La conférence

J’étais étendu sur le dos, la tête de Harey au creux de mon épaule ; je ne pensais à rien.

L’obscurité se peuplait. J’entendais des pas. Quelque chose s’amoncelait au-dessus de moi, de plus en plus haut, à l’infini. La nuit, la nuit me transperçait de part en part, la nuit prenait possession de moi, elle m’enveloppait et me pénétrait, impalpable, inconsistante. Pétrifié, je ne respirais plus, il n’y avait pas d’air à respirer. Très loin, j’entendais battre mon cœur. Je rassemblai le restant de mes forces, toute mon attention, et j’attendis l’agonie. J’attendais … Je me rapetissais, et le ciel invisible, sans horizon, l’espace informe, sans nuages, sans étoiles, reculait, s’étendait et grandissait autour de moi. J’essayai de ramper sur mon lit, mais il n’y avait plus de lit, l’obscurité ne recouvrait plus rien. Je pressai les mains contre mon visage. Je n’avais plus de doigts, plus de mains. J’aurais voulu crier, hurler …

La chambre flottait dans une pénombre bleue, qui cernait les meubles, les rayons chargés de livres, qui effaçait la couleur des murs et de tout objet. Une blancheur nacrée irisait la fenêtre.

J’étais trempé de sueur. Je jetai un coup d’œil de côté. Harey me regardait.

Elle souleva la tête :

— Tu as le bras engourdi ?

La couleur de ses yeux avait aussi été effacée ; ils étaient gris — lumineux, pourtant, sous les cils noirs.

— Quoi ? — Je ressentis son murmure comme une caresse, avant de comprendre le sens des mots. — Non. Ah, oui ! dis-je enfin.

Je posai la main sur son épaule ; j’avais des picotements dans les doigts.

Elle demanda :

— Tu as fait un mauvais rêve ?

Je l’attirai de l’autre main :

— Un rêve ? Oui, je rêvais. Et toi, tu n’as pas dormi ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je n’ai pas sommeil. Il ne faut pas que cela t’empêche de dormir … Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

Je fermai les yeux. Son cœur battait contre mon cœur. Son cœur ? Simple accessoire ! me dis-je. Mais rien ne m’étonnait plus, pas même ma propre indifférence. J’avais franchi les frontières de la peur et du désespoir. J’étais parvenu très loin — personne, jamais, n’était arrivé aussi loin ! Mes lèvres effleuraient son cou ; je descendis plus bas, jusqu’à la cavité entre les tendons ; le sang frappait la paroi de la coquille de chair soyeuse.

Je m’appuyai sur le coude. Aurore, douceur de l’aube ? Un orage silencieux embrasait l’horizon sans nuages. Un éclair, le premier rayon du soleil bleu, traversa la chambre et se brisa en reflets acérés ; il y eut un feu croisé d’étincelles, jaillies du miroir, des poignées de portes, des tuyaux nickelés ; la lumière s’éparpillait, se jetait sur toute surface lisse et semblait vouloir conquérir un espace plus vaste, faire éclater la chambre. Je regardai Harey ; la pupille de ses yeux gris s’était contractée.

Elle demanda d’une voix mate :

— La nuit est déjà finie ?

— Ici, la nuit ne dure jamais longtemps.

— Et nous ?

— Quoi nous ?

— Nous resterons longtemps ici ?

Venant de sa part, la question ne manquait pas de saveur comique ; mais, quand je parlai, ma voix ne révéla aucune trace de gaieté :

— Assez longtemps, probablement. Tu n’as pas envie de rester ?

Elle ne cilla pas. Elle me regardait attentivement. Avait-elle cillé, maintenant ? Je n’en étais pas sûr. Elle tira la couverture et j’aperçus le petit triangle rose sur son bras.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

— Parce que tu es très belle.

Elle sourit, sans malice ; elle me remerciait discrètement de mon compliment.

— Vraiment ? On dirait que … c’est comme si …

— Quoi ?

— Comme si tu doutais de quelque chose.

— Quelle idée !

— Comme si tu te méfiais de moi, comme si je t’avais caché quelque chose …

— Absurde !

— À ta façon de nier, je vois bien que je ne me trompe pas.

La lumière devenait aveuglante. La main en visière, je cherchai mes lunettes. Elles étaient sur la table. Je m’agenouillai, tendis le bras et je mis les verres noirs.

Quand je m’étendis à côté d’elle, Harey sourit :

— Et moi ?

Je compris soudain :

— Des lunettes ?

Je me levai et commençai à fureter ; j’ouvris des tiroirs ; je déplaçai des livres, des instruments … Je trouvai deux paires de lunettes, que je donnai à Harey. Elle les essaya, une paire après l’autre. Les lunettes étaient trop grandes ; elles lui tombaient jusqu’au milieu du nez.

En grinçant, les volets glissaient devant la fenêtre. Et ce fut de nouveau la nuit. À tâtons, j’aidai Harey à enlever ses verres et je déposai nos lunettes sous le lit.

Elle demanda :

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— La nuit, on dort !

— Kris …

— Quoi ?

— Tu veux une compresse sur le front ?

— Non, merci. Merci … ma chérie.

Je ne sais pas pourquoi j’avais ajouté ces deux mots. Dans l’obscurité, je saisis ses épaules gracieuses, je les sentis frémir, et j’eus la certitude de tenir Harey dans mes bras. Ou plutôt, je compris soudain qu’elle n’essayait pas de me duper ; c’était moi qui la trompais — car elle pensait sincèrement qu’elle était Harey.

Je m’assoupis ensuite plusieurs fois, et chaque fois un sursaut angoissé me tira du sommeil. Haletant, épuisé, je me serrais contre elle ; mon cœur se calmait lentement. Du bout des doigts, prudemment, elle me touchait les joues, le front, pour vérifier si je n’avais pas de fièvre. C’était Harey. La seule, la vraie Harey.

Quelque chose changea en moi ; je cessai de lutter et presque aussitôt je m’endormis.

Une sensation de fraîcheur agréable me réveilla. J’avais le visage recouvert d’un tissu humide, que je retirai facilement ; j’aperçus Harey penchée au-dessus de moi. Elle me sourit. Des deux mains, elle pressait un morceau de gaze, qui s’égouttait dans une cuvette de porcelaine ; à côté de la cuvette, il y avait un flacon de lotion cicatrisante.

— Quel sommeil ! dit-elle en m’appliquant sur la tempe la compresse qu’elle venait de préparer. — Tu as mal ?

— Non.

Je plissai le front ; la peau avait retrouvé sa souplesse. Harey était assise au bord du lit, ses cheveux noirs rejetés par-dessus le col d’un peignoir de bain, un peignoir d’homme, à rayures orangées et blanches, dont elle avait retroussé les manches jusqu’au coude.

J’avais terriblement faim ; vingt heures, pour le moins, s’étaient écoulées depuis mon dernier repas. Quand Harey eut terminé son travail d’infirmière, je me levai. Mon regard tomba sur deux robes, qui drapaient le dossier d’un fauteuil — deux robes blanches absolument identiques, ornées chacune d’une rangée de boutons rouges. J’avais moi-même déchiré l’une de ces robes, afin d’aider Harey à la quitter. Et Harey était revenue, hier soir, vêtue de la seconde robe !

Elle suivit mon regard :

— J’ai dû défaire la couture avec des ciseaux, dit-elle. Je crois que la fermeture à glissière s’est coincée.

Le spectacle de ces deux robes identiques dépassait en horreur tout ce que j’avais connu jusqu’alors. Harey s’affairait à mettre de l’ordre dans la petite pharmacie. Je me détournai et je mordis mon poing. Continuant à regarder ces deux robes — ou plutôt cette seule et unique robe dédoublée — je m’éloignai vers la porte. L’eau coulait bruyamment du robinet. J’ouvris la porte, je me glissai hors de la chambre, et je refermai le panneau avec précaution. J’entendais le murmure de l’eau, le tintement des flacons ; brusquement, tout bruit cessa. Les mâchoires serrées, j’attendais ; le panneau de la porte reflétait un des tubes lumineux qui entouraient le plafond de la rotonde. Je tenais la poignée, sans grande conviction de pouvoir la garder levée. Une secousse brutale faillit me l’arracher de la main ; mais la porte ne s’ouvrit pas ; elle vibra et se mit à trembler du haut en bas. Stupéfait, je lâchai la poignée et je reculai. Le panneau de matière plastique se creusait, comme si un personnage invisible, à côté de moi, avait essayé d’enfoncer la porte pour s’introduire dans la chambre ! Le châssis d’acier du panneau s’arquait toujours davantage et le vernis émaillé s’effritait. Tout à coup, je compris : au lieu de pousser la porte, qui s’ouvrait vers l’extérieur, Harey s’efforçait de l’ouvrir en la tirant à soi. Le reflet du tube lumineux se courbait dans le miroir déformant du panneau blanc ; un craquement puissant retentit et le panneau, tendu à l’extrême, se fendit. Simultanément, la poignée disparut, arrachée de sa monture. Des mains ensanglantées passèrent à travers la fente, s’avancèrent en laissant des traces rouges sur le vernis laiteux, et la porte se brisa en deux morceaux suspendus de biais à leurs gonds. Un visage livide parut ; une créature hagarde, vêtue d’un peignoir de bain orange et blanc, se précipita sur ma poitrine en sanglotant.

Je voulais fuir, trop tard et contre tout espoir ; mais j’étais incapable de bouger. Harey respirait convulsivement ; sa tête échevelée martelait mon épaule. Quand je pus étendre les bras pour la maîtriser, Harey s’écroula.

Évitant de m’accrocher au panneau fracassé, je la portai à l’intérieur de la chambre et je l’étendis sur le lit. Au bout de ses doigts écorchés, les ongles étaient brisés. Quand elle retourna la main, je vis saillir à nu les os de la paume. Je regardai son visage ; les yeux, dépourvus d’expression, ne me voyaient pas.

— Harey !

Elle répondit par un grognement inarticulé.

J’approchai un doigt de son œil ; la paupière se ferma.

Je me dirigeai vers la pharmacie. Le lit grinça ; je me retournai ; Harey était assise et regardait avec épouvante ses mains ensanglantées.

— Kris, gémit-elle, je … je … que m’est-il arrivé ?

Je répondis sèchement :

— Tu t’es blessée en démolissant la porte.

Les lèvres me démangeaient bizarrement, surtout la lèvre inférieure, que j’immobilisai entre mes dents.

Harey considéra un instant les morceaux du panneau plastique qui pendaient, accrochés au châssis d’acier, puis elle dirigea de nouveau les yeux sur moi. Elle s’efforçait de dissimuler la terreur qui l’avait envahie, mais je vis que son menton tremblait.

Je découpai des carrés de gaze, je pris un pot de poudre antiseptique et je revins vers le lit. Le pot de verre m’échappa des mains et se brisa ; mais je n’en avais plus besoin.

Je soulevai la main de Harey. Les ongles, qu’entourait encore un filet de sang caillé, avaient repoussé. Une cicatrice rose marquait le creux de la paume, et cette cicatrice s’amenuisait, s’effaçait à vue d’œil.

Je m’assis, je caressai son visage, et j’essayai de sourire — sans trop de succès.

— Pourquoi as-tu fait ça, Harey ?

— C’est … moi ?

Des yeux, elle désignait la porte.

— Oui … Tu ne te rappelles pas ?

— Non … c’est-à-dire, je me suis aperçue que tu n’étais plus là, j’ai eu très peur, et …

— Et quoi ?

— Je t’ai cherché, j’ai pensé que tu étais peut-être dans la salle de bains …

Alors seulement, je remarquai que l’armoire coulissante, masquant l’entrée de la salle de bains, avait été repoussée.

— Ensuite ?

— J’ai couru vers la porte.

— Après ?

— J’ai oublié … quelque chose a dû se passer …

— Quoi ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que tu te rappelles, plus tard ?

— J’étais assise ici, sur le lit.

— Tu ne te souviens pas que je t’ai portée jusqu’ici ?

Le coin de ses lèvres affaissé, le visage inquiet, elle hésitait :

— Il me semble … c’est possible … je ne sais pas.

Elle fit basculer ses jambes par-dessus le bord du lit, se leva et alla vers la porte brisée.

— Kris !

M’approchant derrière elle, je la saisis aux épaules ; elle tremblait. Elle se retourna soudain et murmura :

— Kris, Kris …

— Calme-toi !

— Kris, si c’est moi … Kris, est-ce que je suis épileptique ?

Épileptique — bon Dieu ! elle avait décidément des questions amusantes.

— Quelle idée, ma chérie ! Les portes, vois-tu, les portes, ici, ce sont de drôles de portes …

Nous quittâmes la chambre au moment où le volet de la fenêtre remontait en grinçant ; le soleil bleu s’enfonçait dans l’océan.

Je guidai Harey jusqu’à la petite cuisine, de l’autre côté de la rotonde. Ensemble, nous pillâmes les placards et les réfrigérateurs. Je constatai bientôt que Harey n’était guère plus douée que moi pour cuisiner ou pour ouvrir les boîtes de conserves. Je dévorai le contenu de deux boîtes et je bus un nombre incalculable de tasses de café. Harey mangeait également, comme mangent parfois les enfants, quand ils n’ont pas faim et qu’ils ne veulent pas mécontenter leurs parents ; ou plutôt non, car elle ne se forçait pas à manger ; elle absorbait la nourriture d’une façon automatique, avec indifférence.

Après le repas, nous allâmes dans la salle d’opération, contiguë à la cabine radio ; j’avais mon plan. Je dis à Harey que je désirais procéder à un examen médical — simple contrôle de son état général — et je l’installai dans un fauteuil mécanique.

Je retirai du stérilisateur une seringue et des aiguilles. Je connaissais la place de chaque objet ; les instructeurs n’avaient négligé aucun détail, pendant le cours d’entraînement, à l’intérieur de la maquette de la Station. Harey me tendit les doigts ; je prélevai une goutte de sang. J’étalai le sang sur une plaquette de verre, que je posai au fond de l’exhausteur ; puis j’introduisis la plaquette dans une cuve sous vide et je fis pleuvoir une averse d’ions d’argent.

Je me sentais mieux ; les gestes d’un travail familier avaient un effet tranquillisant. Étendue sur les coussins du fauteuil mécanique, Harey contemplait les appareils de la salle d’opération.

Le bourdonnement du téléphone remplit le silence ; je soulevai le combiné :

— Kelvin.

Je surveillais Harey. Elle était demeurée impassible ; elle semblait épuisée par sa récente aventure.

J’entendis un soupir de soulagement :

— Enfin !

C’était Snaut. J’attendais, l’écouteur pressé contre l’oreille.

— Tu as une « visite », non ?

— Oui.

— Tu es occupé ?

— Oui.

— Une petite auscultation, hein ?

— Ça te dérange ? Tu voulais faire une partie d’échecs ?

— Ne t’énerve pas, Kelvin ! Sartorius désire te rencontrer, il voudrait qu’on se rencontre tous les trois.

Surpris, je répliquai :

— Très aimable de sa part ! Mais … — Je m’interrompis, puis je repris : Il est seul ?

— Non. Je me suis mal exprimé. Il voudrait parler avec nous. On branchera sur la même ligne les trois vidéo-téléphones ; les objectifs de transmission-image seront obturés.

— Ah ! Pourquoi ne m’a-t-il pas appelé lui-même ? Je l’intimide ?

— Possible, grogna Snaut. Alors ?

— Une conférence … dans une heure, ça ira ?

— Très bien.

Je le voyais sur l’écran — seulement le visage, pas plus grand que le poing. Un instant, il me considéra attentivement ; j’entendais le grésillement du courant électrique. Puis Snaut parla, avec une certaine hésitation :

— Tu te débrouilles ?

— Pas trop mal. Et toi ?

— Un peu moins bien que toi, je suppose … Est-ce que je pourrais …

— Tu voudrais venir chez moi ?

Par-dessus l’épaule, je regardai Harey. Elle était étendue, les jambes croisées, la tête inclinée en avant ; le visage morose, elle jouait machinalement avec la petite boule chromée qui terminait une chaînette fixée à l’accoudoir du fauteuil.

La voix de Snaut résonna :

— Laisse ça, tu entends ? Je te dis de laisser ça !

Je voyais son profil sur l’écran ; je n’entendais plus rien — il avait recouvert le microphone de sa main — mais ses lèvres remuaient.

— Non, je ne peux pas venir, dit-il rapidement. Peut-être plus tard. Je t’appelle en tout cas dans une heure.

L’écran s’éteignit ; je raccrochai le combiné.

— Qui était-ce ? demanda Harey, sans marquer de curiosité.

— Snaut, un cybernéticien … tu ne le connais pas.

— Ça va encore durer longtemps ?

— Tu t’ennuies ?

Je mis la première plaquette de la série dans le coffret du microscope neutrinique et, l’un après l’autre, je pressai les interrupteurs de différentes couleurs ; les champs magnétiques grondèrent sourdement.

— Il n’y a pas beaucoup de distractions ici, et si ma modeste compagnie ne te suffit pas …

Je parlais distraitement, en prolongeant les intervalles entre les mots.

J’attirai à moi le gros casque noir qui s’évasait autour de la lunette du microscope et j’appuyai mon front sur la mousse élastique de la visière. J’entendis la voix de Harey, mais je ne compris pas ce qu’elle disait. Mon regard dominait, en raccourci abrupt, un énorme désert inondé de lumière argentée, parsemé de plaques rocheuses arrondies — des globules rouges — qui frémissaient et s’agitaient derrière un voile de brume. Je mis la lunette au point et je pénétrai plus profondément le paysage ardent. Sans décoller mes yeux de la visière, je tournai la manivelle d’orientation ; quand un éclat de roche, globule isolé, se trouva à la croisée des fils noirs, j’agrandis l’image. L’objectif avait apparemment rencontré un érythrocyte déformé, effondré en son milieu, et dont les bords accidentés projetaient des ombres noires acérées dans les profondeurs d’un cratère circulaire. Le cratère, hérissé de dépôts d’ions d’argent, s’échappa hors du champ de vision du microscope. Les contours nébuleux de chaînons d’albumine, atrophiés et distordus, apparurent au sein d’un liquide opalescent. Un serpentin d’albumine se replia à la croisée des fils noirs de la lentille ; lentement, progressivement, j’actionnai le levier d’agrandissement. D’un moment à l’autre, je devais arriver au terme de cette exploration des abîmes ; l’ombre d’une molécule occupa l’espace tout entier ; puis l’image devint floue …

Rien pourtant ne se montra. J’aurais dû voir vibrer la nuée trépidante des atomes — je ne voyais rien. L’écran flamboyait, immaculé. Je poussai le levier à fond. Le ronflement irrité s’amplifia ; je ne voyais toujours rien. Un signal d’alarme retentit, se répéta : le circuit était surchargé. Une dernière fois, je contemplai le désert argenté et je coupai le courant.

Je regardai Harey. Elle esquissait un bâillement, qu’elle changea adroitement en un sourire.

Elle demanda :

— Je suis en bonne santé ?

— Excellente. Tu vas très bien … on ne peut mieux.

Je continuais à la regarder et je sentais de nouveau une bestiole qui courait dans ma lèvre inférieure. Que s’était-il exactement passé ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Ce corps, faible et fragile d’apparence — indestructible en réalité — se révélait-il finalement composé de rien ? Je frappai du poing le cylindre du microscope. Un défaut de l’appareil ? Mauvaise concentration des champs magnétiques ? Non, je savais que l’appareil fonctionnait parfaitement. J’avais franchi tous les échelons — les cellules, les conglomérats d’albumine, les molécules — et tout était semblable à ce que j’avais déjà observé sur des milliers de préparations. Mais le dernier pas au sein de la matière ne m’avait conduit nulle part.

Je fis une ligature à Harvey ; je prélevai le sang à une veine médiane et je le transvasai dans un récipient de verre gradué. Je le répartis ensuite entre plusieurs éprouvettes ; je commençai les analyses. Ce travail exigea plus de temps que je ne l’avais prévu ; je manquais un peu de pratique. Les réactions étaient normales, toutes les réactions …

Je laissai tomber une goutte d’acide figé sur une perle de corail. Fumée. Le sang devint gris et se couvrit d’une couche d’écume sale. Désagrégation, décomposition, plus loin, plus loin ! Je me détournai pour prendre une seconde éprouvette ; quand mon œil revint à l’expérience en cours, je faillis lâcher le mince tube de verre.

Sous la couche d’écume sale, un corail sombre croissait. Le sang, détruit par l’acide, se recréait. C’était absurde, impossible !

— Kris ! — J’entendais mon nom, à une très grande distance. — Kris, le téléphone !

— Quoi ? Ah, oui, merci.

Le téléphone sonnait depuis longtemps ; j’en pris conscience seulement à cet instant.

Je soulevai le combiné :

— Kelvin.

— Snaut. Nous sommes tous les trois branchés sur la même ligne.

La voix haut perchée de Sartorius résonna dans l’écouteur :

— Je vous salue, Dr Kelvin ! — La voix prudente, faussement assurée, du conférencier qui s’est aventuré sur une estrade croulante.

Je répondis :

— Mes respects, Dr Sartorius !

J’avais envie de rire ; mais je ne savais pas si je pouvais me permettre de céder à une gaieté dont les causes demeuraient confuses. En définitive, de qui fallait-il rire ? Je tenais à la main une éprouvette contenant du sang. Je la secouai. Le sang s’était coagulé. Peut-être, quelques instants plus tôt, avais-je été victime d’une illusion ? Peut-être m’étais-je trompé ?

— Je voulais vous exposer, chers collègues, certaines questions concernant les … les fantômes.

J’entendais Sartorius et, cependant, mon esprit se refusait à accueillir ses paroles ; contemplant le sang coagulé au fond de l’éprouvette, je me défendais contre cette voix qui tentait de forcer mon attention.

— Appelons-les créations F, glissa rapidement Snaut.

— Ah, oui, très bien.

Une ligne verticale, à peine perceptible au milieu de l’écran, indiquait que j’étais branché sur deux canaux ; séparées par cette ligne, j’aurais dû voir deux images — Snaut et Sartorius. Mais l’écran, encadré d’un liséré lumineux, restait sombre. L’un et l’autre de mes interlocuteurs avait recouvert l’objectif de son appareil.

— Chacun de nous a effectué diverses expériences. — Toujours cette même prudence dans la voix nasillarde. Un silence. — Je suggère d’abord un échange des connaissances acquises, continua Sartorius. Je me hasarderai, ensuite, à communiquer les conclusions auxquelles je suis parvenu personnellement. Si vous voulez bien commencer, Dr Kelvin …

— Moi ?

Je sentis soudain que Harey me regardait. Je posai la main sur la table et je fis rouler l’éprouvette sous les râteliers chargés d’ustensiles. Puis je me juchai au sommet d’un haut tabouret, que j’avais attiré avec mon pied. J’allais me récuser, quand, à mon propre étonnement, je m’entendis répondre :

— Bien. Une petite conversation ? Je n’ai pas fait grand-chose, mais je peux en parler. Une préparation histologique et quelques réactions. Microréactions. J’ai l’impression que … — Je ne savais plus quoi dire. Brusquement, une vanne s’ouvrit et je repris : Tout est normal, mais c’est un camouflage. Un masque. En un certain sens, c’est une supercopie, une reproduction supérieure à l’original. Je m’explique : alors qu’il existe, chez l’homme, une limite fondamentale — un terme à la divisibilité structurelle —, les frontières, ici, sont repoussées. Nous avons affaire à une charpente infra-atomique !

— Un instant, un instant ! Pourriez-vous préciser votre pensée ? demanda Sartorius.

Snaut ne disait rien. Était-ce l’écho de sa respiration précipitée que j’entendais ? Harey me regardait de nouveau. Je me rendis compte que, dans mon excitation, j’avais presque crié les derniers mots. Calmé, je me tassai sur mon perchoir inconfortable et je fermai les yeux. Comment préciser ma pensée ?

— L’atome est l’ultime élément constitutif de notre corps. Je suppose que les créations F sont constituées d’unités plus petites que les atomes ordinaires, beaucoup plus petites.

— Des mésons, insinua Sartorius.

Il n’était nullement surpris.

— Non, pas des mésons … Je les aurais aperçus. La puissance de mon appareil, ici en bas, atteint un dixième à un vingtième d’angström, n’est-ce pas ? Mais on ne voit rien, rien du tout. Ce ne sont donc pas des mésons. Plutôt des neutrinos.

— Comment fondez-vous cette supposition ? Les conglomérats de neutrinos ne sont pas stables …

— Je ne sais pas. Je ne suis pas physicien. Peut-être un champ magnétique peut-il les stabiliser. Je ne connais pas la question. En tout cas, si mes observations sont correctes, l’édifice est constitué de particules dix mille fois plus petites que les atomes. Attendez, je n’ai pas fini ! Si les molécules d’albumine et les cellules étaient directement constituées à partir de ces « micro-atomes », elles devraient être proportionnellement plus petites. Les globules aussi, et les ferments, tout. Or les dimensions sont celles des structures d’atomes. Par conséquent, albumine, cellule, noyau de cellule, tout n’est que masque ! La structure réelle, qui commande le fonctionnement du « visiteur », demeure dissimulée plus profondément.

— Kelvin !

Snaut venait d’étouffer un cri. Je m’interrompis, épouvanté. J’avais dit « visiteur ».

Harey ne m’avait pas entendu. D’ailleurs, elle n’aurait pas compris. La tête appuyée au creux de la main, elle regardait par la fenêtre, et l’aurore pourpre cernait son profil délicat.

Mes interlocuteurs lointains se taisaient ; je les entendais respirer.

— Il y a quelque chose à retenir là-dedans, marmonna Snaut.

— Oui, remarqua Sartorius, mais une constatation nous arrête : les particules hypothétiques de Kelvin ne constituent pas la structure de l’océan. L’océan est une structure d’atomes.

Je répondis :

— Il est peut-être capable de produire des neutrinos …

Je me désintéressai subitement de leurs propos. La conversation était inutile — et pas même drôle.

— L’hypothèse de Kelvin expliquerait cette résistance extraordinaire et la vitesse de régénération, grogna Snaut. De plus, ils portent probablement en eux une source énergétique ; ils n’ont pas besoin de manger …

— Je demande la parole, coupa Sartorius. — L’horripilant président du débat tenait ferme au rôle qu’il s’était attribué. — Je voudrais soulever la question de la motivation de l’apparition des créations F. J’introduirais la question de la manière suivante : que sont les créations F ? Ce ne sont pas des individus autonomes, ni des copies d’individus déterminés. Ce ne sont que des projections matérialisées du contenu de notre cerveau, sur le thème d’un individu donné.

La justesse de cette définition me frappa ; Sartorius n’était pas sympathique, mais il n’était pas bête non plus.

Je repris part à la conversation :

— Je crois que vous avez raison. Votre définition expliquerait pourquoi telle per … création est apparue, plutôt que telle autre. La matérialisation a pour origine les empreintes les plus durables de la mémoire, des empreintes particulièrement différenciées. Aucune empreinte, cependant, ne peut être complètement isolée ; au cours de la « reproduction », des fragments d’empreintes contiguës ont été absorbés. Par conséquent, l’arrivant révèle parfois des connaissances plus étendues que celles de l’individu authentique dont il est la copie …

— Kelvin ! cria de nouveau Snaut.

Seul Snaut réagissait à mes écarts de vocabulaire. Sartorius ne semblait pas s’en émouvoir. Cela signifiait-il que le « visiteur » de Sartorius était moins perspicace de nature que le « visiteur » de Snaut ? Une seconde, j’imaginai le savant Dr Sartorius flanqué d’un crétin rabougri.

— En effet, cela correspond à nos observations, disait Sartorius. Maintenant, considérons la motivation de l’apparition ! Il est assez naturel de supposer, en premier lieu, que nous sommes l’objet d’une expérimentation. Si j’examine cette thèse, l’expérimentation me paraît piètrement menée. Quand nous effectuons une expérience, nous tirons profit des résultats obtenus et, surtout, nous enregistrons soigneusement les défaillances de notre système d’expérimentation. En conséquence, nous introduisons par la suite des modifications à notre façon de procéder. Or, dans le cas qui nous occupe, aucune modification n’intervient. Les créations F resurgissent identiques à ce qu’elles étaient, sans la moindre correction … aussi désarmées qu’auparavant, chaque fois que nous tentons de … de nous en débarrasser …

Je tranchai :

— Bon, tir en retour sans dispositif de correction, comme dirait le Dr Snaut. Conclusions ?

— Simplement que la thèse de l’expérimentation s’accommode mal de ce … ce bousillage invraisemblable. L’océan est … précis. La structure à double niveau des créations F témoigne de cette précision. Dans des limites déterminées, les créations F se comportent de la même façon que se comporteraient les vrais … les …

Il n’arrivait pas à se dépêtrer !

— Les originaux, souffla vivement Snaut.

— Oui, les originaux. Mais, quand la situation ne correspond plus aux facultés normales de … euh … de l’original, la création F subit en quelque sorte une « déconnection de la conscience », immédiatement suivie de manifestations différentes, inhumaines …

— C’est vrai, dis-je, et nous pouvons nous amuser à dresser un catalogue du comportement de … de ces créations — occupation parfaitement stérile !

— Je n’en suis pas certain, protesta Sartorius. — Je compris tout à coup pourquoi il m’irritait tellement : il ne parlait pas, il discourait, comme s’il avait siégé à une séance de l’Institut. Apparemment, il ne pouvait pas s’exprimer autrement.

— Ici entre en jeu une question d’individualité — continua-t-il — dont l’océan n’a aucune notion, j’en suis persuadé. Je crois que l’aspect … euh … délicat, l’aspect choquant de notre condition présente, échappe complètement à sa compréhension.

— Vous pensez que ses agissements ne sont pas prémédités ?

Le point de vue de Sartorius m’avait quelque peu abasourdi ; réflexion faite, je reconnus qu’il était malaisé de l’exclure.

— Non, contrairement à notre collègue Snaut, je ne crois à aucune perfidie, à aucune malice, aucune intention cruelle …

Snaut éleva la voix :

— Je ne lui prête pas des sentiments humains, mais j’essaie de m’expliquer ces retours continuels !

Avec un secret désir d’importuner Sartorius, je dis :

— « Ils » sont peut-être branchés sur un dispositif qui tourne en rond et se répète, comme un disque.

— Je vous en prie, chers collègues ; ne nous éparpillons pas ! Je n’ai pas terminé. Dans des circonstances normales, j’aurais jugé prématuré de présenter un rapport, même provisoire, sur l’état de mes travaux ; eu égard à la situation particulière, je crois pouvoir me permettre de parler. J’ai l’impression — une impression, je le précise — que l’hypothèse du Dr Kelvin ne manque pas de justesse. Je fais allusion à l’hypothèse d’une structure de neutrinos … Nos connaissances en ce domaine sont purement théoriques ; nous ignorions qu’il existait une possibilité de stabiliser de telles structures. Une issue nettement définie s’offre à nous désormais. Les moyens de neutraliser le champ magnétique assurant la stabilité de la structure …

Depuis quelques instants, j’avais remarqué des rayons lumineux sur l’écran ; une large fente éclaira, de haut en bas, la moitié gauche du récepteur, et je vis un objet rose qui se déplaçait lentement. L’obturateur glissa encore et s’envola.

Sartorius jeta un cri déchirant :

— Va-t’en ! Va-t’en !

Je vis s’agiter, lutter, les mains de Sartorius et ses avant-bras, protégés par d’amples manchons de laboratoire ; un disque doré brilla soudain, puis tout s’éteignit. Alors seulement, je me rendis compte que ce disque jaune était un chapeau de paille …

Je respirai profondément :

— Snaut ?

Une voix fatiguée me répondit :

— Oui, Kelvin … — En l’entendant, je compris que je l’aimais bien, et que je préférais ne pas savoir qui lui tenait compagnie. — Ça suffit pour le moment, non ? dit-il.

— Je crois aussi. — Avant qu’il eût raccroché, j’ajoutai précipitamment : Écoute, si tu peux, passe me voir, à la salle d’opération ou dans ma cabine, tu veux ?

— D’accord, mais je ne sais pas quand.

Ici prit fin la conférence.

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