Je n’étais jamais encore allé sur Vénus. Nos relations avec les Vénusiens étaient assez particulières. Vénus avait été colonisée avant le crépuscule des Drums. La planète avait été trouvée environnée de ses voiles épais de formaldehyde, et il fallut, avant que la colonisation proprement dite commençât, la rendre habitable. Sous la direction d’un ingénieur remarquable, nommé Pouhl Andr’son, une opération physico-chimique, connue sous le nom de « la Grande Pluie », transforma l’atmosphère. Quand elle fut achevée, Vénus était à nouveau entourée de nuages, mais de vapeur d’eau cette fois. Puis elle dut changer son mouvement de rotation, trop lent, qui passa de 72 à 28 heures. À cette époque lointaine, nous ne connaissions pas le cosmomagnétisme, et l’énergie nécessaire fut fournie par des centrales atomiques, différentes des vôtres en ce que nous n’utilisions pas la fission d’atomes lourds, ni la fusion d’atomes légers, mais l’annihilation de la matière, infiniment plus puissante.
Infiniment plus dangereuse, aussi ! En 2244 eut lieu la catastrophe. Pour une raison ignorée, sept des onze centrales sautèrent à la fois, et Vénus fut presque tout entière noyée sous les gaz radioactifs, à faible vie moyenne, heureusement. Les secours affluaient de la Terre quand les Drums frappèrent.
Ainsi, pendant plus d’un millénaire, toutes relations cessèrent entre les deux planètes. Tout ce qui, dans nos documents, pouvait indiquer aux Drums que nous avions une colonie sur Vénus fut détruit ou camouflé. Mars était déjà entre leurs mains, si l’on peut parler ainsi de leurs tentacules digités.
Sur Vénus, l’humanité, abritée encore dans les villes sous dôme, survécut à grand-peine. Il se produisit dans la race humaine toute une série de mutations, toutes, ou presque, dégénératives à brève échéance, heureusement. Ne comptez pas sur une guerre atomique pour fabriquer des surhommes ! Mais l’action fut particulièrement curieuse sur la faune.
Vénus avait été trouvée complètement dépourvue de vie. Aussi y avions-nous importé une faune et une flore de la Terre. C’étaient principalement des formes venant des réserves africaines et américaines : gros ou petits mammifères, herbivores ou carnivores, insectes, etc. Nous avions réussi ou à peu près, à établir en cent ans, d’abord sous dôme, ensuite à l’air libre, un équilibre analogue à celui que des millions d’années d’évolution avaient créé sur notre planète. De cette faune, la majorité périt dans la catastrophe. Une petite partie, chanceuse, resta inchangée. La plupart des formes animales subirent des mutations. Mais, contrairement à ce qui se passa pour les hommes, ces mutations ne furent pas toutes léthales ou désavantageuses. Il existait maintenant sur Vénus, encore en grande partie inhabitée, car les continents situés entre les quarante-cinquième degrés de latitude nord et sud étaient trop chauds, une faune de cauchemar, dont j’aurai l’occasion de parler.
À défaut de grandes possibilités pratiques, l’humanité, décimée, avait conservé sur Vénus la plus grande part des connaissances théoriques oubliées sur Terre à la suite de l’invasion des Drums, et, après le départ de ceux-ci, l’arrivée d’un astronef vénusien nous permit de regagner rapidement le temps perdu. Puis, la civilisation ayant refleuri sur la Terre, celle-ci avait repris le dessus, et les Vénusiens avaient été forcés, de par notre puissance supérieure, d’accepter notre suprématie, un peu à contrecœur. Leur civilisation était, par certains côtés, plus brillante que la nôtre, plus adonnée aux arts, et la division en tekns et trills bien moins nette. Leur capitale, Aphroï, était presque aussi peuplée qu’Huri-Holdé, quoique la population totale de la planète ne fût qu’une fraction de celle de la Terre.
Sur Vénus, le travail de construction des cosmos géants n’était pas aussi avancé, les Vénusiens ne disposant pas de grandes cités-usines. Nous tenions cependant à sauver Vénus, planète extrêmement riche en minerais, et au sol très fertile. J’y partis en compagnie de Hani, de Rhénia, et d’un état-major de techniciens.
Les nuages qui entouraient la planète ne permettaient que très rarement de voir le soleil, et ne laissaient passer qu’une lumière diffuse, désagréable pour les Terriens nouveau venus. Le relief semblait disparaître. C’était également une planète très chaude, aussi les Vénusiens ne portaient-ils qu’un minimum de vêtements. Leurs yeux, adaptés au demi-jour, étaient nettement plus grand que ceux des terriens, et de couleur, pâle, gris généralement. Ce trait était d’ailleurs récessif, et les enfants nés de mariages entre Terriens et Vénusiens avaient toujours des yeux normaux à la première génération.
— Rhénia était née d’une vieille famille vénusienne. Elle avait les grands yeux de sa race, mais un caprice de l’hérédité les avait colorés en vert, et elle pouvait ainsi supporter sans en souffrir l’éclairement bien plus violent de la Terre. La majorité des Vénusiens venant sur notre planète étaient obligés de porter de pseudo-iris filtrants. Elle avait quitté Vénus jeune encore, mais se souvenait fort bien de toutes ses coutumes, elle me fut un-guide précieux en m’évitant bien des impairs.
Comment décrire l’étrange splendeur de cette planète ? Elle possédait cinq continents, trois boréaux, dont un polaire, le plus habité, et deux austraux, s’étendant du tropique au pôle Sud. Dans l’hémisphère nord, au voisinage de l’équateur, surgissaient de l’océan des chapelets d’îles, inhabitées par les hommes, où la température moyenne était de 55°. Là, sous des pluies presque continuelles et torrentielles, poussaient de curieux arbres jaunes, hantés par une faune fantastique : le lhermi, énorme insecte armé de pinces capables de couper un homme en deux, le foria, reptile cuirassé, lointain descendant du crocodile terrestre, long de vingt-cinq mètres, lent et lourd, mais projetant à distance une salive empoisonnée, et surtout le Héri-Kuba, que l’on pensait descendre du gorille, étrange créature de forme simienne, mais que personne n’avait jamais vu de près sans en mourir. Plus au nord, sur les continents, la faune était moins effrayante : on y rencontrait l’éléphant, gros éléphant évolué, à trompe bifide, extrêmement intelligent, et vivant en société organisée, le trig, fauve tenant du lion et du tigre, mais dont l’intelligence égalait largement celle de vos chimpanzés, et qui avait commencé à développer, sur le côté, des pattes antérieures, un pouce opposable, le fléa, d’origine inconnue, lézard volant de six mètres d’envergure, que les jeunes gens de Vénus utilisaient comme monture.
Le paysage vénusien, sous la voûte basse de nuages, éclairé par une lumière diffuse et crépusculaire, était, pour un terrien, d’une mélancolie poignante. Les vastes océans gris, peu profonds, battus de pluies fréquentes, frissonnaient doucement sous le vent constant. Les rivages étaient presque toujours rocheux, abrupts, ternes, mais les vastes rivières boueuses édifiaient d’immenses deltas, propres à la culture du riz vénusien, aux grains énormes et savoureux. Les jeunes montagnes, qui commençaient à peine à subir l’érosion, dressaient à l’assaut des nuages des aiguilles de roches noires ou rouges. Elles étaient cependant peu élevées en moyenne, à l’exception, au nord, de la chaîne des Akatchéwan, haute de 6 600 mètres à son point culminant. Sur les continents équatoriaux poussaient les forêts sans bornes, avec leurs arbres titanesques qui lançaient à plus de trois cents mètres de haut leur floraison délicate et parfumée.
Par contraste avec la pâleur de ton qui caractérisait la planète, les villes vénusiennes étincelaient. Aphroï, bâtie en marbre, avec ses immenses, avenues, ses grandes terrasses en gradins et ses somptueux monuments, s’étalait sur la baie de Kasomir, sur la mer Tiède, et faisait paraître Huri-Holdé misérable.
Je fus reçu par le gouvernement de Vénus. Contrairement à ce qui se passait sur Terre, il n’y avait pas sur Vénus — pas plus que sur Mars —, de Conseil des Maîtres. Certes certains maîtres étaient vénusiens ou martiens d’origine, mais ils appartenaient au conseil terrestre, qui avait toutes les planètes sous son autorité. Cet état de chose tendait, ou plutôt avait tendu, à éviter des mouvements sécessionnistes. Bien que de tels mouvements fussent devenus totalement improbables, la loi n’avait jamais été abrogée. Les cosmomagnétiques mettant Vénus ou Mars à quelques jours de voyage, l’inconvénient était mince. Les gouvernements planétaires ne comptaient guère devant le conseil, pour tout ce qui pouvait toucher au sort de l’humanité. Aussi les envoyés de ce conseil étaient-ils souvent assez mal vus. Mais cette fois, le péril commun avait atténué les antiques rancœurs, et tout le monde coopéra avec moi sans discussion.
Comme je l’avais fait sur Terre, je visitai les différents chantiers. Ils étaient tous deux du type « pôle Sud », Vénus n’ayant pas d’océan polaire, ni de glaces. À leur place, on avait dû raser la forêt, et, au pôle Sud, traquer et exterminer une faune agressive. Il avait fallu prévoir, pour les postes relais situés sous l’équateur, des réfrigérateurs. Ces postes étaient nécessaires, Vénus ne disposant pas du formidable réseau que tissaient sur la Terre les centrales d’énergie. Tout cela était en bonne route, sauf quelques relais équatoriaux, et, les premières pièces venant d’arriver, on commençait le montage des cosmomagnétiques.
Au cours de nombreux repas pris avec des tekns vénusiens, ingénieurs, physiciens, naturalistes, j’avais entendu parler du mystérieux Héri-Kuba que nul n’avait jamais aperçu distinctement. Il y avait bien longtemps, pendant que sur Terre le crépuscule des Drums touchait à sa fin, les membres d’une expédition sur l’île Zen avaient disparu jusqu’au dernier, après avoir lancé un message relatant la découverte d’un singe aux dimensions titanesques. Depuis, de multiples expéditions avaient essayé, sans succès, de percer le mystère. La jungle de l’île Zen était particulièrement impénétrable. Même de petits cosmos, individuels auraient eu peine à pénétrer sous la voûte des arbres équatoriaux. Il ne fallait pas songer à entreprendre une exploration à pied, qui, à cause de la température, et des difficultés sans nombre, aurait risqué des vies humaines pour un résultat décevant. Déjà de nombreux Vénusiens ou Terriens n’en étaient jamais revenus. Les terres équatoriales ne présentant qu’un intérêt médiocre pour Vénus, planète encore peu peuplée, les recherches avaient été, non point interdites, mais « réservées » à un avenir indéfini.
La curiosité me rongeait cependant. D’ici peu, la faune de l’île disparaîtrait à jamais. Quelles formes étranges, quelles possibilités de découvertes importantes au point de vue biologique pouvait-elle renfermer ? Il restait encore un relais équatorial à installer, et il n’y avait que deux endroits possibles, l’île Ark, petit roc désolé, et la grande île Zen. Je fis part de mes projets au conseil des Maîtres, et il fut décidé que le relais serait placé sur l’île Zen. Cette fois, vu l’enjeu, on mobiliserait toutes les forces nécessaires.
La décision fut accueillie par les Vénusiens d’abord avec stupeur, puis avec enthousiasme. Pour la première fois dans l’histoire de Vénus, un envoyé du Conseil fut acclamé, et les étudiants vinrent manifester leur joie sous mes fenêtres. Peuple remuant et énergique, les Vénusiens souffraient de sentir un coin de leur monde leur échapper en vertu d’une décision prise sur Terre, même si, comme c’était le cas, des maîtres vénusiens y avaient participé. L’enthousiasme crut encore quand, dînant chez le président du gouvernement de Vénus, j’annonçai que je prendrais la tête de l’expédition. Je pouvais y consacrer quelques semaines en paix, les travaux étaient en avance, et les nouvelles reçues de la Terre rassurantes. Les Destinistes se tenaient tranquilles, et je commençais à croire que Tirai avait voulu faire l’important. J’envisageais cette expédition comme une détente. En fait, ma présence n’y était pas du tout nécessaire.
Me réservant une vague direction générale, je laissai les Vénusiens, plus familiers que moi avec leur planète, décider des détails. Le raid fut mis sur pied en quinze jours. Il devait comprendre cinquante et une personnes, dont huit seulement tenteraient de s’enfoncer sous la forêt.
Nous utilisâmes comme moyen de transport trois grands cosmos interplanétaires, chacun d’eux emportant deux petits cosmos satellites. Nous partîmes au point du jour, et, sur l’astroport d’Aphroï, dominant la mer Tiède, les appareils étincelaient sous les projecteurs. J’embarquai le troisième, immédiatement derrière les pilotes, dans le premier cosmo qui portait le nom de Slik Effreï, c’est-à-dire, en français, L’Éclair brillant. Rhénia embarqua avec moi.
Contrairement à l’habitude terrestre, nous volions bas, sous la voûte des nuages. Les cosmos vénusiens étaient aménagés avec un luxe dont les nôtres n’approchaient pas, et le sol du salon était fait d’une marqueterie de bois précieux. Je n’y séjournai pas, d’ailleurs, profitant de mon privilège pour pénétrer dans le poste de pilotage avec Rhénia. Sur les écrans ondulait la mer vénusienne, gris plomb, aux lentes vagues traversées parfois du dos noirs de l’un des descendants monstrueusement transformés de nos baleines ou de nos requins. Notre vitesse était très modérée, et ce n’est que vers dix heures que nous aperçûmes au loin, devant nous, la barrière des brunies tropicales. Les deux autres cosmos y pénétrèrent avant nous, et je les vis s’effacer dans le brouillard.
La densité de la brume, que perçait parfaitement notre radar, n’était pas régulière, et, par d’immenses puits tourbillonnants, nous pouvions parfois entrevoir la mer. Nous aperçûmes le pic du petit îlot Ark, accrochant une écharpe de vapeur, puis sur l’écran se dessina la silhouette déchiquetée des monts Zérif, sur l’île Zen. À une vingtaine de kilomètres de l’île, la brume se creusa de puits plus nombreux, puis se déchira complètement. Nous étions entrés dans la zone des vents équatoriaux, si violents parfois qu’ils arrivaient à trouer la voûte des nuages, et l’île Zen était un des rares endroits de Vénus d’où l’on pût, parfois, voir les étoiles.
L’île s’étendait en dessous de nous, sur cent kilomètres de long et quarante de large. Elle dessinait assez bien une forme animale, avec deux longues presqu’îles figurant les pattes, et une baie étroite pour la gueule. À l’exception de la chaîne des Zérifs, culminant à 4 000 mètres, toute l’île était recouverte d’une forêt dense d’arbres géants, d’un vert sombre, sinistre. Nous atterrîmes sur un plateau, entre deux cimes anonymes, à environ cinq cents mètres au-dessus de la limite de la forêt. Avec une légèreté qu’ignorent vos avions, les cosmos se posèrent. L’herbe haute et jaune se courbait sous le vent, et l’odeur de la sylve nous parvint, lourde et violente, mélange des parfums des immenses fleurs blanches et de l’âcre senteur de l’humus. Devant nous, la pente descendait mollement, la cime des arbres ondulait comme une mer verte. Derrière nous, montant à l’assaut du ciel, les contreforts des monts Zérif semblaient défiler derrière les nuages bas.
Nous établîmes le campement à l’abri des cosmos. Leur énorme masse coupait le vent, et rendait le séjour supportable. Ce vent tirait des hautes herbes et des quelques arbustes isolés du plateau une étrange mélodie, monotone et envoûtante. Rapidement, les maisons de métal furent assemblées, ancrées solidement au sol rocheux par leurs crampons d’acier. À la fin du deuxième jour, tout était prêt.
Le lendemain, nous descendîmes vers la forêt, dans un petit cosmo satellite. Nous étions cinq : Rhénia, Sobokol, un diologiste vénusien âgé de trente ans, ses deux assistants Rhéum et Tull, et moi-même. À dix mètres du sol, nous manœuvrâmes longtemps devant la lisière avant de trouver un passage permettant au cosmo, pourtant de dimensions réduites, de pénétrer sous le couvert. Entre les troncs des géants végétaux poussait toute une végétation de sous-bois, de la taille des chênes terrestres, étranglée de lianes, rongée de mousses et de lichens. De somptueuses fleurs épiphytes se nichaient au creux des branches. Enfin, une coulée permit le passage. Nous l’empruntâmes à vitesse, très réduite, obligés sans cesse de faire marche arrière, arrêtés par deux troncs trop serrés, par un enchevêtrement de branches mortes, par un rideau de lianes que notre engin, insuffisamment puissant, ne parvenait pas à percer. Une fois, nous fûmes pris au piège par un écroulement subit de lianes emmêlées, et Sobokol et moi dûmes sortir, à cheval sur le cosmo, pour nous dégager avec des scies électriques. Nous savions, d’après les messages de l’expédition Klen, celle qui découvrit le Héri-Kuba et disparut, qu’après le fouillis de la lisière, la forêt s’éclaircissait. En fait, vers le soir, une rivière nous fournit un chemin plus aisé. Nous la suivîmes, marchant aux projecteurs, car dans ce sous-bois, au soir tombant, la lumière était verte et incertaine, moins intense que pendant un crépuscule terrestre. À la nuit tombée, nous arrivâmes à un lac qui creusait dans la forêt une cavité à demi recouverte par les branches surplombantes des arbres.
Nous posâmes le cosmo sur une des rives, où une petite plage offrait un point d’atterrissage propice. Nous nous supposions en sécurité. Le cosmo, coulé d’un seul bloc dans l’alliage le plus résistant que nous connaissions — et, croyez-moi, il eût fait paraître vos aciers spéciaux aussi mous que du plomb ! — nous semblait une forteresse imprenable. Pourtant, nous nous sentions mal à l’aise, atteints de claustrophobie, écrasés par la masse végétale qui nous entourait. Ce malaise disparut après un excellent repas, et nous éteignîmes le phare, attendant la venue de la faune, si toutefois il en existait dans cette partie de la sylve.
Oh ! Cette nuit de la forêt vénusienne ! Jamais je ne pourrai l’oublier ! À peine le projecteur éteint, nous vîmes sourdre du lac une lueur violette, faible d’abord, qui augmenta rapidement, atteignant l’intensité d’un clair de lune tropical sur Terre. Elle montait du fond même du lac, tel maintenant qu’une mer de soufre enflammé. Dans ses profondeurs, à contre-lumière, coulaient des ombres rapides, serpentiformes. Assis devant l’écran de gauche, entre Rhénia et Sobokol, je regardais le fascinant spectacle. Rhéum et Tull étaient de faction du côté droit, côté de la jungle. Les vagues du lac envoyaient des reflets dansants entre les troncs d’un noir d’encre, et les jeunes Vénusiens nous alertèrent plus d’une fois, croyant avoir vu remuer des formes confuses derrière les arbres.
Ce fut vers minuit que la chose arriva. Rhénia, plus sensible, en eut la première l’intuition. Subitement, elle pâlit, se déclara, mal à l’aise, comme si elle était observée par quelque chose de monstrueux tapi dans l’obscurité, prêt à bondir. Pour la rassurer, je rallumai les projecteurs, puis les éteignis de nouveau, jugeant inutile d’attirer l’attention sur nous. Quelques instants plus tard, nous eûmes, à notre tour, l’impression d’être guettés par quelque chose qui rôdait. C’était une impression étrange, variable, comme si la chose s’éloignait, puis se rapprochait tour à tour. Plus inquiet que je ne voulais l’avouer, je gagnai le siège du pilote, prêt à décoller au besoin, la main gauche posée sur la commande du fulgurateur.
Nous eûmes quelques instants de répit. La menace revint, imprécise, avec la même palpitation de l’angoisse, les mêmes apaisements suivis de brusques recrudescences qui nous faisaient presque gémir. Soudain, Rhénia clama :
« Là, Haurk, là ! »
Elle indiquait le lac. La lueur violette palpitait au rythme même de notre épouvante, et nous pûmes voir, sur un haut-fond, une créature allongée qui se contractait synchroniquement.
Livide, Tull murmura :
« Le Héri-Kuba !
— Parle, dis-je brutalement. Que sais-tu à ce sujet ?
— Oh ! Rien. Une vieille légende de chez nous. Aux temps de votre crépuscule, il y eut, dit-on, une invasion de Héri-Kubas sur le continent de Thora. ».
Et, appuyé à la paroi, il psalmodia d’une voix sans timbre :
Quand l’angoisse, vient et va
Le Héri-Kuba te guette,
Et ta vie, il la boira !
Que tu gardes ou perdes la tête
C’est déjà trop tard pour toi
Quand l’angoisse vient et va !
Dans le silence retombé, j’entendis, mêlé à nos respirations sifflantes, un sanglot étouffé de Rhénia. L’angoisse croissait maintenant très vite, submergeante, avec la sensation de perdre fantastiquement sa vie, de devenir d’instant en instant plus faible. La lumière violette du lac baissait rapidement, la créature sinueuse ne bougeait plus sur son haut-fond. Machinalement, j’enregistrai tous les détails. Près de moi, Rhénia répéta, dans un chuchotement qui me sembla venir de distances infinies :
Et ta vie, il la boira !
Que tu gardes ou perdes la tête
C’est déjà trop tard pour toi
Quand l’angoisse vient et va !
Je me sentais couler dans un trou sans fond. Sobokol s’affaissa lentement au sol, plié en deux, puis Tull et Rhéum. Rhénia se laissa glisser à mes côtés. J’étais encore conscient, la vision trouble, les oreilles bourdonnantes. Dans un sursaut terrible d’énergie, j’appuyai sur la manette de départ, puis immédiatement après sur celle du fulgurateur. Dans l’aveuglant éclair des milliards de volts déchaîné », j’entrevis sur l’autre rive du lac une gigantesque forme simienne s’effondrant, avant d’être noyée dans la mer de feu. Je perçus le choc du cosmo crevant la voûte de branches, puis je m’évanouis.
Je me réveillai sur ma couchette du Slik Effrei, entouré de trois médecins. Je me sentais d’une extrême faiblesse. J’eus à peine le temps d’apprendre que Rhénia était sauve avant de m’endormir profondément.
Deux jours plus tard, Kel, à qui j’avais laissé le commandement du camp, m’apprit ce qui s’était passé. Alerté par l’éclair du fulgurateur, il avait vu notre cosmo jaillir vers le ciel, l’avait suivi au radar et contrôlé par télécommande, alors que nous étions déjà à plus de cent kilomètres de haut. On nous avait tous trouvés évanouis à bord. Mais tandis qu’on avait pu ramener Rhénia et moi-même à la vie, tout effort avait été vain pour les trois Vénusiens. Ils avaient succombé à une anémie foudroyante, qu’aucun traitement n’avait pu arrêter. Je pense que ma plus grande résistance est due au fait que je suis un terrien, mais Rhénia, elle, était d’origine vénusienne, et nul biologiste n’a pu formuler une théorie cohérente.
Enfin j’avais vu le Héri-Kuba, et s’il n’en tenait qu’à moi, ils pouvaient tous crever de froid quand Vénus s’éloignerait du soleil. Une autre découverte, d’ailleurs, détourna mon attention de ce problème. Comme je finissais une rapide convalescence, Kel me fit avertir que, sur la limite de la zone d’implantation du relais, une excavatrice avait rencontré « quelque chose qui ressemblait à du béton ». Laissant Rhénia encore faible au camp, je descendis immédiatement au chantier.
Je n’étais pas géologue, mais un de mes amis d’enfance, mort prématurément dans un des accidents qui, quoique rares, n’avaient pas disparu, m’avait entraîné maintes fois dans des courses géologiques. J’avais ainsi quelques bonnes notions de pétrographie. La matière contre laquelle avait buté l’excavatrice n’était manifestement pas naturelle. Je donnai l’ordre de dégager davantage le site. Quelques heures plus tard, le dôme apparut. Car c’était bien un dôme, surbaissé, percé de hublots dont le passage du temps avait rendu les vitres opaques. Une porte-valve, fermée, se plaçait à la base. Nous réussîmes à l’ouvrir sans trop l’endommager, et, munis de respirateurs, Kel et moi entrâmes.
Je n’hésitai pas longtemps sur la signification de ces restes. Nulle vie n’avait jamais été autochtone sur Vénus, le dôme ressemblait à certains trouvés sur Mars, et l’hypothèse d’un passage d’une race étrangère était peu vraisemblable. Non, ici, comme sur la planète rouge, des hommes venus de la Terre avaient vécu dans une station close, entourée d’une atmosphère irrespirable. Et, comme sur Mars, cette colonisation, encore mal assurée, s’était effondrée avec la fin de la civilisation mère.
Le dôme était petit, peut-être un simple avant-poste. On s’y était manifestement battu. Les meubles de métal, dont le style était celui des plus récents établissements humains sur Mars étaient troués, déchirés, à demi fondus. Soudain, au détour d’un couloir, je crus être le jouet d’une hallucination. Derrière une vitre épaisse, couché sur un divan, j’aperçus le corps d’une jeune femme ou jeune fille, parfaitement conservé. Elle reposait sur le dos, un vague sourire aux lèvres. Ses yeux étaient clos, ses longs cheveux blonds pendaient sur le sol. Elle tenait à la main une petite fiole verte.
Muets, nous regardâmes. D’un geste, j’empêchai Kel de briser la vitre ; ce corps n’était ainsi conservé que par miracle, et le moindre choc risquait de l’anéantir à jamais.
De fait, quand plus tard on pénétra dans la pièce, l’analyse révéla une atmosphère de gaz inertes. Un texte, en mauvais état, trouvé sur une table, permit de jeter quelque lumière sur ce mystère. Il était en effet écrit dans une langue rappelant le Swen, une vieille langue d’avant l’unification. La jeune fille, dont le nom était Hilde Svenson, avait été un personnage politiquement important, pour une raison non expliquée. Plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis, elle s’était suicidée. Ses fidèles, arrivant trop tard, avaient transformé le dôme en crypte funéraire. Puis ils étaient repartis vers la Terre, où une guerre faisait rage pour la possession de territoires encore libres de glaces, en « Europ ». Nous respectâmes le tombeau, et le corps resta allongé sur son divan, à l’abri de la curiosité populaire, tel que l’avaient laissé ses derniers amis. Nilk, le linguiste, tira grande gloire de sa traduction, ayant prouvé ainsi sa théorie que les vieux dialectes d’avant l’unification descendaient directement des langues de la première civilisation malgré les millénaires écoulés. Seul, je retournai parfois rêver devant cette tombe, car la jeune fille était le portrait même de Rhénia !
Nous implantâmes le relai à quelque distance, nettoyant au fulgurateur quelques centaines d’hectares de forêt. Puis je reçus un message du conseil, me priant de regagner Huri-Holdé de toute urgence.
Hanim’attendait dans son laboratoire. Sa face était grave, ses traits tirés indiquaient une grande fatigue. Sans préambule, il entra dans le vif du sujet.
« Haurk, comme vous aviez été le premier à le signaler, l’évolution explosive du Soleil présente des caractères particuliers, s’éloignant des novas classiques et des supernovas. Eh bien, un jeune mathématicien, du nom de Kelbic, vivant à Areknar, nous a envoyé il y a quelques jours une analyse détaillée à ce sujet. Ses résultats ne sont pas encourageants. Nous les avons vérifiés avec lui, car il utilise une nouvelle méthode, différente de la vôtre. L’explosion dépassera largement l’orbite de Neptune et même celle de Pluton. Mais ce n’est pas le pire. Après cela, le Soleil passera à l’état de naine noire !
— De naine noire ! Mais on n’en a décelé que deux dans un rayon de dix mille années-lumière !
— Oui. Manque de chance, n’est-ce pas ? Voici les calculs. Vous pourrez les vérifier, si vous êtes capable d’assimiler rapidement l’analyse kelbicienne. Pour ma part, il me faudrait bien deux mois ! En contrepartie, nous avons une petite bonne nouvelle. Nous aurons probablement quelques mois de plus de délais.
— Alors, dis-je, Etanor ? Ou Bélul ?
— Etanor. Essayons d’abord l’étoile la plus proche. Mais ce n’est pas le pire. Nous y arriverons, puisque la Terre et Vénus possèdent largement la masse nécessaire pour franchir la barrière. Mais ce n’est pas tout : par une voie que j’ignore, le secret a transpiré, et je sais, par Tirai, que les destinistes le connaissent. Cela ne va pas simplifier les choses. Leur mouvement semble gagner de l’ampleur, et, pour une fois, je me demande si notre vieille règle n’est pas parfois mauvaise : le voudrions-nous que nous ne pourrions pas expliquer exactement la situation aux trills ! »
Cette situation devint rapidement plus grave encore que Hani ne l’avait supposé. Très habilement, les destinistes restèrent à couvert, et poussèrent en avant un autre parti, les économistes. Ce vieux parti proclamait que, puisque les tekns se consacraient essentiellement à des travaux de recherche pure, dont ne bénéficiaient pas les trills, il fallait réduire considérablement leur nombre, et orienter les recherches vers des buts immédiatement pratiques. Ils ne savaient pas que nos recherches « pures » auraient pu, si nous l’avions voulu, changer complètement la face de la Terre, ce qui ne semblait nullement nécessaire au conseil. Une forme sociale presque stable avait enfin été atteinte, dans laquelle les trills étaient le volant, et les tekns le moteur, moteur qui ne transmettait, volontairement, qu’une énergie limitée. Tous les cinq ans, le conseil décidait quelles découvertes pouvaient, sans inconvénient, être rendues accessibles à tous. Les autres n’étaient, évidemment, pas supprimées, mais gardées « en réserve ». Quand la nouvelle de l’explosion du Soleil avait été annoncée, le vieux parti pro-tekn, au pouvoir depuis des temps immémoriaux, avait trouvé là un argument massif : quoi de plus inutile en apparence que l’étude des astres, et pourtant cette étude, entreprise sans but pratique, allait sauver la planète. Mais maintenant les économistes, probablement poussés par les destinistes, répandaient le bruit que les tekns mentaient, que le Soleil, s’il allait bien exploser, ne deviendrait nullement une naine noire, et que ce mensonge était destiné à faire accepter par les trills cette idée fantastique d’un voyage vers une autre étoile, entrepris uniquement pour satisfaire la curiosité des tekns. Le malheur était que nous ne pouvions absolument pas nous expliquer : mes propres méthodes de calcul, qui m’avaient conduit à la découverte de l’explosion prochaine du Soleil, n’étaient accessibles qu’à quelques dizaines de mathématiciens sur toute la planète, et quant à l’analyse kelbicienne, le peu que j’en avais encore vu m’avait convaincu que j’aurais quelque mal à l’assimiler. Victimes de notre politique de restriction des sciences à un groupe politique qui sans doute avait sauvé l’humanité plusieurs fois, nous nous trouvions incapables de faire comprendre au peuple que le danger était réel ! Qui plus est, peu de tekns eux-mêmes pouvaient suivre le raisonnement, et il était à craindre que quelques-uns au moins s’en tiennent aux premières conclusions, plus facilement vérifiables pour eux. Notre politique, sage et mesurée, de limiter le rythme apparent du progrès à une cadence que tout le monde pût suivre, avait conduit bien des gens, trills ou tekns, à une conception assez statique de la vie, et ils n’envisageraient pas de gaieté de cœur la longue période d’inconfort relatif que nécessiterait le voyage vers Etanor, surtout si nous, à la Solodine, ne pouvions leur prouver que ce voyage était absolument inévitable.
Dès la semaine qui suivit mon arrivée, Oujah, le chef du parti économiste, déclencha sa campagne à la trillak, la chambre des députés. Dans un discours forcené, il accusa le conseil des Maîtres de gaspiller délibérément l’énergie, tira parti des quelques accidents mortels qui se produisent toujours sur les grands chantiers, quelles que soient les précautions prises, pour accuser la direction de la Solodine d’impéritie, demanda l’abolition du privilège extralégal des tekns et leur retour au droit commun, le jugement des responsables, réclama la prise en main du grand œuvre par le gouvernement trill, et termina en accusant le conseil de mensonge délibéré au sujet de l’état futur du Soleil. Bien entendu, dès le début, Tirai déclencha l’interféror, coupant ainsi toute communication entre la trillak et le reste du globe. Mais ce n’était qu’un délai de quelques heures. Nous attendîmes avec une certaine anxiété la décision du gouvernement. Elle vint enfin : tout en réprouvant la violence de ton d’Oujah, il décidait d’ouvrir une enquête sur la nécessité du voyage à Etanor. Entre-temps, le président, Thel, lança un appel à tous les trills, leur demandant de ne pas retarder les travaux des géocosmos, puisque, de toute manière, il était hors de doute que le Soleil allait exploser.
Enhardi par ce succès tactique, Oujah exigea une entrevue avec moi, sur un ton d’ultimatum. J’allais refuser, quand Tirai intervint et me conseilla de le recevoir. J’acceptai donc, après avoir placé, à portée de ma main, un léger fulgurateur, caché derrière un dossier sur ma table.
Le chef politique entra, arrogant. C’était un homme de petite taille, chose très rare chez nous, et qui compensait, comme disent vos psychanalystes, son complexe d’infériorité en marchant très droit, raide. Il s’assit avant que je ne l’y invite. Je restai silencieux, le jaugeant, aidé par les renseignements que Tirai venait de me donner. Né d’un père tekn et d’une mère trill, il avait d’abord été classé comme tekn, mais avait été rejeté, à 17 ans, comme inapte à la science, cherchant en elle non la connaissance, mais le pouvoir. Son orgueil en avait certainement beaucoup souffert. Il appartenait à une classe presque disparue, celle des trafiquants d’antiquités, et avait eu maille à partir une fois avec la police pour des fouilles non autorisées et à but commercial dans le district où se trouve de vos jours San Francisco. Son commerce surveillé, il s’était lancé dans la politique et était rapidement devenu le chef des économistes.
« Eh bien ? » dis-je au bout d’un instant.
Il s’accouda négligemment à ma table.
« Eh bien, vous avez entendu mon discours, je pense.
— Oui, un beau ramassis de sottises, si vous voulez mon avis.
— Peut-être, mais elles ont porté !
— Vous savez que je puis vous faire arrêter ?
— Que ne le faites-vous ! »
Je haussai les épaules.
« Ce n’est pas nécessaire. »
En réalité, j’étais plus ennuyé que je ne voulais me l’avouer. Le mouvement s’était révélé bien plus fort et sûr de lui que nous ne l’avions cru possible. À quel point la police nous était-elle encore fidèle ? Sauf pour les quartiers scientifiques, elle était composée uniquement de trills. N’ayant habituellement affaire qu’à de rares malfaiteurs, elle était peu nombreuse. D’un autre côté, il y avait eu si longtemps (2359 ans exactement) depuis la dernière guerre que je doutais fort que qui que ce fût, parmi les économistes ou les destinistes, eût quelque notion de tactique ou de stratégie. Je n’en avais pas davantage, d’ailleurs !
« Vous avez demandé à me voir. Qu’avez-vous à me dire ?
— Abandonnez cette idée folle du voyage vers une autre étoile, et je vous assure que tout rentrera dans l’ordre. Nous pourrions même retirer nos demandes de restriction du nombre des tekns.
— Ce n’est pas une idée folle ! Le soleil va devenir une naine noire, après l’explosion. Vous savez ce que c’est qu’une naine noire ?
— Une étoile qui ne rayonne plus ?
— Pas exactement. C’est une étoile qui est si chaude que la très grande majorité de son rayonnement se place dans l’ultraviolet. Elle sera entourée en plus d’un nuage de gaz qui nous empêchera de toute manière de nous en rapprocher assez sans inconvénients graves. À la distance où nous serons obligés de rester, nous pourrons peut-être maintenir une population de quelques centaines de milliers d’hommes, pour quelques générations.
— Qui me prouve que vous me dites la vérité ? Démontrez-moi vos affirmations.
— Et vous aviez été classé tekn ! Dis-je amèrement. Vous croyez que je puis démontrer comme cela quelque chose que je n’ai pas eu le temps d’étudier moi-même, et qui me prendrait probablement plusieurs semaines de travail pour comprendre !
— Autrement dit, vous refusez ?
— Je ne puis pas. Croyez bien que je préférerais pouvoir vous convaincre !
— Alors, je n’ai plus rien à faire ici. Tant pis pour vous ! »
Il sortit, très raide. Je fis venir Tirai.
« Dois-je le faire arrêter ?
— Non, pas encore. Nous ne sommes pas prêts …
— Que faire alors ? Ce salaud-là risque de nous mettre en retard, s’il arrive à déclencher des grèves sur les chantiers.
— Gagnons du temps. J’ai fait installer pendant votre absence des défenses, par des tekns sûrs, sous prétexte d’amélioration de l’éclairage des rues. Un but pratique, contre lequel les économistes n’ont rien à dire ! Cela sera fini dans quelques heures.
— Ne se méfieront-ils pas ?
— Il n’y a pas de tekns parmi eux … Pas encore ! Ce que je fais installer pourrait d’ailleurs servir aussi à l’éclairage, avec quelques modifications bien sûr.
— Et c’est ?
— Les trills nous prennent pour des fous ! Il y a longtemps que le conseil a prévu la possibilité d’une révolte. Et si notre service de renseignements n’a peut-être pas été à la hauteur, celui de la défense le sera. Vous connaissez le plan n° 21 ? Ah mais non ! Vous ne le connaissez pas, ne faisant pas partie du conseil, malgré votre position. Je ne puis donc vous le révéler sans une autorisation, qui sera certainement donnée, d’ailleurs.
— Dans ce cas, dis-je, irrité, je pense que c’est tout pour le moment ? J’ai du travail urgent à faire, et si je ne fais pas partie du conseil, j’ai la responsabilité du grand œuvre. Je vais faire distribuer des fulgurateurs aux ingénieurs. »
À peine Tirai parti, je donnai les ordres nécessaires. Puis je me replongeai dans mon travail.
Il s’écoula probablement quelques heures, mais qui ne me parurent que des minutes, avant la première explosion. Quoique lointaine, elle secoua l’immeuble de la Solodine, témoignage de sa violence. En même temps monta, par les fenêtres ouvertes sur le calme crépuscule, une rumeur. Je me levai, passai sur le balcon, regardai vers les terrasses, loin au-dessous de moi. Une foule dense les inondait, agitée de remous. Sur la plus basse jaillit un éclair, creusant dans la populace un sillon en diagonale. Je me précipitai, saisis une paire de jumelles. Acculé dans un coin contre un parapet, un tekn, reconnaissable à son uniforme gris, serrait dans sa main la forme brillante d’un fulgurateur. Il tira encore deux fois avant d’être submergé sous le nombre et jeté par-dessus la balustrade.
Je rentrai dans mon bureau, me demandant comment il se faisait que je n’eusse pas été averti de ce développement inquiétant de la situation. Et je pâlis et me traitai mentalement d’imbécile : dans mon souci de tranquillité j’avais abaissé l’interrupteur, coupant ainsi toute communication entre le monde extérieur et mon bureau. Au moment où une deuxième explosion ébranlait le plancher, je rétablis le contact. L’écran s’illumina aussitôt et la face soucieuse de Hani s’y dessina.
« Enfin, Haurk, où étiez-vous ? »
Honteux, j’expliquai.
« Ce n’est rien ! Nous craignions que les insurgés ne fussent parvenus jusqu’à vous et ne vous eussent tué !
— Mais que se passe-t-il ?
— Branchez un écran sur la Rakorine, et vous verrez ! »
J’obéis. La grande avenue était couverte d’une foule hurlante, armée d’objets hétéroclites, haches, barres de fer, couteaux et quelques fulgurateurs. Elle marchait vers le carrefour Kinon, bousculant les policiers épars.
« Comme vous le voyez, nos amis sont passés à l’action révolutionnaire.
— Qui ? Les économistes ?
— Eux ? Oh non ! Ce sont des bavards sans grande envergure. Non, les destinistes ! Pour le moment, le danger n’est pas immédiat. Nous avons déclenché le plan n° 21 et bloqué tous les accès aux centres vitaux par des herses. Mais il y a des explosifs à Huri-Holdé, et il est facile d’ailleurs, même pour des trills, d’en fabriquer. J’ai peur qu’elles ne nous donnent qu’un répit. »
Sur l’écran, en tête de la foule, un homme de haute taille déploya un immense drapeau noir portant le globe terrestre foudroyé d’un éclair : l’emblème des destinistes !
« Combien sont-ils ?
— Une minorité, heureusement. Peut-être cinq à dix millions ici, une proportion analogue dans les autres villes. Il n’y en a pas pour le moment sur Vénus.
— Les géocosmos ?
— Aucun danger pour le moment. Ah, n’utilisez, sous aucun prétexte, votre cosmo. Nous diffusons, depuis la faculté de Physique, les ondes de Knil. »
Je pâlis à la pensée qu’un réflexe de panique aurait pu me faire me précipiter vers mon appareil. Sous l’influence des ondes de Knil, tout dispositif cosmomagnétique activé libérait son énergie en une fraction de seconde. Je compris l’origine des explosions, et leur violence !
« Des victimes ?
— Beaucoup déjà, hélas ! Ceux qui se trouvèrent à proximité des cosmos que ces fous voulurent utiliser, malgré nos avertissements. Et ils traquent et tuent les tekns isolés. Mais assez parlé, le temps presse. Nous ne pouvons vous joindre. Or le dispositif de défense se trouve dans le bureau situé immédiatement sous le vôtre. Tirai devrait y être, mais nous n’avons pas de nouvelles de lui, et nous avons peur qu’il soit déjà mort. Vous allez y descendre, et prendre sa place. »
La porte fut ouverte par le chef d’un poste de garde. Sur une immense table s’étalait un plan d’Huri-Holdé, portant, sur chaque rue, un bouton rouge. J’activai l’écran, et la face d’Hani réapparut.
« Maintenant, Haurk, vous allez faire exactement ce que je vous dis. Je parle au nom du conseil qui a pris ses décisions au nom de tous et pour le futur de la race humaine. Appuyez sur le bouton situé sur la Rakorine, sur le plan.
— Résultat ? Demandai-je.
— La mort de quelques fous, et de beaucoup d’imbéciles qui les suivent, hélas ! L’axe de l’avenue va être balayé par les ondes de Tulik. »
Je blêmis. Les ondes de Tulik étaient une diabolique invention, qui n’avait jamais encore servi, et qui faisait partie des secrets les plus jalousement gardés du conseil. Je n’en connaissais l’existence que par suite du hasard qui me les avait fait redécouvrir, avant mon départ sur Mercure. J’ai su depuis que le conseil avait sérieusement discuté de la possibilité d’un « accident » qui aurait pu m’arriver. Elles décomposaient les cellules nerveuses.
« N’y a-t-il pas d’autre moyen ?
— Non, Haurk. Croyez bien que cela nous répugne autant qu’à vous. Mais nous ne devons pas laisser ces fous détruire toute chance de survie de la race pour satisfaire leur lubie. J’espère qu’après cela, ils se soumettront. Et rappelez-vous ! S’ils l’emportent, c’est la mort pour nous tous, et, pour commencer, tous les tekns, vous, moi, et … Rhénia ! »
Je contemplai le petit bouton rouge, fasciné. Une légère pression du doigt, et c’en était fait de milliers d’êtres humains. J’activai un autre écriteau, regardai une fois de plus la scène dans la Rakorine. Une très belle jeune femme brandissait maintenant le drapeau noir. La foule était arrêtée. Contre un mur, un homme portant l’insigne du parti économiste essayait de discuter avec un demi-cercle de fanatiques. Des êtres humains … Une pression du doigt, et il n’y aurait plus que des petits tas de protoplasme inerte. Je me sentis écœuré par la folie de tout cela, me demandant un instant si les destinistes n’étaient pas dans le vrai, si l’humanité valait la peine qu’on la sauve. Puis je pensai à la jeune morte, sur Vénus, qui avait préféré disparaître que servir d’otage. Avait-elle eu raison ? Y avait-il des causes qui justifiaient sa propre mort, et celle des autres ?
Là-bas, la foule se remit en marche. Un chant monta, s’enfla :
C’est la mort, la mort cosmique
C’est la mort que nous voulons ! !
« Eh bien, Haurk », dit la voix calme de Hani.
Je le regardai, le haïssant pour son impassibilité. Puis je m’apaisai. Sous son visage immobile transparaissait la tension de tout l’être. Je n’étais qu’un instrument ; il était, avec les autres, la volonté.
Le Soleil père des planètes
Bientôt les dévorera …
Les paroles étaient des vers de mirliton, mais le chant s’enflait puissamment, terrible. Après un dernier regard sur l’écran, je pressai le bouton. Dans la Rakorine, les hommes s’affaissèrent, comme fauchés. La grande jeune femme glissa doucement, et reposa sous les plis du drapeau noir.
Une explosion toute proche secoua les murs, et des débris retombèrent en pluie. J’allai à la fenêtre, me penchai. Sur la terrasse supérieure, les insurgés hurlaient, entourant un petit bâti métallique. Une flamme jaillit, un cri monta, suivant un petit projectile. Il explosa à la hauteur de mon bureau habituel, défonçant les vitres de plastique. Sans hésiter cette fois, j’allai au plan, cherchai le bouton correspondant à cette terrasse. Les hurlements cessèrent. Penché, je regardai les corps, entassés pêle-mêle, plus émouvants d’être vus directement.
« Ils refusent de se rendre », dit Hani.
Je cherchai dans toute la ville, faisant défiler les grandes rues et les places. Dans la Stanatine, ma rue natale, des insurgés écorchaient vif un tekn avec des lenteurs calculées. Petit bouton rouge poussé … Dans la Koliane, ils incendiaient une bibliothèque. Petit bouton rouge … Sur la place Sirtine, des corps amoncelés, vêtus de gris. Petit bouton rouge encore. Et cela dura. J’étais devenu insensible, agissant comme dans un rêve ; une légère pression, une grande lame qui fauche, des corps qui culbutent dans des positions grotesques, … ma main gauche manœuvrant le réglage, une autre scène d’horreur, pression sur le bouton, pression sur le bouton, pression sur le bouton …
« Assez, Haurk ! M’entendez-vous ? Assez ! Ils se rendent. »
Je me secouai, sortant de transe. Sur le plan, devant moi, une cinquantaine de boutons rouges avaient été enfoncés. Je devais avoir tué plus de cinq cent mille êtres humains !
La révolte fut écrasée sans pitié. Le gouvernement trill, agissant enfin, décréta la mise hors la loi des économistes aussi bien que des destinistes. Les chefs, arrêtés, eurent à choisir entre l’exécution ou le modelage psychique, qui détruisait la personnalité et en créait une autre, généralement médiocre. Tous les destinistes choisirent la mort, et beaucoup d’économistes en firent autant. J’aurais fait de même à leur place.
Si à Huri-Holdé la révolte avait été rapidement étouffée, il n’en fut pas de même partout. À Horiarto, les destinistes se rendirent maîtres de la ville, massacrèrent tous les tekns, une bonne partie des trills, et il fallut un siège de près de quinze jours pour en venir à bout. Nous essayâmes jusqu’au dernier moment de sauver les otages. Finalement, comme les insurgés lançaient des fusées explosives contre un des géocosmos nordiques, situé à moins de trois cents kilomètres, nous fûmes obligés de détruire la ville. De toute une cité de onze millions d’hommes, neuf seulement survécurent. Puis le calme revint sur Terre, et les destinistes, traqués sans merci, semblèrent avoir disparu.
Tirai ne reparut jamais. Nous supposâmes qu’il avait été tué dès le début.
Après la révolte destiniste qui eut lieu à la fin de 4604, la vie fut, pour plusieurs années, une affaire de dur travail et de routine, coupée de moments de détente. Un par un, les grands travaux s’achevèrent. Petit à petit, la population fut repliée vers la ville souterraine étanche, vivant le jour à la surface, la nuit sous terre. Les géocosmos étaient maintenant terminés, et c’était un spectacle impressionnant que de voir celui du pôle Sud, gigantesque coupole de 12 kilomètres de diamètre, tournant lentement, à contresens, de la rotation de la Terre. Le délicat problème de leur mise au point se posa alors : comment sortir deux planètes de leurs orbites sans entraîner des secousses telluriques qui auraient, indépendamment des victimes, ruiné tous les travaux ?
Nous y arrivâmes, non sans mal, et le grand jour vint. Dans la salle de contrôle, sept cents mètres sous la surface, se tenait le conseil au complet, autour de moi ; un peu en arrière, les membres du gouvernement trill, puis quelques délégations de tekns et de trills. Devant nous, le tableau de commande, et les grands écrans intégrateurs, où s’inscriraient, en graphiques révélateurs, toutes les tensions de la croûte terrestre.
Je m’avançai, suivi de mon état-major de techniciens ; d’un commun accord, le conseil m’avait désigné pour cette tâche. De la cabine vitrée, où elle surveillait les appareils enregistreurs, Rhénia me fit un signe d’encouragement. Je m’assis.
Je posai les mains sur le clavier, tâtai les touches. Pas encore connectées, elles s’enfoncèrent, molles, sous mes doigts. Le départ devait s’effectuer à midi, et il n’était que 11 h 40. Je restai là, terriblement gêné, ne sachant quelle contenance prendre. J’activai un écran et devant moi apparut la face de Kilnar, qui remplissait sur Vénus le même rôle que moi. Grand géophysicien, il avait été mon camarade d’université, et nous étions de bons amis, quoique ne nous voyant que rarement. Il me fit une grimace malicieuse et irrespectueuse, que transmirent, presque sans décalage de temps, les ondes de Hek, que nous venions d’apprendre depuis peu à utiliser pour les communications.
« Plus que cinq minutes », dit la voix de Sni, mon ancien assistant.
J’avais tenu à ce qu’il fût présent à mes côtés, confiant en son calme inébranlable.
« C’est bon. Énergisez. Vérifiez les circuits.
— Tout clair ! »
Je regardai particulièrement la lampe témoin du disrupteur, chargée d’interrompre le courant au cas où les géocosmos sortiraient de phase. Quelques secondes hors-phase, en effet, et la Terre risquait d’éclater, tiraillée entre des impulsions divergentes. Devant moi, un peu plus loin que les touches du clavier, l’aiguille du chronomètre courait derrière sa vitre. Deux minutes, … une minute. Je jetai un coup d’œil sur l’écran montrant la chambre de contrôle sur Vénus. Kilnar grimaçait toujours, une grimace d’anxiété maintenant. Trente secondes … dix secondes … cinq secondes … Zéro !
J’appuyai à fond sur la touche centrale, chargée de mettre en marche le robot qui se chargerait du vrai travail. Une lampe témoin s’alluma. Le plus formidable événement de l’histoire de la Terre venait d’avoir lieu, et rien ne sembla le marquer, que cette petite lampe verte, fixe.
« Nord n °1. Nord n °1, clama une voix. Tout normal.
— Nord n° 2. Nord n° 2. Tout normal.
— Nord n° 3. Nord n° 3. Tout normal. »
La litanie s’égrena.
« Ici Sud. Ici Sud. Tout normal. »
Sur l’écran géophysique, une ligne continue et droite se dessinait, à peine agitée de faibles trémulations. Elle représentait l’intégration de tous les postes sismiques sur toute la Terre, et les trémulations étaient la trace des microséismes habituels.
Petit à petit, nous nous détendions. Les rapports arrivant de Vénus étaient également favorables. Pourtant, sur les deux planètes s’exerçaient maintenant des forces gigantesques qui allaient les entraîner, en une orbite spiralée, loin de leur soleil, vers une autre étoile ! Appliquées avec précaution, en une progression d’une infinie lenteur, elles paraissaient insensibles. À deux heures de l’après-midi, la vitesse de la Terre sur son orbite avait augmenté de quelques 10 centimètres seconde !
Soudain, sur l’écran géophysique, une indentation creusa la ligne lumineuse. Nous eûmes tous un choc au cœur, jusqu’au moment où la voix calme de Rhénia annonça :
« Important séisme à la pointe du continent occidental. Épicentre vers Tarogada. Hypocentre à 12 kilomètres. Séisme normal. »
Déjà la ligne se redressait. Nous n’avions plus qu’à attendre. Bien trop délicat pour être réglé par une main humaine, l’accroissement de la vitesse dépendait de machines magnifiques, robots infaillibles. Pourtant, nous restâmes là jusqu’au soir, regardant l’aiguille des vitesses orbitales additionnelles se traîner sur le cadran des mètres secondes. Bien des mois passeraient avant que le diamètre apparent du Soleil diminuât de façon appréciable.
Pour la première fois depuis des années, si l’on excepte mon séjour sur Vénus et quelques autres courtes vacances, j’eus le loisir de vivre ! Je me lançai alors à corps perdu dans l’étude de l’analyse kelbicienne, ne pouvant supporter qu’une part de la mathématique m’échappât complètement. Ce fut un rude travail, et plus d’une fois je dus demander des explications à Kelbic. C’était un tout jeune homme, grand et mince, qui n’avait dans la vie que deux passions, les mathématiques et le vol à voile. Très rapidement, une solide amitié se forma entre nous, d’autant plus étroite que j’avais été jusqu’à présent le seul, avec Hani, capable de pénétrer profondément dans ce monde nouveau qu’il avait créé. Il avait développé toute une symbolique particulière, permettant à un esprit bien entraîné de saisir simultanément un nombre n de variables. En analyse kelbicienne, le fameux problème des trois corps devenait ridiculement facile.
Rhénia se joignait parfois à nous. Quoiqu’elle n’essayât pas de pénétrer l’analyse kelbicienne — plus par manque d’intérêt, je crois, que par incapacité —, elle se lia rapidement d’amitié avec Kelbic, au point de me rendre parfois presque jaloux.
Une des premières requêtes que m’avait adressé Kelbic avait été de rapporter l’interdiction du vol à voile qui avait été lancée au début du grand œuvre. Non point par souci d’austérité, toute distraction étant au contraire utile, mais parce que, dans les environs des cités, les essaims de cosmos, ne suivant plus les routes tracées à l’avance, étaient devenus un danger mortel pour les velivoles. Maintenant, les grands géocosmos achevés, les appareils de transport avaient repris leur trafic normal, et tout danger était passé. La loi n’avait pas été rapportée cependant, par oubli.
Je n’avais jamais eu l’occasion d’apprendre à piloter un planeur, et l’envie m’en venant à la suite de mes conversations avec Kelbic, je demandai l’autorisation au conseil. Il ne la refusa pas, se contentant de m’enjoindre de prendre toutes précautions utiles. Le seul qui fit quelque opposition fut Hélin, le nouveau maître des hommes : l’occasion serait trop belle, dit-il, pour les destinistes, de prendre leur revanche. L’avenir devait lui donner partiellement raison. Cependant, comme le gros travail était maintenant achevé, il fut décidé d’abroger la loi.
Je fis donc mon apprentissage de pilote, sous la direction de Kelbic, et goûtai à des joies que j’avais ignorées. Joies différentes de celles que donnait le pilotage d’un cosmo : pas de départ foudroyant, en flèche vers le ciel, pas de vision de la Terre défilant sous moi à une allure folle. Mais des flâneries d’oiseau, le lent déroulement des paysages, plaines, vais, rivières, collines, et la joie de sauter les monts, de lutter dans les ascendances, spiralant comme un milan, les douces glissades vers le sol.
Désormais, plusieurs fois par semaine, nous partions tous trois, chacun dans notre planeur. J’avais dû en faire construire un pour mon usage personnel, mais il ne me donnait pas entière satisfaction.
Il me semblait plus lourd, plus mou que celui de l’école. J’en accusai mon inexpérience, me piquant au vif, essayant d’en tirer le maximum.
Un jour, nous volions doucement au-dessus de la grande réserve. Les stations de contrôle météorologique nous avaient assuré un vent constant, qui nous porta, en douces ondulations, d’Huri-Holdé à la réserve à 450 kilomètres au sud. Nous avions franchi les montagnes que vous appelez l’Atlas marocain. Loin de nous, un troupeau d’éléphants se baignait dans un fleuve qui n’existe pas de vos jours, le Kéral, qui suit à peu près le lit de votre Oued Draa, mais vient de la mer intérieure de Khama. Kelbic volait en avant, Rhénia à ma gauche. Loin derrière nous, d’autres vélivoles tournoyaient lentement.
Kelbic m’appela soudain par radio.
« Haurk, vois-tu ces planeurs, droit devant ?
— Oui, eh bien ?
— Ils ne viennent pas d’Huri-Holdé. Si loin de la base, ce ne pourraient être que Kamak, Àtuar ou Sélina. Or je sais qu’ils ne sont pas sortis aujourd’hui. Et nous sommes encore trop loin d’Akeliora pour que ces planeurs puissent en provenir.
— Que nous importe ?
— Il m’importe beaucoup de savoir comment des planeurs peuvent se déplacer si vite … contre le vent ! »
Les trois points grossissaient très vite, en effet ; pourtant leur silhouette, maintenant bien visible, étaient celles d’avions sans moteur, et non point le court fuseau d’un cosmomagnétique.
« Attention, Haurk, intervint Rhénia. Rappelle-toi ce que t’a dit Hélin. Les destinistes … »
Ce qui se passa ensuite fut inconcevablement rapide. Les trois planeurs qui arrivaient en face de nous semblèrent se désintégrer, les ailes se plièrent en arrière, tombèrent en tourbillonnant. Et, fonçant droit vers nous, sinistres, apparurent trois fuseaux.
« Évite, Haurk, évite ! » cria Kelbic.
C’était déjà trop tard. Avec un bruit de métal léger déchiré, un des cosmos venait d’arracher mon aile droite. Le sol bascula, puis remonta très-vite. L’air sifflait sur les côtés du planeur mutilé.
« Haurk, arrache le tableau de bord. Vite ! vite ! »
Ahuri, je perdis de précieuses secondes. Enfin je me penchai, passai les mains sous le rebord, tirai à moi. Le tableau vint d’un seul bloc, laissant apparaître les commandes familières d’un cosmo. Je ne perdis plus de temps, essayai d’enrayer ma chute. Je n’y parvins qu’à demi. Les restes du planeur touchèrent le sol avec un choc mou qui envoya ma tête porter contre le pare-brise. J’essuyai du sang qui coulait dans mes yeux, regardai vers le ciel. Un seul planeur, une aile partiellement arrachée, perdait rapidement de la hauteur. C’était le n° 1, celui de Kelbic. Le n° 2, avec Rhénia, avait disparu.
Je sautai à terre, déchirant mon vêtement à une membrure brisée. Le planeur de Kelbic toucha le sol à quelque cent mètres de moi, glissa, s’écrasa contre un arbre. Plus loin, presque dans l’eau du Kéral, je repérai l’épave de celui de Rhénia. J’y courus, angoissé. Elle était pliée en deux dans l’habitacle, évanouie. Je m’efforçai vainement de l’en sortir.
« Pas comme cela. Fais coulisser la porte vers l’arrière », dit la voix calme de Kelbic.
Je me retournai. Une grande balafre coupait sa figure, balafre blême, enflée, d’où le sang coulait lentement.
À nous deux, nous réussîmes à sortir Rhénia, nous l’étendîmes sous l’aile intacte, sur le sable. Kelbic, qui, comme tout pilote, avait quelques notions de médecine, se pencha sur elle.
« Rien de grave, je crois. La peur et le choc. »
De fait, quelques instants plus tard, elle reprit connaissance. Il ne s’était guère écoulé plus de cinq minutes, depuis l’apparition de l’ennemi.
« Que penses-tu de cette attaque, Kelbic ?
— Elle est signée. À tort ou à raison, les destinistes — ce qui en reste ! — ont décidé que tu es l’homme à abattre. Peut-être d’ailleurs, à la même heure, y a-t-il eu des attentats contre chacun, des membres du conseil, quoique j’en doute. Ce qui est plus inquiétant, c’est que le camouflage de ces cosmos a exigé certainement des facilités techniques qui ne sont ordinairement pas accessible à tous. Il doit y avoir quelques tekns parmi les destinistes. Des tekns destinistes … J’ai peine à imaginer ça !
— Peut-être ont-ils formé leurs propres techniciens ? Après tout, pour des gens résolus à agir illégalement, cela n’est pas impossible. Et-peut-être aussi ont-ils leurs propres ateliers clandestins …
— Je ne sais quelle hypothèse est la pire, dit Rhénia. Ce qui m’étonne, c’est cet attentat manqué. Pourquoi n’ont-ils pas foncé droit sur le fuselage. Ils auraient été bien plus sûrs de nous tuer !
— Les épaves auraient été retrouvées, Rhénia, et l’attentat signé. Tandis qu’une aile de planeur, cela peut se rompre, dans un mauvais temps comme nous allons en avoir d’ici peu, si j’en crois le ciel, et cela suppose que nos ennemis ont des complices dans les services météorologiques, aussi. Enfin, je suis heureux d’avoir prévu le coup, et d’avoir fait installer de petits cosmos, insuffisants-pour voler, mais utiles comme parachutes …,
— C’est donc pour cela que mon planeur était si lourd !
— Oui. Il ne nous reste plus qu’à signaler notre position à Huri-Holdé, et à attendre qu’on vienne nous chercher.
— Je ne puis croire qu’ils aient renoncé si facilement, dis-je. Hâtons-nous ! »
Nous essayâmes d’abord le poste de radio de Rhénia. Il était endommagé. Celui de Kelbic était en miettes, et nous commencions à nous inquiéter quand nous arrivâmes à mon engin. Le poste n’était pas intact, mais assez facilement réparable. Je m’y employai. Rhénia s’éloigna un peu vers la forêt. Je faillis lui crier de retourner, puis réfléchis qu’elle avait son fulgurateur, et que nulle bête ne pouvait l’inquiéter.
Kelbic, lui, n’était pas armé. Je lui demandai de monter la garde près du planeur, pendant que je réparerais le poste. J’avais à peu près fini quand il m’appela :
« Haurk, des hommes ! »
Ils étaient sept, surgissant de derrière une pointe de verdure. Je ne les reconnus pas. Ils ne portaient aucun vêtement distinctif, ni le gris sévère des tekns, ni la blouse bouffante des trills, mais une toge noire drapée, qui claquait au vent. Avant de sortir de la carlingue, je vérifiai mon petit fulgurateur, et regardai dans la direction où avait disparu Rhénia. Elle n’était pas visible.
Le ciel était de plus en plus sombre, une lumière de cataclysme éclairait la plage, livide et diffuse, et les eaux noires du fleuve se ruaient en grondant. Un éclair sillonna les nuages.
« Qui êtes-vous ? cria Kelbic. Êtes-vous des envoyés du conseil ? »
Ils ne répondirent pas, se déployèrent en croissant. Je me glissai de l’autre côté du planeur.
Un des hommes jeta un ordre bref, et ils se ruèrent sur Kelbic, armes tirées. Dans la lumière indécise, je ne vis pas clairement à quel type elles appartenaient, mais je pus me rendre compte, à l’absence du renflement du condenseur, qu’il ne s’agissait pas de fulgurateurs. Loin, derrière la pointe de verdure, à peine visibles dans l’obscurité grandissante, parurent d’autres hommes, nombreux. Kelbic recula vers moi.
« Les destinistes ! »
Il était trop tard pour lancer un message. Je fis rapidement un tour d’horizon. Nous étions serrés entre la boucle du fleuve et la forêt.
« Filons vers la jungle, dis-je. Cours ! »
Il s’élança et je le suivis. À ma vue, un des hommes cria, leva le bras. Il y eut une détonation sourde, et devant mes pieds, le sable vola, dans la lueur d’un éclair. D’autres balles sifflèrent à mes oreilles comme je fonçais vers les arbres, dans l’éblouissement des fulgurations célestes. Alors je me retournai, tirai deux fois, et la foudre des hommes répondit à celle du ciel. Là-bas, des silhouettes s’affaissèrent sur le sable vitrifié.
Je pénétrai sous le couvert au moment même où les premières gouttes de pluie tombaient. Puis ce fut, avec un roulement assourdissant sur les feuilles, la cataracte d’une pluie tropicale. Nous ne courions plus, empêtrés dans les végétations basses, mais marchions aussi vite que possible. Deux fois, dans la traversée d’une clairière, retentirent des coups de feu ; les autres nous serraient de près. Je dédaignai de répondre, ne voulant pas gaspiller les décharges, en nombre limité, de mon fulgurateur. Tout en marchant, suivant le dos de Kelbic à peine visible, je me demandais ce qu’il était advenu de Rhénia. Je me gardai de l’appeler, ne voulant attirer l’attention de nos poursuivants ni sur nous ni sur elle. Mais je me jurai que si quoi que ce soit lui arrivait, je n’aurais de cesse avant d’avoir étripé de ma main le dernier destiniste.
Puis nous rencontrâmes un enchevêtrement de troncs pourris et de lianes qui nous firent perdre un temps précieux. Quand nous l’eûmes enfin traversé, les bruits de poursuite venaient non seulement de derrière nous, mais aussi de droite et de gauche : nous étions presque encerclés. Enfin nous parvînmes à une très grande clairière, barrée entièrement, à son côté opposé, par un mur rocheux. Loin, à droite et à gauche, émergèrent nos poursuivants.
Nous traversâmes la clairière au pas de course, salués par quelques balles, espérant trouver un passage dans les rochers. Hélas, la paroi s’élevait, droite et nue, percée seulement d’une grotte. Aux abois, nous nous y précipitâmes. J’eus juste le temps de foudroyer le magnifique lion qui se dressa devant nous.
En un sens, notre situation s’était améliorée. L’orage était presque terminé, une lune pleine illuminait la clairière, à peine voilée de temps en temps par un lambeau de nuage. Si nous pouvions tenir jusqu’au jour, nous étions presque certainement sauvés, car les équipes de recherches lancées par le conseil arriveraient à nous trouver, ou feraient fuir nos ennemis. Mais quand je consultai le compteur du fulgurateur, je fis la grimace. Il me restait à peine dix-sept décharges ! Ah, combien j’ai souhaité alors de posséder les facultés télépathiques des héros des récits fantastiques que je lisais quand j’étais enfant ! Un appel mental perçu jusqu’au bout de la galaxie, et seraient survenues mes vaillantes troupes, braves Terriens, Martiens indomptables, rusés Vénusiens, terribles dragons d’Aldébaran IV ! Hélas, nous n’étions que deux simples hommes, face à face avec la mort, dans nos vêtements trempés.
Nous étions couchés derrière les blocs éboulés, tels des hommes de l’âge de pierre, attendant l’assaut. Il tardait à venir. De temps en temps une balle sifflait, s’écrasait contre le roc, inoffensive, ou au contraire ricochait dangereusement. Mais les assaillants restaient prudemment à couvert. L’anxiété me rongeait, tant pour nous-mêmes que pour Rhénia. J’essayai de me mettre mentalement dans la peau des ennemis : comment agirais-je à leur place ? Grimper sur la falaise, me laisser brusquement tomber devant la grotte ? C’était faisable, la muraille rocheuse n’ayant pas plus de trois ou quatre mètres … Attendre que la Lune se couche ? Elle ne le ferait pas de longtemps encore. La nuit s’écoula lentement.
Quand l’horizon pâlit à l’est, j’aperçus des mouvements en lisière de la forêt. Puis, courant comme des démons, les ennemis foncèrent. Je tirai jusqu’à épuisement du fulgurateur. Ils étaient trop ! Laissant derrière eux les cadavres carbonisés, ils parvinrent jusqu’à la grotte, sans riposter.
« Tiens, ils nous veulent vivants maintenant », eus-je le temps de penser.
Je lançai le fulgurateur à la tête du premier, ramassai une branche brisée. Kelbic, à coups de cailloux, improvisait un barrage. Puis ce fut le corps à corps. Pendant un moment je réussis à les tenir à distance, ma branche dessinant un cercle vide autour de moi. Écrasé sous le nombre, je roulai enfin à terre. Je reçus un choc sur le crâne et perdis conscience.
Je me réveillai attaché étroitement. À côté de moi, Kelbic était étendu, la face tuméfiée. Une sentinelle me tournait le dos, et, à quelque distance, une quinzaine d’hommes, assis à même le sol, discutaient. Je ne pus en reconnaître aucun. L’un d’eux se leva et vint vers moi.
« Insensé, dit-il, qui veut entraver les ordres du Destin ! Où t’a conduit ton orgueil, ô tekn ? Qui peut se mettre en travers des desseins divins sans être écrasé ? Et à quoi bon sauver ton corps, dis-moi, si tu perds ton âme ? »
Je dédaignai de répondre. Même le fait que tous les croyants, sans exception, à part les destinistes, aient été en accord avec le grand œuvre ne signifiait rien pour ces fanatiques. Ils avaient la Vérité, la seule, l’unique Vérité. Périsse le monde plutôt qu’elle !
Les arbres, à la lisière de la forêt, plièrent ; quatre éléphants surgirent, bientôt suivis d’une quinzaine d’autres. Les hommes ne se dérangèrent pas. Habitués à voir souvent des visiteurs dans leur réserve, les éléphants n’étaient pas dangereux. Pourtant, ceux-ci, poussés par une vague curiosité sans doute, s’approchèrent. Ils évitèrent les groupes, se divisèrent de part et d’autre. Et, brusquement, jaillit une voix claire, la voix de Rhénia !
« Maintenant, Hllark ! Maintenant ! »
Le plus grand des éléphants fit une volte-face, écarta d’un revers de trompe notre gardien, me saisit délicatement. Un autre souleva Kelbic encore inconscient. J’étais porté par le milieu du corps, tête et jambes pendantes. Je contractai ma nuque, levai la tête. Les hommes se dispersaient en désordre.
« Ici, Hllark ! »
Mon éléphant se dirigea vers la forêt. Alors claquèrent des coups de feu. Une balle me manqua de peu, s’enfonça dans la trompe. Avec un barrissement de rage, l’animal me lâcha et je touchai rudement le sol. Puis il pivota sur lui-même et fonça, suivi des autres. Il y eut quelques cris, quelques détonations, puis le silence. En haillons, cheveux épars, Rhénia se pencha sur moi, dénouant mes liens. Je me levai, ankylosé. Sur le sol de la clairière, des taches sombres piétinées marquaient les points où avaient été rejoints les destinistes.
« Kelbic ? Demandai-je.
— Il est vivant.
— Comment as-tu fait pour apprivoiser ces éléphants, Rhénia ?
— Pas des éléphants, Haurk. Des Paréléphants ! »
Je regardai les proboscidiens de plus près. Ils étaient maintenant calmés. Quoique leur aspect fût identique à celui de simples éléphants, leur crâne me sembla plus gros, plus bombé. Et je me souvins de l’expérience de Biolik.
C’était un biologiste vivant cinq siècles avant moi, et qui avait espéré créer des surhommes. Il avait expérimenté avec succès sur des félins et des éléphants, réduisant chez ceux-ci le volume du tissu osseux dans le crâne et doublant largement leur cerveau, qui était devenu en même temps bien plus compliqué. Le résultat était le Paréléphants, dont l’intelligence égalait celle d’un enfant humain de 5 à 6 ans. Et cette intelligence, induite grâce à des mutations contrôlées, était héréditaire. Encouragé par ces résultats, Biolik, sans en avertir le conseil, avait expérimenté sur sa propre famille. Le résultat avait été si atroce qu’il s’était suicidé. Apparemment, l’intelligence humaine ne pouvait être augmentée de cette façon. Mais les Paréléphants, comme les paralions, avaient survécu et s’étaient multipliés. Leur existence dans les réserves ne présentaient aucun inconvénient, mais généralement ils évitaient l’homme et, à cause de leur intelligence même, étaient difficiles à joindre.
Rhénia, s’enfonçant dans la forêt, avait vu atterrir un grand cosmo. Pensant d’abord qu’il s’agissait d’envoyés du conseil, elle avait fait demi-tour, mais la suite des événements l’avait vite détrompée. Elle avait dû fuir à son tour un parti ennemi, avait erré, perdu son fulgurateur en traversant un marais, s’était enfin assise, pleurant, sur une souche. C’est là que Hllark, le Paréléphants, l’avait rencontrée à la fin de l’orage, à la nuit tombée. Hllark avait été l’ami — la loi interdisait la possession d’un paranimal — d’un chimiste d’Akeliora, la cité située au sud, et comprenait partiellement le langage humain. Rhénia, patiemment, lui avait expliqué la situation, et avait réussi à le convaincre de nous secourir. Ce devait être un curieux spectacle que cette jeune fille en haillons, essayant, dans une clairière baignée de lune, de faire alliance avec la superbe bête. Finalement, Hllark avait accepté, rassemblé son troupeau, et pris Rhénia sur son dos.
Il revenait maintenant vers nous, balançant sa trompe d’un air satisfait, ses énormes pattes toutes rouges. La balle n’avait fait qu’une éraflure sans importance. Doucement, Rhénia lui parla, n’employant que des mots simples. Il hocha la tête. Nous montâmes sur son dos, Kelbic se hissa sur un autre, et nous partîmes vers le fleuve.
Nous nous étions considérablement éloignés pendant notre fuite, et il fallut près d’une heure avant que nous arrivions près des épaves des planeurs. Un coup, d’œil nous montra que les destinistes avaient parachevé les destructions dues à la chute. Les postes de radio étaient maintenant irrémédiablement hors de service. Il ne restait plus qu’une chose à faire, gagner la plus proche cité par nos propres moyens, à moins que nous ne soyons repérés par les cosmos lancés certainement à notre recherche.
Hllark et son compagnon se laissèrent facilement persuader, et nous nous dirigeâmes droit au sud, vers Akeliora. Nos montures marchaient vite, et pourtant, au soir, nous étions encore loin de notre but, n’ayant aperçu ni cosmos, ni planeurs. Il nous fallut camper dans une clairière.
N’eût été l’état de Kelbic, d’une part, mon anxiété quant à ce qui avait pu se passer à Huri-Holdé d’autre part, je n’aurais pas été fâché de cet intermède. Notre feu brilla, vif et clair, nous avions en abondance des fruits pour calmer notre faim, et les Paréléphants formaient autour de nous une garde formidable. Mais la coupure que Kelbic portait au visage s’était envenimée, et la fièvre montait. Me fiant à Hllark pour la route, je démontai la boussole prise dans le planeur, et fis bouillir de l’eau dans sa cuve pour laver la plaie. Puis nous dormîmes, d’un sommeil assez agité. Sans, être comparable à la nuit de la jungle vénusienne, cette nuit de forêt africaine ne fut pas de tout repos. Plusieurs fois — nous étions près de la limite de la savane — des lions rugirent. Nous n’avions pas de couvertures, et une brume tiède nous enveloppait, transperçant ce qui nous restait de vêtements. Malgré les couches de branchages, la terre était dure à nos corps habitués au confort. Les jointures de mes doigts, abîmées par notre corps à corps du matin se mirent à me faire souffrir. Rhénia, épuisée, dormait, mais Kelbic ne cessait de se retourner en gémissant. Je finis par m’assoupir.
Je me réveillai au petit jour. L’aube perçait à peine, le ciel était grisâtre, et une chaleur accablante annonça un nouvel orage. Les silhouettes des deux éléphants montant la garde se découpaient sur le ciel blafard.
Je dégageai doucement mon bras de sous la tête de Rhénia, me levai, courbatu, ranimai le feu. Kelbic était brûlant de fièvre, et sa blessure avait mauvais aspect. Je la lavai à nouveau à l’eau bouillie, et, après un frugal déjeuner de bananes, nous repartîmes. La journée fut épouvantable pour le pauvre Kelbic, mais au soir nous aperçûmes les tours d’Akeliora se découpant en noir sur le couchant. Hllark continua vers le sud pendant une demi-heure, évitant ainsi un marécage, et, comme la lune se levait, nous arrivâmes en bas de la cité.
Nous fîmes quelque peu sensation, entrant par la porte principale à dos d’éléphant. Je ne m’en souciai guère, et fis transporter Kelbic à l’hôpital le plus proche. Quelques minutes plus tard, Rhénia et moi étions à la terkane, vous diriez à la mairie, et j’entrai immédiatement en contact par télévision avec Huri-Holdé, appelant Hélin. Aucun trouble n’avait agité la capitale, mais Hélin exprima sa surprise quand je lui fis part de nos aventures. Il avait en effet reçu un message écrit, signé de mon nom, et portant mon chiffre de code, disant que nous avions atterri à Akeliora et que nous ne rentrerions que plus tard. Le fait que les destinistes connaissaient mon chiffre prouvait que la trahison venait de quelqu’un de haut placé, peut-être même dans le conseil ! Je décidai de rentrer immédiatement. Avant de partir, nous allâmes voir Kelbic. Le médecin nous rassura : l’infection était jugulée, dans quelques jours il serait de nouveau sur pied. Je donnai au chef de la police locale l’ordre de veiller sur lui. Nous prîmes également le temps de faire nos adieux à Hllark et à ses compagnons qui l’avaient rejoint : un compte inépuisable en sucre lui fut ouvert à Akeliora.
Une enquête serrée découvrit, quelques jours après, le coupable qui avait transmis mon chiffre aux destinistes. C’était un jeune tekn, secrétaire des séances extérieures du conseil. Il fut immédiatement dégradé, mais ne fut pas envoyé sur Pluton, la colonie pénitentiaire ayant déjà été repliée sur la Terre.
Et les jourscoulèrent. Petit à petit, la Terre élargissait son orbite, s’éloignait du Soleil, entraînant la Lune. Vénus se rapprochait de la Terre, ses géocosmos fonctionnant à une plus grande intensité, pour compenser le handicap de son orbite de départ plus interne. Aussi s’était-il produit quelques légers séismes, sans graves effets. Au bout d’un an, le Soleil, avait visiblement diminué de diamètre dans le ciel, et la température moyenne de la Terre commençant à tomber, nous dûmes replier dans les parcs souterrains les bêtes les plus sensibles au froid, tout au moins celles qui avaient été choisies pour perpétuer l’espèce.
Ce fut vers la même époque que j’épousai Rhénia. Tout était redevenu calme, les destinistes semblaient avoir été exterminés, ou réduits à se cacher. Notre mariage eut lieu sans grande pompe, nous le désirions l’un et l’autre.
Trois mois plus tard, nous commençâmes à emmagasiner l’eau. Les vastes réservoirs souterrains furent remplis. Nous traversions alors l’orbite de Mars, sur lequel quelques archéologues s’acharnaient encore à déchiffrer le passé d’une planète condamnée. Puis la poussée des géocosmos fut amplifiée et modifiée, et la Terre, accompagnée de Vénus visible dans le ciel, comme une grosse Lune, quitta le plan de l’écliptique pour passer au-dessus de la zone des astéroïdes.
Jusqu’à ce moment, la vie quotidienne avait peu changé. Mais maintenant, malgré le rôle de réservoir de chaleur des océans, la température baissa rapidement, et les tempêtes de neige balayaient la Terre au-delà du 25e degré de latitude. L’une après l’autre, les espèces animales furent repliées dans le sous-sol. Déjà, à Huri-Holdé, seules restaient à la surface les équipes indispensables, mais le conseil devait occuper la Solodine jusqu’au dernier moment, ou presque. Les grandes portes étanches séparant la ville supérieure de la ville inférieure étaient en place depuis longtemps. Toutes les cités des hautes latitudes avaient évacué leurs superstructures ; l’humanité se préparait pour le grand hivernage.
Quand nous dépassâmes l’orbite de Jupiter, seul le conseil des Maîtres à Huri-Holdé se réunissait encore dans la ville haute. Les océans étaient gelés, même à l’équateur, et la nuit le thermomètre descendait à moins 70°. La température eût été plus basse, sans la chaleur qu’irradiait encore le sol. Dans le ciel pur, pas un nuage ; depuis longtemps toute l’eau de l’atmosphère couvrait la Terre d’un blanc linceul. Presque toute vie animale avait disparu, peu de végétaux résistaient encore. Il en était de même pour Vénus. Il avait été impossible de capturer un Héri-Kuba, mais l’équipe du poste de relais de l’île Zen avait trouvé plusieurs cadavres gelés. Haut de six mètres, c’étaient bien les descendants modifiés des gorilles terrestres, mais les biologistes étaient excités par la découverte d’un étrange organe développé à côté de leur cerveau dans leur tête difforme.
Enfin, comme nous dépassions l’orbite d’Uranus, le Conseil descendit à son tour dans la ville basse, et j’occupai définitivement mon appartement au palais des Mondes, à six cents mètres de profondeur. Dans mon bureau, de grands écrans donnaient l’illusion de fenêtres ouvertes sur le ciel noir. La pression atmosphérique baissait maintenant rapidement, l’air se liquéfiait, recouvrant d’une neige plus grise la neige habituelle.
Je me rendais quelquefois encore, le plus souvent avec Rhénia et Kelbic, dans mon ancien bureau, au sommet de la Solodine. Un petit thermodiateur y maintenait une température supportable, et les fenêtres, étanches, avaient été renforcées pour supporter la pression interne. Je me souviens très bien du jour où nous dépassâmes l’orbite de Hadès. Nous étions tous trois assis à nos places habituelles. Mais mon bureau, jadis surchargé de documents, était vide, excepté une rame de papier blanc — nous utilisions encore le papier, à vrai dire différent du vôtre et bien plus résistant — et, posée sur elle, une hache de pierre taillée. Elle m’avait été donnée il y avait bien longtemps par mon ami disparu, R’vark le géologue, et datait de la première préhistoire. Je la conservai là comme un symbole, symbole de la continuité de l’effort humain, ou, peut-être, par une vague superstition, comme porte-bonheur. Elle incarnait pour moi l’esprit des ancêtres qui avaient lutté contre une nature hostile qui avaient survécu et nous commandaient de ne jamais abandonner le combat. Peut-être aussi voulais-je associer ainsi l’humble fabricant de cette arme des âges oubliés à notre propre effort.
J’étais assis près d’une fenêtre. Dehors la nuit piquetée d’étoiles et loin, bien loin, une d’entre elles qui brillait, plus grosse que les autres : notre père le Soleil. Affleurant l’horizon, un disque pâle se détachait à peine sur le ciel, notre vieille Lune fidèle. Vénus était presque invisible.
La ville s’étendait devant moi, toutes lumières éteintes, sauf celles d’un observatoire. Les superstructures, adoucies par la neige et l’air solidifié, amoncelées dessinaient des croupes molles décroissant lentement de hauteur vers le nord. Quelques arbres morts, victimes du long hiver qui s’était abattu sur le monde, perçaient de leurs bras dépouillés cette immobilité morne, sous une faible lumière sans chaleur.
J’activai un écran, et la face de Kerla, l’astronome en chef, apparut.
« Dans combien de temps passerons-nous la limite, Kerlan ?
— Trois minutes et quinze secondes. »
La limite … Nous désignions sous ce nom l’orbite théorique d’Hadès, c’est-à-dire celle que cette planète aurait parcouru, si cette orbite avait été circulaire au lieu d’être fortement elliptique. Elle marquait la frontière du système solaire.
Doucement, les minutes coulèrent. Nous aurions dû nous joindre aux autres, dans la ville basse, mais j’avais préféré mon ancien bureau, plus intime. En fait, cette limite n’avait aucune importance, mais, tekns comme trills, nous avions tous pris l’habitude de dater le vrai départ du franchissement de cette ligne doublement imaginaire, puisqu’elle ne correspondait même pas à la trajectoire véritable d’Hadès.
Un léger « plop » retentit. Cérémonieusement, Kelbic débouchait une bouteille de vin de Maran, emplissait trois verres que Rhénia venait de disposer sur ma table. Silencieux, nous attendîmes.
« Dans dix secondes », dit la voix de Kerla.
Je me levai, saisis mon verre.
« Amis, le toast de Kalr le fondateur ! Aux ères passées …
— À l’heure présente, répondit Kelbic.
— Aux jours éternellement à venir », acheva doucement Rhénia.
Nous bûmes. Bas d’abord, puis s’amplifiant crescendo, de plus en plus puissant, lugubre, monta le chant des sirènes de la ville, diffusé par les audiophones. Elles ne servaient qu’en de très rares occasions, le bruit étant autant que possible banni d’Huri-Holdé. Aussi ce chant sciait-il nos nerfs, lamentation cosmique, voix des machines courbées sous leur labeur éternel. Dehors, partant du sommet de la Solodine, un pinceau de lumière, invisible dans l’espace sans air, balaya les terrasses, arrachant çà et là quelques détails à l’obscurité, plaquant des ombres dures, lunaires. Puis d’un peu partout s’élevèrent les fusées. Elles grimpèrent dans le ciel noir, éclatèrent en brefs éclairs multicolores, retombèrent en traînées de feu. Ce fut tout. Les sirènes se turent, le projecteur s’éteignit. Nous avions franchi la limite.
Nous demeurâmes longtemps muets. Puis je me secouai, saisis le bras de Rhénia.
« Allons, il faut descendre, il reste encore du travail à faire. »
Quelques semaines passèrent, et nous approchions de la distance de sécurité, quand je fus réveillé un matin de très bonne heure par la sonnerie du communicateur. À la surface polie de l’écran apparut la face de Hani.
« Haurk, venez tout de suite. Les premiers signes apparaissent sur le Soleil. Ah, tu es là, Rhénia ? Viens aussi. »
Habillés en hâte, nous nous précipitâmes dans les ascenseurs. Quelques minutes plus tard, nous étions à l’observatoire central, nous heurtant à Kelbic au moment de franchir la porte. Hani nous attendait, entouré de tout un état-major d’astronomes. Il semblait atterré. Je ne perdis pas de temps en politesses.
« Les signes ? Si tôt ! Vous en êtes sûrs ? »
Sans mot dire, Kerla me tendit une photo solaire, relayée de l’observatoire automatique d’Héroukoï. Je me penchai sur elle un moment, Kelbic regardant par-dessus mon bras.
« Qu’en penses-tu ?
— Tu sais, Haurk, je ne suis pas le moins du monde astronome. Donne-moi les valeurs spectrales, et un bout de papier, et je te donnerai mon avis.
— À première vue, cela paraît mauvais. Mais tu as raison, il faut calculer. Qu’en pensez-vous, R’thal ? »
R’thal, spécialiste du Soleil, astronome d’âge moyen, prit la photo.
« D’après vos calculs, Haurk, repris et précisés par Kelbic, le premier signe devait être l’apparition d’une tache d’un type particulier, à développement très rapide, avec inversion des températures. Voici la série de documents correspondant à ce phénomène. »
Il nous montra l’apparition de la tache, minuscule sur le disque solaire, son rapide agrandissement, puis sa disparition plus rapide encore, son remplacement par une plage lumineuse, très lumineuse au centre, là où se trouvait auparavant le noyau noir.
« Les chiffres sont à votre disposition, ajouta-t-il.
— Bon. Mettez-nous immédiatement en communication avec le grand calculateur central. Il nous faut un bureau insonorisé …
— Ils le sont tous.
— Alors n’importe lequel. Viens, Kelbic. Ah, du papier ! Beaucoup de papier ! »
Nous nous enfermâmes, étudiâmes les données. Au contact continuel de Kelbic, j’avais appris à manier presque aussi bien que lui son analyse, et lui avais enseigné mes propres méthodes, moins raffinées, mais souvent plus rapides. Nous travaillâmes chacun de notre côté pendant six heures, ne nous arrêtant qu’une fois pour boire un concentré nutritif que nous apporta Rhénia. Je finis mes calculs, rencontrai le regard de Kelbic. Sa face était blême.
« Alors ?
— Alors, ce sera juste, si nous en réchappons !
— Mais, par les tripes d’un trill, comment, avons-nous pu nous tromper ainsi ! Nous devrions avoir encore six mois, au moins … Et au lieu de cela, deux semaines … »
Kelbic sourit amèrement.
« L’erreur est simple, Haurk, et si cela peut te consoler, elle n’est ni de ton fait, ni du mien. Tu as utilisé, comme, base de tes calculs, tout, comme moi, la constante, de Klob, n’est-ce pas ?
— Oui, et alors ?
— Eh bien, elle est fausse, mon ami. À la dix-septième décimale. Je viens juste de la recalculer !
— Et nul ne s’en est jamais aperçu, depuis presque un millénaire ?
— Comment s’en serait-on aperçu ? On ne l’utilise jamais que jusqu’à la douzième décimale au maximum ! Seulement, dans notre cas, l’erreur est cumulative ! Résultat, six mois de moins ! »
Je me sentis subitement accablé.
« Alors, tout notre travail ? Vain ? Les destinistes auraient-ils eu raison ?
— Non, je crois que nous nous en sortirons. Ce sera plus difficile pour Vénus, en retard sur nous. Peut-être, en accélérant les géocosmos tout de suite. Je vais faire les calculs.
— Et Mars ? » Dis-je en pâlissant.
Sur Mars, les équipes d’archéologues qui devaient nous rejoindre sous peu n’étaient certainement pas encore parties.
« En quatorze jours, en forçant l’allure, ils doivent pouvoir échapper et nous rejoindre à temps. Avertis-les tout de suite, par ondes de Hek. »
Mis au courant, le conseil prit immédiatement toutes les mesures nécessaires. Les géocosmos furent poussés, l’équipe de Mars rappelée. N’ayant rien d’autre à faire, nous attendîmes. Au bout de quelques heures, Kelbic nous rejoignait avec toute une série de nouveaux calculs plus précis. Le délai réel n’était que de douze jours !
Sur les quatre expéditions archéologiques, trois firent savoir qu’elles décollaient immédiatement. La quatrième me demanda un jour de plus, et, après les avoir bien avertis du danger qu’ils couraient, je le leur accordai. Ils venaient en effet de découvrir l’entrée d’une cité souterraine et, la rage au cœur, allaient essayer, en un temps bien trop bref, de l’explorer et de sauver ce qui pouvait être sauvé. Je parlai avec son chef au téléphone hekien. C’était un vieil homme aux longs cheveux gris, plus de deux fois centenaire, du nom de Klobor.
« Quelle malchance, Haurk ! La première cité qui soit découverte à peu près intacte ! Et nous n’avons que 24 heures pour l’explorer !
— 24 heures … et à vos risques et périls, répondis-je. Enfin, du moment que votre équipe est d’accord. Mais rappelez-vous : 24 heures, pas plus, si vous tenez à la vie. »
Je ne sais pourquoi, cette trouvaille m’intéressait vivement, et j’avais le pressentiment qu’elle serait d’une importance capitale pour l’avenir de l’humanité. Je restai en contact avec Mars toute la journée. Pour la première fois, me signala Klobor vers 5 heures de l’après-midi, on allait avoir une idée de l’aspect physique des Martiens. Plusieurs statues avaient été découvertes, photographiées en place, puis emballées et placées dans le grand cosmo de l’expédition. Puis à 7 heures vint le coup de tonnerre : Klobor apparut sur l’écran, surexcité.
« Haurk, Haurk, la plus remarquable découverte de tous les temps ! Les Martiens ont visité d’autres systèmes solaires !
— Comment le savez-vous ?
— Des photos, que nous venons de trouver, merveilleusement conservées. Tenez, les voilà ! »
Il fit défiler devant l’écran de grandes photos en couleur, luisantes encore du consolidateur dont on les avait imprégnées. Il y en avait une cinquantaine, représentant des planètes vues de l’espace, et pour la plupart il était évident que jamais les planètes de notre système solaire n’avaient présenté cet aspect-là.
« Trop détaillées pour avoir été obtenues avec un hypertélescope quelconque. Il ne peut s’agir que de planètes d’un autre système. Regardez celle-ci. »
C’était un monde vert et bleu, avec deux satellites. Quoique rien ne pût donner l’échelle, elle me sembla à peu près de la même taille que la Terre.
« Regardez maintenant celle-ci ; prise de tout près, côté nocturne. »
La face sombre apparaissait piquetée de lumières.
« Des cités, Haurk, des cités ! Une planète habitée. Peut-être trouverons-nous des photos prises sur la surface de ces mondes ! Il y a quantité de documents que nous embarquons sans les regarder ! ! Pas le temps ! »
L’écran s’obscurcit. Je restai pensif. Ainsi, en dehors de la Terre et du monde inconnu d’où étaient venus les Drums, il existait de la vie intelligente dans la galaxie !
Vers 21 heures, inquiet de ne plus avoir de nouvelles, je fis appeler Klobor. Le pilote du cosmo, posé à la surface de Mars, répondit immédiatement, mais il fallut attendre un bon moment avant que le vieil archéologue parût.
« J’allais venir faire mon rapport, Haurk. Mais il faut que vous m’accordiez encore 24 heures. La découverte la plus importante …
— Pourquoi pas huit jours ou un mois ? Il vous reste exactement quinze heures. Pas une minute de plus.
— Mais, comprenez-moi, c’est de la plus haute importance …
— Je comprends, Klobor ; je comprends. Mais, le Soleil, lui, ne comprendra pas !
— Le pilote m’a dit qu’en forçant les cosmos, on pourrait rester une dizaine d’heures de plus …
— Il n’en est pas question ! Vous partez à l’heure indiquée. C’est un ordre !
— Mais c’est d’une importance capitale ! Nous avons trouvé un astronef des Martiens ! Presque intact !
— Quoi ? Un astronef martien ?
— Oui, un de ceux qui sont allés aux étoiles ! On est en train d’en relever le plan, de photographier l’intérieur, de démonter les moteurs, mais cela nous prendra plus de quinze heures ! Si seulement il y avait des physiciens avec nous ! Nous saurions ainsi ce qu’il faut chercher. »
Je pesai rapidement la possibilité de découverte de principes scientifiques nouveaux, contre la certitude qu’après quinze heures il serait trop tard pour sauver les deux cents membres de l’expédition.
« Je regrette, Klobor. Mais dans quinze heures. Non, dans quatorze heures et cinquante minutes, vous partez !
— Mais c’est la possibilité des voyages interstellaires que vous repoussez ainsi, Haurk ! Je vous en supplie ! La plus grande découverte de tous les temps !
— Je sais. Mais je ne puis risquer la vie de deux cents hommes sur une simple probabilité. Sauvez ce que vous pourrez, essayez surtout de démonter les moteurs, et d’en prendre photos et plans. Pouvez-vous emporter un téléviseur dans cet appareil ?
— Oui, c’est possible.
— Alors faites-le, et je vais rassembler une équipe de spécialistes pour vous donner des conseils. Mais rappelez-vous : à l’heure dite, départ. Avez-vous trouvé d’autres documents sur les Martiens eux-mêmes ? Comment étaient-ils ?
— Pas très différents de nous, d’après les statues et les photos. Mais je retourne au travail, le délai est si court ! Vous m’accorderez bien une heure de plus ?
— Pas une minute ! »
L’écran se voila. J’activai un communicateur interne, appelai la salle de contrôle. Sni, mon ancien assistant, était de garde.
« Alors, quelle est la situation ?
— Les cosmos donnent à plein rendement normal, Haurk. Nous gagnons de la vitesse.
— Et Vénus ?
— Elle nous rattrape peu à peu. »
La masse de Vénus étant plus faible, sa course y gagnait en accélération, sinon en vitesse maximale.
J’appelai ensuite Rhénia, au poste géophysique. Elle ne me répondit pas tout de suite, absorbée dans ses appareils.
« Eh bien, Rhénia ? Dis-je.
— Tension dans la croûte profonde, vers 45 kilomètres sous le Pacifique. Probabilité de séisme grave si nous continuons, avec hypocentre sous les îles Kiln. Je recommande l’évacuation immédiate de Kilnor, et, sur la côte continentale, d’Aslor et Kelnis. »
Je fis un rapide calcul mental : Kilnor, trois millions d’habitants. Aslor, vingt-sept millions. Kelnis, treize. Soit quarante-trois millions de personnes à déplacer d’urgence et à reloger, tout au moins provisoirement. Le cas avait été prévu, et toutes les villes souterraines étaient plus spacieuses qu’il n’eût été strictement nécessaire.
« Soit, dis-je. Je transmets l’ordre au gouvernement trill.
— Et dans ton secteur ? demanda Rhénia.
— Mauvais. Nous faisons tout ce que nous pouvons, mais nous ne serons probablement pas encore assez éloignés. Il faut s’attendre à perdre les superstructures de nombre de villes, celles qui, situées à des basses latitudes, ne sont pas couvertes d’une masse suffisante de neige. Cela veut dire Huri-Holdé, hélas !
— Bah, la ville est vide !
— Il faudra la rebâtir, plus tard ! »
Fatigué, je m’étendis dans une chambre de désintoxication et en sortis une demi-heure plus tard, reposé. C’était — ce sera ! — une chose merveilleuse que ces chambres, et je regrette de n’avoir ni le temps ni surtout les connaissances en physiologie nécessaires pour en construire une ici.
Je reçus ensuite Hélin, le maître des Hommes.
L’évacuation des villes menacées se poursuivait normalement, mais, pendant celle de Kelnis, la police avait découvert tout un arsenal clandestin, probablement destiniste, comportant, outre les grossiers pistolets chimiques, quelques fulgurateurs, bricolés, mais efficaces.
« Je suis inquiet, Haurk. Des rumeurs circulent dans le peuple, que les destinistes avaient raison après tout, que la Terre sera volatilisée. Comment le secret a-t-il pu se répandre ? En dehors de Kelbic et de votre femme, insoupçonnables, de vous-même, et de nous, membres du Conseil, nul ne devrait savoir !
— L’accélération brusque des géocosmos n’a pu passer inaperçue. Hélin. Leurs équipes sont au courant. De plus, nous avons communiqué la nouvelle aux expéditions martiennes. Enfin, êtes-vous sûr de votre police ?
— Absolument ! J’ai fait psychotester tous ses membres ces jours derniers. Pas un n’a échoué au test de loyauté. »
Ce test était considéré comme infaillible, et l’expérience de presque un millénaire paraissait confirmer cette infaillibilité. Test cruel, d’ailleurs, dans lequel le sujet, hypnotisé, ou plutôt halluciné, devait exécuter son propre père, ou sa mère, ou son fils, convaincu de trahison ; Cette exécution n’était évidemment qu’un simulacre, perpétré sur un mannequin. Mais pour le sujet, elle était terriblement réelle. Les enregistreurs psychiques permettaient de juger avec exactitude de la réaction de l’individu. Mais pour des destinistes, fanatiques résolus à tout sacrifier, ce test était-il encore valable ?
« Ce qui m’inquiète surtout, reprit-il, c’est la construction de fulgurateurs, même imparfaits. C’est difficile sans la complicité de quelque tekn.
Je vois mal un tekn embrasser la philosophie destimste, et normalement toute ambition personnelle, toute volonté de dictature usant du destinisme comme moyen aurait dû être décelée avant le serment, comme dans le cas de Oujah. Mais nul tekn n’a jamais subi le test le loyauté, considéré dans son cas comme superfétatoire, peut-être à tort.
— Vous savez bien, Hélin, que notre entraînement mironicien nous met à l’abri de l’hypnose ! Faites pour le mieux. Pour ma part, je crois que le destinisme a eu les reins cassés dans la révolte.
— Je voudrais en être aussi sûr que vous, Haurk. Je crois en effet qu’ils ont perdu toute chance de prendre le pouvoir, mais non d’être nuisibles. S’ils peuvent vous éliminer, par exemple, ils ne s’en priveront pas. Dix hommes sûrs vous gardent, vous et votre femme, et d’autres veillent sur Kelbic ou sur les maîtres. Mais si vous vouliez admettre que le danger est sérieux, cela faciliterait leur tâche !
— Entendu. Je suis toujours armé, d’ailleurs. »
À deux heures du matin, Rhénia m’annonça le séisme. Ressenti par tous les sismographes du globe, il fut d’une violence extraordinaire. Les îles Kiln disparurent en une demi-heure, remplacées par des volcans sous-marins. L’évacuation était terminée, et il y eut très peu de victimes. Retransmis d’un cosmo survolant les lieux, le spectacle était grandiose. Sous le ciel noir clouté d’étoiles, un panache de feu montait, illuminant une grande tache sombre, l’océan localement dégelé, bordé du blanc brillant de la banquise. À quatre heures du matin, une formidable explosion expulsa vers le zénith des milliers-de tonnes de roches pulvérisées qui retombèrent en pluie sûr la glace. À Kelnis et Aslor, des rues souterraines s’effondrèrent, et à Borik Réva, à l’emplacement de votre Los Angeles, des fissures lézardèrent le revêtement étanche de la ville basse.
Peu avant midi, je fis appeler Mars. L’expédition se rembarquait sans avoir élucidé les secrets de l’astronef martien. Une partie seulement des moteurs, très complexes, avait pu être étudiée. Je le regrettai, mais, satisfait que l’ordre de repli ait été exécuté, je coupai le contact et allai me reposer.
Le lendemain matin, je me réveillai assez tard. Rhénia était déjà partie à son poste. À peine au bureau, j’activai les écrans. Tout paraissait normal partout. Il n’y avait pas eu d’autres secousses sismiques, la tension de la croûte terrestre avait diminué sous le Pacifique ; Vénus, sans océans profonds, n’avait subi que de faibles secousses. Kelbic vint me rejoindre, et après quelques minutes de conversation, je le lançai sur le problème de la fabrication des fulgurateurs à grande puissance. Inutiles dans un monde sans guerre, ils n’avaient jamais été étudiés, mais les documents découverts sur Mars démontraient que la galaxie possédait d’autres races, qui ne seraient peut-être pas pacifiques.
Vers midi, un de mes écrans s’illumina, et la face effarée de Tirik, l’ingénieur en chef des communications, apparut :
« Haurk, il y a quelqu’un qui appelle de Mars !
— Impossible, l’expédition est repartie depuis hier midi !
— Je le sais bien, mais les ondes proviennent du relais principal, près du site d’Erikorob, qu’ils étaient en train de fouiller.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas. Il refuse de donner son nom et ne transmet pas d’images. Il demande une conversation directe avec vous. »
Un soupçon se précisait dans ma pensée.
« Soit : Donnez-moi la communication. »
Sur l’écran, comme je m’y attendais, parut la face de Klobor. Il souriait.
« Inutile de vous mettre en colère, Haurk. Je suis au-delà de vos atteintes ! Vous ne pourrez pas m’envoyer sur Pluton !
— Klobor ! Vieux fou ! Comment avez-vous pu …, et comment le pilote n’a-t-il pas signalé votre absence ? Il n’est pas à l’abri, celui-là !
— Ce n’est pas sa faute. Je me suis glissé hors du cosmo juste avant leur départ, après avoir saboté leur transmetteur. Comme cela, ils ne peuvent solliciter l’autorisation de revenir me chercher !
— Oh ! Je la leur aurais refusée ! Enfin, pourquoi êtes-vous resté sur Mars ?
— Très simple. J’ai bricolé un système de relais qui permettra à vos physiciens de continuer à me guider pendant que j’achèverai le démontage des moteurs, sur l’astronef martien. Je travaillerai jusqu’au moment où le Soleil … Plus de huit jours, cela doit suffire, malgré mon inexpérience en mécanique. »
Je restai un moment muet, me demandant si je n’allais pas me lever et saluer ce tranquille héroïsme.
« Mais, Klobor, avez-vous pensé à … Quand la marée solaire atteindra Mars … Je sais, ce sera rapide, mais vous allez avoir quelques minutes terribles ! »
Il sourit, tira de sa poche une fiole rose.
« J’ai tout prévu. Ce flacon de birinn. »
Je me tus. Le birinn foudroyait ses victimes.
« Nous perdons notre temps, Haurk. Donnez-moi la communication avec vos physiciens. Cependant, quand ce sera presque le moment … ayez une bouteille de vin de Maran prête. Je veux trinquer à votre chance ! »
Nous attendîmes le cataclysme. Par mesure de précaution, tous les étages supérieurs des cités souterraines avaient été évacués, et les portes étanches entre les niveaux bloquées. Dehors, dans l’obscurité trouée de projecteurs, des robots aspiraient la neige et l’air solide, et les rejetaient sur les villes, pour leur constituer une carapace plus épaisse. Il était maintenant certain que nous échapperions au désastre, mais nous voulions sauver, si possible, nos superstructures.
Quelques heures avant le moment prévu, Kelbic vint me rejoindre, avec les derniers résultats. Il était soucieux, tout comme moi, mais en même temps rayonnait : ses calculs étaient vérifiés à la vingtième décimale près ! Toute tache solaire avait disparu, le Soleil était déjà parcouru de puissantes pulsations qui s’accéléraient et prenaient de plus en plus d’amplitude. Nous gagnâmes ensemble la salle de contrôle.
Nous étions soixante-dix-sept en tout. Des postes publics avaient été installés en grand nombre un peu partout dans les cités, mais seule notre assemblée avait le privilège de recevoir toutes les émissions des dix-huit relais disposés entre nous et le Soleil. Ces émissions, transmises par ondes de Hek et enregistrées à mesure, étaient projetées sur dix-huit écrans distincts. Le premier relais gravitait à environ trente millions de kilomètres du Soleil, le second était sur Mercure, dont l’observatoire automatique d’Héroukoï fonctionnait encore. Le troisième était placé sur l’ancienne orbite de Vénus, le quatrième sur celle de la Terre, et le cinquième sur le sol de Mars. Les autres s’échelonnaient entre cette dernière planète et notre position actuelle.
J’étais assis entre Hani et Kelbic, le clavier de commande des géocosmos devant moi. Ils fonctionnaient à plein rendement normal, et chaque seconde nous éloignait maintenant de plus de 2 000 kilomètres. Si nos calculs étaient justes, il n’y avait plus aucun risque d’être rattrapés par la marée solaire. Les radiations suffisaient à nous donner du souci.
Sur les écrans apparaissait, plus ou moins large, la face de notre père le Soleil. Face furieuse, où se tordaient les protubérances, et où les facules brillaient d’un éclat insoutenable, malgré les filtres. Un dispositif de réglage nous permettait de changer le grossissement, ou de voir la surface solaire uniquement par les raies caractéristiques de tel ou tel élément. Trois mille appareils enregistreurs, à l’observatoire central, conservaient ces documents pour étude ultérieure, si nous ne nous étions pas trompés et si la Terre survivait au cataclysme.
Hani prit la parole.
« Si tout se passe bien comme l’ont prédit Haurk et Kelbic, le cataclysme commencera par une immense protubérance équatoriale : Elle sera précédée de peu par la réapparition des taches. »
Nous restâmes longtemps sans mot dire. En face de nous, sur les écrans, flamboyait le Soleil multiplié.
Le maître des machines se pencha vers moi.
« Haurk, je viens de recevoir une communication du laboratoire de physique éthérique. Les plans de l’astronef martien, transmis par Klobor, ont été analysés. Nos physiciens se font forts de reconstituer le moteur martien avant quelques années. D’autant que le dernier cosmo parti de Mars a apporté une partie des pièces … »
Klobor, pensai-je. Ma promesse ! J’appelai le centre de communications.
« Mettez-moi immédiatement en rapport avec le relais d’Erikobor, sur Mars. »
Quelques minutes plus tard, un petit écran s’illumina à ma droite. Klobor nous tournait le dos, absorbé par son propre écran de vision sur lequel étincelait le disque solaire. À côté de lui, sur sa table, un verre et une bouteille pleine d’un fluide rose, le birinn. Je conférai rapidement avec Hani et Hélin.
« Retransmettez la scène sur tous les écrans des deux mondes. Que Klobor ait au moins son heure de gloire. Il le mérite ! »
Je me penchai vers un micro, appelait :
« Klobor ! Klobor ! Ici le conseil ! »
Là-bas, sur Mars, le vieil homme sursauta, s’arracha à sa contemplation fascinée, se tourna, manipula un bouton. À sa gauche apparut l’image de la salle de contrôle. Il sourit.
« Merci, Haurk, de ne pas m’avoir oublié. Cela m’aurait ennuyé de mourir tout seul. Mais je ne vois pas de bouteille. Vous ne voulez donc pas trinquer avec moi ? »
Hélin lança un ordre. Les bouteilles de vin de Maran apparurent. Il se pencha, dit :
« Klobor, au nom de tous les hommes, merci. Votre sacrifice n’aura pas été vain. Grâce à vous, nous pourrons un jour voyager vers les étoiles sans entraîner chaque fois la Terre avec nous. Votre nom vivra tant qu’il y aura des hommes ! »
Le vieil archéologue sourit.
« J’aurais préféré que mon nom vive par mes travaux, et non par la chance d’une découverte fortuite. Enfin, il faut accepter la renommée comme elle vient. Ne vous occupez plus de moi, vous avez plus important à faire. Je vous appellerai, quand le moment sera venu … »
Je reportai mes regards vers les écrans astronomiques. Le relais de Mercure montrait, outre le Soleil dans le ciel, une petite partie du mont des Ombres et le chalet de repos situé dans un de ses replis. Je retransmis l’image à Rhénia, isolée dans sa cabine de géophysique.
Un cri : « les taches ! » me fit me retourner. On voyait nettement, sur le bord du Soleil, vers l’équateur, une vaste zone plus sombre, aux bords déchiquetés et tourbillonnants : Hani dit, d’une voix trop calme pour que ce calme fût naturel. « Tout se passe comme prévu. L’explosion, est proche maintenant. »
Une heure coula pourtant sans que rien de nouveau ne se produisît. Lentement, le Soleil tournait. Puis son disque, puisant lentement encore, se déforma. Latéralement, une immense protubérance apparut, qui devait s’élever à des millions de kilomètres.
Hani colla son œil à l’oculaire d’un analyseur spectroscopique.
« La réaction de Haurk-Kelbic a commencé. D’ici quelques instants … » Il n’eut pas le temps d’achever. Malgré l’ajustement presque instantané des filtres, nous avions été tous aveuglés par un éclat insoutenable jailli du centre même du Soleil. Quand nous pûmes rouvrir les yeux, d’un peu partout surgissaient des protubérances fantastiques, d’un violet cru. Pendant une minute ou deux nous vîmes le Soleil enfler, perdre son aspect circulaire, se déchiqueter. Puis ce fut l’explosion elle-même. Comme une titanesque marée, la surface bouillonnante, emplit l’écran du relais n° 1, qui cessa de transmettre, volatilisé.
« Nous n’avons plus qu’à attendre », dit Hani. Le formidable flux lumineux se précipitait vers nous. Mais le télescope placé en haut de la tour de l’observatoire nous montrait encore le Soleil comme une étoile brillante. Le relais n° 2 cessa de fonctionner avant que les gaz ne l’eussent atteint, fondu par la radiation, et la dernière vision que les hommes eurent de Mercure fut le mont des Ombres se découpant sur un ciel tout entier en feu. Vu du relais martien, le soleil apparaissait déjà plus gros qu’autrefois vu d’Héroukoï.
Peu de temps après, Klobor nous appela.
« Je viens de rentrer, après une dernière promenade sur Mars. C’est déjà intenable, là-haut. Les lichens brûlent. Je ne pense pas avoir longtemps à vivre, maintenant », ajouta-t-il plus bas.
Il disparut un moment de l’écran, revint.
« Déjà 32 degrés ici ! Quand le thermomètre marquera 50 … »
Il posa l’instrument bien en vue sur sa table. L’aiguille se déplaçait visiblement. 40 … 45 …
Je sentis qu’on me glissait un verre dans la main. Là-bas, dans le souterrain du relais martien, Klobor leva le sien :
« Amis, le toast de Kalr le fondateur. Nul ne me semble plus approprié. Aux ères passées, auxquelles je consacrai ma vie ! »
Debout, nous répondîmes tous ensemble :
« À l’heure présente !
— Aux jours éternellement à venir ! »
Nous bûmes. Klobor porta le verre à ses lèvres, avala une gorgée, et s’écroula sur la table, un bras pendant à terre.
Nous restâmes silencieux, debout. De plus en plus vite, le thermomètre montait. Quand il eut dépassé 90 degrés, le relais cessa de fonctionner.