Il est en l’homme un phénomène désespérant pour les esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l’intelligence. Quelque grave que soit un fait, et s’il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré publiquement, l’éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s’abîmerait dans l’océan moral dont la surface à peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations habituelles.
Pour mieux se faire entendre, la voix passe-t-elle par la gueule de l’Animal ? La Main écrit-elle des caractères aux frises de la salle où se goberge la Cour ? L’Œil éclaire-t-il le sommeil du roi ? le Prophète vient-il expliquer le songe ? le Mort évoqué se dresse-t-il dans les régions lumineuses où revivent les facultés ? l’Esprit écrase-t-il la Matière au pied de l’échelle mystique des Sept Mondes Spirituels arrêtés les uns sur les autres dans l’espace et se révélant par des ondes brillantes qui tombent en cascades sur les marches du Parvis céleste ? Quelque profonde que soit la Révélation intérieure, quelque visible que soit la Révélation extérieure ; le lendemain Balaam doute de son ânesse et de lui ; Balthazar et Pharaon font commenter la Parole par deux Voyants, Moïse et Daniel. L’Esprit vient, emporte l’homme au-dessus de la terre, lui soulève les mers, lui en fait voir le fond, lui montre les espèces disparues, lui ranime les os desséchés qui meublent de leur poudre la grande vallée : l’Apôtre écrit l’Apocalypse ! Vingt siècles après, la science humaine approuve l’apôtre, et traduit ses images en axiomes.
Qu’importe ! la masse continue à vivre comme elle vivait hier, comme elle vivait à la première olympiade, comme elle vivait le lendemain de la création, ou la veille de la grande catastrophe. Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes flots battent par le même mouvement le granit humain qui sert de bornes à l’océan de l’intelligence. Après s’être demandé s’il a vu ce qu’il a vu, s’il a bien entendu les paroles dites, si le fait était un fait, si l’idée était une idée, l’homme reprend son allure, il pense à ses affaires, il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à l’Oubli, qui de son manteau noir couvre une ancienne Humanité dont la nouvelle n’a nul souvenir. L’Homme ne cesse d’aller, de marcher, de pousser végétativement jusqu’au jour où la Cognée l’abat. Si cette puissance de flot, si cette haute pression des eaux amères empêche tout progrès, elle prévient sans doute aussi la mort. Les Esprits préparés pour la foi parmi les êtres supérieurs aperçoivent seuls l’échelle mystique de Jacob.
Après avoir entendu la réponse où Séraphîta, si sérieusement interrogée, avait déroulé l’Étendue divine, comme un orgue touché remplit une église de son mugissement et révèle l’univers musical en baignant de ses sons graves les voûtes les plus inaccessibles, en se jouant, comme la lumière, dans les plus légères fleurs des chapiteaux ; Wilfrid rentra chez lui tout épouvanté d’avoir vu le monde en ruines, et sur ces ruines des clartés inconnues, épanchées à flots par les mains de cette jeune fille. Le lendemain il y pensait encore, mais l’épouvante était calmée ; il ne se sentait ni détruit ni changé ; ses passions, ses idées se réveillèrent fraîches et vigoureuses. Il alla déjeuner chez monsieur Becker, et le trouva sérieusement plongé dans le Traité des Incantations, qu’il avait feuilleté depuis le matin pour rassurer son hôte. Avec l’enfantine bonne foi du savant, le pasteur avait fait des plis aux pages où Jean Wier rapportait des preuves authentiques qui prouvaient la possibilité des événements arrivés la veille ; car, pour les docteurs, une idée est un événement comme les plus grands événements sont à peine une idée pour eux. À la cinquième tasse de thé que prirent ces deux philosophes, la mystérieuse soirée devint naturelle. Les vérités célestes furent des raisonnements plus ou moins forts et susceptibles d’examen. Séraphîta leur parut être une fille plus ou moins éloquente ; il fallait faire la part à son organe enchanteur, à sa beauté séduisante, à son geste fascinateur, à tous ces moyens oratoires par l’emploi desquels un acteur met dans une phrase un monde de sentiments et de pensées, tandis qu’en réalité souvent la phrase est vulgaire.
— Bah ! dit le bon ministre en faisant une petite grimace philosophique pendant qu’il étalait une couche de beurre salé sur sa tartine, le dernier mot de ces belles énigmes est à six pieds sous terre.
— Néanmoins, dit Wilfrid en sucrant son thé, je ne conçois pas comment une jeune fille de seize ans peut savoir tant de choses, car sa parole a tout pressé comme dans un étau.
— Mais, dit le pasteur, lisez donc l’histoire de cette jeune Italienne qui, dès l’âge de douze ans, parlait quarante deux langues, tant anciennes que modernes ; et l’histoire de ce moine qui par l’odorat devinait la pensée ! Il existe dans Jean Wier et dans une douzaine de traités, que je vous donnerai à lire, mille preuves pour une.
— D’accord, cher pasteur ; mais pour moi Séraphîta doit être une femme divine à posséder.
— Elle est tout intelligence, répondit dubitativement monsieur Becker.
Quelques jours se passèrent pendant lesquels la neige des vallées fondit insensiblement ; le vert des forêts poindit comme l’herbe nouvelle, la nature norwégienne fit les apprêts de sa parure pour ses noces d’un jour. Pendant ces moments où l’air adouci permettait de sortir, Séraphîta demeura dans la solitude. La passion de Wilfrid s’accrut ainsi par l’irritation que cause le voisinage d’une femme aimée qui ne se montre pas. Quand cet être inexprimable reçut Minna, Minna reconnut en lui les ravages d’un feu intérieur : sa voix était devenue profonde, son teint commençait à blondir ; et, si jusque-là les poètes en eussent comparé la blancheur à celle des diamants, elle avait alors l’éclat des topazes.
— Vous l’avez vue ? dit Wilfrid qui rôdait autour du château suédois et qui attendait le retour de Minna.
— Nous allons le perdre, répondit la jeune fille dont les yeux se remplirent de larmes.
— Mademoiselle, s’écria l’étranger en réprimant le volume de voix qu’excite la colère, ne vous jouez pas de moi. Vous ne pouvez aimer Séraphîta que comme une jeune fille en aime une autre, et non de l’amour qu’elle m’inspire. Vous ignorez quel serait votre danger si ma jalousie était justement alarmée. Pourquoi ne puis-je aller près d’elle ?
Est-ce vous qui me créez des obstacles ?
— J’ignore, répondit Minna calme en apparence, mais en proie à une profonde terreur, de quel droit vous sondez ainsi mon cœur ? Oui, je l’aime, dit-elle en retrouvant la hardiesse des convictions pour confesser la religion de son cœur. Mais ma jalousie, si naturelle à l’amour, ne redoute ici personne. Hélas ! je suis jalouse d’un sentiment caché qui l’absorbe. Il est entre lui et moi des espaces que je ne saurais franchir. Je voudrais savoir qui des étoiles ou de moi l’aime mieux, qui de nous se dévouerait plus promptement à son bonheur ? Pourquoi ne serais-je pas libre de déclarer mon affection ?
En présence de la mort, nous pouvons avouer nos préférences, et, monsieur, Séraphîtüs va mourir.
— Minna, vous vous trompez, la sirène que j’ai si souvent baignée de mes désirs, et qui se laissait admirer coquettement étendue sur son divan, gracieuse, faible et dolente, n’est pas un jeune homme.
— Monsieur, répondit Minna troublée, celui dont la main puissante m’a guidée sur le Falberg, à ce sœler abrité par le Bonnet de Glace ; là, dit-elle en montrant le haut du pic, n’est pas non plus une faible jeune fille. Ah ! si vous l’aviez entendu prophétisant ! Sa poésie était la musique de la pensée. Une jeune fille n’eût pas déployé les sons graves de la voix qui me remuait l’âme.
— Mais quelle certitude avez-vous ?… dit Wilfrid.
— Aucune autre que celle du cœur, répondit Minna confuse en se hâtant d’interrompre l’étranger.
— Eh ! bien, moi, s’écria Wilfrid en jetant sur Minna l’effrayant regard du désir et de la volupté qui tuent, moi qui sais aussi combien est puissant son empire sur moi, je vous prouverai votre erreur.
En ce moment où les mots se pressaient sur la langue de Wilfrid, aussi vivement que les idées abondaient dans sa tête, il vit Séraphîta sortant du château suédois, suivie de David. Cette apparition calma son effervescence.
— Voyez, dit-il, une femme peut seule avoir cette grâce et cette mollesse.
— Il souffre, et se promène pour la dernière fois, dit Minna.
David s’en alla sur un signe de sa maîtresse, au-devant de laquelle vinrent Wilfrid et Minna.
— Allons jusqu’aux chutes de la Sieg, leur dit cet être en manifestant un de ces désirs de malade auxquels on s’empresse d’obéir.
Un léger brouillard blanc couvrait alors les vallées et les montagnes du Fiord, dont les sommets, étincelants comme des étoiles, le perçaient en lui donnant l’apparence d’une voie lactée en marche. Le soleil se voyait à travers cette fumée terrestre comme un globe de fer rouge. Malgré ces derniers jeux de l’hiver, quelques bouffées d’air tiède chargées des senteurs du bouleau, déjà paré de ses blondes efflorescences, et pleine des parfums exhalés par les mélèzes dont les houppes de soie étaient renouvelées, ces brises échauffées par l’encens et les soupirs de la terre, attestaient le beau printemps du nord, rapide joie de la plus mélancolique des natures. Le vent commençait à enlever ce voile de nuages qui dérobait imparfaitement la vue du golfe. Les oiseaux chantaient. L’écorce des arbres, où le soleil n’avait pas séché la route des frimas qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants, égayait la vue par de fantastiques apparences. Tous trois cheminaient en silence le long de la grève. Wilfrid et Minna contemplaient seuls ce spectacle magique pour eux qui avaient subi le tableau monotone de ce paysage en hiver.
Leur compagnon marchait pensif, comme s’il cherchait à distinguer une voix dans ce concert. Ils arrivèrent au bord des rochers entre lesquels s’échappait la Sieg, au bout de la longue avenue bordée de vieux sapins que le cours du torrent avait onduleusement tracée dans la forêt, sentier couvert en arceaux à fortes nervures comme ceux des cathédrales.
De là le Fiord se découvrait tout entier, et la mer étincelait à l’horizon comme une lame d’acier. En ce moment, le brouillard dissipé laissa voir le ciel bleu. Partout dans les vallées, autour des arbres, voltigèrent encore des parcelles étincelantes, poussière de diamants balayés par une brise fraîche, magnifiques chatons de gouttes suspendues au bout des rameaux en pyramide. Le torrent roulait au-dessus d’eux. De sa nappe s’échappait une vapeur teinte de toutes les nuances de la lumière par le soleil, dont les rayons s’y décomposaient en dessinant des écharpes aux sept couleurs, en faisant jaillir les feux de mille prismes dont les reflets se contrariaient. Ce quai sauvage était tapissé par plusieurs espèces de lichens, belle étoffe moirée par l’humidité, et qui figurait une magnifique tenture de soie. Des bruyères déjà fleuries couronnaient les rochers de leurs guirlandes habilement mélangées. Tous les feuillages mobiles attirés par la fraîcheur des eaux laissaient pendre au-dessus leurs chevelures ; les mélèzes agitaient leurs dentelles en caressant les pins, immobiles comme des vieillards soucieux. Cette luxuriante parure avait un contraste et dans la gravité des vieilles colonnades que décrivaient les forêts étagées sur les montagnes, et dans la grande nappe du Fiord étalée aux pieds des trois spectateurs, et où le torrent noyait sa fureur. Enfin la mer encadrait cette page écrite par le plus grand des poètes, le hasard auquel est dû le pêle-mêle de la création en apparence abandonnée à elle-même. Jarvis était un point perdu dans ce paysage, dans cette immensité, sublime comme tout ce qui, n’ayant qu’une vie éphémère, offre une rapide image de la perfection ; car, par une loi, fatale à nos yeux seulement, les créations en apparence achevées, cet amour de nos cœurs et de nos regards, n’ont qu’un printemps ici.
En haut de ce rocher, certes ces trois êtres pouvaient se croire seuls dans le monde.
— Quelle volupté ! s’écria Wilfrid.
— La nature a ses hymnes, dit Séraphîta. Cette musique n’est-elle pas délicieuse ? Avouez-le, Wilfrid ? aucune des femmes que vous avez connues n’a pu se créer une si magnifique retraite ? Ici j’éprouve un sentiment rarement inspiré par le spectacle des villes, et qui me porterait à demeurer couchée au milieu de ces herbes si rapidement venues. Là, les yeux au ciel, le cœur ouvert, perdue au sein de l’immensité, je me laisserais aller à entendre le soupir de la fleur qui, à peine dégagée de sa primitive nature, voudrait courir, et les cris de l’eider impatient de n’avoir encore que des ailes, en me rappelant les désirs de l’homme qui tient de tous, et qui, lui aussi, désire ! Mais ceci, Wilfrid, est de la poésie de femme ! Vous apercevez une voluptueuse pensée dans cette fumeuse étendue liquide, dans ces voiles brodés où la nature se joue comme une fiancée coquette, et dans cette atmosphère où elle parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre. Vous voudriez voir la forme d’une naïade dans cette gaze de vapeurs ? Et, selon vous, je devrais écouter la voix mâle du Torrent.
— L’amour n’est-il pas là, comme une abeille dans le calice d’une fleur ?
répondit Wilfrid qui, pour la première fois apercevant en elle les traces d’un sentiment terrestre, crut le moment favorable à l’expression de sa bouillante tendresse.
— Toujours donc ? répondit en riant Séraphîta que Minna avait laissée seule.
L’enfant gravissait un rocher où elle avait aperçu des saxifrages bleues.
— Toujours, répéta Wilfrid. Écoutez-moi, dit-il en lui jetant un regard dominateur qui rencontra comme une armure de diamant, vous ignorez ce que je suis, ce que je peux et ce que je veux. Ne rejetez pas ma dernière prière ! Soyez à moi pour le bonheur du monde que vous portez en votre cœur ! Soyez à moi pour que j’aie une conscience pure, pour qu’une voix céleste résonne à mon oreille en m’inspirant le bien dans la grande entreprise que j’ai résolue, conseillé par ma haine contre les nations, mais que j’accomplirais alors pour leur bien-être, si vous m’accompagnez ! Quelle plus belle mission donneriez-vous à l’amour ? quel plus beau rôle une femme peut-elle rêver ? Je suis venu dans ces contrées en méditant un grand dessein.
— Et vous en sacrifierez, dit-elle, les grandeurs à une jeune fille bien simple, que vous aimerez, et qui vous mènera dans une voie tranquille.
— Que m’importe ? je ne veux que vous ! répondit-il en reprenant son discours.
Sachez mon secret. J’ai parcouru tout le Nord, ce grand atelier où se forgent les races nouvelles qui se répandent sur la terre comme des nappes humaines chargées de rafraîchir les civilisations vieillies. Je voulais commencer mon œuvre sur un de ces points, y conquérir l’empire que donnent la force et l’intelligence sur une peuplade, la former aux combats, entamer la guerre, la répandre comme un incendie, dévorer l’Europe en criant liberté à ceux-ci, pillage à ceux-là, gloire à l’un, plaisir à l’autre ; mais en demeurant, moi, comme la figure du Destin, implacable et cruel, en marchant comme l’orage qui s’assimile dans l’atmosphère toutes les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d’hommes comme un fléau vorace. Ainsi j’aurais conquis l’Europe, elle se trouve à une époque où elle attend ce Messie nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les sociétés. L’Europe ne croira plus qu’à celui qui la broiera sous ses pieds.
Un jour les poètes, les historiens auraient justifié ma vie, m’auraient grandi, m’auraient prêté des idées, à moi pour qui cette immense plaisanterie, écrite avec du sang, n’est qu’une vengeance. Mais, chère Séraphîta, mes observations m’ont dégoûté du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes ! Mon duel avec un gouvernement égoïste, lâche et mercantile, me séduit davantage. Puis il est plus facile d’émouvoir l’imagination des peuples assis au pied du Caucase que de convaincre l’esprit des pays glacés où nous sommes. Donc, je suis tenté de traverser les steppes russes, d’arriver au bord de l’Asie, de la couvrir jusqu’au Gange de ma triomphante inondation humaine, et là je renverserai la puissance anglaise. Sept hommes ont déjà réalisé ce plan à diverses époques. Je renouvellerai l’Art comme l’ont fait les Sarrasins lancés par Mahomet sur l’Europe ! Je ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd’hui les anciennes provinces de l’empire romain, en se disputant avec leurs sujets, à propos d’un droit de douane. Non, rien n’arrêtera ni la foudre de mes regards, ni la tempête de mes paroles !
Mes pieds couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan ; ma main saisira l’Asie, comme l’a déjà prise celle d’Aureng-Zeb. Soyez ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trône. Je n’ai jamais douté du succès ; mais soyez dans mon cœur, j’en serai sûr !
— J’ai déjà régné, dit Séraphîta.
Ce mot fut comme un coup de hache donné par un habile bûcheron dans le pied d’un jeune arbre qui tombe aussitôt. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu’une femme excite de rage en l’âme d’un homme, quand, voulant démontrer à cette femme aimée sa force ou son pouvoir, son intelligence ou sa supériorité, la capricieuse penche la tête, et dit : « Ce n’est rien ! » quand, blasée, elle sourit et dit : « Je sais cela ! » quand pour elle la force est une petitesse.
— Comment, cria Wilfrid au désespoir, les richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d’une cour…..
Elle l’arrêta par une seule inflexion de ses lèvres, et dit :
— Des êtres plus puissants que vous ne l’êtes m’ont offert davantage.
— Eh ! bien, tu n’as donc pas d’âme, si tu n’es pas séduite par la perspective de consoler un grand homme qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au bord d’un lac ?
— Mais, dit-elle, je suis aimée d’un amour sans bornes.
— Par qui ? s’écria Wilfrid en s’avançant par un mouvement de frénésie vers Séraphîta pour la précipiter dans les cascades écumeuses de la Sieg.
Elle le regarda, son bras le détendit ; elle lui montrait Minna qui accourait blanche et rose, jolie comme les fleurs qu’elle tenait à la main.
— Enfant ! dit Séraphîtüs en allant à sa rencontre.
Wilfrid demeura sur le haut du rocher, immobile comme une statue, perdu dans ses pensées, voulant se laisser aller au cours de la Sieg comme un des arbres tombés qui passaient sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe.
— Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui présenta son bouquet à l’être adoré.
L’une d’elles, celle-ci, dit-elle en lui présentant une fleur, est semblable à celle que nous avons trouvée sur le Falberg.
Séraphîtüs regarda tour à tour la fleur et Minna.
— Pourquoi me fais-tu cette question ? doutes-tu de moi ?
— Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous est infinie. Si vous êtes pour moi plus beau que cette belle nature, vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l’est l’humanité tout entière. Quand je vous ai vu, je crois avoir prié Dieu. Je voudrais…
— Quoi ? dit Séraphîtüs en lui lançant un regard par lequel il révélait à la jeune fille l’immense étendue qui les séparait.
— Je voudrais souffrir en votre place…
— Voici la plus dangereuse des créatures, se dit Séraphîtüs. Est-ce donc une pensée criminelle que de vouloir te la présenter, ô mon Dieu ! — Ne te souviens-tu plus de ce que je t’ai dit là-haut ? reprit-il en s’adressant à la jeune fille et lui montrant la cime du Bonnet de Glace.
— Le voilà redevenu terrible, se dit Minna frémissant de crainte.
La voix de la Sieg accompagna les pensées de ces trois êtres qui demeurèrent pendant quelques moments réunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais séparés par des abîmes dans le Monde Spirituel.
— Eh ! bien, Séraphîtüs, enseignez-moi, dit Minna d’une voix argentée comme une perle, et douce comme un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire pour ne point vous aimer ? Qui ne vous admirerait pas ? l’amour est une admiration qui ne se lasse jamais.
— Pauvre enfant ! dit Séraphîtüs en pâlissant, on ne peut aimer ainsi qu’un seul être.
— Qui ? demanda Minna.
— Tu le sauras, répondit-il avec la voix faible d’un homme qui se couche pour mourir.
— Au secours, il se meurt ! s’écria Minna.
Wilfrid accourut, et voyant cet être gracieusement posé dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jeté son manteau de velours, ses lichens lustrés, ses mousses fauves que le soleil satinait, il dit :
— Elle est bien belle.
— Voici le dernier regard que je pourrai jeter sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses forces pour se lever.
Elle s’avança sur le bord du rocher, d’où elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animés, les spectacles de ce grand et sublime paysage, enseveli naguère sous une tunique de neige.
« Adieu, dit-elle, foyer brûlant d’amour où tout marche avec ardeur du centre aux extrémités, et dont les extrémités se rassemblent comme une chevelure de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches dans l’éther indiscernable, à la pensée divine !
Voyez-vous celui qui, courbé sur un sillon arrosé de sa sueur, se relève un moment pour interroger le ciel ; celle qui recueille les enfants pour les nourrir de son lait ; celui qui noue les cordages au fort de la tempête ; celle qui reste assise au creux d’un rocher attendant le père ? voyez-vous tous ceux qui tendent la main après une vie consommée en d’ingrats travaux ? À tous paix et courage, à tous adieu !
Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu, la clameur de l’homme trompé qui pleure dans le désert ? à tous paix et courage, à tous adieu. Adieu, vous qui mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie ; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres. Adieu, surtout à Toi, qui ne sais où reposer ta tête, proscrit sublime. Adieu, chères innocentes traînées par les cheveux pour avoir trop aimé ! Adieu, mères assises auprès de vos fils mourants ! Adieu, saintes femmes blessées ! Adieu Pauvres ! adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j’ai si souvent épousé les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez dans la sphère de l’Instinct en y souffrant pour autrui.
Adieu, navigateurs qui cherchez l’Orient à travers les ténèbres épaisses de vos abstractions vastes comme des principes. Adieu, martyrs de la pensée menés par elle à la vraie lumière ! Adieu, sphères studieuses où j’entends la plainte du génie insulté, le soupir du savant éclairé trop tard.
Voici le concert angélique, la brise de parfums, l’encens du cœur exhalé par ceux qui vont priant, consolant, répandant la lumière divine et le baume céleste dans les âmes tristes. Courage, chœur d’amour ! Vous à qui les peuples crient : « — Consolez-nous, défendez-nous ? » courage et adieu !
Adieu, granit, tu deviendras fleur ; adieu, fleur, tu deviendras colombe ; adieu, colombe, tu seras femme ; adieu, femme, tu seras souffrance ; adieu, homme, tu seras croyance ; adieu, vous qui serez tout amour et prière ! »
Abattu par la fatigue, cet être inexpliqué s’appuya pour la première fois sur Wilfrid et sur Minna pour revenir à son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints par une contagion inconnue. À peine avaient-ils fait quelques pas, David se montra pleurant :
— Elle va mourir, pourquoi l’avez-vous emmenée jusqu’ici ? s’écria-t-il de loin. Séraphîta fut emportée par le vieillard, qui retrouva les forces de la jeunesse et vola jusqu’à la porte du château suédois, comme un aigle emportant quelque blanche brebis dans son aire.