C’est bien ce que je lui reproche, répondit placidement notre hôte. Il n’y a pas de place sur Tilia pour les fainéants. »

Je faillis demander pourquoi le malheureux n’avait pas subi, tout enfant, dès que son défaut s’était révélé, le traitement ulnien, mais je me tus. Il ne datait que de 4197. D’ailleurs, pour le succès de ma mission, il valait mieux ne pas intervenir dans les affaires intérieures des Tiliens.

Avant le repas, une autre surprise ! Quand nous descendîmes de nos chambres, par un escalier de bois précieux sculpté, Kirios nous attendait, entouré de trois jeunes femmes, qu’il nous présenta ainsi :

« Héliona, ma première épouse. Siric, ma deuxième épouse. Elean, ma troisième épouse ».

Ainsi les Tiliens étaient polygames. La chose existait aussi chez nous, mais comme une rareté. Je m’inclinai pour saluer, ce qui sembla mettre les jeunes femmes au comble du bonheur, et irriter légèrement notre hôte. Nouveau sujet d’étonnement, aucune des trois épouses ne partagea notre repas.

Il fut excellent, un des meilleurs que j’aie jamais goûté. Les viandes étaient exquises, possédant une saveur délicate dont nos viandes de culture n’approchaient pas. Les fruits abondaient, délicieux, un surtout, rappelant, en bien mieux, l’ananas terrestre, et je me promis d’en rapporter des graines sur Terre, même si je ne rapportais que cela. Les boissons furent variées, parfois fortement alcoolisées. Après une dernière tasse d’une infusion, chaude et aromatique, qui eût ravalé le café au rang de lavasse, notre hôte nous conduisit sous une véranda dominant le lac. Il allongea son grand corps sur une couche basse, nous en désigna deux autres, et commença ainsi :

« Comme l’étude de la psychologie et l’observation du comportement humain ont fait partie de mon entraînement militaire, j’ai pu voir, amiral, que bien des choses vous surprenaient ici, ou même vous choquaient. De même, certains de vos gestes m’ont surpris, et parfois choqués, et je sais que vous vous en êtes aperçu. Officiellement, j’ignore tout de votre mission, et elle ne me concerne pas. Il n’est cependant pas besoin d’être un grand génie pour la deviner. Quand mon Eria a intercepté votre astronef, vous veniez reconnaître notre système pour voir s’il vous serait possible de vous y installer ? Est-ce cela ? Oui ? Et quand vous avez vu qu’il était occupé, vous avez pensé que peut-être, comme nous étions nous aussi des hommes descendant des mêmes ancêtres que vous, nous vous autoriserions quand même à y placer votre planète ? Vous serez désappointés, amiral, ou tout au moins votre gouvernement le sera. Cela nous est impossible. Sans trop m’avancer, je puis vous affirmer que vous essuierez, de la part de notre chef suprême, un refus courtois, mais définitif. Et je dois, sinon vous expliquer pourquoi, ce qui regarde le chef, du moins vous fournir quelques renseignements. Je serais désolé que vous quittiez notre sol furieux, car, comme bien des militaires, j’ai horreur de la guerre.

« Bien des choses vous étonneront ici : notre polygamie obligatoire, la façon dont nous traitons nos serviteurs, leur existence même, le fait que nous ayons une très puissante armée, alors que notre système est, comme était le vôtre, clos par la barrière, mais, dans ce cas, souvenez-vous des Drums ! Eh bien, la plupart de ces faits remontent à une cause unique, les rayons cosmiques.

« Quand nos ancêtres quittèrent la Terre, en l’an ? … de votre ère, en l’an I de la nôtre, la science ne permettait pas d’arrêter complètement ces rayons : défaut de peu d’importance, si tout avait bien marché, les équipages ne devant rester que très peu de temps dans l’espace. Malheureusement, comme vous le savez, les choses ne se passèrent pas ainsi, et nos ancêtres y demeurèrent finalement, allant de planètes en planètes, plusieurs années soumis aux rayons cosmiques. Il arriva ce qui devait arriver : il y eut des mutations. Oui, amiral, nous sommes des mutants. Point des monstresà deux têtes, bien qu’il en naisse parfois, ni à deux cœurs, ni des télépathes. La mutation qui est rapidement devenue dominante, par malchance, est à la fois plus sournoise et aussi dangereuse. Sur Tilia, il naît, en moyenne, six filles pour un garçon ! Ceci explique notre polygamie.

« Une autre mutation, contre laquelle nous nous sommes protégés partiellement grâce à une sévère ségrégation a été l’éclosion d’une lignée d’hommes à peu près dépourvus d’initiative, et qui ne sont bons qu’à faire des serviteurs : valets de ferme ou de maison, garçons de laboratoire, ou piétaille militaire, selon leur courage ou leur intelligence. Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avons interdit les intermariages, mais c’était nécessaire. Comme d’habitude, la ségrégation a entraîné la naissance de sentiments hostiles ou méprisants entre les deux groupes.

« Nous, de la classe dirigeante, nous sommes une faible minorité. Souvenez-vous que dans l’astronef qui partit de la Terre, nous n’étions que 12 hommes et 24 femmes. Nous étions encore moins quand nous atterrîmes ici. Pendant plusieurs générations, avant que nous n’instituions la polygamie obligatoire, notre population ne crût que faiblement, plus des cinq septièmes en restaient stériles, ou presque. Sans compter les crimes, révoltes, etc.

« Puis, comme bonheur supplémentaire, les Triis de la planète Kaleb, celle qui est immédiatement extérieure à la nôtre, découvrirent le vol spatial. Oh, leurs fusées atomiques sont encore bien loin de valoir nos cosmomagnétiques, mais ils sont nombreux et féroces, et leurs bombes tuent aussi bien que les nôtres. D’où la nécessité d’une armée et d’une flotte spatiale.

— Nous pourrions, dis-je, vous aider. Je ne vois là aucune raison de ne pas nous laisser nous établir dans votre système. Nos généticiens pourraient, je pense, résoudre le problème de votre mutation. Quant aux Triis …

— Je vous remercie de votre offre, mais nous ne saurions accepter. La pure vérité est que nous ne vous laisserions pas travailler nos gènes. Vous dites que vous désirez nous aider ? Je vous crois. Mais le chef suprême ne courra jamais le risque de vous permettre de nous exterminer pour prendre notre place, même si ce risque est presque nul. Plus tard, si vous trouvez une autre étoile, et le moyen de franchir la barrière, nous accepterons votre aide avec gratitude. Pas maintenant.

— Mais nous ne voulons pas de votre planète ! Nous avons la Terre, et Vénus !

— Sans doute, mais ici, en plus de Tilia et de Kaleb, trois autres planètes sont plus ou moins habitables. Et nous ne voulons pas les partager. Notre population s’accroît très vite, maintenant. Nous avons chacun de trois à six femmes, et songez que, en moyenne, pour que naisse un garçon, il faut une famille de sept enfants !

— Et quelle est votre population actuelle ?

— Le chef suprême vous le dira, s’il le juge bon. »

Ensuite, Kirios éluda habilement toutes nos questions concernant sa planète. Il nous entretint longuement de la guerre contre les Triis. Il parlait sans haine, déplorant qu’un terrain d’entente n’eût pas été trouvé.

« Ce ne sont pas de mauvais diables, au fond, et dans cette guerre, nous avons nos torts. Pour une petite échauffourée, sur un de leurs satellites, un de nos généraux à tête chaude a anéanti une de leurs villes.

— Comment sont les Triis ? demanda Kelbic.

— Assez humanoïdes. La forme humaine, avec des variations, semble très répandue dans le cosmos. Nos ancêtres, au cours de leur grand voyage, l’ont rencontrée sur une bonne dizaine de mondes. Les Triis sont de grande taille, plus grands que vous, amiral, à peau jaune … mais vous en verrez si vous le désirez. Nous avons près d’ici des camps de prisonniers. »

Nous parlâmes ainsi de choses et d’autres jusqu’au soir. Le lendemain, Kirios nous reconduisit en ville pour notre audience du chef suprême.

Le palais du gouvernement était impressionnant, vaste construction basse entourée d’un péristyle de colonnes blanches. Nous passâmes successivement une dizaine de postes de garde, rendus nécessaires, nous expliqua Kirios, par l’état de guerre et la possibilité d’un raid des Triis. Nous suivîmes d’interminables couloirs, gardés par des sentinelles, et pénétrâmes enfin dans le bureau du maître de Tilia. C’était une longue pièce claire, au plancher de beau bois jaune, aux murs couverts de rangées de livres et d’écrans. Au bout, derrière une table très simple, de bois foncé, un homme, penché, parlait rapidement dans un microphone. Kirios, qui nous précédait, s’arrêta et salua. L’homme leva la tête.

Il paraissait dans la force de l’âge, mais avait certainement dépassé la jeunesse. Il appuya son menton sur une main blanche et maigre, et nous regarda. Sous le front haut, creusé de rides, les yeux étaient sombres, perçants ; la bouche, serrée, aux coins tombants, lui donnait un air de force mélancolique.

« Asseyez-vous, messieurs. »

La voix était douce, un peu lasse.

« Je n’ai, malheureusement, pas assez de temps à vous consacrer pour que nous puissions en perdre. Vous venez, n’est-ce pas, me demander le droit de vous joindre, avec vos deux planètes, à ce système solaire ? Je ne puis vous l’accorder. »

Il leva la main, coupant une objection de Kelbic.

« Croyez que je le regrette. Et je regrette aussi de n’avoir pas la possibilité de rendre visite à cette Terre qui était pour nous une légende chérie.

« Pour la première fois depuis un demi-millénaire, deux branches séparées de l’humanité se rejoignent. Combien je voudrais m’en réjouir ! Mais, après consultation de mes conseillers, tant scientifiques que politiques, je suis obligé de refuser. Milonas, ici présent, m’a mis au courant de votre offre d’assistance que je dois rejeter. Je ne vous crois pas capables d’en profiter pour nous anéantir, mais, en tant que chef de mon peuple, je n’ai pas le droit de prendre ce risque.

— Et si nous nous engagions à rester sur la Terre et Vénus ?

— Je ne doute pas que pour quelques années, ou-quelques siècles, vous ne teniez votre promesse. Mais après ? L’homme est l’homme, et nulle limite ne l’a longtemps arrêté. Aussi cruelle qu’elle le semble, ma décision est, je crois, la seule possible, et la meilleure, même pour vous. Nos civilisations ont divergé, et même si la vôtre est plus haute, nous aimons la nôtre, car c’est la nôtre. Rappelez-vous, sur Terre, toutes les guerres, avant l’unification. Voulez-vous recommencer ?

— Non, certes. Mais vous êtes trop pessimiste.

— Non. Je prévois l’avenir. Pour le moment, il n’y aurait guère de problèmes. Pour vous, tout au moins. Vous nous aideriez à vaincre les Triis. Ensuite ; comme nous ne voulons pas — et vous ne le voudriez sans doute pas non plus les exterminer, vous coloniseriez les autres planètes, forts de votre nombre. Et quand à notre tour nous étoufferions sur Tilia, ce qui, avec le système social que la mutation nous a imposé, ne demandera pas beaucoup de siècles, il ne resterait pas de place pour nous.

— Mais ce problème, que vous cherchez à éviter, existe déjà pour vous avec les Triis … »

Il eut un geste las.

« Je le sais bien. Et vous en voyez le résultat : la guerre !

— Alors, nous faudra-t-il errer pendant des siècles dans le grand noir du vide ?

— Vous avez deux solutions : nous exterminer, si vous le pouvez, mais je doute fort que vous le désiriez, à moins que la civilisation terrienne ait changé depuis le départ de nos ancêtres, ou bien aller jusqu’à l’étoile voisine, qui ne se trouve qu’à deux années-lumières.

— Trois ans et demi de voyage, dit doucement Kelbic. Notre peuple est las de sa vie souterraine. Nous ferons notre possible pour lui faire accepter ce délai, mais acceptera-t-il ? Vous prenez le risque immédiat d’être écrasés pour éviter un risque plus lointain. Qui sait, le secret des voyages interstellaires est plus prêt d’être résolu que nous ne le supposons.

— Je ne souhaite pas la guerre, croyez-le bien, dit le maître de Tilia. Mais si nous devons la faire, ne croyez pas triompher facilement. Nous sommes bien moins nombreux que vous, mais nous combattons les Triis depuis près de cinquante ans. Milonas, ici présent, aurait probablement pu détruire votre astronef avant que vous eussiez esquissé un geste de défense. Oh ! Je ne méprise pas votre habileté, amiral. Mais, dites-moi, avez-vous jamais combattu dans l’espace ?

— Non, Kelbic, dis-je. Nous ne ferons pas la guerre aux Tiliens, et tu le sais. Alors, que nous reste-t-il ? Belul ? Avez-vous quelques données sur son système ?

— Oui, si Belul est la même étoile que nous appelons Elssen, notre plus proche voisine. J’ai déjà fait préparer pour vous une copie de tous les documents qui la concernent. Une chose, cependant. Il est certain que ce système est habité, car un de nos cosmos, croisant près de la barrière, perçut un jour des ondes. Et comme le message en était intelligible, il est probable qu’il venait des descendants de l’équipage d’un autre astronef terrien et d’une civilisation hostile. C’était un avertissement brutal de n’avoir pas à franchir la barrière !

« Cependant, si vous vous dirigez vers Elssen, sachez que son système comporte quatorze planètes, dont quelques-unes doivent être habitables. Nous pourrions aussi vous communiquer les plans de nos armes … »

Il sourit.

« Bien entendu, ces plans seraient enfermés dans un coffre impossible à ouvrir sans les détruire avant qu’un temps raisonnable se fût écoulé.

— Vous avez tort de vous méfier, dis-je. Nous sommes prêts à vous donner tous les renseignements utiles sur nos propres armes … sans délai !

— Vous pouvez vous le permettre ! La conquête de Tilia vous coûterait cher, mais vous y parviendriez. Nous ne saurions conquérir la Terre, même à l’aide de vos propres armes. Vous êtes trop puissants, trop nombreux. Je vous remercie cependant de votre confiance, et j’accepte. Et si, plus tard, nous découvrons le moyen d’effectuer des voyages interstellaires, les Terriens seront toujours reçus en amis sur Tilia … s’ils viennent en amis ! Pourrai-je, moi qui vous donne si peu, vous demander encore quelque chose ?

— Demandez.

— La copie de vos livres techniques, et des œuvres littéraires que nos ancêtres ne purent emporter dans leur astronef.

— Accordé, et bien volontiers.

— Puisque nous sommes en veine de générosité — vous plus que moi ! — je vais essayer de compenser un peu ce don inestimable que nous allons recevoir. En plus de la copie de nos œuvres techniques et littéraires, peu de chose à côté des vôtres, je vais désigner, avec votre accord, quelques officiers rompus aux combats spatiaux pour vous accompagner. Je sais. Ils n’auront que peu de chances de revoir Tilia. Aussi emmèneront-ils leurs familles. Ne refusez pas, je crois que vous en aurez besoin. Milonas pourra être leur chef. »

Je regardai l’officier. Les yeux brillants, il s’avança :

« Excellence, je n’osais l’espérer !

— Quoi, dit Klebic, vous accepteriez de quitter votre planète natale, sans doute à jamais ?

— J’étais le commandant de l’astronef qui, près de la barrière, reçut le message des autres. Et il n’était pas plaisant pour nous. J’aimerais rendre une visite de courtoisie à qui l’a envoyé. De plus, quelques indices, dans notre conversation d’hier soir, me font penser que vous êtes sur le point de résoudre le problème du vol interstellaire. Me suis-je trompé ? Peu importe ! »

Je regardai Kelbic, puis je pris une rapide décision.

« Soit. Nous acceptons. Mais comme une aide en vaut une autre, pendant le temps que Vénus et la Terre mettront à changer leur course, et cela prendra bien deux mois, nous vous aiderons dans votre lutte contre les Triis. Nos équipages y gagneront un entraînement nécessaire, si ce que vous redoutez est vrai.

— Je vous remercie. Eh bien, amiral, et vous, monsieur, au revoir peut-être. Kirios Milonas s’occupera des détails pratiques. »

Avant même que nous ne fussions sortis, cet homme singulier était déjà en train de donner des ordres.

CHAPITRE II SECOND DÉPART

Les quelques jours qui suivirent furent occupés par des conférences avec des chefs militaires, puis nous regagnâmes le Klingan, qui nous attendait dans l’espace.

Sans difficultés, le conseil approuva les engagements que j’avais pris, et sous l’influence des grands géocosmos, la Terre et Vénus ajustèrent leurs trajectoires. Contrairement à ce que j’avais craint, le peuple accepta sans murmurer dès qu’il apprit que l’alternative aurait été une guerre avec d’autres hommes.

Ni Kelbic ni moi ne participâmes à la guerre contre les Triis. À peine étions-nous de retour qu’il s’enferma dans notre laboratoire, poursuivant l’idée qu’il avait eue sur Tilia. Au bout d’une semaine, il me demanda de le rejoindre, et, comme tout marchait à merveille, je déléguai mes pouvoirs pour quelques jours à Hélin.

Je le trouvai penché sur sa grande table de bois — il haïssait celles de métal ou de matière plastique — jonchée de papiers en désordre, zébrés en tous sens de sa fine écriture. Il choisit une liasse, me la tendit.

« Lis, et dis-moi ce que tu en penses. »

Je pris les papiers, m’assis sur la table, et commençai à lire. Au bout de peu de temps, je cherchai un siège plus confortable, l’approchai de la table, et, prenant une rame de papier vierge, griffonnait à mon tour des calculs. J’avais peine à suivre, et si Kelbic ne m’avait entraîné à son analyse spéciale, je n’y serais pas parvenu. Même ainsi, le travail était difficile, et il se passa plusieurs heures avant que j’arrive au but. Je regardai mon ami, étonné :

« Mais, Kelbic, c’est toute une nouvelle théorie du temps que tu développes ainsi. Séduisante, d’ailleurs. Cette conception du temps comme un flux quadridimensionnel polarisé … Mais, par Griok, l’équation est réversible ! Cela signifierait …

— Que l’on peut voyager dans le temps. Oui. Mais ce n’est pas nouveau. Cela fut démontré, si j’en crois notre ami Luki, l’archéologue, bien avant les siècles obscurs, d’aucuns disent même avant les glaciations, par un physicien du nom de Wers ou Wells, dont le nom est cité parfois dans les chroniques de Kiln l’illuminé. Je me demande d’ailleurs, si ce n’est pas une légende, et comment il avait appuyé sa démonstration, étant donné que cette conception du temps ne peut être dérivée que des équations fondamentales du cosmomagnétisme.

— Eh, qui sait à quel niveau étaient parvenus les hommes de la première civilisation ? Après tout, ils avaient colonisé Mars et mis un pied sur Vénus. Peut-être aussi n’était-ce qu’une intuition sans fondement. Mais attends … Cette équation me semble familière, maintenant. Bien sûr, c’est l’équation de propagation des ondes de Hek, simplement un peu plus compliquée, puisque le facteur temps y est quadridimensionnel et non unidimensionnel. Cela expliquerait que leur propagation est bien plus rapide que celle de la lumière, dans un continuum d’un ordre plus élevé que notre espace. Un des mystères de la physique est donc résolu. Félicitations, Kelbic. C’est une grande découverte. Qu’est-ce qui t’en a donné l’idée de départ ?

— Le fait que tu as reconnu, dans la cité tilienne de Rhen, la deuxième photo martienne. »

Je le regardai, interloqué.

« C’est pourtant simple. Cette cité n’a pas plus de 300 ans d’existence. Les Martiens avaient disparu des temps immémoriaux quand les ancêtres de la première civilisation atteignirent Mars. Donc, pour prendre une photo de quelque chose qui n’existerait pas pour des centaines de milliers ou des millions d’années, il faut voyager dans le temps. Or l’astronef martien ne pouvait se rendre à Tilia par cosmomagnétiques, à cause de la barrière. Elle ne le pouvait non plus par l’hyperespace, et retrouver le chemin du retour. Et pourtant elle portait un dispositif hyperspatial ! Ce qui, théoriquement, eût rendu inutile les puissants moteurs cosmomagnétiques qu’elle possédait. Vois-tu, maintenant ?

— Non.

— En plus, il y a un certain circuit qui paraît agir sur le temps ! Ça ne te dit rien ?

— Explique-toi, nom d’un trill !

— Voilà. Étant donné un astronef qui, nous en avons la preuve par les multiples photos des systèmes étrangers, a souvent voyagé ; étant donné qu’il possédait : 1 des moteurs cosmomagnétiques ; 20 un dispositif hyperspatial ; 30 un circuit qui semble agir sur le temps, il me paraît évident que les trois choses sont nécessaires pour les voyages interstellaires. Il y a différentes manières de franchir une barrière, Haurk. La défoncer, ou passer par-dessus, cela nous est impossible. Mais on peut aussi passeravant qu’elle ne soit là, ou passer après qu’elle n’existe plus ! »

La lumière se fit en moi.

« Tu veux dire qu’ils ont utilisé la dérive galactique ?

— Ou plus simplement, les mouvements stellaires. Suis-moi bien. La barrière entoure d’un champ infranchissable chaque étoile, pour toute masse plus faible que celle de la Lune. Mais elle est liée à cette étoile, et se déplace avec elle. Supposons un cosmo devant cette barrière. Un saut dans le temps, et elle n’est plus là, ou pas encore là. La consommation d’énergie doit être élevée, bien sûr, mais probablement pas plus forte que n’en fournissent de bons cosmomagnétiques.

— Et que devient l’hyperespace, dans ton raisonnement ?

— Tu n’as pas prêté attention, quand Milonas nous a raconté qu’ils se servent parfois du vol hyperspatial à l’intérieur de leur barrière, avec succès. Les choses ne se gâtent que quand on veut la franchir. C’est pourtant là un point capital. La barrière semble se prolonger dans l’hyperespace, et c’est sans doute son influence qui dérègle les moteurs, et envoi l’astronef n’importe où. Mais sans vol hyperspatial, les voyages interstellaires sont trop longs pour être pratiques. Voici donc comment je vois la technique martienne : un saut hyperspatial jusque devant la barrière, un saut temporel pour la franchir, un autre saut temporel pour revenir à la période à laquelle on appartient, après s’être servi des cosmomagnétiques pour s’éloigner, puis un autre saut hyperspatial jusqu’au système que l’on veut examiner, enfin les cosmomagnétiques à nouveau pour atterrir. Et parfois, pas de deuxième saut temporel. Quand tout est inconnu, autant vaut un instant de l’univers qu’un autre !

— Évidemment, cela expliquerait les photos martiennes. Mais pourquoi un si grand bond en avant : un demi-million d’années au moins, probablement bien plus !

— As-tu remarqué que mon équation temporelle est quantifiée ? J’ignore totalement la valeur du quantum de temps, peut-être est-elle très grande, peut-être aussi ne peut-on agir que sur un nombre x de quanta à la fois …

— Et les Drums auraient possédé aussi ce secret ?

— Nous ne le saurons jamais. Il faut maintenant passer de la théorie à la réalisation, et cela suppose la résolution de quelques problèmes ! »

Alors commencèrent plusieurs mois de travail acharné. Nous vécûmes enfermés dans le laboratoire, avec nos assistants, presque sans rien savoir de ce qui se passait au-dehors. À peine le conseil réussit-il à me faire présider la cérémonie du second départ, quand nos planètes prirent leur nouvelle direction vers Belul. J’appris alors que la guerre avec les Triis était, grâce à notre aide, pratiquement terminée. Dès la fin de la cérémonie, je revins vers Kelbic et notre modèle expérimental, ébauché.

Nous avions obtenu des résultats préliminaires, la disparition de quelques très petits objets, quand je fus obligé de reprendre mon poste de maître suprême, la Terre et Vénus approchant de la Barrière.

Je lus les nombreux rapports qui s’étaient amoncelés sur mon bureau. Notre flotte de combat suivait un entraînement intensif sous la direction de Kirios Milonas et des officiers tiliens qui l’avaient accompagné. La production d’armes avait été poussée, plus, peut-être, qu’il n’eût été nécessaire. Je fis donc venir Kirios et Hélin à ce sujet.

« Sincèrement, Kirios, pensez-vous que toutes ces armes seront utiles ? Vous savez que si nous trouvons des hommes dans le prochain système solaire, nous ne leur ferons pas plus la guerre que nous ne vous l’avons faite. »

Il eut un sourire un peu ironique.

« Il faut être deux pour ne pas se battre, Haurk. Et je suis sûr de deux choses : il y a des hommes dans le système de Bélul, car j’ai entendu leurs voix, et ils sont irrémédiablement hostiles.

— Peut-être avaient-ils pris votre cosmo pour un engin des Drums ?

— Douteux ! Ils nous ont menacés de nous écorcher vifs. Ils n’auraient pas parlé dans ces termes aux Drums, qui n’ont pas de peau. À vrai dire, ils ne leur auraient pas parlé du tout.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Rien. Ils ont coupé la communication aussitôt leur menace faite, et ils n’auraient pas entendu notre réponse. Leur transmetteur était bien plus puissant que le nôtre, pour nous avoir touché ainsi d’une distance d’au moins cinquante millions de kilomètres. Non, Haurk, il faudra combattre, et combattre un ennemi qui ne sera pas négligeable, si leur armement est au niveau de leurs moyens de communication.

— Et si nous évitions ce système ?

— Psychologiquement impossible, intervint Hélin. Le peuple trill, aussi bien que la majorité des tekns, est las de cette vie de taupes. Je ne puis promettre qu’ils ne se révolteraient pas. L’homme n’est pas un termite, Haurk. Les tekns, à la grande rigueur, si on leur donnait un but. Mais les trills ? Espérons donc que la population que nous allons trouver ne sera pas hostile, et nous laissera graviter autour de leur soleil. Au moins pour quelques dizaines d’années, le temps de reprendre courage.

— Le moral est-il donc si mauvais, Hélin ?

— Pire que cela, Haurk. Pendant que vous travailliez avec Kelbic, il y a eu deux révoltes avortées. Oh ! Rien de sanglant, juste un avertissement. Et il y eut un afflux étonnant de volontaires pour la guerre contre les Triis. Dix fois plus qu’il n’en fallait, à vrai dire. Les hommes risquaient gaiement leur vie pour avoir le privilège de débarquer sur Tilia ou Triis, de voir un soleil, de jouir de jours et de nuits naturels, de se baigner dans une rivière … Nous en avons profité pour entraîner par roulement un nombre considérable d’équipages d’astronefs. Cela sera utile, je crois.

— Vous pensez donc que, le cas échéant, le peuple acceptera la guerre ?

— J’en suis sûr. Tout plutôt qu’un troisième-grand crépuscule ! J’ai entendu hier une réflexion très caractéristique sur le passage d’un compagnon de Kirios : « Quel dommage, au fond, qu’ils aient été de braves gens. »

— Hé, hé, nous n’aurions pas été si accommodants, dans ce cas !

— Un tel retour à la sauvagerie serait donc possible ? Demandai-je.

— Hé, Haurk, nous y sommes retournés par force et sans plaisir, mais assez efficacement, je crois, dit Kirios. Et si ce que j’ai entendu dire de la révolte des destinistes et de la façon dont vous l’avez écrasée est vrai, il me semble que, besoin étant, le barbare reparaît assez vite chez vous aussi, Haurk Akéran ! Croyez-moi, comme tout vrai soldat, je n’aime pas la guerre. Les circonstances ont été telles, chez nous, qu’un grand nombre de jeunes gens ont été transformés en machines à tuer. Je fus du nombre, moi dont le rêve eût été une paisible vie d’astronome ! Et, par Héklan, si je suis encore vivant quand la Terre aura gagné une orbite sûre, je veux réaliser ce rêve. Mais, pour le moment, il est nécessaire que je reste un soldat. Mon chef, que je ne reverrai probablement jamais, m’a donné l’ordre de me mettre au service de la planète-mère, et, tant qu’elle sera menacée, je lui obéirai, et je tuerai du mieux que je pourrai, sans joie comme sans remords. Car moi, le barbare, je tiens à ce que vive longtemps la civilisation des hommes !

— Et si je vous ordonnais d’attaquer une planète sans provocation ?

— Vous êtes le chef. J’obéirais, ayant été élevé comme un soldat, mais avec remords. Mais cela, je sais que vous ne le ferez pas. Si mon chef, là-bas, sur Tilia, vous avait jugé capable d’agression, je ne serais pas ici, avec vous.

— Vous n’avez en effet rien à craindre, Kirios. »

Kirios dîna avec ma famille et moi-même ce soir-là. Il vivait solitaire, ayant laissé ses trois femmes sur Tilia, secrètement content, je crois bien. Il avait été marié très peu de temps, sans amour, pour obéir à la loi, et n’avait pas d’enfants. Il nous raconta sa jeunesse austère, le terrible entraînement au métier des armes qu’il avait subi, et les nuits passées à son observatoire, en secret, à épier les astres. Sa culture mathématique était grande, et nous fûmes assez surpris, plus tard, Kelbic et moi, de le voir assimiler facilement plus que des rudiments de nos systèmes respectifs de calcul. C’était indiscutablement une bonne recrue pour la Terre.

Notre amitié se développa dans les mois qui suivirent, et il devint rapidement un habitué du laboratoire, dont Kelbic ne sortait guère, et où j’allais chaque fois que je le pouvais. Le fait qu’il venait d’une civilisation différente colorait ses réactions de façon imprévue pour nous, parfois amusante, souvent utile. Il ne pouvait comprendre comment moi, maître suprême, j’avais pu risquer ma vie lors du premier contact avec son peuple.

« Et si je vous avais détruit ?

— Cela n’aurait eu qu’une importance secondaire, Kirios, répondis-je. Pour la Terre, tout au moins, sinon pour moi ! Le conseil aurait nommé un autre coordinateur, et tout aurait continué …

— Alors, vous pensez que les hommes sont interchangeables ?

— Certes pas. Mais personne n’est irremplaçable. Notre civilisation n’est pas fondée comme la vôtre sur la notion du chef. Du point de vue scientifique, la perte de Kelbic eût été plus importante que la mienne, car il y a fort longtemps que je n’ai pu faire de travail sérieux, et je n’en aurai jamais le temps de nouveau, si je reste coordinateur.

— Mais enfin, la loyauté personnelle …

— Il n’y a pas, et ne doit pas y avoir de loyauté personnelle, Kirios, dans une civilisation aussi complexe que la nôtre, et, j’en suis sûr, la vôtre évoluera plus tard vers une forme très différente de ce qu’elle est actuellement. Au défi que vous lançaient et la planète nouvelle sur laquelle vous veniez de vous établir, et plus tard, l’existence des Triis, vous avez fait la seule réponse possible, une civilisation centralisée, une société groupée autour du chef, d’abord chef de village, ensuite chef militaire et chef d’État. Vous auriez pu adopter un gouvernement collégial, mais ma propre expérience lors de la révolte destiniste me porte à douter de l’efficacité, en temps de crise, d’une direction à têtes multiples. Tout autre est notre cas. Si depuislongtemps, pour des raisons évidentes, la Terre dispose d’un seul gouvernement, la complexité de notre civilisation l’impose collégiale et hiérarchisé. Vénus est quasiment indépendante, et c’est fort bien ainsi, car nous ne saurions diriger d’ici une autre planète. La seule autorité suprême, collégiale elle aussi, est le conseil des Maîtres qui, autant que possible, persuade plutôt qu’il ne commande. Quant à moi, je ne suis qu’un dictateur occasionnel, nommé par le conseil pour une période de crise, et un travail donné, le Grand Voyage, et pour cela seulement. Si pratiquement j’ai eu souvent à prendre des décisions de gouvernement intérieur sans en référer au conseil, c’est, ou bien que je n’ai pas eu le temps de le faire pour des cas urgents, ou parce que ces décisions se rapportaient finalement à mon travail ; j’ai ainsi fait foudroyer la bande des fanatiques qui voulait détruire le géocosmo n° 2.

« De même, si l’éventualité que nous redoutons se produit, si nous devons faire face à une guerre dans le système de Belul, je serai totalement responsable de toutes les décisions. Mais uniquement pour la durée de cet état de guerre. Ne me considérez pas comme un chef de droit divin, mais simplement comme un technicien délégué pour une tâche précise. Je n’attends de vous obéissance qu’en ce qui concerne cette tâche.

— Soit. Je ne suis pas sûr de comprendre, mais n’ai pas besoin de comprendre pour obéir. Que ferais-je en cas de combat, si mes hommes discutent mes ordres ?

— Avez-vous eu à vous plaindre de ceux qui ont servi sous votre commandement contre les Triis ?

— Non, certes !

— Il en sera de même, soyez-en assuré. Les Terriens sont capables de discipline, même s’ils ne l’acceptent que volontairement. »

Nous franchîmes sans encombre la barrière entre Etanor et Belul, et nous envoyâmes des cosmos en avant-garde. Malgré cela, nous fûmes surpris, et cette surprise manqua de me coûter la vie.

J’étais allé, avec Kelbic, visiter Luki, l’archéologue, laissant Rhénia à Huri-Holdé avec notre fils. Luki avait entrepris des fouilles dans une très vieille cité qui, si je m’oriente bien, était le Bordeaux d’aujourd’hui, ou était tout au moins située sur le même emplacement. Sauf pendant les moments les plus dangereux, il avait poursuivi ses fouilles, commencées juste avant le grand départ, et avait mis au jour une série de villes superposées. La plus ancienne lui avait livré nombre de détails nouveaux sur cette humanité qui pour nous était préhistorique, la vôtre. Pauvre Luki ! Si un jour je puis retourner là-bas …

Il avait installé, à la limite de son vaste champ de fouille, une petite maison confortable pour lui et ses collaborateurs, y compris une cave bien fournie en vins renommés, car Luki était ce que vous appelleriez un épicurien. Nous étions déjà venus là, plus d’une fois, nous détendre en compagnie de Luki et de sa charmante femme. Il nous fit visiter son chantier, éclairé et chauffé par un soleil artificiel, et, si nous n’avions pas été vêtus de spatiandres, nous aurions pu nous croire encore aux jours heureux de la planète. Puis nous rentrâmes dans la maison, et je me préparai à passer une agréable soirée, loin des soucis du gouvernement, entre bons et vrais amis. Nous achevions le repas, et Luki s’apprêtait à déboucher une vénérable bouteille, « trouvée dans ses fouilles » prétendait-il, quand le sol trembla légèrement.

« Qu’y a-t-il ? Demandai-je. Un séisme ? Luki, le visiphone pour Huri-Holdé, vite ! »

Il posa précautionneusement sa bouteille, et se dirigea vers l’appareil. Une vive lumière, venant de la fenêtre, découpa son ombre sur le mur. Kelbic se rua vers le vitrage, et je l’y suivis. Loin derrière les collines, une colonne de feu montait. Cette fois, le sol trembla nettement. Kelbic se retourna vers nous, pâle :

« Une bombe à fusion, je crois. À environ 200 kilomètres vers le Sud.

— 200 kilomètres ? C’est la position de Téléphor, je crois.

— Oui, nous sommes attaqués. Kirios avait raison, Haurk.

— Rentrons. Toi aussi, Luki, et tes assistants. Mais d’abord, mettons nos spatiandres. »

Pendant ce temps, j’essaierai de joindre Huri-Holdé …

Une lumière insoutenable illumina la pièce, suivie presque immédiatement d’un choc violent transmis par le sol. Une autre bombe, relativement toute proche, celle-là. Luki se rua vers les réservoirs d’air, ouvrit en grand une valve, puis, dans un coin de la pièce, actionna un levier.

« Vite, dans l’abri souterrain. La cloison est fêlée, l’air s’échappe ! Emportez les spatiandres !

— Si une bombe tombe plus près, nous sommes perdus », dit un des assistants. Nous nous laissâmes glisser le long de l’échelle, nous retrouvâmes, tous les huit dans l’entrepôt souterrain. Luki ferma la trappe étanche.

« Allons, pas de bavardage ! Les spatiandres, puis aux cosmos. Et vite ! »

Habillés, nous rouvrîmes la trappe et remontâmes. Là cloison avait complètement cédé sous la pression interne, et Luki esquissa un geste de regret en voyant sa précieuse bouteille éclatée par le gel. Quelques minutes plus tard, nous étions tous entassés dans mon cosmo, et, laissant, au grand désespoir des archéologues, le produit des fouilles, filions à toute allure vers Huri-Holdé. Les bombes ne pleuvaient plus maintenant, mais éclataient très haut, repérées par hyperradar et interceptées par nos propres engins. Malgré les écrans filtrants, nous étions constamment à demi aveuglés par leurs fulgurations. Laissant piloter Kelbic, j’entrai en communication avec le conseil.

Sept bombes en tout avaient frappé la surface, sans aucun signe annonciateur d’une attaque, arrivant à une vitesse atteignant une fraction appréciable de celle de la lumière. En réalité, c’était la Terre qui se ruait à leur rencontre avec cette vitesse. Une bonne partie de Téléphor avait disparu, et nos pertes devaient dépasser déjà dix millions d’hommes. Les autres bombes s’étaient perdues dans le désert de la surface, ou, explosant avant contact avec le sol, n’avaient eu que peu d’effet, éclatant ainsi dans le vide. Une d’elles, toutefois, avait volatilisé l’observatoire d’Alior.

Kirios m’attendait à la Solodine, entouré de son état-major de Terriens et de Tiliens. Il me donna quelques détails complémentaires.

« Par qui sommes-nous attaqués ?

— Certainement par ceux qui m’avaient interdit autrefois de franchir la barrière, mais nous n’en avons encore aucune preuve. Ce ne sont pas des projectiles dirigés qui pleuvent sur la Terre, mais des mines spatiales.

— Des mines spatiales ?

— Nous avions envisagé de protéger ainsi Tilia, mais cela eût demandé des moyens que nous ne possédions pas encore. Un de nos cosmos a capturé une de ces bombes : ce sont de petits astronefs-robots, circulant en orbite au-delà de la planète la plus extérieure, et attirées par tout corps massif. Un système d’identification à ondes électromagnétiques permet aux ennemis de ne pas se faire assaillir eux-mêmes. Nous l’étudions actuellement, et bientôt nous pourrons émettre sur la bonne longueur d’onde, j’espère. C’en sera fini alors de ce bombardement.

— Ce qui m’inquiète, dis-je, plus que l’attaque elle-même, est le potentiel industriel et technique que suppose un nombre aussi considérable de mines spatiales. Si nos ennemis descendent bien des Terriens d’un des astronefs perdus, il me semble difficile qu’ils aient, en si peu de temps, progressé au point d’atteindre ce potentiel. Ou bien ce sont des génies, ou bien ils ne sont pas seuls ! »

Kirios haussa les épaules.

« Nous le verrons bien. Nous ignorons encore quelle planète, ou quelles planètes, abritent nos ennemis.

— D’après les derniers rapports des observatoires, il y a quatorze planètes en tout, dont trois ont une atmosphère avec oxygène.

— Haurk, puis-je envoyer un raid de reconnaissance ?

— Si vous le jugez utile. Vous êtes responsable de tout ce qui concerne la défense. D’ailleurs, il convient de ne pas se ruer tête baissée sur un ennemi sans aucun doute puissant. »

Au bout de quelques jours, équipées d’un système de radar permettant d’éviter l’attaque des mines spatiales, les trois astronefs de reconnaissance partirent.

CHAPITRE III LES TELBIRIENS

J’étais àce moment très occupé àpréparer avec Kirios la défense de nos planètes, et Kelbic, àson habitude, s’enfermait de longs jours, voire des semaines, dans son laboratoire. Aussi ne fut-ce qu’une dizaine de jours après le départ des éclaireurs que, ne le voyant pas, je m’enquis de lui. À ma vive surprise, et àmon grand déplaisir, j’appris qu’il s’était embarqué sur un des astronefs.

Il n’était pas question de le rappeler par ondes de Hek. Trois cosmomagnétiques formaient l’unité de combat, et en retirer un équivalait presque à désarmer les autres. Il n’était pas question non plus de renoncer au raid de reconnaissance, ou de le retarder. Nous approchions rapidement du système de Belul, même à notre vitesse maintenant « réduite ».

J’appelai le Béric, l’astronef sur lequel il s’était embarqué. L’écran s’illumina, montrant la face narquoise de Kelbic.

« Ah, enfin, Haurk ! Tu te rappelles que j’existe ? Je croyais que je t’aurais manqué plus tôt !

— Quelle idée t’a pris ? J’aurais besoin de toi ici, maintenant !

— Ah ? Eh bien moi, j’ai besoin d’être là où je suis pour vérifier quelques nouvelles théories … De plus, sans vouloir vexer ni les officiers tiliens, ni nos propres astronautes, je crois que je ferai quelques observations qu’ils ne pourraient faire eux-mêmes.

— Soit. Il est trop tard de toute façon. Mais pas de combats inutiles ! Où êtes-vous maintenant ?

— À environ cinquante millions de kilomètres d’une planète extérieure. Nous espérons l’atteindre dans quelques heures. Nous décélérons à plein déjà. Le champ cosmomagnétique de cette étoile est puissant, ce qui permet des accélérations positives bien plus fortes que près de notre pauvre vieux soleil !

— Bien. Sitôt que tu auras quelque chose à rapporter, appelle-moi. »

Kelbic ne le fit que le lendemain.

« Nous avons atterri sans encombres. Pas d’opposition, ni jusqu’à présent de traces d’une occupation quelconque de la planète. Pas d’atmosphère, sol de méthane gelé, pas ou presque pas de pointements rocheux. Gravité 1 g et demi. »

Et ainsi les éclaireurs allèrent de planète en planète, jusqu’à un satellite de la sixième, monde plus gros que ne l’était Jupiter, et entouré d’un cortège de quinze mondicules.

Ils commençaient leur approche quand, surgissant d’une crevasse du sol, dix astronefs sphériques se ruèrent vers eux. Il y eut quelques minutes de combat violent, dont l’image fut fidèlement transmise par les écrans, et immédiatement enregistrée. Deux de nos engins explosèrent, celui de Kelbic se précipita vers le sol, apparemment désemparé. Deux des ennemis seulement subsistaient. Nos projectiles infra-nucléaires avaient été efficaces.

Par l’audiophone me parvint la voix calme de Kelbic.

« Cette fois, nous y sommes, Haurk. Trois survivants à bord ! Nous allons essayer d’atterrir sans trop de casse. Autant que je puis le dire, le rayonnement émis par l’ennemi agit sur les cosmomagnétiques, un peu comme nos ondes de Knil. S’il s’agit du même, tu sais ce qu’il faut faire pour contrebattre son effet. Heureusement, j’ai eu le temps de comprendre et de couper les moteurs. Nous descendons maintenant en chute libre. Quand nous serons près de toucher le sol, je donnerai un bon coup de frein. J’espère que l’ennemi nous croit hors de combat, et ne nous a plus sous son rayonnement. Sinon, adieu, Haurk ! Nous sommes à 10 kilomètres …, à 5 …, à 3 … Je freine ! »

Rien n’explosa. Le Béric se posa doucement sur le sol glacé du satellite. Les deux astronefs ennemis étaient encore très hauts.

« Il ne semble pas, continua tranquillement Kelbic, qu’ils connaissent nos ondes de Hek. En tout cas, ils communiquent entre eux par ondes électromagnétiques. Je laisserai donc notre émetteur en marche. Je crois qu’ils vont nous faire prisonniers, pour tirer de nous le plus de renseignements possibles.

— Ne t’inquiète pas, coupai-je. Un raid de secours part immédiatement, et comme nous sommes bien plus près, et que nous ne nous attarderons pas sur les planètes extérieures, nous serons là dans cinq jours. Tenez bon ! Au besoin, révèle-leur quelques petites choses … « Gagnez le plus de temps possible.

— Soit. Mais ne viens pas en personne ! La Terre a besoin de toi.

— Il se trouve que j’ai besoin d’être là pour vérifier quelques-unes de mes théories ! D’ailleurs, je suis le chef, et je ferai ce qu’il me plaît.

— Attention, les voilà ! »

Sur l’écran, je vis Kelbic se diriger vers un hublot démasqué. Dehors, sur la plaine glacée, une dizaine de silhouettes avançaient prudemment, à demi cachées derrière des blocs. Les spatiandres les déformaient, mais elles paraissaient humaines. Puis des coups sonnèrent sur la porte du sas.

« Inutile de combattre, dit Kelbic aux deux survivants, Harlok et Rhabel. Nous nous ferions tuer pour rien. Haurk, j’ouvre. Je coupe la vision de mon côté. Comme cela, tu verras sans être vu. »

Lentement, la porte interne du sas s’ouvrit, et trois hommes en spatiandre entrèrent, armes au poing. C’étaient de courts pistolets, rappelant plutôt vos armes actuelles que nos fulgurateurs. Ils firent face à l’écran, et j’eus un sursaut : deux d’entre eux étaient des hommes, le troisième ne l’était pas. Je distinguais mal son visage derrière la vitre du casque, mais il me sembla rouge vif.

Pendant que l’un tenait Kelbic et ses compagnons en respect, les deux autres ôtèrent leurs casques. Le premier était un homme jeune encore, aux cheveux blonds coupés court. Le second …, le second n’était pas un homme. Sous un crâne chauve et un front plissé, trois yeux disposés en triangle dominaient une face pourpre, sans nez, à la bouche aux lèvres cornées, reptiliennes. L’homme parla, en une langue qui me fut compréhensible et qui était le vieil arunkien, d’où avait dérivé l’universel que nous parlions.

« Vous êtes prisonniers. Pas de tentative d’évasion, ou nous vous tuons. »

Kelbic s’accouda nonchalamment devant le poste émetteur, une main derrière son dos, parfaitement visible pour moi, mais non pour les ennemis.

« Soit, dit-il, nous sommes battus. »

Ses doigts se tordaient selon les mouvements complexes de l’alphabet karin, que nous avions tous appris quand nous étions étudiants, pour communiquer dans les amphithéâtres à l’insu des professeurs. Il émit :

« Je vais essayer de leur faire dire où ils vont nous emmener … »

« Qui êtes-vous donc ? reprit-il à haute voix. Pourquoi nous avez-vous attaqués ? Nous explorions votre système solaire, ne sachant s’il était habité …

— Ne mentez pas ! Nous savons d’où vous venez ! La Terre. Cette Terre qui est là, à nos frontières, et qui a envoyé autrefois nos ancêtres en exil ! »

Réellement surpris, Kelbic haussa les épaules.

« Vous êtes donc les descendants de l’équipage d’un astronef hyperspatial, n’est-ce pas ? Mais nul ne vous a envoyés en exil ! Vos ancêtres étaient tous volontaires !

— Autre mensonge, gronda l’homme. Je vois que la Terre n’a pas changé depuis que nos ancêtres en furent chassés. Maintenant, l’heure arrive de régler tous les comptes, et rien ne pourra vous sauver ! »

Les doigts de Kelbic transmirent ; « Il est fou. »

« Que comptez-vous faire de nous ?

— Vous allez mettre vos spatiandres et nous suivre à notre fort de Ther. Là, on vous interrogera. Votre sort dépendra de la franchise de vos réponses. Et, rappelez-vous, nous avons de bons moyens pour faire parler les plus têtus ! »

Kelbic resta impassible, mais Harlok et Rhabel pâlirent. Kelbic transmit avec ses doigts :

« Ne crains rien. Je ne parlerai pas, et les autres ne savent rien d’important. »

Comme tous les tekns, il était à l’abri de la torture, puisque son entraînement psychique lui permettait de supprimer à volonté toutes sensations douloureuses. Quant à l’hypnose, nous y étions également réfractaires, et nulle machine ne peut « lire » un cerveau occupé à extraire de tête des racines critiques. Kelbic risquait sa vie, sans plus.

« Et où est-elle, cette ville de Ther ?

— Sur ce satellite même. Je ne vois pas pourquoi je vous le cacherais, reprit l’homme, d’un air méprisant. Même si vous pouviez en communiquer l’emplacement à vos amis, cela ne vous avancerait guère. Ther est imprenable !

— Nous ne chercherons donc pas à nous en emparer ! Soit, conduisez-nous à vos chefs. Peut-être seront-ils plus raisonnables, et comprendront-ils que nous venions en paix quand nous avons été attaqués. »

L’homme ricana, puis se tournant vers l’être pourpre, émit une série de syllabes claquantes.

« J’ai oublié de vous présenter K’nor, le telbirien. Les Telbiriens sont nos chers alliés. Race excellente, obéissante, dévouée. Ils font tout ce qu’on leur demande ! Et d’une loyauté à toute épreuve ! Je vous avertis que je viens de lui ordonner de vous brûler impitoyablement si vous résistez. »

Par gestes, Kelbic me dit alors :

« J’ai dans ma poche un petit transmetteur à ondes de Hek. Et avant de partir, je vais activer le destructeur … »

« Soit, dit-il à haute voix. Quand partons-nous ?

— Tout de suite. »

Ils sortirent peu après, et je les vis, par l’écran de vision externe d’avant, monter dans un véhicule bas, puis toute image cessa brutalement. Le destructeur, que Kelbic avait actionné en passant dans le sas venait de fonctionner, et l’astronef n’était plus qu’une masse en fusion, d’où l’ennemi ne pourrait tirer aucun renseignement.

Je partis immédiatement avec une force de cent cosmomagnétiques, après avoir désigné Hélin comme mon successeur pour le cas où nous ne reviendrions pas. Rhénia me souhaita bonne chance, le cœur serré, mais les yeux secs. Elle aimait Kelbic comme un frère, et trouvait tout naturel que je risque ma vie pour lui porter secours. Deux cents autres astronefs, sous la conduite personnelle de Kirios, s’envolèrent peu après, chargés d’attaquer tout ennemi dans l’espace, et de faire diversion.

Pendant plusieurs heures le communicateur resta silencieux, et je commençais à craindre le pire quand la voix de Kelbic jaillit de l’appareil.

« Haurk, ici Kelbic. Je ne dispose que de quelques instants. L’entrée de leur ville se trouve entre deux monticules rouges, à environ 100 kilomètres au nord de l’épave de notre astronef. Attention, l’endroit est très puissamment fortifié, et je doute que vous puissiez en forcer le passage. Il vaut mieux attaquer par-dessus, avec les perforatrices. J’ignore ce que sont devenus Harlok et Rhabel. On a essayé en vain de m’hypnotiser. Mais pas de drogues jusqu’à présent. Voici ce que j’ai observé : après l’entrée, un long tunnel, orienté sensiblement vers le nord. Vous n’aurez pas de peine à le trouver avec les gravitomètres. Puis une série de salles, avec des sas entre chacune, mais pas de fortifications. Ensuite, un grand puits. Je suis au dixième niveau inférieur. Le poste de commandement, où j’ai été interrogé, se situe au douzième et dernier étage, je crois. La garnison est assez faible : peut-être deux mille hommes, et autant de telbiriens, mais je peux me tromper par un facteur deux. Les telbiriens sont très forts physiquement. Armement ! En plus des armes que nous avions nous-mêmes il y a cinq cents ans, d’autres, dont j’ignore l’effet. Rapports entre humains et telbiriens : il y a quelque chose de louche. Les humains m’ont déclaré à plusieurs reprises que les autres sont leurs alliés, presque leurs serviteurs, mais leur comportement est différent. Ils se conduisent en réalité au moins comme les égaux des hommes. Je crois que … »

Abruptement, la voix cessa. Je ne m’en inquiétai pas outre mesure. Kelbic nous avait prévenu que son temps était limité.

Je conférai avec Kirios, par ondes de Hek.

« Les choses étant ce qu’elles sont, dit-il, notre seule chance de succès réside dans une attaque rapide, violente et décisive. Le facteur inconnu est évidemment ces Telbiriens. Je vais vous rejoindre, laissant comme écran 50 cosmos seulement. Avec nos 250 astronefs, portant 25 000 hommes, ce sera bien le diable si nous ne perçons pas leurs défenses ! Nous devrons faire vite, car les hyperradars d’un éclaireur ont décelé, venant d’une planète intérieure, une force de renfort. J’ai donné l’ordre à la troisième flotte de se porter à sa rencontre. »

Nous fonçâmes sur le satellite où nos amis étaient prisonniers. C’était un monde d’environ 1 000 kilomètres de diamètre, creusé de profondes fissures en zig-zag, hérissé de monticules de faible hauteur, absolument sans atmosphère. Comme l’escadre de Kirios nous rejoignait, une dizaine d’astronefs ennemis apparurent. Il y eut une violente et brève escarmouche, illuminant l’espace, et nous passâmes, perdant un cosmo seulement.

Le sol monta vers nous à toute vitesse, les pilotes ayant pour ordre de ne pas perdre une seconde. Les deux monticules rouges apparurent. De la surface jaillirent des volées de projectiles, inoffensifs, déviés sans peine par nos champs paragravitiques. Quelques secondes plus tard, les deux monticules n’existaient plus. Nous atterrîmes à peu de distance, et nos troupes débarquèrent en force. Kirios ayant le commandement militaire, je m’occupai de la partie technique. Rapidement, les gravitomètres différentiels furent montés, et nous pûmes suivre de la surface le tracé de nombreux tunnels. Alors les perforatrices entrèrent en action.

J’étais un peu méfiant : la facilité avec laquelle nous avions effectué notre débarquement ne me disait rien qui vaille. Ou bien les ennemis avaient bluffé effrontément quand ils affirmaient à Kelbic que leur position était imprenable, ou bien, plus vraisemblablement, ils considéraient la surface comme sans importance, et les difficultés nous attendaient dans le sous-sol. Peut-être aussi n’étaient-ils pas préparés à un assaut aussi violent contre leurs positions ?

Les cosmos, leurs équipes de choc débarquées, étaient répartis presque tous, formant autour du satellite un écran protecteur. Les perforatrices travaillaient à plein, et il n’y avait plus qu’à attendre. J’en profitai pour chercher à prendre contact avec Kelbic. Pendant quelques minutes, ce fut en vain. Puis, quelques mots.

« Je sais que vous avez attaqué. J’ai réussi à m’évader et à me cacher dans un souterrain abandonné. Ils ont tué Harlok et Rhabel. Attention, ce sont les Telbiriens les maîtres, et … »

La communication s’interrompit. Inquiet, j’appelai Kirios.

« Où en sommes-nous ?

— Sept des perforatrices sont arrivées à quelques mètres des tunnels. Nous les avons arrêtées pour que les autres rattrapent leur retard. Nous devons faire un assaut massif …

— Et pendant ce temps ils massacreront Kelbic !

— Je sais, Haurk. Mais ce qui est en jeu est bien plus que la vie d’un homme, même si c’est un génie et notre ami !

— Oh, je sais. Hâtez-vous, quand même ! »

Très haut, au-dessus de nous, un immense éclair illumina la nuit interplanétaire. Quelques astronefs ennemis avaient tenté de passer.

Vint l’assaut. Sur un ordre de Kirios, les machines se ruèrent, crevèrent les voûtes, disparurent dans les tunnels. Antigravitateurs à la ceinture, les hommes plongèrent à leur suite. Je m’avançai vers un des orifices. Je me sentis saisi par les bras. Deux hommes me tenaient, m’éloignant du trou.

« Lâchez-moi !

— Ordre du général. Vous ne devez pas descendre !

— Quel est ce non-sens ? »

Par radio, j’appelai Kirios.

« Dites, Kirios, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qui vous a permis …

— Écoutez, Haurk, il y a déjà Kelbic là-dessous, je trouve que c’est suffisant. La Terre ne peut se permettre de vous perdre tous les deux !

— Faites-moi lâcher ! C’est un ordre !

— Je refuse. Vous pourrez me faire exécuter si vous voulez, quand nous serons de retour.

— Mais enfin, j’ai bien le droit d’aller au secours de Kelbic !

— Non ! Vous n’avez plus le droit de vous exposer. Et puis, vous seriez inutile là-dessous. Vous feriez même mieux de revenir immédiatement sur Terre avec une escorte.

— Si vous croyez que j’ai peur …

— Oh non ! Je connais votre courage. On m’a raconté tout ce que vous fîtes, et je trouve qu’il est grand temps que vous compreniez que vous êtes plus utile dans votre laboratoire ou à la Solodine qu’à faire le travail d’un soldat, même si, comme c’est le cas, vous le faites bien ! Maintenant, je n’ai plus le temps. À bientôt ! »

Il coupa le contact.

Je restai un moment immobile. Depuis longtemps personne, même Kelbic, même Rhénia ne m’avait parlé ainsi. Je me rendis compte que, sans même le vouloir, j’avais concentré en mes mains tous les pouvoirs, toutes les responsabilités. Moi, Haurk Akéran, l’astrophysicien, j’étais devenu un autocrate, un dictateur ! Combien de fois avais-je décidé, et fait appliquer des lois ou des règlements qui étaient affaire du gouvernement trill, ou du conseil des Maîtres. Et nul n’avait fait d’objection. J’avais même le titre de maître suprême !

« Les idiots ! Que ne me l’ont-ils dit plus tôt ! »

Au fond de moi-même, j’étais las du poids écrasant des responsabilités, qui ne reposaient plus guère que sur moi. J’aspirais à la tranquillité du laboratoire, au petit cercle d’amis, Kelbic, Luki, quelques autres, Rhénia … Peut-être même Kirios. Mais cette tranquillité devait se gagner encore, le chemin de mon laboratoire passait par ce monde désolé.

Je secouai mes gardiens.

« Lâchez-moi ! »

Ils tinrent bon. Kirios les avait bien choisis. Moins grands que moi, ils étaient plus forts.

Je réussis à saisir mon fulgurateur, posai le bout contre la poitrine de l’un d’eux.

« Lâchez-moi, ou je tire ! »

L’homme blêmit sous son spatiandre, mais ne céda pas.

« Tirez, Haurk ! Vous êtes le maître suprême, et ma vie ne compte pas pour vous. Mais j’ai des ordres, et je les exécuterai. Et si vous me tuez, d’autres me remplaceront. »

Je me retournai. Autour de moi, une vingtaine d’hommes, ma garde d’honneur.

« Soit, dis-je. Je vous donne ma parole que je ne chercherai pas à descendre, à moins que Kirios ne se ravise. »

Comme il était inutile de rester à la surface de ce mondicule, je rentrai dans mon cosmo, et tentai une fois de plus de joindre Kelbic. Rien ne répondait. Au bout de peu de temps, par contre, j’eus la communication avec Kirios.

« Nous avançons, Haurk, mais c’est dur. L’ennemi dispose d’une sorte de pistolet thermique qui, sans valoir nos fulgurateurs, n’en fait pas moins des ravages. Nous sommes maintenant à l’entrée du grand puits, et nous allons forcer le passage.

— Qui combattez-vous ? Les hommes ou les autres ?

— Les deux. Mais je crois que Kelbic a raison, et les autres ont l’air d’user des hommes comme d’une chair à canon. Quelles nouvelles des éclaireurs et de la flotte qu’ils signalaient ?

— Aucune pour le moment. »

J’attendis ainsi des heures, devant le panneau des communicateurs, essayant tantôt de joindre Kelbic par ondes de Hek, tantôt la flotte, tantôt Kirios. Ce dernier me faisait des rapports à intervalles irréguliers. La progression continuait, au prix de pertes assez lourdes, bien que notre armement fût supérieur. Pas de traces de Kelbic, mais ils avaient retrouvé, dans une chambre, les corps de Harlok et Rhabel. Ils avaient été sauvagement torturés, et Kirios ne put empêcher ses hommes de massacrer les quelques prisonniers humains qu’ils avaient faits.

Puis je reçus un message des éclaireurs. La flotte ennemie ne comptait que 60 astronefs. Les Telbiriens n’avaient pas réalisé la pleine étendue du péril qui les menaçait. Je relayai les nouvelles à Kirios, donnai, avec son accord, l’ordre à 120 cosmos d’aller engager le combat, puisque la troisième flotte était encore trop loin.

Subitement, la lampe d’appel du communicateur à ondes de Hek s’éclaira. « Haurk, ici Kelbic. Je me suis enfermé dans un bout de galerie abandonnée en faisant crouler la voûte, au moment où les Telbiriens arrivaient. Je commence à percevoir le fracas de la bataille. Je suis au dernier niveau, le plus bas ; et, je crois, sensiblement sous la grande salle des machines.

— Bon. Je relaie immédiatement ces renseignements à Kirios. As-tu des détails utiles à donner sur l’ennemi ?

— Oui. Les hommes ne sont que des jouets entre les mains des Telbiriens. Peut-être même n’agissent-ils pas de leur propre volonté. Ils nous haïssent certainement, vivant avec la conviction que leurs ancêtres furent chassés de la Terre, mais il y a quelque chose d’autre. Lors de ma fuite, j’ai soigné un blessé. Il m’a d’abord injurié, puis, presque au moment de mourir, son attitude a changé, comme s’il était brusquement libéré. Il m’a dit : « Après tout, vous êtes aussi des hommes. « Méfiez-vous des rouges ! »

« Ah, j’entends à présent la bataille avec mes oreilles ! Nos hommes ont dû déboucher dans la salle des machines, qui communique avec ma galerie par un tuyau d’aération, trop petit pour qu’on puisse y passer. Je crois que je vais être bientôt libéré. Et, entre nous, Haurk, je crois que j’ai goûté à l’action directe pour toute ma vie ! À moi le laboratoire après cela !

— Je crois que tu as raison ! C’est aussi ce que pense Kirios ! »

Et je le mis au courant de ma situation. L’appareil vibra de ses éclats de rire.

« Enfin ! Quelqu’un te l’a dit ! Tant mieux ! »

Une heure plus tard, il émergeait d’un des trous, avec nos troupes. Sur cinq mille hommes qui avaient pénétré dans les souterrains, deux mille sept cents cinquante seulement remontèrent. Nous avions perdu presque un homme sur deux !

Ils s’entassèrent dans les cosmos et nous prîmes à toute vitesse le chemin de la Terre. Je tins un conseil de guerre avec Kelbic et Kirios.

« Ce fut terrible, dit ce dernier. Nous avions contre nous à peu près deux mille humains, si on peut encore les appeler humains, et environ cinq cents, pas plus, de Telbiriens. Ces derniers sont d’effroyables combattants, très supérieurs à nous. Mais leur technologie a l’air inférieure, ce qui compensera sans doute. Sinon, je crois que nous ferions bien de filer vers une autre étoile !

— Ce serait inutile, dit Kelbic. Si j’ai bien compris, ils sont eux aussi sur la voie d’une application pratique de l’hyperespace. Un des hommes s’en est vanté devant moi.

— Je crois, moi aussi, qu’il vaut mieux avoir la grande explication maintenant. »

Au moment où nous atterrissions près d’Huri-Holdé, un message arriva de la flotte. Les ennemis avaient été détruits, mais, venant de la troisième planète, une véritable armada fonçait sur nous. Je donnai l’ordre à nos éclaireurs de se replier.

Sous mon impulsion et celle de Kirios, la défense s’organisa le plus rapidement possible. Dans un sens, je n’étais pas fâché que l’ennemi vînt à nous : nous combattrions ainsi près de nos bases, ce qui est toujours un avantage. Comme toutes nos cités étaient profondément enfouies, elles ne subiraient probablement que de faibles dégâts. La Terre continuait à se précipiter vers le système de Belul à une vitesse qui décroissait d’heure en heure, mais était encore vertigineuse, Vénus à sa suite. Bien entendu notre apparition perturberait l’équilibre du système, mais nos calculs étaient faits, depuis que nous avions pu déterminer les masses des diverses planètes, et il était possible de mettre nos mondes en orbite autour de l’étoile sans déclencher un cataclysme.

Peu de temps après notre retour, un de nos cosmos revint à toute vitesse ; il apportait un prisonnier humain, trouvé vivant, en spatiandre, sur un astronef détruit. Je le fis amener immédiatement devant nous.

Il arriva entre deux des gardes géants que Kirios avait sélectionnés pour moi. C’était un homme de stature moyenne, assez frêle, très brun, au regard vif et direct. Ayant convoqué Kirios, je commençai l’interrogatoire.

Il se nommait Eleon Riks, était âgé de 32 ans telbiriens (il ne paraissait guère avoir plus de 25 ans terrestres, ancien style). Il était ingénieur à bord d’un astronef.

« Pourquoi nous attaquez-vous ? Dis-je. Nous ne venions pas en ennemis. Notre soleil a explosé, et nous avons pu sauver nos planètes. Tout ce que nous demandons, c’est la lumière d’une étoile. Nous ne voulons pas prendre la vôtre par la force, elle éclaire assez pour deux mondes supplémentaires ! Nous ne voulons pas la guerre. Avant de parvenir à votre système solaire, nous sommes passés par celui de Kirios Milonas, ici présent, et comme ses compatriotes se sont opposés à notre présence, nous sommes repartis. Nous aurions pu faire de même ici … »

Je me gardai de lui dire que rien n’était moins sûr !

Il resta un moment sans répondre, puis haussa les épaules, et dit :

« Ainsi, après avoir chassé nos ancêtres, vous venez mendier une place près de notre soleil ?

— Je serais curieux de connaître l’origine de cette légende absurde, dis-je. Nous n’avons jamais chassé vos ancêtres, pas plus que ceux de Kirios, pas plus que les hommes qui montaient les hyper-spationefs qui ne sont jamais revenus. Un seul a réussi à retrouver la Terre, le savez-vous ?

— Comment voulez-vous que nous le sachions ? Vous prétendez que le fait que les moteurs hyper-spatiaux n’étaient pas directionnels n’était pas voulu ?

— Nous ne savons pas encore utiliser correctement l’hyperespace ! Comment aurions-nous pu le savoir, il y a plus de 500 ans ! De quel équipage descendez-vous ? Kirios descend de celui du troisième.

— Du onzième, à ce que dit la tradition. Combien y en eut-il en tout ?

— Seize. Seul le quatrième revint, par chance.

— Ainsi ce que nous apprenons dès l’enfance est faux, à savoir que les Terriens, voulant disperser l’espèce en cas de cataclysme, ce qui, à ce que vous me dites, a fini par se produire, auraient envoyé des équipages, sans leur dire qu’ils ne pourraient revenir ?

— Mais enfin, l’engin de vos ancêtres a dû décoller vers 4120 ou 4125. Le premier était parti en 4107. Vos ancêtres savaient parfaitement qu’ils risquaient de ne pas revenir !

— Qu’ils risquaient leur vie, oui, ils le savaient. Mais pas qu’ils seraient trahis !

— Il n’y a pas eu de trahison, je vous l’affirme. Croyez-moi ou non. De toute façon, nous sommes maintenant en guerre, votre peuple et le mien. Pour ma part, je ne demande qu’à l’arrêter. Que voulez-vous de votre côté ?

— Vous détruire, ou, si nous ne le pouvons, que vous quittiez le voisinage ! »

Je haussai les épaules.

« J’ai peur que ce ne soit trop tard, maintenant. Si vous nous aviez accueillis pacifiquement, comme le peuple de Kirios, alors, peut-être … Maintenant, nous sommes ici, et nous y resterons. Nous sommes las d’errer dans la nuit interstellaire !

— Alors c’est la guerre.

— Soit. Nous sommes donc ennemis, à moins que votre gouvernement n’en décide autrement, car, après tout, vous n’êtes qu’un ingénieur d’astronef. Sur quel principe fonctionnent vos engins ?

— Je ne le dirai jamais !

— Je ne m’attends pas à ce que vous nous le disiez volontairement. Nous avons des moyens … Une dernière question : que sont exactement pour vous ceux qui combattent à vos côtés. Des alliés ? Des serviteurs ? Sont-ils indigènes ?

— Quels autres ? Nous sommes seuls. Telbir était vide quand nous l’avons trouvée.

— Ne vous moquez pas de moi ! Vous savez parfaitement de qui je veux parler. Les humanoïdes à trois yeux et à peau rouge pourpre qui sont à vos côtés.

— Quelle est cette histoire ? »

Il semblait sincèrement ahuri.

Je dis quelques mots dans l’interphone, et sur l’écran placé sur le mur de la pièce, fut projeté un des films pris pendant la bataille souterraine. Riks parut médusé.

« Oui, ce sont bien les souterrains de Ther. Et cet homme, qui vient de s’abattre, c’est Dik Rheton, qui fut mon commandant sur le Psélin. Mais quels sont ces monstres rouges ? »

Un autre film montra la capture de Riks lui-même. À l’arrière-plan, dans une coursive éventrée, deux cadavres humanoïdes.

« Je ne comprends plus ! C’est mon navire, et c’est bien moi. Mais quels sont ces monstres ? Vous avez truqué le film ! Pourquoi ? Ah, pour la propagande ! Vous voulez nous faire passer aux yeux de votre peuple pour des alliés de monstres inhumains !

— Le film n’est pas truqué, intervint Kirios. Les « monstres », comme vous les appelez, nous ont donné plus de fil à retordre que vous-mêmes. Vous prétendez ignorer leur existence, ou l’avoir oubliée ?

— Cessons cette plaisanterie, dis-je. Pour la dernière fois, voulez-vous répondre aux questions ? Non ? Tant pis pour vous, nous allons vous faire passer au psychoscope. Je vous préviens que c’est extrêmement douloureux, et que vous en sortirez à l’état de loque humaine, sans volonté, ni guère d’intelligence ! »

Il blêmit.

« Qu’avez-vous à perdre à parler ? Nous saurons, de toute façon.

— Je ne serai pas volontairement un traître. Faites de moi ce que vous voulez.

— Soit. Je vous admire, mais je vous plains ! »

Les gardes l’emmenèrent, et je suivis, voulant diriger moi-même l’interrogatoire au psychoscope. Thélil, le maître de l’esprit, nous reçut, accompagné de Rhoob, le maître des sciences psychiques, dans son laboratoire.

« La machine est prête, Haurk. »

C’était une couche basse, avec un casque métallique destiné à coiffer le sujet, et de fortes sangles pour la maintenir. Riks s’y laissa étendre sans se défendre et sans mot dire. Le casque fut ajusté sur son crâne. Théli fit quelques ajustements, puis se dirigea vers le tableau de commande. La lumière baissa, un bourdonnement très faible se fit entendre. Les traits de Riks se détendirent un peu.

À la première question, il parla. Il nous donna tous les détails qu’il connaissait sur Telbir ; la population comptait environ huit cents millions d’hommes, l’industrie était bien développée. Leurs astronefs étaient mus par une variante, d’ailleurs ingénieuse, des moteurs cosmomagnétiques. Ils n’étaient pas encore arrivés à utiliser l’hyperespace, pensaient être sur la voie, mais Riks ne savait pas quelle était cette voie. Ils croyaient que leurs ancêtres avaient été victimes d’un tour infâme, que les Terriens les avaient envoyés coloniser au loin sans leur consentement. Il décrivit en détail tout ce qu’il savait de l’organisation militaire. Mais nous eûmes beau le questionner de toutes les façons possibles, il ne dit pas un mot des humanoïdes rouges.

Nous le laissâmes reposer sous bonne garde.

« Êtes-vous sûr, Théli, qu’un homme ne peut mentir sous le psychoscope ?

— Absolument. Il élimine toute volonté, toute résistance, même subconsciente.

— Alors de deux choses l’une : ou bien nous sommes des hallucinés, tous, ou bien …

— Ou bien ces monstres rouges possèdent quelque chose de supérieur au conditionnement que nous donnons aux Tekns, et qui leur permet de résister au psychoscope.

— Vous n’y résisteriez pas, Haurk. Simplement, vous ne vous endormiriez pas. On ne peut vous hypnotiser, mais si, par miracle, on y arrivait, vous seriez au même plan que les autres.

— Mais enfin, cet homme a dû vivre au contact de ces êtres ! Il y en avait deux à bord de son astronef ! Comment se fait-il qu’il n’en ait aucun souvenir !

— Parce que, probablement, il a été entraîné, depuis sa naissance, par une science psychologique plus avancée que la nôtre, à tout oublier dans certaines conditions.

— Mais enfin, on n’oublie rien ! C’est physiologiquement impossible !

— Si le mot oubli vous ennuie, mettons qu’il a caché ses souvenirs à un niveau que le psychoscope ne peut atteindre.

— Ce n’est pas là l’important, Haurk, dit Kirios. Ce qui l’est, c’est que, très clairement, dans cette affaire, les hommes sont les inférieurs, et les autres les maîtres ! Et nous ignorons tout de ces autres, sauf leur aspect physique, et le fait qu’ils se battent comme des démons ! »

J’allai voir le prisonnier dès qu’il fut réveillé.

« Comment vous sentez-vous ?

— Bien. Vous ne m’avez pas encore passé sous votre machine ?

— Si.

— Mais alors … Je n’ai rien ressenti, et je me crois aussi intelligent que d’habitude !

— Tout ce que j’ai dit était pour vous effrayer, vous rendre plus réceptif à la suggestion. Le psychoscope n’a jamais fait de mal à personne. Nous nous en servons couramment en thérapeutique mentale. Je m’excuse auprès de vous de vous y avoir fait soumettre sans votre consentement. L’enjeu est trop élevé pour que j’hésite, mais néanmoins je me sens rabaissé par ce que j’ai fait. Enfin, nous avons appris bien des choses, mais rien, absolument rien, au sujet des êtres rouges.

— Peut-être n’existent-ils pas, dit-il, railleur.

— Nous savons malheureusement que si ! Il y a une autre explication assez terrifiante : c’est que vous seriez les jouets de ces êtres, et qu’ils vous auraient conditionnés à oublier leur existence, dès que vous sortez de leur emprise. Il y en avait deux sur votre astronef, pour un équipage de 23 hommes. Et nous avons trouvé aussi quelque chose de curieux, en sondant votre mémoire. Le psychoscope ramène au jour les souvenirs les plus lointains, les souvenirs même des premiers jours de la vie. Eh bien, vous ignorez qui vous a dit que vos ancêtres avaient été chassés de la Terre, et quand on vous l’a dit pour la première fois. Je me demande si cette idée ne vous vient pas des autres.

— C’est ridicule ! Je me souviens très bien ! Cela fait partie du cours d’histoire, en première année d’école !

— Oui, c’est votre premier souvenir précis. Mais cherchez bien. Êtes-vous sûr de ne pas l’avoir su avant ?

— Euh … non. Je devais le savoir, sans doute. Mais tout ceci ne prouve rien !

— Accepteriez-vous de repasser au psychoscope, cette fois volontairement, sans hypnose ?

— Ouais ! Pour dire ce que je ne veux pas !

— Vous avez déjà tout dit ! »

Et je lui fis un bref résumé de ce que nous savions maintenant, grâce à lui, sur Telbir.

Il hésita, puis haussa les épaules.

« Après tout, je n’ai plus rien à perdre ! »

Volontairement cette fois, il s’étendit sur la couche. Le casque le coiffa.

« Je sens un fourmillement, un peu de vertige …

— Ce n’est rien, c’est normal. Essayez maintenant de vous souvenir. »

Sous le bord du casque, je voyais ses yeux ahuris.

« C’est effrayant ! Je viens de penser à un livre que j’ai lu étant enfant il y a 20 ans, une seule fois ! Je me souviens maintenant de lui mot par mot !

— Essayez de vous rappeler qui vous a dit cette légende sur vos ancêtres … »

Il se concentra, puis subitement, avec un cri de pure terreur, arracha le casque de sa tête :

« Non ! Non ! Ce ne peut être vrai !

— Qu’y a-t-il ?

— Un R’hneh’er ! C’est un d’eux qui me l’a dit ! Vous aviez raison, ils existent ! Je ne veux pas me souvenir, je ne veux pas !

— Vous le devez, aussi bien pour les vôtres que pour nous !

— Oui, je sais. L’appareil est maintenant inutile, sauf peut-être pour les détails ! Le voile s’est déchiré … Des esclaves, voilà ce que nous sommes. Des esclaves … et du bétail ! »

CHAPITRE IV LA GUERRE PSYCHOTECHNIQUE

De retour dans mon bureau, nous enregistrâmes son long récit. L’astronef s’était posée sur Telbir au bout de huit années d’errance. Comme la planète était analogue à la Terre, et qu’ils avaient perdu tout espoir de retour, ils s’y étaient définitivement installés. Le continent où ils avaient atterri ne possédait qu’une vie animale. Pendant plusieurs siècles, ils avaient travaillé et s’étaient multipliés. Puis un jour, sur une grande île, ils avaient découvert les indigènes. C’étaient des humanoïdes possédant une technique néolithique, assez nombreux : quelques centaines de mille. Pensant trouver en eux une main-d’œuvre, ils les avaient transportés en masse sur le continent et à demi éduqués. Pendant encore un siècle, tout alla bien. Les Telbiriens étaient dociles, intelligents, dévoués, du moins en apparence. Mais, s’ils n’avaient que peu de connaissances en sciences physiques, ils en possédaient d’immenses en sciences psychologiques, soigneusement dissimulées. Avec une patience infinie, ils avaient attendu leur heure, d’abord valets de ferme, puis commis, petits fonctionnaires, instituteurs dans leurs propres écoles, absorbant tout ce qu’ils pouvaient de la science terrestre sans révéler la leur. Et toujours si dociles, si désireux de plaire ! Puis, un jour, la révolte, la prise du pouvoir, la réduction des Terriens en esclavage.

« Tout ceci, je le sais parce qu’ils me l’ont dit. Ils ne s’en cachent pas, au contraire, trop heureux de nous torturer. Et il n’y a aucune rébellion possible. Dès l’enfance, avant même de pouvoir comprendre, nous sommes endoctrinés, hypnotisés, suggestionnés. Plus tard, de temps en temps, un R’hneh’er, par amusement, nous révèle la vérité. Il nous laisse souffrir pendant un ou deux jours, puis nous donne l’ordre d’oublier. Le reste du temps, nous vivons avec la conviction que nous sommes les maîtres, et eux les serviteurs. Cela les amuse ainsi. Comme, malgré leur intelligence, ils sont peu doués pour les sciences, nous sommes leurs ingénieurs, leurs physiciens, leurs naturalistes. Ceux d’entre nous qui en sont capables. Les autres sont leurs esclaves, liés d’ailleurs à eux par un dévouement fanatique, bien qu’involontaire et inconscient. Et toujours l’ordre : si vous êtes pris par d’autres, oubliez que nous existons, il n’y a que vous, Terriens, sur Telbir. Et, pour les plus faibles et les moins doués de nous, un sort pire, celui de bétail de boucherie : ils nous mangent ! Et, horreur, c’est nous qui désignons les victimes, sous prétexte de conservation des qualités de la race !

— Donc, dis-je à Kirios, problème n° 1, prendre Telbir et libérer les humains, en détruisant les autres.

— Non, Haurk. Problème n° 2 seulement. Le n° 1 va nous tomber dessus dans quelques heures : leur flotte !

— Il n’est pas étonnant qu’ils nous aient paru de si terribles combattants. Ils n’ont sans doute pu s’emparer de l’esprit de nos hommes, mais ont distordu suffisamment la vérité pour que ceux-ci les voient comme des démons de la guerre, supposai-je.

— C’est possible. Cependant Kelbic n’a pas eu l’air d’être affecté.

— Kelbic est un tekn, et a subi le conditionnement, Kirios. Nous allons, je crois, être obligés d’y soumettre une bonne part de nos troupes combattantes, au moins les cadres, après cette bataille, en admettant que nous la gagnions.

— Nous la gagnerons. À bientôt, Haurk, j’ai des dispositions à prendre. »

Je restai seul avec Riks. Il pleurait, les épaules secouées de sanglots puissants, des sanglots d’homme fort dont les digues ont enfin cédé. Comme je m’approchais, il leva les yeux.

« Ce n’est pas sur moi que je pleure. Je suis libéré, le premier de mon peuple, depuis des siècles ! Mais les autres ! Ils se feront tuer jusqu’au dernier pour défendre ces R’hneh’ers !

— J’ai peur, en effet, que dans la prochaine bataille, bien des hommes ne périssent, de votre côté comme du nôtre. Pour l’avenir plus lointain, nous allons essayer. »

Je poussai le bouton qui me mettait en communication avec mon laboratoire, maintenant passé pratiquement sous la haute main de Kelbic.

« Kelbic !

— Quoi ? Ah, c’est toi, Haurk. Que veux-tu ?

— Sur quoi travailles-tu actuellement ?

— Sur quoi veux-tu que je travaille ! L’hyperspationef, bien sûr ! Nous faisons quelques progrès …

— Laisse tomber l’hyperspationef. Il y a plus urgent. J’ai besoin de toi et de ta ménagerie de génies au biberon ! »

Derrière Kelbic, je pus voir le jeune Hoktou jeter vers l’écran un regard furieux.

« Tu vas te mettre immédiatement en rapport avec Théli et Rhoob, ces deux tripoteurs de consciences, et tu vas fabriquer une arme psychotechnique. Ne me regarde pas comme cela ! Je vais t’envoyer l’enregistrement des conversations que nous avons eues avec un prisonnier, et tu comprendras ! C’est urgent ! Utilise l’analyse haurkienne, l’analyse kelbicienne, ou même ce que le jeune Hoktou « concocte » actuellement, et qui nous fera bientôt passer tous pour des idiots, mais trouve ! C’est une question de vie ou de mort pour huit cent millions d’humains sur Telbir, sans compter toutes les vies que nous risquons de perdre autrement !

— Bigre !

— Je suis très sérieux, Kelbic. Priorité n° 1 au projet … comment pourrions-nous l’appeler ? Ah, j’y suis : projet épouillage. Il s’agit d’épouiller Telbir. Je compte sur toi. »

La lampe rouge d’alerte clignote sur mon bureau. Je coupai la communication avec Kelbic et reçus celle de Kirios :

« La bataille est engagée, Haurk. Nous sommes attaqués par environ 1 200 appareils, Vénus par 600. Nous avons pour répondre 2 400 cosmos, plus les projectiles téléguidés. J’avais peur de bien pire !

— Faites le plus possible de prisonniers.

— Des prisonniers ! Dans une bataille spatiale ! Enfin, on essayera ! »

La bataille fit rage pendant 17 jours. Kirios épargna nos forces au maximum. Négligeant les bombardements ennemis, qui ne firent que des dégâts relativement minimes, car nous étions encore loin du soleil, et nos cités étaient couvertes d’une épaisse couche d’air solide et de neige glacée, nos cosmos, groupés en masses compactes, empêchèrent tout débarquement ennemi. Une bombe à hydrogène, déviée par de puissants champs paragravitiques, tomba à cent vingt kilomètres d’Huri-Holdé, et pendant quelques minutes, rendit à la Terre, à cet endroit, une atmosphère fortement radioactive. Loin dans l’espace, de brillantes et éphémères étoiles s’allumaient, marquant chaque fois la fin d’un astronef, plus souvent ennemi qu’ami. De toutes les rampes de lancement préparées par Kirios depuis qu’il avait joint son destin au nôtre partaient, à jet presque continu, des missiles. Au dix-septième jour, l’ennemi, réduit à un cinquième de sa force primitive, se retira. Nous avions perdu un dixième de nos propres appareils. Vingt prisonniers seulement purent être faits, parmi lesquels un R’hneh’er.

Pendant ce temps, je n’étais pas resté inactif. Tout en assumant la direction générale de la guerre, j’avais trouvé le temps de passer quelques heures au laboratoire en compagnie de Kelbic et de son équipe. Il avait réuni là tout ce que la planète comptait de brillants mathématiciens, physiciens, biologistes, psychologues. Le problème fut attaqué de front, avec un acharnement sauvage. Riks avait été compris dans l’équipe, comme seule source de renseignements de première main sur l’ennemi. Il se rendit vite utile aussi par ses talents pratiques d’ingénieur. Il n’avait pas son pareil pour bricoler un appareil expérimental à toute vitesse. Il travaillait avec une ardeur féroce, essayant, de toute sa volonté, de se venger des siècles d’esclavage subis par son peuple.

Mais je ne pouvais suivre les travaux de près, faute de temps. D’ailleurs, depuis que j’avais pris en main les destinées de la Solodine et de la Terre, je n’avais plus eu le loisir de faire de vraie recherches, et j’étais nettement dépassé, non seulement par Kelbic, mais encore par Hoktou, et même un ou deux autres. Aussi est-ce avec surprise que, le vingt-cinquième jour, j’entendis Kelbic m’annoncer calmement, au visiophone.

« Ça y est, Haurk. Le problème est, je crois, résolu, du moins au stade du laboratoire. C’était d’ailleurs simple, et il suffisait d’y penser. C’est idiot, ce cloisonnement des sciences ! Théli avait depuis longtemps en main les données du problème, et nous les outils mathématiques, développés d’ailleurs dans un tout autre but. Il suffit d’appliquer au flux psychique les équations de Haurk — mais oui, les tiennes ! — en les modifiant, bien entendu, ensuite d’appliquer mon analyse aux résultats, et on obtient une équation hurtenienne, qui admet deux solutions, une positive, et une négative. La solution négative nous donne la clef. Je t’expliquerai.

— Et qui a trouvé ça ? Toi ?

— Non. Pas même Hoktou, il est assez furieux ! C’est Tilken. Nous étions passés à côté. Tu sais que Tilken est friand de romans fantastiques. Dans une des histoires qu’il lisait, le héros fabrique une machine extraordinaire en utilisant la solution négative donnée à un problème par un calculateur mésonique. Il faudra décorer l’auteur, qui habite Iliir. En bref, Tilken, ayant lu le livre, a eu l’idée.

— Peu importe qui a trouvé. Je viens immédiatement. »

L’appareil se dressait sur la grande table centrale, bizarre enchevêtrement de fils et de tubes, surmonté d’un projecteur, et entouré de toute une foule de jeunes tekns excités au plus haut point.

— Ne regarde pas ce monstre de trop près, dit Kelbic. C’est bricolé, il y a au moins la moitié de pièces qui sont inutiles, mais ça marche.

— Et quel résultat ?

— Un renforcement immédiat de la mémoire, analogue à celui que produit le psychoscope, mais sans la nécessité d’un casque. Veux-tu essayer ? Te souviens-tu exactement des premières paroles que tu m’as adressées ? Le peux-tu ?

— Non certes. Je ne me souviens même plus du moment exact où nous nous sommes rencontrés.

— Place-toi là. Je vais mettre en marche le projecteur. Ça y est. Ah ! Merde ! »

Avec un claquement sec, un disjoncteur venait de s’ouvrir.

« Bien entendu ! Ça marche parfaitement, et quand on veut démontrer ! Mais qu’est-ce que tu as ? »

Dans un éclair, je venais de voir défiler ma vie entière, y compris certains épisodes que j’aurais mieux aimé oublier à jamais. Je le dis à Kelbic. Il parut ahuri, puis se mit à danser.

« De mieux en mieux ! Jamais je n’y aurais songé ! Cela démolit les dernières difficultés ! Je pensais que nous aurions dû baigner Telbir dans notre rayonnement mnémonique, et parachuter quelques prisonniers convertis pour demander aux autres de se souvenir, mais maintenant, nul besoin ! Tu as reçu une très brève émission, à haute intensité, et oscillante. On peut encore perfectionner cela, et je crois que les R’hneh’ers vont passer un sale quart d’heure, si même cela dure un quart d’heure ! Bien entendu, cette illumination de la mémoire ne persiste pas, mais si beaucoup de souvenirs redisparaissent, les plus importants restent.

— Le tout est de savoir si ce rayonnement sera suffisant pour contrebalancer la puissance de suggestion des R’hneh’ers.

— Nous avons quelques prisonniers, je crois. Qu’on les amène ! Et qu’on amène aussi l’autre ! »

Je donnai les ordres nécessaires, et une vingtaine d’hommes arrivèrent, sous bonne garde. Enfermé dans une cage de métal, poussée sur des roulettes, venait ensuite le R’hneh’er.

« Procédons avec ordre, dit Kelbic. D’abord un isolé. L’oscillateur est prêt ? Allons-y ! »

Devant le projecteur fut poussé un jeune homme blond, la haine aux yeux. Kelbic ferma le contact. L’effet fut foudroyant. L’homme porta ses mains à ses tempes, vacilla, promena autour de lui un regard fou. Riks se précipita vers lui.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? Ce ne peut-être vrai, murmurait-il.

— C’est malheureusement vrai, camarade, dit Riks. D’où es-tu ?

— De Randon, un petit village à 60 kilomètres de la capitale, à l’est. J’étais mécanicien sur le « Tialap ».

— Tu connais alors le capitaine Ilikin ?

— Je l’ai connu. Il est mort. Mais tu es Telbirien ?

— J’étais sur le « Filian » et je fus capturé après la bataille de Ther. Il y a déjà plusieurs jours que je sais !

— À un autre, dit Kelbic. Tenez, celui-ci, le gros. Vous aurez tout le temps de parler ensuite. »

L’effet fut plus lent cette fois, mais aussi sûr. Calmement, l’homme dévida une série d’injures destinées au R’hneh’er dans sa cage.

Le reste du groupe regardait sans comprendre.

« À vous maintenant, dit Kelbic. En gros ! Nous ne faisons plus le détail ! »

Il braqua sur eux le projecteur. Ils tentèrent vainement d’éviter le rayonnement invisible. Kelbic les y baigna, en fauchant, arrachant quelques cris de souffrance. Puis ce fut un pandémonium. Tous voulaient parler à la fois, maudissant les R’hneh’ers, hurlant des malédictions, se lamentant sur le sort des êtres chers demeurés sur Telbir. Soudain un jeune homme bondit, arracha le fulgurateur de la ceinture de Kelbic et, avant que nous eussions pu l’en empêcher, foudroya le Telbirien dans la cage.

« Tuez-moi si vous voulez ! Ils ont mangé ma sœur, ces bêtes-là !

— Expérience concluante, dis-je. Il ne nous reste qu’à monter des projecteurs sur nos cosmos, et à partir à la recherche d’astronefs ennemis. Après cela, nous pourrons débarquer, et …

— Je pense à un autre plan, Haurk. Si nous baignions Telbir tout entière dans le rayonnement ?

— Cela demanderait beaucoup de projecteurs, à moins d’opérer de loin.

— Impossible. Le rayonnement obéit à la loi des carrés des distances. Il devient rapidement trop faible, à moins de disposer au départ d’une puissance fantastique. Cela ne peut se faire à partir de cosmos. Mais avec d’énormes projecteurs montés sur la Terre elle-même …

— Et à quelle distance de Telbir faudrait-il amener notre planète ?

— En comptant une puissance de 100 000 kw, qui est le grand maximum que nos appareils puissent théoriquement supporter, environ trois millions de kilomètres.

— Pratiquement impossible, Kelbic.

— Pourquoi ?

— À cette distance, l’attraction entre la Terre et Telbir serait si forte que nous ne pourrions sans des manœuvres compliquées empêcher les deux planètes de se heurter. Sans compter de formidables marées, le risque de tremblements de terre dévastateurs, etc. Je comprends ton but : balayer la surface de Telbir en peu de temps, de façon à déclencher une révolte presque simultanée partout. Mais c’est impossible, et nous devons nous en tenir à des projets moins ambitieux, par exemple occuper et libérer Telbir secteur par secteur.

— Ce sera long et coûteux en vies !

— Je ne vois pas d’autre moyen. Entre-temps, nous pouvons désorganiser la flotte spatiale adverse, capturer ses navires, rallier de notre côté leurs équipages. Et, quand nous serons prêts, frapper, et frapper dur !

— Je crois que tu as raison. Ah ! Au fait, te rappelles-tu maintenant les premiers mots que tu m’as adressés ? »

Je me sentis rougir. Animal de Kelbic ! Lors de notre rencontre, je venais de lire son mémoire, et je lui avais dit : « Allons, allons, qu’est-ce que c’est que ce non-sens ? »


La première bataille psychotechnique eut lieu un mois plus tard. Bien que plusieurs escarmouches sanglantes se fussent produites dans l’intervalle, nous avions différé l’emploi de notre nouvelle arme jusqu’à ce qu’une flotte entière de nos cosmos pût en être pourvue. La bataille fit rage au niveau de l’orbite de la planète la plus extérieure, orbite que la terre traversa à la vitesse modeste de 140 kilo-mètres-seconde. Nous décélérions à plein. Malgré tous ses efforts, Kirios ne put réussir à empêcher Kelbic et moi de prendre part à l’engagement.

Nous avions 45 cosmos en ligne, contre une flotte ennemie d’environ 120 engins. L’ennemi ouvrit le feu de très loin, par missiles, auxquels répondirent les nôtres. Quand nous fûmes à bonne portée, je donnai l’ordre de balayer l’espace. Au début, rien ne se produisit, comme si la coque des navires ennemis était imperméable aux ondes mnémoniques, ce qui, nous le savions, n’était pas le cas. Quelques torpilles partirent encore vers nous, que nous détruisîmes sur leur trajectoire, sans riposter. Subitement la ligne de bataille ennemie flotta. Un astronef ouvrit le feu sur sa voisine, qui riposta. Toutes deux s’anéantirent dans une fulguration aveuglante. Puis la radio parla :

« Arrêtez ! Arrêtez le feu ! C’est une épouvantable méprise ! Nous sommes prêts à engager des pourparlers ! »

Sous bonne escorte, une traîtrise étant toujours possible, ils furent autorisés à se poser sur la Terre. Une délégation des équipages fut reçue par le conseil. L’histoire était identique : pour tous ils s’étaient soudain éveillés d’un rêve fou, avaient massacré les trois ou quatre R’hneh’ers qui étaient avec eux dans l’appareil, et avaient demandé à engager des pourparlers. Dans un seul cas, les R’hneh’ers avaient été les plus forts.

La guerre continua ainsi pendant quatre mois environ, avec de très faibles pertes en vies humaines, mais de très lourdes pertes pour l’ennemi en matériel. Notre flotte se grossit au contraire des astronefs capturés, qui, montés par leurs équipages ralliés, renforcèrent notre défense. Puis l’ennemi comprit, et ses engins ne se montrèrent plus que rarement.

Enfin vint le moment décisif. Nous avions entamé autour de l’étoile la longue spirale qui devait nous amener sur l’orbite de Telbir, mais en quadrature par rapport avec elle. Le climat de la Terre serait ainsi un peu plus chaud qu’il ne l’avait été quand elle tournait autour du Soleil. Vénus se placerait en position de planète intérieure, mais de manière que son climat fût plus tempéré. Ce fut un cauchemar pour les astronomes de calculer ces orbites et les moments de passage, pour ne perturber que le moins possible l’équilibre du système en y ajoutant deux mondes. Si un jour la vie intelligente doit disparaître, les cosmogonistes venus d’ailleurs auront du mal à expliquer pourquoi, autour de Belul, deux planètes n’obéissent pas à la loi classique des distances !

Nous frappâmes le premier coup dans un petit village isolé dans les montagnes. Trois de nos cosmos foncèrent vers lui, la nuit, tandis qu’une flotte plus importante feintait sur la capitale, attirant ainsi ce qui restait d’engins de combat aux Telbiriens. Le village fut baigné de rayons mnémoniques, puis nos trois appareils, montés par des équipages ralliés, atterrirent. Quelques minutes plus tard, le village était à nous, et tous les R’hneh’ers qui s’y trouvaient étaient morts. Et pas d’une manière agréable, le village possédant un de ces abattoirs humains auxquels, jusqu’à présent, je n’avais pas trop voulu croire.

L’expérience, ayant pleinement réussi, fut poussée à fond. La même nuit eurent lieu une série d’attaques, si on peut appeler ceci des attaques, sur des villages, des petites villes, un peu partout. D’autres cosmos survolèrent les grandes cités, traçant au hasard des sillons où la mémoire était retrouvée, et qui se transformaient immédiatement en foyers de révolte.

La résistance des R’hneh’ers fut relativement courte. Ils étaient peu nombreux, habitués à se reposer, pour tous travaux techniques, sur les humains soumis, et il semble qu’ils furent totalement incapables de replacer sous leur joug les hommes libérés par le rayon mnémonique. Un mois après, tout était fini, et, malgré quelques épisodes coûteux, au moindre prix. Deux mois après, nous reçûmes sur la Terre une ambassade du gouvernement humain de Telbir, venue offrir une alliance.

Quant aux R’hneh’ers, peu survécurent. Le rayonnement, agissant sur le cerveau humain, n’avait pas d’action sur eux, ce qui fait que, jusqu’à la fin, ils ne comprirent pas la nature de notre arme. Il en subsista en tout une vingtaine de mille, que nous eûmes grand-peine à sauver de la colère des Telbiriens humains. Finalement, ils furent exilés sur une planète extérieure, pour y développer, sous une stricte surveillance, une civilisation qui leur fût propre, s’ils en étaient capables.

La Terre et Vénus se rapprochaient de Belul, que tout le monde appelait maintenant le Soleil. Un jour, ayant eu la curiosité de regarder Vénus dans un télescope, je vis que sa silhouette commençait à devenir diffuse. L’atmosphère se recréait. Je montai avec Rhénia dans ma lanterne, abandonnée depuis des siècles, me semblait-il, dans Huri-Holdé extérieur. Le silex taillé se trouvait toujours sur ma table. Par la fenêtre, nous vîmes le même paysage désolé, tas de neige et de gaz solidifiés noyant les superstructures. Vénus, devant se placer plus près du Soleil, avait pris de l’avance, et était déjà plus chaude.

Nous montâmes à la lanterne une fois par semaine au début, chaque jour ensuite. Nous nous y trouvions un matin au lever du soleil, un soleil encore bien lointain. Quand ses rayons obliques touchèrent les masses d’air gelé, il me sembla voir monter une buée. Mais plus rien ne bougea, et je redescendis à mon travail, laissant Rhénia et Arel.

Un peu avant neuf heures je reçus un appel.

« Haurk, monte vite, cela a commencé ! »

J’aurais pu, sans me déranger, voir la scène sur un écran. Mais quelque chose en moi n’eût pas été satisfait d’une simple image. Je voulais contempler, directement, le début de la renaissance de ma planète.

Sur les toits, en face de nous, de grosses masses molles d’air solide commençaient à bouillonner, se détachaient, glissaient, tombaient dans les rues, tout en bas. Un semblant d’atmosphère, infiniment ténu, existait déjà. À mesure que le soleil se déplaçait vers le zénith, le bouillonnement s’accentua, et bientôt un épais brouillard, un brouillard d’air, masqua la ville. Par moments, sous l’influence des courants de convection, très violents dans cette atmosphère soumise à de terribles différences de température, le brouillard se déchirait, laissant apercevoir une tour à demi voilée d’une écharpe grise effilochée. Des toits s’écoulaient parfois des cascades d’air liquide, qui n’atteignaient jamais le fond, se gazéifiant à mi-chute.

Le lendemain, les baromètres enregistraient une pression égale au dixième de la normale, pression qui crût rapidement les jours suivants. Quand la Terre prit son orbite définitive, l’atmosphère était complètement restaurée depuis longtemps.

Mais la glace d’eau fut bien plus longue à fondre, et pour de multiples années encore la Terre serait une planète glacée. Le grand printemps s’accompagna de catastrophes mineures ; sur les pentes, le sol dégela par le sommet, comme il est normal, et de grands phénomènes de solifluxion entraînèrent des masses énormes de terre et de rocs. La surface de la Terre était un immense lac de boue. Les océans fondirent aussi par le sommet, et, parfois, d’immenses blocs de glace moins dense surgirent, accompagnés de petits raz de marée.

Mais peu nous importait. Nous étions enfin arrivés au port après tant d’épreuves, et nous avions résolu de façon heureuse le conflit avec Telbir. Je visitai cette belle planète plusieurs fois. Débarrassés des R’hneh’ers parasites, les Telbiriens faisaient de gros progrès, et nous les aidions de notre mieux.

La crise finie, j’abandonnai mes pouvoirs, et entrai dans le conseil des Maîtres, en même temps que Kelbic. Et, le premier jour de l’an 4629, devant le conseil présidé par Hani, j’annonçai officiellement aux peuples de la Terre et de Vénus la fin du grand crépuscule.

Mais tous les problèmes n’étaient pas résolus. Nous, aurions voulu entretenir des relations suivies avec le peuple de Kirios Milonas, par exemple. La découverte des R’hneh’ers, jointe à l’ancien avertissement qu’avait été l’invasion des Drums, nous confirmait dans l’idée que nous n’étions pas seuls dans l’univers. Enfin, peut-être des humanités descendant des équipages des astronefs perdus nous attendaient quelque part, dans la gloire de leur jeune civilisation, ou dans la honte de l’esclavage.

Je décidai donc de me consacrer, avec Kelbic et son équipe, à la recherche dans les domaines du vol hyperspatial et des déplacements temporels. Il n’y eut entre nous aucune rivalité. Kelbic assumait la direction du laboratoire depuis que j’avais été forcé de l’abandonner, et avait pris le travail là où il l’avait trouvé. À mon tour, je revenais, profitant de ce qui avait été fait entre-temps, et sans volonté d’accaparer la direction. Il y avait bien assez à faire pour deux !

Il me fallut plus de dix mois pour rejoindre ! Ce fut le plus dur travail de ma vie, mais j’en vins à bout, ne voulant pas passer le reste de mon existence dans un statut d’honorariat. Après tout, je n’avais que 54 ans : la jeunesse, pour nous qui vivons habituellement deux siècles !

ÉPILOGUE


J’en arrive maintenant à la partie la plus extraordinaire de mon histoire, ma projection dans votre époque. Nous avions accompli quelques progrès dans la maîtrise des champs temporels. Un soir, je restai seul au labo. Kelbic, jeune marié — il venait d’épouser ma nièce Aliora — était rentré tôt chez lui. Hoktou fêtait, avec les autres assistants, sa nomination comme professeur d’analyse supérieure à l’université, à 26 ans ! Je télévisai à Rhénia que je rentrerais tard, et, ayant eu une idée, modifiai le montage de mon appareil. Je n’avais nullement l’intention d’expérimenter ce soir-là. Ai-je fait une erreur en achevant ce montage ? Ou bien, comme je le soupçonne, les champs temporels agissent-ils parfois sur l’appareillage qui va les produire, le faisant fonctionner avant que le contact soit établi ? Je ne sais. Je fus soudainement baigné dans une vive lumière bleue, une lumière qui palpitait, et je perdis conscience.

Quand je repris connaissance, je me trouvais dans un milieu tout à fait étranger, dans un corps qui m’était étranger aussi, mais qui ressemblait au mien, et dans une période qui, pour moi, représentait la plus lointaine préhistoire.

Que s’est-il passé exactement ? Au moment où j’écris ceci, j’en suis encore réduit à des hypothèses. L’expérience que je vais tenter demain m’éclairera sans doute, mais, bien que j’aie pris cette fois mes précautions, autant qu’on en puisse prendre avec les champs temporels, je joue avec l’inconnu, et peut-être serai-je une fois de plus pris au dépourvu. Voici donc ce que je crois. Nous, les hommes d’Helléra, n’étions pas plus avancés que vous en ce qui concerne les questions de métaphysique. Je doute d’ailleurs que nous ayons été plus avancés à ce sujet que les hommes de l’âge de pierre — du premier âge de pierre ! Nous n’avons aucune preuve de l’existence de l’âme au sens métaphysique, et nous ignorons si elle survit après la mort. Mais il y a une chose que nous savons depuis longtemps, c’est qu’on peut détacher une conscience humaine de son vêtement de chair. Cette conscience est en effet une sorte d’organisation électro-psychique, qui peut parfaitement subsister un certain temps à l’état libre, mais nous n’avons jamais osé pousser l’expérience trop loin ! Je ne sais ce qu’il advint de mon corps sur Helléra, mais je suis moralement sûr qu’il y est resté vivant, d’une vie purement animale, que Kelbic a parfaitement compris ce qui s’est passé, et que lui et Rhénia veillent sur lui, attendant que je revienne.

Mon corps resta donc à mon époque, mais ma conscience fut détachée, prise dans le champ temporel, et projetée dans ce passé inconcevablement lointain. Naturellement, elle demeura en contact avec la Terre, ce qui est tout à fait normal dans ce continuum espace-temps. L’extraordinaire est que je trouvai un hôte capable de l’accueillir et de la fixer. Sans cela, elle aurait erré sans fin, ou disparue au bout d’un certain temps, ou, plus probablement serait rapidement revenue dans mon corps. De ce que je sais par Dupont, dont je partage le corps, il semble que l’autre bout de mon champ temporel soit venu le frapper, ce qui explique qu’il a joué le rôle d’hôte.

J’ai donc en tête de faire l’expérience à l’envers, et de retrouver ainsi mon époque. Du moins y retournerai-je partiellement. En effet, ma conscience n’a pas chassé celle de Dupont, elle s’est fondue avec elle, ce qui fait que je suis à la fois l’un et l’autre. Si je réussis, la part qui me revient retournera à Helléra, la part qui revient à Dupont restera sur Terre. Mais nous avons été liés d’une manière si absolue pendant quelques années que finalement il restera beaucoup de Haurk dans Dupont, et beaucoup de Dupont dans Haurk ! Ce sera comme un dédoublement.

Je n’ai que peu de craintes d’échec. J’ai réussi à calculer assez précisément la longueur du champ temporel, et d’ailleurs une erreur serait de peu de conséquences, car ce champ s’étendra au moins sur trois millions d’années de plus qu’il ne serait strictement nécessaire. Pour la direction, je n’ai pas à me tracasser. Et je crois que tout ira bien. Retourner à Huri-Holdé, peu de doutes qu’avec l’aide de Kelbic je ne puisse revenir un jour, en chair et en os cette fois, pour chercher Anne et Jean.

Au moment de quitter votre époque, j’ai un dernier message à vous adresser, hommes du lointain passé. Ne désespérez jamais. Même si l’avenir vous semble à juste titre sombre, même si vous savez maintenant que vos civilisations s’engloutiront sous la glace d’un nouveau paléolithique, n’abandonnez pas la lutte. Je suis là parmi vous, moi, Haurk, qui fut coordinateur, puis maître suprême aux temps du grand crépuscule. Je suis la preuve vivante que vos luttes ne sont pas futiles, et que vos descendants iront jusqu’aux étoiles !

CHRONOLOGIE

Ère chrétienne :

1972 : L’étrange accident.

1978 : Mort de Paul Dupont.

198 … Première conquête de Mars et Vénus.


Cinquième glaciation

Sixième glaciation

Septième glaciation

Septième glaciation. Nouveau Paléolithique


Deuxième millénaire avant l’unification : début de l’historique.


Ere de l’Unification.

Année o : L’Unification.

1810 : Invention de la machine à vapeur.

1923 : Libération de l’énergie atomique.

1941 : Premier raid sur la Lune.

1951 : Premier raid sur Mars.

1956 : Premier raid sur Vénus.

1988–2225 : La grande pluie.

2244 : Cataclysme atomique sur Vénus.

2245–3295 : Le millénaire obscur.

3295–3600 : La reconstruction.

3910 : Découverte du cosmomagnétisme.

4075 : Expérience de Biolek. Paraéléphants et paralions.

4102 : Découverte de l’hyperespace.

4107 : Départ du premier hyperspationef.

4109 : Départ du second hyperspationef.

4112 : Départ du troisième hyperspationef.

4113 : Départ du quatrième hyperspationef.

4114–4125 : Départ des cinquième à seizième hyperspationefs.

4132 : Retour du quatrième hyperspationef.

4153–4158 : Essai de voyage interstellaire par cosmomagnétique.

4575 : Naissance de Haurk Akéran.

4593 : Serment de Haurk.

4600–4602 : Séjour de Haurk à Héroukoï.

4603 : Début du grand œuvre. Voyage au pôle Sud.

4604 : Voyage à Vénus.

4604 : Révolte destiniste.

4610 : Le grand départ.

4613 : Nova Solis.

4614–4623 : Le grand crépuscule, première partie. 4623 : Etanor.

4623–4627 : Le grand crépuscule, deuxième partie. 4627 : Belul.

4629 : Fin du grand crépuscule.

4631 : L’étrange accident.


Que l’on défende avec passion l’œuvre littéraire de Francis Carsac ou que l’on se contente de l’apprécier modérément, pour ne pas dire moins ; que l’on célèbre, l’œil humide, la mémoire du brillant pionnier de la science-fiction française des années cinquante ou que l’on retienne seulement du personnage le mépris affiché en public envers la génération d’écrivains apparus dans les années 70, pour ne pas dire plus ; il est des faits difficiles à contester …

— En 1954, Francis Carsac inscrit son nom au catalogue de la légendaire collection « Le Rayon Fantastique ». Il est le premier auteur français à se mesurer aux maîtres anglo-saxons que sont Edmond Hamilton, Lyon Sprague de Camp, Theodore Sturgeon, William Temple, Eric Frank Russell, Olaf Stapledon, C.S.Lewis, A.E. Van Vogt, Isaac Asimov, Murray Leinster, Robert Heinlein, Fredric Brown, E.E. « Doc » Smith !

— En 1970, deux romans de Francis Carsac sont réédités au CLA : la plus prestigieuse, la plus convoitée des collections spécialisées. Il est à nouveau le premier auteur français jugé digne de figurer auprès des plus grands ; et nul autre ne partagera ultérieurement cet honneur !

— En 1977, les Éditions Presses Pocket décident de lancer sur un marché pourtant saturé une nouvelle collection au format de poche. Elle sera essentiellement consacrée à la réédition de classiques pour la plupart anglo-saxons, mais c’est tout de même un écrivain français qui l’inaugure : Francis Carsac !

— En 1982, Francis Carsac est le premier écrivain français de science-fiction dont l’œuvre est annoncée « pour paraître » dans une édition intégrale reliée à tirage limité. Pour des raisons n’ayant pas grand-chose à voir avec la littérature, le projet des Éditions « La Page Blanche » capotera après la réalisation d’un seul volume. Lorsque, six ans plus tard, un nouvel éditeur manifeste assez de folie (ou de bon sens commercial) pour réaliser à son tour une Intégrale d’un écrivain français, c’est Francis Carsac qui est choisi !

Pour en terminer avec le chapitre des honneurs, que l’on me permette de rapporter deux anecdotes d’ordre personnel. J’entretiens depuis des années une correspondance amicale avec de nombreux fanéditeurs, collectionneurs, libraires et écrivains américains. La seule fois où l’un de mes correspondants évoqua la science-fiction française — les Américains se préoccupent de celle-ci autant que de leur premier hamburger — ce fut pour me demander : « Au fait, toi qui habites Bordeaux, as-tu connu cet excellent écrivain qu’était Francis Carsac ? » La lettre était signée Lyon Sprague de Camp.

Je suis heureux d’être en contact avec plusieurs des plus grands écrivains américains de science-fiction parce que je suis réellement un fan de leur œuvre ; à ce titre je suis un collectionneur enragé d’éditions originales anciennes et de pulps. Pour moi, une « bonne petite soirée à la maison » ne consiste pas à regarder à la télé un match de foot suivi d’une demi-douzaine de feuilletons nuls. Au contraire, la jouissance absolue (enfin, presque …) c’est d’envoyer une lettre pour le courrier des lecteurs d’un fanzine américain, rédiger une contribution à une « APA » dévouée aux « bons vieux pulps », puis m’écrouler dans un fauteuil moelleux pour lire jusqu’à deux heures du matin les éditoriaux de Hugo Gernsback de l’année 1926 d’Amazing Stories, trois nouvelles des années 30 de Stanley Weinbaum, Raymond Z. Gallun et Nat Schachner, deux nouvelles de Robert Sheckley et Clifford Simak dans un vieux Galaxy SF de 1955, avant de terminer par les chroniques des nouveautés de l’année 1948 et six mois du courrier des lecteurs de 1953 dans Astounding SF. Ne vous inquiétez pas pour mon équilibre psychique ! Ce ne sont là qu’activités bien habituelles pour un fan de science-fiction. Bref, la dernière fois que j’ai suivi très scrupuleusement ce programme, arrivé à 1 h 45 du matin, je suis tombé dans Astounding SF de février 1953 sur un article de Francis Carsac consacré à la science-fiction française de la fin du XIXe à 1939 !

Retenez cette date : 1939 ; nous en reparlerons plus loin …

Toujours est-il qu’en février 1953, avant même de faire en France ses débuts d’écrivain, Francis Carsac était publié dans la plus prestigieuse des revues américaines. Ça, c’est le scoop, en exclusivité pour les lecteurs de cette édition de Terre en Fuite.

* * *

Qu’en est-il aujourd’hui de cette œuvre, en son temps célébrée par tous ? Des souvenirs ! Et des souvenirs seulement … Il faut savoir qu’aucun roman n’est plus disponible en librairie depuis des années et que les deux douzaines de nouvelles de l’auteur sont dispersées dans des supports périodiques disparus et difficiles à dénicher. L’Intégrale publiée par les Éditions Néo est donc un véritable événement éditorial qu’il convient d’apprécier pleinement — bien qu’il soit toutefois regrettable que cet indispensable travail de sauvegarde d’une partie de notre patrimoine littéraire de science-fiction n’ait pas été pris en charge par un éditeur disposant de moyens plus importants.

Ouvrons une parenthèse pour faire remarquer qu’une fois de plus, un éditeur de petite taille occupe désormais un créneau tenu, défendu, il y a moins de dix ans par un « très gros » éditeur. En 1977-79, c’est Presses Pocket — du groupe des Presses de la Cité, coté en bourse, le premier dans notre pays, dit-on, grâce au chiffre d’affaires réalisé par son département France-Loisirs — qui inondait le marché de dizaines de milliers d’exemplaires de deux romans de Francis Carsac. J’y vois, hélas, la parfaite illustration de l’effritement du marché de la science-fiction. Si celle-ci a un avenir éditorial dans notre pays, il passe probablement par un « transfert des compétences » des grands groupes vers des structures plus modestes, indépendantes, spécialisées, efficaces, disposant d’un réseau de distribution adapté à leurs ambitions ; réseau qu’il reste hélas à mettre en place.

Sauvée in extremis l’œuvre de Carsac ; récupérée au fin fond des oubliettes ! Et pourtant ! L’amateur de science-fiction cède ici la place au libraire spécialisé : la popularité de Francis Carsac auprès de notre « clientèle » (que ceux qui me lisent et sont devenus au fil des années des amis plus que de simples clients me pardonnent cette expression) ne semble pas s’être effritée d’un iota. La bonne, la grande, la sublime science-fiction « classique », en substance le meilleur de ce qui fut publié entre 1939 et 1965 (je pourrais justifier ces deux dates mais tel n’est pas ici mon propos) constitue toujours la base de toute bibliothèque spécialisée. Il n’est pas utile de dresser une longue liste d’œuvres essentielles et d’auteurs représentatifs de cette science-fiction « classique ». Vous les connaissez toutes et tous !

À l’évidence, malgré son absence des librairies, Francis Carsac est de ceux-là. J’en vois pour preuve le nombre impressionnant de lecteurs me demandant régulièrement si j’ai réussi à leur dénicher quelques-uns de ces romans « introuvables » qu’ils cherchent avec frénésie et le fait que ces trouvailles-là se vendent dans la journée.

Une portion non négligeable des lecteurs de science-fiction, y compris de nombreux amateurs de fraîche date ne connaissant l’auteur que de réputation, perçoivent toujours Francis Carsac comme « le meilleur écrivain français des années cinquante » et « le seul qui faisait à l’époque jeu égal avec les Américains ».

À dire vrai, je ne trouverais pas cette double affirmation contestable si, quelque part, elle ne signifiait que la seule bonne science-fiction française est celle qui imite la science-fiction américaine jusqu’à l’égaler ! C’est là condamner par avance toute éventuelle future école française cultivant sa différence. Mais, à dire encore plus vrai, après mûre réflexion, en me remémorant certaines lectures françaises récentes et en étant convaincu que je vais me faire ici quelques ennemis de plus, je dirais volontiers que si la science-fiction française avait davantage suivi l’exemple américain, elle aurait effectivement fini par l’égaler ; alors qu’aujourd’hui elle patauge trop souvent dans une « choucroute littératurante » et affiche un total mépris de ses lecteurs — si tant est qu’elle en ait encore …

À lire les exploits de nos vaillants littéranautes publiés dans leur collection fétiche, on ne peut que regretter davantage la longue non-disponibilité de l’œuvre de Francis Carsac.

Ses deux premiers romans, Ceux de Nulle Part et Les Robinsons du Cosmos, sont épuisés depuis plus de trente ans dans leur édition originale et depuis près de vingt ans dans leur deuxième édition luxueuse et à tirage limité. Deux romans qu’il faut chercher bien longtemps avant de les trouver et de sortir son carnet de chèques si l’on souhaite les acquérir … Terre en Fuite, le troisième Carsac, n’avait jamais été réédité depuis son apparition en 1960 ! Ce Monde est Nôtre et Pour patrie l’espace ont attendu quinze et dix-sept ans avant d’être réédités ; rééditions épuisées depuis près de dix ans. Seul La Vermine du Lion a été régulièrement réédité en 1967, 1973, 1978 et 1982, mais ce dernier roman n’est pas à mon avis le meilleur de l’auteur.

* * *

S’il ne s’agit pas d’un véritable purgatoire littéraire, alors que l’on veuille bien m’expliquer quelle expression il convient d’utiliser !

J’ai soudain envie de poser une question un peu tordue : À qui la faute ?

« Aux éditeurs, bien entendu ! », répondra le chœur des écrivains laissés sur la touche ou l’ensemble des lecteurs insatisfaits de ne pas trouver en librairie ce qu’ils souhaiteraient y trouver. C’est toujours la faute aux éditeurs ! Mais à y regarder d’un peu moins loin, on s’apercevra que pour qu’une œuvre paraisse, puis reste disponible (en tant que rééditions ou réimpressions et non en tant qu’invendus), il est nécessaire d’organiser les conditions indispensables à sa rencontre avec un lectorat, sous la forme d’une chaîne de transmission dont les principaux rouages sont l’écrivain, l’éditeur et la critique.

Dans le cas de Francis Carsac, le jeu est faussé dès le premier maillon de cette chaîne.

Francis Carsac n’a jamais été un écrivain de science-fiction. C’était un scientifique de très haut niveau, de réputation internationale, un de ces hommes que nous envie l’étranger, comme disent les ministres lorsqu’ils inaugurent les chrysanthèmes. Sous son véritable nom de François Bordes, il a mené une carrière professionnelle qui ne devait probablement pas lui laisser beaucoup de temps pour écrire de la science-fiction ! Voir à ce sujet les préfaces des deux premiers volumes réédités dans cette collection.

Francis Carsac était un amateur, dans la meilleure et la plus noble acception du terme. Nul doute qu’il aurait pu devenir et rester le premier écrivain français de science-fiction s’il avait choisi cette carrière ; il maniait la plume plutôt mieux que ses confrères, certes sans toutefois atteindre la finesse et la richesse d’un Klein ou d’un Curval ; l’imagination ne lui faisait pas défaut ; il connaissait la science-fiction, en particulier la science-fiction américaine, mieux que quiconque ; sa gigantesque culture scientifique et son penchant naturel à l’extrapolation, à la spéculation, se seraient greffés sur ces nombreuses qualités pour le transmuter en redoutable chef de file d’une école française de science-fiction véritable, capable de franchir l’Atlantique.

La science-fiction, je crois bien que Francis Carsac en lisait pour se divertir et en écrivait pour s’amuser. Faire carrière dans le domaine n’a même pas dû l’effleurer un seul instant : Écrire, produire, publier, pour gagner de l’argent et en vivre, ce n’était pas son genre.

En 1979, après qu’il m’eut informé, au cours d’une conversation à bâtons rompus, de l’existence de manuscrits inédits, je lui ai demandé : « Pourquoi ne faites-vous pas publier ces nouvelles ? »

Je ne me souviens pas des termes exacts de sa réponse, mais en substance, elle signifiait : 1)« Je n’en vois pas l’utilité. » ; 2) « L’autre jour j’ai jeté un coup d’œil sur Fiction et le contenu ne m’en a pas semblé très intéressant. »En habile rédacteur en chef espérant réaliser un coup (« Le retour de Carsac à la science-fiction »), je lui ai alors expliqué qu’il existait d’autres revues professionnelles et lui ai mis sous les yeux un exemplaire de celle que je dirigeais à l’époque. Il l’a pris, en me disant quelque chose comme : « J’y jetterai un coup d’œil, je vous enverrai peut-être quelque chose. »Que dalle. Il s’en fichait …

Et lorsque j’ai évoqué la réédition en cours de ces œuvres dans la collection « Presses Pocket », il a explosé : « Je leur ai interdit de continuer. Ils ont mis des bonnes femmes toutes nues sur mes livres alors qu’il n’y en a pas dans l’histoire ! C’est incroyable ! Je ne suis pas pudibond, mais je ne vois pas pourquoi on mettrait des femmes nues sur la couverture d’un livre s’il n’y a pas de scènes le justifiant dans le roman ! » La réédition de ses romans, la reprise de leur exploitation par un nouvel éditeur ? Là encore, il s’en fichait …

Comment voulez-vous qu’un éditeur puisse travailler avec un bonhomme de cette envergure, aussi entier, aussi dilettante, pour ne pas dire plus ? Je vous assure que beaucoup de personnes ont fait des pieds et des mains, de son vivant et depuis sa mort, pour que son œuvre soit à nouveau disponible. J’en sais quelque chose !

Francis Carsac n’était pas d’un caractère facile. Il était par ailleurs particulièrement doué pour se faire dans le milieu de la science-fiction des ennemis acharnés. Et les critiques le lui rendaient bien.

* * *

Continuons d’examiner cette chaîne auteur-éditeur-critique en élargissant notre champ de réflexion sans pour autant nous éloigner trop du sujet. Après tout, le cas de Carsac est exemplaire ; et les supports se font rares pour publier des textes volontiers polémiques ou dérangeants, alors profitons de l’espace de liberté que représente cette préface pour essayer de planter quelques chardons dans le jardin de « la critique ».

Il y a trois sortes de critiques : les bons, les nuls et les imbéciles. Les « bons » se sont raréfiés ces dernières années ; puisqu’il n’existe plus une seule revue de science-fiction professionnelle digne de ce nom dans ce pays, les critiques compétents ont soit abandonné le genre, soit tenté de poursuivre leur réflexion sur la science-fiction dans des publications universitaires où un certain jargon est hélas de mise. Les « nuls » prolifèrent comme la mauvaise herbe ; ceux-là n’ont de critique que le nom puisqu’ils se contentent de considérer que tout ce que leur envoient gracieusement les éditeurs est « très bien, très beau, pas cher, indispensable ». Restent les « imbéciles ». Ils sont relativement moins nombreux que les « nuls », mais sont plus bavards. Et donc plus néfastes. Le problème avec les « imbéciles », c’est qu’ils fonctionnent à coups de certitudes et d’exclusions. Ne citons pas de noms — ils se reconnaîtront d’eux-mêmes.

Vous avez tous lu (peut-être pas jusqu’au bout) ou au moins aperçu certains articles sanglants publiés par ces misérables individus. L’on y apprend des vérités surprenantes, du genre : « La seule vraie littérature est politique », « La seule vraie science-fiction est la new wave », « L’heroic fantasy n’est que de la merde » (personnellement je n’apprécie guère ce type de récits mais à chacun ses goûts et tous sont respectables), « La science-fiction américaine est réactionnaire », « Les auteurs américains de l’Âge d’Or sont des fascistes », etc. Hélas, le milieu de la science-fiction professionnelle étant un monde peu peuplé, il arrive à l’occasion qu’une coterie ou un groupuscule aux idées extrémistes réussisse à acquérir un « poids éditorial » sans commune mesure avec la réelle influence de ces idées.

Dans les années 70, la critique spécialisée a trop souvent confondu littérature et militantisme. Une œuvre de science-fiction n’était plus alors jugée, appréciée, pour l’originalité des idées ou des concepts mis en scène, pour la qualité de l’écriture ou le style de l’auteur, pour le plaisir offert au lecteur, mais uniquement en fonction de critères strictement politiques.

Il y avait la science-fiction de divertissement et celle de démonstration. Aux yeux de ce groupuscule de terroristes intellectuels, la première était nulle, colonialiste, dangereuse, réactionnaire, fasciste ; la seconde ne présentait que peu de différences avec des tracts ronéotés, mais se situait résolument du bon côté de la barricade. Dans la plus pure tradition stalinienne, on liquida par exemple Heinlein à cause de son roman provocateur Etoiles, garde à vous ! oubliant le merveilleux Une porte sur l’été et toute une série d’œuvres pourtant engagées plutôt à gauche (bien qu’il soit ridicule de transposer dans le monde américain la dichotomie gauche-droite typiquement française) comme Révolte sur la Lune, Révolte en 2100, En Terre étrangère. Et des dizaines d’auteurs américains importants restent aujourd’hui incroyablement méconnus en France malgré une œuvre d’envergure. Citons Poul Anderson, Jack Williamson, Larry Niven et la presque totalité du courant de hard-science.

Et comme ma réserve de chardons est loin de s’épuiser, j’ajouterai qu’en sus de l’incurie de la critique, il faut prendre en compte l’approche de la science-fiction qu’ont certains directeurs de collection ; une approche souvent discutable quand elle n’est pas simplement détestable.

À l’exception notable de « Ailleurs et Demain », les collections spécialisées de création, celles qui ne se contentent pas de publier des rééditions au format de poche, ont toujours été aux mains de « littéraires » et non de « scientifiques ». La publication d’œuvres portées sur l’expérimentation littéraire, courant extrêmement minoritaire, a ainsi été privilégiée par rapport à celle d’œuvres relevant du courant plus technique, plus scientifique (ou pseudo-scientifique) ; tout se passe en définitive comme si l’ambition de certains responsables de collections était d’inscrire à leurs catalogues des œuvres aussi éloignées que possible de ce que le lecteur normalement constitué considère être « de la science-fiction ». Chercherait-on par ce biais à « impressionner » la critique littéraire, à montrer que la science-fiction est littérature à part entière ? Évidemment en baptisant « SF » des romans de J.G. Ballard tels que Le Rêveur Illimité ou de Philip K. Dick comme La Transmigration de Timothy Archer, on n’aura aucun mal à convaincre n’importe quel lecteur de littérature générale que la science-fiction est aussi, à l’occasion, de la grande et vraie littérature !

Cela dit, cette soif de respectabilité, cette ambition d’être considéré comme un littérateur à part entière et non simplement comme un « écrivain de science-fiction », conduit à des excès bien regrettables. Le dernier en date est la publication sous l’étiquette science-fiction du recueil Malgré le Monde, œuvre collective signée « Limite » ; publication suivie par l’attribution à un texte inclus dans ce recueil et sans aucun rapport avec la science-fiction, d’un « Grand Prix de la science-fiction française » ! On croit rêver. En réalité, il s’agit d’un cauchemar.

Comment voulez-vous, dans un tel contexte, que « Présence du Futur », par exemple, inscrive aujourd’hui à son catalogue les romans de Francis Carsac ? Il fut un temps où ce même éditeur n’hésitait pas à rééditer les romans de Stefan Wul, cette autre « star » de la science-fiction française de la fin des années cinquante. Pourtant les romans de Wul avaient à l’origine été publiés au Fleuve Noir, éditeur méprisé s’il en est par l’intelligentsia. « Ailleurs et Demain » avait montré l’exemple en inscrivant également trois titres de Stefan Wul à son catalogue. Mais les temps changent. Francis Carsac n’est pas à proprement parler un écrivain d’extrême gauche ; il est également évident que la qualité majeure de ses romans est la lisibilité, ce qui va rarement de pair avec la tentation littératurante et expérimentale !

Pauvre Francis Carsac ! Pauvre science-fiction …

Mieux vaut se consoler des errements du présent en évoquant l’heureuse époque qui vit apparaître le genre dans notre pays. Au-delà du mythe du « meilleur écrivain français de l’époque », de la légende du « seul écrivain rivalisant avec les Américains », nous essayerons de situer Francis Carsac à la place qui est la sienne. La première ? Peut-être ; mais les choses ne sont pas si simples …

* * *

Lorsqu’en février 1953 Francis Carsac publie dans Astounding SF ce rapide panorama de la science-fiction française, il illustre son propos par des œuvres toutes antérieures à 1939. Plus de la moitié de l’article est consacré à J.H. Rosny aîné. Sont par la suite rapidement mentionnés Ernest Pérochon, Charles Derennes, H. Régis, Théo Varlet et S.S. Held. Nous l’avons précisé, il ne s’agit que d’une esquisse de panorama ou, plus justement, d’un éloge de J.H. Rosny suivi de quelques indications montrant que le précurseur a suscité des émules. Cet article pose un problème : Voilà un amateur de science-fiction, un écrivain de science-fiction (ses deux premiers romans étaient déjà écrits à l’époque), qui se fait le porte-parole de la science-fiction française dans la plus prestigieuse revue américaine et qui, curieusement, en donne une vision partielle, pour ne pas dire partiale. Ne poussons pas notre exploration aussi loin que la seconde moitié du XIXe (nous nous étonnerions de l’absence d’André Laurie ou Paul d’Ivoi), contentons-nous d’apprécier le filtrage carsacien en ce qui concerne les auteurs « modernes », ceux de la première moitié du XXe.

Le grand exclus est Maurice Renard qui, pourtant, domine facilement le genre avec une poignée d’œuvres « incontournables » dont la plus connue est probablement Le Péril bleu ; une mention de l’œuvre de Régis Messac n’aurait pas été superflue non plus. Si l’on s’en tient à l’énumération de Francis Carsac, la science-fiction française n’a d’intérêt qu’avant 1939. Je ne m’attendais pas à le voir parler de certaines œuvres extraordinaires, mais peu connues, comme Séléné de H. de Balnec (1946), peut-être le seul roman de l’époque à être strictement comparable à la science-fiction américaine, mais il est difficile d’encaisser sans réagir la non-reconnaissance d’écrivains majeurs, d’écrivains-charnière entre la « vieille science-fiction » de l’avant-guerre et le courant « américanisé » qui se développe à partir de 1950. Les plus importants sont probablement Jacques Spitz — de L’Agonie du Globe (1935) à L’Œil du Purgatoire (1945) — et René Barjavel — Ravage (1943) et Le Voyageur Imprudent (1944) ; le premier cessant pratiquement d’écrire au moment où l’autre commence ; un outsider non négligeable étant le B.R. Bruss de Et la planète sauta … (1946).

Les silences de Francis Carsac sont plus révélateurs que l’énumération de ses choix. Sont exclus de sa liste les écrivains dont l’attitude pendant la guerre et la période d’occupation-collaboration est hautement discutable : Barjavel a prépublié Ravage dans une revue de collaboration et Bruss a participé au gouvernement de Vichy. Sont encore exclus les auteurs « littéraires », ceux qui n’écrivaient de la science-fiction que par hasard — encore que Maurice Renard fût l’un des premiers à insister sur l’originalité du genre qu’il baptisa « merveilleux scientifique » en 1914.

Ce qui passionne Francis Carsac, c’est l’aspect spéculatif de la science-fiction, la mise en situation d’une idée ou d’un concept scientifique. Les œuvres qu’il admire sont celles (parfois rédigées dans un français approximatif, mais qu’importe) qui tournent autour d’une idée originale. Et dans cet article il présente ses préférées uniquement en fonction de l’intérêt et de la plausibilité scientifique du concept sur lequel elles reposent.

Francis Carsac était un lecteur boulimique des revues américaines spécialisées ; il trouvait certainement dansl’Astounding SF campbellien matière à réjouissance et, par comparaison, rien d’étonnant à ce qu’il ait passé sous silence la production du « Fleuve Noir Anticipation ». Et pourtant ! Pour un amateur de science-fiction doublé d’un apprenti écrivain, l’événement majeur de l’année 1951 est la création de deux collections spécialisées chez Hachette (« L’Énigme-Romans Extraordinaires », puis « Le Rayon Fantastique ») et d’une au Fleuve Noir (« Anticipation ») — cette dernière, contrairement aux séries Hachette est réservée aux auteurs français, du moins à l’origine. Le plus grand motif de satisfaction pour un amateur français s’exprimant en 1953 dans une revue américaine aurait dû être, à l’évidence, de préciser que « nous aussi » nous avions désormais des collections consacrées au genre, dont une occupée par des auteurs nationaux !

Le silence de Francis Carsac montre simplement qu’il jugeait le fait sans grande importance, et ce étant donné la qualité contestable des premiers romans de F. Richard-Bessière et Jimmy Guieu — du moins en regard des œuvres américaines contemporaines. « Anticipation » accueillera pourtant en 1952 Jean Gaston Vandel, un écrivain très progressif dans sa thématique, et, en 1954, B.R. Bruss, rarement génial mais jamais médiocre. Tandis que la collection « Visions Futures » publiera entre 1952 et 1953 une dizaine d’œuvres sans grand intérêt.

Lorsque Francis Carsac publie Ceux de Nulle part (1954) et Les Robinsons du Cosmos (1955), il n’est pas isolé. Une vingtaine d’écrivains occupent la scène à ses côtés. Trois revues spécialisées se sont créées en 1953 (Science-Fiction Magazine, Galaxie et Fiction), la « Série 2000 » des Éditions Métal démarre en 1954 et est réservée aux Français. « Cosmos » fait ses débuts en 1955 et lance Keller-Brainin la même année, puis Maurice Limat en 1956 — un auteur populaire rédigeant depuis quinze ans déjà des fascicules de science-fiction pour les Éditions Ferenczi. Le « Rayon Fantastique » accueille même un deuxième auteur français, P.A.Hourey, avec le très médiocre Vuzz publié deux mois avant Les Robinsons du Cosmos.

En 1954–1955, Francis Carsac n’est donc pas le seul écrivain français de science-fiction, mais son attitude est celle d’un franc-tireur. Il suffit de lire ou relire les œuvres que je viens de mentionner pour apprécier, par comparaison, la maîtrise littéraire, la qualité de l’imagination, en un mot le gigantesque talent de Francis Carsac. Seul peut-être Charles Henneberg (La naissance des Dieux en 1954) peut rivaliser avec lui. Ces deux années 1954–1955 sont celles de la révélation de l’écrivain Francis Carsac. La confirmation se fera attendre : Terre en Fuite ne paraîtra qu’en 1960, précédé d’une poignée de nouvelles en 58–59. Hélas, entre 1956 et 1960, c’est toute la science-fiction française qui déferle comme un raz de marée dans les revues et dans les collections spécialisées.

Citons seulement quelques œuvres dont la qualité n’est plus à démontrer :


1956 :

Jean Amila — Le Neuf de Pique.

Jean-Louis Curtis — Un Saint au néon.

Jacques Sternberg — La sortie est au fond de l’espace.

Stefan Wul — Retour à O

1957 :

Stefan Wul — Niourk.

Stefan Wul — Rayons pour Sidar.

Stefan Wul — La peur géante.

Stefan Wul — Oms en série.

Stefan Wul — Le temple du passé.

Jean Paulhac — Un bruit de guêpes.

1958 :

Gérard Klein — Les perles du temps.

Gérard Klein — Le Gambit des Etoiles.

Stefan Wul — L’orphelin de Perdide.

Stefan Wul — La mort vivante.

Stefan Wul — Piège sur Zarkass.

1959 :

Daniel Drode — Surface de la Planète.

Charles Henneberg — La Rosée du soleil.

Stefan Wul — Terminus 1.

Stefan Wul — Odyssée sous contrôle.

1960 :

Marianne Andrau — Les faits d’Eiffel.

Jean Hougron — Le signe du Chien.

Michel Jeury — Aux Etoiles du Destin.

Michel Jeury — La Machine du pouvoir.

Philippe Curval — Les Fleurs de Vénus.

Gérard Klein — Chirurgiens d’une planète.


Lorsque Francis Carsac revient à la science-fiction après quelques années de silence, il se trouve désormais confronté à une redoutable concurrence.

Le « Fleuve Noir Anticipation » accueille des auteurs productifs comme Rayjean, Randa, Limat, Steiner, Bruss, certains comme Wul et Klein comptant même parmi les meilleurs écrivains du moment. Le « Rayon Fantastique » est également pris d’assaut par Martel, Klein, Curval, Henneberg, Jeury. « Présence du Futur » publie d’excellents ouvrages français, mais essentiellement des recueils — le premier roman français inédit sera Le Signe du Chien en 1960.

Francis Carsac publiera encore deux romans en 1962, Ce monde est nôtre et Pour patrie l’espace, ainsi qu’une dizaine de nouvelles entre 1959 et 1962, puis il disparaîtra presque complètement Reste le problème de La Vermine du Lion publié en 1967 au « Fleuve Noir Anticipation ». Francis Carsac me confia un jour que ce roman était destiné au « Rayon Fantastique », mais que la disparition de celui-ci en 1964 en avait retardé longuement la publication. Cette information permet de penser que la rédaction de La Vermine du lion doit être contemporaine de la publication des romans précédents.

Après une courte mais brillante exposition, la science-fiction française entamé vers 1964 (années du sabordage du « Rayon Fantastique ») une longue traversée du désert. Toutes les collections apparues entre 1951 et 1955 disparaissent, à l’exception du « Fleuve Noir Anticipation » et de « Présence du Futur ». La première n’emploie qu’une poignée d’auteurs « maison » extrêmement productifs ; la seconde hésite entre fantastique et science-fiction, internationalisme et américanisme, alternant la publication d’incontestables chefs-d’œuvre avec celle de lamentables navets — le point le plus bas semble atteint en 1968 avec la parution de Pallas ou la tribulation d’un certain « Edmond de Capoulet-Jaunac » !

En 1965, l’empire Opta pose ses principales fondations avec le « CLA » et « Galaxie-Bis », mais les écrivains français en seront exclus. Il faudra attendre l’extrême fin 1969 pour qu’un nouvel auteur d’envergure apparaisse dans « Présence du Futur » en la personne de Jean-Pierre Andrevon ; et qu’une nouvelle collection de prestige soit lancée, « Ailleurs et Demain ». J’Ai Lu lancera l’année suivante sa propre série SF et Marabout intensifiera sa production dans le genre.

Mais trop tard pour Francis Carsac : la science-fiction française des années 70 n’est plus tout à fait comparable à celle des années 50 ! Heureusement d’ailleurs, cela prouve que le genre est bien vivant et évolue ! Mais cette évolution entraîne dans son sillage nombre d’excès. Le pire est probablement de considérer que seul ce qui est « novateur » est digne d’intérêt. Et d’en conclure que la tentation qu’auraient certains écrivains de reprendre le flambeau des « grands anciens » est à combattre par tous les moyens. Pourtant certains défenseurs de la « nouvelle science-fiction » ont tenté de « relancer » Carsac.

Je pense à Jean-Pierre Andrevon, auteur politisé s’il en est mais n’ayant jamais confondu tract et littérature. Jean-Pierre Andrevon est un des meilleurs écrivains français modernes ; il est même probablement le plus brillant ciseleur de nouvelles de sa génération. Mais cela ne l’empêcha pas de demander à Francis Carsac une nouvelle inédite pour une de ses anthologies Retour à la Terre et d’admirer aujourd’hui encore Jean Gaston Vandel.

Je voudrais évoquer à nouveau Jean-Pierre Andrevon pour m’aider à dériver doucement vers la conclusion de cette préface, déjà écrite.

Il faut lire « L’Autre Côté », ce merveilleux fragment autobiographique publié dans le n°4 du livre-revue « Science-Fiction » (Denoël, 1985). En une quinzaine de pages, Jean-Pierre Andrevon répond à la question : « Pourquoi la science-fiction ? ». Ce texte magique regorge d’émotion et en livre davantage sur son auteur que toute son œuvre littéraire. On y découvre un des « pères fondateurs » de la science-fiction politique moderne évoquer le plaisir ressenti à la lecture d’œuvres telles que La Faune de l’Espace, Les Rois des Etoiles ou le cycle des aventures de John Carter.

S’il est une conclusion appropriée à cette longue préface (que l’on pardonne mes excès ou mes digressions) c’est que chaque époque produit son lot de déchets et sa poignée de chefs-d’œuvre. Je pense que mon ami Jean-Pierre Andrevon serait d’accord avec cette remarque et partagerait ma conviction : On peut apprécier à la fois Edmond Hamilton, Stanley Weinbaum, Nat Schachner, Robert Abernathy, Alfred Bester, A.E. Vogt, Robert Heinlein, Fredric Brown, Eric Frank Russel, Clifford D. Simak, Philip K. Dick, Orson Scott Card et William Gibson, pour ne citer que quelques écrivains représentatifs de ces cinquante dernières années.

Le jour où je dresserai une telle liste d’écrivains français, elle sera probablement moins longue, mais Francis Carsac y figurera en bonne place.


Francis Valéry


Cet ouvrage reproduit par procédé photomécanique

a été achevé d’imprimer en août 1988

sur les presses de l’imprimerie Bussière

à Saint-Amand (Cher)


N° d’édit. : 508. N°d’imp. : 5268.

Dépôt légal : août 1988.


Imprimé en France

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