Le lendemain du jour où Séraphîta pressentit sa fin et fit ses adieux à la Terre comme un prisonnier regarde son cachot avant de le quitter à jamais, elle ressentit des douleurs qui l’obligèrent à demeurer dans la complète immobilité de ceux qui souffrent des maux extrêmes. Wilfrid et Minna vinrent la voir, et la trouvèrent couchée sur son divan de pelleterie. Encore voilée par la chair, son âme rayonnait à travers son voile en le blanchissant de jour en jour. Les progrès de l’Esprit qui minait la dernière barrière par laquelle il était séparé de l’infini s’appelaient une maladie, l’heure de la Vie était nommée la mort. David pleurait en voyant souffrir sa maîtresse sans vouloir écouter ses consolations, le vieillard était déraisonnable comme un enfant. Monsieur Becker voulait que Séraphîta se soignât ; mais tout était inutile.
Un jour elle demanda les deux êtres qu’elle avait affectionnés, en leur disant que ce jour était le dernier de ses mauvais jours. Wilfrid et Minna vinrent saisis de terreur, ils savaient qu’ils allaient la perdre. Séraphîta leur sourit à la manière de ceux qui s’en vont dans un monde meilleur, elle inclina la tête comme une fleur trop chargée de rosée qui montre une dernière fois son calice et livre aux airs ses derniers parfums ; elle les regardait avec une mélancolie inspirée par eux, elle ne pensait plus à elle, et ils le sentaient sans pouvoir exprimer leur douleur à laquelle se mêlait la gratitude. Wilfrid resta debout, silencieux, immobile, perdu dans une de ces contemplations excitées par les choses dont l’étendue nous fait comprendre ici-bas une immensité suprême. Enhardie par la faiblesse de cet être si puissant, ou peut-être par la crainte de le perdre à jamais, Minna se pencha sur lui pour lui dire :
— Séraphîtüs, laisse-moi te suivre.
— Puis-je te le défendre ?
— Mais pourquoi ne m’aimes-tu pas assez pour rester ?
— Je ne saurais rien aimer ici.
— Qu’aimes-tu donc ?
— Le Ciel.
— Es-tu digne du Ciel en méprisant ainsi les créatures de Dieu ?
— Minna, pouvons-nous aimer deux êtres à la fois ? Un bien-aimé serait-il le bien-aimé s’il ne remplissait pas le cœur ? Ne doit-il pas être le premier, le dernier, le seul ? Celle qui est tout amour ne quitte-t-elle pas le monde pour son bien-aimé ? Sa famille entière devient un souvenir, elle n’a plus qu’un parent, Lui ! Son âme n’est plus à elle, mais à Lui ! Si elle garde en elle-même quelque chose qui ne soit pas à Lui, elle n’aime pas ; non, elle n’aime pas ! Aimer faiblement, est-ce aimer ? La parole du bien-aimé la fait tout joie et se coule dans ses veines comme une pourpre plus rouge que n’est le sang ; son regard est une lumière qui la pénètre, elle se fond en Lui ; là où Il est, tout est beau. Il est chaud à l’âme, Il éclaire tout ; près de Lui, fait-il jamais froid ou nuit ? Il n’est jamais absent, il est toujours en nous, nous pensons en Lui, à Lui, pour Lui. Voilà, Minna, comment je l’aime.
— Qui ? dit Minna saisie par une jalousie dévorante.
— Dieu ! répondit Séraphîtüs dont la voix brilla dans les âmes comme un feu de liberté qui s’allume de montagne en montagne. Dieu qui ne nous trahit jamais ! Dieu qui ne nous abandonne pas et comble incessamment nos désirs, qui seul peut constamment abreuver sa créature d’une joie infinie et sans mélange ! Dieu qui ne se lasse jamais et n’a que des sourires ! Dieu qui, toujours nouveau, jette dans l’âme ses trésors, qui purifie et n’a rien d’amer, qui est tout harmonie et tout flamme ! Dieu qui se met en nous pour y fleurir, exauce tous nos veux, ne compte plus avec nous quand nous sommes à lui, mais se donne tout entier ; nous ravit, nous amplifie, nous multiplie en lui ! enfin DIEU !
Minna, je t’aime, parce que tu peux être à lui ! Je t’aime, parce que, si tu viens à lui, tu seras à moi.
— Hé ! bien, conduis-moi donc ? dit-elle en s’agenouillant. Prends-moi par la main, je ne veux plus te quitter.
— Conduisez-nous, Séraphîta ? s’écria Wilfrid qui vint se joindre à Minna par un mouvement impétueux. Oui, tu m’as enfin donné soif de la Lumière et soif de la Parole ; je suis altéré de l’amour que tu m’as mis au cœur, je conserverai ton âme en la mienne ; jettes-y ton vouloir, je ferai ce que tu me diras de faire. Si je ne puis t’obtenir, je veux garder de toi tous les sentiments que tu me communiqueras ! Si je ne puis m’unir à toi que par ma seule force, je m’y attacherai comme le feu s’attache à ce qu’il dévore.
Parle ?
— Ange ! s’écria cet être incompréhensible en les enveloppant tous deux par un regard qui fut comme un manteau d’azur. Ange, le ciel sera ton héritage !
Il se fit entre eux un grand silence après cette exclamation qui détona dans les âmes de Wilfrid et de Minna comme le premier accord de quelque musique céleste.
— Si vous voulez habituer vos pieds à marcher dans le chemin qui mène au Ciel, sachez bien que les commencements en sont rudes, dit cette âme endolorie. Dieu veut être cherché pour lui-même. En ce sens, il est jaloux, il vous veut tout entier ; mais quand vous vous êtes donné à lui, jamais il ne vous abandonne. Je vais vous laisser les clefs du royaume où brille sa lumière, où vous serez partout dans le sein du Père, dans le cœur de l’Époux. Aucune sentinelle n’en défend les approches, vous pouvez y entrer de tous côtés ; son palais, ses trésors, son sceptre, rien n’est gardé ; il a dit à tous : Prenez-les !
Mais il faut vouloir y aller. Comme pour faire un voyage, il est nécessaire de quitter sa demeure, de renoncer à ses projets, de dire adieu à ses amis, à son père, à sa mère, à sa sœur, et même au plus petit des frères qui crie, et leur dire des adieux éternels, car vous ne reviendrez pas plus que les martyrs en marche vers le bûcher ne retournaient au logis ; enfin, il faut vous dépouiller des sentiments et des choses auxquels tiennent les hommes, sans quoi vous ne seriez pas tout entiers à votre entreprise. Faites pour Dieu ce que vous faisiez pour vos desseins ambitieux, ce que vous faites en vous vouant à un art, ce que vous avez fait quand vous aimiez une créature plus que lui, ou quand vous poursuiviez un secret de la science humaine. Dieu n’est-il pas la science même, l’amour même, la source de toute poésie ? son trésor ne peut-il exciter la cupidité ? Son trésor est inépuisable, sa poésie est infinie, son amour est immuable, sa science est infaillible et sans mystères ! Ne tenez donc à rien, il vous donnera tout. Oui, vous retrouverez dans son cœur des biens incomparables à ceux que vous aurez perdus sur la terre. Ce que je vous dis est certain : vous aurez sa puissance, vous en userez comme vous usez de ce qui est à votre amant ou à votre maîtresse. Hélas ! la plupart des hommes doutent, manquent de foi, de volonté, de persévérance. Si quelques-uns se mettent en route, ils viennent aussitôt à regarder derrière eux, et reviennent. Peu de créatures savent choisir entre ces deux extrêmes : ou rester ou partir, ou la fange ou le ciel. Chacun hésite. La faiblesse commence l’égarement, la passion entraîne dans la mauvaise voie, le vice, qui est une habitude, y embourbe ; et l’homme ne fait aucun progrès vers les états meilleurs. Tous les êtres passent une première vie dans la sphère des Instincts où ils travaillent à reconnaître l’inutilité des trésors terrestres après s’être donné mille peines pour les amasser. Combien de fois vit-on dans ce premier monde avant d’en sortir préparé pour recommencer d’autres épreuves dans la sphère des Abstractions où la pensée s’exerce en de fausses sciences, où l’esprit se lasse enfin de la parole humaine ; car la Matière épuisée, vient l’Esprit. Combien de formes l’être promis au ciel a-t-il usées, avant d’en venir à comprendre le prix du silence et de la solitude dont les steppes étoilées sont le parvis des Mondes Spirituels ! Après avoir expérimenté le vide et le néant, les yeux se tournent vers le bon chemin. C’est alors d’autres existences à user pour arriver au sentier où brille la lumière. La mort est le relais de ce voyage. Les expériences se font alors en sens inverse : il faut souvent toute une vie pour acquérir les vertus qui sont l’opposé des erreurs dans lesquelles l’homme a précédemment vécu. Ainsi vient d’abord la vie où l’on souffre, et dont les tortures donnent soif de l’amour. Ensuite la vie où l’on aime et où le dévouement pour la créature apprend le dévouement pour le créateur, où les vertus de l’amour, ses mille martyres, son angélique espoir, ses joies suivies de douleurs, sa patience, sa résignation, excitent l’appétit des choses divines. Après vient la vie où l’on cherche dans le silence les traces de la Parole, où l’on devient humble et charitable. Puis la vie où l’on désire. Enfin, la vie où l’on prie. Là est l’éternel midi, là sont les fleurs, là est la moisson ! Les qualités acquises et qui se développent lentement en nous, sont les liens invisibles qui rattachent chacun de nos existers l’un à l’autre, et que l’âme seule se rappelle, car la matière ne peut se ressouvenir d’aucune des choses spirituelles. La pensée seule a la tradition de l’antérieur. Ce legs perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir, est le secret des génies humains : les uns ont le don des Formes, les autres ont le don des Nombres, ceux-ci le don des Harmonies. C’est des progrès dans le chemin de la lumière. Oui, qui possède un de ces dons touche par un point à l’infini. La parole, de laquelle je vous révèle ici quelques mots, la terre se l’est partagée, l’a réduite en poussière et l’a semée dans ses œuvres, dans ses doctrines, dans ses poésies. Si quelque grain impalpable en reluit sur un ouvrage, vous dites : « Ceci est grand, ceci est vrai, ceci est sublime ! » Ce peu de chose vibre en vous et y attaque le pressentiment du ciel. Aux uns la maladie qui nous sépare du monde, aux autres la solitude qui nous rapproche de Dieu, à celui-ci la poésie ; enfin tout ce qui vous replie sur vous-même, vous frappe et vous écrase, vous élève ou vous abaisse, est un retentissement du Monde Divin. Quand un être a tracé droit son premier sillon, il lui suffit pour assurer les autres : une seule pensée creusée, une voix entendue, une souffrance vive, un seul écho que rencontre en vous la parole, change à jamais votre âme. Tout aboutit à Dieu, il est donc bien des chances pour le trouver en allant droit devant soi. « Quand arrive le jour heureux où vous mettez le pied dans le chemin et que commence votre pèlerinage, la terre n’en sait rien, elle ne vous comprend plus, vous ne vous entendez plus, elle est vous. Les hommes qui arrivent à la connaissance de ces choses, et qui disent quelques mots de la Parole vraie ; ceux-là ne trouvent nulle part à reposer leur tête, ceux-là sont poursuivis comme bêtes fauves, et périssent souvent sur des échafauds à la grande joie des peuples assemblés, tandis que les Anges leur ouvrent les portes du ciel. Votre destination sera donc un secret entre vous et Dieu, comme l’amour est un secret entre deux cœurs. Vous serez le trésor enfoui sur lequel passent les hommes affamés d’or, sans savoir que vous êtes là. Votre existence devient alors incessamment active ; chacun de vos actes a un sens qui se rapporte à Dieu, comme dans l’amour vos actions et vos pensées sont pleines de la créature aimée ; mais l’amour et ses joies, l’amour et ses plaisirs bornés par les sens, est une imparfaite image de l’amour infini qui vous unit au céleste fiancé. Toute joie terrestre est suivie d’angoisses, de mécontentements ; pour que l’amour soit sans dégoût, il faut que la mort le termine au plus fort de sa flamme, vous n’en connaissez alors pas les cendres ; mais ici Dieu transforme nos misères en délices, la joie se multiplie alors par elle-même, elle va croissant et n’a pas de limites. Ainsi, dans la vie Terrestre, l’amour passager se termine par des tribulations constantes ; tandis que, dans la vie Spirituelle, les tribulations d’un jour se terminent par des joies infinies. Votre âme est incessamment joyeuse. Vous sentez Dieu près de vous, en vous ; il donne à toutes choses une saveur sainte, il rayonne dans votre âme, il vous empreint de sa douceur, il vous désintéresse de la terre pour vous-même, et vous y intéresse pour lui-même en vous laissant exercer son pouvoir. Vous faites en son nom les œuvres qu’il inspire : vous séchez les larmes, vous agissez pour lui, vous n’avez plus rien en propre, vous aimez comme lui les créatures d’un inextinguible amour ; vous les voudriez toutes en marche vers lui, comme une véritable amante voudrait voir tous les peuples du monde obéir à son bien-aimé. La dernière vie, celle en qui se résument les autres, où se tendent toutes les forces et dont les mérites doivent ouvrir la Porte Sainte à l’être parfait, est la vie de la Prière. Qui vous fera comprendre la grandeur, les majestés, les forces de la Prière ? Que ma voix tonne dans vos cœurs et qu’elle les change. Soyez tout à coup ce que vous seriez après les épreuves ! Il est des créatures privilégiées, les Prophètes, les Voyants, les Messagers, les Martyrs, tous ceux qui souffrirent pour la Parole ou qui l’ont proclamée ; ces âmes franchissent d’un bond les sphères humaines et s’élèvent tout à coup à la Prière. Ainsi de ceux qui sont dévorés par le feu de la Foi. Soyez un de ces couples hardis. Dieu souffre la témérité, il aime à être pris avec violence, il ne rejette jamais celui qui peut aller jusqu’à lui. Sachez-le ! le désir, ce torrent de votre volonté, est si puissant chez l’homme, qu’un seul jet émis avec force peut tout faire obtenir, un seul cri suffit souvent sous la pression de la Foi. Soyez un de ces êtres pleins de force, de vouloir et d’amour ! Soyez victorieux de la terre. Que la soif et la faim de Dieu vous saisissent ! Courez à Lui comme le cerf altéré court à la fontaine ; le Désir vous armera de ses ailes ; les larmes, ces fleurs du Repentir, seront comme un baptême céleste d’où sortira votre nature purifiée. Élancez-vous du sein de ces ondes dans la Prière. Le silence et la méditation sont les moyens efficaces pour aller dans cette voie. Dieu se révèle toujours à l’homme solitaire et recueilli. Ainsi s’opérera la séparation nécessaire entre la Matière qui vous a si long-temps environnés de ses ténèbres, et l’Esprit qui naît en vous et vous illumine, car il fera alors clair en votre âme. Votre cœur brisé reçoit alors la lumière, elle l’inonde. Vous ne sentez plus alors des convictions en vous, mais d’éclatantes certitudes. Le Poète exprime, le Sage médite, le Juste agit ; mais celui qui se pose au bord des Mondes Divins, prie ; et sa prière est à la fois parole, pensée, action !
Oui, sa prière enferme tout, elle contient tout, elle vous achève la nature, en vous en découvrant l’esprit et la marche. Blanche et lumineuse fille de toutes les vertus humaines, arche d’alliance entre la terre et le ciel, douce compagne qui tient du lion et de la colombe, la Prière vous donnera la clef des cieux. Hardie et pure comme l’innocence, forte comme tout ce qui est un et simple, cette Belle Reine invincible s’appuie sur le monde matériel, elle s’en est emparée ; car, semblable au soleil, elle le presse par un cercle de lumière. L’univers appartient à qui veut, à qui sait, à qui peut prier ; mais il faut vouloir, savoir et pouvoir ; en un mot posséder la force, la sagesse et la foi. Aussi la prière qui résulte de tant d’épreuves est-elle la consommation de toutes les vérités, de toutes les puissances, de tous les sentiments. Fruit du développement laborieux, progressif, continu de toutes les propriétés naturelles animé par le souffle divin de la Parole, elle a des activités enchanteresses, elle est le dernier culte : ce n’est ni le culte matériel qui a des images, ni le culte spirituel qui a des formules ; c’est le culte du monde divin. Nous ne disons plus de prières, la prière s’allume en nous, elle est une faculté qui s’exerce d’elle-même ; elle a conquis ce caractère d’activité qui la porte au-dessus des formes ; elle relie alors l’âme à Dieu, avec qui vous vous unissez comme la racine des arbres s’unit à la terre ; vos veines tiennent au principe des choses, et vous vivez de la vie même des mondes. La Prière donne la conviction extérieure en vous faisant pénétrer le Monde Matériel par la cohésion de toutes vos facultés avec les substances élémentaires ; elle donne la conviction intérieure en développant votre essence et la mêlant à celle des Mondes Spirituels. Pour parvenir à prier ainsi, obtenez un entier dépouillement de la chair, acquérez au feu des creusets la pureté du diamant, car cette complète communication ne s’obtient que par le repos absolu, par l’apaisement de toutes les tempêtes. Oui, la prière, véritable aspiration de l’âme entièrement séparée du corps, emporte toutes les forces et les applique à la constante et persévérante union du Visible et de l’Invisible. En possédant la faculté de prier sans lassitude, avec amour, avec force, avec certitude, avec intelligence, votre nature spiritualisée est bientôt investie de la puissance. Comme un vent impétueux ou comme la foudre, elle traverse tout et participe au pouvoir de Dieu. Vous avez l’agilité de l’esprit ; en un instant, vous vous rendez présent dans toutes les régions, vous êtes transporté comme la Parole même d’un bout du monde à l’autre. Il est une harmonie, et vous y participez ! il est une lumière, et vous la voyez ! il est une mélodie, et son accord est en vous. En cet état, vous sentirez votre intelligence se développer, grandir, et sa vue atteindre à des distances prodigieuses : il n’est en effet ni temps, ni lieu pour l’esprit. L’espace et la durée sont des proportions créées pour la matière, l’esprit et la matière n’ont rien de commun. Quoique ces choses s’opèrent dans le calme et le silence, sans agitation, sans mouvement extérieur ; néanmoins tout est action dans la Prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité, et réduite à être, comme le mouvement des Mondes, une force invisible et pure. Elle descend partout comme la lumière, et donne la vie aux âmes qui se trouvent sous ses rayons, comme la Nature est sous le soleil. Elle ressuscite partout la vertu, purifie et sanctifie tous les actes, peuple la solitude, donne un avant-goût des délices éternelles. Une fois que vous avez éprouvé les délices de l’ivresse divine engendrée par vos travaux intérieurs, alors tout est dit ! une fois que vous tenez le sistre sur lequel on chante Dieu, vous ne le quittez plus. De là vient la solitude où vivent les esprits Angéliques et leur dédain de ce qui fait les joies humaines. Je vous le dis, ils sont retranchés du nombre de ceux qui doivent mourir ; s’ils en entendent les langages, ils n’en comprennent plus les idées ; ils s’étonnent de leurs mouvements, de ce que l’on nomme politique, lois matérielles et sociétés ; pour eux plus de mystère, il n’est plus que des vérités. Ceux qui sont arrivés au point où leurs yeux découvrent la Porte Sainte, et qui, sans jeter un seul regard en arrière, sans exprimer un seul regret, contemplent les mondes en en pénétrant les destinées ; ceux-là se taisent, attendent, et souffrent leurs dernières luttes ; la plus difficile est la dernière, la vertu suprême est la Résignation : être en exil et ne pas se plaindre, n’avoir plus goût aux choses d’ici-bas et sourire, être à Dieu, rester parmi les hommes ! Vous entendez bien la Voix qui vous crie :
— Marche !
marche ! Souvent en de célestes visions, des Anges descendent et vous enveloppent de leurs chants ! Il faut sans pleurs ni murmures, les voir revolant à la ruche. Se plaindre, ce serait déchoir. La résignation est le fruit qui mûrit à la porte du ciel. Combien est puissant et beau le sourire calme et le front pur de la créature résignée ! Radieuse est la lueur qui lui pare le front ! Qui vit dans son air, devient meilleur ! Son regard pénètre, attendrit. Plus éloquente par son silence que le prophète ne l’est par sa parole, elle triomphe par sa seule présence. Elle dresse l’oreille comme le chien fidèle qui attend le maître. Plus forte que l’amour, plus vive que l’espérance, plus grande que la foi, elle est l’adorable fille qui, couchée sur la terre, y garde un moment la palme conquise en laissant une empreinte de ses pieds blancs et purs ; et quand elle n’est plus, les hommes accourent en foule et disent : « — Voyez ! » Dieu l’y maintient comme une figure aux pieds de laquelle rampent les Formes et les Espèces de l’Animalité pour reconnaître leur chemin. Elle secoue, par moments, la lumière que ses cheveux exhalent, et l’on voit ; elle parle, et l’on entend, et tous se disent :
— Miracle ! Souvent elle triomphe au nom de Dieu ; les hommes épouvantés la renient, et la mettent à mort ; elle dépose son glaive, et sourit au bûcher après avoir sauvé les peuples. Combien d’Anges pardonnés sont passés du martyre au ciel ! Sinaï, Golgotha ne sont pas ici ou là ; l’Ange est crucifié dans tous les lieux, dans toutes les sphères. Les soupirs arrivent à Dieu de toutes parts. La terre où nous sommes est un des épis de la moisson, l’humanité est une des espèces dans le champ immense où se cultivent les fleurs du ciel. Enfin, partout Dieu est semblable à lui-même, et partout, en priant, il est facile d’arriver à lui. »
À ces paroles, tombées comme des lèvres d’une autre Agar dans le désert, mais qui, arrivées à l’âme, la remuaient comme des flèches lancées par le Verbe enflammé d’Isaïe, cet être se tut soudain pour rassembler ses dernières forces. Ni Wilfrid, ni Minna n’osèrent parler. Tout à coup, IL se dressa pour mourir.
— Âme de toutes choses, ô mon Dieu, toi que j’aime pour toi-même ! Toi, Juge et Père, sonde une ardeur qui n’a pour mesure que ton infinie bonté ! Donne-moi ton essence et tes facultés pour que je sois mieux à toi ! Prends-moi pour que je ne sois plus moi-même. Si je ne suis pas assez pur, replonge-moi dans la fournaise ! Si je suis taillé en faulx, fais de moi quelque Soc nourricier ou l’Épée victorieuse ! Accorde-moi quelque martyre éclatant où je puisse proclamer ta parole. Rejeté, je bénirai ta justice. Si l’excès d’amour obtient en un moment ce qui se refuse à de durs, à de patients travaux, enlève-moi sur ton char de feu ! Que tu m’octroies le triomphe ou de nouvelles douleurs, sois béni ! Mais souffrir pour toi, n’est-ce pas un triomphe aussi ! Prends, saisis, arrache, emporte-moi ! Si tu le veux, rejette-moi ! Tu es l’adoré qui ne saurait mal faire. — Ah ! cria-t-il, après une pause, les liens se brisent !
« Esprits purs, troupeau sacré, sortez des abîmes, volez sur la surface des ondes lumineuses ! L’heure a sonné, venez, rassemblez-vous ! Chantons aux portes du Sanctuaire, nos chants dissiperont les dernières nuées. Unissons nos voix pour saluer l’aurore du Jour Éternel. Voici l’aube de la Vraie Lumière ! Pourquoi ne puis-je emmener mes amis ? Adieu, pauvre terre ! adieu ! »