5

Un hélicoptère de patrouille volait lentement au sud de Denver. Le lieutenant panasiate qui le commandait consulta une carte-mosaïque aérienne récente et, d’un geste, ordonna au pilote de tourner sur place. Oui, c’était exact, il y avait bien un grand bâtiment cubique au flanc d’une montagne. Il avait été signalé par la mission cartographique du nouveau Royaume d’Occident du Céleste Empereur, et le lieutenant avait été envoyé enquêter sur place.

L’officier considérait sa tâche comme un simple travail de routine. Même si cet édifice ne figurait pas au cadastre de la région, il n’y avait pas lieu de s’en étonner. Le territoire fraîchement conquis était extrêmement étendu et les aborigènes, avec ce manque de discipline et de rigueur caractérisant les races inférieures, étaient incapables de recenser quoi que ce soit avec exactitude. Il faudrait probablement des années avant que tous les détails concernant ce nouveau pays sauvage aient été répertoriés et indexés, d’autant que ce peuple pâle et anémique offrait une résistance presque puérile aux bienfaits de la civilisation.

Oui, ce serait une entreprise de longue haleine, peut-être plus encore que l’assimilation de l’Inde. Le lieutenant soupira. Le matin même, il avait reçu une lettre de sa femme principale, l’informant que sa seconde épouse lui avait donné un enfant mâle. Devait-il demander à être reclassé comme colon permanent, afin que sa famille puisse venir le rejoindre, ou prier pour que cette permission, qui tardait tant à venir, arrive enfin ?

Mais c’étaient là des pensées indignes d’un homme au service du Céleste Empereur ! Le lieutenant se récita Les Sept Principes de la Race Guerrière et indiqua au pilote où il devait atterrir.

Vu du sol, l’édifice était beaucoup plus imposant ; c’était un gigantesque cube monolithique de deux cents mètres de côté. La façade devant laquelle il se trouvait brillait d’un éclat vert émeraude monochromatique, alors qu’elle n’était pas exposée au soleil. Il apercevait également une portion du mur de droite qui, lui, était doré.

Le corps expéditionnaire, composé d’une simple escouade, descendit de l’hélicoptère derrière lui, en file indienne. Un guide montagnard qui leur avait été assigné pour cette mission fermait la marche. Il s’adressa à ce Blanc en anglais, pour lui demander :

— As-tu déjà vu cet édifice ?

— Non, maître.

— Comment cela se fait-il ?

— C’est la première fois que je viens sur cette partie de la montagne.

L’homme mentait très certainement, mais le punir n’aurait servi à rien et le lieutenant préféra ne pas insister.

— Guide-nous ! dit-il.

Ils montèrent d’un pas régulier la pente raide en direction de l’immense cube auquel une volée de marches, plus larges que l’édifice lui-même, donnait accès. Le lieutenant hésita un bref instant avant de commencer à gravir l’escalier. Il éprouvait un vague malaise, un léger sentiment d’inquiétude, comme si une voix l’avertissait d’un danger imminent.

Il posa le pied sur la première marche. Une note claire se répercuta longuement dans le canyon et son sentiment d’inquiétude s’accrut au point de confiner à une panique irrationnelle. Il voyait que ses hommes éprouvaient la même sensation. Résolument, il gravit la seconde marche. Un nouveau son, différent du précédent, retentit sur les sommets.

L’officier continua de gravir posément les degrés, tandis que ses hommes le suivaient à contrecœur. Un largo majestueux et infiniment tragique accompagnait leur ascension, rendue pénible par la profondeur et la hauteur excessive des marches. À mesure qu’ils se rapprochaient de l’édifice, ils éprouvaient le sentiment croissant d’un désastre imminent, terrible et inévitable.


Tandis que le lieutenant montait, une colossale porte à double battant s’ouvrit lentement. Sous la voûte ainsi créée, apparut une silhouette humaine, un homme vêtu d’une robe vert émeraude descendant jusqu’au sol. Des cheveux blancs et une longue barbe conféraient à son visage une dignité empreinte de bienveillance. L’homme se dirigea majestueusement vers la plus haute marche et l’atteignit juste au moment où le lieutenant y posait le pied. Ce dernier remarqua avec un certain émoi qu’une auréole immatérielle brillait au-dessus de la tête du vieillard. Mais il n’eut pas le temps d’approfondir la chose, car, élevant sa main droite en un geste de bénédiction, le vieillard lui dit :

— La paix soit avec vous !

Et il en fut ainsi ! L’angoisse et la peur irraisonnées qui étreignaient le Panasiate disparurent comme si quelqu’un avait appuyé sur un interrupteur. Le lieutenant en éprouva un tel soulagement qu’il regarda ce membre d’une race inférieure – un prêtre, selon toute évidence – avec une cordialité réservée à ses égaux. Il se remémora les recommandations concernant les religions inférieures.

— Quel est ce lieu, saint homme ? demanda-t-il.

— Vous êtes sur le seuil du temple de Mota, Seigneur de tous, de toutes et de tout !

— Mota… Hmm…

L’officier ne se souvenait d’aucun un dieu ayant pareil nom, mais c’était sans importance. Ces larves avaient des milliers de dieux étranges. Les esclaves n’ont besoin que de trois choses : de la nourriture, du travail et leurs dieux. De ces trois éléments, leurs dieux sont la seule chose à laquelle il ne faut absolument pas toucher, si l’on veut que les esclaves demeurent soumis. Ainsi était-il dit dans les Préceptes de la Colonisation.

— Qui es-tu ?

— Je suis un modeste prêtre, premier serviteur de Shaam, Seigneur de la paix.

— Shaam ? Je croyais t’avoir entendu dire que Mota était ton dieu ?

— Nous servons le Seigneur Mota sous six de ses mille aspects. Vous le servez à votre façon, et même le Céleste Empereur le sert à la sienne. Moi, je suis dévoué au Seigneur de la paix.

Le lieutenant pensa qu’un tel langage confinait à la trahison, sinon au blasphème. Il était néanmoins possible qu’un même dieu ait plusieurs noms, et cet indigène semblait inoffensif.

— Fort bien, vénérable vieillard, le Céleste Empereur t’autorise à servir ton dieu comme tu l’entends mais, en son nom, je dois inspecter cet édifice. Écarte-toi.

Le vieil homme ne bougea pas d’un pouce, mais dit d’un ton de regret :

— Je suis désolé, maître, mais c’est impossible.

— L’inspection doit avoir lieu. Écarte-toi !

— S’il vous plaît, maître, je vous en supplie ! Il vous est impossible d’entrer ici. Sous ces six aspects-là, Mota est le dieu des hommes blancs. Il vous faut le prier dans votre propre temple, car vous ne pouvez pénétrer dans celui-ci. Seuls les fidèles de Mota peuvent y entrer, les autres sont immédiatement frappés de mort.

— Tu me menaces ?

— Non, maître, non… Nous servons l’Empereur, comme notre foi nous le commande, mais cette interdiction émane du Seigneur Mota lui-même. Si vous passez outre, je serai incapable de vous sauver.

— Au nom du Céleste Empereur, écarte-toi de mon chemin !

L’officier traversa résolument la large terrasse en direction de la porte, son escouade le suivant d’un pas lourd. À mesure qu’il se rapprochait de l’immense porte, le Panasiate sentait de nouveau la peur panique le saisir et croître en lui. Il avait l’impression qu’une main lui étreignait le cœur et il était obsédé par une folle envie de s’enfuir. Pour continuer d’avancer, il lui fallait faire appel à tout le courage fataliste qu’on lui avait inculqué. Au-delà de la porte ouverte, il vit un vaste hall désert, au bout duquel s’élevait un autel, imposant en lui-même, mais minimisé par les proportions monumentales de l’édifice. Les murs intérieurs émettaient chacun une clarté différente : rouge, bleue, verte, dorée. Le plafond était d’un blanc uni dont la perfection n’avait d’égale que celle du sol noir.

L’officier se dit qu’il n’y avait rien à craindre, et que la peur irraisonnée, bien qu’atrocement réelle, qu’il éprouvait, était une maladie indigne d’un guerrier. Il franchit le seuil du temple. Soudain, la tête lui tourna, il éprouva une terrifiante sensation d’insécurité et s’effondra. Son escorte, qui marchait sur ses talons, subit le même traitement.

Ardmore surgit alors de la cachette où il se tenait :

— Beau travail, Jeff ! s’écria-t-il. Vous pourriez faire carrière au théâtre !

— Merci, chef, dit le vieux prêtre en se détendant. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous avons le temps d’y réfléchir, répondit Ardmore et, se tournant vers l’autel, il cria : Scheer !

— Oui, major.

— Coupez la diffusion sur le cycle quatorze ! dit Ardmore en ajoutant à l’intention de Thomas : Ces satanées notes subsoniques me rendent malade de peur alors même que je suis au courant de ce qui se passe. Je me demande quel effet elles ont pu avoir sur notre ami.

— Je suis persuadé qu’il était en train de craquer. Je n’aurais jamais cru qu’il trouverait le courage d’aller jusqu’au seuil.

— Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai ! J’avais envie de hurler à la mort, et, pourtant, c’était moi qui avais donné l’ordre de les activer. Pour briser le courage d’un homme, il n’y a rien de mieux que la peur d’une chose qu’il ne comprend pas. Bon ! Nous avons attrapé un ours par la queue et il nous faut maintenant trouver un moyen de le relâcher sans…

— Et celui-là, qu’allons-nous en faire ? s’enquit Thomas avec un hochement de tête en direction du montagnard resté en haut des marches.

— Ah, oui, c’est vrai !

Ardmore siffla l’homme et lui cria :

— Hé, vous… Venez ici !

Comme l’homme hésitait, Ardmore ajouta :

— Bon sang, vous voyez bien que nous sommes des Blancs !

— Je le vois bien, mais tout ça ne me plaît pas ! répondit l’homme qui s’approcha néanmoins avec lenteur.

— C’était juste un tour de passe-passe destiné à nos frères jaunes, dit Ardmore. Maintenant, que vous le vouliez ou non, vous êtes impliqué. Vous jouez le jeu, oui on non ?

Le reste du personnel de la Citadelle, entre-temps, s’était rassemblé autour des deux hommes. Le montagnard regarda leurs visages, et dit :

— Apparemment, je n’ai pas vraiment le choix !

— Peut-être que non, mais nous préférerions vous avoir comme volontaire plutôt que comme prisonnier.

Le montagnard fit passer sa chique d’une joue à l’autre, chercha en vain sur le sol immaculé un endroit où la cracher, et se ravisa. Il demanda :

— De quoi s’agit-il ?

— D’un complot contre nos souverains asiatiques. Nous nous proposons de leur faire faire demi-tour… avec l’aide de Dieu et du Seigneur Mota !

Le guide les regarda de nouveau, puis, soudain, il leur tendit la main en disant :

— J’en suis !

— Parfait ! dit Ardmore en lui serrant la main. Quel est votre nom ?

— Howe. Alexander Hamilton Howe. Mes amis m’appellent Alec.

— O.K., Alec. Bon, quelles sont vos aptitudes ? Savez-vous faire la cuisine ?

— Un peu.

— Bien ! dit-il en se retournant. Graham, je le laisse entre vos mains pour l’instant. Je lui parlerai plus tard. Jeff, dites-moi, ne vous a-t-il pas semblé qu’un de ces Chinetoques était un peu lent à tomber ?

— Peut-être, oui… Pourquoi ?

— Celui-ci, n’est-ce pas ? dit Ardmore en touchant du bout de sa chaussure un des corps étendus sur le sol.

— Il me semble, oui.

— Bon. Je veux l’examiner avant de les ranimer. Si c’était un Mongol, il se serait effondré plus rapidement que ça. Docteur Brooks, voulez-vous bien vérifier les réflexes de ce garçon ? Et ne craignez pas d’y aller trop fort !

Brooks parvint rapidement à lui provoquer quelques réflexes. Voyant cela, Ardmore se baissa et pressa fortement son pouce sur le nerf qui apparaissait sous l’oreille. Le soldat se dressa aussitôt sur les genoux, se tordant de douleur.

— Très bien, mon vieux, dit Ardmore. Maintenant, explique-toi.

Le soldat demeura impassible. Ardmore le regarda attentivement pendant un instant, puis, il fit un rapide geste, que les autres ne purent pas apercevoir, car il leur tournait le dos.

— Pourquoi ne le disiez-vous pas ? fit alors le soldat panasiate.

— Je dois avouer que le maquillage est extrêmement réussi, reconnut admirativement Ardmore. Quels sont votre nom et votre grade ?

— C’est dû au tatouage et à la chirurgie plastique, expliqua l’autre qui ajouta : Downer, capitaine, armée des États-Unis.

— Je m’appelle Ardmore. Major Ardmore.

— Enchanté de faire votre connaissance, major !

Ils se serrèrent la main et Downer reprit :

— Oui, ça, je suis drôlement content ! Il y a des mois que j’attends, sans savoir ni comment ni à qui faire mon rapport.

— Eh bien, vous allez certainement nous être utile, car nous n’en sommes encore qu’à nos débuts. J’ai à faire pour l’instant, mais nous parlerons plus tard. Messieurs, dit Ardmore en se tournant vers les autres, en scène pour le second acte ! Vérifiez mutuellement vos maquillages. Wilkie, emmenez Howe et Downer hors de vue. Nous allons faire reprendre conscience à nos hôtes assoupis !

Pendant que les autres s’exécutaient, Downer toucha le bras d’Ardmore :

— Un instant, major. J’ignore votre plan, mais avant d’aller plus loin, êtes-vous sûr de ne pas préférer que je reste à mon poste actuel ?

— Hein ? Hmm… Oui, vous avez peut-être raison. Vous êtes prêt à le faire ?

— Si c’est utile, je veux bien, répondit sobrement Downer.

— Ça le sera, oui. Thomas, approchez.

Les trois hommes tinrent un bref conciliabule et convinrent d’un moyen clandestin par lequel Downer pourrait faire son rapport à Ardmore, qui le mit au courant de ce qu’il devait savoir sur le plan d’action.

— Eh bien, bonne chance, mon vieux, conclut Ardmore. Retournez là-bas faire le mort et nous allons ranimer vos petits copains.

Thomas, Ardmore et Calhoun s’occupèrent du lieutenant panasiate lorsque ses paupières se mirent à battre :

— Mota soit loué ! s’exclama Thomas. Le maître vit !

L’officier regarda autour de lui, secoua la tête, puis porta la main à son arme individuelle. Ardmore, imposant dans la robe écarlate de Dis, Seigneur de la destruction, étendit la main :

— Je vous en conjure, maître, soyez prudent ! J’ai supplié mon Seigneur Dis de vous rendre à nous. Ne l’offensez pas de nouveau.

Le Panasiate hésita, puis demanda :

— Que s’est-il passé ?

— Le Seigneur Mota, agissant par l’intermédiaire de Dis, le Destructeur, vous avait repris à notre bas monde. Nous avons prié, imploré, supplié Tamar, Reine de pitié, d’intercéder en votre faveur.

D’un geste, il montra, au-delà de la porte ouverte, Wilkie, Graham et Brooks, revêtus de tenues de circonstance, qui continuaient à faire des génuflexions devant l’autel.

— Notre prière a été exaucée. Allez en paix !

Scheer, à la table de contrôle, choisit ce moment pour accroître le volume des notes subsoniques. Le cœur étreint par une peur sans nom, décontenancé, l’esprit en déroute, le lieutenant opta pour la solution facile. Il rassembla ses hommes et redescendit les larges marches, un terrifiant concert d’orgues les accompagnant sans relâche dans leur fuite.

— Et voilà ! s’exclama Ardmore tandis que la petite troupe disparaissait au loin. La première manche est remportée par les enfants du bon Dieu ! Thomas, je veux que vous alliez immédiatement en ville.

— Comme ça ?

— Oui, avec votre robe et tout le bataclan. Allez trouver le chef du district et déposez une plainte contre ce saligaud de lieutenant qui a profané notre temple, à la grande indignation de nos dieux. Demandez l’assurance que pareille offense ne se renouvellera pas. N’hésitez à monter sur vos grands chevaux, indignez-vous bien de toute cette affaire, mais demeurez très respectueux de l’autorité temporelle.

— J’apprécie la confiance que vous placez en moi, dit Thomas avec un sourire moqueur.

— Je sais que c’est une rude mission, mon vieux, répondit Ardmore en lui rendant son sourire, mais beaucoup de choses en dépendent. Si nous pouvons mettre à profit leurs règlements et leurs coutumes pour, dès maintenant, établir un précédent reconnaissant la légitimité de notre religion, avec toute l’immunité que cela nous confère, la bataille sera déjà à moitié gagnée.

— Et s’ils me demandent ma carte d’immatriculation ?

— Si vous manifestez suffisamment d’arrogance, ils n’oseront pas le faire. Soyez sûr de votre bon droit, un peu comme une vieille rombière offensée. Je veux les habituer à l’idée que notre robe, notre crosse et notre auréole constituent une preuve d’identité suffisante pour quiconque en est pourvu. Cela nous épargnera des complications par la suite.

— Je ferai de mon mieux, mais je ne vous promets rien.

— Je vous en crois capable. De toute façon, vous partez avec tout l’équipement nécessaire à votre sécurité. Gardez votre bouclier activé quand vous serez à proximité de Panasiates. N’essayez pas d’expliquer son effet ; laissez-les simplement se cogner dessus, s’ils essaient de vous serrer de trop près. Ce sera un miracle, et les miracles ne s’expliquent pas.

— D’accord.


Le rapport du lieutenant panasiate ne donna pas satisfaction à ses supérieurs. D’ailleurs, l’officier lui-même n’en était pas satisfait. Il souffrait d’une terrible blessure d’amour-propre et avait l’impression d’avoir perdu la face. Les paroles de son supérieur immédiat ne firent rien pour le réconforter :

— Vous, un officier de l’armée du Céleste Empereur, vous vous êtes laissé ridiculiser aux yeux d’une race sujette. Qu’avez-vous à dire ?

— J’implore votre pardon, sire !

— Il ne m’appartient pas de vous l’accorder. C’est une question à régler avec vos ancêtres.

— J’entends bien, sire, dit l’autre en effleurant la courte épée qu’il portait au côté.

— Ne précipitons rien. Je désire que vous alliez en personne raconter votre histoire au Gouverneur impérial.

Le gouverneur militaire de la région, qui englobait Denver et la Citadelle, ne fut pas plus ravi que son subordonné :

— Quel besoin aviez-vous d’entrer dans leur lieu saint ? Ces gens sont aussi susceptibles que des enfants. Votre action pourrait être la regrettable cause de l’assassinat de personnes beaucoup plus précieuses que vous. Nous ne pouvons pas éternellement massacrer des esclaves pour leur donner une leçon !

— Je suis indigne, sire.

— Je ne dis pas le contraire. Vous pouvez disposer.

Et le lieutenant partit, pour rejoindre non point sa famille, mais ses ancêtres.

Le gouverneur se tourna vers son adjoint :

— Nous allons probablement recevoir une protestation des prêtres de ce culte. Veillez à ce qu’ils soient apaisés et assurés qu’on ne troublera plus leurs dieux. Prenez note des caractéristiques de cette secte et diffusez un avertissement général pour qu’on agisse avec tact envers ses membres. Ah ! Ces sauvages et leurs faux dieux ! fit-il en soupirant. Je commence à m’en lasser. Pourtant, ils sont utiles : les prêtres et les dieux des esclaves sont toujours du côté des maîtres. C’est une règle de la nature.

— Bien parlé, sire.


Ardmore fut heureux de voir Thomas regagner la Citadelle. Il avait confiance en la capacité de ce dernier à se tirer d’une situation difficile, et Calhoun lui avait donné l’assurance que le bouclier, bien manié, mettrait Thomas à l’abri de tout ce que les Panasiates pourraient tenter contre lui ; mais, malgré cela, il avait vécu dans un état d’extrême tension nerveuse depuis que Thomas était parti déposer une plainte aux autorités panasiates. Après tout, l’attitude des occupants à l’égard des religions locales pouvait n’être qu’une simple tolérance et non pas un encouragement.

— Bienvenue chez vous, vieille branche ! cria Ardmore à Thomas en lui donnant de grandes tapes dans le dos. Je suis bien content de revoir votre sale gueule. Racontez-moi comment ça s’est passé.

— Donnez-moi le temps de retirer ce maudit peignoir de bain et je suis à vous. Vous avez une cigarette ? L’un des inconvénients quand on est un “saint homme”, c’est qu’on ne peut pas fumer.

— Bien sûr. Servez-vous. Vous avez mangé ?

— Pas depuis un certain temps, non.

Ardmore brancha l’intercom sur la cuisine :

— Alec, apportez de quoi manger pour le lieutenant Thomas. Et informez le reste des troupes que, s’ils veulent entendre son récit, ils n’ont qu’à venir dans mon bureau.

— Demandez-lui s’il a des avocats, coupa Thomas.

Ardmore posa la question.

— Il dit qu’ils sont encore surgelés, mais il va vous en décongeler un. Et maintenant, racontez-moi votre histoire. Qu’est-ce que le petit chaperon rouge a dit au loup ?

— Eh bien, vous aurez peine à le croire, chef, mais je n’ai pas rencontré la moindre difficulté. Quand je suis arrivé en ville, je me suis dirigé droit sur le premier policier panasiate que j’ai aperçu. Je suis descendu du trottoir, et, loin de joindre les mains en baissant la tête dans l’attitude prescrite aux hommes blancs, j’ai pris la pose. En tenant ma crosse de la main gauche, j’ai fait des moulinets avec la main droite et je lui ai donné ma bénédiction : “La paix soit avec vous ! Le maître veut-il bien indiquer à son serviteur où siège le gouverneur du Céleste Empereur ?”

“Je crois qu’il ne comprenait pas très bien l’anglais. Mon attitude a dû le surprendre, et il a appelé un autre Chinetoque à son aide. Celui-là était plus doué pour notre langue et je lui ai répété ma requête. Ils ont palabré entre eux, dans cette foutue langue chantante, puis ils se sont décidés à me conduire au palais du gouverneur. À nous trois, nous formions une sacrée procession : ils m’encadraient, mais je marchais assez vite pour être toujours à leur hauteur, ou même légèrement devant.

— Excellent pour la publicité, approuva Ardmore.

— Oui, c’est ce que j’ai pensé. Bref, ils m’ont emmené au palais et là, j’ai raconté mon histoire à un quelconque sous-ordre. Le résultat a dépassé mon attente ! J’ai été directement introduit en présence du gouverneur lui-même.

— Vous me faites marcher !

— Attendez la suite ! J’étais assez effrayé, je l’avoue, mais je me suis dit : “Jeff, mon vieux, si tu commences à avoir les jetons, tu ne t’en sortiras pas vivant.” Je savais qu’un Blanc, mis en présence d’une aussi haute personnalité, devait immédiatement tomber à genoux. Je ne l’ai pas fait. Je me suis contenté de donner au gouverneur la bénédiction dont j’avais gratifié ses sbires. Et il ne s’en est pas formalisé ! Il m’a simplement regardé et m’a dit : “Je te remercie de ta bénédiction, saint homme. Tu peux approcher.” Soit dit en passant, il parle extrêmement bien l’anglais.

“Je lui ai alors donné une version plausible de ce qui s’était passé ici, enfin, la version officielle, et il m’a posé quelques questions.

— Quel genre de questions ?

— Tout d’abord, il a voulu savoir si ma religion reconnaissait l’autorité de l’Empereur. Je lui ai immédiatement assuré que c’était le cas, que nos fidèles étaient absolument tenus de se soumettre à l’autorité temporelle pour tout ce qui était de son ressort, mais que notre croyance nous commandait de vénérer les vrais dieux à notre façon. Là-dessus, je l’ai gratifié d’un long exposé théologique. Je lui ai dit que tous les hommes vénèrent Dieu, mais que Dieu a mille aspects dont chacun constitue un mystère. Dieu, dans sa sagesse, a jugé préférable de se manifester différemment selon les races, parce qu’il ne serait pas bienséant que maîtres et serviteurs l’adorent de la même façon. Pour cette raison, Dieu a réservé aux Blancs ses six aspects de Mota, Shaam, Mens, Tamar, Barmac et Dis, tout comme le Céleste Empereur est son incarnation réservée à la race des maîtres.

— Comment a-t-il pris la chose ?

— À ce qu’il m’a semblé, le gouverneur a pensé que c’était là une doctrine tout à fait sensée… pour des esclaves. Il m’a demandé ce que faisaient les ministres de mon culte, à part la célébration des offices religieux. Je lui ai dit que notre principal désir était de venir en aide aux nécessiteux et aux malades. Il a paru ravi de l’apprendre. J’ai l’impression que nos gracieux suzerains trouvent ce problème extrêmement préoccupant.

— Allez-vous me dire qu’ils s’en soucient ? s’exclama Ardmore.

— Pas dans le même sens que nous, bien sûr. Mais si vous entassez des prisonniers dans des camps de concentration, il faut bien leur donner quelque chose à manger. L’économie intérieure du pays a été profondément affectée, et les Panasiates ne sont pas encore parvenus à y remédier. Je pense qu’ils accueilleraient avec joie un mouvement les aidant à se décharger du souci de nourrir les esclaves.

— Hmm. Quoi d’autre ?

— Pas grand-chose. Je l’ai assuré à nouveau que notre religion nous interdisait à nous, ses chefs spirituels, de nous occuper de politique ; en retour, il m’a promis que nous ne serions plus jamais molestés à l’avenir. Là-dessus, il m’a signifié que je pouvais me retirer. Je lui ai renouvelé ma bénédiction, et, lui tournant délibérément le dos, je m’en suis allé.

— J’ai l’impression, dit Ardmore, que vous l’avez eu jusqu’au trognon !

— Je n’en suis pas si certain, chef. Cette vieille crapule m’a fait l’effet d’être aussi sagace que machiavélique. Je ne devrais d’ailleurs pas le traiter de crapule, car il n’en est pas une, si on prend en compte ses propres critères. C’est un homme d’État, et je dois reconnaître qu’il m’a impressionné. Franchement, si l’on y réfléchit, les Panasiates ne peuvent pas être des imbéciles ; ils ont conquis la moitié du monde et tiennent en servitude des centaines de millions d’hommes. S’ils tolèrent les religions locales, c’est parce qu’ils ont dû constater que c’est une politique avisée. En ce qui nous concerne, il nous faut les maintenir dans cette idée, mais en n’oubliant jamais que ce sont des administrateurs aussi habiles qu’expérimentés.

— Vous avez raison, sans aucun doute. Il faut bien nous garder de les sous-estimer.

— Je n’ai pas encore terminé mon récit. Une autre escorte m’a pris en charge à la sortie du palais et ne m’a plus lâché d’une semelle. J’ai continué mon chemin sans y prêter la moindre attention. Pour sortir de la ville, j’ai dû passer par le marché central. Il y avait là des centaines de Blancs, qui faisaient la queue dans l’espoir d’acheter de la nourriture avec leurs cartes de rationnement. Il m’est venu une idée et j’ai décidé de vérifier jusqu’où pouvait aller mon immunité. Je me suis arrêté et, grimpant sur une caisse, je me suis mis à prêcher.

— Sapristi, Jeff ! s’exclama Ardmore. Vous n’auriez pas dû courir un risque pareil !

— Mais, major, nous avions besoin de savoir jusqu’où nous pouvions aller ; et tout ce que je risquais, c’était qu’ils m’obligent à me taire.

— Euh… Oui, enfin, peut-être… Il est certain qu’une entreprise comme la nôtre exige que nous prenions des risques, et vous devez vous fier à votre propre jugement. L’audace peut se révéler la politique la plus sûre. Pardon de vous avoir interrompu. Que s’est-il passé ?

— Mon escorte a tout d’abord paru confondue. Ils semblaient ignorer quelle attitude adopter. J’ai donc continué de prêcher, tout en surveillant les policiers du coin de l’œil. Presque aussitôt, ils ont été rejoints par un collègue, probablement un de leurs supérieurs. Ils ont tenu un conciliabule, puis le supérieur est parti. Il est revenu au bout de cinq minutes et il est resté là, planté, à m’observer. J’en ai déduit qu’il avait dû téléphoner au quartier général et s’entendre ordonner de me laisser tranquille.

— Comment la foule a-t-elle pris votre intervention ?

— Je crois qu’ils ont surtout été extrêmement impressionnés par le fait qu’un homme blanc semblait transgresser impunément une des règles édictées par les occupants. Je n’ai pas cherché à leur faire entendre grand-chose. Je m’en suis tenu à mon texte : “Le Disciple arrive !” et j’ai brodé autour, en énonçant tout un tas de séduisantes généralités. Je leur ai dit d’être tous bien sages et de ne pas avoir peur, parce que le Disciple allait venir nourrir les affamés, guérir les malades, et consoler les affligés.

— Hmm. Maintenant que vous avez commencé à faire des promesses, on ferait bien de se préparer à les mettre à exécution.

— J’y viens, chef. Je pense que nous ferions bien d’installer immédiatement un temple annexe à Denver.

— Nous n’avons pas encore suffisamment de personnel pour commencer à créer des annexes.

— En êtes-vous bien sûr ? Je ne voudrais pas vous contredire, mais je ne vois pas trop comment nous pourrons engager de nouvelles recrues si nous n’allons pas les chercher là où elles sont. Maintenant, le terrain est prêt. En ce moment, vous pouvez en être certain, il n’y a pas un Blanc à Denver qui ne parle pas du vieux schnock à l’auréole – une auréole, rien que ça ! – qui a prêché sur la place du marché sans que les Panasiates osent l’arrêter. Je vous assure qu’ils vont rappliquer en foule.

— Oui… Vous avez peut-être raison…

— J’en ai la conviction ! En supposant que vous ne puissiez vous séparer d’aucun membre du personnel de la Citadelle, voilà comment nous pouvons opérer. J’irais à Denver, avec Alec, repérer un bâtiment que nous pourrions transformer en temple, et nous commencerions à dire des messes. Au début, nous nous débrouillerions avec les générateurs dissimulés dans nos crosses, puis Scheer viendrait ensuite arranger l’intérieur du temple et installer un générateur de puissance convenable dans l’autel. Une fois que le démarrage aura été assuré, je pourrai confier le tout à Alec. Il sera le prêtre de Denver.


Tandis qu’Ardmore et Thomas discutaient, les autres étaient arrivés un par un. Ardmore se tourna vers Alec :

— Qu’en pensez-vous, Alec ? Vous croyez que vous pouvez passer pour un prêtre, faire des sermons, organiser des kermesses et tout le bazar ?

Le guide de montagne fut lent à répondre.

— Major, dit-il enfin, je crois que j’aimerais mieux continuer mon travail actuel.

— Ça ne sera pas si difficile, lui assura Ardmore. Thomas ou moi pouvons rédiger vos sermons. Le reste consisterait surtout à la fermer, à garder les yeux ouverts, et à nous expédier ici les recrues potentielles pour qu’on les enrôle.

— Ce ne sont pas les sermons qui me tracassent, major. Je sais prêcher, j’ai été frère lai dans ma jeunesse. Mais je n’arrive pas à concilier cette fausse religion avec ma conscience. Je sais que vous travaillez dans un but louable et j’ai accepté de servir la cause, mais je préfère rester à la cuisine.

Ardmore pesa ses mots avant de répondre :

— Alec, dit-il enfin d’un ton grave, je pense comprendre vos scrupules et je ne veux demander à personne d’agir contre sa conscience. En fait, nous n’aurions jamais décidé d’opérer sous le couvert d’une religion si nous avions trouvé un autre moyen concret de lutte pour libérer les États-Unis. Votre foi vous interdit-elle de vous battre pour votre pays ?

— Non, c’est exact.

— En tant que prêtre de cette église, vous aurez surtout à aider les nécessiteux. Cela entre-t-il dans le cadre de votre religion ?

— Évidemment, mais c’est justement pour ça que je ne peux pas le faire au nom d’un faux dieu.

— Mais est-ce un faux dieu ? Croyez-vous que Dieu se soucie beaucoup du nom que vous lui donnez, du moment que ce que vous accomplissez en ce nom le satisfait ? Attention, ajouta vivement Ardmore, je ne prétends pas que le soi-disant temple que nous avons bâti ici est vraiment une maison de Dieu, mais l’adoration de Dieu n’est-elle pas liée au sentiment que nous éprouvons pour lui, au fond de notre cœur, plutôt qu’aux prières et au décorum ?

— C’est juste, major, ce que vous dites là est parole d’évangile. Mais toute cette histoire me dérange profondément.

Ardmore s’était rendu compte que Calhoun écoutait cette discussion en dissimulant mal son impatience. Il préféra conclure :

— Alec, je veux que vous alliez réfléchir à tout ça. Venez me voir demain. Si vous ne pouvez pas concilier cette mission avec votre conscience, je vous libérerai de toute obligation et vous deviendrez objecteur de conscience. Vous n’aurez même plus à servir à la cuisine.

— Je ne veux pas que les choses aillent jusque-là, major. Il me semble que…

— Non, sincèrement. Si prêcher n’est pas acceptable, cuisiner non plus. Je ne veux pas prendre la responsabilité d’obliger un homme à faire ce qu’il considère comme un péché. Maintenant, retirez-vous et allez réfléchir.

Et Ardmore le poussa hors de la pièce sans lui donner la possibilité de discuter davantage.

Calhoun fut incapable de se contenir plus longtemps :

— Vraiment, major, je n’en reviens pas ! Avez-vous vraiment l’intention de laisser la superstition prendre le pas quand il s’agit d’une nécessité d’ordre militaire ?

— Non, colonel, je n’en ai pas l’intention. Mais dans le cas présent, cette superstition, comme vous l’appelez, est une donnée d’ordre militaire. L’attitude d’Alec Howe est la préfiguration d’un problème auquel nous allons devoir faire face : l’attitude des religions traditionnelles envers celle que nous venons d’inventer.

— Peut-être que nous aurions dû imiter les religions les plus courantes, suggéra Wilkie.

— Peut-être… J’y ai pensé, mais j’avais du mal à visualiser la chose. Je n’arrive pas à imaginer l’un de nous en train de se faire passer pour un pasteur protestant, par exemple. Je ne suis franchement pratiquant, mais je ne crois pas que je pourrais encaisser ça. Au fond, peut-être que j’éprouve les mêmes scrupules que Howe. Dans tous les cas, c’est un problème que nous devons affronter. Nous devons tenir compte de l’attitude des autres églises et éviter autant que possible de marcher sur leurs plates-bandes.

— J’ai peut-être une idée qui va dans ce sens, dit Thomas. Pourquoi un des principes de notre religion ne serait-il pas d’intégrer, de tolérer, et même d’encourager toute autre forme de culte privilégiée par nos ouailles ? Sans compter que toutes les églises, surtout à l’heure actuelle, sont noyées sous le flot d’œuvres de charité à accomplir. Nous pourrions leur apporter une aide financière sans rien exiger en retour ?

— Ces deux suggestions sont tout à fait valables, estima Ardmore, mais cette entreprise sera extrêmement délicate. Chaque fois que cela sera possible, nous enrôlerons dans notre organisation des prêtres et des pasteurs de cultes réguliers. Je parie que tout Américain sera avec nous dès qu’il comprendra vers quel but nous tendons. La question sera de décider auxquels d’entre eux nous pourrons confier la totalité de notre secret. Maintenant, en ce qui concerne Denver… Jeff, êtes-vous prêt à y retourner dès demain ?

— Et Howe ?

— Je crois qu’il va finir par se décider.

— Un instant, major, intervint le docteur Brooks qui, comme à son habitude, était resté silencieux tandis que les autres discutaient. Il serait bon, me semble-t-il, d’attendre un jour ou deux, jusqu’à ce que Scheer ait apporté quelques modifications aux émetteurs dissimulés dans les crosses.

— Quelles sortes de modifications ?

— Nous avons établi de façon expérimentale, vous vous en souvenez, que l’effet Ledbetter pourrait être utilisé comme agent stérilisateur ?

— Oui, oui, parfaitement.

— C’est pourquoi nous avons pensé raisonnable d’estimer que nous pourrions soulager les malades. Or, il se trouve que nous avions sous-estimé les possibilités de notre découverte. Au début de la semaine, je me suis inoculé le virus de l’anthrax…

— L’anthrax ! Nom de dieu, docteur, pourquoi prendre un tel risque ?

Brooks regarda Ardmore avec bienveillance :

— Mais parce que c’était nécessaire, voyons, expliqua-t-il patiemment. Les expériences effectuées sur les cobayes avaient été concluantes, certes, mais pour pouvoir établir la méthode d’action, il fallait expérimenter la chose sur un être humain. Donc, comme je vous le disais, je me suis inoculé le virus de l’anthrax et j’ai laissé la maladie suivre son cours, puis je me suis exposé à l’effet Ledbetter, en utilisant toutes les longueurs d’ondes, sauf la bande de fréquences fatales aux vertébrés à sang chaud. La maladie a disparu. En moins d’une heure, la supériorité naturelle de l’anabolisme sur le catabolisme avait balayé le résidu des symptômes pathologiques. J’étais guéri.

— Nom d’un petit bonhomme ! Pensez-vous que l’effet Ledbetter agira aussi rapidement sur d’autres maladies ?

— J’en suis convaincu. Non seulement parce que les expériences que j’ai pratiquées sur des animaux le prouvent, mais aussi parce que j’ai eu un autre résultat inattendu, quoique théoriquement prévisible. Comme certains d’entre vous ont pu le remarquer, depuis quelque temps je souffrais d’un assez gros rhume. L’effet Ledbetter a non seulement guéri mon anthrax, mais il a également fait complètement disparaître mon rhume. Or le virus du rhume comprend plus d’une douzaine d’agents pathogènes connus et probablement autant d’autres qui nous sont inconnus. L’effet Ledbetter les a tous détruits indistinctement.

— Je suis enchanté de votre rapport, docteur, répondit Ardmore. À long terme, cette découverte se révélera sans doute beaucoup plus importante pour la race humaine que le simple usage militaire que nous pouvons en faire actuellement. Mais en quoi cela peut-il influer sur l’établissement d’un temple annexe à Denver ?

— Peut-être en rien, major. Mais j’ai pris sur moi de demander à Scheer de modifier un des émetteurs portables, de façon à ce qu’un de nos agents puisse aisément opérer des guérisons grâce à la seule aide de sa crosse. Et j’ai pensé que vous préféreriez peut-être attendre que Scheer apporte la même modification aux crosses que vont utiliser Thomas et Howe.

— Oui, vous avez raison, à condition que cela ne demande pas trop longtemps. Puis-je voir cette modification ? s’enquit Ardmore.

Scheer exhiba la crosse sur laquelle il avait travaillé. À première vue, elle ne paraissait pas différente des autres. C’était un grand bâton de deux mètres, surmonté d’un chapiteau en forme de cube ornementé, d’environ dix centimètres d’arête. Les différentes couleurs des faces de ce cube correspondaient à celles des murs du temple. La base du cube et le bâton lui-même étaient dorés à l’or fin et recouverts d’arabesques compliquées en bas-relief, dont le délicat travail servait surtout à masquer efficacement les commandes de l’émetteur dissimulé dans le cube.

Scheer n’avait pas modifié l’aspect extérieur de la crosse, mais, à l’intérieur, il avait ajouté un circuit additionnel que commandait une des feuilles d’or de la décoration extérieure. Quand on pressait cette feuille, l’appareil oscillait sur toutes les fréquences sauf celles qui étaient fatales aux vertébrés.

Scheer et Graham avaient travaillé ensemble à l’élaboration de cette crosse, et avaient créé de nombreuses maquettes avant de parvenir à concilier la facilité d’utilisation de l’effet Ledbetter avec le camouflage artistique. Les deux hommes formaient une bonne équipe. En réalité, leurs talents n’étaient pas très éloignés l’un de l’autre : un artiste est, pour les deux tiers, un artisan et l’artisan éprouve, comme l’artiste, un besoin insatiable de créer.

— Je suggérerais, ajouta Brooks une fois la nouvelle fonction expliquée et expérimentée, que ce nouvel effet soit attribué à Tamar, Reine de pitié, et que sa couleur soit allumée chaque fois qu’on l’utilisera.

— Très bien, excellente idée, approuva Ardmore. Ne jamais utiliser la crosse sans allumer la face portant la couleur associée au nom du dieu que nous serons censés invoquer. Ce sera une règle absolue. Comme ça, tout le monde se cassera la tête à essayer de comprendre comment une simple lumière monochrome peut réaliser de tels miracles.

— Pourquoi s’embarrasser de tout ce pataquès ? demanda Calhoun. De toute façon, les Panasiates ne peuvent en aucun cas détecter nos moyens d’action.

— Il y a une double raison à cela, colonel. En leur indiquant une fausse piste, nous pouvons espérer qu’ils dirigeront tous leurs travaux de recherche scientifique dans la mauvaise direction. Nous ne pouvons pas nous permettre de sous-estimer leurs capacités. Mais il y a encore plus important : l’effet psychologique que cela provoquera sur les esprits peu scientifiques, blancs ou jaunes. Les gens tiennent pour merveilleux tout ce qui paraît l’être. L’Américain moyen n’est pas du tout impressionné parce qu’on appelle les miracles de la science. Il s’y attend, et les voit se produire avec l’air de dire : “Et alors ? C’est pour ça qu’on paye les savants, non ?” Mais utilisez des signes cabalistiques et entourez votre action de mystère en vous gardant bien de la qualifier de scientifique, et les gens seront impressionnés. Cela constituera une merveilleuse publicité.

— Bon, dit Calhoun avec un geste de dédain, vous êtes certainement meilleur juge que moi en la matière ; pour ce qui est d’abuser le public, vous avez, je crois, énormément d’expérience. Personnellement, je ne me suis jamais préoccupé de ce genre de questions. Seule la science pure m’intéresse. Si vous n’avez plus besoin de moi, major, j’ai beaucoup de travail.

— Mais certainement, colonel, certainement ! Vos travaux sont de la plus haute importance !

Quand Calhoun fut parti, Ardmore ajouta d’un ton pensif :

— D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi la psychologie des masses ne peut pas être une discipline scientifique. Si quelques savants avaient pris la peine de formuler certaines vérités que les représentants de commerce et les politiciens connaissent déjà, nous ne serions peut-être pas dans la situation où nous nous trouvons actuellement.

— Je crois pouvoir répondre à cette remarque, fit timidement le docteur Brooks.

— Hein ! Ah, oui, docteur. Que vouliez-vous nous dire ?

— La psychologie n’est pas une science, parce qu’elle est trop compliquée. L’esprit scientifique à, en règle générale, un grand amour de l’ordre. Il craint et a tendance à ignorer les domaines de recherche où l’ordre n’est pas nettement apparent, se limitant à ceux où l’on peut aisément trouver un ordre, comme les sciences physiques. Il laisse les sujets d’étude plus complexes à ceux qui se fient à leur instinct. C’est pourquoi nous possédons une science rigoureuse de la thermodynamique, par exemple, alors qu’il se passera encore bien des années avant que nous puissions en dire autant de la psychodynamique.

Wilkie se tourna brusquement pour faire face à Brooks :

— Croyez-vous vraiment cela, Brooksie ?

— Mais certainement, mon cher Bob.

Ardmore frappa sur son bureau :

— C’est un sujet fort intéressant et j’aimerais que nous puissions poursuivre cette discussion… Mais nous avons encore du pain sur la planche. En ce qui concerne l’établissement de ce temple à Denver… Quelqu’un a-t-il une suggestion ?

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