Conversation

Le jour suivant, après le déjeuner, je trouvai sur ma table un billet de Snaut : Sartorius avait différé la construction de l’annihilateur et s’apprêtait à projeter une dernière fois un puissant faisceau de rayons dans l’océan.

— Harey, ma chérie, je dois aller voir Snaut.

L’aube rouge embrasait la fenêtre et divisait la chambre en deux parties. Nous nous tenions dans une région d’ombre bleue. Au-delà de cette zone d’ombre, tout était cuivré ; si un livre était tombé de son rayon, mon oreille aurait instinctivement guetté un résonnement métallique.

— Il s’agit de cette expérience. Seulement, je ne sais pas comment faire. Tu comprends, je préférerais …

Je m’interrompis.

— Kris, tu n’as pas à te justifier ! Je voudrais tellement … si cela ne durait pas trop longtemps.

— Ça durera un certain temps. Écoute, crois-tu que tu pourrais attendre dans le couloir ?

— J’essaierai. Et si je n’arrive pas à me dominer ?

— Qu’éprouves-tu exactement ? — J’ajoutai, précipitamment : Je ne te questionne pas par indiscrétion, comprends-moi bien, mais si nous creusons un peu la question, tu trouveras peut-être le moyen de te dominer.

— J’ai peur, dit-elle. — Elle avait pâli. — Je ne peux pas même t’expliquer de quoi j’ai peur, parce qu’en réalité je ne suis pas effrayée par quelque chose ou quelqu’un. Je … je me sens perdue. Et j’ai terriblement honte de moi. Ensuite, quand tu reviens, c’est fini. Voilà pourquoi j’ai pensé que c’était une maladie …

Elle parlait à voix basse et elle tremblait.

— C’est peut-être seulement dans cette maudite Station que tu éprouves des terreurs. Je m’arrangerai pour qu’on parte en vitesse.

Elle écarquilla les yeux :

— Crois-tu que ce soit possible ?

— Pourquoi pas ? Je ne suis pas prisonnier ici. Il faudra que je discute avec Snaut. Qu’est-ce que tu crois, combien de temps pourras-tu rester seule ?

— Ça dépend … — Elle baissa la tête : Si j’entends ta voix, je pense que je réussirai à ne pas bouger.

— Je préférerais que tu ne nous entendes pas. Je n’ai rien à te cacher, mais je ne sais pas, je ne peux pas savoir, ce que dira Snaut.

— Ne continue pas, j’ai compris. Je me tiendrai à bonne distance, il suffira que je reconnaisse le son de ta voix.

— Je vais lui téléphoner de l’atelier. Je ne ferme pas les portes.

Harey acquiesça de la tête.

Je traversai la zone rouge ; par contraste, et malgré les lampes, le couloir me parut obscur. La porte de l’atelier était ouverte. Dernières traces laissées par les événements de la nuit, les débris de la bouteille Deware brillaient sous une rangée de réservoirs d’oxygène liquide. Quand je soulevai le combiné, le petit écran s’éclaira ; je composai le numéro de la cabine radio. Derrière le verre mat, la pellicule de lumière bleutée éclata ; penché de côté, par-dessus l’accoudoir d’un fauteuil, Snaut me regardait dans les yeux.

— Salut, dit-il.

— J’ai trouvé ton billet. Je voudrais te parler. Je peux venir ?

— Tu peux. Tout de suite ?

— Oui.

— Excuse-moi, tu viens seul ou … accompagné ?

— Seul.

Projetant en avant son front barré de rides épaisses, ses joues maigres et brûlées, il m’examinait à travers le verre bombé — drôle de poisson dans un drôle d’aquarium.

Il prit un air entendu :

— Bien, bien, je t’attends.

Quand je rentrai dans ma chambre, je distinguai vaguement la silhouette de Harey au-delà du rideau de rayons rouges.

— Nous pouvons aller, ma chérie … — La voix me manqua.

Harey était assise dans un fauteuil, les bras repliés sous les accoudoirs. Avait-elle entendu trop tard mes pas ? L’espace d’une seconde, je la vis lutter contre la force incompréhensible qui l’habitait, vaincre cette horrible contraction de tout son corps et se détendre enfin. Une fureur aveugle, mêlée de pitié, m’étouffait.

En silence, nous suivîmes le long couloir aux parois polychromes — la diversité des couleurs, selon les architectes, devait nous faciliter l’existence à l’intérieur de la carapace blindée. De loin, je constatai que la porte de la cabine radio était entrebâillée et laissait passer une bande de lumière rouge. Je regardai Harey, qui ne tenta même pas de sourire ; pendant tout le trajet, elle s’était préparée à un combat avec elle-même, et, maintenant que l’épreuve approchait, elle avait un visage pâle, amenuisé. À quinze pas de la porte, elle s’arrêta. Je me retournai ; elle me poussa du bout des doigts. Aussitôt, Snaut, mes projets, l’expérience, la Station, tout me parut dérisoire, comparé au supplice qu’elle s’apprêtait à subir. Je ne me sentais pas une vocation d’aide-bourreau ; je voulus revenir sur mes pas. Mais une ombre coupa le reflet du soleil sur la paroi et je me hâtai d’entrer dans la cabine.

Snaut s’était avancé vers la porte, comme s’il avait eu l’intention de sortir à ma rencontre. Le disque solaire l’auréolait d’une lueur pourpre, qui semblait irradier de ses cheveux gris. Nous nous considérâmes un moment sans rien dire. S’il pouvait m’étudier à loisir, moi, je ne le voyais pas, car j’étais ébloui par le flamboiement de la fenêtre.

Je passai à côté de Snaut et j’allai m’appuyer à un haut pupitre, d’où émergeaient les tiges flexibles des microphones. Snaut pivota lentement et continua à m’observer avec son sourire habituel, grimace qui n’exprimait pas la gaieté et trahissait le plus souvent une fatigue indicible. Les yeux toujours fixés sur moi, il se fraya un chemin parmi les monceaux d’objets entassés en désordre — accumulateurs thermiques, instruments, pièces de rechange destinées à l’installation de radio. S’approchant d’un placard métallique, il redressa un tabouret et s’assit, le dos contre la porte du placard.

Inquiet, je tendais l’oreille ; aucun bruit ne venait du couloir où j’avais laissé Harey. Pourquoi Snaut se taisait-il ? Notre silence à tous les deux devenait gênant.

Je m’éclaircis la voix :

— Quand serez-vous prêts ?

— On pourrait commencer aujourd’hui, mais l’enregistrement demande un certain temps.

— L’enregistrement ? Tu veux dire l’encéphalogramme ?

— Oui, tu étais d’accord … qu’est-ce qu’il y a ?

— Non, rien.

Le silence se prolongeant de nouveau, Snaut reprit :

— Tu avais quelque chose à me dire ?

Je murmurai :

— Elle sait …

Il fronça les sourcils :

— Ah ?

J’avais l’impression qu’il n’était pas vraiment surpris. Alors, pourquoi jouait-il l’étonnement ?

Je perdis toute envie de me confier à lui. Pourtant, par simple honnêteté, je me forçai à parler :

— Elle a commencé à avoir des soupçons depuis notre conversation dans la bibliothèque, elle m’a épié, elle a additionné les indices, puis elle a trouvé le magnétophone de Gibarian et elle a écouté la bande …

Le dos appuyé contre le placard, il ne bougeait pas, mais un faible éclat avivait ses yeux. Debout à côté du pupitre, j’avais en face de moi le panneau de la porte entrouverte sur le couloir.

Je baissai encore la voix :

— Cette nuit, pendant que je dormais, elle a essayé de se tuer. Elle a absorbé de l’oxygène liquide …

Il y eut un bruissement de papiers chassés par un courant d’air. Je cessai de parler, attentif à ce qui se passait dans le couloir. Le bruit ne venait pas du couloir, il était dans la chambre. Une souris … Une souris ! Absurde. Il n’y avait pas de souris ici. À la dérobée, j’observais mon compagnon.

— J’écoute, dit-il tranquillement.

— Évidemment, elle n’a pas réussi … en tout cas, elle sait qui elle est.

— Pourquoi me racontes-tu ça ?

À l’instant même, je ne sus pas quoi répondre, puis je marmonnai :

— Pour t’informer … te renseigner sur la situation …

— Je t’avais averti.

Malgré moi, j’élevai la voix :

— Tu veux dire que tu savais …

— Ce que tu viens de me raconter ? Bien sûr que non. Mais je t’ai expliqué la situation. Quand il arrive, le « visiteur » est à peu près vide, ce n’est qu’un fantôme nourri de souvenirs et d’images confus, puisés chez son … Adam. Plus longtemps il reste avec toi, plus il s’humanise. Il devient aussi plus indépendant, jusqu’à un certain point. Et plus longtemps ça dure, plus il est difficile … Snaut s’arrêta, me jeta un coup d’œil de bas en haut et ajouta à contrecœur : Elle sait tout ?

— Oui, je te l’ai déjà dit.

— Tout ? Elle sait qu’elle est venue une première fois et que tu l’as …

— Non !

Il sourit :

— Écoute, Kelvin, si tu en es là … Qu’est-ce que tu veux faire, tu veux quitter la Station ?

— Oui.

— Avec elle ?

— Oui.

Il se taisait, méditant sa réponse, mais son silence signifiait également autre chose … quoi ? De nouveau, j’entendis près de moi — sans pouvoir le situer et comme derrière une mince paroi — le bruissement d’un courant d’air insensible dans la chambre.

Snaut remua sur son tabouret :

— Très bien, dit-il. Qu’est-ce que tu as à me regarder ? Tu croyais que je te mettrais des bâtons dans les roues ? Mon cher Kelvin, tu feras ce que tu voudras. Avec les soucis que nous avons, nous n’allons pas, par-dessus le marché, employer la contrainte les uns à l’égard des autres ! Sans espoir de te convaincre, je tiens à te dire ceci : Dans une situation inhumaine, tu t’efforces de conserver un comportement humain. C’est peut-être très beau, mais ça ne te mènera nulle part. D’ailleurs, je ne suis pas tellement sûr que ce soit beau. Comment un comportement idiot pourrait-il être beau ? Là n’est pas la question, revenons à nos affaires ! Tu renonces à poursuivre les expériences, tu désires partir et l’emmener avec toi, oui ?

— Oui.

— C’est aussi … une expérience. Tu y as pensé ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu te demandes si elle … pourra ? … Du moment qu’elle est avec moi, je ne vois pas …

Parlant de plus en plus lentement, je m’arrêtai au milieu de ma phrase.

Snaut soupira :

— Nous pratiquons tous une politique d’autruche, mon cher Kelvin, et nous le savons. Il n’y a pas lieu de se donner des airs chevaleresques.

— Je ne me donne aucun air.

— Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser. Je retire les airs chevaleresques, mais je garde la politique d’autruche, que tu pratiques sous une forme particulièrement dangereuse. Tu te mens à toi-même, tu lui mens, à elle, et tu tournes en rond. Tu connais les conditions de stabilisation d’une structure de neutrinos ?

— Non, et toi non plus. Personne ne les connaît.

— En effet. Nous savons uniquement qu’une telle structure est instable et ne peut subsister que grâce à un afflux d’énergie continu. Je l’ai appris par Sartorius. Cette énergie crée un champ de stabilisation tourbillonnant. Ce champ magnétique est-il extérieur par rapport au « visiteur », ou est-il créé à l’intérieur de son corps ? Tu saisis la différence ?

— Oui … s’il est extérieur … elle …

Snaut conclut pour moi :

— Éloignée de Solaris, la structure se désagrège. Pure hypothèse, bien sûr, mais que tu peux vérifier, puisque tu as déjà tenté une expérience. La fusée que tu as lancée … elle continue à graviter. À mes moments perdus, j’ai même calculé les éléments de son mouvement. Tu peux t’envoler, te placer sur orbite, t’approcher et voir ce qu’est devenue la passagère …

Je hurlai :

— Tu es fou !

— Crois-tu ? … et si nous ramenions cette fusée ici ? Pas de difficulté, elle est téléguidée. Nous la ferons dévier de son orbite et …

— Tais-toi !

— Non, tu ne veux pas non plus ? Il y a encore un moyen, très simple. Il ne sera pas nécessaire de la ramener dans la Station, elle continuera à graviter. Il suffira d’établir une liaison par radio. Si elle vit, elle répondra et …

— Mais … mais, depuis longtemps elle n’a plus d’oxygène !

— Elle n’a peut-être pas besoin d’oxygène. On essaie ?

— Snaut … Snaut …

Il me singea avec colère :

— Kelvin … Kelvin … Réfléchis un peu ! Tu es un homme, oui ou non ? Qui cherches-tu à contenter ? Qui veux-tu sauver ? Toi ? Elle ? Et laquelle des deux ? Celle-ci ou celle-là ? Tu n’as pas assez de courage pour les affronter toutes les deux ? Tu vois bien que ta conduite est inconsidérée ! Je te le répète pour la dernière fois, nous nous trouvons dans une situation qui échappe à la morale.

J’entendis le même bruissement que tout à l’heure, et, cette fois-ci, il me sembla que des ongles grattaient une paroi. Je ne sais pourquoi, je me sentis soudain aussi passif et indifférent qu’un mulet. Je me voyais, je nous voyais tous les deux de très loin, par le petit bout d’une lorgnette, et tout me parut insignifiant, négligeable, un peu risible.

Je demandai :

— Bon, et d’après toi, qu’est-ce que je devrais faire ? L’éloigner ? Demain, elle reviendrait, n’est-ce pas ? Et le surlendemain, et tous les jours suivants. Pendant combien de temps ? À quoi bon s’en débarrasser, si elle revient ? Quel avantage en retirerai-je ? Et quel avantage pour toi, pour Sartorius, pour la Station ?

— Non, voici ce que je te propose : Pars avec elle ! Tu assisteras à la transformation. Au bout de quelques minutes, tu verras …

Sans enthousiasme, je l’interrompis :

— Quoi ? Un monstre, un démon ?

— Non, tu la verras mourir, tout simplement. Tu crois vraiment à son immortalité ? Je t’assure qu’ils meurent … Qu’est-ce que tu feras, alors ? Tu reviendras ici … te réapprovisionner ?

Serrant les poings, je criai :

— Tais-toi !

Les paupières plissées, il me considérait avec une raillerie condescendante :

— Ah, c’est moi qui dois me taire ? Ce n’est pourtant pas moi qui ai engagé cette conversation, et je trouve qu’elle a assez duré ! Je te conseille d’autres amusements. Tu pourrais, par exemple, aller fouetter l’océan à coups de verge, pour te venger de lui ! Qu’est-ce que tu imagines ? Que tu es un gredin, si tu l’expédies … — De la main, il fit un geste d’adieu narquois et il leva la tête vers le plafond, comme s’il suivait des yeux une fusée qui s’envole. — Et que tu es un honnête homme, si tu la gardes ? Sourire quand tu as envie de gémir, simuler la joie et la paix, quand tu voudrais te cogner la tête contre les murs, ce n’est pas être un gredin ? Et s’il est impossible, ici, de ne pas être un gredin ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Te déchaîner contre cette crapule de Snaut, qui est responsable de tout ? Oui ? Alors, mon cher Kelvin, c’est que, pour comble de malheur, tu es vraiment un idiot fini !

Le menton baissé, je répondis :

— Tu parles pour ton compte … moi … je l’aime.

— Qui ? … son souvenir ?

— Non, elle. Je t’ai dit ce qu’elle a voulu faire. Peu d’êtres humains … authentiques auraient eu le courage d’agir ainsi.

— Par tes propres paroles, tu reconnais …

— Ne me chicane pas sur les mots !

— Bien. Donc, elle t’aime. Et toi, tu désires l’aimer. Ce n’est pas la même chose.

— Tu te trompes.

— Je regrette, Kelvin, mais c’est toi-même qui m’as exposé tes soucis intimes. Tu ne l’aimes pas. Tu l’aimes. Elle est prête à donner sa vie. Toi aussi. C’est très émouvant, c’est magnifique, c’est sublime, tout ce que tu voudras. Mais ici, c’est déplacé. Ce n’est pas l’endroit. Tu comprends ? Non, tu refuses de le comprendre. Des forces inconnues, indépendantes de nous, t’entraînent dans un processus circulaire, dont elle est un aspect, une phase, une manifestation périodique. Si elle était … si tu étais importuné par une maritorne dévouée, tu n’hésiterais pas un instant à l’éloigner, pas vrai ?

— En effet.

— Eh bien, voilà sans doute pourquoi elle n’est pas une maritorne ! Tu as les mains liées ? C’est justement de ça qu’il s’agit, que tu aies les mains liées !

— Ce n’est qu’une nouvelle hypothèse, qui vient s’ajouter à un million d’autres hypothèses répertoriées dans la bibliothèque. Laisse-moi tranquille, Snaut, elle est … Non, je ne veux plus en parler avec toi.

— Bien. C’est toi qui as commencé. Rappelle-toi seulement qu’elle est un miroir où se reflète une partie de ton cerveau. Si elle est merveilleuse, c’est parce que tu as des souvenirs merveilleux. C’est toi qui as fourni la recette. Tu es pris dans un processus circulaire, ne l’oublie pas !

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que je … que je l’éloigne ? Je t’ai déjà posé la question : Pourquoi ? … Tu n’as pas répondu.

— Je vais te répondre. Ce n’est pas moi qui ai souhaité cette conversation. Je ne me suis pas mêlé de tes affaires. Je ne t’ordonne rien, je ne t’interdis rien, et, même si j’en avais le droit, je ne le ferais pas. Tu es venu ici de ton propre gré et tu as tout déballé devant moi. Tu sais pourquoi ? Non ? Pour te décharger d’un fardeau, pour te soulager d’un poids ! Ah, mon cher Kelvin, je le connais, ce fardeau. Oh, oui, et ne m’interromps pas ! Je te laisse libre de tes décisions, alors que tu désires une opposition. Si je te barrais le chemin, tu essaierais peut-être de me casser la figure. Mais c’est à moi que tu aurais affaire, à un homme façonné du même limon que toi, un homme de la même chair et du même sang que toi, et alors tu te sentirais, toi aussi, un homme. Comme je ne te donne pas l’occasion de te battre, tu discutes avec moi … ou plutôt, tu discutes avec toi-même ! Il ne te reste plus qu’à me dire que tu succomberais à la douleur, si elle disparaissait soudain … Non, je t’en prie, ne dis rien !

Je ripostai gauchement à son attaque :

— J’étais venu t’informer, par simple honnêteté, que j’ai l’intention de quitter la Station avec elle.

Snaut haussa les épaules :

— Tu n’en démords pas … J’ai exprimé mon opinion uniquement parce que je constate que tu te montes la tête. Et plus on s’élève, plus dure sera la chute, comme on dit … Viens demain matin, vers neuf heures, chez Sartorius … tu viendras ?

Je m’étonnai :

— Chez Sartorius ? Je croyais qu’il ne laissait entrer personne. Tu m’as dit qu’on ne pouvait pas même lui téléphoner.

— Il semble qu’il s’est arrangé d’une façon ou d’une autre. Nous ne parlons jamais de nos problèmes domestiques. Toi … c’est entièrement différent. Tu viendras demain matin ?

Je grognai :

— Je viendrai.

Je regardais Snaut. Sa main gauche avait glissé à l’intérieur du placard. Depuis quand la porte était-elle entrouverte ? Depuis assez longtemps, probablement, mais dans l’excitation de cette horrible conversation je n’avais rien remarqué. La position de cette main n’était pas naturelle. On aurait dit qu’il dissimulait quelque chose. Ou qu’il tenait quelqu’un par la main.

J’humectai mes lèvres :

— Snaut, qu’est-ce que tu …

— Sors, dit-il à voix basse et très tranquillement, sors !

Je sortis et je fermai la porte sur les dernières lueurs du crépuscule rouge. À dix pas de la porte, Harey attendait, assise par terre, collée à la paroi.

Elle se leva d’un bond :

— Tu vois, dit-elle en me regardant avec des yeux brillants. J’ai réussi, Kris … Je suis si contente ! Peut-être … ce sera peut-être de plus en plus facile …

Je répondis distraitement :

— Oh, oui, sûrement …


Nous rentrâmes chez moi. Je n’avais pas cessé de me casser la tête au sujet de ce placard. C’était donc là qu’il cachait ? … Et toute notre conversation ? … Les joues commençaient à me brûler si fort qu’involontairement je les caressai du dos de la main. Quelle conversation stupide ! Et pour aboutir à quoi ? À rien. Ah, oui, demain matin …

Brusquement, la peur me saisit, une peur semblable à celle que j’avais éprouvée la nuit précédente. Mon encéphalogramme. L’enregistrement intégral des processus de mon cerveau, transformé en un faisceau de rayons, serait déchargé dans l’océan, dans les profondeurs de ce monstre inconcevable, infini … Qu’avait dit Snaut : « Si elle disparaissait, tu souffrirais horriblement ? » Un encéphalogramme est un enregistrement de tous les processus — des processus conscients et inconscients. Si je souhaite qu’elle disparaisse, disparaîtra-t-elle ? Mais si je désirais me débarrasser d’elle, serais-je aussi effrayé à l’idée de l’anéantissement qui la menace ? Suis-je responsable de mon inconscient ? Mais qui d’autre en serait responsable ? … Quelle sottise ! Pourquoi ai-je accepté de leur livrer mon encéphalogramme … Je peux évidemment étudier l’enregistrement avant de permettre qu’on l’utilise, mais je ne saurai pas le déchiffrer. Personne ne saurait le déchiffrer. Les spécialistes ne peuvent circonscrire les pensées du sujet qu’en termes généraux. Ils diront, par exemple, que le sujet méditait la solution d’un problème mathématique, mais seront incapables de préciser les données de ce problème. Ils sont contraints de s’en tenir à des généralités, affirment-ils, car l’encéphalogramme reproduit pêle-mêle une multitude de processus se déroulant simultanément, et dont une partie seulement a une « doublure » psychique. Et les processus inconscients ? Les spécialistes refusent absolument d’en parler. Comment exiger, par conséquent, qu’ils déchiffrent des souvenirs plus ou moins refoulés … Mais de quoi ai-je tellement peur ? J’ai dit à Harey, ce matin même, que l’expérience n’aura pas d’aboutissement. Si nos neurophysiologistes sont incapables de déchiffrer l’enregistrement, comment cet étranger, ce géant noir et fluide en serait-il capable …

Il m’a pourtant pénétré, à mon insu ; il a sondé ma mémoire et il a découvert mon point le plus sensible. Comment en douter ? Sans aide aucune, sans aucune « transmission de rayons », il a traversé le blindage hermétique, la double carapace de la Station, il m’a trouvé et il a emporté son butin …

— Kris ? chuchota Harey.

Debout devant la fenêtre, le regard fixe, je n’avais pas vu venir la nuit. Un mince plafond de nuages élevés, coupole argentée reflétant faiblement le soleil disparu, voilait les étoiles.

Si elle disparaît après l’expérience, cela signifiera que je souhaitais sa disparition. Que je l’ai tuée. Non, je ne monterai pas chez Sartorius. Je ne suis pas obligé de leur obéir. Qu’est-ce que je leur dirai ? La vérité ? Non. Je ne peux pas leur dire la vérité. Il faudra jouer la comédie, mentir, encore et toujours … Parce qu’il y a peut-être en moi des pensées, des intentions, des espoirs cruels dont je ne sais rien, parce que je suis un assassin qui s’ignore. L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes, son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées. Leur abandonner Harey … par pudeur ? L’abandonner uniquement parce que je manque de courage ?

— Kris, dit Harey, plus bas encore.

Elle s’était rapprochée de moi. Je fis semblant de ne pas l’avoir entendue. En cet instant, je voulais m’isoler. Je devais m’isoler. Je n’avais encore rien décidé, pris aucune résolution. Immobile, je contemplais le ciel noir, les étoiles froides, pâles fantômes des étoiles qui brillaient au-dessus de la Terre. Ma tête s’était brusquement vidée de toute pensée. Il me restait seulement la morne certitude d’avoir irrémédiablement franchi une frontière. Indifférent, je refusais de savoir que je cheminais vers l’inaccessible et je n’avais plus même la force de me mépriser.

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