Les monstres

La lumière me tira du sommeil au milieu de la nuit. Une main en visière, je me soulevai sur le coude. Enveloppée d’un drap, les cheveux dans le visage, Harey s’était blottie au pied du lit. Ses épaules tremblaient. Elle pleurait silencieusement.

— Harey ! — Elle se replia davantage sur elle-même. — Harey, qu’est-ce que tu as ?

Je m’assis, mal réveillé, accablé encore par le cauchemar qui me tourmentait un instant plus tôt. Elle continuait à trembler. J’avançai les bras. Elle me repoussa et se cacha le visage.

— Harey, mon amour …

— Tais-toi !

— Harey ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle montra son visage humide et tout frémissant. De grosses larmes, des larmes d’enfant, s’écoulaient le long des joues, étincelaient dans la fossette au-dessus du menton, s’égouttaient sur le drap.

— Tu ne veux pas de moi.

— Qu’est-ce que tu inventes !

— J’ai entendu.

Je sentis les muscles de ma mâchoire qui se contractaient :

— Qu’as-tu entendu ? Tu n’as pas compris …

— J’ai compris, j’ai très bien compris. Tu disais que ce n’est pas moi. Tu voudrais que je parte. Je partirais, mon Dieu ! je partirais, mais je ne peux pas. Je ne sais pas pourquoi. J’ai essayé de partir. Je ne peux pas. Je suis tellement, tellement lâche !

— Voyons, mon petit !

Je la saisis, je la serrai contre moi de toutes mes forces. Elle seule m’importait ; le reste s’écroulait. Je baisais ses mains, ses doigts mouillés de larmes ; je lui parlais, je la conjurais de m’écouter, je demandais son indulgence, je répétais des serments, je lui disais qu’elle avait fait un rêve stupide, un rêve horrible. Elle se calma peu à peu. Elle cessa de pleurer. Ses yeux étaient immenses, des yeux de somnambule. Elle détourna la tête.

— Non, dit-elle, tais-toi, ne parle pas comme ça, il ne faut pas ! Tu n’es plus le même pour moi …

Je lâchai un gémissement :

— Quoi !

— Non, tu ne veux pas de moi. Je l’ai compris depuis longtemps. Je faisais semblant de ne rien remarquer. Je pensais que, peut-être, je me fabriquais des idées. Mais non … tu n’es plus le même. Tu ne me prends pas au sérieux. Un rêve ? Oui, c’est vrai, mais c’est toi qui rêvais, et tu rêvais de moi. Tu as prononcé mon nom, avec répulsion. Pourquoi ? Pourquoi …

Je m’agenouillai, j’étreignis ses jambes :

— Mon petit …

— Je ne veux pas que tu me parles comme ça ! Je ne veux pas, tu entends ? Je ne suis pas ton petit, je ne suis pas un enfant. Je suis …

Elle éclata en sanglots et se laissa tomber, le visage dans l’oreiller. Je me levai. Les ventilateurs bourdonnaient doucement. J’avais froid. Je jetai le peignoir de bain sur mes épaules et je m’assis à côté de Harey ; je touchai son bras :

— Écoute, Harey ! Je vais te dire quelque chose. Je vais te dire la vérité.

Elle se redressa, s’aidant de ses deux mains. Je voyais les veines qui palpitaient sous la peau fine de son cou. De nouveau, je sentis les muscles de ma mâchoire qui se contractaient. J’avais de plus en plus froid. Ma tête était complètement vide.

— La vérité ? demanda Harey. Parole d’honneur ?

La gorge nouée, je ne répondis pas tout de suite. Parole d’honneur — notre formule sacrée, notre vieille formule de serment ! Le serment ainsi scellé, aucun de nous deux n’osait plus, non seulement mentir, mais rien taire. Je me rappelais le temps où nous nous tourmentions mutuellement, par souci excessif de sincérité, convaincus que cette quête naïve de la vérité préservait notre union.

Je répondis gravement :

— Parole d’honneur. Harey … — Elle attendait. — Toi aussi, Harey, tu as changé. Nous changeons tous. Mais ce n’est pas ce que je voulais te dire. Pour une raison qu’aucun de nous deux ne connaît exactement, il semble que … tu ne peux pas me quitter. Ça m’arrange bien, parce que, moi non plus, je ne peux pas te quitter …

— Kris !

Je la soulevai, toujours enveloppée de son drap. Un coin du drap, trempé de larmes, me frôla la nuque. Je marchais de long en large et je berçais Harey. Elle me caressa les joues.

— Non, tu n’as pas changé. C’est moi, chuchota-t-elle à mon oreille. Quelque chose ne va pas. C’est peut-être depuis l’accident ?

Elle regardait le rectangle noir et vide de la porte. La veille au soir, j’avais transporté les débris à l’entrepôt. Il faudrait accrocher une nouvelle porte. J’installai Harey sur le lit.

Penché au-dessus d’elle, je demandai :

— Est-ce qu’il t’arrive de dormir ?

— Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais pas ?

— Je fais des rêves … je ne sais pas si ce sont vraiment des rêves. Je suis peut-être malade. Je reste étendue, là, et je réfléchis, et …

Elle frissonna.

Je demandai tout bas :

— Quoi ?

— J’ai des pensées bizarres. Je ne sais pas d’où elles me viennent.

Je demandai encore :

— Par exemple ?

Et je me dis : « Quoi qu’elle raconte, reste calme ! » Je me préparai à sa réponse comme on se prépare à recevoir un coup.

Désemparée, elle secoua la tête :

— Ce sont des pensées … autour de moi …

— Je ne comprends pas.

— J’ai l’impression qu’elles ne sont pas seulement en moi, mais plus loin. Je ne peux pas t’expliquer, je ne trouve pas de mots …

Je coupai, presque malgré moi :

— Ce sont sûrement des rêves … — Puis je repris mon souffle et continuai. Maintenant, nous allons éteindre la lumière et, jusqu’au matin, finis les chagrins ! Demain matin, si tu veux, nous en inventerons de nouveaux — bien ?

Elle pressa le commutateur ; l’obscurité nous sépara. Je m’étendis sur le lit ; un souffle chaud se rapprochait de moi.

Je la serrai dans mes bras ; elle murmura :

— Plus fort ! — Et, après un long moment : Kris !

— Quoi ?

— Je t’aime.

Je faillis hurler.


Le matin était rouge. Le disque boursouflé du soleil montait à l’horizon.

Une lettre m’attendait, posée sur le seuil. Je déchirai l’enveloppe. J’entendais Harey, qui fredonnait dans la salle de bains. De temps en temps, elle passait la tête à l’intérieur de la chambre et me montrait son visage recouvert de cheveux mouillés.

Je me dirigeai vers la fenêtre et je lus :

« Kelvin, ça démarre. Sartorius s’est décidé pour un traitement énergique. Il croit qu’il réussira à déstabiliser les structures de neutrinos. Il voudrait examiner une certaine quantité de plasma F soumis à transport périphérique. Il propose que tu partes en reconnaissance et que tu emportes avec toi une certaine quantité de plasma dans la capsule. À toi de juger, mais tiens-moi au courant de ta décision. Je n’ai pas d’opinion. Il me semble que je n’ai plus rien. Si je préfère que tu acceptes, c’est que nous aurons du moins l’impression de faire un pas en avant. Sinon, il ne reste plus qu’à envier G.

Ton vieux Rat.


P.-S. N’entre pas dans la cabine radio — c’est tout ce que je te demande. Tu peux téléphoner. »

Mon cœur se serra à la lecture de cette lettre. Je la parcourus attentivement encore une fois, puis je la déchirai et je jetai les morceaux de papier dans l’évier.

Je choisis une combinaison pour Harey. Je renouvelais les gestes de la comédie abominable que j’avais imaginée l’autre jour. Mais Harey ne savait rien. Quand je lui dis que je devais partir en reconnaissance, et que je lui proposai de m’accompagner, elle se réjouit beaucoup de ce voyage.

Nous nous arrêtâmes à la cuisine ; ensemble, nous préparâmes le petit déjeuner. Harey mangea très peu. Le repas terminé, je me dirigeai vers la bibliothèque et Harey me suivit.

Avant d’accomplir la mission souhaitée par Sartorius, je voulais jeter un coup d’œil à la littérature traitant des champs magnétiques et des structures de neutrinos. Sans savoir encore comment j’allais procéder, j’avais décidé d’exercer un contrôle sur le travail de l’éminent physicien. Évidemment, me dis-je, quand l’annihilateur sera au point, je n’empêcherai pas Snaut et Sartorius de « se délivrer » ; je pourrais emmener Harey, et nous attendrions la fin de l’opération quelque part à l’extérieur de la Station — dans la cabine d’un véhicule volant. Je peinais sur le grand ordinateur ; tantôt il répondait à mes opérations en éjectant une fiche où se lisait l’inscription laconique « Manque au catalogue » ; tantôt il suggérait de me noyer sous une telle cataracte d’ouvrages de physique hautement spécialisés que j’hésitais à tirer profit de ses conseils. Je n’avais pourtant pas envie de quitter la vaste salle circulaire ; je me sentais bien dans mon œuf, entre ces rangées de tiroirs bourrés de microfilms et d’enregistrements électriques. Située au centre même de la Station, la bibliothèque n’avait pas de fenêtres ; c’était l’endroit le mieux isolé à l’intérieur de la carcasse d’acier. Voilà, sans doute, pourquoi j’éprouvais une sensation tellement agréable, malgré l’échec manifeste de mes recherches. Errant à travers la salle immense, je me plantai devant un rayonnage qui s’élevait jusqu’au plafond et dont les tablettes supportaient environ six cents volumes, tous les classiques concernant l’histoire de Solaris, à commencer par les neuf tomes de la monographie monumentale et déjà relativement surannée de Giese. Il ne s’agissait certes pas d’un étalage ostentatoire, fort improbable ici, mais d’un hommage respectueux à la mémoire des pionniers. Je sortis les lourds volumes de Giese et, m’étant assis sur le bras d’un fauteuil, je commençai à les feuilleter. Harey, elle aussi, avait trouvé de la lecture ; par-dessus son épaule, je déchiffrai quelques lignes. Elle avait choisi l’un des nombreux livres emportés par la première expédition, Le cuisinier interplanétaire, volume qui avait peut-être appartenu personnellement à Giese. Harey étudiait avec attention les recettes culinaires adaptées aux conditions sévères de la cosmonautique ; je ne dis rien et je revins à l’ouvrage estimable que je tenais sur mes genoux. Solaris — Dix ans d’exploration avait paru dans la collection Solariana, tomes 4 à 13, alors que la numérotation des derniers ouvrages publiés dans la même collection comportait quatre chiffres.

Giese manquait de lyrisme ; mais, dans l’étude de Solaris, un point de vue lyrique ne peut que gêner l’explorateur. L’imagination et les hypothèses prématurées sont particulièrement néfastes quand il s’agit d’une planète où, finalement, tout se révèle possible. Il est fort probable que les descriptions invraisemblables des métamorphoses « plasmatiques » de l’océan traduisent fidèlement les phénomènes observés, bien que ces descriptions soient incontrôlables, car l’océan se répète rarement. Le caractère étrange, le gigantisme de ces phénomènes remplit d’épouvante celui qui les contemple pour la première fois et qui considérerait des phénomènes analogues comme un simple « caprice de la nature » — une manifestation accidentelle de forces aveugles — s’il les observait à une échelle réduite, dans quelque bourbier. En bref, le génie et l’esprit médiocre demeurent également perplexes devant la diversité inépuisable des formations solaristes — aucun homme ne s’est réellement familiarisé avec les phénomènes de l’océan vivant. Giese n’était pas un esprit médiocre, pas un génie non plus. C’était un classificateur pédant, de ceux qu’un acharnement inlassable au travail absorbe complètement et préserve des tumultes de la vie. Il employait un langage descriptif relativement banal, qu’il complétait de termes de son invention, insuffisants, voire malencontreux. Mais, reconnaissons-le honnêtement, aucune terminologie ne saurait exprimer ce qui se passe sur Solaris. Les « arbres-montagnes », les « longus », les « fongosités », les « mimoïdes », « symétriades » et « asymétriades », les « vertébridés » et les « agilus » ont une physionomie linguistique terriblement artificielle ; ces termes bâtards donnent cependant une idée de Solaris à quiconque n’aurait jamais vu de la planète que des photographies floues et des films très imparfaits. En réalité, malgré sa circonspection, notre classificateur scrupuleux a plus d’une fois péché par imprudence. L’homme ne cesse d’émettre des hypothèses, quand même il s’en défie et se croit à l’abri de la tentation. Giese estimait que les « longus » constituaient une catégorie de formes fondamentales ; il les comparait à des accumulations de vagues gigantesques et mettait en parallèle la formation des « longus » avec les mouvements de flux de nos océans terrestres. Il suffit d’ailleurs de se reporter à la première édition de son ouvrage, pour constater qu’il les avait d’abord appelés « flux », inspiré par un géocentrisme qu’on pourrait juger amusant, si on ne s’avisait pas que ce géocentrisme trahit explicitement l’embarras du savant. Du moment qu’on cherche à établir des comparaisons avec la Terre, il faut préciser que les « longus » sont des formations dont les dimensions dépassent celles du grand cañon du Colorado, qu’ils se produisent dans une matière qui en surface a une apparence de colloïde écumeux (au cours de ce « travail » fantastique l’écume se fige en festons de dentelle empesée à mailles énormes ; certains savants parlent de « chancres ossifiés »), alors qu’en profondeur la substance devient de plus en plus ferme, comme un muscle bandé, un muscle qui à une quinzaine de mètres de la surface est dur comme de la roche et conserve cependant sa souplesse. Le « longus » proprement dit, création apparemment indépendante, s’étire sur des kilomètres — entre des parois membraneuses distendues auxquelles s’accrochent les « excroissances ossifiées » — python colossal, qui aurait dévoré des montagnes et qui digère silencieusement, imprimant de temps en temps à son corps rampant un lent mouvement vibrant. Le « longus » présente cette apparence de reptile passif seulement quand on le survole très haut. Quand on s’en rapproche, et que les deux « parois du ravin » dominent de quelques centaines de mètres l’appareil volant, on s’aperçoit que ce cylindre gonflé, étiré jusqu’à l’horizon, est animé d’un mouvement vertigineux. On remarque d’abord le mouvement de rotation continu d’une sorte de cambouis gris-vert, qui réverbère violemment les rayons du soleil ; mais, si l’appareil descend encore jusqu’à toucher presque le « dos du python » (les arêtes du « ravin » abritant le « longus » sont alors semblables aux crêtes qui bordent un affaissement géologique), on constate qu’il s’agit d’un mouvement beaucoup plus compliqué, fait de remous concentriques, où se croisent des courants plus sombres ; à certains moments, ce « manteau » devient une croûte luisante, reflétant le ciel et les nuages, et aussitôt criblée par les éruptions détonantes des gaz et fluides internes. Peu à peu, on comprend que là réside le centre des forces qui écartent et soulèvent vers le ciel les deux versants gélatineux en train de se cristalliser lentement ; mais la science n’accepte pas sans autres preuves de telles évidences. Des discussions virulentes se sont poursuivies au fil des ans sur un thème prioritaire : que se passe-t-il exactement à l’intérieur des « longus », qui sillonnent par millions les immensités de l’océan vivant ? On attribuait à ces « longus » des fonctions organiques ; ils assumaient, selon les uns, des processus de transformation de la matière ; des processus respiratoires, suggéraient quelques voix ; ou bien encore, ils avaient pour fonction le transport des matières alimentaires. La poussière des bibliothèques a enseveli le répertoire infini des suppositions. Des expériences fastidieuses, parfois dangereuses, éliminèrent toutes ces hypothèses. Aujourd’hui, on ne parle que des « longus », formations relativement simples et stables, dont la durée d’existence se mesure en semaines — particularité exceptionnelle parmi les phénomènes observés sur la planète.

Les « mimoïdes » sont des formations notablement plus complexes, plus fantasques, et qui provoquent chez l’observateur une réaction plus véhémente — réaction instinctive, il va de soi. On peut dire, sans exagérer, que Giese était tombé amoureux des « mimoïdes », auxquels il ne tarda pas à consacrer la totalité de son temps ; jusqu’à la fin de sa vie, il les étudia, les décrivit et s’ingénia à définir leur nature. Par le nom qu’il donna à ces phénomènes, il voulut exprimer leur caractéristique la plus troublante — l’imitation des objets, proches ou distants, extérieurs à l’océan.

Un beau jour, on distingue, enfoui sous la surface de l’océan, un large disque aplati, effrangé, et comme enduit de goudron. Au bout de quelques heures, le disque commence à se décomposer en feuilles, qui s’élèvent progressivement. L’observateur croit alors assister à une lutte furieuse. De toutes les directions accourent en rangs serrés des vagues puissantes, telles des lèvres convulsées, des mâchoires charnues, qui s’ouvrent avides au-dessus de ce feuilleté déchiqueté et vacillant, puis s’enfoncent dans les profondeurs. Chaque fois qu’un cratère de vagues s’écroule et s’engloutit, la chute de cette masse de centaine de milliers de tonnes s’accompagne, pendant une seconde, d’un grondement visqueux, d’un coup de tonnerre monstrueux. Le feuilleté bitumeux est repoussé vers le bas, bousculé, démembré ; à chaque nouvel assaut, des pellicules circulaires s’éparpillent et planent, ailes ondoyantes et alanguies, sous la surface de l’océan ; elles se transforment en grappes piriformes, en longs colliers, se fondent entre elles et remontent, entraînant dans leurs replis des fragments grumeleux de la base du disque primitif, cependant qu’alentour les vagues continuent à crouler aux flancs d’un cratère qui va s’élargissant. Le phénomène peut durer un jour ; il peut durer un mois ; et, parfois, il demeure sans suites. Giese le consciencieux avait appelé cette première variante « mimoïde avorté », car il était convaincu que chacun de ces cataclysmes visait une fin ultime, le « mimoïde majeur », colonie de polypiers (dont l’ensemble dépassait la superficie d’une ville), pâles excroissances affectées à l’imitation des formes extérieures à l’océan. Uyvens, en revanche, tenait cette dernière phase pour une dégénérescence, une nécrose ; selon lui, l’apparition des « copies » correspondait à une déperdition localisée des forces propres à l’océan, qui ne maîtrisait plus les formes originales qu’il avait créées.

Giese, pourtant, s’entêta à voir dans les différentes phases du processus une démarche continue vers la perfection ; il affichait une assurance d’autant plus surprenante, qu’il était d’habitude exagérément mesuré et prudent quand il proposait — avec la hardiesse d’une fourmi avançant sur une cascade gelée — la moindre hypothèse concernant les autres créations de l’océan.

Vu d’en haut, le mimoïde ressemble à une ville ; ce n’est qu’une illusion, provoquée par notre besoin d’établir des analogies avec ce que nous connaissons. Quand le ciel est clair, une masse d’air surchauffé recouvre d’une enveloppe vibrante les structures flexibles des polypiers entassés les uns sur les autres et surmontés de palissades membraneuses. Le premier nuage qui traverse l’azur (j’ai dit « l’azur », mais ici le ciel est pourpre, ou d’un blanc sinistre pendant le jour « bleu »), le premier nuage qui passe réveille le mimoïde. Toutes les excroissances développent subitement de nouveaux bourgeons ; puis la totalité des polypiers projette vers le haut un ample tégument, qui se dilate, se gonfle, se tuméfie, se décolore et, au bout de quelques minutes, imite à s’y méprendre les volutes d’un nuage. L’énorme « objet » projette une ombre rougeâtre sur le mimoïde, dont les sommets s’inclinent les uns vers les autres, ce mouvement s’effectuant toujours dans le sens opposé à celui du mouvement du nuage réel. Si son sacrifice lui avait permis d’apprendre pourquoi il en allait ainsi, je suppose que Giese se serait volontiers fait couper une main. Mais ces productions « isolées » du mimoïde ne sont rien en comparaison de l’activité impétueuse qu’il manifeste quand il est « stimulé » par des objets d’origine humaine.

Le processus de reproduction embrasse tous les objets qui se trouvent dans un rayon de huit à neuf milles. Le plus souvent la reproduction est un agrandissement de l’original, dont les formes sont parfois copiées très approximativement. La reproduction des machines, surtout, donne lieu à des simplifications qu’on pourrait juger grotesques, voire caricaturales. La copie de l’objet est toujours modelée dans ce tégument incolore, qui plane au-dessus des protubérances, relié à sa base seulement par des cordons ombilicaux ténus, et qui glisse et rampe, qui se replie, s’étire ou se gonfle, et prend enfin les formes les plus compliquées. Un appareil volant, un grillage ou un mât sont reproduits à une même vitesse. L’homme, cependant, ne stimule pas le mimoïde ; plus précisément, le mimoïde ne réagit à aucune matière vivante et n’a jamais copié, par exemple, les plantes que les chercheurs avaient apportées avec eux à des fins d’expérience. En revanche, le mimoïde reproduit immédiatement un mannequin, une poupée de forme humaine, une statuette représentant un chien ou un arbre sculpté dans un matériau quelconque.

Ici, nous devons signaler, par parenthèse, que l’« obéissance » du mimoïde à l’égard des expérimentateurs solaristes n’est pas un témoignage de « bonne volonté » — elle n’est pas constante. Le mimoïde le plus évolué a ses jours de paresse, où il « vit » au ralenti, où sa pulsation faiblit. Cette « pulsation » n’est d’ailleurs pas discernable à l’œil nu et n’a été découverte qu’à l’aide de prises de vues cinématographiques, chaque mouvement de flux et de reflux du « pouls » s’étendant sur deux heures.

Pendant ces « jours de paresse », on peut aisément explorer le mimoïde, en particulier s’il est ancien, car le socle ancré dans l’océan aussi bien que les protubérances de ce socle ont une fermeté relative, qui permet à l’homme de se poser sans danger sur le mimoïde.

On peut, en fait, séjourner également à l’intérieur du mimoïde pendant ses « jours d’activité », mais alors la visibilité est à peu près nulle, du fait d’une poussière colloïdale blanchâtre, qui se répand continuellement par les déchirures du tégument suspendu au-dessus des protubérances. De près, il est du reste impossible de distinguer les formes que reproduit ce tégument, en raison de leur taille gigantesque — les dimensions de la moindre « copie » sont celles d’une montagne. En outre, une épaisse couche de neige colloïdale recouvre rapidement la base du mimoïde ; ce tapis fangeux ne durcit qu’après quelques heures (la croûte « gelée » supporte le poids d’un homme, bien qu’elle soit d’une matière beaucoup plus légère que la pierre ponce). En définitive, sans équipement approprié, on risque de se perdre dans le labyrinthe des structures noueuses et crevassées, qui font penser tantôt à des colonnades recroquevillées, tantôt à des geysers figés. On risque de s’égarer même en plein jour, car les rayons du soleil ne percent pas le plafond blanc que projettent dans l’atmosphère les « explosions imitatives ».

Les jours fastes (jours fastes pour le savant aussi bien que pour le mimoïde), l’observateur contemple un spectacle inoubliable. En ces jours d’hyperproduction, le mimoïde se livre à d’extraordinaires « essors de création ». Il s’abandonne à des variantes sur le thème des objets extérieurs, qu’il se plaît à compliquer et à partir desquels il développe des « prolongements formels » ; il s’amuse ainsi pendant des heures, pour la joie du peintre non figuratif et le désespoir du savant, qui s’efforce en vain de comprendre quoi que ce soit aux processus en cours. Si, parfois, le mimoïde a des simplifications « puériles », il a aussi ses « écarts baroques », ses crises d’extravagance magnifiques. Les vieux mimoïdes, notamment, fabriquent des formes très comiques. En regardant les photographies, je n’ai pourtant jamais été porté à rire, tant j’étais bouleversé, chaque fois, par leur mystère.

Durant les premières années d’exploration, on se jeta littéralement sur les mimoïdes — fenêtres ouvertes dans l’océan, disait-on, et qui faciliteraient le contact ardemment espéré de deux civilisations. Assez rapidement, on dut avouer que le fameux contact ne s’annonçait d’aucune façon, que tout se limitait à une reproduction des formes, et qu’on piétinait sur une voie ne conduisant nulle part.

De nombreux savants, cédant à la tentation d’un anthropomorphisme ou d’un zoomorphisme latent, voyaient dans diverses autres formations de l’océan vivant des « organes sensoriels » ou même des « membres » — c’est ainsi que des érudits (dont Maartens et Ekkonai) définirent pendant un certain temps les « vertébridés » et les « agilus » de Giese. Si l’on se hasarde à déclarer que ces protubérances de l’océan, qui s’élancent jusqu’à une hauteur de deux milles dans l’atmosphère, sont des « membres », on peut aussi bien prétendre que les tremblements de terre sont la « gymnastique » de l’écorce terrestre !

Trois cents chapitres constituent le répertoire des formations qui se produisent régulièrement à la surface de l’océan vivant, et qu’on peut observer par dizaines, voire par centaines, en vingt-quatre heures. Les symétriades — selon la terminologie et la définition de l’école de Giese — sont les formations les moins « humaines », c’est-à-dire qu’elles n’ont aucune ressemblance avec rien que l’homme puisse voir sur la Terre. À l’époque où on entreprit d’étudier les symétriades, on savait déjà que l’océan n’était pas agressif et que ses tourbillons plasmatiques n’engloutiraient personne, si ce n’est un individu remarquablement imprudent et irréfléchi (je ne parle pas, évidemment, des accidents consécutifs à une défaillance du système d’oxygénation, par exemple, ou des climatisateurs). On peut, en effet, sans le moindre danger, traverser de part en part avec un véhicule volant le corps cylindrique des longus ou la fantastique colonne de vertébridés qui oscillent parmi les nuages, car le plasma s’écarte à la vitesse du son dans l’atmosphère solariste, et dégage un passage pour le corps étranger ; des tunnels profonds s’ouvrent même sous la surface de l’océan (l’énergie instantanément déployée à cet effet est prodigieuse — Skriabine l’a estimée approximativement à 1019 ergs). On commença cependant l’exploration des symétriades avec une prudence accrue, en se gardant de toute incursion téméraire et en multipliant les précautions — précautions souvent illusoires. Tous les enfants de la Terre connaissent le nom des premiers hommes qui se sont aventurés dans les abîmes d’une symétriade.

Le danger de ces formations géantes ne réside pas dans leur aspect, encore que celui-ci puisse inspirer des cauchemars. Le danger tient plutôt au fait qu’à l’intérieur d’une symétriade on ne trouve rien qui soit stable ou assuré d’aucune façon — même les lois physiques sont abolies. Les explorateurs des symétriades — il convient de le noter — ont soutenu avec plus d’ardeur que les autres savants la thèse selon laquelle l’océan vivant était doué d’intelligence.

Les symétriades surgissent subitement. La naissance d’une symétriade s’apparente à une éruption. Une heure avant l’« éruption », vitrifié sur une étendue de quelques dizaines de kilomètres carrés, l’océan commence à briller. Il conserve néanmoins sa fluidité, et le rythme des vagues ne change pas. Parfois, mais pas nécessairement, ce phénomène de vitrification se produit aux alentours de l’entonnoir laissé par un agilus. Au bout d’une heure, l’enveloppe luisante de l’océan s’envole et forme une bulle monstrueuse, qui réfléchit le firmament, le soleil, les nuages et l’horizon tout entier, gerbe d’images changeantes et diaprées. Les rayons lumineux, brisés et déviés, créent un jeu de couleurs fulgurant.

Les effets de lumière sur une symétriade sont particulièrement saisissants pendant le jour bleu et au coucher du soleil rouge. On a alors l’impression que la planète donne naissance à un double, qui d’instant en instant augmente de volume. Et, soudain, l’immense globe flamboyant, à peine s’est-il déployé au-dessus de l’océan, éclate à son sommet et se fend verticalement ; il ne s’agit pourtant pas d’une désagrégation. Cette deuxième phase, assez malencontreusement appelée « phase du calice floral », dure quelques secondes. Les arceaux membraneux dirigés vers le ciel se replient à l’intérieur et se fondent en un torse trapu, au sein duquel se poursuit une multitude de phénomènes. Au centre de ce torse — exploré pour la première fois par les soixante-dix membres de l’expédition Hamalei —, un processus gigantesque de polycristallisation dresse un axe, appelé communément « colonne vertébrale », terme dont je ne suis pas partisan. L’architectonique vertigineuse de ce pilier central est soutenue in statu nascendi par des fûts verticaux, d’une consistance gélatineuse presque liquide, qui jaillissent continuellement de crevasses démesurées. Pendant ce processus, le colosse — entouré d’une ceinture d’écume neigeuse, dont les gros bouillons s’agitent violemment — émet un rugissement sourd et continu. Du centre vers la périphérie se déroulent ensuite les révolutions compliquées de lourds ailerons, sur lesquels s’épaississent des traînées de matières ductiles montées des profondeurs. Simultanément, les geysers gélatineux se muent en colonnes mobiles projetant des tentacules ; ces faisceaux d’antennes, orientés vers des points de la structure rigoureusement déterminés par la dynamique d’ensemble, rappellent les branchies d’un embryon et tournoient à une vitesse fabuleuse, inondés de filets de sang rose et d’une sécrétion vert sombre, presque noire. À partir de ce moment, la symétriade commence à révéler sa particularité la plus extraordinaire — la faculté de « modeler » ou même de nier certaines lois physiques. Disons tout d’abord qu’il n’existe pas deux symétriades identiques et que la géométrie de chacune d’elles est toujours une « invention » nouvelle de l’océan vivant. L’intérieur de la symétriade devient une usine fabriquant des « machines monumentales », ainsi qu’on désigne fréquemment ces créations, bien qu’elles ne rappellent nullement les machines construites par l’homme ; il s’agit ici d’une activité aux fins limitées et par conséquent en quelque sorte « mécanique ».

Quand les geysers jaillissant de l’abîme se sont figés en colonnes ou en galeries et couloirs s’égaillant dans toutes les directions, quand les « membranes » se sont fixées en un dispositif inextricable de paliers, de panneaux et de voûtes, la symétriade justifie son nom, car l’ensemble de la structure se divise en deux parties égales, composées chacune de façon absolument semblable.

Au bout de vingt à trente minutes — l’axe, parfois, s’étant incliné selon un angle de huit à douze degrés —, le géant commence à descendre lentement. (Il existe des symétriades plus ou moins grandes, mais les plus petites même, alors que la base est déjà immergée, atteignent encore une hauteur de quelque huit cents mètres et sont visibles à plusieurs milles de distance.) Puis, le corps massif se stabilise progressivement — l’axe incliné retrouve la verticale — et la symétriade, partiellement immergée, s’immobilise enfin. Il est alors possible de l’explorer sans danger, en s’introduisant, près du sommet, par l’un des nombreux siphons qui percent la calotte, orifices de divers conduits et canaux. La symétriade présente — en son tout — le développement tridimensionnel de quelque équation transcendante.

Il est bien connu qu’on peut exprimer toute équation dans le langage figuré de la géométrie supérieure et construire sa représentation spatiale. La symétriade, ainsi envisagée, est une parente des cônes de Lobatchevsky et des courbes négatives de Riemann, mais une parente extrêmement éloignée, en raison de sa complexité inimaginable. Elle offre, sous forme d’un volume de quelque milles cubes, un développement de tout le système mathématique et, en fait, un développement à quatre dimensions, car les termes fondamentaux des équations s’expriment également dans le temps, dans les changements que celui-ci opère.

Il serait très naturel, évidemment, de supposer que la symétriade est une « machine mathématique » de l’océan vivant, une représentation spatiale — à l’échelle de l’océan — des calculs qu’il exécute à des fins inconnues de nous ; mais personne, aujourd’hui, n’admet plus cette idée de Fermont. L’hypothèse, bien sûr, était tentante ; toutefois, il se révéla impossible de maintenir le concept de l’océan s’attachant à examiner les problèmes de la matière, du cosmos et de l’existence, à coups d’éruptions titaniques, dont la substance participerait par chaque fragment à l’expression infiniment complexe d’une analyse supérieure. En effet, des phénomènes multiples contredisent cette conception trop simple (d’une naïveté puérile, selon certains).

On n’a pas manqué d’essayer de transposer la symétriade, de l’« illustrer ». La démonstration d’Awerian a connu un succès non négligeable. Imaginons, disait-il, un édifice datant de la splendeur de Babylone, mais construit dans une substance vivante, sensible et capable d’évoluer ; l’architectonique de cet édifice passe par une série de phases et prend sous nos yeux les formes d’une construction grecque, puis romaine ; les colonnes, telles des tiges végétales, deviennent ensuite plus minces, la voûte s’allège, s’élève, s’incurve, l’arceau décrit une parabole abrupte et se rompt en flèche. Le gothique est né, il atteint sa maturité, le temps fuit et de nouvelles formes se dessinent ; l’austérité de la ligne disparaît sous les explosions d’une exubérance orgiaque, le baroque s’épanouit sans retenue ; si la progression se poursuit, étant toujours entendu que nous considérons les mutations successives comme les étapes d’une vie évolutive, nous arrivons enfin à l’architecture de l’époque cosmique, et nous parvenons peut-être à comprendre ce qu’est une symétriade.

Cependant, quels que soient les développements et les améliorations apportés à la démonstration (on a tenté de la visualiser à l’aide de maquettes et de films), la comparaison demeure faible ; en fait, ce n’est qu’une échappatoire, sinon une tromperie, puisque la symétriade ne ressemble à rien de ce qu’on a jamais vu sur la Terre …

L’homme ne peut saisir que peu de choses à la fois ; nous voyons seulement ce qui se passe devant nous, ici et maintenant ; nous ne pouvons nous représenter simultanément une succession de processus, si liés soient-ils entre eux, si complémentaires soient-ils les uns des autres. Nos facultés de perception sont ainsi limitées même à l’égard de phénomènes relativement simples. La destinée d’un seul homme peut être riche de signification ; on ne se fait qu’une idée vague de la destinée de quelques centaines d’hommes ; mais l’histoire de milliers, de millions d’hommes ne signifie, à proprement parler, rien du tout. La symétriade, c’est un million, non, un milliard, élevé à la puissance X — c’est l’incompréhensible. Que comprendrions-nous donc à ces nefs innombrables — chacune d’une capacité de dix unités de Kronecker — que nous explorons, semblables à des fourmis, accrochés aux replis des voûtes en train de respirer et contemplant l’envol de travées gigantesques, opalescences grises dans la lumière de nos projecteurs, coupoles souples qui s’interpénètrent et s’équilibrent infailliblement, perfection d’un moment — car tout ici passe et s’écoule, le mouvement est l’essence de cette architecture, un mouvement concentré et orienté vers un but précis. Nous n’observons qu’un fragment du processus, la vibration d’une seule corde d’un orchestre symphonique de super-géants ; alors que nous savons — nous le savons, sans le concevoir — qu’au-dessus de nous et au-dessous de nous, dans des abîmes vertigineux, au-delà des limites de perception des yeux et de l’imagination, des milliers et des millions de transformations s’opèrent simultanément, liées entre elles comme une partition par un contrepoint mathématique. Quelqu’un a parlé de symphonie géométrique — nous restons sourds à ce concert.

Pour voir réellement quelque chose, il faudrait s’éloigner, prendre un recul considérable ; mais tout se passe à l’intérieur de la symétriade — matrice colossale et proliférante, où la création est incessante, où le créé devient aussitôt créateur, où des « jumeaux » parfaitement identiques naissent aux antipodes, séparés par des échafaudages babéliens et des milles de distance. Ici, chaque construction monumentale, avec une beauté dont l’accomplissement échappe à notre vue, est l’exécutant et le chef, les formes collaborent entre elles et influent à tour de rôle les unes sur les autres. Une symphonie — oui, une symphonie qui se crée elle-même et s’arrête d’elle-même.

La fin de la symétriade est horrible. Tous les témoins ont le sentiment d’assister à une tragédie — à un crime. Au bout de deux ou trois heures — le processus de reproduction spontanée, de prolifération explosive ne dure jamais davantage —, l’océan vivant part à l’attaque. La surface lisse de l’océan s’anime et se plisse, l’écume desséchée redevient fluide et commence à bouillonner. De tous les horizons accourent des vagues en rangs concentriques, des mâchoires charnues, incomparablement plus grandes que les lèvres goulues qui entourent le mimoïde à sa naissance. La partie immergée de la symétriade est comprimée, le colosse s’élève, comme s’il allait être rejeté hors de la zone d’attraction de la planète ; les couches supérieures de l’océan redoublent d’activité, les vagues s’élancent de plus en plus haut, lèchent les flancs de la symétriade, l’enveloppent, se raidissent, bouchent les orifices ; et tout cela n’est rien, comparé à ce qui se passe à l’intérieur de la symétriade. D’abord, le processus de création — l’architectonique évolutive — se fige un bref instant, puis c’est l’« affolement ». Le mouvement souple d’interpénétration des formes, le jeu harmonieux des plans et des lignes, se précipite. On éprouve l’impression accablante que le colosse, face au danger menaçant, s’efforce de hâter quelque accomplissement. Plus le mouvement des transformations s’accélère, et plus grande devient l’horreur qu’inspire la métamorphose de la symétriade et de sa dynamique. L’envol admirable des coupoles s’amollit, les voûtes s’affaissent et pendent ; des « fausses-notes » apparaissent, formes inachevées, grotesques, « estropiées ». Des profondeurs invisibles s’échappe un grondement puissant, un mugissement — un souffle d’air, soupir d’agonie, se bouscule dans les canaux rétrécis, ronfle et tonne, et les dômes écroulés râlent comme autant de gorges monstrueuses, hérissées de stalactites de glaires, cordes vocales inertes. Alors, le spectateur, malgré le mouvement qui se déchaîne avec une violence accrue — mouvement de destruction manifeste — est saisi d’un engourdissement invincible. Seul l’ouragan surgi des abysses, et gonflant les milliers de galeries, soulève encore la haute structure ; bientôt, elle retombe et commence à fondre. On observe d’ultimes palpitations, des convulsions, des sursauts aveugles et désordonnés ; attaqué, rongé, affouillé, le géant s’engloutit lentement et disparaît, recouvert de tourbillons d’écume.

Et que signifie tout cela ? Oui, qu’est-ce que cela signifie ?

Je me rappelai un incident, qui remontait à l’époque où j’étais assistant de Gibarian. Un groupe d’écoliers visitaient l’Institut solariste, à Aden. Les adolescents, après avoir traversé un cabinet latéral, étaient arrivés dans la salle principale de la bibliothèque et contemplaient, à gauche de l’entrée, les coffrets de microfilms qui occupaient une moitié de la vaste pièce. Il y avait là, leur expliqua-t-on, entre autres phénomènes immortalisés par l’image, des fragments infimes de symétriades disparues depuis longtemps — non pas des clichés isolés, mais des bobines entières, et on en comptait plus de quatre-vingt-dix mille !

Une fillette dodue, quinze ans environ, le nez chaussé de lunettes, le regard vif et résolu, demanda soudain :

— Et à quoi est-ce que ça sert ?

Dans le silence gêné qui suivit, l’institutrice se contenta de jeter un regard sévère à son élève indisciplinée ; parmi les solaristes chargés de guider les écoliers (j’étais l’un de ces guides), personne ne put répondre. Car il n’existe pas deux symétriades semblables et les phénomènes qui se déroulent au sein d’une symétriade sont, en général, imprévisibles. Parfois, aucun son ne se produit. Parfois, l’indice de réfraction augmente ou diminue. Parfois, des pulsations rythmées entraînent un changement local de gravitation, comme si la symétriade avait un cœur qui bat en gravitant. Parfois, les boussoles des observateurs se mettent à tourner en rond ; des couches ionisées surgissent et disparaissent … Nous pourrions indéfiniment continuer notre énumération. D’ailleurs, si on réussit un jour à percer le secret des symétriades, il nous restera les asymétriades !

Les asymétriades naissent de la même façon que les symétriades, mais leur fin est différente et on ne distingue guère dans une asymétriade que frémissements, vibrations et scintillements. Nous savons cependant qu’à l’intérieur d’une asymétriade s’opèrent des processus étourdissants, à une vitesse défiant les lois de la physique, et appelés « phénomènes quantiques géants ». L’analogie mathématique de tels phénomènes avec certains modèles tridimensionnels de l’atome est si instable et fugace, que certains observateurs n’attribuent à cette similitude qu’un intérêt secondaire, quand ils ne la jugent pas purement accidentelle. Les asymétriades ont une existence très brève — quinze à vingt minutes — et la fin d’une asymétriade est plus horrible encore que la fin d’une symétriade. Avec le souffle tempétueux, hurlant, qui envahit l’asymétriade, un fluide saillit, gargouille hideusement et submerge tout sous un bouillonnement d’écume sale ; puis une explosion, accompagnée d’une éruption boueuse, projette une colonne de débris, qui retombent longuement en pluie trouble sur l’océan agité. Dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour du foyer de l’explosion, il arrive qu’on découvre de ces débris, portés par le vent, desséchés, jaunes, aplatis et semblables à des éclats cartilagineux.

Beaucoup plus rares, difficiles à observer et d’une durée très variable, certaines créations se détachent complètement de l’océan. Les premiers vestiges de ces « indépendants » furent identifiés — à tort, on l’a démontré par la suite — comme les restes de créatures vivant dans les profondeurs de l’océan. Les formes autonomes évoquent en général des oiseaux à plusieurs ailes, qui fuient les trompes mouvantes des agilus ; mais les notions importées de la Terre n’aident pas à pénétrer les mystères de cette planète. Parfois, apparition exceptionnelle sur la berge rocheuse d’une île, on distingue d’étranges corps ressemblant à des phoques, qui se vautrent au soleil ou se traînent paresseusement vers l’océan, auquel ils s’intègrent.

On ne sortait pas des notions conçues par l’homme sur la Terre. Quant à un premier contact …

Les explorateurs parcouraient des centaines de kilomètres dans les profondeurs des symétriades, mettaient en place des appareils d’enregistrement et des caméras automatiques. Les satellites artificiels captaient par télévision le bourgeonnement des mimoïdes et des longus, communiquant fidèlement des images de maturation et d’anéantissement. Les bibliothèques débordaient, les archives ne cessaient de s’accroître, et le prix à payer pour toute cette documentation fut souvent très onéreux. Des cataclysmes engloutirent au total sept cent dix-huit hommes, qui n’avaient pas quitté à temps les colosses condamnés à disparaître. Une catastrophe tristement célèbre coûta la vie à cent six personnes, dont Giese lui-même, alors âgé de soixante-dix ans ; l’expédition étudiait une symétriade nettement caractérisée, qui fut brusquement détruite selon un processus d’extermination particulier aux asymétriades. En deux secondes, une éruption de fange poisseuse engloutit soixante-dix-neuf hommes, leurs machines et leurs appareils ; vingt-sept autres observateurs, qui survolaient la zone à bord d’avions et d’hélicoptères, furent également entraînés dans l’abîme. Le lieu de la catastrophe, à l’intersection du quarante-deuxième parallèle et du quatre-vingt-neuvième méridien, porte désormais le nom d’Éruption-des-Cent-Six. Mais seules les cartes gardent le souvenir de ce cataclysme, dont l’océan n’a conservé aucune trace.

À la suite de l’Éruption-des-Cent-Six, et pour la première fois dans l’histoire des études solaristes, des pétitions exigèrent une attaque thermonucléaire dirigée contre l’océan. Cette riposte aurait été plus cruelle qu’une vengeance, puisqu’il s’agissait de détruire ce que nous ne comprenions pas. Bien qu’on ne l’eût jamais reconnu officiellement, il est probable que l’ultimatum de Tsanken influa sur le résultat négatif du vote. Tsanken commandait l’équipe de réserve de Giese — une erreur de transmission lui avait épargné la vie ; il avait erré au-dessus de l’océan et était arrivé à proximité des lieux de la catastrophe quelques minutes après l’explosion, dont il vit encore le champignon noir. Quand il apprit le projet d’attaque nucléaire, il menaça de faire sauter la Station avec les dix-neuf survivants qui s’y étaient réfugiés.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus que trois dans la Station … Contrôlée par satellites, l’édification de la Station a été une opération technique dont les hommes pourraient être fiers ; mais l’océan, en quelques secondes, élève des structures infiniment plus considérables. La Station se présente comme un disque d’un rayon de cent mètres ; elle comporte quatre étages au centre et deux étages sur le pourtour ; elle est maintenue entre cinq cents et mille cinq cents mètres au-dessus de l’océan par des graviteurs chargés de compenser les forces d’attraction. En plus de tous les appareils dont disposent les Stations ordinaires et les grands satelloïdes des autres planètes, la Station Solaris est équipée de radars spéciaux, sensibles au premier changement de la surface de l’océan, qui déclenchent une énergie d’appoint permettant au disque d’acier de s’élever dans la stratosphère dès qu’apparaissent les signes avant-coureurs d’une nouvelle construction plasmatique.

Oui, aujourd’hui, malgré la présence de nos fidèles « visiteurs », la Station était singulièrement dépeuplée. Depuis qu’on avait enfermé les robots à l’étage inférieur, dans les entrepôts — pour une raison que j’ignorais encore — on circulait sans rencontrer personne, le long des coursives d’un vaisseau fantôme, abandonné de son équipage et dont les machines continuaient à tourner.

Quand je reposai sur son rayon le neuvième volume de la monographie de Giese, il me sembla que le sol d’acier, revêtu de mousse plastique, avait vibré sous mes pieds. Je m’immobilisai, mais la vibration ne se répéta pas. La bibliothèque étant parfaitement isolée des autres salles, cette vibration ne pouvait avoir qu’une seule origine : une fusée venait de quitter la Station. Cette pensée me ramena à la réalité. Je ne m’étais pas encore décidé à sortir, ainsi que le souhaitait Sartorius. En faisant mine d’approuver pleinement son projet, je différais tout au plus le début des hostilités, puisque j’étais résolu à sauver Harey. Mais Sartorius avait-il quelque chance de réussir ? Il avait, en tout cas, d’énormes avantages sur moi — il était physicien, il connaissait le problème beaucoup mieux que moi. Je ne pouvais compter, situation paradoxale, que sur la supériorité de l’océan. Pendant une heure, je peinai sur l’étude des microfilms, m’efforçant de pénétrer la physique des neutrinos à travers un langage mathématique où je ne reconnaissais aucun point de repère familier.

Au début, l’entreprise me parut sans espoir ; il n’existait pas moins de cinq théories sur les champs de neutrinos, signe évident qu’aucune d’entre elles n’était décisive. Pourtant, finalement, je réussis à défricher une parcelle de terrain assez prometteuse. J’étais en train de recopier des formules, quand j’entendis frapper.

Je me levai rapidement et j’allai entrebâiller la porte. Snaut leva vers moi son visage luisant de sueur. Derrière lui, le corridor était désert.

— Ah, c’est toi … — J’écartai le panneau. — Entre !

— Oui, c’est moi.

Il parlait d’une voix enrouée. Des poches pendaient sous ses yeux injectés de sang. Il portait un tablier antiradiation en caoutchouc brillant et des bretelles élastiques soutenaient l’éternel pantalon crasseux.

Son regard parcourut la salle circulaire, uniformément éclairée, et se fixa sur Harey ; elle était debout, au fond, à côté d’un fauteuil. Snaut reporta son regard vers moi ; j’abaissai imperceptiblement les paupières. Il s’inclina et je dis d’un ton dégagé :

— Harey, voici le docteur Snaut !.. Snaut, voici ma femme !

— Je suis … je ne suis qu’un membre très discret de l’équipe, je ne me montre pas souvent, c’est pourquoi … — Son hésitation se prolongea dangereusement, mais il parvint à achever : C’est pourquoi je n’ai pas eu le plaisir de vous rencontrer plus tôt …

Harey sourit et lui tendit la main, qu’il serra avec une certaine stupéfaction ; il cligna plusieurs fois des yeux et resta à la regarder sans rien dire.

Je le pris par l’épaule.

— Excusez-moi, dit-il à Harey. Je voulais te parler, Kelvin …

Avec une superbe aisance, je répondis :

— Bien sûr, je suis à ta disposition. — Je jouais une sinistre comédie, mais que faire d’autre ? — Harey, ma chérie, ne te dérange pas ! Nous devons discuter des questions de travail assez ennuyeuses …

Je pris Snaut par le coude et je le conduisis vers les sièges qui se trouvaient de l’autre côté de la salle. Harey s’assit dans le fauteuil que j’avais occupé précédemment ; elle l’avait tourné de telle façon qu’elle pouvait nous voir par-dessus son livre.

Je demandai tout bas :

— Quoi de neuf ?

Il chuchota entre ses dents :

— J’ai divorcé. — Si, quelques jours auparavant, on m’avait rapporté un tel début de conversation, je n’aurais pas manqué de rire ; mais, dans la Station, mon sens de l’humour s’était émoussé. — Depuis hier soir, j’ai vécu des heures qui comptent pour des années, ajouta-t-il. Des années qu’on n’oublie pas. Et toi ?

Au bout d’un instant, je répondis :

— Rien …

Je ne savais pas quoi dire. Je l’aimais bien ; pourtant, je me méfiais de lui, ou plutôt je me méfiais du motif de sa visite.

Il répéta :

— Rien ? Tu devais …

Je fis semblant de ne pas comprendre :

— Quoi ?

Les yeux à demi fermés, il se pencha si près de moi, que je sentis la tiédeur de son haleine sur mon visage :

— Nous nous empêtrons dans cette histoire, Kelvin. Je n’arrive plus à joindre Sartorius. Je sais seulement ce que je t’ai écrit, ce qu’il m’a raconté après notre petite conférence …

— Il a débranché son téléphone ?

— Non, il y a eu un court-circuit chez lui. Il l’a peut-être provoqué volontairement, à moins que … — Il serra le poing et esquissa le geste de fracasser un objet. Un sourire déplaisant souleva le coin de ses lèvres. Je le regardais sans mot dire. — Kelvin, je suis venu pour … qu’as-tu l’intention de faire ?

Je répondis lentement :

— Tu viens chercher ma réponse à ta lettre ? Je partirai en promenade, je n’ai pas de raison de refuser. Je préparais justement mon voyage …

Il m’interrompit :

— Non ! il ne s’agit pas de ça.

Je simulai la surprise :

— Non ? Alors quoi ? J’écoute.

Il marmonna :

— Sartorius … croit qu’il est sur la voie … — Snaut ne me quittait pas des yeux. Je ne bougeais pas ; j’essayais de conserver un air indifférent. — Il y a d’abord eu cette opération Rayons X, qu’il a organisée avec Gibarian, tu te rappelles. Ça peut avoir entraîné une certaine modification …

— Quelle modification ?

— Ils ont directement envoyé un faisceau de rayons dans l’océan, en modulant seulement l’intensité suivant un programme.

— Je sais. Niline l’avait déjà fait, et beaucoup d’autres.

— Oui, mais les autres avaient administré un faible rayonnement. Cette fois-ci, c’était un rayonnement puissant. Ils ont expédié dans l’océan toute l’énergie qu’ils avaient à leur disposition.

— Ça peut amener des conséquences désagréables … violation de la convention des Quatre et de l’ONU …

— Kelvin ! tu sais bien que, maintenant, ça n’a plus aucune importance. Gibarian est mort.

— Ah, Sartorius va tout lui fourrer sur le dos ?

— Je ne sais pas. Nous n’en n’avons pas parlé. Ça n’a pas d’importance. Sartorius est frappé du fait que les « visiteurs » arrivent toujours quand on se réveille. Il en déduit que l’océan s’intéresse surtout à notre sommeil et tire de nous ses recettes de production pendant que nous dormons. À présent, Sartorius voudrait lui envoyer notre « état de veille » — nos pensées éveillées — tu comprends ?

— Par la poste ?

— Garde tes plaisanteries pour ton usage intime ! Un faisceau de rayons sera modulé par les courants cérébraux de l’un d’entre nous.

Je commençais à voir clair :

— Ah, et l’un d’entre nous, c’est moi ?

— Oui, Sartorius a pensé à toi.

— Tu le remercieras de ma part.

— Alors ?

Je me taisais. Snaut jeta un coup d’œil vers Harey, qui lisait d’un air absorbé, puis il me regarda de nouveau. Je me sentais pâlir.

— Alors ? répéta-t-il.

Je haussai les épaules :

— L’idée de transmettre par rayons X ces sermons sur la grandeur de l’homme me paraît absolument bouffonne. Et à toi aussi, n’est-ce pas ?

— Vraiment ?

— Oui.

— Très bien, dit-il en souriant comme si j’avais accédé à son désir, alors tu es contre ce projet de Sartorius ?

J’ignorais comment cela s’était passé, mais à son expression je voyais qu’il m’avait mené par le bout du nez.

— Très bien, reprit-il. Il y a un second projet : construire un appareil Roche.

— Un annihilateur ?

— Oui. Sartorius a déjà entrepris les calculs préliminaires. C’est sérieux. Et ça ne demande même pas une grande dépense d’énergie. L’appareil produira des antichamps magnétiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant un temps indéterminé.

— Comment est-ce que tu te représentes ça ?

— C’est très simple. Il s’agit d’antichamps de neutrinos. La matière ordinaire ne subira aucun changement. Seules les … structures de neutrinos seront anéanties. Tu comprends ?

Satisfait, il souriait. Je demeurai immobile, la bouche entrouverte. Il cessa de sourire. Le front plissé, il me considérait attentivement et il attendit un moment avant de parler :

— Bon, nous abandonnons le premier projet, le projet « Pensée » ? Quant au second projet, Sartorius s’en occupe activement. Appelons-le projet « Libération » !

Je fermai un instant les yeux. Brusquement, je me décidai. Snaut n’était pas physicien. Sartorius avait débranché ou détruit son téléphone. Parfait !

Puis je répondis :

— J’appellerais plutôt ce second projet « Opération Abattoir ».

— Tu t’es déjà exercé au métier de tueur. Ne me dis pas le contraire ! Cette fois-ci, il s’agit de quelque chose d’absolument différent. Plus de « visiteurs », plus de créations F — plus rien ! La désagrégation succède instantanément à la matérialisation.

Je hochai la tête, avec un sourire que j’espérais rendre aussi naturel que possible :

— Il y a un malentendu. Je ne te parle pas de scrupules moraux, mais d’instinct de conservation. Mon cher Snaut, je n’ai pas envie de mourir.

— Quoi ?

Il me regardait avec méfiance.

Je tirai de ma poche un feuillet couvert de formules :

— Moi aussi, j’ai envisagé cette « expérience » Ça t’étonne ? C’est pourtant moi qui ai avancé l’hypothèse des neutrinos, non ? Regarde ! On peut faire naître des antichamps. En effet, c’est inoffensif pour la matière ordinaire. Mais au moment de la déstabilisation, quand la structure de neutrinos se désintègre, nous libérons l’énergie qui maintient la structure — un surplus d’énergie considérable se dégage. Si nous admettons pour un kilogramme de substance au repos 108 ergs, nous obtiendrons, pour une création F. 57 multiplié par 108. Tu sais ce que ça signifie ? … l’équivalent d’une petite charge d’uranium explosant à l’intérieur de la Station.

— Qu’est-ce que tu racontes ! Mais … Sartorius a sûrement considéré tout ça …

J’eus un sourire méchant :

— Pas forcément ! Vois-tu, Sartorius appartient à l’école de Frazer et Cajolla. Selon leurs théories, au moment de la désagrégation, toute l’énergie latente est libérée sous forme d’un rayonnement lumineux — une lumière puissante, peut-être pas sans danger, mais sans pouvoir de destruction. Cependant, il existe d’autres hypothèses, d’autres théories concernant les champs de neutrinos. Selon Cayatte, selon Awalow, selon Sion, la portée de l’émission est considérablement plus étendue ; à son maximum, le dégagement d’énergie devient une puissante émission de rayons gamma. Sartorius fait confiance à ses maîtres et à leurs théories, c’est très beau, mais il existe d’autres maîtres et d’autres théories. Et sais-tu, Snaut — je continuais, voyant que mes paroles l’avaient impressionné —, il faut aussi tenir compte de cet océan ! Pour réaliser ses créations, il a sûrement suivi une méthode optimale. En d’autres termes, les procédés de l’océan me semblent un argument en faveur de l’autre école, et contre Sartorius.

— Donne-moi ce papier, Kelvin …

Je lui donnai le feuillet. Il inclina la tête et essaya de déchiffrer mes griffonnages.

Du bout du doigt, il souligna quelque chose :

— Qu’est-ce que c’est ?

Je repris le papier :

— Ça ? le tensor de transmutation du champ magnétique.

— Donne …

— Pourquoi ?

Je savais ce qu’il allait répondre.

— Je dois montrer ces calculs à Sartorius.

— Comme tu voudras … — J’avais pris un ton indifférent. — Je peux te donner ce feuillet, évidemment. Seulement, vois-tu, personne n’a encore vérifié ces théories par expérience ; nous ne connaissions pas encore de telles structures. Il fait confiance à Frazer, et moi j’ai suivi la théorie de Sion. Sartorius te dira que je ne suis pas physicien, que Sion ne l’est pas non plus. Ou, du moins, pas selon son point de vue. Il discutera. Je n’ai pas envie d’une discussion, qui m’amènerait à me rétracter, pour la plus grande gloire de Sartorius. Toi, je peux te convaincre. Je ne suis pas de force à convaincre Sartorius et je ne m’y essaierai pas.

— Alors, qu’est-ce que tu veux faire ? Il s’est mis au travail …

Snaut parlait d’une voix sans timbre. Il s’était voûté ; toute son animation était retombée. J’ignorais s’il se fiait à moi ; à vrai dire, cela m’était bien égal.

Je répondis tout bas :

— Ce que je veux faire ? Ce que fait un homme qu’on essaie de tuer.

— Je tâcherai de communiquer avec lui. Il a peut-être prévu des précautions …, grogna Snaut, puis il redressa la tête : Écoute ! et si … et le premier projet ? Tu accepterais ? Sartorius serait d’accord. Sûrement. C’est … en tout cas, c’est une chance à courir.

— Tu y crois ?

— Non, répondit-il immédiatement. Mais qu’est-ce qu’on risque ?

Je ne voulais pas accepter trop vite. Je tenais à gagner du temps et Snaut pouvait m’aider à prolonger le délai.

— Je réfléchirai.

— Bon, je m’en vais, grogna Snaut. — Quand il se leva, tous ses os craquèrent. — Il faudra commencer par un encéphalogramme, dit-il en frottant son tablier, comme s’il s’efforçait d’effacer une tache invisible.

— Bien.

Sans prendre congé de Harey, il marcha vers la porte. Le livre posé sur ses genoux, Harey le regarda sortir. Quand la porte se fut refermée, je me levai. Je défroissai la feuille de papier que je tenais à la main. Les formules étaient exactes. Je ne les avais pas falsifiées. Mais Sion aurait-il approuvé mes développements ? Probablement pas.

Je tressaillis ; Harey s’était approchée et m’avait touché l’épaule.

— Kris !

— Quoi, ma chérie ?

— Qui était-ce ?

— Le docteur Snaut, je te l’ai dit.

— Quel genre d’homme ?

— Je le connais mal … pourquoi ?

— Il me regardait d’une façon tellement bizarre …

— Tu lui plaisais.

Elle secoua la tête :

— Non, il me regardait autrement … comme … comme si …

Elle frissonna, leva les yeux sur moi et les baissa aussitôt :

— Sortons d’ici …

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