VII L’ASSOMPTION

Ces derniers chants ne furent exprimés ni par la parole, ni par le regard, ni par le geste, ni par aucun des signes qui servent aux hommes pour se communiquer leurs pensées, mais comme l’âme se parle à elle-même ; car à l’instant où Séraphîta se dévoilait dans sa vraie nature, ses idées n’étaient plus esclaves des mots humains. La violence de sa dernière prière avait brisé les liens. Comme une blanche colombe, son âme demeura pendant un moment posée sur ce corps dont les substances épuisées allaient s’anéantir.

L’aspiration de l’Âme vers le ciel fut si contagieuse, que Wilfrid et Minna ne s’aperçurent pas de la Mort en voyant les radieuses étincelles de la Vie.

Ils étaient tombés à genoux quand il s’était dressé vers son orient, et partageaient son extase.

La crainte du Seigneur, qui crée l’homme une seconde fois et le lave de son limon, avait dévoré leurs cœurs.

Leurs yeux se voilèrent aux choses de la Terre, et s’ouvrirent aux clartés du Ciel.

Quoique saisis par le tremblement de Dieu, comme le furent quelques-uns de ces Voyants nommés Prophètes parmi les hommes, ils y restèrent comme eux en se trouvant dans le rayon où brillait la gloire de l’ESPRIT.

Le voile de chair qui le leur avait caché jusqu’alors s’évaporait insensiblement et leur en laissait voir la divine substance.

Ils demeurèrent dans le crépuscule de l’Aurore Naissante dont les faibles lueurs les préparaient à voir la Vraie Lumière, à entendre la Parole Vive, sans en mourir.

En cet état, tous deux commencèrent à concevoir les différences incommensurables qui séparent les choses de la Terre, des choses du Ciel.

La VIE sur le bord de laquelle ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, tremblants et illuminés, comme deux enfants se tiennent sous un abri devant un incendie, cette vie n’offrait aucune prise aux sens.

Les idées qui leur servirent à se dire leur vision, furent aux choses entrevues ce que les sens apparents de l’homme peuvent être à son âme, la matérielle enveloppe d’une essence divine.

L’ESPRIT était au-dessus d’eux, il embaumait sans odeur, il était mélodieux sans le secours des sons ; là où ils étaient, il ne se rencontrait ni surfaces, ni angles, ni air.


Ils n’osaient plus ni l’interroger ni le contempler, et se trouvaient dans son ombre comme on se trouve sous les ardents rayons du soleil des tropiques, sans qu’on se hasarde à lever les yeux de peur de perdre la vue.

Ils se savaient près de lui, sans pouvoir s’expliquer par quels moyens ils étaient assis comme en rêve sur la frontière du Visible et de l’Invisible, ni comment ils ne voyaient plus le Visible, et comment ils apercevaient l’Invisible.

Ils se disaient : « — S’il nous touche, nous allons mourir ! » Mais l’ESPRIT était dans l’infini, et ils ignoraient que, ni le temps ni l’espace n’existent plus dans l’infini, qu’ils étaient séparés de lui par des abîmes, quoique en apparence près de lui.

Leurs âmes n’étant pas propres à recevoir en son entier la connaissance des facultés de cette Vie, ils n’en eurent que des perceptions confuses appropriées à leur faiblesse.

Autrement, quand vient à retentir la PAROLE VIVE dont les sons éloignés parvinrent à leurs oreilles et dont le sens entra dans leur âme comme la vie s’unit aux corps, un seul accent de cette Parole les aurait absorbés comme un tourbillon de feu s’empare d’une légère paille.

Ils ne virent donc que ce que leur nature, soutenue par la force de l’Esprit, leur permit de voir ; ils n’entendirent que ce qu’ils pouvaient entendre.

Malgré ces tempéraments, ils frissonnèrent quand éclata la VOIX de l’âme souffrante, le chant de l’ESPRIT qui attendait la vie et l’implorait par un cri.

Ce cri les glaça jusque dans la moelle de leurs os.

L’ESPRIT frappait à la PORTE-SAINTE. — Que veux-tu ? répondit un CHŒUR

dont l’interrogation retentit dans les mondes. — Aller à Dieu. — As-tu vaincu ? — J’ai vaincu la chair par l’abstinence, j’ai vaincu la fausse parole par le silence, j’ai vaincu la fausse science par l’humilité, j’ai vaincu l’orgueil par la charité, j’ai vaincu la terre par l’amour, j’ai payé mon tribut par la souffrance, je me suis purifié en brûlant dans la foi, j’ai souhaité la vie par la prière : j’attends en adorant, et suis résigné.

Nulle réponse ne se fit entendre.

— Que Dieu soit béni, répondit l’ESPRIT en croyant qu’il allait être rejeté.

Ses pleurs coulèrent et tombèrent en rosée sur les deux témoins agenouillés qui frémirent devant la justice de Dieu.

Tout à coup sonnèrent les trompettes de la Victoire remportée par L’ANGE dans cette dernière épreuve, les retentissements arrivèrent aux espaces comme un son dans l’écho, les remplirent et firent trembler l’univers que Wilfrid et Minna sentirent être petit sous leurs pieds. Ils tressaillirent, agités d’une angoisse causée par l’appréhension du mystère qui devait s’accomplir.


Il se fit en effet un grand mouvement comme si les légions éternelles se mettaient en marche et se disposaient en spirale. Les mondes tourbillonnaient, semblables à des nuages emportés par un vent furieux. Ce fut rapide.

Soudain les voiles se déchirèrent, ils virent dans le haut comme un astre incomparablement plus brillant que ne l’est le plus lumineux des astres matériels, qui se détacha, qui tomba comme la foudre en scintillant toujours comme l’éclair, et dont le passage faisait pâlir ce qu’ils avaient pris jusqu’alors pour la LUMIÈRE.

C’était le Messager chargé d’annoncer la bonne nouvelle, et dont le casque avait pour panache une flamme de vie.

Il laissait derrière lui des sillons aussitôt comblés par le flot des lueurs particulières qu’il traversait.

Il avait une palme et une épée, il toucha l’ESPRIT de sa palme. L’ESPRIT se transfigura, ses ailes blanches se déployèrent sans bruit.

La communication de la LUMIÈRE qui changeait l’ESPRIT en SÉRAPHIN, le revêtement de sa forme glorieuse, armure céleste, jetèrent de tels rayonnements, que les deux Voyants en furent foudroyés.

Comme les trois apôtres aux yeux desquels Jésus se montra, Wilfrid et Minna ressentirent le poids de leurs corps qui s’opposait à une intuition complète et sans nuages de LA PAROLE et de LA VRAIE VIE.

Ils comprirent la nudité de leurs âmes et purent en mesurer le peu de clarté par la comparaison qu’ils en firent avec l’auréole du Séraphin dans laquelle ils se trouvaient comme une tache honteuse.

Ils furent saisis d’un ardent désir de se replonger dans la fange de l’univers pour y souffrir les épreuves, afin de pouvoir un jour proférer victorieusement à la PORTE-SAINTE les paroles dites par le radieux Séraphin.

Cet Ange s’agenouilla devant le SANCTUAIRE qu’il pouvait enfin contempler face à face et dit en les désignant :

— Permettez-leur de voir plus avant, ils aimeront le Seigneur et proclameront sa parole.

À cette prière, un voile tomba. Soit que la force inconnue qui pesait sur les deux Voyants eût momentanément anéanti leurs formes corporelles, soit qu’elle eût fait surgir leur esprit au dehors, ils sentirent en eux comme un partage du pur et de l’impur.

Les pleurs du Séraphin s’élevèrent autour d’eux sous la forme d’une vapeur qui leur cacha les mondes inférieurs, les enveloppa, les porta, leur communiqua l’oubli des significations terrestres, et leur prêta la puissance de comprendre le sens des choses divines.

La Vraie Lumière parut, elle éclaira les créations qui leur semblèrent arides quand ils virent la source où les mondes Terrestres, Spirituels et Divins puisent le mouvement.


Chaque monde avait un centre où tendaient tous les points de sa sphère. Ces mondes étaient eux-mêmes des points qui tendaient au centre de leur espèce. Chaque espèce avait son centre vers de grandes régions célestes qui communiquaient avec l’intarissable et flamboyant moteur de tout ce qui est.

Ainsi, depuis le plus grand jusqu’au plus petit des mondes, et depuis le plus petit des mondes jusqu’à la plus petite portion des êtres qui le composaient, tout était individuel, et néanmoins tout était un.

Quel était le dessein de cet être fixe dans son essence et dans ses facultés, qui les transmettait sans les perdre, qui les manifestait hors de Lui sans les séparer de Lui, qui rendait hors de Lui toutes ses créations fixes dans leur essence, et muables dans leurs formes ? Les deux convives appelés à cette fête ne pouvaient que voir l’ordre et la disposition des êtres, en admirer la fin immédiate. Les Anges seuls allaient au delà, connaissaient les moyens et comprenaient la fin.

Mais ce que les deux élus purent contempler, ce dont ils rapportèrent un témoignage qui éclaira leurs âmes pour toujours, fut la preuve de l’action des Mondes et des Êtres, la conscience de l’effort avec lequel ils tendent au résultat.

Ils entendirent les diverses parties de l’Infini formant une mélodie vivante ; et, à chaque temps où l’accord se faisait sentir comme une immense respiration, les Mondes entraînés par ce mouvement unanime s’inclinaient vers l’Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui.

Cette incessante alternative de voix et de silence semblait être la mesure de l’hymne saint qui retentissait et se prolongeait dans les siècles des siècles.

Wilfrid et Minna comprirent alors quelques-unes des mystérieuses paroles de Celui qui sur la terre leur était apparu à chacun d’eux sous la forme qui le leur rendait compréhensible, à l’un Séraphîtüs, à l’autre Séraphîta, quand ils virent que là tout était homogène.

La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un Nombre doué de la Parole ; enfin, tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile, en sorte que chaque chose se pénétrant l’une par l’autre, l’étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les Anges dans la profondeur de l’infini.

Ils reconnurent la puérilité des sciences humaines desquelles il leur avait été parlé.

Ce fut pour eux une vue sans ligne d’horizon, un abîme dans lequel un dévorant désir les forçait à se plonger ; mais, attachés à leur misérable corps, ils avaient le désir sans avoir la puissance.

Le Séraphin replia légèrement ses ailes pour prendre son vol, et ne se tourna plus vers eux : il n’avait plus rien de commun avec la Terre.


Il s’élança : l’immense envergure de son scintillant plumage couvrit les deux Voyants comme d’une ombre bienfaisante qui leur permit de lever les yeux et de le voir emporté dans sa gloire, accompagné du joyeux archange.

Il monta comme un soleil radieux qui sort du sein des ondes ; mais, plus majestueux que l’astre et promis à de plus belles destinées, il ne devait pas être enchaîné comme les créations inférieures dans une vie circulaire ; il suivit la ligue de l’infini, et tendit sans déviation vers le centre unique pour s’y plonger dans sa vie éternelle, pour y recevoir dans ses facultés et dans son essence le pouvoir de jouir par l’amour, et le don de comprendre par la sagesse.

Le spectacle qui se dévoila soudain aux yeux des deux Voyants les écrasa sous son immensité, car ils se sentaient comme des points dont la petitesse ne pouvait se comparer qu’à la moindre fraction que l’infini de la divisibilité permette à l’homme de concevoir, mise en présence de l’infini des Nombres que Dieu seul peut envisager comme il s’envisage lui-même.

Quel abaissement et quelle grandeur en ces deux points, la Force et l’Amour, que le premier désir du Séraphin plaçait comme deux anneaux pour unir l’immensité des univers inférieurs à l’immensité des univers supérieurs !

Ils comprirent les invisibles liens par lesquels les mondes matériels se rattachaient aux mondes spirituels. En se rappelant les sublimes efforts des plus beaux génies humains, ils trouvèrent le principe des mélodies en entendant les chants du ciel qui donnaient les sensations des couleurs, des parfums, de la pensée, et qui rappelaient les innombrables détails de toutes les créations, comme un chant de la terre ranime d’infirmes souvenirs d’amour.

Arrivés par une exaltation inouïe de leurs facultés à un point sans nom dans le langage, ils purent jeter pendant un moment les yeux sur le Monde Divin. Là était la fête.

Des myriades d’Anges accoururent tous du même vol, sans confusion, tous pareils, tous dissemblables, simples comme la rose des champs, immenses comme les mondes.

Wilfrid et Minna ne les virent ni arriver ni s’enfuir, ils ensemencèrent soudain l’infini de leur présence, comme les étoiles brillent dans l’indiscernable éther.

Le scintillement de leurs diadèmes réunis s’alluma dans les espaces, comme les feux du ciel au moment où le jour paraît dans nos montagnes.

De leurs chevelures sortaient des ondes de lumière, et leurs mouvements excitaient des frémissements onduleux semblables aux flots d’une mer phosphorescente.

Les deux Voyants aperçurent le Séraphin tout obscur au milieu des légions immortelles dont les ailes étaient comme l’immense panache des forêts agitées par une brise.

Aussitôt, comme si toutes les flèches d’un carquois s’élançaient ensemble, les Esprits chassèrent d’un souffle les vestiges de son ancienne forme ; à mesure que montait le Séraphin, il devenait plus pur ; bientôt, il ne leur sembla qu’un léger dessin de ce qu’ils avaient vu quand il s’était transfiguré : des lignes de feu sans ombre.

Il montait, recevait de cercle en cercle un don nouveau ; puis le signe de son élection se transmettait à la sphère supérieure où il montait toujours purifié.

Aucune des voix ne se taisait, l’hymne se propageait dans tous ses modes.

« Salut à qui monte vivant ! Viens, fleur des Mondes ! Diamant sorti du feu des douleurs ! perle sans tache, désir sans chair, lien nouveau de la terre et du ciel, sois lumière ! Esprit vainqueur, Reine du monde, vole à ta couronne ! Triomphateur de la terre, prends ton diadème ! Sois à nous ! »

Les vertus de l’Ange reparaissaient dans leur beauté.

Son premier désir du ciel reparut gracieux comme une verdissante enfance.

Comme autant de constellations, ses actions le décorèrent de leur éclat.

Ses actes de foi brillèrent comme l’Hyacinthe du ciel, couleur du feu sidéral.

La Charité lui jeta ses perles orientales, belles larmes recueillies !

L’Amour divin l’entoura de ses roses, et sa Résignation pieuse lui enleva par sa blancheur tout vestige terrestre.

Aux yeux de Wilfrid et de Minna, bientôt il ne fut plus qu’un point de flamme qui s’avivait toujours et dont le mouvement se perdait dans la mélodieuse acclamation qui célébrait sa venue au ciel.

Les célestes accents firent pleurer les deux bannis.

Tout à coup un silence de mort, qui s’étendit comme un voile sombre de la première à la dernière sphère, plongea Wilfrid et Minna dans une indicible attente.

En ce moment, le Séraphin se perdait au sein du Sanctuaire où il reçut le don de vie éternelle.

Il se fit un mouvement d’adoration profonde qui remplit les deux Voyants d’une extase mêlée d’effroi.

Ils sentirent que tout se prosternait dans les Sphères Divines, dans les Sphères Spirituelles et dans les Mondes de Ténèbres.

Les Anges fléchissaient le genou pour célébrer sa gloire, les Esprits fléchissaient le genou pour attester leur impatience ; on fléchissait le genou dans les abîmes en frémissant d’épouvante.

Un grand cri de joie jaillit comme jaillirait une source arrêtée qui recommence ses milliers de gerbes florissantes où se joue le soleil en parsemant de diamants et de perles les gouttes lumineuses, à l’instant où le Séraphin reparut flamboyant et cria :

— ÉTERNEL ! ÉTERNEL ! ÉTERNEL !

Les univers l’entendirent et le reconnurent ; il les pénétra comme Dieu les pénètre, et prit possession de l’infini.

Les Sept mondes divins s’émurent à sa voix et lui répondirent. En ce moment il se fit un grand mouvement comme si des astres entiers purifiés s’élevaient en d’éblouissantes clartés devenues éternelles.

Peut-être le Séraphin avait-il reçu pour première mission d’appeler à Dieu les créations pénétrées par la parole ?

Mais déjà l’ALLELUIA sublime retentissait dans l’entendement de Wilfrid et de Minna, comme les dernières ondulations d’une musique finie.

Déjà les lueurs célestes s’abolissaient comme les teintes d’un soleil qui se couche dans ses langes de pourpre et d’or.

L’Impur et la Mort ressaisissaient leur proie.

En rentrant dans les liens de la chair, dont leur esprit avait momentanément été dégagé par un sublime sommeil, les deux mortels se sentaient comme au matin d’une nuit remplie par de brillants rêves dont le souvenir voltige en l’âme, mais dont la conscience est refusée au corps, et que le langage humain ne saurait exprimer.

La nuit profonde dans les limbes de laquelle ils roulaient était la sphère où se meut le soleil des mondes visibles.

— Descendons là-bas, dit Wilfrid à Minna.

— Faisons comme il a dit, répondit-elle. Après avoir vu les mondes en marche vers Dieu, nous connaissons le bon sentier. Nos diadèmes d’étoiles sont là-haut.

Ils roulèrent dans les abîmes, rentrèrent dans la poussière des mondes inférieurs, virent tout à coup la Terre comme un lieu souterrain dont le spectacle leur fut éclairé par la lumière qu’ils rapportaient en leur âme et qui les environnait encore d’un nuage où se répétaient vaguement les harmonies du ciel en se dissipant. Ce spectacle était celui qui frappa jadis les yeux intérieurs des Prophètes. Ministres des religions diverses, toutes prétendues vraies, Rois tous consacrés par la Force et par la Terreur, Guerriers et Grands se partageant mutuellement les Peuples, Savants et Riches au-dessus d’une foule bruyante et souffrante qu’ils broyaient bruyamment sous leurs pieds ; tous étaient accompagnés de leurs serviteurs et de leurs femmes, tous étaient vêtus de robes d’or, d’argent, d’azur, couverts de perles, de pierreries arrachées aux entrailles de la Terre, dérobées au fond des Mers, et pour lesquelles l’Humanité s’était pendant long-temps employée, en suant et blasphémant. Mais ces richesses et ces splendeurs construites de sang furent comme de vieux haillons aux yeux des deux Proscrits. — Que faites-vous ainsi rangés et immobiles ? leur cria Wilfrid. Ils ne répondirent pas. — Que faites-vous ainsi rangés et immobiles ? Ils ne répondirent pas. Wilfrid leur imposa les mains en leur criant :

— Que faites-vous ainsi rangés et immobiles ? Par un mouvement unanime, tous entr’ouvrirent leurs robes et laissèrent voir des corps desséchés, rongés par des vers, corrompus, pulvérisés, travaillés par d’horribles maladies.

— Vous conduisez les nations à la mort, leur dit Wilfrid. Vous avez adultéré la terre, dénaturé la parole, prostitué la justice. Après avoir mangé l’herbe des pâturages, vous tuez maintenant les brebis ? Vous croyez-vous justifiés en montrant vos plaies ? Je vais avertir ceux de mes frères qui peuvent encore entendre la Voix, afin qu’ils puissent aller s’abreuver aux sources que vous avez cachées.

— Réservons nos forces pour prier, lui dit Minna ; tu n’as ni la mission des Prophètes, ni celle du Réparateur, ni celle du Messager. Nous ne sommes encore que sur les confins de la première sphère, essayons de franchir les espaces sur les ailes de la prière.

— Tu seras tout mon amour !

— Tu seras toute ma force !

— Nous avons entrevu les Hauts Mystères, nous sommes l’un pour l’autre le seul être ici-bas avec lequel la joie et la tristesse soient compréhensibles ; prions donc, nous connaissons le chemin, marchons.

— Donne-moi la main, dit la Jeune Fille, si nous allons toujours ensemble, la voie me sera moins rude et moins longue.

— Avec toi, seulement, répondit l’Homme, je pourrai traverser la grande solitude, sans me permettre une plainte.

— Et nous irons ensemble au Ciel, dit-elle.

Les nuées vinrent et formèrent un dais sombre. Tout à coup, les deux amants se trouvèrent agenouillés devant un corps que le vieux David défendait contre la curiosité de tous, et qu’il voulut ensevelir lui-même.

Au dehors, éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle.

Les deux amants crurent entendre une voix dans les rayons du soleil. Ils respirèrent un esprit céleste dans les fleurs nouvelles, et se dirent en se tenant par la main :

— L’immense mer qui reluit là-bas est une image de ce que nous avons vu là-haut.

— Où allez-vous ? leur demanda monsieur Becker.

— Nous voulons aller à Dieu, dirent-ils, venez avec nous, mon père ?


Genève et Paris, décembre 1833 — novembre 1835.


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