Il est des spectacles auxquels coopèrent toutes les matérielles magnificences dont dispose l’homme. Des nations d’esclaves et de plongeurs sont allées chercher dans le sable des mers, aux entrailles des rochers, ces perles et ces diamants qui parent les spectateurs. Transmises d’héritage en héritage, ces splendeurs ont brillé sur tous les fronts couronnés, et feraient la plus fidèle des histoires humaines si elles prenaient la parole. Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont été portées partout : elles ont été portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l’usurier, emportées dans le sang et le pillage, transportées dans les chefs-d’œuvre enfantés par l’art pour les garder. Excepté la perle de Cléopâtre, aucune d’elles ne s’est perdue. Les Grands, les Heureux sont là réunis et voient couronner un roi dont la parure est le produit de l’industrie des hommes, mais qui dans sa gloire est vêtu d’une pourpre moins parfaite que ne l’est celle d’une simple fleur des champs. Ces fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l’Homme essaie à tonner ; tous ces triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase.
L’Esprit peut rassembler autour de l’homme et dans l’homme de plus vives lumières, lui faire entendre de plus mélodieuses harmonies, asseoir sur les nuées de brillantes constellations qu’il interroge. Le Cœur peut plus encore ! L’homme peut se trouver face à face avec une seule créature, et trouver dans un seul mot, dans un seul regard, un faix si lourd à porter, d’un éclat si lumineux, d’un son si pénétrant, qu’il succombe et s’agenouille. Les plus réelles magnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous-mêmes. Pour le savant, un secret de science n’est-il pas un monde entier de merveilles ? Les trompettes de la Force, les brillants de la Richesse, la musique de la Joie, un immense concours d’hommes accompagne-t-il sa fête ? Non, il va dans quelque réduit obscur, où souvent un homme pâle et souffrant lui dit un seul mot à l’oreille. Ce mot, comme une torche jetée dans un souterrain, lui éclaire les Sciences. Toutes les idées humaines, habillées des plus attrayantes formes qu’ait inventées le Mystère, entouraient un aveugle assis dans la fange au bord d’un chemin. Les trois mondes, le Naturel, le Spirituel et le Divin, avec toutes leurs sphères, se découvraient à un pauvre proscrit florentin : il marchait accompagné des Heureux et des Souffrants, de ceux qui priaient et de ceux qui criaient, des anges et des damnés. Quand l’envoyé de Dieu, qui savait et pouvait tout, apparut à trois de ses disciples, ce fut un soir, à la table commune de la plus pauvre des auberges ; en ce moment la lumière éclata, brisa les Formes Matérielles, éclaira les Facultés Spirituelles, ils le virent dans sa gloire, et la terre ne tenait déjà plus à leurs pieds que comme une sandale qui s’en détachait.
Monsieur Becker, Wilfrid et Minna se sentaient agités de crainte en allant chez l’être extraordinaire qu’ils s’étaient proposé d’interroger, Pour chacun d’eux le château suédois agrandi comportait un spectacle gigantesque, semblable à ceux dont les masses et les couleurs sont si savamment, si harmonieusement disposées par les poètes, et dont les personnages, acteurs imaginaires pour les hommes, sont réels pour ceux qui commencent à pénétrer dans le Monde Spirituel. Sur les gradins de ce colysée, monsieur Becker asseyait les grises légions du doute, ses sombres idées, ses vicieuses formules de dispute ; il y convoquait les différents mondes philosophiques et religieux qui se combattent, et qui tous apparaissent sous la forme d’un système décharné comme le temps configuré par l’homme, vieillard qui d’une main lève la faux, et dans l’autre emporte un grêle univers, l’univers humain. Wilfrid y conviait ses premières illusions et ses dernières espérances ; il y faisait siéger la destinée humaine et ses combats, la religion et ses dominations victorieuses. Minna y voyait confusément le ciel par une échappée, l’amour lui relevait un rideau brodé d’images mystérieuses, et les sons harmonieux qui arrivaient à ses oreilles redoublaient sa curiosité. Pour eux cette soirée était donc ce que le souper fut pour les trois pèlerins dans Emmaüs, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homère ; pour eux, les trois formes du monde révélées, des voiles déchirés, des incertitudes dissipées, des ténèbres éclaircies. L’humanité dans tous ses modes et attendant la lumière ne pouvait être mieux représentée que par cette jeune fille, par cet homme et par ces deux vieillards, dont l’un était assez savant pour douter, dont l’autre était assez ignorant pour croire. Jamais aucune scène ne fut ni plus simple en apparence, ni plus vaste en réalité.
Quand ils entrèrent, conduits par le vieux David, ils trouvèrent Séraphîta debout devant la table, sur laquelle étaient servies différentes choses dont se compose un thé, collation qui supplée dans le Nord aux joies du vin, réservées pour les pays méridionaux.
Certes, rien n’annonçait en elle, ou en lui, cet être avait l’étrange pouvoir d’apparaître sous deux formes distinctes ; rien donc ne trahissait les différentes puissances dont elle disposait. Vulgairement occupée du bien-être de ses trois hôtes, Séraphîta recommandait à David de mettre du bois dans le poêle.
— Bonjour, mes voisins, dit-elle. — Mon cher monsieur Becker, vous avez bien fait de venir ; vous me voyez vivante pour la dernière fois peut-être. Cet hiver m’a tuée.
— Asseyez-vous donc, monsieur, dit-elle à Wilfrid. — Et toi, Minna, mets-toi là, dit-il en lui montrant un fauteuil près de lui. Tu as apporté ta tapisserie à la main, en as-tu trouvé le point ? Le dessin en est fort joli. Pour qui est-ce ? pour ton père ou pour monsieur ? dit-elle en se tournant vers Wilfrid. Ne lui laisserons-nous point avant son départ un souvenir des filles de la Norwége ?
— Vous avez donc souffert encore hier ? dit Wilfrid.
— Ce n’est rien, dit-elle. Cette souffrance me plaît ; elle est nécessaire pour sortir de la vie.
— La mort ne vous effraie donc point ? dit en souriant monsieur Becker, qui ne la croyait pas malade.
— Non, cher pasteur. Il est deux manières de mourir : aux uns la mort est une victoire, aux autres elle est une défaite.
— Vous croyez avoir vaincu ? dit Minna.
— Je ne sais, répondit-elle ; peut-être ne sera-ce qu’un pas de plus.
La splendeur lactée de son front s’altéra, ses yeux se voilèrent sous ses paupières lentement déroulées. Ce simple mouvement fit les trois curieux émus et immobiles.
Monsieur Becker fut le plus hardi.
— Chère fille, dit-il, vous êtes la candeur même ; mais vous êtes aussi d’une bonté divine ; je désirerais de vous, ce soir, autre chose que les friandises de votre thé.
S’il faut en croire certaines personnes, vous savez des choses extraordinaires ; mais, s’il en est ainsi, ne serait-il pas charitable à vous de dissiper quelques-uns de nos doutes ?
— Ah ! reprit-elle en souriant, je marche sur les nuées, je suis au mieux avec les gouffres du Fiord, la mer est une monture à laquelle j’ai mis un frein, je sais où croît la fleur qui chante, où rayonne la lumière qui parle, où brillent et vivent les couleurs qui embaument ; j’ai l’anneau de Salomon, je suis une fée, je jette mes ordres au vent qui les exécute en esclave soumis ; je vois les trésors en terre ; je suis la vierge au-devant de laquelle volent les perles, et…
— Et nous allons sans danger sur le Falberg ? dit Minna qui l’interrompit.
— Et toi aussi ! répondit l’être en lançant à la jeune fille un regard lumineux qui la remplit de trouble. — Si je n’avais pas la faculté de lire à travers vos fronts le désir qui vous amène, serais-je ce que vous croyez que je suis ? dit-elle en les enveloppant tous trois de son regard envahisseur, à la grande satisfaction de David qui se frotta les mains en s’en allant. — Ah ! reprit-elle après une pause, vous êtes venus animés tous d’une curiosité d’enfant. Vous vous êtes demandé, mon pauvre monsieur Becker, s’il est possible à une fille de dix-sept ans de savoir un des mille secrets que les savants cherchent, le nez en terre, au lieu de lever les yeux vers le ciel ? Si je vous disais comment et par où la Plante communique à l’Animal, vous commenceriez à douter de vos doutes. Vous avez comploté de m’interroger, avouez-le ?
— Oui, chère Séraphîta, répondit Wilfrid ; mais ce désir n’est-il pas naturel à des hommes ?
— Voulez-vous donc ennuyer cet enfant ? dit-elle en posant la main sur les cheveux de Minna par un geste caressant.
La jeune fille leva les yeux et parut vouloir se fondre en lui.
— La parole est le bien de tous, reprit gravement l’être mystérieux. Malheur à qui garderait le silence au milieu du désert en croyant n’être entendu de personne : tout parle et tout écoute ici-bas. La parole meut les mondes. Je souhaite ! monsieur Becker, ne rien dire en vain. Je connais les difficultés qui vous occupent le plus : ne serait-ce pas un miracle que d’embrasser tout d’abord le passé de votre conscience ? Eh ! bien, le miracle va s’accomplir. Écoutez moi. Vous ne vous êtes jamais avoué vos doutes dans toute leur étendue ; moi seule, inébranlable dans ma foi, je puis vous les dire, et vous effrayer de vous-même. Vous êtes du côté le plus obscur du Doute ; vous ne croyez pas en Dieu, et toute chose ici-bas devient secondaire pour qui s’attaque au principe des choses.
Abandonnons les discussions creusées sans fruit par de fausses philosophies. Les générations spiritualistes n’ont pas fait moins de vains efforts pour nier la Matière que n’en ont tenté les générations matérialistes pour nier l’Esprit. Pourquoi ces débats ?
L’homme n’offrait-il pas à l’un et à l’autre système des preuves irrécusables ? ne se rencontre-t-il pas en lui des choses matérielles et des choses spirituelles ? Un fou seul peut se refuser à voir un fragment de matière dans le corps humain ; en le décomposant, vos sciences naturelles y trouvent peu de différence entre ses principes et ceux des autres animaux. L’idée que produit en l’homme la comparaison de plusieurs objets ne semble non plus à personne être dans le domaine de la Matière. Ici, je ne me prononce pas, il s’agit de vos doutes et non de mes certitudes À vous, comme à la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculté de découvrir entre les choses dont la réalité vous est attestée par vos sensations ne semblent point devoir être matériels. L’univers Naturel des choses et des êtres se termine donc en l’homme par l’univers Surnaturel des similitudes ou des différences qu’il aperçoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si multipliées qu’elles paraissent infinies ; car si, jusqu’à présent, nul n’a pu dénombrer les seules créations terrestres, quel homme pourrait en énumérer les rapports ? La fraction que vous en connaissez n’est-elle pas à leur somme totale, comme un nombre est à l’infini ? Ici vous tombez déjà dans la perception de l’infini, qui, certes, vous fait concevoir un monde purement spirituel. Ainsi l’homme présente une preuve suffisante de ces deux modes, la Matière et l’Esprit. En lui vient aboutir un visible univers fini ; en lui commence un univers invisible et infini, deux mondes qui ne se connaissent pas : les cailloux du Fiord ont-ils l’intelligence de leurs combinaisons, ont-ils la conscience des couleurs qu’ils présentent aux yeux de l’homme, entendent-ils la musique des flots qui les caressent ? Franchissons, sans le sonder, l’abîme que nous offre l’union d’un univers Matériel et d’un univers Spirituel, une création visible, pondérable, tangible, terminée par une création intangible, invisible, impondérable ; toutes deux complétement dissemblables, séparées par le néant, réunies par des accords incontestables, rassemblées dans un être qui tient et de l’une et de l’autre ! Confondons en un seul monde ces deux mondes inconciliables pour vos philosophies et conciliés par le fait. Quelque abstraite que l’homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre elles comporte une empreinte. Où ? sur quoi ? Nous n’en sommes pas à rechercher à quel point de subtilisation peut arriver la Matière. Si telle était la question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les astres à d’incommensurables distances pour s’en faire un voile, n’aurait pu créer des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculté de donner un corps à la pensée ? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers physique constituent une seule et même Matière. Nous ne séparerons point les propriétés et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous ; ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes ces choses nommées et innommées composeront, afin d’adapter le problème de la Création à la mesure de votre Logique, un bloc de matière fini ; s’il était infini, Dieu n’en serait plus le maître. Ici, selon vous, cher pasteur, de quelque façon que l’on veuille mêler un Dieu infini à ce bloc de matière fini, Dieu ne saurait exister avec les attributs dont il est investi par l’homme ; en le demandant aux faits, il est nul ; en le demandant au raisonnement, il sera nul encore ; spirituellement et matériellement, Dieu devient impossible. Écoutons le Verbe de la Raison humaine pressée dans ses dernières conséquences.
« En mettant Dieu face à face avec ce Grand Tout, il n’est entre eux que deux états possibles. La Matière et Dieu sont contemporains, ou Dieu préexistait seul à la Matière. En supposant la raison qui éclaire les races humaines depuis qu’elles vivent, amassée dans une seule tête, cette tête gigantesque ne saurait inventer une troisième façon d’être, à moins de supprimer Matière et Dieu. Que les philosophies humaines entassent des montagnes de mots et d’idées, que les religions accumulent des images et des croyances, des révélations et des mystères, il faut en venir à ce terrible dilemme, et choisir entre les deux propositions qui le composent ; mais vous n’avez pas à opter : l’une et l’autre conduit la raison humaine au Doute. Le problème étant ainsi posé, qu’importe l’Esprit et la Matière ? qu’importe la marche des mondes dans un sens ou dans un autre, du moment où l’être qui les mène est convaincu d’absurdité ? À quoi bon chercher si l’homme s’avance vers le ciel ou s’il en revient, si la création s’élève vers l’Esprit ou descend vers la Matière, dès que les mondes interrogés ne donnent aucune réponse ? Que signifient les théogonies et leurs armées, que signifient les théologies et leurs dogmes, du moment où, quel que soit le choix de l’homme entre les deux faces du problème, son Dieu n’est plus ! Parcourons la première, supposons Dieu contemporain de la Matière ? Est-ce être Dieu que de subir l’action ou la coexistence d’une substance étrangère à la sienne ? Dans ce système, Dieu ne devient-il pas un agent secondaire obligé d’organiser la matière ? Qui l’a contraint ? Entre sa grossière compagne et lui, qui fut l’arbitre ? Qui a donc payé le salaire des Six journées imputées à ce Grand Artiste ?
S’il s’était rencontré quelque force déterminante qui ne fût ni Dieu ni la Matière ; en voyant Dieu tenu de fabriquer la machine des mondes, il serait aussi ridicule de l’appeler Dieu que de nommer citoyen de Rome l’esclave envoyé pour tourner une meule.
D’ailleurs, il se présente une difficulté tout aussi peu soluble pour cette raison suprême, qu’elle l’est pour Dieu. Reporter le problème plus haut, n’est-ce pas agir comme les Indiens, qui placent le monde sur une tortue, la tortue sur un éléphant, et qui ne peuvent dire sur quoi reposent les pieds de leur éléphant ? Cette volonté suprême, jaillie du combat de la Matière et de Dieu, ce Dieu, plus que Dieu, peut-il être demeuré pendant une éternité sans vouloir ce qu’il a voulu, en admettant que l’Éternité puisse se scinder en deux temps ? N’importe où soit Dieu, s’il n’a pas connu sa pensée postérieure, son intelligence intuitive ne périt-elle point ? Qui donc aurait raison entre ces deux Éternités ? sera-ce l’Éternité incréée ou l’Éternité créée ? S’il a voulu de tout temps le monde tel qu’il est, cette nouvelle nécessité, d’ailleurs en harmonie avec l’idée d’une souveraine intelligence, implique la co-éternité de la matière. Que la Matière soit co-
éternelle par une volonté divine nécessairement semblable à elle-même en tout temps, ou que la Matière soit co-éternelle par elle-même, la puissance de Dieu devant être absolue, périt avec son Libre-Arbitre ; il trouverait toujours en lui une raison déterminante qui l’aurait dominé. Est-ce être Dieu que de ne pas plus pouvoir se séparer de sa création dans une postérieure que dans une antérieure éternité ? Cette face du problème est donc insoluble dans sa cause ? Examinons-la dans ses effets. Si Dieu, forcé d’avoir créé le monde de toute éternité, semble inexplicable, il l’est tout autant dans sa perpétuelle cohésion avec son œuvre. Dieu, contraint de vivre éternellement uni à sa création, est tout aussi ravalé que dans sa première condition d’ouvrier. Concevez-vous un Dieu qui ne peut pas plus être indépendant que dépendant de son œuvre ? Peut-il la détruire sans se récuser lui-même ? Examinez, choisissez ! Qu’il la détruise un jour, qu’il ne la détruise jamais, l’un ou l’autre terme est fatal aux attributs sans lesquels il ne saurait exister. Le monde est-il un essai, une forme périssable dont la destruction aura lieu ?
Dieu ne serait-il pas inconséquent et impuissant ? Inconséquent : ne devait-il pas voir le résultat avant l’expérience, et pourquoi tarde-t-il à briser ce qu’il brisera ? Impuissant : devait-il créer un monde imparfait ? Si la création imparfaite dément les facultés que l’homme attribue à Dieu, retournons alors à la question ! supposons la création parfaite.
L’idée est en harmonie avec celle d’un Dieu souverainement intelligent qui n’a dû se tromper en rien ; mais alors pourquoi la dégradation ? pourquoi la régénération ? Puis le monde parfait est nécessairement indestructible, ses formes ne doivent point périr ; le monde n’avance ni ne recule jamais, il roule dans une éternelle circonférence d’où il ne sortira point ? Dieu sera donc dépendant de son œuvre ; elle lui est donc co-éternelle, ce qui fait revenir l’une des propositions qui attaquent le plus Dieu. Imparfait, le monde admet une marche, un progrès ; mais parfait, il est stationnaire. S’il est impossible d’admettre un Dieu progressif, ne sachant pas de toute éternité le résultat de sa création ; Dieu stationnaire existe-t-il ? n’est-ce pas le triomphe de la Matière ? n’est-ce pas la plus grande de toutes les négations ? Dans la première hypothèse, Dieu périt par faiblesse ; dans la seconde, il périt par la puissance de son inertie. Ainsi, dans la conception comme dans l’exécution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la Matière contemporaine de Dieu, c’est vouloir nier Dieu. Forcées de choisir pour gouverner les nations entre les deux faces de ce problème, des générations entières de grands penseurs ont opté pour celle-ci. De là le dogme des deux principes du Magisme qui de l’Asie a passé en Europe sous la forme de Satan combattant le Père éternel. Mais cette formule religieuse et les innombrables divinisations qui en dérivent ne sont-elles pas des crimes de lèse-majesté divine ? De quel autre nom appeler la croyance qui donne à Dieu pour rival une personnification du mal se débattant éternellement sous les efforts de son omnipotente intelligence sans aucun triomphe possible ? Votre statique dit que deux Forces ainsi placées s’annulent réciproquement.
Vous vous retournez vers la deuxième face du problème ? Dieu préexistait seul, unique.
Ne reproduisons pas les argumentations précédentes qui reviennent dans toute leur force relativement à la scission de l’Éternité en deux temps, le temps incréé, le temps créé. Laissons également les questions soulevées par la marche ou l’immobilité des mondes, contentons-nous des difficultés inhérentes à ce second thème. Si Dieu préexistait seul, le monde est émané de lui, la Matière fut alors tirée de son essence.
Donc, plus de Matière ! toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l’Esprit Divin. Mais alors le Monde est Éternel, mais alors le Monde est Dieu ! Cette proposition n’est-elle pas encore plus fatale que la précédente aux attributs donnés à Dieu par la raison humaine ? Sortie du sein de Dieu, toujours unie à lui, l’état actuel de la Matière est-il explicable ? Comment croire que le Tout-Puissant, souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, ait engendré des choses qui lui sont dissemblables, qu’il ne soit pas en tout et partout semblable à lui-même ? Se trouvait-il donc en lui des parties mauvaises desquelles il se serait un jour débarrassé ? conjecture moins offensante ou ridicule que terrible, en ce qu’elle ramène en lui ces deux principes que la thèse précédente prouve être inadmissibles. Dieu doit être UN, il ne peut se scinder sans renoncer à la plus importante de ses conditions. Il est donc impossible d’admettre une fraction de Dieu qui ne soit pas Dieu ? Cette hypothèse parut tellement criminelle à l’Église romaine, qu’elle a fait un article de foi de l’omniprésence dans les moindres parcelles de l’Eucharistie. Comment alors supposer une intelligence omnipotente qui ne triomphe pas ? Comment l’adjoindre, sans un triomphe immédiat, à la Nature ? Et cette Nature cherche, combine, refait, meurt et renaît ; elle s’agite encore plus quand elle crée que quand tout est en fusion ; elle souffre, gémit, ignore, dégénère, fait le mal, se trompe, s’abolit, disparaît, recommence ? Comment justifier la méconnaissance presque générale du principe divin ? Pourquoi la mort ? pourquoi le génie du mal, ce roi de la terre, a-t-il été enfanté par un Dieu souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, qui n’a rien dû produire que de conforme à lui-même ? Mais si, de cette conséquence implacable qui nous conduit tout d’abord à l’absurde, nous passons aux détails, quelle fin pouvons-nous assigner au monde ? Si tout est Dieu, tout est réciproquement effet et cause ; ou plutôt il n’existe ni cause ni effet : tout est UN comme Dieu, et vous n’apercevez ni point de départ ni point d’arrivée. La fin réelle serait-elle une rotation de la matière qui va se subtilisant ? En quelque sens qu’il se fasse, ne serait-ce pas un jeu d’enfant que le mécanisme de cette matière sortie de Dieu, retournant à Dieu ? Pourquoi se ferait-il grossier ? Sous quelle forme Dieu est-il le plus Dieu ? Qui a raison, de la Matière ou de l’Esprit, quand aucun des deux modes ne saurait avoir tort ? Qui peut reconnaître Dieu dans cette éternelle Industrie par laquelle il se partagerait lui-même en deux Natures, dont l’une ne sait rien, dont l’autre sait tout ? Concevez-vous Dieu s’amusant de lui-même sous forme d’homme ? riant de ses propres efforts, mourant vendredi pour renaître dimanche, et continuant cette plaisanterie dans les siècles des siècles en en sachant de toute éternité la fin ? ne se disant rien à lui Créature, de ce qu’il fait, lui Créateur. Le Dieu de la précédente hypothèse, ce Dieu si nul par la puissance de son inertie, semble plus possible, s’il fallait choisir dans l’impossible, que ce Dieu si stupidement rieur qui se fusille lui-même quand deux portions de l’humanité sont en présence, les armes à la main. Quelque comique que soit cette suprême expression de la seconde face du problème, elle fut adoptée par la moitié du genre humain chez les nations qui se sont créé de riantes mythologies. Ces amoureuses nations étaient conséquentes : chez elles, tout était Dieu, même la Peur et ses lâchetés, même le Crime et ses bacchanales. En acceptant le panthéisme, la religion de quelques grands génies humains, qui sait de quel côté se trouve alors la raison ? Est-elle chez le sauvage, libre dans le désert, vêtu dans sa nudité, sublime et toujours juste dans ses actes quels qu’ils soient, écoutant le soleil, causant avec la mer ? Est-elle chez l’homme civilisé qui ne doit ses plus grandes jouissances qu’à des mensonges, qui tord et presse la nature pour se mettre un fusil sur l’épaule, qui a usé son intelligence pour avancer l’heure de sa mort et pour se créer des maladies dans tous ses plaisirs ? Quand le râteau de la peste ou le soc de la guerre, quand le génie des déserts a passé sur un coin du globe en y effaçant tout, qui a eu raison du sauvage de Nubie ou du patricien de Thèbes ? Vos doutes descendent de haut en bas, ils embrassent tout, la fin comme les moyens. Si le monde physique semble inexplicable, le monde moral prouve donc encore plus contre Dieu. Où est alors le progrès ? Si tout va se perfectionnant, pourquoi mourons-nous enfants ? pourquoi les nations au moins ne se perpétuent-elles pas ? Le monde issu de Dieu, contenu en Dieu, est-il stationnaire ? Vivons-nous une fois ? vivons nous toujours ? Si nous vivons une fois, pressés par la marche du Grand-Tout dont la connaissance ne nous a pas été donnée, agissons à notre guise ! Si nous sommes éternels, laissons faire ! La créature peut-elle être coupable d’exister au moment des transitions ? Si elle pèche à l’heure d’une grande transformation, en sera-t-elle punie après en avoir été la victime ? Que devient la bonté divine en ne nous mettant pas immédiatement dans les régions heureuses, s’il en existe ?
Que devient la prescience de Dieu, s’il ignore le résultat des épreuves auxquelles il nous soumet ? Qu’est cette alternative présentée à l’homme par toutes les religions d’aller bouillir dans une chaudière éternelle, ou de se promener en robe blanche, une palme à la main, la tête ceinte d’une auréole ? Se peut-il que cette invention païenne soit le dernier mot d’un Dieu ? Quel esprit généreux ne trouve d’ailleurs indigne de l’homme et de Dieu, la vertu par calcul qui suppose une éternité de plaisirs offerte par toutes les religions à qui remplit, pendant quelques heures d’existence, certaines conditions bizarres et souvent contre nature ? N’est-il pas ridicule de donner des sens impétueux à l’homme et de lui en interdire la satisfaction. D’ailleurs, à quoi bon ces maigres objections quand le Bien et le Mal sont également annulés ? Le Mal existe-t-il ? Si la substance dans toutes ses formes est Dieu, le Mal est Dieu. La faculté de raisonner aussi bien que la faculté de sentir étant donnée à l’homme pour en user, rien n’est plus pardonnable que de chercher un sens aux douleurs humaines, et d’interroger l’avenir ; si ces raisonnements droits et rigoureux amènent à conclure ainsi, quelle confusion ! Ce monde n’aurait donc nulle fixité : rien n’avance et rien ne s’arrête, tout change et rien ne se détruit, tout revient après s’être réparé, car si votre esprit ne vous démontre pas rigoureusement une fin, il est également impossible de démontrer l’anéantissement de la moindre parcelle de Matière : elle peut se transformer, mais non s’anéantir. Si la force aveugle donne gain de cause à l’athée, la force intelligente est inexplicable, car émanée de Dieu, doit-elle rencontrer des obstacles, son triomphe ne doit-il pas être immédiat ?
Où est Dieu ? Si les vivants ne l’aperçoivent pas, les morts le trouveront-ils ? Écroulez-vous, idolâtries et religions ! Tombez, trop faibles clefs de toutes les voûtes sociales qui n’avez retardé ni la chute, ni la mort, ni l’oubli de toutes les nations passées, quelque fortement qu’elles se fussent fondées ! Tombez, morales et justices ! nos crimes sont purement relatifs, c’est des effets divins dont les causes ne nous sont pas connues ! Tout est Dieu. Ou nous sommes Dieu, ou Dieu n’est pas ! Enfant d’un siècle dont chaque année a mis sur ton front la glace de ses incrédulités, vieillard ! voici le résumé de tes sciences et de tes longues réflexions. Cher monsieur Becker, vous avez posé la tête sur l’oreiller du Doute en y trouvant la plus commode de toutes les solutions, agissant ainsi comme la majorité du genre humain, qui se dit :
— Ne pensons plus à ce problème, du moment où Dieu ne nous a pas fait la grâce de nous octroyer une démonstration algébrique pour le résoudre, tandis qu’il nous en a tant accordé pour aller sûrement de la terre aux astres. Ne sont-ce pas vos pensées intimes ? Les ai-je éludées ? Ne les ai-je pas, au contraire, nettement accusées ? Soit le dogme des deux principes, antagonisme où Dieu périt par cela même que tout-puissant il s’amuse à combattre ; soit l’absurde panthéisme où tout étant Dieu, Dieu n’est plus ; ces deux sources d’où découlent les religions au triomphe desquelles s’est employée la Terre, sont également pernicieuses.
Voici jetée entre nous la hache à double tranchant avec laquelle vous coupez la tête à ce vieillard blanc intronisé par vous sur des nuées peintes. Maintenant à moi la hache !
Monsieur Becker et Wilfrid regardèrent la jeune fille avec une sorte d’effroi.
— Croire, reprit Séraphîta de sa voix de Femme, car l’Homme venait de parler, croire est un don ! Croire, c’est sentir. Pour croire en Dieu, il faut sentir Dieu. Ce sens est une propriété lentement acquise par l’être, comme s’acquièrent les étonnants pouvoirs que vous admirez dans les grands hommes, chez les guerriers, les artistes et les savants, chez ceux qui savent, chez ceux qui produisent, chez ceux qui agissent. La pensée, faisceau des rapports que vous apercevez entre les choses, est une langue intellectuelle qui s’apprend, n’est-ce pas ? La Croyance, faisceau des vérités célestes, est également une langue, mais aussi supérieure à la pensée que la pensée est supérieure à l’instinct.
Cette langue s’apprend. Le Croyant répond par un seul cri, par un seul geste ; la Foi lui met aux mains une épée flamboyante avec laquelle il tranche, il éclaire tout. Le Voyant ne redescend pas du ciel, il le contemple et se tait. Il est une créature qui croit et voit, qui sait et peut, qui aime, prie et attend. Résignée, aspirant au royaume de la lumière, elle n’a ni le dédain du Croyant, ni le silence du Voyant ; elle écoute et répond. Pour elle, le doute des siècles ténébreux n’est pas une arme meurtrière, mais un fil conducteur ; elle accepte le combat sur toutes les formes ; elle plie sa langue à tous les langages ; elle ne s’emporte pas, elle plaint ; elle ne condamne ni ne tue personne, elle sauve et console ; elle n’a pas l’acerbité de l’agresseur, mais la douceur et la ténuité de la lumière qui pénètre, échauffe, éclaire tout. À ses yeux, le Doute n’est ni une impiété, ni un blasphème, ni un crime ; mais une transition d’où l’homme retourne sur ses pas dans les Ténèbres ou s’avance vers la Lumière. Ainsi donc, cher pasteur, raisonnons. Vous ne croyez pas en Dieu. Pourquoi ? Dieu, selon vous, est incompréhensible, inexplicable.
D’accord. Je ne vous dirai pas que comprendre Dieu tout entier ce serait être Dieu ; je ne vous dirai pas que vous niez ce qui vous semble inexplicable, afin de me donner le droit d’affirmer ce qui me parait croyable. Il est pour vous un fait évident qui se trouve en vous-même. En vous la matière aboutit à l’intelligence ; et vous pensez que l’intelligence humaine aboutirait aux ténèbres, au doute, au néant ? Si Dieu vous semble incompréhensible, inexplicable, avouez du moins que vous voyez, en toute chose purement physique, un conséquent et sublime ouvrier. Pourquoi sa logique s’arrêterait-elle à l’homme, sa création la plus achevée ? Si cette question n’est pas convaincante, elle exige au moins quelques méditations. Si vous niez Dieu, heureusement afin d’établir vos doutes vous reconnaissez des faits à double tranchant qui tuent tout aussi bien vos raisonnements que vos raisonnements tuent Dieu. Nous avons également admis que la Matière et l’Esprit étaient deux créations qui ne se comprenaient point l’une l’autre, que le monde spirituel se composait de rapports infinis auxquels donnait lieu le monde matériel fini ; que si nul sur la terre n’avait pu s’identifier par la puissance de son esprit avec l’ensemble des créations terrestres, à plus forte raison nul ne pouvait s’élever à la connaissance des rapports que l’esprit aperçoit entre ces créations. Ainsi, déjà nous pourrions en finir d’un seul coup, en vous déniant la faculté de comprendre Dieu, comme vous déniez aux cailloux du Fiord la faculté de se compter et de se voir. Savez-vous s’ils ne nient pas l’homme, eux, quoique l’homme les prenne pour s’en bâtir sa maison ? Il est un fait qui vous écrase, l’infini ; si vous le sentez en vous, comment n’en admettez-vous pas les conséquences ? le fini peut-il avoir une entière connaissance de l’infini ? Si vous ne pouvez embrasser les rapports qui, de votre aveu, sont infinis, comment embrasseriez-vous la fin éloignée dans laquelle ils se résument ? L’ordre dont la révélation est un de vos besoins étant infini, votre raison bornée l’entendra-t-elle ? Et ne demandez pas pourquoi l’homme ne comprend point ce qu’il peut percevoir, car il perçoit également ce qu’il ne comprend pas. Si je vous démontre que votre esprit ignore tout ce qui se trouve à sa portée, m’accorderez-vous qu’il lui soit impossible de concevoir ce qui la dépasse ?
N’aurai-je alors pas raison de vous dire : « — L’un des termes sous lesquels Dieu périt au tribunal de votre raison doit être vrai, l’autre est faux ; la création existant, vous sentez la nécessité d’une fin, cette fin ne doit-elle pas être belle ? Or, si la matière se termine en l’homme par l’intelligence, pourquoi ne vous contenteriez-vous pas de savoir que la fin de l’intelligence humaine est la lumière des sphères supérieures auxquelles est réservée l’intuition de ce Dieu qui vous semble être un problème insoluble ? Les espèces qui sont au-dessous de vous n’ont pas l’intelligence des mondes, et vous l’avez ; pourquoi ne se trouverait-il pas au-dessus de vous des espèces plus intelligentes que la vôtre ? Avant d’employer sa force à mesurer Dieu, l’homme ne devrait-il pas être plus instruit qu’il ne l’est sur lui-même ? Avant de menacer les étoiles qui l’éclairent, avant d’attaquer les certitudes élevées ne devrait-il pas établir les certitudes qui le touchent ? »
Mais aux négations du Doute, je dois répondre par des négations. Maintenant donc, je vous demande s’il est ici-bas quelque chose d’assez évident par soi-même à quoi je puisse ajouter foi ? En un moment, je vais vous prouver que vous croyez fermement à des choses qui agissent et ne sont pas des êtres, qui engendrent la pensée et ne sont pas des esprits, à des abstractions vivantes que l’entendement ne saisit sous aucune forme, qui ne sont nulle part, mais que vous trouvez partout ; qui sont sans nom possible, et que vous avez nommées ; qui, semblables au Dieu de chair que vous vous figurez, périssent sous l’inexplicable, l’incompréhensible et l’absurde ; Et je vous demanderai comment, adoptant ces choses, vous réservez vos doutes pour Dieu. Vous croyez au Nombre, base sur laquelle vous asseyez l’édifice de sciences que vous appelez exactes. Sans le Nombre, plus de mathématiques. Eh ! bien, quel être mystérieux, à qui serait accordée la faculté de vivre toujours, pourrait achever de prononcer, et dans quel langage assez prompt dirait-il le Nombre qui contiendrait les nombres infinis dont l’existence vous est démontrée par votre pensée ? Demandez-le au plus beau des génies humains, il serait mille ans assis au bord d’une table, la tête entre ses mains, que vous répondrait-il ? Vous ne savez ni où le Nombre commence, ni où il s’arrête, ni quand il finira. Ici vous l’appelez le Temps, là vous l’appelez l’Espace ; rien n’existe que par lui ; sans lui, tout serait une seule et même substance, car lui seul différencie et qualifie. Le Nombre est à votre Esprit ce qu’il est à la matière, un agent incompréhensible. En ferez-vous un Dieu ?
est-ce un être ! est-ce un souffle émané de Dieu pour organiser l’univers matériel où rien n’obtient sa forme que par la Divisibilité qui est un effet du Nombre ? Les plus petites comme les plus immenses créations ne se distinguent-elles pas entre elles par leurs quantités, par leurs qualités, par leurs dimensions, par leurs forces, tous attributs enfantés par le Nombre ? L’infini des Nombres est un fait prouvé pour votre Esprit, dont aucune preuve ne peut être donnée matériellement. Le Mathématicien vous dira que l’infini des Nombres existe et ne se démontre pas. Dieu, cher pasteur, est un nombre doué de mouvement, qui se sent et ne se démontre pas, vous dira le Croyant. Comme l’Unité, il commence des Nombres avec lesquels il n’a rien de commun. L’existence du Nombre dépend de l’Unité qui, sans être un Nombre, les engendre tous. Dieu, cher pasteur, est une magnifique Unité qui n’a rien de commun avec ses créations, et qui néanmoins les engendre ! Convenez donc avec moi que vous ignorez aussi bien où commence, où finit le Nombre, que vous ignorez où commence, où finit l’Éternité créée ? Pourquoi, si vous croyez au Nombre, niez-vous Dieu ? la Création n’est-elle pas placée entre l’infini des substances inorganisées et l’infini des sphères divines, comme l’Unité se trouve entre l’infini des fractions que vous nommez depuis peu les Décimales, et l’infini des Nombres que vous nommez les Entiers ! Vous seul sur la terre comprenez le Nombre, cette première marche du péristyle qui mène à Dieu, et déjà votre raison y trébuche. Hé !
quoi ? vous ne pouvez ni mesurer la première abstraction que Dieu vous a livrée, ni la saisir, et vous voulez soumettre à votre mesure les fins de Dieu ? Que serait-ce donc si je vous plongeais dans les abîmes du Mouvement, cette force qui organise le Nombre ?
Ainsi quand je vous dirais que l’univers n’est que Nombre et Mouvement, vous voyez que déjà nous parlerions un langage différent. Je comprends l’un et l’autre, et vous ne les comprenez point. Que serait-ce si j’ajoutais que le Mouvement et le Nombre sont engendrés par la Parole ? Ce mot, la raison suprême des Voyants et des Prophètes qui jadis entendirent ce souffle de Dieu sous lequel tomba saint Paul, vous vous en moquez, vous hommes de qui cependant toutes les œuvres visibles, les sociétés, les monuments, les actes, les passions procèdent de votre faible parole ; et qui sans le langage ressembleriez à cette espèce si voisine du nègre, à l’homme des bois. Vous croyez donc fermement au Nombre et au Mouvement, force et résultat inexplicables, incompréhensibles à l’existence desquels je puis appliquer le dilemme qui vous dispensait naguère de croire en Dieu. Vous, si puissant raisonneur, ne me dispenserez-vous point de vous démontrer que l’Infini doit être partout semblable à lui-même, et qu’il est nécessairement un. Dieu seul est infini, car certes il ne peut y avoir deux infinis. Si, pour se servir des mots humains, quelque chose qui soit démontrée ici-bas, vous semble infinie, soyez certain d’y entrevoir une des faces de Dieu. Poursuivons. Vous vous êtes approprié une place dans l’infini du Nombre, vous l’avez accommodée à votre taille en créant, si toutefois vous pouvez créer quelque chose, l’arithmétique, base sur laquelle repose tout, même vos sociétés. De même que le Nombre, la seule chose à laquelle ont cru vos soi-disant athées, organise les créations physiques ; de même l’arithmétique, emploi du Nombre, organise le monde moral. Cette numération devrait être absolue, comme tout ce qui est vrai en soi ; mais elle est purement relative, elle n’existe pas absolument, vous ne pouvez donner aucune preuve de sa réalité. D’abord si cette Numération est habile à chiffrer les substances organisées, elle est impuissante relativement aux forces organisantes, les unes étant finies et les autres étant infinies.
L’homme qui conçoit l’Infini par son intelligence, ne saurait le manier dans son entier ; sans quoi, il serait Dieu. Votre Numération, appliquée aux choses finies et non à l’Infini, est donc vraie par rapport aux détails que vous percevez, mais fausse par rapport à l’ensemble que vous ne percevez point. Si la nature est semblable à elle-même dans les forces organisantes ou dans ses principes qui sont infinis, elle ne l’est jamais dans ses effets finis ; ainsi, vous ne rencontrez nulle part dans la nature deux objets identiques : dans l’Ordre Naturel, deux et deux ne peuvent donc jamais faire quatre, car il faudrait assembler des unités exactement pareilles, et vous savez qu’il est impossible de trouver deux feuilles semblables sur un même arbre, ni deux sujets semblables dans la même espèce d’arbre. Cet axiome de votre numération, faux dans la nature visible, est également faux dans l’univers invisible de vos abstractions, où la même variété a lieu dans vos idées, qui sont les choses du monde visible, mais étendues par leurs rapports ; ainsi, les différences sont encore plus tranchées là que partout ailleurs. En effet, tout y étant relatif au tempérament, à la force, aux mœurs, aux habitudes des individus qui ne se ressemblent jamais entre eux, les moindres objets y représentent des sentiments personnels. Assurément, si l’homme a pu créer des unités, n’est-ce pas en donnant un poids et un titre égal à des morceaux d’or ? Eh ! bien, vous pouvez ajouter le ducat du pauvre au ducat du riche, et vous dire au trésor public que ce sont deux quantités égales ; mais aux yeux du penseur, l’un est certes moralement plus considérable que l’autre ; l’un représente un mois de bonheur, l’autre représente le plus éphémère caprice. Deux et deux ne font donc quatre que par une abstraction fausse et monstrueuse. La fraction n’existe pas non plus dans la Nature, où ce que vous nommez un fragment est une chose finie en soi ; mais n’arrive-t-il pas souvent, et vous en avez des preuves, que le centième d’une substance soit plus fort que ce que vous appelleriez l’entier ? Si la fraction n’existe pas dans l’Ordre Naturel, elle existe encore bien moins dans l’Ordre Moral, où les idées et les sentiments peuvent être variés comme les espèces de l’Ordre Végétal, mais sont toujours entiers. La théorie des fractions est donc encore une insigne complaisance de votre esprit. Le Nombre, avec ses Infiniment petits et ses Totalités infinies, est donc une puissance dont une faible partie vous est connue, et dont la portée vous échappe. Vous vous êtes construit une chaumière dans l’Infini des nombres, vous l’avez ornée d’hiéroglyphes savamment rangés et peints, et vous avez crié :
— Tout est là ! Du Nombre pur, passons au Nombre corporisé. Votre géométrie établit que la ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre, mais votre astronomie vous démontre que Dieu n’a procédé que par des courbes. Voici donc dans la même science deux vérités également prouvées : l’une par le témoignage de vos sens agrandis du télescope, l’autre par le témoignage de votre esprit, mais dont l’une contredit l’autre. L’homme sujet à erreur affirme l’une, et l’ouvrier des mondes, que vous n’avez encore pris nulle part en faute, la dément. Qui prononcera donc entre la géométrie rectiligne et la géométrie curviligne ? entre la théorie de la droite et la théorie de la courbe ? Si, dans son œuvre, le mystérieux artiste qui sait arriver miraculeusement vite à ses fins, n’emploie la ligne droite que pour la couper à angle droit afin d’obtenir une courbe, l’homme lui-même ne peut jamais y compter : le boulet, que l’homme veut diriger en droite ligne, marche par la courbe, et quand vous voulez sûrement atteindre un point dans l’espace, vous ordonnez à la bombe de suivre sa cruelle parabole. Aucun de vos savants n’a tiré cette simple induction que la Courbe est la loi des mondes matériels, que la Droite est celle des mondes spirituels : l’une est la théorie des créations finies, l’autre est la théorie de l’infini. L’homme, ayant seul ici bas la connaissance de l’infini, peut seul connaître la ligne droite ; lui seul a le sentiment de la verticalité placé dans un organe spécial.
L’attachement pour les créations de la courbe ne serait-il pas chez certains hommes l’indice d’une impureté de leur nature, encore mariée aux substances matérielles qui nous engendrent ; et l’amour des grands esprits pour la ligne droite n’accuserait-il pas en eux un pressentiment du ciel ? Entre ces deux lignes est un abîme, comme entre le fini et l’infini, comme entre la matière et l’esprit, comme entre l’homme et l’idée, entre le mouvement et l’objet mu, entre la créature et Dieu. Demandez à l’amour divin ses ailes, et vous franchirez cet abîme ! Au delà commence la Révélation du Verbe. Nulle part les choses que vous nommez matérielles ne sont sans profondeur ; les lignes sont les terminaisons de solidités qui comportent une force d’action que vous supprimez dans vos théorèmes, ce qui les rend faux par rapport aux corps pris dans leur entier ; de là cette constante destruction de tous les monuments humains que vous armez, à votre insu, de propriétés agissantes. La nature n’a que des corps, votre science n’en combine que les apparences. Aussi la nature donne-t-elle à chaque pas des démentis à toutes vos lois : trouvez-en une seule qui ne soit désapprouvée par un fait ? Les lois de votre Statique sont souffletées par mille accidents de la physique, car un fluide renverse les plus pesantes montagnes, et vous prouve ainsi que les substances les plus lourdes peuvent être soulevées par des substances impondérables. Vos lois sur l’Acoustique et l’Optique sont annulées par les sons que vous entendez en vous-mêmes pendant le sommeil et par la lumière d’un soleil électrique dont les rayons vous accablent souvent. Vous ne savez pas plus comment la lumière se fait intelligence en vous que vous ne connaissez le procédé simple et naturel qui la change en rubis, en saphir, en opale, en émeraude au cou d’un oiseau des Indes, tandis qu’elle reste grise et brune sur celui du même oiseau vivant sous le ciel nuageux de l’Europe, ni comment elle reste blanche ici au sein de la nature polaire. Vous ne pouvez décider si la couleur est une faculté dont sont doués les corps, ou si elle est un effet produit par l’affusion de la lumière. Vous admettez l’amertume de la mer sans avoir vérifié si la mer est salée dans toute sa profondeur. Vous avez reconnu l’existence de plusieurs substances qui traversent ce que vous croyez être le vide ; substances qui ne sont saisissables sous aucune des formes affectées par la matière, et qui se mettent en harmonie avec elle malgré tous les obstacles. Cela étant, vous croyez aux résultats obtenus par la Chimie, quoiqu’elle ne sache encore aucun moyen d’évaluer les changements opérés par le flux ou par le reflux de ces substances qui s’en vont ou viennent à travers vos cristaux et vos machines sur les filons insaisissables de la chaleur ou de la lumière, conduites, exportées par les affinités du métal ou du silex vitrifié. Vous n’obtenez que des substances mortes d’où vous avez chassé la force inconnue qui s’oppose à ce que tout se décompose ici-bas, et dont l’attraction, la vibration, la cohésion et la polarité ne sont que des phénomènes. La vie est la pensée des corps ; ils ne sont, eux, qu’un moyen de la fixer, de la contenir dans sa route ; si les corps étaient des êtres vivants par eux-mêmes, ils seraient cause et ne mourraient pas. Quand un homme constate les résultats du mouvement général que se partagent toutes les créations suivant leur faculté d’absorption, vous le proclamez savant par excellence, comme si le génie consistait à expliquer ce qui est. Le génie doit jeter les yeux au delà des effets ! Tous vos savants riraient, si vous leur disiez : « Il est des rapports si certains entre deux êtres dont l’un serait ici, l’autre à Java, qu’ils pourraient au même instant éprouver la même sensation, en avoir la conscience, s’interroger, se répondre sans erreur ! » Néanmoins il est des substances minérales qui témoignent de sympathies aussi lointaines que celles dont je parle. Vous croyez à la puissance de l’électricité fixée dans l’aimant, et vous niez le pouvoir de celle que dégage l’âme. Selon vous, la lune, dont l’influence sur les marées vous paraît prouvée, n’en a aucune sur les vents, ni sur la végétation, ni sur les hommes ; elle remue la mer et ronge le verre, mais elle doit respecter les malades ; elle a des rapports certains avec une moitié de l’humanité, mais elle ne peut rien sur l’autre. Voilà vos plus riches certitudes. Allons plus loin ! Vous croyez à la Physique ? Mais votre physique commence comme la religion catholique, par un acte de foi. Ne reconnaît-elle pas une force externe, distincte des corps, et auxquels elle communique le mouvement ?
Vous en voyez les effets, mais qu’est-ce ? où est-elle ? quelle est son essence, sa vie ? a-t-elle des limites ? Et vous niez Dieu !…
Ainsi, la plupart de vos axiomes scientifiques, vrais par rapport à l’homme, sont faux par rapport à l’ensemble. La science est une, et vous l’avez partagée. Pour savoir le sens vrai des lois phénoménales, ne faudrait-il pas connaître les corrélations qui existent entre les phénomènes et la loi d’ensemble ? En toute chose, il est une apparence qui frappe vos sens ; sous cette apparence, il se meut une âme : il y a le corps et la faculté.
Où enseignez-vous l’étude des rapports qui lient les choses entre elles ? Nulle part. Vous n’avez donc rien d’absolu ? Vos thèmes les plus certains reposent sur l’analyse des Formes matérielles dont l’Esprit est sans cesse négligé par vous. Il est une science élevée que certains hommes entrevoient trop tard, sans oser l’avouer. Ces hommes ont compris la nécessité de considérer les corps, non-seulement dans leurs propriétés mathématiques, mais encore dans leur ensemble, dans leurs affinités occultes. Le plus grand d’entre vous a deviné, sur la fin de ses jours, que tout était cause et effet réciproquement ; que les mondes visibles étaient coordonnés entre eux et soumis à des mondes invisibles. Il a gémi d’avoir essayé d’établir des préceptes absolus ! En comptant ses mondes, comme des grains de raisin semés dans l’éther, il en avait expliqué la cohérence par les lois de l’attraction planétaire et moléculaire ; vous avez salué cet homme ! Eh ! bien, je vous le dis, il est mort au désespoir. En supposant égales les forces centrifuge et centripète qu’il avait inventées pour se rendre raison de l’univers, l’univers s’arrêtait, et il admettait le mouvement dans un sens indéterminé néanmoins ; mais en supposant ces forces inégales, la confusion des mondes s’ensuivait aussitôt. Ses lois n’étaient donc point absolues, il existait un problème encore plus élevé. La liaison des astres entre eux et l’action centripète de leur mouvement interne ne l’a donc pas empêché de chercher le cep d’où pendait sa grappe ? Le malheureux ! plus il agrandissait l’espace, plus lourd devenait son fardeau. Il vous a dit comment il y avait équilibre entre les parties ; mais où allait le tout ? Il contemplait l’étendue, infinie aux yeux de l’homme, remplie par ces groupes de mondes dont une portion minime est accusée par notre télescope, mais dont l’immensité se révèle par la rapidité de la lumière. Cette contemplation sublime lui a donné la perception des mondes infinis qui, plantés dans cet espace comme des fleurs dans une prairie, naissent comme des enfants, croissent comme des hommes, meurent comme des vieillards, vivent en s’assimilant dans leur atmosphère les substances propres à les alimenter, qui ont un centre et un principe de vie, qui se garantissent les uns des autres par une aire ; qui, semblables aux plantes, absorbent et sont absorbés, qui composent un ensemble doué de vie, ayant sa destinée. À cet aspect, cet homme a tremblé ! Il savait que la vie est produite par l’union de la chose avec son principe, que la mort ou l’inertie, qu’enfin la pesanteur est produite par une rupture entre un objet et le mouvement qui lui est propre ; alors il a pressenti le craquement de ces mondes, abîmés si Dieu leur retirait sa Parole. Il s’est mis à chercher dans l’Apocalypse les traces de cette Parole ! Vous l’avez cru fou, sachez-le donc : il cherchait à se faire pardonner son génie. Wilfrid, vous êtes venu pour me prier de résoudre des équations, de m’enlever sur un nuage de pluie, de me plonger dans le Fiord, et de reparaître en cygne. Si la science ou les miracles étaient la fin de l’humanité, Moïse vous aurait légué le calcul des fluxions ; Jésus-Christ vous aurait éclairé les obscurités de vos sciences ; ses apôtres vous auraient dit d’où sortent ces immenses traînées de gaz ou de métaux en fusion, attachées à des noyaux qui tournent pour se solidifier en cherchant une place dans l’éther, et qui entrent quelquefois violemment dans un système quand elles se combinent avec un astre, le heurtent et le brisent par leur choc, ou le détruisent par l’infiltration de leurs gaz mortels. Au lieu de vous faire vivre en Dieu, saint Paul vous eût expliqué comment la nourriture est le lien secret de toutes les créations et le lien évident de toutes les Espèces animées.
Aujourd’hui le plus grand miracle serait de trouver le carré égal au cercle, problème que vous jugez impossible, et qui sans doute est résolu dans la marche des mondes par l’intersection de quelque ligne mathématique dont les enroulements apparaissent à l’œil des esprits parvenus aux sphères supérieures. Croyez-moi, les miracles sont en nous et non au dehors. Ainsi se sont accomplis les faits naturels que les peuples ont crus surnaturels. Dieu n’aurait-il pas été injuste en témoignant sa puissance à des générations, et refusant ses témoignages à d’autres ? La verge d’airain appartient à tous. Ni Moïse, ni Jacob, ni Zoroastre, ni Paul, ni Pythagore, ni Swedenborg, ni les plus obscures Messagers, ni les plus éclatants Prophètes de Dieu, n’ont été supérieurs à ce que vous pouvez être. Seulement il est pour les nations des heures où elles ont la foi. Si la science matérielle devait être le but des efforts humains, avouez-le, les sociétés, ces grands foyers où les hommes se sont rassemblés, seraient-ils toujours providentiellement dispersés ? Si la civilisation était le but de l’Espèce, l’intelligence périrait-elle ? resterait-elle purement individuelle ? La grandeur de toutes les nations qui furent grandes, était basée sur des exceptions : l’exception cessée, morte fut la puissance. Les Voyants, les Prophètes, les Messagers n’auraient-ils pas mis la main à la Science au lieu de l’appuyer sur la Croyance, n’auraient-ils pas frappé sur vos cerveaux au lieu de toucher à vos cœurs ? Tous sont venus pour pousser les nations à Dieu ; tous ont proclamé la voie sainte en vous disant les simples paroles qui conduisent au royaume des cieux ; tous embrasés d’amour et de foi, tous inspirés de cette parole qui plane sur les populations, les enserre, les anime et les fait lever, ne l’employaient à aucun intérêt humain. Vos grands génies, des poètes, des rois, des savants sont engloutis avec leurs villes et le Désert les a revêtus de ses manteaux de sable ; tandis que les noms de ces bons pasteurs, bénis encore, surnagent aux désastres. Nous ne pouvons nous entendre sur aucun point. Nous sommes séparés par des abîmes : vous êtes du côté des ténèbres, et moi je vis dans la vraie lumière. Est-ce cette parole que vous avez voulue ? je la dis avec joie, elle peut vous changer. Sachez-le donc, il y a les sciences de la matière et les sciences de l’esprit.
Là où vous voyez des corps, moi je vois des forces qui tendent les unes vers les autres par un mouvement générateur. Pour moi, le caractère des corps est l’indice de leurs principes et le signe de leurs propriétés. Ces principes engendrent des affinités qui vous échappent et qui sont liées à des centres. Les différentes espèces où la vie est distribuée, sont des sources incessantes qui correspondent entre elles. À chacune sa production spéciale. L’homme est effet et cause ; il est alimenté, mais il alimente à son tour. En nommant Dieu le créateur, vous le rapetissez ; il n’a créé, comme vous le pensez, ni les plantes, ni les animaux, ni les astres ; pouvait-il procéder par plusieurs moyens ? n’a-t-il pas agi par l’unité de composition ? Aussi, a-t-il donné des principes qui devaient se développer, selon sa loi générale, au gré des milieux où ils se trouveraient. Donc, une seule substance et le mouvement ; une seule plante, un seul animal, mais des rapports continus. En effet, toutes les affinités sont liées par des similitudes contiguës, et la vie des mondes est attirée vers des centres par une aspiration affamée, comme vous êtes poussés tous par la faim à vous nourrir. Pour vous donner un exemple des affinités liées à des similitudes, loi secondaire sur laquelle reposent les créations de votre pensée ; la musique, art céleste, est la mise en œuvre de ce principe : n’est-elle pas un ensemble de sons harmoniés par le Nombre ? Le son n’est-il pas une modification de l’air, comprimé, dilaté, répercuté ? Vous connaissez la composition de l’air : azote, oxygène et carbone.
Comme vous n’obtenez pas de son dans le vide, il est clair que la musique et la voix humaine sont le résultat de substances chimiques organisées qui se mettent à l’unisson des mêmes substances préparées en vous par votre pensée, coordonnées au moyen de la lumière, la grande nourrice de votre globe : avez-vous pu contempler les amas de nitre déposés par les neiges, avez-vous pu voir les décharges de la foudre, et les plantes aspirant dans l’air les métaux qu’elles contiennent, sans conclure que le soleil met en fusion et distribue la subtile essence qui nourrit tout ici-bas ? Comme l’a dit Swedenborg, la terre est un homme ! Vos sciences actuelles, ce qui vous fait grands à vos propres yeux, sont des misères auprès des lueurs dont sont inondés les Voyants.
Cessez, cessez de m’interroger, nos langages sont différents. Je me suis un moment servi du vôtre pour vous jeter un éclair de foi dans l’âme, pour vous donner un pan de mon manteau, et vous entraîner dans les belles régions de la Prière. Est-ce à Dieu de s’abaisser à vous ? n’est-ce pas vous qui devez vous élever à lui ? Si la raison humaine a sitôt épuisé l’échelle de ses forces en y étendant Dieu pour se le démontrer sans y parvenir, n’est-il pas évident qu’il faut chercher une autre voie pour le connaître ? Cette voie est en nous-mêmes. Le Voyant et le Croyant trouvent en eux des yeux plus perçants que ne le sont les yeux appliqués aux choses de la terre et aperçoivent une Aurore.
Entendez cette vérité ? vos sciences les plus exactes, vos méditations les plus hardies, vos plus belles Clartés sont des Nuées. Au-dessus, est le Sanctuaire d’où jaillit la vraie lumière.
Elle s’assit et garda le silence, sans que son calme visage accusât la plus légère de ces trépidations dont sont saisis les orateurs après leurs improvisations les moins courroucées.
Wilfrid dit à monsieur Becker, en se penchant vers son oreille :
— Qui lui a dit cela ?
— Je ne sais pas, répondit-il.
— Il était plus doux sur le Falberg, se disait Minna.
Séraphîta se passa la main sur les yeux et dit en souriant :
— Vous êtes bien pensifs, ce soir, messieurs. Vous nous traitez, Minna et moi, comme des hommes à qui l’on parle politique ou commerce, tandis que nous sommes de jeunes filles auxquelles vous devriez faire des contes en prenant le thé, comme cela se pratique dans nos veillées de Norwége. Voyons, monsieur Becker, racontez-moi quelques-unes des Saga que je ne sais pas ? Celle de Frithiof, cette chronique à laquelle vous croyez et que vous m’avez promise. Dites-nous cette histoire où le fils d’un paysan possède un navire qui parle et qui a une âme ? Je rêve de la frégate Éllida ! N’est-ce pas sur cette fée à voiles que devraient naviguer les jeunes filles ?
— Puisque nous revenons à Jarvis, dit Wilfrid dont les yeux s’attachaient à Séraphîta comme ceux d’un voleur caché dans l’ombre s’attachent à l’endroit où gît le trésor, dites-moi, pourquoi vous ne vous mariez pas ?
— Vous naissez tous veufs ou veuves, répondit elle, mais mon mariage était préparé dès ma naissance, et je suis fiancée…
— À qui ? dirent-ils tous à la fois.
— Laissez-moi mon secret, dit-elle. Je vous promets, si notre père le veut, de vous convier à ces noces mystérieuses.
— Sera-ce bientôt ?
— J’attends.
Un long silence suivit cette parole.
— Le printemps est venu, dit Séraphîta, le fracas des eaux et des glaces rompues commence, ne venez-vous pas saluer le premier printemps d’un nouveau siècle ?
Elle se leva suivie de Wilfrid, et ils allèrent ensemble à une fenêtre que David avait ouverte. Après le long silence de l’hiver, les grandes eaux se remuaient sous les glaces et retentissaient dans le Fiord comme une musique, car il est des sons que l’espace épure et qui arrivent à l’oreille comme des ondes pleines à la fois de lumière et de fraîcheur.
— Cessez, Wilfrid, cessez d’enfanter de mauvaises pensées dont le triomphe vous serait pénible à porter. Qui ne lirait vos désirs dans les étincelles de vos regards ?
Soyez bon, faites un pas dans le bien ? N’est-ce pas aller au delà de l’ aimer des hommes que de se sacrifier complétement au bonheur de celle qu’on aime ? Obéissez-moi, je vous mènerai dans une voie où vous obtiendrez toutes les grandeurs que vous rêvez, et où l’amour sera vraiment infini.
Elle laissa Wilfrid pensif.
— Cette douce créature est-elle bien la prophétesse qui vient de jeter des éclairs par les yeux, dont la parole a tonné sur les mondes, dont la main a manié contre nos sciences la hache du doute ? Avons-nous veillé pendant quelques moments ? se dit-il.
— Minna, dit Séraphîtüs en revenant auprès de la fille du pasteur, les aigles volent où sont les cadavres, les colombes volent où sont les sources vives, sous les ombrages verts et paisibles. L’aigle monte aux cieux, la colombe en descend. Cesse de t’aventurer dans une région où tu ne trouverais ni sources, ni ombrages. Si naguère tu n’as pu contempler l’abîme sans être brisée, garde tes forces pour qui t’aimera. Va, pauvre fille, tu le sais, j’ai ma fiancée.
Minna se leva et vint avec Séraphîtüs à la fenêtre où était Wilfrid. Tous trois entendirent la Sieg bondissant sous l’effort des eaux supérieures, qui détachaient déjà des arbres pris dans les glaces. Le Fiord avait retrouvé sa voix. Les illusions étaient dissipées. Tous admirèrent la nature qui se dégageait de ses entraves et semblait répondre par un sublime accord à l’Esprit dont la voix venait de la réveiller.
Lorsque les trois hôtes de cet être mystérieux le quittèrent, ils étaient remplis de ce sentiment vague qui n’est ni le sommeil, ni la torpeur, ni l’étonnement, mais qui tient de tout cela qui n’est ni le crépuscule, ni l’aurore, mais qui donne soif de la lumière.
Tous pensaient.
— Je commence à croire qu’elle est un Esprit caché sous une forme humaine, dit monsieur Becker.
Wilfrid, revenu chez lui, calme et convaincu, ne savait comment lutter avec des forces si divinement majestueuses.
Minna se disait :
— Pourquoi ne veut-il pas que je l’aime ?