Ce fut l’opérateur de para-radio de repos qui réveilla Ardmore en le secouant vigoureusement :
— Major Ardmore ! Major ! Réveillez-vous !
— Hmm… Pff… s’ qu’il y a ?
— Réveillez-vous ! La Citadelle vous appelle, et c’est urgent !
— Quelle heure est-il ?
— Bientôt huit heures. Vite, major !
Il était à peu près bien réveillé quand il atteignit le visiophone. Thomas attendait à l’autre bout du fil, et dès qu’il vit Ardmore, il se mit à parler :
— La situation a évolué, chef, mais en mal. Les Panasiates raflent systématiquement tous les membres de nos congrégations.
— Hmm… Il fallait s’y attendre, je suppose. Où en sont-ils ?
— Je l’ignore. Je vous ai appelé dès que j’ai reçu le premier rapport et il en arrive à jet continu, de tous les coins du pays.
— Bon, je crois qu’il vaut mieux ne pas perdre une minute.
Les prêtres, armés et protégés, pouvaient courir le risque d’une attaque, mais tous ces gens étaient absolument sans défense.
— Chef, vous vous souvenez de ce qu’ils ont fait après le premier soulèvement ? C’est très inquiétant, chef… J’ai peur !
Ardmore comprenait l’angoisse de Thomas : il l’éprouvait lui-même, mais il ne le laissa pas transparaître sur son visage.
— Ne vous affolez pas, mon vieux, dit-il avec douceur. Jusqu’à présent, il n’est rien arrivé aux nôtres. Et nous ne permettrons pas que cela change.
— Mais, chef, qu’allez-vous faire ? Nous ne sommes pas assez nombreux pour pouvoir les arrêter avant qu’ils aient tué des foules de gens.
— Nous ne sommes sans doute pas assez nombreux pour agir directement, mais il y a un autre moyen. Continuez à recueillir des renseignements et recommandez bien à tout le monde d’éviter toute action prématurée. Je vous rappelle dans un quart d’heure.
Ardmore coupa la communication avant que Thomas ait pu ajouter quoi que ce soit.
Cela demandait réflexion. Si Ardmore pouvait équiper chaque homme d’une crosse, tout serait simple. L’effet protecteur de la crosse était théoriquement à l’épreuve d’à peu près tout, sauf peut-être d’une bombe atomique ou de gaz asphyxiants. Mais l’atelier de fabrication et de réparation avait déjà dû fournir un gros effort pour que chaque nouveau prêtre ait sa crosse. En avoir une pour chaque fidèle était hors de question, puisque la Citadelle n’en était qu’au stade de la fabrication artisanale. Et, de toute façon, il en aurait eu besoin sur-le-champ.
Un prêtre pouvait étendre son bouclier à n’importe quelle superficie ou n’importe quel nombre de gens, mais, avec cette utilisation intensive, le champ de protection devenait si ténu qu’une boule de neige adroitement lancée pouvait le briser.
— Zut !
Ardmore se rendit compte qu’il considérait de nouveau le problème sous l’angle d’une action directe, bien qu’il sache parfaitement que toute recherche en ce sens était vaine. Ce qu’il lui fallait inventer, c’était une sorte de jiu-jitsu psychologique, un moyen de retourner la force des Panasiates contre eux-mêmes. Les dérouter, voilà ce qu’il fallait faire ! Chaque fois que les Panasiates pouvaient s’attendre à une réaction spécifique, il fallait l’éviter, et réagir tout à fait autrement.
Mais quelle autre réaction adopter ? Quand il pensa avoir trouvé la réponse à cette question, Ardmore appela Thomas :
— Jeff, dit-il dès qu’il le vit apparaître sur l’écran, branchez le circuit A.
Le major parla quelques minutes à ses prêtres, s’exprimant avec lenteur et minutie, en soulignant bien certains points.
— Et maintenant, conclut-il, avez-vous des questions ?
Et il passa encore plusieurs minutes à répondre à des demandes de précisions qui lui parvinrent, par relais, de différents diocèses.
Ardmore et le prêtre de la paroisse quittèrent le temple ensemble. Le prêtre avait bien essayé de le persuader de rester à l’abri, mais le major avait balayé ses objections. Le prêtre avait raison ; Ardmore savait, au fond, qu’il n’aurait pas dû courir personnellement des risques qu’il pouvait éviter, mais il éprouvait une sorte de volupté à s’affranchir des recommandations timorées de Jeff Thomas.
— Comment pensez-vous découvrir où ils ont emmené les nôtres ? s’enquit le prêtre.
C’était un ancien agent immobilier nommé Ward, intelligent et plein de ressources. Ardmore l’appréciait beaucoup.
— Eh bien, que feriez-vous si je n’étais pas là ?
— Je l’ignore. J’irais sans doute au poste de police le plus proche essayer de soutirer des renseignements par la menace au Chinetoque de service.
— Ça me paraît raisonnable. Où y a-t-il un poste ?
Le poste central de la police panasiate se trouvait à proximité du palais, à quatre ou cinq cents mètres au sud. Sur leur chemin, les deux hommes rencontrèrent de nombreux Panasiates, mais aucun d’eux ne chercha à les arrêter. Les Orientaux étaient stupéfaits de voir deux prêtres de Mota circuler paisiblement sans paraître se soucier de rien. Même les policiers en uniforme ne semblaient savoir quelle attitude adopter, comme si leurs instructions ne prévoyaient pas ce cas-là.
Toutefois, quelqu’un avait téléphoné pour annoncer leur approche. Un officier asiatique les attendait nerveusement sur le seuil et leur cria :
— Rendez-vous ! Vous êtes en état d’arrestation !
Les deux hommes se dirigèrent aussitôt vers lui, puis Ward leva la main et le bénit en disant :
— La paix soit avec vous ! Conduisez-moi auprès des miens.
— Vous ne comprenez pas mes paroles ? glapit l’autre, tandis que sa voix prenait une intonation suraiguë et qu’il portait une main tremblante à son étui de revolver. Vous êtes en état d’arrestation !
— Vos armes terrestres ne vous permettent pas de vous mesurer au grand dieu Mota, dit calmement Ardmore. Le dieu Mota vous commande de me conduire auprès des miens. Prenez garde !
Le major continua d’avancer jusqu’à ce que son bouclier individuel heurte l’homme.
Cette pression impalpable de l’écran invisible était plus que n’en pouvait supporter le Panasiate. Il recula d’un pas, sortit brusquement son arme de l’étui et tira à bout portant. Le rayon vortex s’écrasa sans dommage contre le bouclier, qui l’absorba.
— Le Seigneur Mota s’impatiente, remarqua Ardmore paisiblement. Obéissez à son ordre avant qu’il ne s’attaque à votre âme et ne l’aspire hors de votre corps.
À ces mots, le major utilisa une autre variante de l’effet Ledbetter, qui n’avait jamais encore été employée à l’égard des Panasiates.
Le principe en était fort simple. L’appareil projetait une stase cylindrique formée par des rayons de traction et de pression, ce qui créait un tube, dont Ardmore recouvrit le visage du Panasiate. Il activa ensuite un rayon de traction dans le tube. L’infortuné essayait en vain de respirer et de s’arracher le tube du visage. Quand le nez de l’Asiatique se mit à saigner, Ardmore le libéra en demandant à nouveau avec douceur :
— Où sont mes enfants ?
L’officier de police, sans doute instinctivement, voulut s’enfuir en courant. À l’aide d’un rayon de pression, Ardmore le cloua contre la porte, puis il activa de nouveau le tube, cette fois jusqu’à la taille :
— Où sont mes enfants ?
— Dans le parc, haleta l’homme, avant d’être pris de violentes nausées.
Ardmore et son compagnon, l’air très digne, firent demi-tour et redescendirent posément les marches du perron, balayant placidement hors de leur chemin, à l’aide du rayon, ceux qui s’approchaient de trop près.
Le parc entourait ce qui, jadis, avait été le capitole de cet État. Les deux hommes y trouvèrent la congrégation parquée derrière des barrières érigées en hâte, et gardée à vue par des rangées de soldats panasiates. Non loin de là, sur une plate-forme, des techniciens étaient en train d’installer une caméra pour la retransmission télévisée. Il apparaissait clairement qu’une nouvelle “leçon publique” était sur le point d’être infligée aux esclaves. Ardmore ne vit nulle part l’appareil, assez volumineux, qui émettait les rayons épileptogènes. Soit on ne l’avait pas encore apporté, soit on se proposait de recourir à un autre mode d’exécution – peut-être que les soldats présents constituaient un immense peloton d’exécution.
Ardmore fut un instant tenté d’utiliser sa crosse pour assommer tous les militaires se trouvant là. Ils étaient au repos, avec leurs armes en faisceaux, et le major aurait vraisemblablement pu les neutraliser avant qu’ils ne s’attaquent non pas à lui, mais aux prisonniers sans défense. Néanmoins, le major se ravisa. Quand il avait donné ses ordres aux prêtres, il avait eu raison : il fallait y aller au bluff. Il lui était impossible d’anéantir sans exception tous les soldats que les autorités panasiates pouvaient lancer contre lui, et il lui fallait pourtant emmener toute cette foule jusqu’à l’abri que constituait le temple.
Les prisonniers, massés derrière les barrières, avaient reconnu Ward et peut-être aussi le grand prêtre, qu’ils connaissaient au moins de réputation. Ardmore vit l’espoir fleurir sur leurs visages angoissés et ils se pressèrent en avant, confiants. Mais, quand le major se contenta de les bénir rapidement et continua son chemin, suivi de Ward, en direction du commandant panasiate qu’il gratifia de la même bénédiction, le doute et l’incertitude s’emparèrent de nouveau de l’âme des prisonniers.
— La paix soit avec vous ! cria Ardmore. Je suis venu vous prêter assistance.
L’officier panasiate aboya un ordre dans sa langue natale, et deux soldats se précipitèrent vers Ardmore pour tenter de s’emparer de lui. Ils glissèrent contre le bouclier, firent une nouvelle tentative, puis s’immobilisèrent, regardant leur supérieur dans l’attente d’instructions, comme deux chiens déconcertés par un ordre impossible à exécuter.
Ardmore ignora leur intervention et continua d’avancer jusqu’à ce qu’il se trouve juste devant le commandant.
— On m’apprend que mes fidèles ont péché, déclara-t-il. Le Seigneur Mota va les punir.
Sans attendre de réponse, Ardmore tourna le dos à l’officier perplexe et cria, tout en allumant le rayon vert de sa crosse :
— Au nom de Shaam, Seigneur de la paix !
Il balaya de son bourdon la masse des prisonniers qui tombèrent comme si le rayon avait été un vent furieux fauchant des épis. En quelques secondes, hommes, femmes et enfants furent étendus, inertes, sur le sol, avec toutes les apparences de la mort. Ardmore fit alors de nouveau face à l’officier panasiate et s’inclina profondément :
— Le serviteur demande aux maîtres d’agréer ce châtiment.
Dire que l’Oriental fut déconcerté serait rester bien au-dessous de la vérité. L’officier savait comment agir en cas de résistance, mais cette coopération spontanée le laissait pantois. Ça n’était pas prévu par le règlement.
Ardmore ne lui laissa pas le temps de réfléchir :
— Le Seigneur Mota n’est pas satisfait, affirma-t-il. Il m’ordonne de vous faire un don, à vous et à vos hommes. Un don d’or !
À ces mots, il actionna sa crosse et promena un éblouissant rayon blanc sur les faisceaux d’armes se trouvant à sa droite. Ward l’imita, mais du côté gauche. Dès que le rayon passait sur les armes, elles se mettaient à briller et à scintiller ; le métal prenait un nouvel et rutilant éclat. C’était de l’or ! De l’or massif !
Les simples soldats panasiates n’étaient pas mieux payés que dans d’autres armées. Un frémissement parcourut leurs rangs ; on aurait dit des chevaux de course attendant le signal du départ. Un sergent s’approcha d’un des faisceaux, en sortit une arme et l’examina. Puis il se mit à la brandir en clamant quelque chose dans sa langue, d’un ton surexcité.
Les soldats rompirent les rangs.
Ils s’agglutinèrent autour des faisceaux en criant, en dansant. Ils se disputaient les armes, devenues aussi précieuses qu’inutiles, sans accorder la moindre attention à leurs officiers, eux-mêmes gagnés par la fièvre de l’or.
Ardmore regarda Ward et hocha la tête :
— On va leur en flanquer un bon coup ! dit-il, braquant son rayon sur le commandant.
Le Panasiate s’effondra sans même avoir su ce qui le frappait, préoccupé qu’il était par sa perte d’autorité sur ses troupes. Pendant ce temps, Ward s’occupait des autres officiers.
Ardmore administra alors aux prisonniers américains son rayon, afin de renverser l’effet, tandis que Ward utilisait l’effet de désintégration pour ouvrir une large issue dans l’enclos. C’est alors, contre toute attente, qu’il leur resta à accomplir la partie la plus difficile de leur tâche : persuader quelque trois cents personnes, hébétées et désorganisées, de les écouter et de les suivre en bon ordre. Mais en criant des ordres avec énergie et détermination, les deux hommes y parvinrent. Ils durent utiliser les rayons de traction et de pression pour se frayer un chemin au sein de la mêlée formée par les Orientaux luttant furieusement pour la conquête des armes d’or. Cela donna une idée à Ardmore, qui employa les rayons pour faire avancer ses propres troupes, un peu comme une gardeuse d’oies se sert d’une longue baguette pour guider son troupeau.
Ils ne mirent que dix minutes pour franchir la distance les séparant du temple. Nombre des fidèles de Mota haletaient et protestaient, mais ils avançaient quand même au petit trot, et ne furent interrompus dans leur progression par aucun obstacle majeur, même si Ward et Ardmore utilisaient de temps à autre les rayons pour assommer les Panasiates qu’ils venaient à rencontrer.
Quand il franchit enfin le seuil du temple, Ardmore essuya la sueur qui ruisselait sur son front, et qui n’était pas due seulement à cette marche précipitée. Puis, il dit dans un soupir :
— Ward, avez-vous quelque chose à boire ici ?
Avant qu’il ait eu le temps de finir une cigarette, Ardmore fut appelé par Thomas.
— Chef, dit Jeff, nous commençons à recevoir des rapports. J’ai pensé que vous aimeriez être tenu au courant.
— Je vous écoute.
— Jusqu’à présent, l’opération paraît réussir. À l’heure actuelle, environ vingt pour cent des prêtres nous ont fait savoir, par l’intermédiaire de leurs évêques, qu’ils étaient de retour dans leurs temples avec leurs fidèles.
— Des pertes ?
— Oui. À Charleston, en Caroline du Sud, nous avons perdu toute une congrégation. Ils étaient déjà morts quand le prêtre est arrivé. Ce dernier s’est alors déchaîné contre les Panasiates avec sa crosse et en a massacré deux ou trois fois autant qu’ils avaient tué de fidèles, avant de regagner son temple en continuant à se battre et de faire son rapport.
— Très regrettable, dit Ardmore en secouant la tête. Je suis navré qu’il ait perdu tous ses fidèles, mais je déplore encore plus qu’il ait perdu son sang-froid et massacré des Panasiates. Cela m’oblige à dévoiler mon jeu avant d’être prêt.
— Mais, monsieur, on ne peut pas le blâmer, sa propre femme était au nombre des victimes !
— Je ne le blâme pas. De toute façon, c’est fait, et nous devions tomber le masque, tôt ou tard. Cela signifie seulement qu’il nous faudra agir un peu plus rapidement. Rien d’autre ?
— Pas grand-chose. À plusieurs endroits, les nôtres ont subi des sortes d’attaques d’arrière-garde en regagnant les temples, et ont subi quelques pertes.
Sur l’écran, Ardmore vit un messager tendre à Thomas une liasse de feuilles. Thomas y jeta un coup d’œil et dit :
— Encore d’autres rapports, monsieur. Vous voulez que je vous les lise ?
— Non, vous me ferez une note de synthèse quand ils seront tous arrivés. Non, en fait, je veux un rapport dans une heure, même si vous ne les avez pas encore tous. Bon, je coupe.
La note de synthèse de Thomas montrait que plus de quatre-vingt-dix-sept pour cent des fidèles de Mota étaient désormais en sécurité dans les temples. Ardmore réunit son état-major et leur résuma ses plans pour l’avenir immédiat. Et ce fut bel et bien une réunion, car la place vide d’Ardmore à la table était occupée par l’écran et le haut-parleur.
— On nous a forcé la main, dit-il. Comme vous le savez, de notre propre chef nous n’aurions pas engagé l’action avant deux semaines, peut-être même trois. Mais, maintenant, nous n’avons plus le choix. À mon avis, nous devons agir, et agir suffisamment vite pour avoir toujours un temps d’avance sur nos adversaires.
Ardmore demanda que la situation fasse l’objet d’une discussion générale. Tout le monde fut d’accord sur la nécessité d’une action immédiate, mais les avis divergèrent quant aux méthodes. Après avoir écouté plusieurs opinions, Ardmore sélectionna le plan de désorganisation n°4, et donna ordre d’en commencer les préparatifs.
— Souvenez-vous bien, les prévint-il, une fois les opérations commencées, il sera trop tard pour reculer. Les événements vont se précipiter. De combien d’armes de base disposons-nous ?
Les “armes de base” étaient des projecteurs Ledbetter sous leur forme la plus simple. Elles ressemblaient beaucoup à des revolvers et fonctionnaient de façon similaire, en projetant un rayon directionnel réglé sur l’effet Ledbetter originel, dans la bande de fréquences fatales aux êtres de sang mongol seulement. Même un profane apprenait à s’en servir en trois minutes, puisqu’il suffisait de le braquer sur quelqu’un en appuyant sur la détente, et c’était une arme pour ainsi dire infaillible : le tireur ne pouvait pas faire de mal à une mouche, et encore moins à un homme de sang caucasien, mais, pour les Panasiates, c’était la mort instantanée.
Il avait été assez difficile de résoudre le problème de la fabrication et de la distribution massive d’armes devant être utilisées au moment décisif du conflit. On ne pouvait pas envisager les crosses dont étaient pourvus les prêtres : chacune d’eux était un instrument de précision, comparable à une belle montre suisse. Scheer avait confectionné lui-même, à la main, les pièces les plus délicates de chaque crosse, mais il lui avait quand même fallu demander le concours d’autres maîtres artisans en métallerie et en outillage pour pouvoir continuer à répondre aux demandes. Ces crosses étaient fabriquées entièrement à la main, et il ne pouvait pas être question de production en série tant que les Américains ne contrôleraient pas à nouveau leurs propres usines.
En outre, pour qu’un prêtre puisse utiliser à peu près convenablement les extraordinaires possibilités de sa crosse, il lui fallait suivre un cours théorique détaillé, ainsi qu’un long entraînement étroitement supervisé.
L’arme de base avait été la solution la plus pratique. Elle était extrêmement simple et solide, et ne comprenait aucune autre partie mobile que l’interrupteur, autrement dit la détente. Et pourtant, il n’avait pas été possible de fabriquer à la Citadelle toutes les armes nécessaires, car les distribuer ensuite aux quatre coins du pays n’aurait pas manqué d’attirer dangereusement l’attention des autorités panasiates. Chaque prêtre avait donc emporté une arme de base dans son propre temple et était responsable du recrutement, parmi les fidèles, d’ouvriers sachant suffisamment bien travailler le métal pour produire ce modèle relativement simple.
Dans les sous-sols secrets que recouvraient les temples, des ouvriers travaillaient sans relâche depuis des semaines pour fabriquer minutieusement à la main des centaines de ces petits jouets mortels.
L’officier chargé du matériel fournit à Ardmore le renseignement demandé.
— Très bien, dit le major. Nous avons un peu moins d’armes que nos congrégations ne comptent de membres, mais il faudra bien s’en contenter. De toute façon, il va falloir élaguer un peu. Ce satané culte a attiré tous les cinoques et les fêlés du pays, les hommes aux cheveux trop longs et les femmes aux cheveux trop courts. Si nous ne les comprenons pas dans nos effectifs, il se pourrait que nous ayons quelques armes en trop. Ce qui me fait penser que si nous disposons d’armes supplémentaires, il doit bien se trouver, dans chaque congrégation, des femmes jeunes, fortes et résolues qui pourraient se révéler utiles au combat. Nous les armerons. Quant aux cinglés… Dans les instructions générales concernant le plan de propagande, vous trouverez une note indiquant de quelle façon chaque prêtre devra annoncer aux fidèles que cette histoire de culte était uniquement un bobard destiné à dissimuler nos buts militaires. Je désire y ajouter quelque chose. Neuf sur dix des fidèles accueilleront la nouvelle avec joie et ne demanderont qu’à nous aider avec tous leurs moyens. La dixième personne peut nous causer des ennuis, piquer une crise d’hystérie, ou même chercher à filer hors du temple. Donc pour l’amour de Dieu, que chaque prêtre prenne toutes les précautions possibles : ne révéler la vérité qu’à un petit groupe de fidèles à la fois, et être prêt à envoyer le rayon sédatif sur quiconque risque de créer des ennuis. Qu’on les enferme ensuite jusqu’à ce que tout soit fini. On n’a pas le temps d’essayer de raisonner les faibles d’esprit.
“Allez, exécution. Les prêtres n’auront pas trop du restant de la journée pour exhorter les fidèles au combat et s’efforcer de les organiser de façon vaguement militaire. Thomas, je veux que le véhicule désigné pour la mission concernant le prince royal s’arrête d’abord ici pour me prendre. Wilkie et Scheer le conduiront.
— Très bien, major. Mais je comptais être moi-même à bord de cet appareil. Voyez-vous quelque objection à ce léger changement ?
— Oui, dit sèchement Ardmore. Si vous lisez attentivement le plan de désorganisation n°4, vous verrez que l’officier chargé du commandement doit rester à la Citadelle. Puisque, pour ma part, je suis déjà dehors, il vous faudra me remplacer.
— Mais, chef…
— Nous ne pouvons pas risquer nos deux vies en même temps, surtout pas à ce stade de la partie. Exécution !
— Oui, major.
Plus tard dans la matinée, Ardmore fut de nouveau appelé au visiophone. Le visage de l’officier de quart préposé aux communications de la Citadelle parut sortir de l’écran :
— Oh ! major Ardmore, Salt Lake City essaie de vous joindre. C’est un appel prioritaire.
— Passez-les-moi.
Le visage de l’officier fit place à celui du prêtre chargé de Salt Lake City :
— Chef, nous avons un prisonnier qui sort drôlement de l’ordinaire, et je crois que vous feriez mieux de l’interroger vous-même.
— Je n’ai pas vraiment le temps. Pourquoi ?
— Eh bien, c’est un Panasiate, mais il prétend être de race blanche et dit que vous le connaissez. Le plus étrange, c’est qu’il a franchi sans encombre notre zone de protection. Je croyais que c’était impossible.
— Et je vous le confirme. Faites-moi voir cet homme.
C’était Downer, comme le major s’en doutait déjà. Ardmore le présenta au prêtre de Salt Lake City et assura à ce dernier que son bouclier protecteur n’était pas détraqué.
— Maintenant, capitaine, je vous écoute.
— Major, je me suis décidé à venir dans ce temple afin de pouvoir vous faire un rapport détaillé, car les événements se précipitent.
— Je le sais. Donnez-moi tous les détails dont vous avez connaissance.
— Oui, major. Avez-vous une idée des effets déjà provoqués par votre action sur l’ennemi ? Ils sont en pleine débâcle morale. Ils sont nerveux, hésitants… Que s’est-il passé au juste ?
Ardmore lui résuma brièvement les événements survenus au cours des vingt-quatre heures précédentes : sa propre arrestation, puis celle des prêtres, suivie de celle des fidèles, puis la libération de tous ces prisonniers. Downer hocha la tête :
— Ça explique tout. Je n’arrivais pas à découvrir ce qui s’était passé, car ils ne confient jamais rien à un simple soldat, mais je les voyais abattus, démoralisés, et j’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au courant.
— Quels sont les faits ?
— Je vais simplement vous dire ce que j’ai vu et vous en tirerez vous-même les conclusions. Tout un bataillon du 2e dragons, ici, à Salt Lake City, est en état d’arrestation. J’ai entendu dire que tous les officiers de ce bataillon s’étaient suicidés. Je suppose que c’étaient les militaires chargés de garder nos prisonniers, mais je n’ai aucune confirmation.
— C’est probable. Continuez.
— Je ne sais que ce que j’ai vu. On les a fait renter à la caserne dans la matinée, avec leurs bannières à l’envers, et ils ont été consignés dans leurs quartiers, sous bonne garde. Mais ça n’est pas tout. Il n’y a pas que le bataillon aux arrêts qui soit affecté. Vous savez, chef, à quel point un régiment se désorganise rapidement quand son colonel ne l’a plus en main ?
— Oui. Est-ce ainsi que cela se passe ?
— Oui. Du moins, en ce qui concerne la garnison stationnée à Salt Lake City. Je suis certain que le commandant en chef a peur de quelque chose qu’il ne comprend pas, et sa peur a contaminé ses troupes, jusqu’au dernier soldat. On compte des quantités de suicides, même parmi les simples hommes de troupe. On voit un type devenir morose une journée, puis il va s’asseoir face au Pacifique et se fait hara-kiri.
“Mais voilà le plus beau, l’élément qui prouve que le moral est au plus bas dans tout le pays. Le prince royal vient de lancer, au nom du Céleste Empereur, un ordre général interdisant désormais les suicides d’honneur.
— Quel a été l’effet produit ?
— Il est encore trop tôt pour en juger ; l’ordre n’a été connu que ce matin. Mais vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce que cela signifie, chef. Il faut avoir vécu parmi les Panasiates, comme je l’ai fait, pour être à même de pleinement apprécier la chose. Pour eux, il importe avant tout, et plus que tout, de sauver la face. Ils ont un souci des apparences dépassant l’entendement d’un Américain. Dire à un homme ayant perdu la face qu’il ne peut plus expier sa faute et se réconcilier avec ses ancêtres en commettant un suicide d’honneur, c’est lui arracher le cœur, le priver de ce à quoi il tient le plus.
“Vous pouvez donc en conclure que le prince royal est, lui aussi, affolé, sans quoi il n’aurait jamais eu recours à de telles mesures. Il a dû perdre un nombre incroyable de ses officiers depuis quelque temps, ou une pareille idée ne lui serait jamais venue.
— Voilà qui est rassurant. Sans compter qu’avant la fin de cette nuit, grâce à nous, je crois que leur moral sera encore deux fois plus bas qu’il ne l’est déjà. Vous pensez que ça y est, qu’ils vont battre en retraite ?
— Je n’ai pas dit ça, major. N’y pensez même pas. Ces espèces de singes jaunes, dit Downer qui parlait avec le plus grand sérieux, oubliant que son physique était exactement semblable à celui des Panasiates, sont quatre fois plus dangereux dans leur état d’esprit actuel qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils paradaient dans nos rues avec assurance. Maintenant, il suffit d’un rien pour qu’ils deviennent complètement forcenés et se mettent à massacrer tout le monde autour d’eux, y compris les femmes et les enfants, sans aucune discrimination !
— Hmm. Avez-vous des recommandations à nous faire ?
— Oui, chef, j’en ai une. Frappez-les avec tous les moyens en votre pouvoir, aussi vite que possible, et avant qu’ils ne commencent un massacre général. Vous les avez affaiblis pour le moment, alors faites-leur en voir de toutes les couleurs ! Ne leur laissez pas le temps de penser à la population civile ou, sinon, nous allons assister à un carnage qui fera ressembler la défaite que nous avons connue à une partie de campagne.
“C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de venir ici, ajouta Downer. Je ne voulais pas m’entendre ordonner de massacrer les miens.
Le rapport de Downer laissa Ardmore extrêmement soucieux. Très certainement, l’officier avait raison quant aux réactions et à la psychologie des Panasiates. Ce dont Downer parlait, ces représailles contre la population civile, avaient toujours été la préoccupation dominante du major. C’est pour cela qu’avait été fondée la religion de Mota, pour éviter toute action directe, par crainte de ripostes systématiquement dirigées sur les civils. Mais, maintenant, si Downer était bon juge de la situation, l’attaque indirecte imaginée par Ardmore avait rendu ces représailles hystériques tout aussi probables.
Ardmore devait-il renoncer au plan n°4 et attaquer le jour même ?
Non, ce n’était tout simplement pas réalisable. Les prêtres avaient besoin de quelques heures tout au moins, pour transformer les fidèles en guérilleros. Dans ces circonstances, il valait mieux poursuivre l’exécution du plan n°4 et affaiblir encore les seigneurs de la guerre. Une fois les opérations bien avancées, les Panasiates auraient trop à faire pour trouver le temps d’organiser des massacres.
Un petit engin, descendant d’une très haute altitude, vint se poser doucement et sans bruit sur le toit du temple, dans la capitale du prince royal. Ardmore se dirigea vers l’appareil, tandis que la large porte latérale s’ouvrait et que Wilkie en sortait.
— Bien le bonjour, chef ! dit-il en saluant Ardmore.
— Salut, Bob. Pile à l’heure, à ce que je vois : il est juste minuit. Pensez-vous avoir été repéré ?
— Je ne crois pas. En tout cas, aucun projecteur n’a été braqué sur nous. Et nous avons volé très haut, à grande vitesse. Ce contrôle gravitationnel est épatant.
Ils montèrent dans l’appareil. Scheer salua son commandant d’un hochement de tête et d’un “Bonsoir, major”, sans lâcher les commandes. Dès que les ceintures de sécurité furent bouclées, Scheer fit décoller l’appareil verticalement.
— Vos ordres, major ?
— Direction le toit du palais. Soyez prudent.
Sans lumières, à toute vitesse, mu par une source d’énergie indétectable par l’ennemi, le petit appareil fondit sur le toit du palais. Wilkie ouvrait déjà la portière, quand Ardmore lui immobilisa le bras :
— Inspectez d’abord les alentours.
Un croiseur panasiate, en train d’effectuer sa ronde réglementaire autour du palais, changea brusquement de direction et alluma un projecteur. Le rayon de celui-ci, guidé par radar, se fixa sur leur véhicule.
— Pouvez-vous l’atteindre à cette distance ? s’enquit Ardmore, chuchotant sans raison.
— Rien de plus facile, chef.
Verrouillant son tir sur l’appareil ennemi, Wilkie appuya sur un bouton. Rien ne sembla se produire, mais le rayon du projecteur les dépassa.
— Êtes-vous sûr de l’avoir touché ? demanda Ardmore d’un air de doute.
— Certain. Grâce au pilotage automatique, l’appareil continuera sa route jusqu’à ce qu’il n’ait plus de carburant, mais il n’y a plus personne de vivant à bord.
— O.K., Scheer, vous allez remplacer Wilkie à la commande du projecteur. Ne vous en servez que si vous êtes repéré. Si nous ne sommes pas de retour dans trente minutes, repartez pour la Citadelle. Venez, Wilkie. Maintenant, nous allons faire quelques tours de magie.
D’un mouvement de tête, Scheer indiqua qu’il s’en tiendrait aux ordres donnés, mais la façon dont il serrait les dents indiquait qu’il ne les appréciait guère. Ardmore et Wilkie, tous deux vêtus de leur tenue de prêtre, traversèrent le toit, en quête d’un accès aux niveaux inférieurs. Ardmore avait branché sa crosse sur la longueur d’ondes à laquelle les Panasiates étaient sensibles, mais en limitant la puissance, de façon à obtenir un effet anesthésique plutôt que mortel. Avant l’atterrissage, à l’aide du projecteur plus puissant équipant le véhicule, ils avaient soumis tout le palais au même traitement. Il n’y avait probablement plus un seul Panasiate conscient à l’intérieur de l’édifice, mais Ardmore ne voulait courir aucun risque.
Les deux hommes trouvèrent une porte pour pénétrer dans le palais, ce qui leur évita de pratiquer un trou dans le toit, et ils descendirent par un escalier métallique très raide, qu’on utilisait ordinairement pour la surveillance ou les réparations du toit. Une fois à l’intérieur, Ardmore eut du mal à s’orienter. Il craignit un instant de devoir trouver et ranimer un Panasiate, et employer la manière forte pour se faire indiquer les appartements du prince. Mais la chance favorisa les deux hommes : ils se trouvaient au bon étage et la quantité de sentinelles effondrées devant une grande porte leur désigna clairement les appartements du prince.
Cette porte n’était pas verrouillée : le prince, se fiant davantage à sa garde militaire qu’à une serrure, n’avait jamais utilisé de clé de sa vie. Les deux hommes le découvrirent étendu sur un lit, ses doigts inertes ayant lâché le livre qu’il lisait. Dans chacun des quatre coins de la spacieuse pièce, un valet s’était affaissé sur lui-même.
Wilkie regarda le prince avec intérêt tout en demandant :
— Alors, c’est lui, Sa Grandeur. Et maintenant, que faisons-nous, major ?
— Nous allons nous placer de part et d’autre du lit. Je veux qu’il soit forcé de partager son attention entre nous deux. Tenez-vous très près de lui, pour l’obliger à lever les yeux. C’est moi qui parlerai, mais, de temps à autre, intercalez une remarque ou deux, afin de détourner son attention.
— Quel genre de remarques ?
— Du jargon de prêtre, qui ne signifiera rien, mais que vous direz d’un ton très pénétré. Vous y arriverez ?
— Je crois que oui. J’ai vendu des abonnements à des magazines, alors…
— Ce type est un dur à cuire, un vrai. Je vais m’attaquer à lui en utilisant les deux peurs qui sont congénitales et communes à tous les hommes : la peur de suffoquer et la peur de tomber. Je pourrais les provoquer à l’aide de ma crosse, mais ce sera plus simple si vous utilisez la vôtre. Pensez-vous pouvoir suivre mes mouvements et deviner ce que je veux que vous fassiez ?
— Ne pouvez-vous pas me donner des indications un peu plus précises ?
Ardmore expliqua la manœuvre en détail, puis ajouta :
— Et maintenant, allons-y. Prenez votre place.
Ardmore alluma simultanément les quatre couleurs de sa crosse, et Wilkie l’imita. Puis il traversa la pièce et éteignit la lumière.
Quand le prince royal panasiate, petit-fils du Céleste Empereur et gouverneur en son nom de l’Empire occidental, revint à lui, il vit dans la pénombre deux silhouettes imposantes, debout près de son lit. Le plus grand des deux individus était vêtu d’une robe à la laiteuse luminescence. Son turban irradiait également une clarté blanche, produite par une auréole.
La crosse qu’il tenait dans sa main gauche avait, à son sommet, un cube projetant quatre rayons lumineux, diversement colorés : rubis, or, émeraude et saphir.
Le second personnage était assez semblable au premier, sauf que sa robe rougeoyait comme un brasier. Leurs visages étaient en partie éclairés par les rayons émanant de leurs cannes.
Le prêtre en blanc leva sa main droite en un geste qui était non plus bienveillant, mais impérieux :
— Nous voici de nouveau face à face, ô Prince infortuné !
Le prince avait reçu un entraînement très poussé, et la peur n’était pas pour lui un sentiment naturel. Il essaya de se redresser, mais une force impalpable pesa sur sa poitrine, l’obligeant à retomber sur l’oreiller. Il voulut parler, mais l’air fut chassé de sa gorge.
— Tais-toi, enfant de l’iniquité ! Le Seigneur Mota va te parler par ma voix. Écoute-le calmement.
Wilkie estima que le moment était venu pour lui d’attirer l’attention de l’Asiatique :
— Grand est le Seigneur Mota ! s’écria-t-il.
— Tes mains sont humides du sang des innocents. Il faut que cela cesse ! reprit Ardmore.
— Juste est le Seigneur Mota !
— Tu as opprimé son peuple. Tu as quitté la terre de tes pères pour apporter ici la destruction par le fer et par le feu. Il te faut repartir !
— Patient est le Seigneur Mota !
— Mais tu as mis sa patience à l’épreuve et maintenant son ire est sur le point de se déchaîner contre toi. Il m’envoie t’avertir. Puisses-tu entendre sa voix !
— Miséricordieux est le Seigneur Mota !
— Retourne immédiatement dans le pays d’où tu es venu, emmène tout ton peuple avec toi et ne reviens jamais ici ! dit Ardmore en étendant la main et en la refermant lentement. Si tu n’écoutes pas cet avertissement, l’air sera chassé de ton corps !
La pression s’accentua sur la poitrine du Panasiate au point de devenir intolérable. Les yeux du prince parurent devoir jaillir des orbites. Il suffoqua.
— Si tu n’écoutes pas cet avertissement, tu seras chassé de ton haut rang !
Le prince eut soudain l’impression de devenir plus léger qu’une plume. Il fut projeté en l’air, et son corps alla se plaquer contre le haut plafond. Puis, brusquement, la force qui le soutenait cessa d’agir et il retomba lourdement sur son lit.
— Ainsi a parlé le Seigneur Mota !
— Sage est l’homme qui écoute sa voix ! opina Wilkie qui se trouvait à court de litanies.
Ardmore était prêt à conclure. Il regarda autour de lui et repéra un objet qu’il avait déjà vu : l’échiquier du prince, cette fois placé près de la tête du lit, comme si Son Altesse y avait recours pour tromper ses insomnies. Apparemment, le Panasiate accordait beaucoup d’importance à ce jeu, et Ardmore ajouta donc, en guise d’épilogue :
— Le Seigneur Mota a parlé. Mais écoute maintenant ce que te dit un vieillard : les hommes et les femmes ne sont pas des pions sur un échiquier !
Une invisible main balaya les magnifiques pièces et les jeta parterre. En dépit des traitements qu’il avait subis, il restait au prince suffisamment de courage pour laisser son regard exprimer sa colère.
— Et maintenant, le Seigneur Shaam t’ordonne de dormir.
Le rayon vert augmenta d’intensité et le Prince sombra dans le sommeil.
— Pff ! soupira Ardmore. Je suis content d’en avoir fini. Merci pour votre aide, Wilkie. Elle m’a été précieuse, car je n’ai pas vraiment de talents d’acteur.
Il releva un pan de sa robe et prit un paquet de cigarettes dans la poche de son pantalon.
— Mieux vaut en griller une, car nous avons un sale boulot qui nous attend.
— Merci, fit Wilkie en acceptant l’offre. Dites, chef, est-il vraiment nécessaire de tuer tout le monde ici ? Ça ne m’enthousiasme pas vraiment.
— Ce n’est pas le moment d’avoir la trouille, répliqua Ardmore d’un ton nerveux. Nous sommes en guerre, et la guerre n’est pas une plaisanterie. Une guerre philanthropique, ça n’existe pas. Nous sommes ici dans une forteresse militaire et il est nécessaire, pour la réussite de nos plans, de l’annihiler complètement. Nous ne pouvions pas agir depuis le véhicule, car nous voulions que le prince reste en vie.
— Ne serait-ce pas aussi bien de laisser tous ces gens dans leur état actuel ?
— Vous discutez trop. Cela fait partie du plan de désorganisation : le prince doit rester vivant, à la tête du gouvernement, mais doit être privé de ses collaborateurs habituels. Cela paralysera beaucoup plus l’action des Panasiates que si nous avions simplement tué le prince, car le commandement aurait immédiatement été transmis à son bras droit. Vous le savez parfaitement. Faites votre travail.
Ayant activé le rayon mortel de leurs crosses à la puissance maximum, les deux hommes le projetèrent sur les murs, le plafond, le sol, provoquant la mort des Panasiates à des centaines de mètres à la ronde, à travers roc, métal, plâtre et bois. Pâle jusqu’aux lèvres, Wilkie exécutait l’ordre qui lui avait été donné.
Cinq minutes plus tard, les deux hommes fendaient de nouveau la stratosphère, rentrant chez eux, à la Citadelle.
Onze autres véhicules se hâtaient dans la nuit. À Cincinnati, à Chicago, à Dallas et dans d’autres grandes villes aux quatre coins du pays, ils atterrissaient dans les ténèbres, annihilaient toute opposition et déposaient des escouades d’hommes résolus. Enjambant les corps des gardes inconscients, ces hommes allaient s’emparer de gouverneurs de province, de chefs militaires ou d’autres autorités de l’endroit. Ils déposaient chaque kidnappé oriental inconscient sur le toit du temple local de Mota. Là, un prêtre portant barbe et robe s’en saisissait et le faisait descendre à l’intérieur du sanctuaire à l’aide des rayons de sa crosse.
Le véhicule repartait alors vers une autre ville pour recommencer l’opération, encore et encore, jusqu’à la fin de la nuit.