Robert A. Heinlein Sixième colonne

1

“Bon dieu, mais qu’est-ce qui se passe ici ? tonna Whitey Ardmore.

Les hommes ignorèrent sa question comme ils avaient ignoré son arrivée. Celui qui était installé devant la télévision dit :

— Taisez-vous ! On écoute.

Il monta le son. La voix du présentateur retentit : “…Washington a été complètement détruite avant que le gouvernement ait pu s’enfuir. Avec Manhattan en ruines, cela ne laisse aucun…”

Le poste émit un clic quand ils l’éteignirent.

— Voilà ! dit l’homme qui se tenait près de l’appareil. Les États-Unis sont liquidés. (Puis il ajouta :) Quelqu’un a une cigarette ?

Comme personne ne lui répondait, il se fraya un passage entre les hommes assemblés devant la télévision, pour fouiller les poches d’une douzaine de corps effondrés près d’une table. Ce n’était pas très facile, car la rigidité cadavérique s’était déjà manifestée, mais il finit par trouver un paquet à moitié vide. Il prit une cigarette et l’alluma.

— Répondez-moi, bon sang ! ordonna Ardmore. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

L’homme à la cigarette, pour la première fois, lui jeta un regard :

— Qui êtes-vous ?

— Major Ardmore, renseignement. Et vous, qui êtes-vous ?

— Colonel Calhoun, recherche scientifique.

— Bien. Colonel, j’ai un message urgent pour votre supérieur. Voulez-vous envoyer quelqu’un l’informer que je suis ici et lui demander de me recevoir ?

Il dissimulait mal son exaspération.

Calhoun secoua la tête.

— Impossible. Il est mort.

Il semblait éprouver un plaisir pervers à annoncer la chose.

— Quoi ?

— Et oui… mort. Ils sont tous morts, tous les autres. Cher major, vous avez devant vous tout ce qui reste du personnel de la Citadelle… Ou plus précisément, de la section spéciale de recherche scientifique des services de la Défense, pour parfaire mon rapport officiel.

Avec un demi-sourire, il parcourut du regard la poignée de survivants se trouvant dans la pièce.

Ardmore mit un moment à comprendre, puis il demanda :

— Les Panasiates ?

— Non. Non, pas les Panasiates. Autant que je sache, l’ennemi ne soupçonne même pas l’existence de la Citadelle. Non, nous avons fait ça tout seuls… Une expérience qui a trop bien marché. Le docteur Ledbetter se livrait à des recherches visant à trouver un moyen de…

— Peu importe, colonel. À qui revient le commandement ? J’ai des ordres à transmettre.

— Le commandement ? Le commandement militaire ? Mais mon pauvre ami, on n’a pas encore eu le temps d’y penser. Attendez…

Son regard aigu parcourut la pièce.

— Hmm… Tout le monde est là, et je suis le plus haut gradé. Je suppose que cela fait de moi l’officier supérieur.

— Aucun officier en chef ?

— Non. Rien que des affectations spéciales. C’est donc bien à moi que revient le commandement. Allez-y, faites votre rapport.

Ardmore regarda les visages de la demi-douzaine d’hommes se trouvant dans la pièce. Ils suivaient la conversation d’un air amorphe. Avant de répondre, il se demanda comment formuler son message. La situation avait changé ; il valait peut-être mieux ne rien dire du tout…

— J’avais reçu l’ordre, dit-il en choisissant ses mots, d’informer votre général qu’il ne relevait plus de l’autorité supérieure. Il devait agir indépendamment et poursuivre la guerre contre l’envahisseur, de la façon qu’il jugerait la meilleure. Vous comprenez, poursuivit-il, quand j’ai quitté Washington, il y a douze heures, nous savions qu’ils nous tenaient. Toute cette intelligence rassemblée à la Citadelle était le seul atout potentiel qui nous restait.

— Je vois, dit Calhoun en hochant la tête. Un gouvernement défunt envoie ses ordres à un laboratoire qui n’existe plus. Zéro plus zéro égale zéro. Ça pourrait être drôle, si on savait encore rire…

— Colonel !

— Oui ?

— Je vous ai transmis des ordres. Que proposez-vous de faire ?

— De faire ? Qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ? Six hommes contre quatre cents millions ! Je suppose, ajouta-t-il, que pour suivre le sacro-saint règlement, je devrais signer une feuille de démobilisation pour chaque survivant en lui souhaitant un bon retour à la vie civile. Ce qui me laisse peu d’options, à part, peut-être, me faire hara-kiri. Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous avez devant vous tout ce qui reste des États-Unis. Et encore, si nous sommes là, c’est uniquement parce que les Panasiates n’ont pas découvert la Citadelle.

Ardmore s’humecta les lèvres :

— Je n’ai pas dû m’exprimer assez clairement. L’ordre est de poursuivre la guerre !

— Avec quoi ?

Avant de répondre, Ardmore jaugea Calhoun du regard :

— Ce n’est pas de votre ressort. Eu égard au changement intervenu, et selon les règlements en vigueur en temps de guerre, étant le seul officier en chef, c’est moi qui prends la tête de ce détachement de l’armée des États-Unis.

Le temps d’un instant, l’hésitation fut palpable. Enfin, Calhoun se leva et, tentant de redresser ses épaules tombantes pour se mettre au garde-à-vous, il dit :

— C’est très juste, major. Quels sont vos ordres ?


“Quels sont tes ordres ? s’interrogea Ardmore. Allez, réfléchis vite, crétin. Il a fallu que tu ouvres ta grande gueule… Tu es bien avancé maintenant ! Calhoun avait raison de demander avec quoi ?”

Mais malgré tout, il ne pouvait pas se résoudre à regarder sans rien faire s’effondrer le peu qui restait du corps militaire.

“Tu dois leur dire quelque chose, mais il faut que ça tienne debout, ou au moins que ça les occupe jusqu’à ce que tu trouves une meilleure idée. Gagne du temps, mon vieux !”

— Je pense, dit Ardmore, que le mieux à faire est déjà d’examiner notre nouvelle situation. Colonel, auriez-vous l’obligeance de rassembler le personnel survivant, autour de cette grande table, par exemple ? Ce sera plus pratique.

— Mais certainement, major.

Les autres, ayant entendu l’ordre, se dirigèrent vers la table.

— Graham ! Et vous… Quel est votre nom ? Thomas, c’est ça ? dit Calhoun. Vous deux, enlevez le corps du capitaine Mac Allister et mettez-le ailleurs. Dans le couloir, pour l’instant.

La nécessité de déplacer un de ces cadavres omniprésents pour permettre aux vivants de s’installer autour de la table brisa l’atmosphère irréelle pesant sur la pièce et ramena tout le monde sur terre. Ardmore se sentit plus assuré quand il se tourna vers Calhoun :

— Vous devriez me présenter ces hommes. Je veux connaître leurs antécédents, leurs occupations et leurs noms.

Il avait devant lui tout juste de quoi constituer une patrouille, alors qu’il s’attendait à trouver, bien cachée et en sûreté dans ce coin ignoré des Montagnes Rocheuses, la plus formidable assemblée de savants jamais réunis pour un seul but. Malgré l’effondrement total des forces régulières de l’armée des États-Unis, on pouvait encore fonder un espoir raisonnable sur les quelque deux cents brillants scientifiques réfugiés dans cette cachette dont l’ennemi ne soupçonnait même pas l’existence. Avec à leur disposition tous les moyens pour effectuer leurs recherches, ils auraient très bien pu créer et manipuler une arme susceptible de chasser les Panasiates.

C’est pour cette raison qu’Ardmore avait été chargé de dire au commandant de la Citadelle qu’il ne relevait plus d’aucune autorité et était libre de ses actions. Mais que pouvaient faire une demi-douzaine d’hommes ?

Car il n’en restait pas davantage. Il y avait le docteur Lowell Calhoun, mathématicien arraché à la vie universitaire par les exigences de la guerre et propulsé colonel ; le docteur Randall Brooks, biologiste et biochimiste, ayant grade de major. Brooks plut à Ardmore. Il avait l’air doux et calme, mais laissait deviner une force de caractère supérieure à celle d’hommes plus expansifs. Il ferait l’affaire, et ses avis seraient certainement utiles.

En lui-même, Ardmore qualifia Robert Wilkie de “sale gosse”. Il était jeune et paraissait l’être encore plus, avec son air pataud et ses cheveux rebelles. Ses recherches, apparemment, étaient centrées sur les radiations et les branches connexes de la physique, matières obscures pour un profane. Ardmore n’avait aucun moyen de juger si Wilkie était bon ou non dans sa spécialité. C’était peut-être un génie, mais il n’en donnait certainement pas l’impression.

En fait de savants, c’était tout ce qui restait. Il y avait, en plus, trois simples soldats. Tout d’abord Herman Scheer, sergent dans les services techniques. Il avait été mécanicien, fabriquant de matrices et d’outils. Quand il avait été appelé sous les drapeaux, il fabriquait des instruments de précision pour les laboratoires de la compagnie Edison. Ses mains brunes et carrées, aux doigts minces, confirmaient ses dires. Son visage marqué et résolu, au menton puissant, fit penser à Ardmore qu’il se révélerait être une aide efficace en cas de besoin. Il ferait l’affaire.

Venait ensuite Edward Graham, soldat de première classe et cuisinier du mess des officiers. La guerre totale l’avait détourné de sa profession de décorateur d’intérieur pour utiliser son seul autre talent : celui de cuisinier. Ardmore ne voyait pas trop ce qu’il pourrait en tirer, mais il fallait bien quelqu’un pour faire la cuisine.

Le dernier des six était l’aide-cuisinier, Jeff Thomas, soldat de deuxième classe. Antécédents : néant.

— Il est arrivé ici un jour, expliqua Calhoun. Nous avons été obligés de l’enrôler et de le garder avec nous pour éviter qu’il ne révèle la situation de la Citadelle.


Durant les quelques minutes qu’il lui avait fallu pour faire connaissance avec ses “troupes”, une partie du cerveau d’Ardmore réfléchissait fiévreusement à ce qu’il dirait ensuite. Il savait qu’il lui fallait trouver une formule choc, qui puisse rétablir la confiance au sein de ce groupe démoralisé ; bref, le baratin qui aide les hommes à vivre. Or le baratin, il y croyait, étant publicitaire de métier et militaire uniquement par nécessité. Ce qui lui fit penser à un autre problème : devait-il leur révéler qu’il n’était pas plus militaire qu’eux, malgré son grade plus élevé ? Non, ce serait stupide. Ils avaient besoin d’avoir foi en lui, comme les patients ont confiance en leurs médecins.

Après avoir présenté Thomas, Calhoun s’était arrêté de parler. “C’est à toi de jouer, mon vieux, pensa Ardmore. Ne rate pas ton coup !”

— Il sera nécessaire, dit-il, que nous menions par nous-mêmes la tâche qui nous a été assignée, durant une période indéfinie. Je tiens à vous rappeler que nous nous devons de le faire, non pas pour nos supérieurs qui ont été tués à Washington, mais pour le peuple des États-Unis et pour la Constitution. Cette Constitution n’a été ni capturée, ni détruite. On ne peut rien contre elle, car elle n’est pas un simple morceau de papier, mais le contrat commun liant chacun des membres du peuple américain et dont seul ce dernier pourrait nous dégager.

Était-ce exact ? N’étant pas juriste, il l’ignorait, mais ce qu’il savait, c’est que ces hommes avaient besoin d’y croire. Il se tourna vers Calhoun :

— Colonel Calhoun, pouvez-vous me faire prêter serment en tant que commandant de ce détachement de l’armée des États-Unis ?

Puis il ajouta, comme s’il avait réfléchi après coup :

— Je pense qu’il serait bon de renouveler tous en même temps notre serment.

On aurait dit un chœur, dans cette pièce presque vide, quand ils dirent tous ensemble :

— Je jure solennellement… de remplir les devoirs de ma charge… de sauvegarder et défendre la Constitution des États-Unis… contre tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs !

— Que Dieu nous vienne en aide !

— Que Dieu nous vienne en aide !

Ardmore constata avec surprise que sa propre mise en scène lui tirait des larmes. Puis il vit que les yeux de Calhoun étaient humides aussi. Cette cérémonie avait peut-être plus d’importance qu’il ne l’avait pensé.


— Colonel Calhoun, bien entendu, vous devenez chef de la recherche scientifique. Vous commanderez en second, mais je remplirai toutes les charges liées à notre autorité, afin que vous puissiez poursuivre vos travaux librement. Le major Brooks et le capitaine Wilkie vous sont adjoints. Scheer !

— Oui, major !

— Vous travaillerez pour le colonel Calhoun. S’il n’utilise pas la totalité de votre temps, je vous assignerai ultérieurement des tâches supplémentaires. Graham !

— Présent, major !

— Vous êtes maintenu dans vos charges actuelles. Vous serez à la fois cuisinier du mess, officier d’ordinaire… En fait, vous êtes toute l’intendance à vous seul. Vous me remettrez dans la journée un rapport sur le nombre de rations disponibles et l’état des denrées périssables. Thomas sera sous vos ordres, mais ses services pourront être requis à tout moment par n’importe quel membre de la recherche scientifique. Les repas s’en trouveront peut-être retardés, mais nous n’y pouvons rien.

— Bien, major.

— Thomas, vous et moi, nous nous partagerons les tâches qui ne concernent pas directement les recherches et assisterons les savants par tous les moyens dès qu’ils nous le demanderont. Je m’inclus dans ce groupe, colonel, souligna-t-il en se tournant vers Calhoun. Si deux mains inexpérimentées de plus peuvent vous être utiles, je vous exhorte à faire appel à moi.

— Très bien, major.

— Graham, avec l’aide de Thomas, vous devez nous débarrasser de tous les cadavres avant qu’ils ne pourrissent… Disons d’ici demain soir. Mettez-les dans une pièce inutilisée que vous scellerez hermétiquement. Scheer vous montrera comment vous y prendre.

Il consulta sa montre.

— Deux heures. Quand avez-vous déjeuné ?

— Nous… Nous n’avons pas déjeuné aujourd’hui.

— Bon. Graham, servez du café et des sandwiches ici dans vingt minutes.

— À vos ordres. Venez, Jeff.

— Je vous suis.

Tandis qu’ils s’en allaient, Ardmore dit à Calhoun :

— En attendant, colonel, allons dans le laboratoire où la catastrophe a eu lieu. Je veux tout de même savoir ce qui s’est passé ici !

Les deux autres savants et Scheer hésitèrent. Ardmore leur fit signe de se joindre à eux et ils quittèrent la pièce en file indienne.


— Vous dites qu’il ne s’est rien produit d’extraordinaire : pas d’explosion, pas de gaz… Et pourtant, ils sont morts ?

Les cinq hommes se tenaient devant la dernière expérience du docteur Ledbetter. Son corps inerte gisait encore, en un amas incohérent, à l’endroit même où il s’était effondré. Ardmore détourna son regard du cadavre et essaya de comprendre le but de l’installation à laquelle il travaillait. Elle semblait simple, mais ne lui rappelait rien de familier.

— Non, rien d’autre qu’une petite flamme bleue qui a persisté un moment. Ledbetter venait juste de lever cette manette, dit Calhoun en la montrant du doigt, mais sans la toucher.

Elle était abaissée. C’était une manette à ressort qui se rabattait automatiquement dès qu’on la lâchait.

— J’ai eu un vertige soudain. Quand j’ai recouvré mes esprits, j’ai vu que Ledbetter était tombé et je me suis approché, mais je ne pouvais plus rien pour lui. Il était mort… sans la moindre marque sur son corps.

— Moi, dit Wilkie, ça m’a assommé. Et je n’en serais peut-être pas revenu, si Scheer ne m’avait pas soumis à la respiration artificielle.

— Vous étiez ici ? s’informa Ardmore.

— Non, tout à fait à l’opposé du bâtiment, dans le laboratoire de radiation. Mon chef a été tué net.

Ardmore fronça les sourcils et tira à lui une chaise posée contre le mur. Comme il allait s’asseoir, le bruit d’une minuscule galopade lui fit remarquer une petite forme grise, détalant comme une flèche, qui disparut par la porte ouverte. “Un rat”, pensa Ardmore sans y prêter attention. Mais le docteur Brooks parut stupéfait et s’élança à son tour vers la porte en criant :

— Un instant ! Je reviens tout de suite !

— Qu’est-ce qui lui prend ? fit Ardmore sans s’adresser à personne en particulier.

L’idée lui traversa l’esprit que la tournure des événements avait peut-être fini par avoir raison du paisible petit biologiste. Mais le mystère fut résolu en moins d’une minute : Brooks revint aussi précipitamment qu’il était sorti. Il était haletant et avait peine à parler :

— Major Ardmore ! Docteur Calhoun ! Messieurs !

Il s’interrompit pour reprendre son souffle :

— Mes souris blanches sont vivantes !

— Ah ! Et alors ?

— Vous ne comprenez pas ? Mais c’est une donnée extrêmement importante, peut-être même déterminante ! Aucun des animaux du laboratoire de biologie n’a souffert. Vous saisissez ?

— Oui, mais… Ah ! oui, je vois… Le rat était vivant, vos souris n’ont pas été tuées, et pourtant des hommes se trouvant avec eux sont morts.

— Exactement ! fit Brooks, triomphant.

— Hmm… Quelque chose qui tue deux cents hommes à travers des parois de roc et de métal, tranquillement, sans bruit, mais qui épargne les souris et les rats. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose qui puisse tuer un homme, mais pas une souris, dit Ardmore en montrant l’appareil d’un signe de tête. On dirait que ce bidule pourrait être un sacré remède à notre problème, Calhoun !

— Oui, convint celui-ci, à condition que nous puissions apprendre à le contrôler.

— Vous en doutez ?

— Ma foi, nous ignorons pourquoi cette force tue, et nous ne savons pas non plus pourquoi elle a épargné six d’entre nous et n’a pas fait de mal aux animaux…

— Eh bien… le problème est posé, on dirait, dit Ardmore en regardant de nouveau ce mystérieux appareil à l’air si simple. Docteur, je ne veux pas, dès le départ, me mêler de vos travaux, mais je préférerais que vous ne releviez pas cette manette sans m’avertir au préalable.

Son regard s’abaissa vers le corps sans vie de Ledbetter, et il détourna vivement les yeux.


Autour du café et des sandwiches, Ardmore tenta d’en savoir plus :

— Alors, personne ne sait vraiment sur quoi travaillait Ledbetter ?

— En un sens, non, convint Calhoun. Je l’aidais pour tout ce qui concernait les mathématiques, mais c’était un génie et il n’était pas très patient à l’égard des esprits moins vifs que le sien. Si Einstein avait été encore vivant, ils auraient pu parler d’égal à égal, mais avec nous Ledbetter discutait uniquement de la partie de ses recherches nécessitant notre assistance, ou d’opérations de détail dont il voulait se décharger.

— Donc, vous ignorez quel était le but de ses recherches ?

— En fait, oui et non. Avez-vous des notions de physique quantique ?

— Grands dieux, non !

— Alors… Le dialogue risque d’être limité, major Ardmore. Le docteur Ledbetter travaillait sur des spectres additionnels dont l’existence est théoriquement possible…

— Des spectres additionnels ?

— Oui. Voyez-vous, depuis cent cinquante ans, la plupart des progrès faits en physique concernent le spectre électromagnétique : électricité, radio, rayons X…

— Oui, oui, ça, je le sais. Mais ces spectres additionnels ?

— C’est ce que j’essaie de vous expliquer, répondit Calhoun avec une légère note d’impatience dans la voix. On s’accorde à admettre l’existence possible d’au moins trois autres spectres complets. Il existe dans l’espace trois champs d’énergie connus : le champ électrique, le champ magnétique et le champ gravitationnel. La lumière, les rayons X, et autres radiations du même genre, appartiennent au spectre électromagnétique. En théorie, il peut exister plusieurs spectres analogues : un spectre gravito-électrique et un autre gravito-magnétique, ainsi qu’une forme triphasée de champ électro-gravito-magnétique. Chacun d’eux serait un spectre complet et entièrement nouveau. Au total, trois champs d’étude vierges.

“S’ils existent, ils ont probablement des particularités à la fois tout aussi remarquables que celles du spectre électromagnétique et totalement différentes. Mais nous n’avons pas d’instruments nous permettant de déceler de tels spectres, et nous ignorons même s’ils existent vraiment.

— Je suis profane en la matière, dit Ardmore en fronçant les sourcils, et loin de moi l’idée d’opposer mon opinion à la vôtre, mais ça me rappelle un peu l’histoire de la chasse au dahut. Je croyais que ce laboratoire était uniquement en quête d’une arme nouvelle susceptible d’être opposée aux rayons à vortex et aux missiles atomiques des Panasiates. Je suis un peu surpris d’apprendre que l’homme que vous semblez considérer comme votre champion de la recherche travaillait à découvrir des choses dont l’existence n’était pas certaine et dont les propriétés étaient totalement inconnues. Ça ne paraît pas très sérieux.

Calhoun ne répondit pas. Il se contenta de prendre un air supérieur en affichant un petit sourire irritant. Ardmore sentit ses joues rougir à l’idée d’être pris en défaut :

— Oui, oui, dit-il vivement, je sais que je me trompe puisque la découverte de Ledbetter, quelle qu’elle soit, a tué deux cents hommes. Elle peut donc constituer une arme de valeur, mais Ledbetter n’était-il pas simplement en train de tâtonner sans trop savoir ?

— Pas tout à fait, non, répondit Calhoun d’un ton condescendant. Les théories mêmes suggérant l’existence de spectres additionnels permettent d’avoir une idée générale de leurs propriétés. Je sais qu’au départ, Ledbetter était à la recherche d’un moyen permettant de concevoir des rayons tracteurs et presseurs – ce qui relève du domaine du spectre gravito-magnétique – mais, au cours des deux dernières semaines, il était dans un état de surexcitation intense, et semblait avoir changé totalement la direction de ses recherches. Il ne révélait rien, et si j’ai une vague idée de la chose, c’est à cause des transformations et des développements dont il m’avait chargé. Cela dit, ajouta Calhoun en sortant de sa poche intérieure un gros carnet à feuillets mobiles, il notait minutieusement ses expériences. Nous devrions donc pouvoir suivre ses travaux et, peut-être, en déduire ses propres hypothèses.

Le jeune Wilkie, qui était assis à côté de Calhoun, se pencha vers lui :

— Où avez-vous trouvé ce carnet, docteur ? demanda-t-il avec excitation.

— Sur un établi de son laboratoire. Si vous aviez regardé, vous l’auriez vu.

Wilkie ignora cette pique ; il était déjà occupé à dévorer les symboles inscrits sur les feuilles.

— C’est une formule de radiation…

— Évidemment. Vous me prenez pour un idiot ?

— Mais elle ne tient pas debout !

— C’est peut-être votre opinion, mais vous pouvez être sûr que ce n’était pas celle du docteur Ledbetter.

Ils se lancèrent dans une discussion à laquelle Ardmore ne comprenait rien. Au bout de quelques minutes, il profita d’une pause pour dire :

— Messieurs ! Messieurs ! Un instant, je vous prie. J’ai appris tout ce que je peux savoir pour l’instant, et je vois bien que je ne fais que vous empêcher de travailler. Sauf erreur de ma part, votre tâche immédiate est de vous mettre au courant des travaux du docteur Ledbetter et de découvrir quelles sont les propriétés de son appareil, et tout cela en évitant de vous tuer. Est-ce exact ?

— Oui… ça me semble correct, convint Calhoun avec hésitation.

— Très bien. Alors, continuez et tenez-moi au courant.

Il se leva et les autres l’imitèrent.

— Oh… Une chose encore.

— Oui ?

— J’ignore si c’est important ou non, mais j’ai eu une autre idée, à cause de l’intérêt que le docteur Brooks attache à l’incident du rat et des souris.

Il énuméra les faits en comptant sur ses doigts :

— De nombreux hommes ont été tués ; le docteur Wilkie a été assommé et a failli mourir ; le docteur Calhoun n’a éprouvé qu’un malaise momentané ; les autres survivants, apparemment, n’ont rien ressenti et n’ont pas eu conscience qu’il se produisait quelque chose, sinon que leurs compagnons mouraient mystérieusement. Est-ce qu’on peut voir ça comme une sorte de donnée ?

Il attendit anxieusement la réponse, craignant dans son for intérieur que les savants ne trouvent ses remarques stupides ou enfantines.

Calhoun allait répondre, quand le docteur Brooks le devança :

— Mais bien sûr que si ! Comment n’y avais-je pas pensé ? Vraiment, aujourd’hui, je ne dois pas avoir toute ma tête ! Cela permet d’établir une gradation dans les effets de cette force inconnue…

Il s’interrompit, réfléchit, puis poursuivit presque aussitôt :

— Major, il faut que vous m’autorisiez à examiner les cadavres de nos collègues décédés, puis, en étudiant les différences existant entre eux et les survivants, surtout ceux qui ont été durement touchés par cette force inconnue, je pourrais…

Il s’arrêta net et son regard se porta vers Wilkie.

— Non ! protesta celui-ci. Vous ne me transformerez pas en cobaye ! Pas tant que j’en aurai conscience !

Ardmore n’arrivait pas à savoir si l’appréhension de Wilkie était sincère ou s’il plaisantait. Il intervint :

— Messieurs, je vous laisse le soin de régler les détails. Mais souvenez-vous bien de ceci : ne risquez pas vos vies sans m’en avertir !

— Vous entendez, Brooks ? souligna Wilkie.


Ce soir-là, Ardmore ne se coucha que par sens du devoir, car il n’avait aucune envie de dormir. Il avait accompli sa mission de base, qui était de rassembler les restes de l’organisation dénommée la “Citadelle” et de lui fixer un objectif, raisonnable ou non – il était trop fatigué pour en juger – mais qui avait du moins le mérite d’exister. Il avait créé une routine et, en assumant la direction et la responsabilité de tout, il les avait déchargés de leurs soucis matériels, leur procurant une sorte de tranquillité d’esprit qui les empêcherait peut-être de devenir fous dans un monde ayant sombré en pleine démence.

Que serait-il, ce nouveau monde insensé où la supériorité de la culture occidentale ne serait plus un fait avéré, ce monde où la bannière étoilée ne flotterait plus parmi les pigeons hantant la façade des édifices publics ?

Cette éventualité fit naître dans l’esprit d’Ardmore une nouvelle préoccupation : s’il voulait maintenir un semblant d’activité militaire, il lui faudrait une sorte de service du renseignement. Il avait été trop occupé à remettre tout le monde au travail pour avoir le temps d’y penser, mais il lui faudrait y réfléchir. “Demain”, se dit-il, mais son cerveau continua de travailler fébrilement.


Un service d’espionnage était tout aussi important qu’une nouvelle arme secrète, voire plus encore. Même si les travaux du docteur Ledbetter permettaient de découvrir une arme d’une puissance formidable, elle leur serait inutile s’ils ne savaient pas exactement où et comment l’employer contre les points faibles de l’ennemi. La principale caractéristique des États-Unis en tant que grande puissance, au cours de l’histoire, était l’incroyable médiocrité de son service de renseignement militaire. C’était la nation la plus puissante que la terre ait portée, mais elle s’était empêtrée dans des guerres comme un géant aveugle. Le désastre actuel en était un exemple, se disait Ardmore. Les missiles nucléaires des Panasiates n’étaient pas plus puissants que les nôtres… mais nous nous étions laissés prendre par surprise, sans avoir eu le temps d’en utiliser un seul !

Combien en avions-nous en stock ? Un millier, à ce qu’on disait. Ardmore l’ignorait, mais les Panasiates, eux, avaient dû découvrir combien il en existait au juste et où ils se trouvaient. Ils avaient gagné la guerre grâce à leur service d’espionnage, et non à leurs armes secrètes. Ces dernières n’avaient rien de risible pour autant, d’autant plus que les Panasiates avaient manifestement su les garder secrètes. Notre soi-disant service du renseignement n’avait pas été à la hauteur.

“O.K., Whitey Ardmore, maintenant, c’est à toi de jouer ! Tu as carte blanche pour organiser un réseau d’espionnage, en utilisant trois savants myopes, un sergent au bord de la retraite et deux cuisiniers, sans compter ta brillante petite personne ! Tu es très bon pour les critiques, mais est-ce que tu es plus doué que les autres ?”

Il se leva, rêvant désespérément d’un somnifère qui lui procurerait une nuit de repos. Faute de mieux, il but un verre d’eau chaude et se recoucha.

Et même s’ils découvraient une nouvelle arme surpuissante ? C’était peut-être bien le cas de l’appareil imaginé par Ledbetter, en admettant qu’ils apprennent à l’utiliser. Mais à quoi bon ? Un homme seul ne pouvait pas manœuvrer un vaisseau de guerre, ni même le faire décoller, et six hommes n’auraient aucune chance d’écraser un empire, même s’ils avaient des bottes de sept lieues et un rayon mortel. Que disait Archimède, déjà ? “Si j’avais un levier assez long et un point d’appui, je soulèverais la Terre !” Oui, mais le point d’appui ? Une arme n’est une arme que s’il existe une armée pour l’utiliser.

Ardmore s’endormit enfin et rêva qu’il était affalé au bout du plus long levier imaginable, mais un levier inutile, car il ne reposait sur rien. Tantôt Ardmore était Archimède en personne, tantôt ce dernier, doté de traits asiatiques très marqués, se trouvait près de lui, à le toiser et le railler.

Загрузка...