Le « Petit Apocryphe »

J’avais le visage et les mains brûlés. Je me souvins qu’en cherchant un somnifère pour Harey (je n’étais pas d’humeur à rire de ma candeur), j’avais remarqué un pot d’onguent contre les brûlures. Je rentrai donc chez moi.

J’ouvris la porte ; le crépuscule rouge éclairait la chambre. Quelqu’un était assis dans le fauteuil, auprès duquel Harey s’était agenouillée. La terreur me paralysa, une terreur panique qui me pressait de fuir ; cela ne dura qu’une fraction de seconde. La forme assise releva la tête. C’était Snaut. Les jambes croisées (il portait toujours le même pantalon de toile, taché par les réactifs), il consultait des papiers ; toute une liasse de feuillets était posée à côté de lui, sur une petite table. Il baissa les papiers qu’il tenait à la main, fit glisser ses lunettes au bout du nez et me considéra d’un air renfrogné.

Sans un mot, je m’approchai du lavabo, je pris le pot d’onguent dans la pharmacie, et je commençai à m’enduire de pommade fluide le front et les joues. Heureusement, je n’étais pas trop enflé et les yeux, puisque j’avais eu le réflexe de serrer les paupières, ne semblaient pas enflammés. À la tempe et aux pommettes, je piquai quelques grosses ampoules à l’aide d’une aiguille à injections stérilisée ; le tampon aseptique recueillit un liquide séreux. Ensuite, j’appliquai sur mon visage deux morceaux de gaze humide. Snaut m’observa tout le temps que durèrent ces soins. J’ignorai son regard. Quand enfin j’eus terminé (et je souffrais toujours davantage de mes brûlures), je m’assis dans le second fauteuil. Auparavant, j’avais dû en retirer la robe de Harey, une robe tout à fait ordinaire, mais dépourvue d’agrafes !

Snaut, les mains jointes autour d’un genou pointu, continuait à m’observer d’un air critique.

— Alors, on bavarde un peu ? dit-il.

Je ne répondis pas ; j’étais occupé à remettre en place un morceau de gaze, qui glissait le long de ma joue.

— Tu as eu de la visite, non ?

Je répondis sèchement :

— Oui.

Il avait engagé la conversation sur un ton qui me déplaisait.

— Et tu t’en es débarrassé ? Eh bien, c’est ce qui s’appelle être expéditif.

Il toucha son front, dont la peau s’écaillait encore, découvrant des surfaces roses d’épiderme neuf. J’étais sidéré. Pourquoi, jusqu’à présent, les « coups de soleil » de Snaut et de Sartorius n’avaient-ils pas orienté le cours de mes réflexions ?

Des coups de soleil … mais, ici, personne ne s’exposait au soleil !

Sans remarquer l’éclat soudain de mon regard, il reprit :

— Je suppose que tu n’as pas tout de suite employé les grands moyens ? Qu’est-ce que tu as essayé, narcose, poison, lutte libre ?

— Tu veux discuter sérieusement des affaires qui nous concernent, ou faire le pitre ? Si tu as envie de faire le pitre, tu peux me laisser !

Il rapprocha ses paupières :

— Souvent, on fait le pitre malgré soi … Tu n’as pas essayé la corde ou le marteau ? Et le coup de l’encrier, comme Luther ? Non ? Eh bien — il grimaça — un fameux gaillard ! Le lavabo est entier, tu ne t’es pas fracassé la tête contre les murs, tu n’as pas démoli la chambre … Une, deux, je t’embarque dans la fusée, départ, et c’est réglé ! — Il consulta sa montre. — Par conséquent, nous disposons de deux ou trois heures. — Avec un sourire désagréable, il ajouta : Je suis odieux ?

J’acquiesçai vigoureusement :

— Répugnant !

— Ah ? Et si je te racontais une petite histoire, tu me croirais ? Tu croirais un seul mot de mon histoire ?

Je me taisais.

Il poursuivit, avec son affreux sourire :

— C’est arrivé en premier à Gibarian. Enfermé dans sa cabine, il ne nous parlait plus qu’à travers la porte. Et nous, tu te demandes ce que nous avons pensé ?

Je gardai le silence.

— Évidemment, nous avons pensé qu’il était devenu fou. À travers la porte, il a lâché quelque chose — pas tout. Tu te demandes peut-être pourquoi il ne nous a pas dit qu’il y avait quelqu’un chez lui ? Oh, suum cuique ! Mais c’était un vrai savant. Il nous a priés de lui laisser sa chance.

— Quelle chance ?

— Il s’efforçait sans doute de résoudre le problème, d’en venir à bout, de le classer. Il travaillait la nuit. Tu sais ce qu’il faisait ? Tu le sais sûrement !

— Ces calculs, dans le tiroir de la cabine radio … c’est lui ?

— Oui.

— Ça a duré combien de temps ?

— La visite ? Une semaine, à peu près … Nous pensions qu’il avait des hallucinations, des troubles moteur. Je lui ai donné de la scopolamine.

— Comment … à lui ?

— Oui. Il l’a prise, mais pas pour lui. Il a tenté l’expérience sur quelqu’un d’autre. Voilà.

— Et vous ?

— Nous ? Le troisième jour, nous avions décidé d’entrer, d’enfoncer la porte, s’il n’y avait pas moyen de faire autrement, de bousculer sa dignité et de le guérir.

— Ah …

— Oui.

— Et alors, dans cette armoire …

— Oui mon garçon, oui. Mais entre-temps nous avions nous aussi reçu des visiteurs. Nous ne pouvions plus nous occuper de lui, l’informer de ce qui se passait. Maintenant, c’est … c’est devenu une routine.

Il avait parlé si bas, que je devinai les derniers mots plutôt que je ne les entendis.

Je m’écriai :

— Je ne comprends pas ! Si vous écoutiez à sa porte, vous avez dû entendre deux voix …

— Non, nous n’avons entendu que sa voix. Il y avait des bruits bizarres … nous pensions que c’était aussi lui.

— Seulement sa voix ! Comment se fait-il que vous n’ayez pas entendu … l’autre ?

— Je ne sais pas. J’ai bien un embryon de théorie là-dessus … je la laisse reposer, d’autant plus qu’il ne sert à rien de se fixer sur des détails. Mais toi, tu as déjà vu quelque chose hier, sinon tu nous aurais pris pour des fous ?

— J’ai cru que c’était moi qui étais devenu fou.

— Ah, et tu n’as vu personne ?

— J’ai vu quelqu’un.

— Qui ?

Je le regardai longuement — sa grimace ne simulait plus le sourire — et je répondis :

— Cette … cette femme noire. — Il était penché en avant ; son corps se détendit insensiblement. — Tu aurais pu m’avertir …

— Je t’ai averti !

— De quelle façon !

— De la seule façon possible. Je ne savais pas qui tu verrais ! Personne ne pouvait le savoir, personne ne sait jamais …

— Écoute, Snaut, je voudrais te demander … Tu … tu connais la question depuis quelque temps. Est-ce qu’elle … la personne qui est venue me visiter aujourd’hui …

— Tu te demandes si elle reviendra ?

Je hochai la tête ; il répondit :

— Oui et non.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Elle … cette personne reviendra, ignorant tout, pareille à ce qu’elle était au commencement de sa première visite. Plus exactement, elle semblera ignorer ce que tu as fait pour te débarrasser d’elle. Si tu respectes les conditions, elle ne sera pas agressive.

— Quelles conditions ?

— Ça dépend des circonstances.

— Snaut !

— Quoi ?

— Ne perdons pas notre temps en cachotteries !

— En cachotteries ? Kelvin, j’ai l’impression que tu n’as pas encore compris … — Son œil brilla. — Bon ! Peux-tu me dire qui est venu chez toi ? demanda-t-il brutalement.

Je ravalai ma salive. Je baissai la tête. Je ne voulais pas le regarder. J’aurais préféré avoir affaire à quelqu’un d’autre, pas à lui. Mais je n’avais pas le choix. Un morceau de gaze se décolla et tomba sur ma main ; je tressaillis.

— Une femme, qui … — Je m’arrêtai. — Elle s’est tuée. Une injection …

— Suicide ?

— Oui.

— C’est tout ?

Il attendait ; comme je me taisais, il murmura :

— Non, ce n’est pas tout …

Je levai rapidement la tête ; il ne me regardait pas.

— Comment sais-tu ? — Il ne dit rien. — En effet, ce n’est pas tout. — J’humectai mes lèvres. — Nous nous sommes disputés. Ou plutôt non. C’est moi, je me suis mis en colère, tu sais le genre de choses qu’on dit dans ces moments-là. J’ai pris mes frusques et j’ai déguerpi. Elle m’avait laissé entendre … elle ne l’avait pas dit en autant de mots, quand on a vécu des années avec quelqu’un ce n’est pas nécessaire … J’étais sûr qu’elle parlait en l’air — qu’elle n’oserait pas, qu’elle aurait peur, et, ça aussi, je le lui ai dit. Le lendemain, je me suis souvenu que j’avais laissé ces … ces ampoules dans le tiroir. Elle les connaissait — je les avais rapportées du laboratoire, j’en avais besoin — je lui avais expliqué qu’à haute dose l’action était foudroyante … J’ai eu peur, j’ai voulu retourner chercher les ampoules, puis je me suis dit que ça me donnerait l’air de prendre ses paroles au sérieux. Le troisième jour, je me suis décidé, je m’inquiétais. Quand je suis arrivé, elle était morte.

— Ah, pauvre innocent !

Je sursautai. Mais Snaut ne se moquait pas de moi. Il me parut que je le voyais pour la première fois. Son visage était gris ; les rides profondes de ses joues exprimaient un épuisement indicible ; il avait la mine d’un homme gravement malade.

Étrangement intimidé, je demandai :

— Pourquoi as-tu dit ça ?

— Parce que ton histoire est tragique. — En voyant que je m’agitais, il ajouta précipitamment : Non, non, tu continues à ne pas comprendre. En effet, c’est un poids terrible à porter, et tu te considères sans doute comme un assassin, mais … il y a pire.

— Ah, vraiment !

— Oui, vraiment, et je suis même content que tu refuses de me croire. Certains événements, qui se sont passés, sont horribles. Mais le plus horrible, c’est … ce qui ne s’est pas passé, ce qui n’a jamais existé.

Je dis, d’une voix faible :

— Quoi ?

Il balançait la tête :

— Un homme normal …, dit-il. Qu’est-ce que c’est qu’un homme normal ? Celui qui n’a jamais rien commis d’abominable ? Bon, mais n’a-t-il jamais eu des pensées incontrôlées ? Ou peut-être même ne les a-t-il pas eues … Quelque chose, un fantasme, a surgi quelque part en lui, il y a dix ou trente ans, quelque chose dont il s’est défendu et qu’il a oublié, et qu’il ne redoutait pas, car il savait que jamais il ne laisserait s’épanouir cette chose et que jamais elle n’entraînerait aucun acte. Et maintenant, imagine que, tout à coup, en plein jour, il rencontre ce … cette pensée, incarnée, rivée à lui, indestructible ! Il se demande où il est — sais-tu où il est ?

— Où ?

— Ici, chuchota Snaut, dans la Station Solaris.

J’hésitai :

— De quoi s’agit-il ? Vous n’êtes tout de même pas des criminels, ni toi ni Sartorius …

Il m’interrompit avec impatience :

— Et toi, Kelvin, tu es psychologue ! Qui n’a jamais eu certain rêve éveillé, certaine folie ? Pense à … à un maniaque qui s’amourache, que sais-je, d’un bout de linge sale — qui, à force de prières, de menaces, et au mépris des dangers, acquiert ce misérable chiffon adoré ! Drôle d’histoire, non ? Un homme qui, simultanément, a honte de l’objet de sa convoitise et le chérit plus que tout, un homme prêt à sacrifier sa vie pour cet amour, car il éprouve peut-être des sentiments aussi vifs que ceux de Roméo pour Juliette … De tels cas existent, n’est-ce pas ? Tu comprends, par conséquent, qu’il doit exister des choses … des situations que personne n’a osé matérialiser et que la pensée a engendrées par accident, dans un instant d’égarement, de démence, appelle ça comme tu voudras. À l’étape suivante, l’idée devient matière. Voilà.

Stupéfait, la gorge sèche, je répétai :

— Voilà ? — Ma tête éclatait. — Et la Station ? Quel rapport avec la Station ?

— C’est à croire que tu fais semblant de ne pas comprendre, grogna-t-il en me scrutant du regard, je ne cesse pas de parler de Solaris, uniquement de Solaris et de rien d’autre. Si la réalité te déçoit brutalement, ce n’est pas ma faute. D’ailleurs, après ce que tu as déjà subi, tu peux m’écouter jusqu’au bout ! Nous nous envolons dans le cosmos, préparés à tout, c’est-à-dire à la solitude, à la lutte, à la fatigue et à la mort. La pudeur nous retient de le proclamer, mais par moments nous nous jugeons admirables. Cependant, tout bien considéré, notre empressement se révèle être du chiqué. Nous ne voulons pas conquérir le cosmos, nous voulons seulement étendre la Terre jusqu’aux frontières du cosmos. Telle planète sera aride comme le Sahara, telle autre glaciale comme nos régions polaires, telle autre luxuriante comme l’Amazonie. Nous sommes humanitaires et chevaleresques, nous ne voulons pas asservir d’autres races, nous voulons simplement leur transmettre nos valeurs et en échange nous emparer de leur patrimoine. Nous nous considérons comme les chevaliers du Saint-Contact. C’est un second mensonge. Nous ne recherchons que l’homme. Nous n’avons pas besoin d’autres mondes. Nous avons besoin de miroirs. Nous ne savons que faire d’autres mondes. Un seul monde, notre monde, nous suffit, mais nous ne l’encaissons pas tel qu’il est. Nous recherchons une image idéale de notre propre monde ; nous partons en quête d’une planète, d’une civilisation supérieure à la nôtre, mais développée sur la base du prototype de notre passé primitif. D’autre part, il existe en nous quelque chose que nous refusons, dont nous nous défendons, et qui pourtant demeure, car nous ne quittons pas la Terre à l’état d’essence de toutes les vertus, ce n’est pas uniquement une statue de l’Homme-Héros qui s’envole ! Nous nous posons ici tels que nous sommes en réalité, et quand la page se retourne et nous révèle cette réalité — cette partie de notre réalité que nous préférons passer sous silence — nous ne sommes plus d’accord !

Je l’avais écouté patiemment :

— Mais de quoi parles-tu ?

— De ce que nous voulions : le contact avec une autre civilisation. Il est établi, le contact ! Et nous pouvons contempler au microscope notre monstrueuse laideur, notre folie, notre honte !

Sa voix tremblait de rage.

— Alors, tu crois que c’est … l’océan ? Que l’océan provoque … ça ? Mais pourquoi ? Je ne demande pas encore comment, je demande pourquoi ! Crois-tu sérieusement qu’il cherche à jouer avec nous ? Ou à nous punir — démonomanie primaire ! La planète dominée par un énorme diable, qui satisfait les exigences de son humour satanique en envoyant des succubes auprès des membres d’une expédition scientifique … Snaut, tu ne crois tout de même pas de telles absurdités !

Il marmonna entre ses dents :

— Ce diable n’est pas si bête …

Je le regardai avec ahurissement. Peut-être les événements — étant admis que nous les avions vécus d’un esprit sain et lucide — avaient-ils finalement ébranlé ses nerfs ? Psychose de réaction ?

Il riait silencieusement :

— Tu établis ton diagnostic ? Ne te presse pas trop ! Tu n’as subi qu’une seule épreuve et dans des conditions assez bénignes.

— Ah, le diable a eu pitié de moi !

La conversation commençait à me lasser.

— Qu’est-ce que tu veux, au juste ? Que je te révèle quels projets manigance à notre intention cette masse de plasma métamorphique — X billions de tonnes de plasma métamorphique ? Aucun projet, peut-être.

— Comment, aucun projet ?

Snaut souriait :

— Tu devrais savoir que la science s’occupe seulement des phénomènes, et pas des causes. Les phénomènes ? Ils ont commencé à se manifester huit à neuf jours après cette expérience avec les rayons X. Peut-être l’océan a-t-il réagi à l’irradiation par quelque autre irradiation, peut-être a-t-il sondé nos cerveaux et atteint certains kystes psychiques.

Mon intérêt s’éveilla :

— Des kystes ?

— Oui, des processus psychiques isolés du reste, enfermés, étouffés, enkystés — des foyers couvant sous la cendre de la mémoire ! Il les a déchiffrés et s’en est servi, comme on se sert d’une recette ou d’un plan de construction … Tu sais combien se ressemblent les structures cristallines asymétriques du chromosome et les structures cristallines asymétriques de la molécule d’acide désoxy-ribo-nucléique entrant dans la composition des cérébrosides, qui constituent le substrat des processus de la mémoire … Cette matière génétique est un plasma « qui se souvient ». L’océan a donc lu en nous, il a enregistré les moindres détails, et ensuite … tu connais la suite. Mais pour quelle raison ? Bah ! En tout cas, pas pour nous détruire. Il aurait pu nous anéantir beaucoup plus facilement. Apparemment — étant donné ses moyens technologiques — il aurait pu faire n’importe quoi, m’opposer ton sosie, t’opposer le mien, par exemple.

Je m’écriai :

— Ah, voilà pourquoi tu as eu peur, le premier soir, quand je suis arrivé !

— Oui. D’ailleurs, ajouta-t-il, qui te dit qu’il ne l’a pas fait ? Comment sais-tu si je suis vraiment le brave Vieux Rat qui a débarqué ici il y a deux ans …

Il recommença à rire silencieusement, se réjouissant de mon embarras, puis il grogna :

— Non, non, ça suffit comme ça ! Nous sommes l’un et l’autre d’heureux mortels … je pourrais te tuer, tu pourrais me tuer …

— Et les autres, on ne peut pas les tuer ?

— Je ne te conseille pas d’essayer — horrible spectacle !

— Rien ne peut les tuer ?

— Je ne sais pas. En tout cas, aucun poison, aucun couteau, aucune injection …

— Le pistolet radioactif ?

— Tu t’y risquerais ?

— Du moment qu’on sait que ce ne sont pas des humains …

— En un sens, subjectivement, ce sont des humains. Ils ignorent absolument leur origine. Tu l’as sûrement constaté ?

— Oui. Alors … comment est-ce que ça se passe ?

— Ils … tout est régénéré avec une rapidité inconcevable, à une vitesse impossible — à vue d’œil. Et ils recommencent à se comporter comme …

— Comment ?

— Comme nous nous les représentons, comme ils sont gravés dans les souvenirs, d’après lesquels …

Sans me soucier de la pommade qui coulait le long de mes joues et s’égouttait sur mes mains, je demandai brusquement :

— Gibarian savait ?

— Tu veux dire … en savait autant que nous ?

— Oui.

— Très probablement.

— Il t’a dit quelque chose ?

— Non. J’ai trouvé un livre chez lui …

Je me dressai d’un bond.

— Le Petit Apocryphe !

— Oui. — Il me dévisagea d’un œil méfiant et ajouta : Qui a pu t’en parler ?

Je fis un signe de tête négatif :

— Non, rassure-toi, tu vois bien que j’ai la peau brûlée et qu’elle n’est pas en train de se régénérer ! Gibarian avait laissé une lettre pour moi dans sa cabine.

— Une lettre ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?

— Pas grand-chose. Une note plutôt qu’une lettre, des références bibliographiques — des allusions au supplément de l’annuaire et à l’Apocryphe. Qu’est-ce que c’est que cet Apocryphe ?

— Une antiquité, qui m’a l’air d’avoir un rapport avec notre situation … tiens ! — Il tira de sa poche une plaquette reliée de cuir et me la tendit.

Je saisis le petit livre aux coins usés :

— Et Sartorius ?

— Quoi, Sartorius ? Chacun se débrouille comme il peut. Sartorius, lui, s’efforce de rester normal — c’est-à-dire de préserver sa respectabilité d’envoyé en mission officielle.

— Tu veux rire !

— Non, je ne ris pas. Je me suis déjà trouvé une fois avec lui, je te passe les détails, en bref, nous étions huit et nous n’avions plus que cinq cents kilos d’oxygène. L’un après l’autre, nous avons abandonné nos occupations, et pour finir nous étions une équipe de barbus. Lui seul se rasait, brossait ses chaussures. Il est comme ça. À présent, naturellement, il ne peut que simuler, jouer la comédie, ou commettre un crime.

— Un crime ?

— Tu as raison, le mot ne convient pas exactement, « Divorce par éjection ! » Ça sonne mieux ?

— Très amusant.

— Si ça ne te plaît pas, propose autre chose !

— Ah, laisse-moi tranquille !

— Non, parlons sérieusement ! Tu en sais, maintenant, à peu près autant que moi. Tu as un plan ?

— Aucun. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je ferai quand … quand elle reviendra. Si je comprends bien, elle reviendra ?

— C’est à prévoir.

— Par où entrent-ils ? L’enveloppe de la Station est hermétique. Peut-être que le blindage …

Il secoua la tête :

— Le blindage est en parfait état. Je ne sais pas par où ils entrent. Généralement, tu es attendu à ton réveil, et il faut pourtant dormir de temps en temps !

— On pourrait se barricader solidement à l’intérieur des cabines ?

— Les barricades ne résistent pas longtemps. Il n’y a plus qu’une échappatoire — tu devines laquelle.

Il se leva ; je me levai aussi.

— Voyons, Snaut !.. tu suggères de liquider la Station et tu attends que je prenne l’initiative à mon compte ?

— Ce n’est pas si simple. Évidemment, nous pouvons nous enfuir, ne serait-ce que jusqu’au satelloïde, et envoyer de là-bas un S.O.S. On nous traitera de fous, il va de soi, et on nous gardera dans une maison de santé, sur la Terre, tant que nous ne nous serons pas poliment rétractés — planète lointaine, isolement, crise de folie collective, notre cas ne leur paraîtra pas exceptionnel. Après tout, même dans une maison de santé, nous serions mieux qu’ici : un jardin, le calme, des petites chambres blanches, des infirmiers, promenade accompagnée …

Mains dans les poches, regardant fixement un coin de la chambre, il parlait avec le plus grand sérieux.

Le soleil rouge avait disparu à l’horizon et l’océan était un désert sombre, moiré de lueurs mourantes, derniers reflets égarés parmi les longues crinières des vagues. Le ciel flamboyait. Des nuages à franges violacées traversaient ce monde rouge et noir, indiciblement lugubre.

— Alors, tu veux t’enfuir, oui ou non ? Pas encore ?

Il sourit :

— Combattant inébranlable … si tu te rendais pleinement compte de la question que tu soulèves, tu n’insisterais pas tellement. Il ne s’agit pas de ce que je veux, il s’agit de ce qui est possible.

— Quoi ?

— Justement, je ne sais pas.

— Alors, nous restons ici ? Tu penses que nous trouverons un moyen …

Maigre, souffreteux, avec son visage pelé et sillonné de rides, il me faisait face :

— Il vaut peut-être la peine de rester. Nous n’apprendrons sans doute rien sur lui, mais sur nous …

Il se retourna, ramassa ses papiers et sortit. J’ouvris la bouche, pour le retenir ; aucun son ne franchit mes lèvres.

Je n’avais plus qu’à attendre. Je m’approchai de la fenêtre ; mon œil courut distraitement au-dessus des miroitements cramoisis de l’océan obscur. J’eus l’idée d’aller m’enfermer dans une des fusées de la gare spatiale, idée stupide que je n’approfondis pas : tôt ou tard, il me faudrait ressortir de la fusée !

Je m’assis à côté de la fenêtre ; je commençai à feuilleter le livre que m’avait donné Snaut. Les feux du crépuscule embrasaient la chambre et coloraient les pages de la plaquette. C’était — établi par un certain Othon Ravintzer, licencié en philosophie — un recueil d’articles et de travaux d’une valeur qui, en général, ne pouvait pas tromper. Toute science engendre quelque pseudoscience, inspire une démarche dégressive à des esprits bizarres ; l’astronomie trouve ses caricaturistes dans l’astrologie ; la chimie, jadis, les trouvait dans l’alchimie. Il n’était donc pas surprenant que la solaristique, à ses débuts, eût provoqué une explosion de cogitations marginales. Le livre de Ravintzer accordait précisément droit d’asile à cette sorte de spéculations intellectuelles, précédées — je dois honnêtement l’ajouter — d’une introduction où l’auteur prenait ses distances à l’égard des textes reproduits. Il considérait, non sans raison, qu’un tel recueil pouvait offrir un précieux document d’époque, aussi bien pour l’historien que pour le psychologue de la science.

Le rapport de Berton — divisé en deux parties et complété par un relevé du livre de bord — occupait dans la plaquette une place honorable.

De quatorze heures à seize heures quarante, temps local convenu par l’expédition, les inscriptions du livre de bord étaient laconiques et négatives.

Altitude 1 000 — ou 1 200 — ou 800 mètres — rien en vue — océan désert. Les mêmes mots revenaient à plusieurs reprises.

Puis, à 16 h 40 : un brouillard rouge se lève. Visibilité 700 mètres. Océan désert.

17 heures : le brouillard s’épaissit — silence — visibilité 400 mètres, avec des éclaircies. Je descends à 200.

17 h 20 : je suis dans le brouillard. Altitude 200. Visibilité 20–40 mètres. Je remonte à 400.

17 h 45 : altitude 500. Mer de brouillard jusqu’à l’horizon. Dans le brouillard, des ouvertures en entonnoir par lesquelles je vois la surface de l’océan. J’essaie d’entrer dans un de ces entonnoirs, où quelque chose remue.

17 h 52 : je vois une espèce de remous — il rejette de l’écume jaune. Un mur de brouillard m’entoure. Altitude 100. Je descends à 20.

Ici se terminait le relevé du livre de bord de Berton. Suivait l’histoire de sa maladie, ou, plus exactement, la déposition dictée par Berton et interrompue par les questions des membres de la commission.

« Berton : Quand je suis descendu à trente mètres, il est devenu très difficile de garder l’altitude ; des vents violents soufflaient dans ce puits. J’ai dû me cramponner aux commandes et, pendant un certain temps — dix ou quinze minutes —, je n’ai pas regardé à l’extérieur. Je me suis rendu compte trop tard qu’un tourbillon puissant me déportait dans le brouillard. Ce n’était pas un brouillard ordinaire, c’était une matière épaisse, colloïdale, qui m’a recouvert toutes les vitres. J’ai eu du mal à les nettoyer. Ce brouillard — cette glu — était tenace. En plus, du fait de la résistance que ce brouillard opposait à l’hélice, la vitesse de rotation se trouvait réduite d’environ trente pour cent, et je commençais à perdre de l’altitude. Comme j’étais descendu très bas et que je craignais de capoter sur les vagues, j’ai lâché les gaz à fond. L’appareil a conservé son altitude, mais il n’est pas remonté. Il me restait encore quatre cartouches d’accélérateurs à fusées. Je ne les ai pas utilisés, je me disais que la situation n’était pas encore désespérée. Des vibrations de plus en plus fortes secouaient l’appareil ; je pensais qu’une couche de cette glu avait adhéré à l’hélice ; mais le compteur de charge en surplus indiquait toujours zéro, je n’y comprenais rien. Depuis que j’étais entré dans le brouillard, je ne voyais pas le soleil — seulement une lueur rouge. Je continuais à me déplacer, avec l’espoir de déboucher finalement sur un de ces puits, et ce fut bien ce qui arriva, au bout d’une demi-heure. Je me suis donc retrouvé dans une autre crevasse, un cylindre presque parfait, d’un diamètre de quelques centaines de mètres. La paroi du cylindre était un gigantesque tourbillon de brouillard, qui s’élevait en spirale. Je m’efforçai de rester au milieu du « puits », où le vent était moins violent. Alors, j’ai remarqué un changement de la surface de l’océan. Les vagues avaient presque complètement disparu et la couche supérieure de ce fluide — ce qui compose l’océan — devenait transparente, avec des traînées troubles, par-ci, par-là, qui se dissipaient, et en peu de temps tout s’est clarifié. Je pouvais voir distinctement jusqu’à une profondeur de plusieurs mètres. Je voyais une sorte de vase, de limon jaune, qui projetait des filaments verticaux. Quand ces filaments émergeaient à la surface, ils avaient un éclat vitreux, puis ils commençaient à dégager de l’écume — ils moussaient — et ensuite cette écume se figeait ; on aurait dit un sirop de sucre brûlé très épais. Ces filaments visqueux s’emmêlaient, se nouaient, des protubérances boursouflées croissaient au-dessus de l’océan et peu à peu prenaient des formes variées. Soudain, je me suis aperçu que mon appareil était déporté vers la paroi de brouillard, j’ai dû manœuvrer contre le vent et, quand j’ai pu de nouveau regarder en bas, j’ai vu quelque chose qui rappelait un jardin. Oui, un jardin. Des arbres, des haies, des sentiers — mais ce n’était pas un vrai jardin ; tout était fait de cette même substance, qui avait maintenant complètement durci et ressemblait à du plâtre jaune. Sous le jardin, l’océan brillait. Je suis descendu, aussi bas que j’ai pu, pour observer de près ce jardin.

Question : Les arbres et les plantes que tu as vus, avaient-ils des feuilles ?

Réponse de Berton : Non, c’étaient des formes approximatives — comme une maquette de jardin. Oui ! une maquette. Voilà exactement ce que c’était. Une maquette, mais grandeur nature. Au bout d’un instant, la maquette a commencé à éclater, à se briser, à se fendre de lézardes noires, d’où s’échappait un épais liquide glaireux, qui s’écoulait ou s’amassait sur place. Les secousses ont augmenté, il y a eu un bouillonnement prodigieux et tout a été enseveli sous l’écume. En même temps, les parois de brouillard se resserraient ; j’ai poussé la vitesse de rotation et je suis sorti à 300 mètres.

Question : Es-tu absolument sûr d’avoir vu quelque chose qui rappelait un jardin — un jardin, sans autre interprétation possible ?

Réponse : Oui. J’ai remarqué plusieurs détails. Je me souviens, par exemple, qu’il y avait à un endroit des caisses alignées. Plus tard, j’ai compris que c’était probablement un rucher.

Question : Tu as compris plus tard ? Mais sur l’instant, quand tu les as vues ?

Réponse de Berton : Non, puisque tout était comme en plâtre. Mais j’ai vu autre chose.

Question : Quoi ?

Réponse de Berton : J’ai vu des objets, que je ne peux pas désigner d’un nom précis, parce que je n’ai pas eu le temps de bien les observer. Sous quelques buissons, j’ai cru distinguer des outils, des objets allongés, dentés. On aurait dit des moulages en plâtre de nos petits outils de jardin. Mais je n’en suis pas absolument sûr. Alors que je suis sûr — oui, je suis sûr d’avoir reconnu un rucher.

Question : Tu n’as pas pensé qu’il s’agissait d’une hallucination ?

Réponse de Berton : Non. J’ai cru que c’était un mirage. Je n’ai pas pensé qu’il s’agissait d’une hallucination, parce que je me sentais très bien, et que jamais auparavant je n’avais rien vu de pareil. Quand je suis remonté à 300 mètres, et que j’ai de nouveau regardé le brouillard, il était creusé de trous plus nombreux, irréguliers — imaginez, si vous voulez, une tranche de fromage. Certains de ces trous étaient complètement évidés et je voyais les vagues de l’océan ; d’autres n’étaient que de larges godets, où quelque chose bouillonnait. Je suis redescendu dans un des puits et — l’altimètre indiquait quarante — j’ai vu un mur qui reposait sous la surface de l’océan — mais pas à une grande profondeur — le mur d’un immense bâtiment ; je le distinguais nettement à travers les vagues ; il était percé de plusieurs rangées d’ouvertures rectangulaires, des fenêtres ; il m’a même semblé que je ne sais quoi remuait derrière quelques-unes de ces fenêtres. Mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Le mur s’est lentement redressé et a émergé de l’océan. Un liquide muqueux, veiné de renflements compacts, ruisselait abondamment et s’écoulait le long du mur. Brusquement, le mur s’est brisé en deux, il s’est enfoncé dans les profondeurs de l’océan et il a disparu.

Je suis remonté et j’ai continué à voler au-dessus du brouillard, que je frôlais presque avec mon appareil. J’ai découvert un autre puits, beaucoup plus vaste que le précédent.

De loin déjà, j’avais remarqué une forme claire, presque blanche, qui flottait ; j’avais tout de suite pensé que c’était le scaphandre de Fechner, d’autant plus que je reconnaissais vaguement une forme humaine, et j’avais brusqué mon virage, par crainte de m’égarer et de ne plus retrouver l’endroit. Cette forme, ce corps bougeait ; tantôt il semblait nager, tantôt il semblait debout, au creux de la vague. Je me dépêchais ; je suis descendu si bas que mon appareil a doucement rebondi — il avait probablement heurté la crête de la grosse vague que je surplombais. Ce corps — oui, c’était un corps humain, sans scaphandre — ce corps remuait.

Question : As-tu vu son visage ?

Réponse de Berton : Oui.

Question : Qui était-ce ?

Réponse de Berton : C’était un enfant.

Question : Quel enfant ? L’avais-tu jamais vu auparavant ?

Réponse de Berton : Non. Jamais. En tout cas, je ne me rappelle pas l’avoir jamais vu. Du reste, quand je me suis rapproché — quand je suis arrivé à quarante mètres, ou même avant — j’ai constaté que ce n’était pas un enfant ordinaire.

Question : Qu’entends-tu par là ?

Réponse de Berton : Je vais vous expliquer. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui me troublait, je n’ai compris qu’au bout d’un moment : cet enfant était extraordinairement grand. Énorme, c’est encore peu dire. Étendu horizontalement, son corps s’élevait, ma foi, à quatre mètres au-dessus de l’océan. Je me souviens qu’au moment où j’ai touché la vague son visage se trouvait un peu plus haut que le mien, et pourtant, dans ma cabine, je devais dominer l’océan d’au moins trois mètres.

Question : S’il était tellement grand, pourquoi dis-tu qu’il s’agissait d’un enfant ?

Réponse de Berton : Parce que c’était un tout petit enfant.

Question : Ne te rends-tu pas compte, Berton, que ta réponse manque de logique ?

Réponse de Berton : Non, absolument pas. Je voyais son visage, c’était un très jeune enfant.

D’ailleurs, les proportions du corps correspondaient exactement aux proportions du corps d’un enfant. C’était un … un nourrisson. Non, j’exagère. Il avait peut-être deux ou trois ans. Il avait des cheveux noirs, et des yeux bleus, énormes ! Il était nu, complètement nu — comme un nouveau-né. Il était mouillé, ou plutôt vitrifié ; sa peau luisait.

J’étais terriblement bouleversé. Je ne croyais plus à un mirage. Je voyais cet enfant si distinctement. Il se soulevait et retombait, suivant le mouvement de la vague ; mais, indépendamment de ce mouvement général du corps, il remuait, c’était horrible !

Question : Pourquoi ? Que faisait-il ?

Réponse de Berton : On aurait dit une poupée de musée, mais une poupée vivante. Il ouvrait et refermait les lèvres, il exécutait différents gestes, des gestes horribles. Oui, parce que ce n’étaient pas ses propres gestes.

Question : Qu’entends-tu par là ?

Réponse de Berton : Je le regardais à vingt mètres de distance — je suppose que je ne me suis pas rapproché davantage. Mais, je vous l’ai dit, il était énorme. Je l’ai vu très nettement. Ses yeux brillaient, et on aurait vraiment pu croire que c’était un enfant vivant, s’il n’y avait pas eu ces mouvements, ces gestes que quelqu’un semblait essayer … on aurait dit que quelqu’un d’autre s’exerçait à exécuter ces gestes …

Question : Essaie de préciser ta pensée !

Réponse de Berton : C’est difficile. Je parle d’une impression, d’une intuition. Je ne réfléchissais pas, mais je savais que ces gestes n’étaient pas naturels.

Question : Entends-tu, par exemple, que les mains ne remuaient pas ainsi que peuvent remuer des mains humaines, du fait de la souplesse limitée des articulations ?

Réponse de Berton : Non, absolument pas. Mais … ces mouvements n’avaient aucun sens. Chacun de nos mouvements signifie à peu près quelque chose, sert à quelque chose …

Question : Crois-tu ? Les mouvements d’un nourrisson n’ont guère de signification.

Réponse de Berton : Je sais. Mais les mouvements d’un nourrisson sont désordonnés, confus, embrouillés. Les mouvements que j’observais … ah ! — oui, voilà — c’étaient des mouvements méthodiques. Ils s’accomplissaient successivement, groupés par séries. Comme si quelqu’un avait voulu étudier ce que l’enfant était capable de faire avec ses mains, son torse, sa bouche. Le visage était plus terrible que le reste, parce que le visage a une expression, et ce visage-là … je ne sais pas comment dire. Il était vivant, oui, mais pas humain. Ou plutôt, les traits, dans leur ensemble, oui, les yeux, et le teint, mais l’expression, les mouvements du visage, non !

Question : Étaient-ce des grimaces ? Sais-tu ce que devient le visage d’un homme au cours d’une crise d’épilepsie ?

Réponse de Berton : Oui. J’ai assisté à une crise d’épilepsie. Je comprends. Non, il s’agissait de quelque chose de différent. L’épilepsie provoque des spasmes, des convulsions. Les mouvements dont je vous parle étaient fluides, continus, gracieux — mélodieux, si on peut le dire d’un mouvement. C’est la définition la plus précise. Mais ce visage … Un visage ne peut pas se diviser en deux — une moitié gaie, l’autre triste, une moitié menaçante et l’autre aimable, une moitié apeurée et l’autre moitié triomphante. Chez cet enfant, c’était comme ça. En plus, tous les mouvements et les changements d’expression se succédaient avec une rapidité inconcevable. Je suis resté très peu de temps en bas. Peut-être dix secondes, peut-être moins de dix secondes.

Question : Et tu prétends avoir vu tout cela en un temps aussi court ? D’ailleurs, comment sais-tu combien de temps tu es resté, as-tu vérifié à ton chronomètre ?

Réponse de Berton : Non, je n’ai pas consulté mon chronomètre, mais je vole depuis seize ans. Dans mon métier, on mesure instinctivement la durée de ce qu’on appelle un instant, à une seconde près. C’est une faculté qu’on acquiert et qui est indispensable pour naviguer convenablement. Un pilote ne vaudra jamais grand-chose, qui ne sait pas, sans considération des circonstances, si un phénomène dure cinq ou dix secondes. Il en va de même pour l’observation. Nous apprenons, avec les années, à tout voir dans le temps le plus bref.

Question : Est-ce tout ce que tu as vu ?

Réponse de Berton : Non, mais je ne me rappelle pas le reste aussi exactement. Je suppose que j’en avais déjà trop vu — mon attention a faibli. Le brouillard commençait à se resserrer autour de moi et j’ai dû remonter. Je suis remonté — pour la première fois de ma vie, j’ai failli capoter. Mes mains tremblaient si fort, que j’avais du mal à tenir les commandes. Je crois que j’ai crié quelque chose, que j’ai appelé la base — je savais pourtant que nous n’étions pas reliés par radio.

Question ; As-tu alors essayé de rentrer ?

Réponse de Berton : Non. Finalement, quand je suis arrivé en haut, j’ai pensé que Fechner se trouvait peut-être au fond d’un de ces trous. Je sais que ça peut paraître insensé. Mais c’est ce que j’ai pensé. Je me suis dit que tout était possible, et qu’il me serait possible aussi de retrouver Fechner. J’ai décidé de descendre dans tous les trous que je rencontrerais sur mon chemin. À ma troisième tentative, j’ai renoncé. Quand je suis remonté, j’ai compris qu’il était inutile d’insister, après ce que je venais de voir, cette troisième fois. Je ne pouvais plus continuer. Je dois ajouter — le fait est déjà connu — que je souffrais de nausées et que j’ai vomi dans ma cabine. Je n’y comprenais rien. Je n’avais jamais eu de malaise.

Remarque : C’était un symptôme d’intoxication, Berton.

Réponse de Berton : Peut-être. Je ne sais pas. Mais ce que j’ai vu cette troisième fois, je ne l’ai pas imaginé, ce n’est pas l’effet d’une intoxication.

Question : Comment peux-tu le savoir ?

Réponse de Berton : Ce n’était pas une hallucination. Une hallucination est créée par mon propre cerveau, non ?

Remarque : Oui.

Réponse de Berton : Eh bien, mon cerveau n’a pas pu créer ce que j’ai vu. Je ne le croirai jamais. Mon cerveau en aurait été incapable.

Remarque : Raconte plutôt de quoi il s’agissait !

Réponse de Berton : Auparavant, je voudrais savoir comment seront interprétées les déclarations que j’ai déjà faites.

Question : Quelle importance ?

Réponse de Berton : Pour moi, une importance capitale. J’ai dit que j’ai vu des choses que je n’oublierai jamais. Si la commission reconnaît, même avec des réserves, que mon témoignage est vraisemblable, et qu’il convient d’étudier l’océan — j’entends, en orientant les recherches selon mes déclarations —, alors, je dirai tout. Mais, si la commission estime qu’il s’agit de délire, je ne dirai plus rien.

Question : Pourquoi ?

Réponse de Berton : Parce que le contenu de mes hallucinations m’appartient et que je n’ai pas à en rendre compte. En revanche, je dois rendre compte de ce que j’ai observé sur Solaris.

Question : Cela signifie-t-il que tu refuses de répondre à d’autres questions, tant que le bureau compétent de l’expédition n’aura pas prononcé sa décision ? Tu comprends, il va de soi que la commission n’est pas habilitée à prendre une décision immédiate ?

Réponse de Berton : Oui. »

Ici se terminait le premier procès-verbal. Suivait un fragment du second procès-verbal, rédigé onze jours plus tard.

« Le président : … après délibération, la commission — composée de trois médecins, de trois biologistes, d’un physicien, d’un ingénieur-mécanicien et du suppléant du chef de l’expédition — est arrivée à la conclusion que le rapport de Berton présente un syndrome hallucinatoire d’intoxication par l’atmosphère de la planète, syndrome morbide caractérisé, consécutif à une irritation de la zone associative de l’écorce cérébrale, et que le récit de Berton ne reflète aucune part, ou du moins aucune part appréciable, de la réalité.

Berton : Excusez-moi, que signifie « aucune part, ou du moins aucune part appréciable » ? Dans quelles proportions la réalité est-elle appréciable ou non ?

Le président : Je n’ai pas terminé. Indépendamment de ces conclusions, la commission a dûment enregistré un votum separatum de M. Archibald Messenger, docteur en physique, qui estime objectivement possibles les phénomènes décrits par Berton et se déclare favorable à une vérification scrupuleuse. C’est tout.

Berton : Je répète ma question.

Le président : La réponse est simple. « Aucune part appréciable » signifie que des phénomènes réellement observés peuvent avoir servi de support à tes hallucinations. Au cours d’une promenade nocturne, un homme parfaitement sain d’esprit croit reconnaître un être vivant dans un buisson agité par le vent. À plus forte raison, quelles ne seront pas les illusions de l’explorateur, égaré sur une planète étrangère et exposé à respirer une atmosphère toxique ? Ce jugement ne te porte aucun préjudice, Berton. Aurais-tu l’obligeance, maintenant, de nous informer de ta décision ?

Berton : Je voudrais d’abord connaître les conséquences de ce votum separatum du Dr Messenger.

Le président : Pratiquement nulles. Nous poursuivrons les travaux selon la ligne primitivement établie.

Berton : Notre entretien est-il enregistré ?

Le président : Oui.

Berton : Alors, je tiens à dire que la commission ne me porte pas préjudice, à moi, mais à l’esprit même de l’expédition. Par conséquent, comme je l’ai déjà déclaré, je ne répondrai pas à d’autres questions.

Le président : C’est tout ?

Berton : Oui. Mais je souhaite rencontrer le Dr Messenger. Est-ce possible ?

Le président : Naturellement. »

Ici se terminait le second procès-verbal. Au bas de la page, il y avait une note en caractères minuscules : le lendemain, le Dr Messenger s’était entretenu pendant près de trois heures avec Berton. À la suite de cette conversation, Messenger avait de nouveau prié le Conseil de l’Expédition d’entreprendre des recherches, afin de vérifier les déclarations du pilote. Celui-ci avait révélé des faits nouveaux, extrêmement convaincants — que Messenger ne pouvait divulguer tant que le Conseil n’aurait pas pris une décision positive. Le Conseil — Shannahan, Timolis et Trahier — rejeta la motion et l’affaire fut classée.

Le livre reproduisait encore la photocopie du dernier feuillet d’une lettre — du brouillon d’une lettre —, feuillet trouvé par l’exécuteur testamentaire, après la mort de Messenger. Ravintzer, malgré ses recherches, ignorait si cette lettre avait jamais été envoyée.

« … esprits obtus, pyramide de sottise. » — Ainsi commençait le texte. — « Par souci de préserver son autorité, le Conseil — plus précisément Shannahan et Timolis (la voix de Trahier ne compte pas) — a rejeté mes recommandations. Maintenant, je m’adresse directement à l’Institut ; mais, tu l’imagines sans peine, mes protestations ne convaincront personne. Lié par le serment, je ne peux, malheureusement, te révéler ce que m’a dit Berton. Si le Conseil a méprisé le témoignage de Berton, c’est essentiellement parce que Berton n’a aucune formation scientifique — alors que n’importe quel savant pourrait envier la présence d’esprit et le don d’observation de ce pilote. Je t’en prie, envoie-moi les renseignements suivants par retour du courrier :

1) Biographie de Fechner, notamment détails concernant son enfance.

2) Tout ce que tu sais de sa famille, faits et dates — il a probablement perdu ses parents quand il était enfant.

3) Topographie de la localité où il a été élevé.

Je voudrais encore te dire ce que je pense de tout cela. Comme tu le sais, quelque temps après le départ de Fechner et de Carucci, une tache est apparue au centre du soleil rouge ; cette éruption chromosphérique a projeté une averse de particules énergétiques principalement — selon les renseignements fournis par le satelloïde — vers l’hémisphère austral, où se trouvait notre base, et la liaison radio a été interrompue. Alors que les autres équipes exploraient la surface de la planète dans un rayon relativement restreint, Fechner et Carucci se sont considérablement éloignés de la base.

Jamais, depuis notre arrivée sur la planète et jusqu’à ce jour de malheur, nous n’avions observé un brouillard aussi constant, ni un tel silence.

Je suppose que Berton a vu quelques phases de l’« Opération Homme » entreprise par ce monstre visqueux. À l’origine de toutes les formes aperçues par Berton, il y a Fechner — ou plutôt son cerveau, soumis à une inconcevable « dissection psychique », pour une recréation, une reconstruction expérimentale, à partir d’empreintes (parmi les plus durables, certainement) gravées dans sa mémoire.

Je sais que cela semble fantastique, je sais que je peux me tromper. Aide-moi, je t’en prie ! Je suis actuellement sur l’Alaric, où j’attendrai ta réponse.

À toi,

4. »

Il faisait sombre, je déchiffrais péniblement les caractères imprimés, qui s’estompaient au haut de la page grise — la dernière page concernant l’aventure du pilote Berton. Ma propre expérience me portait à considérer Berton comme un témoin digne de foi.

Je me tournai vers la fenêtre. Mon regard plongea dans un abîme violet ; quelques nuées luisaient encore d’un faible éclat de braise au-dessus de l’horizon. Je ne voyais pas l’océan, recouvert d’ombre.

Les rubans de papier ondulaient paresseusement sous la grille des ventilateurs ; l’air tiède, immobile et silencieux, avait un léger goût d’ozone.

Notre décision de rester dans la Station n’avait rien d’héroïque. Le temps des héros était révolu, le temps des grandes victoires interplanétaires, le temps des expéditions téméraires, le temps des sacrifices — Fechner, première victime de l’océan, appartenait à un passé lointain. Je ne me souciais presque plus de savoir qui était le « visiteur » de Snaut ou de Sartorius. Bientôt, me disais-je, nous cesserons d’avoir honte, de nous isoler. Si nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos « visiteurs », nous nous habituerons à leur compagnie, nous vivrons avec eux. Si leur Créateur modifie les règles du jeu, nous nous adapterons à ces nouvelles règles, même si nous commençons par regimber, par nous révolter — même si l’un de nous cède au découragement et se tue. Finalement, un certain équilibre se rétablira.

La nuit était venue, semblable à tant de nuits sur la Terre. Je ne distinguais plus que les contours blancs du lavabo et la surface lisse du miroir.

Je me levai. À tâtons, je farfouillai parmi les objets qui encombraient la tablette du lavabo. Je trouvai la boîte de coton hydrophile. Je me lavai le visage avec un tampon humide et j’allai m’étendre sur le lit …

Un phalène battit des ailes — non, c’était le ruban du ventilateur. Le bourdonnement cessa, reprit. Je ne voyais plus la fenêtre, tout se confondait dans l’obscurité. Un rai lumineux, tombant de je ne sais où, traversa l’espace et s’attarda devant moi — sur le mur, ou sur le ciel noir ? Je me rappelai combien le regard vide de la nuit m’avait effrayé la veille au soir ; je souris de ma peur. Je ne craignais plus ce regard. Je ne craignais rien. Je soulevai mon poignet et je consultai la couronne de chiffres phosphorescents. Une heure encore et ce serait l’aube du jour bleu.

Je respirais profondément ; je savourais l’obscurité ; j’étais vide, libéré de toute pensée.

En bougeant, je sentis contre ma hanche la forme plate du magnétophone. Gibarian … sa voix immortalisée par des bobines de fil. J’avais oublié de le ressusciter, de l’écouter — la seule chose que désormais je pouvais faire pour lui ! Je retirai le magnétophone de ma poche, afin de le cacher sous le lit.

J’entendis un bruissement et la porte s’ouvrit.

— Kris ? — Une voix inquiète chuchotait mon nom. — Kris, tu es là ? Il fait tellement sombre …

Je répondis :

— Je suis ici, n’aie pas peur, viens !

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