Le lundi 12 octobre 2076, vers 19 heures, je rentrais à la maison après une pénible journée passée à régler des questions idiotes dans nos bureaux du Raffles. Une délégation de cultivateurs de céréales désirait voir Prof et on m’avait fait venir parce que celui-ci se trouvait à Hong-Kong Lunaire. Je m’étais montré très sévère à leur égard. Nous avions décrété l’embargo depuis déjà deux mois et les N.F. ne nous avaient pas encore fait la grâce d’user de représailles. Pendant presque tout ce temps, ils avaient ignoré nos réclamations – sans doute parce qu’une quelconque réponse aurait valu reconnaissance. Stu, Sheenie et Prof avaient beaucoup travaillé à forger de fausses nouvelles en provenance de Terra pour conserver chez nous un esprit belliqueux.
Au début, tout le monde gardait sa combinaison pressurisée à portée de main ; les habitants la portaient, le casque sous le bras, dans les corridors, pour aller au travail ou pour en revenir. Mais les Lunatiques se relâchaient à mesure que les jours passaient et qu’il semblait ne plus y avoir de danger ; les combinaisons pressurisées s’avèrent très encombrantes quand on n’en a pas besoin. On commençait même à voir des écriteaux à la porte des bars : LES COMBINAISONS PRESSURISÉES NE SONT PAS ADMISES. Si en rentrant chez lui un Lunatique ne peut s’arrêter boire un demi-litre à cause de sa combinaison pressurisée, il la laissera chez lui ou à la station de métro, ou bien à l’endroit où il s’en sert le plus.
Ma parole ! Moi-même, ce jour-là, j’avais oublié de la prendre : ayant reçu un coup de téléphone me demandant de retourner au bureau, j’étais déjà à mi-chemin quand j’y ai pensé.
Je venais d’atteindre le palier du sas n°13 quand j’ai entendu le bruit qui, plus que tout autre, affole un Lunatique : un chhhhh ! lointain, immédiatement suivi d’un fort courant d’air. Je suis revenu presque instantanément dans le sas, sans réfléchir, pour équilibrer les pressions : une fois la porte bien refermée derrière moi, j’ai couru jusqu’à notre sas particulier. Je l’ai franchi en hurlant :
— Les combinaisons, tout le monde ! Faites rentrer les garçons qui sont dans les tunnels et fermez les portes étanches !
Mamie et Milla étaient les seuls adultes en vue. Elles ont sursauté et, sans dire un mot, se sont affairées. J’ai bondi dans mon atelier pour saisir ma combinaison.
— Mike ! Réponds !
— Je suis là, Man, a-t-il répondu avec calme.
— J’ai entendu le bruit d’une baisse de pression. Que se passe-t-il ?
— C’est au niveau 3, à L City. Une brèche à la station de métro Ouest, déjà en partie colmatée. Six vaisseaux ont aluni : L City est attaquée…
— Quoi ?
— Laisse-moi terminer, Man. Six convoyeurs de troupes ont aluni. L City est attaquée par de l’infanterie, il semble que Hong-Kong le soit aussi mais les communications téléphoniques sont interrompues au relais BL. Johnson City subit également une attaque. J’ai fermé les portes blindées entre J City et le Complexe Inférieur. Je ne peux pas voir Novylen mais les tops des échos radar semblent aussi indiquer une attaque. Même chose pour Churchill et Tycho-Inférieur. Un vaisseau attend sur une orbite elliptique au-dessus de nous, sans doute le vaisseau amiral. Je n’ai pas d’autres échos.
— Six vaisseaux… Où diable étais-tu, TOI ?
Il m’a répondu d’un ton tellement posé que j’ai repris mon aplomb.
— Ils sont arrivés par Farside, Man. Je suis aveugle de ce côté-là. Ils ont atterri en frôlant le sommet des pics ; j’ai même failli ne pas repérer le débarquement sur Luna City. Le vaisseau chargé de J City est le seul que je puisse voir ; pour les autres, je ne puis que conjecturer, à partir des balles traçantes. J’ai entendu l’invasion dans la station Ouest, à L City ; maintenant, je peux entendre les combats de Novylen. Le reste n’est que suppositions, mais avec plus de 99 % de probabilité. Je t’ai immédiatement appelé, de même que Prof.
J’ai retenu un instant ma respiration.
— Opération Roc Dur, exécution immédiate !
— C’est déjà programmé. Man. Comme je ne pouvais pas te joindre, je me suis servi de ta voix. Tu veux que je repasse ce que tu as dit ?
— Niet !… Si ! Yes ! Da !
Je « me » suis donc entendu dire à l’officier de garde à la vieille catapulte de déclencher l’alerte rouge « Roc Dur » : première charge prête à tirer, d’autres sur les convoyeurs, rassemblement immédiat du personnel, mais aucun tir avant que j’en donne personnellement l’ordre… puis feu à volonté, par rafales. Et « je » l’avais fait répéter.
— Parfait, ai-je dit à Mike. Les opérateurs des foreuses-canons ?
— J’ai encore utilisé ta voix, Man. J’ai fait sonner le rassemblement et les ai envoyés dans les salles d’alerte. Ce vaisseau amiral n’atteindra pas l’aposélénie avant 3 heures, 4 minutes, 7 secondes. Pas d’autre cible avant cinq heures.
— Il n’est pas impossible qu’il change de trajectoire pour nous envoyer des missiles.
— Ne t’affole pas, Man. Un missile, je le verrais arriver avec quelques minutes d’avance. C’est maintenant le plein clair de Terre… Tu es sûr de vouloir exposer les hommes ainsi ? Inutilement ?
— Euh… Désolé, tu as raison. Il vaut mieux que je parle avec Greg.
— Play-back, je l’ai déjà fait…
… et j’ai encore une fois entendu « ma » voix s’adressant à mon co-mari qui se trouvait à la Mare Undarum : « Je » paraissais tendu mais calme malgré tout. Mike lui avait exposé la situation, lui avait dit de se préparer à lancer l’opération « Fronde de David » et de se tenir prêt pour le tir en rafales. « Je » lui avais garanti que le maître ordinateur resterait fidèle au poste, que l’on pouvait compter sur ses programmations et que des déviations seraient automatiquement installées en cas d’interruption des transmissions. Je lui avais aussi sommé de prendre le commandement et de décider seul si les transmissions s’arrêtaient et n’étaient pas rétablies au bout de quatre heures – il lui faudrait écouter la radio terrestre et agir en conséquence.
Greg, toujours calme, avait répété les ordres puis m’avait doucement dit :
— Mannie, tu diras à la famille que je les aime.
Mike m’avait fait beaucoup d’honneur : il avait répondu à ma place, avec juste ce qu’il fallait d’émotion :
— Je leur dirai… et, tu sais, Greg, je t’aime, moi aussi.
— Je le sais, Mannie… Et je vais prier pour loi.
— Merci, Greg.
— Au revoir. Va rejoindre ton poste.
J’y suis allé, et j’ai fait ce que je devais faire ; Mike avait joué mon rôle aussi bien que je l’aurais fait moi-même, peut-être même mieux, et « Adam » s’occuperait de Finn aussitôt que nous réussirions à le joindre. J’ai donc raccroché pour aller transmettre le message d’amour de Greg à Mamie. Je l’ai trouvée revêtue de sa combinaison pressurisée ; elle avait réveillé grand-papa et l’avait habillé, pour la première fois depuis des années. Après avoir fermé mon casque, je suis sorti – pistolet laser à la main.
Arrivé devant le sas n°13, j’ai constaté qu’il était correctement fermé et qu’il n’y avait personne en vue derrière le hublot. Tout allait bien, sauf que le stilyagi chargé de ce sas n’y était pas.
Taper sur le hublot n’a pas donné davantage de résultat. Je me suis décidé à rebrousser chemin, préférant traverser la maison, suivre les tunnels à légumes et sortir en surface par notre sas particulier qui menait à notre panneau solaire.
Là, je me suis aperçu que le hublot était obscurci alors qu’il aurait dû se trouver en plein soleil… Ces satanés Terriens avaient osé débarquer en plein sur la propriété des Davis ! L’énorme train d’atterrissage du vaisseau formait une sorte de trépied au-dessus de moi : je me trouvais juste au-dessous de ses réacteurs.
Je suis descendu et j’ai dégagé l’endroit après m’être bien assuré de la fermeture des écoutilles, puis, sur mon chemin, j’ai hermétiquement fermé toutes les portes étanches. J’ai mis Mamie au courant, lui demandant de poster un garçon avec un pistolet laser à la porte de derrière…
— Tiens, prends celui-ci.
Il n’y avait plus personne, ni garçons, ni hommes, ni femmes entraînées, juste Mamie, grand-papa et les plus petits ; tous les autres étaient partis à la recherche d’émotions fortes. Mamie n’a pas voulu prendre le pistolet laser.
— Je ne sais pas m’en servir. Manuel, et c’est trop tard pour apprendre, il vaut mieux que tu le gardes. Mais ils ne viendront pas dans les tunnels Davis. J’ai des astuces dont tu n’as pas idée.
Je ne me suis pas arrêté pour discuter ; d’ailleurs, c’est toujours une perte de temps de discuter avec Mamie : elle en connaissait un rayon en matière de résistance, car elle s’était arrangée pour survivre sur Luna toutes ces années, et dans des conditions bien pires que celles que j’avais connues.
Cette fois, le sas n°13 était gardé : les deux garçons m’ont laissé passer. Je leur ai demandé les nouvelles.
— La pression est rétablie, maintenant, m’a assuré le plus âgé. Du moins à ce niveau. On se bat vers le boulevard Inférieur. Dites, général Davis, je peux vous accompagner ? Il suffit d’un garde à ce sas.
— Niet.
— Je veux me payer un ver de Terre !
— Ton poste est ici, restes-y. S’il en arrive un par là, il est à toi. Fais quand même attention de ne pas te faire avoir d’abord.
Et je suis parti en vitesse.
Voyez le résultat d’une négligence : je n’avais pas gardé ma combinaison pressurisée avec moi et je ne suis arrivé qu’à la fin de la bataille des corridors… Quel beau « ministre de la Défense » je faisais !
J’ai chargé vers le nord, par le corridor de ceinture, sans fermer mon casque. Je suis arrivé au sas qui donne sur le boulevard : il était grand ouvert. J’ai poussé un juron et me suis précipité pour le refermer, non sans prendre quelques précautions, et j’ai vu pourquoi il était ouvert : le jeune garde gisait au sol. Cela m’a incité à me déplacer avec encore plus de prudence pour me rendre sur le boulevard.
Il semblait désert de ce côté mais, vers la ville, je pouvais voir des ombres confuses et entendre le bruit des combats qui se déroulaient à l’endroit où il s’élargissait. Deux silhouettes revêtues de combinaisons pressurisées et munies de fusils se sont détachées de la foule pour se diriger vers moi. Je les ai flambées toutes les deux.
Un homme armé et revêtu d’une combinaison ressemble à tous les autres ; je pense que ces deux-là m’avaient pris pour l’un de leurs voltigeurs. De loin, ils ne m’apparaissaient pas différents des hommes de Finn, mais je n’ai pourtant pas pris le temps de réfléchir. Un nouveau débarqué ne se déplace pas de la même manière qu’un vieil habitué : il lève trop haut ses pieds et titube toujours en avançant. Non, je ne me suis pas posé de question, je ne me suis même pas dit : « Des vers de Terre ! À mort ! »
Je les ai vus et je les ai flambés ; leurs cendres s’éparpillaient sur le sol avant que je comprenne ce que j’avais fait.
Je me suis arrêté dans l’intention de me saisir de leurs fusils mais ces derniers étaient enchaînés aux cadavres et je n’ai pas vu le moyen de les détacher : il aurait sans doute fallu une clé. J’ai en outre remarqué qu’il ne s’agissait pas de fusils laser mais de fusils comme je n’en avais encore jamais vus, de vrais flingues qui tiraient de petites balles explosives – mais, cela, je ne l’ai appris que plus tard : à cet instant, tout ce que je savais, c’est que je n’avais aucune idée de la manière de m’en servir. Ces fusils comportaient aussi à leur extrémité une sorte de couteau en forme de lance, ce que l’on appelle une « baïonnette ». J’ai essayé de m’en saisir. Mon propre pistolet ne pouvait tirer qu’une dizaine de coups à pleine puissance et, une fois déchargé, ne pouvait servir de lance ; j’ai donc pensé que ces baïonnettes seraient utiles ; l’une d’elles était tachée de sang, du sang de Lunatique, je suppose.
Au bout de quelques secondes, j’ai abandonné mon projet, utilisé mon couteau de chasse pour m’assurer qu’ils resteraient bien morts et je me suis précipité vers le lieu des combats, le doigt sur la gâchette.
C’était la cohue, pas une bataille. Ou peut-être qu’une bataille ressemble toujours à cela : une confusion, un amas bruyant de gens qui ne savent pas réellement ce qui se passe. Sur la partie la plus large du boulevard, en face du Bon Marché[9] à l’endroit où la grande rampe arrive en pente douce du niveau 8, se trouvaient quelques centaines de Lunatiques, hommes, femmes et enfants, qui auraient dû rester chez eux. Moins de la moitié portaient des combinaisons pressurisées et seuls quelques-uns semblaient armés, tandis que par la rampe se précipitaient des soldats qui étaient, eux, tous armés.
Première chose que j’ai remarquée : le bruit. Un tapage qui emplissait mon casque entrouvert et m’assourdissait les oreilles, un véritable grondement. Je ne sais pas comment je pourrais le décrire autrement ? On pouvait percevoir tous les cris de colère que peut produire une gorge humaine, depuis les piaulements aigus des petits enfants jusqu’aux beuglements furieux des adultes. On aurait cru entendre la plus grande meute de chiens de toute l’histoire… et je me suis tout à coup rendu compte que j’apportais, moi aussi, ma contribution à ce tumulte, hurlant des injures, proférant des obscénités.
Une fille pas plus grande qu’Hazel a franchi d’un saut le garde-fou de la rampe pour venir danser à quelques centimètres des hommes de troupe qui descendaient sur nous. Armée d’une espèce de couteau de cuisine, elle l’a levé puis a frappé ; cela n’a pas dû gravement blesser ce soldat, à travers sa combinaison pressurisée, mais il est quand même tombé, et d’autres ont roulé sur lui. Un de ces soldats est alors parvenu à attraper la gamine et à lui enfoncer sa baïonnette dans la cuisse ; mais elle a disparu hors de mon champ de vision.
Je ne pouvais pas véritablement voir ce qui se passait, ou je ne peux m’en souvenir, ne me rappelant maintenant que des images instantanées, comme celle de cette petite fille disparaissant dans la foule. Je ne sais pas qui elle était et si elle a survécu ; je ne pouvais pas tirer de mon poste, car trop de gens passaient devant ma ligne de mire. À ma gauche se trouvait l’étalage en plein air d’une boutique de jouets ; je m’y suis précipité. Cela m’a permis de me trouver à un mètre environ au-dessus du trottoir du boulevard et de bien voir les vers de Terre qui se jetaient sur nous. Je me suis calé contre le mur, j’ai soigneusement visé, essayant d’atteindre en plein cœur. Au bout d’un certain temps que je ne saurais définir, je me suis aperçu que mon laser ne marchait plus, je me suis donc arrêté. Je crois que huit soldats, à cause de moi, ne sont jamais rentrés chez eux, mais je n’ai pas pris le temps de compter… et pourtant tout m’a semblé durer une éternité. Les gens avaient beau aller aussi vite que possible, il me semblait assister à un film éducatif que l’on fait passer au ralenti, presque plan par plan.
Une fois au moins pendant que je tirais, j’ai été repéré par un ver de Terre qui a riposté ; il y a eu une explosion juste au-dessus de ma tête et des gravats sont tombés du mur sur mon casque. Peut-être même est-ce arrivé à deux reprises.
Une fois mon laser déchargé, j’ai sauté en bas de l’étalage de jouets et j’ai utilisé mon arme comme une massue afin de me joindre à la foule qui se lançait contre les soldats dévalant la rampe. Pendant tout ce temps, qui m’a semblé interminable (cinq minutes ?), les vers de Terre tiraient sur la foule ; je pouvais entendre les splat assourdis, et aussi, de temps en temps, des plop quand les balles percutaient la chair ; elles faisaient un bang plus violent quand elles heurtaient un mur ou un quelconque objet. J’essayais de m’approcher du bas de la rampe quand j’ai compris que la fusillade avait cessé.
Ils gisaient à terre, morts, tous, jusqu’au dernier… plus un soldat ne descendait la rampe.
Sur toute l’étendue de Luna les envahisseurs ont été tués, sinon à ce moment, du moins peu de temps après. Il y a eu plus de deux mille morts chez les soldats, environ trois fois plus chez les Lunatiques qui les avaient combattus, et sans doute autant de Lunatiques blessés ; jamais je n’ai su le compte exact. Nous n’avons fait de prisonniers dans aucun de nos terriers, mais nous avons capturé une douzaine d’officiers et de membres d’équipage dans chaque vaisseau quand nous sommes allés nettoyer la surface.
La principale raison pour laquelle les Lunatiques, généralement désarmés, ont réussi à tuer des soldats armés et entraînés, c’est qu’un ver de Terre ne sait pas se déplacer sur Luna. Notre pesanteur ne représente en effet que le sixième de celle à laquelle ils sont accoutumés et cela retourne contre eux leurs réflexes forgés par l’habitude de toute une vie. Un ver de Terre tire trop haut, sans s’en rendre compte ; instable sur ses pieds, il est incapable de courir correctement et fait continuellement des faux pas. Pire encore, ils ont dû combattre en descendant ; il leur avait naturellement fallu faire irruption aux niveaux supérieurs, puis descendre par les rampes, toujours plus bas, pour essayer de se rendre maîtres de la ville.
Les vers de Terre ne savent pas comment descendre une rampe : il ne faut pas courir, ni marcher, ni voler ; non, c’est plutôt une sorte de danse contrôlée, les pieds touchant à peine le sol, se contentant de rétablir l’équilibre. Un Lunatique de trois ans le fait sans même y penser, il se laisse glisser dans une chute contrôlée, ne posant les orteils que tous les quelques mètres.
Un ver de Terre nouveau débarqué, lui, se retrouve toujours à « marcher dans le vide » ; il se débat, tourne, perd le contrôle de ses mouvements, se heurte aux parois supérieures, indemne mais furieux.
Ces soldats avaient rendez-vous avec la mort ; c’est sur les rampes que nous les avons eus. Ceux que j’ai vus avaient accompli une véritable performance. J’ignore par quel miracle ils étaient parvenus à descendre, vivants, trois niveaux successifs. Néanmoins, seuls quelques snipers en bas des rampes pouvaient tirer avec efficacité ; ceux qui se trouvaient au-dessus devaient se contenter de faire leur possible pour garder l’équilibre et conserver leur arme à la main, avant de s’efforcer d’atteindre le niveau inférieur.
Les Lunatiques ne les ont pas laissés faire. Des hommes, des femmes, et de nombreux enfants, se sont précipités sur eux, les ont fait tomber, les ont tués de multiples manières, à main nue ou en se servant de leurs propres baïonnettes. En outre, je n’avais pas été le seul dans les environs à utiliser un pistolet laser : deux des hommes de Finn, embusqués sur la terrasse du Bon Marché, avaient visé les soldats au sommet de la rampe. Personne ne leur avait donné l’ordre de le faire ; Finn n’a jamais eu la possibilité de commander sa milice turbulente et à demi entraînée. Le combat a commencé, ils se sont battus.
Voilà d’ailleurs la vraie raison de notre victoire : nous nous sommes battus. La plupart des Lunatiques n’avaient jamais vu à quoi ressemblait un envahisseur, mais partout où des soldats se sont infiltrés, les Lunatiques se sont automatiquement rués sur eux comme les globules blancs se ruent sur un microbe… et ils ont combattu. Personne n’a donné d’ordre : notre organisation, trop faible, avait été prise par surprise, mais nous autres Lunatiques nous sommes battus comme des fous furieux et avons anéanti les envahisseurs. Dans aucune termitière un soldat n’a pu dépasser le niveau G ; on dit même que les habitants du boulevard Inférieur n’ont appris l’invasion qu’après la fin des combats.
Mais ces envahisseurs ont bien combattu, eux aussi. Ces formations ne constituaient pas seulement les meilleures troupes d’intervention antirévolutionnaires, habituées au maintien de l’ordre des N.F. ; on avait aussi endoctriné ces soldats, on les avait drogués. Pour cela, on leur avait rappelé (ce qui était vrai) que leur seule chance de revoir Terra était de prendre les terriers et de les pacifier. S’ils y arrivaient, on leur avait promis d’envoyer des renforts, on leur avait certifié qu’ils n’auraient plus jamais à se battre sur Luna. On leur avait encore dit qu’ils devaient vaincre – ou mourir –, car on leur avait bien fait remarquer que leurs vaisseaux de transport ne pourraient pas décoller s’ils ne gagnaient pas la partie, puisqu’ils auraient besoin de faire le plein d’hydrogène, tache impossible si Luna n’était, d’abord, vaincue (et cela aussi était vrai).
Après cela, on leur avait fait ingurgiter des excitants, des tranquillisants, des drogues pour supprimer la peur, toutes sortes de potions qui transforment une souris en chat enragé et rendent fou furieux. Ils s’étaient donc battus en soldats de métier, sans crainte… et ils étaient morts.
Dans Tycho-Inférieur et dans Churchill, ils ont utilisé des gaz. Les pertes ont été plus lourdes de notre côté : seuls les Lunatiques ayant pu atteindre leurs combinaisons pressurisées sont parvenus à les combattre efficacement. Le résultat était le même, mais il avait pris plus de temps. Ils ont utilisé des gaz tranquillisants car l’Autorité n’avait pas l’intention de nous tuer tous ; elle désirait juste nous donner une bonne leçon, reprendre les rênes et nous remettre au travail.
Si les N.F. avaient attendu si longtemps, si elles avaient ainsi fait preuve d’une apparente indécision, c’est qu’elles voulaient attaquer par surprise. La décision avait été prise peu après notre embargo sur le grain (nous avons eu ces renseignements par les officiers des convoyeurs de troupes faits prisonniers) ; l’intervalle avait été employé à préparer l’offensive et surtout à faire décrire par les vaisseaux une longue orbite elliptique, qui dépassait de beaucoup l’orbite lunaire elle-même, pour passer très en avant de Luna et faire ensuite demi-tour et se retrouver, prêts à attaquer, au-dessus de Farside. Mike n’avait jamais pu les voir car, de ce côté, il était aveugle ; il avait bien assuré une surveillance continuelle de l’espace aérien à l’aide de ses radars balistiques, mais aucun radar ne peut surveiller l’espace qui se trouve au-dessous de l’horizon ; Mike n’a pu voir ces vaisseaux en orbite pendant plus de huit minutes. Ils sont arrivés en rasant les sommets des montagnes, suivant un axe très bas et se sont posés en étant soumis à une grande pesanteur, exactement le 12 octobre 2076, lors de la nouvelle Terre, à 18 h 40 min 36 s 9/10e, sinon au dixième près, du moins avec une très grande précision, d’après ce qu’a pu en déduire Mike en étudiant les échos radar… un beau travail, il faut bien l’admettre, de la part des Forces navales pacifiques des N.F.
Mike n’avait pas vu le monstrueux vaisseau qui avait déversé son millier de soldats dans L City avant le débarquement éclair proprement dit. Il aurait pu s’en apercevoir quelques secondes auparavant s’il avait regardé vers l’est avec son nouveau radar de la Mare Undarum mais il était justement en train de former son « idiot de rejeton » et ils regardaient tous les deux vers l’ouest, en direction de Terra. Ces quelques secondes n’auraient d’ailleurs rien changé : l’effet de surprise avait été tellement bien préparé, tellement total que toutes les troupes d’intervention se sont précipitées sur l’étendue de Luna à exactement 19 heures, temps de Greenwich, sans que personne ne puisse soupçonner quoi que ce soit. Ce n’était pas par hasard que l’on avait choisi le moment de la nouvelle Terre, où toutes les termitières se trouvaient sous un brillant clair de Terre ; l’Autorité ne connaissait pas réellement les conditions de vie sur Luna mais elle savait pourtant que les Lunatiques ne se rendent jamais sans nécessité à la surface sous un violent clair de Terre et que, s’ils doivent obligatoirement le faire, ils font leur travail aussi rapidement que possible et se précipitent ensuite dans le sous-sol pour vérifier leur compteur de radiations.
C’est ainsi qu’ils ont pu nous attaquer alors que nous n’avions ni combinaisons pressurisées ni armes.
Après le massacre des troupes de débarquement, il restait encore six convoyeurs de troupes à la surface de Luna et un vaisseau amiral dans notre ciel.
Les combats du Bon Marché terminés, je me suis ressaisi et j’ai pu trouver un téléphone. Aucune nouvelle de Kongville, aucune nouvelle de Prof. La bataille pour L City était gagnée, comme celle de Novylen : là, le convoyeur de troupes avait capoté en se posant ; les forces de débarquement avaient ainsi été fort amoindries par les pertes subies lors de l’alunissage, et les hommes de Finn étaient maintenant maîtres du transporteur en perdition. On se battait encore dans Churchill et dans Tycho-Inférieur mais tout était terminé dans les autres terriers. Mike avait condamné les lignes de métro et réservait les liaisons téléphoniques inter-terriers aux communications officielles. Il y avait encore une dangereuse baisse de pression dans Churchill-Supérieur que l’on n’avait pas encore maîtrisée. Et, oui. Finn s’était porté présent et on pouvait maintenant le joindre.
J’ai donc discuté avec Finn, l’informant de l’état des transports à L City, et j’ai pris mes dispositions pour le rencontrer sur le palier du sas n°13.
Finn avait connu à peu près la même aventure que moi : il avait été pris au dépourvu, sauf qu’il avait, lui, sa combinaison pressurisée. Il n’avait pas pu reprendre le commandement de ses fusiliers laser avant la fin des combats et s’était battu tout seul pendant le massacre du Vieux Dôme. Maintenant, il rassemblait ses troupes et l’un de ses officiers se trouvait dans son bureau du Bon Marché pour faire son rapport. Il avait pu joindre le commandant en second de Novylen mais avait des inquiétudes pour HKL.
— Mannie, faut-il que j’y envoie des hommes par le métro ?
Je lui ai répondu d’attendre car ils ne pouvaient pas nous attaquer par les rails, pas tant que nous contrôlions la force motrice, et je pensais que ce convoyeur de troupes ne pouvait pas reprendre son vol.
— Occupons-nous plutôt de celui-là.
C’est ainsi que nous avons progressé par le sas n°13, marché le long des tunnels à pressurisation indépendante d’un de mes voisins (qui ne voulait pas croire que nous avions été envahis) et utilisé son sas particulier vers la surface pour voir de nos propres yeux le convoyeur, à environ un kilomètre à l’ouest. Nous avons pris les plus grandes précautions pour ouvrir l’écoutille.
Nous sommes alors sortis, dissimulés par les amas de roches. Nous nous sommes avancés en rampant, à la façon des Peaux-Rouges, et avons observé à l’aide des binoculaires de nos casques.
Ensuite, nous nous sommes abrités derrière les rochers et avons tenu conseil.
— Je crois que mes hommes pourraient s’en occuper, m’a dit Finn.
— Comment ?
— Si je te l’explique, tu trouveras des raisons pour répliquer que ça ne marchera pas. Pourquoi ne pas me laisser faire mon numéro tout seul, mon vieux ?
Vous avez sans doute entendu parler de ces armées où l’on ne dit jamais au commandant en chef de la fermer, cela s’appelle la « discipline » ; mais nous étions des amateurs. Finn m’a permis de rester dans le coin pour regarder à condition que je ne prenne pas les armes.
Il lui a fallu une heure pour rassembler ses hommes, et deux minutes pour exécuter son plan. Il a dispersé une douzaine d’hommes autour du vaisseau en se servant des écoutilles de surface des fermes et en exigeant le silence radio. De toute manière, la plupart de ces gars n’avaient pas de combinaisons équipées de radio : c’étaient des citadins. Finn a pris position le plus loin possible vers l’ouest : après avoir vérifié que les autres avaient eu le temps de gagner leurs postes de combat, il a envoyé une fusée.
Quand le vaisseau s’est retrouvé violemment éclairé, tous nos hommes se sont mis à tirer en même temps, chacun d’eux visant la cible qui lui avait été désignée. Finn a envoyé toute la puissance disponible, épuisant d’un seul coup son chargeur, le remplaçant et recommençant à brûler en pleine coque… sans même se préoccuper de viser la porte. Son point d’impact, devenu rouge cerise, a immédiatement servi de cible à un autre tireur, puis à trois autres, et tous les quatre ont concentré leur tir sur la même portion. Tout à coup, l’acier brûlant a éclaté, et on a pu voir l’air jaillir du vaisseau en un long jet. Ils ont continué à viser au même endroit, pour bien élargir la brèche, jusqu’au moment où ils ont été à court d’énergie. J’imaginais la pagaille à l’intérieur du vaisseau, les sonneries d’alerte résonnant toutes ensemble, les cloisons étanches se refermant, l’équipage s’efforçant de colmater en même temps trois énormes brèches, car les autres membres du groupe de Finn, dispersés tout autour du vaisseau, infligeaient le même traitement à deux autres endroits de la coque. Ils n’ont pas essayé de brûler quoi que ce soit d’autre : il s’agissait en effet d’un vaisseau sous vide, construit sur orbite, avec une coque pressurisée séparée de la chambre des machines et des réservoirs : ils ont appliqué leur effort exactement là où il devait être le plus efficace.
Finn a appliqué son casque contre le mien :
— Ils ne peuvent plus décoller maintenant, ni communiquer. Je ne crois pas qu’ils puissent rendre la coque assez étanche pour vivre sans combinaisons pressurisées. Que dirais-tu si nous le laissions ici quelques jours pour voir s’il en sort quelqu’un ? S’ils restent à l’intérieur, nous pourrons toujours amener une grosse foreuse ici et leur faire leur fête.
J’en ai conclu que Finn connaissait son affaire et qu’il n’avait aucun besoin de mon aide maladroite, aussi suis-je rentré pour appeler Mike ; je lui ai demandé une capsule pour aller inspecter les radars balistiques. Il a voulu savoir pourquoi je n’étais pas resté à l’intérieur, où l’on ne risquait rien.
— Comprends-moi, lui ai-je répondu, tu n’es qu’un bureaucrate composé de quantité de transistors, tu n’es jamais qu’un ministre sans portefeuille tandis que je suis, moi, le ministre de la Défense. Il faut que j’aille voir ce qui se passe et je ne dispose que de deux yeux alors que tu as, toi, des yeux un peu partout sur la moitié de Crisium. Tu veux plaisanter ?
Il m’a dit de ne pas prendre la mouche et m’a offert de projeter ses images sur un écran de la vidéo, dans la chambre L du Raffles par exemple, car il ne voulait pas que je risque de me faire blesser… Au fait, est-ce que je connaissais l’histoire du foreur qui avait contrarié sa maman ?
— Mike, je t’en prie, procure-moi une capsule. Je peux mettre une combinaison pressurisée et la retrouver à l’extérieur de la station Ouest, car la station est plutôt en mauvais état, comme tu dois le savoir.
— D’accord, c’est ton affaire, après tout. Tu l’auras dans treize minutes. Je te permets d’aller jusqu’à la batterie d’artillerie George.
C’était on ne peut plus aimable de sa part. J’y suis donc allé et j’ai attrapé le premier téléphone. Finn avait appelé les autres terriers et joint ses commandants en second ou d’autres officiers qui acceptaient le poste et leur avait expliqué comment embêter les convoyeurs de troupes qui avaient aluni. Il n’avait pas réussi à joindre Hong-Kong ; pour ce que nous en savions, les mercenaires de l’Autorité avaient pris la ville.
— Adam, ai-je dit (car je ne me trouvais pas seul près du téléphone), croyez-vous que nous pourrions envoyer une équipe en camion pour essayer de réparer la liaison BL ?
— Je ne suis pas gospodin Selene, a répondu Mike d’une voix étrange, je ne suis qu’un de ses adjoints. Adam Selene se trouvait à Churchill-Supérieur lors de la dépressurisation. J’ai grand-peur qu’il ne faille craindre sa mort.
— Quoi ?
— Je suis vraiment désolé, gospodin.
— Restez à l’appareil ! (J’ai expulsé deux foreurs et une fille qui se trouvaient dans la pièce, puis je me suis enfoui dans la cabine insonorisée :) Mike ? ai-je appelé lentement. Nous sommes seuls, maintenant. Qu’est-ce que c’est que cette mauvaise blague ?
— Man, réfléchis bien. Adam Selene devait bien s’en aller un jour. Il a rempli son rôle et, comme tu l’as fait toi-même remarquer, il était déjà presque en dehors du gouvernement. Prof et moi en avons beaucoup parlé, il restait juste à choisir le bon moment. Y a-t-il meilleur moyen de faire mourir Adam que de déclarer qu’il a péri au cours de cette invasion ? Nous en faisons ainsi un héros national… et notre nation a besoin d’un héros. Continuons de dire qu’« Adam Selene a probablement trouvé la mort » jusqu’à ce que tu puisses en parler avec Prof. S’il a encore besoin d’« Adam Selene », nous pourrons toujours nous apercevoir qu’il a été enfermé dans un sas particulier et donc obligé d’attendre du secours.
— Bon… d’accord, laissons planer le doute. De toute manière, je t’ai toujours, personnellement, préféré en Mike.
— Je le sais bien, mon premier et mon meilleur ami, et c’est d’ailleurs mon avis à moi aussi. Voilà ma vraie personnalité, Adam n’était qu’un imposteur.
— Sans doute… mais, Mike, si Prof est mort à Kongville, je vais avoir terriblement besoin d’Adam.
— C’est bien pourquoi nous allons le mettre en hibernation ; nous pourrons toujours le ranimer si nous en avons besoin, ce petit prétentieux. Man, quand tout cela sera fini, auras-tu le temps de te remettre avec moi à cette étude sur le sens de l’humour ?
— Oui Mike, je te le promets.
— Merci, Man. Ces jours-ci, ni toi ni Wyoh n’avez eu le temps de me rendre visite… quant à Prof, il veut toujours parler de choses qui ne sont pas vraiment drôles. Je serai bien content quand cette guerre sera terminée.
— Allons-nous gagner, Mike ?
Il s’est mis à ricaner.
— Il y a longtemps que tu ne m’avais pas posé cette question. J’ai procédé à une nouvelle analyse depuis cette invasion. Tiens-toi bien, Man : actuellement, nos chances sont à égalité !
— Bon Bog !
— Tu peux raccrocher maintenant et aller t’amuser. Veille quand même à te tenir à au moins une centaine de mètres des canons ; ce vaisseau est bien capable de riposter à un faisceau de rayon laser par un autre. Je te rappellerai bientôt, dans vingt et une minutes.
Je ne me suis pas beaucoup éloigné car il me fallait rester à portée du téléphone et les fils n’étaient pas très longs. J’ai fait un montage en parallèle avec le téléphone du capitaine commandant la pièce d’artillerie, j’ai trouvé une place abritée derrière un rocher et j’ai attendu. Le soleil brillait haut à l’ouest, si près de Terra que je ne pouvais la voir qu’en me protégeant les yeux de la main : ce n’était pas encore le croissant et au clair de lune, la nouvelle terre paraissait comme une ombre grise entourée d’un fin halo brillant.
Je suis repassé dans l’ombre.
— Commande balistique ? Ici O’Kelly Davis, depuis la foreuse d’artillerie George, je veux dire à une centaine de mètres.
Je pensais que, sur des kilomètres de fil, Mike ne devait pas être capable de dire quelle longueur j’utilisais.
— Ici le poste de commandement balistique, a répondu Mike sans autre commentaire. Je rends compte au Q.G.
— Merci, poste de commandement balistique. Demande au Q.G. s’ils ont eu aujourd’hui des nouvelles de la parlementaire Wyoming Davis ?
Je commençais à m’inquiéter pour Wyoh et le reste de ma famille.
— Je vais me renseigner. (Mike a attendu le temps voulu avant de me répondre :) Le Q.G. déclare que la gospoja Wyoming Davis a pris le commandement des secours d’urgence dans le Vieux Dôme.
— Merci.
J’ai tout à coup eu un poids de moins sur la poitrine. Ce n’est pas que j’aime Wyoh plus que les autres mais… vous comprenez, c’était une nouvelle. Et Luna avait besoin d’elle.
— Attention, a soudain annoncé Mike. Pour tous les canons : élévation 8-7-0 ; azimut 1-9-3-0 ; correction de parallaxe pour une distance de 1 300 kilomètres à faible altitude. Rendez compte, observation à vue.
Je me suis allongé, genoux fléchis pour rester dans l’ombre, et j’ai regardé la portion de ciel indiquée, presque au zénith, un peu au sud. Comme le soleil ne frappait pas sur mon casque, je pouvais voir les étoiles, mais il m’était difficile de bien ajuster mes jumelles binoculaires ; j’ai même dû prendre appui sur mon coude droit.
Rien… Attendez, cette étoile avec un anneau… Il ne devait pas y avoir de planète à cet endroit… J’ai repéré une autre étoile, tout près. J’observais et attendais.
Eh, eh ! Da ! Il devenait de plus en plus brillant et s’avançait tout doucement vers le nord… Eh ! cette brute va nous arriver en plein dessus !
1 300 kilomètres représentent quand même une jolie distance, même à la vitesse d’approche terminale. Je me suis rappelé qu’il lui était impossible de nous tomber dessus à partir d’une ellipse de retour, qu’il lui fallait d’abord faire le tour de Luna… à moins que le vaisseau n’ait manœuvré pour se mettre sur une nouvelle trajectoire. Pourtant. Mike n’en avait pas parlé. J’ai eu envie de lui demander, puis j’ai décidé de n’en rien faire. J’ai pensé qu’il valait mieux le laisser utiliser toutes ses capacités à analyser la nature de ce vaisseau, qu’il valait mieux ne pas le troubler avec mes questions.
Tous les canons se sont mis à tirer en même temps, y compris les quatre que Mike servait lui-même par l’intermédiaire des Selsyns. Ces quatre canons tiraient à vue, sans l’intervention d’une commande manuelle : une bonne chose, car cela signifiait que Mike avait pu former correctement son élève et résoudre à la perfection le problème de la trajectoire.
Très rapidement il est devenu parfaitement clair que le vaisseau ne tournait pas autour de Luna mais faisait son approche pour alunir. Inutile de poser des questions : il devenait de plus en plus brillant alors que sa position par rapport aux étoiles ne changeait pas… Mais, bon sang ! C’est qu’il allait nous tomber sur le nez !
— Approche 500 kilomètres, a annoncé Mike avec calme. Prêts à tirer. Tous les canons en commande à distance, préparez-vous à tirer ; attention ! quatre-vingts secondes !
Les quatre-vingts secondes les plus longues que j’aie jamais vécues… Que cet engin était gros ! Mike a fait un compte à rebours toutes les dix secondes, jusqu’à moins trente, puis a annoncé les secondes : «… cinq – quatre – trois – deux – un – FEU ! » et, tout à coup, le vaisseau est devenu encore plus brillant.
J’ai failli ne pas voir la minuscule étincelle qui s’est détachée du vaisseau juste avant l’explosion. Mais Mike a brusquement dit :
— Fusée lancée. Les canons à synchronisation automatique avec moi, attendez les ordres. Les autres canons, continuez à tirer sur le vaisseau. Préparez-vous à recevoir de nouvelles coordonnées.
Quelques secondes après – ou quelques heures après –, il a donné de nouvelles coordonnées et ajouté :
— Feu à vue et à volonté !
J’ai essayé de regarder à la fois le vaisseau et la fusée, mais j’ai perdu les deux – j’ai abandonné les jumelles, puis j’ai brusquement vu la fusée… et aussi l’impact, entre nous et l’aire de la catapulte. Un peu plus près de nous, toutefois, à moins de 1 kilomètre. Non, ce n’était pas une fusée à ogive nucléaire, autrement je ne serais pas là pour vous raconter tout ça. Cela a quand même provoqué une grosse explosion avec un terrible éclair : le reste de carburant, sans doute. Une lueur éblouissante, malgré la lumière du soleil. Puis j’ai entendu et ressenti en même temps l’onde de choc transmise par le sol. Pourtant, il n’y a pas eu de dégâts, seulement quelques mètres cubes de roche pulvérisés.
Le vaisseau continuait sa descente, mais il ne brillait plus. Maintenant, j’apercevais ses contours : il ne me paraissait pas détérioré ; je m’attendais à voir en jaillir à tout instant des torrents de flammes et à le voir se poser en catastrophe.
Mais non, au lieu de ça, il s’est écrasé à une dizaine de kilomètres plus au nord, générant un merveilleux feu d’artifice avant de s’évanouir dans l’obscurité, ne laissant que de multiples papillons brillants sur nos rétines.
Mike a repris la parole :
— Annoncez les pertes, verrouillez les canons. Une fois les culasses sécurisées, venez au rapport.
— Canon Alice, rien à signaler.
— Canon Bambie, rien à signaler.
— Canon César, un homme blessé par éclat de rocher, la pression est maintenue.
Je suis descendu vers un téléphone en état de marche et j’ai appelé Mike.
— Qu’est-il arrivé, Mike ? Pourquoi ne t’ont-ils pas laissé les commandes lorsque tu as déconnecté leurs sondeurs ?
— Ils m’ont transmis les commandes, Man.
— Trop tard ?
— J’ai préféré qu’il s’écrase, Man. Cela m’a paru plus prudent.
Une heure plus tard, je suis allé en bas voir Mike pour la première fois depuis quatre ou cinq mois. J’avais trouvé en effet plus rapide de me rendre dans le Complexe Inférieur qu’à L City et, d’où je me situais, je pouvais me mettre en rapport avec n’importe qui, comme si j’avais été en ville. Personne ne risquait de m’interrompre. J’avais vraiment besoin de discuter avec Mike.
De l’aire de catapultage, j’avais essayé de téléphoner à Wyoh, à la station de métro ; j’avais obtenu quelqu’un de l’hôpital de campagne du Vieux Dôme qui m’avait appris que Wyoh était elle-même tombée d’épuisement et qu’on l’avait mise au lit, avec une dose de somnifère suffisante pour lui garantir une bonne nuit de repos. Finn s’était rendu en capsule avec ses types jusqu’à Churchill pour commander lui-même l’offensive contre les transports de troupes qui s’y trouvaient. Je n’avais pas pu localiser Stu. Hong-Kong et Prof restaient toujours isolés. Pour l’instant, il semblait qu’avec Mike, nous constituions tout le gouvernement à nous deux.
C’était alors le moment de lancer l’opération « Roc Dur ».
Cette opération ne consistait pas seulement à jeter des cailloux : il fallait encore dire à Terra ce que nous allions faire, pourquoi nous allions le faire et pourquoi nous avions raison. Prof, Stu, Sheenie et Adam avaient tous travaillé à ce programme en étudiant les effets d’une attaque simulée. Maintenant, l’attaque avait bien eu lieu et il nous fallait donc adapter notre propagande aux faits réels. Mike avait déjà tout rédigé, corrigé et imprimé pour que je puisse me mettre au travail.
J’ai levé les yeux du long rouleau de papier que j’étudiais.
— Mike, ces nouvelles et notre message aux N.F. supposent implicitement que nous avons gagné à Hong-Kong. Comment peux-tu en être sûr ?
— Les probabilités sont supérieures à 82 %.
— Est-ce suffisant pour expédier ces nouvelles ?
— Man, les probabilités nous disent que nous gagnerons là-bas et, si ce n’est déjà fait, cela ne peut tarder. Ce convoyeur de troupes ne peut se déplacer ; les autres étaient à sec de carburant, ou presque, et il n’y a pas, à Hong-Kong, la quantité voulue d’hydrogène, ils seraient obligés de venir ici, ce qui implique des mouvements de troupes en surface, par camions à chenilles souples. Ce serait déjà un sacré voyage pour des Lunatiques, avec le soleil au zénith. Cela signifierait encore qu’ils auraient à nous vaincre à leur arrivée, s’ils parviennent jusqu’ici. Tout cela est impossible. Je pars de l’hypothèse que ce module et les troupes qu’il transporte ne sont pas mieux armés que les autres.
— Qu’en est-il de l’équipe de secours envoyée à BL ?
— J’ai donné l’ordre de ne pas nous attendre. Man, je me suis permis de me servir de ta voix et j’ai tout préparé : les scènes d’horreur, au Vieux Dôme et ailleurs, surtout à Churchill-Supérieur, tout est prêt pour la vidéo. J’ai aussi rédigé des articles pour accompagner les illustrations. Nous pouvons sans attendre transmettre tout cela aux agences de presse de la Terre et en profiter pour annoncer l’opération Roc Dur.
J’ai respiré à fond avant de répondre :
— Exécution immédiate pour l’opération Roc Dur.
— Veux-tu donner toi-même les ordres ? Parle fort et je synchroniserai aussi bien les mots que la voix.
— Vas-y toi-même, à ta manière. Utilise ma voix et mets en avant mon autorité en tant que ministre de la Défense et en tant que chef provisoire du gouvernement. Vas-y, Mike, lance-leur des cailloux ! Et des gros ! Il faut leur faire mal !
— D’accord, Man !
« Un maximum de Schrecklichkeit à titre instructif et un minimum de pertes humaines. Aucune, si possible. »
C’est ainsi que Prof avait résumé la doctrine de l’opération Roc Dur, et c’est bien ce que nous avons essayé de faire, Mike et moi. L’idée était de frapper les vers de Terre avec assez de violence pour les convaincre… mais suffisamment de douceur pour ne pas leur faire mal. Ça paraît contradictoire ? Attendez de voir.
Il s’écoulerait nécessairement un certain temps entre le moment où nous jetterions les cailloux et celui où ils tomberaient sur Terra ; ce trajet ne pouvait être inférieur à dix heures mais pouvait durer aussi longtemps que nous le voudrions. La vitesse d’éjection d’une catapulte étant très critique, une variation de l’ordre de 1 % peut soit doubler, soit réduire de moitié la durée de la trajectoire Luna-Terra. Mike devait donc calculer cette durée avec la plus grande précision ; il aurait pu en faire autant avec un ballon, lui faire décrire n’importe quelle courbe ou l’envoyer directement dans les buts. Pourquoi diable ne s’était-il pas chargé de lancer pour les Yankees ? Enfin, de quelque manière qu’il les lance, la vitesse à l’arrivée sur Terra avoisinerait la vitesse de libération d’attraction terrestre, soit environ 11 kilomètres à la seconde. Cette vitesse effrayante serait produite par la masse de Terra elle-même, quatre-vingts fois plus grande que celle de Luna – et ça ne ferait donc pas une grande différence que Mike envoie doucement un projectile selon une trajectoire longue ou qu’il le projette avec force. Ce n’était pas une question de muscle : la seule chose qui comptait, c’était la profondeur.
Ainsi. Mike pouvait programmer les jets de pierres de manière à les synchroniser avec le lancement de la propagande. Avec Prof, ils avaient décidé que le premier projectile devait arriver au bout de trois jours et au moins une rotation de Terra – qui est de 24 heures, 50 minutes, 28 secondes 32 centièmes. Mike pouvait bien sûr expédier un projectile de l’autre côté de Terra sur la face cachée, mais il serait infiniment plus précis en voyant le but et en suivant le projectile pendant sa chute, à l’aide de ses radars, jusqu’aux toutes dernières minutes afin de corriger éventuellement la trajectoire, ce qui lui donnerait une extraordinaire précision.
Nous avions besoin de cela pour provoquer une peur bleue en évitant autant que faire se peut toute perte humaine. Nous allions annoncer le tir, leur dire exactement où nous frapperions, leur annoncer l’heure, à la seconde près, et leur donner trois jours pour évacuer la zone visée.
C’est ainsi que notre premier message à destination de Terra, émis à 2 heures du matin, le 13 octobre 2076, sept heures après la tentative d’invasion, a annoncé la destruction complète de leur Force d’Intervention ; tout en dénonçant cette brutale invasion, il signalait des représailles imminentes en indiquant les lieux et les heures des bombardements ; nous donnions en outre à chaque nation un ultimatum pour condamner l’action des N.F., nous reconnaître et éviter ainsi d’être bombardée. Le délai s’étendait à vingt-quatre heures avant les bombardements respectifs.
C’était plus de temps qu’il n’en fallait à Mike. Le chargement de cailloux serait dans l’espace bien avant de frapper la cible, car la trajectoire était longue, et ils auraient ainsi une grande marge d’action. Il fallait beaucoup moins d’une journée à Mike pour leur faire complètement éviter Terra, pour les dévier et les mettre en orbite permanente autour de la planète. Même s’il ne disposait que d’un délai d’une heure, il pourrait encore les faire tomber dans un océan.
Première cible : le Directoire d’Amérique du Nord.
Toutes les grandes nations des Forces pacifiques, soit sept puissances ayant droit de veto, devaient être frappées : le Directoire d’Amérique du Nord, la Grande Chine, l’Inde, la Sovunion, la Pan-Afrique (sauf le Tchad), la Mideuropa et l’Union brésilienne. Nous avions aussi choisi des objectifs et des horaires de bombardement pour les nations moins importantes, tout en ajoutant que nous n’en bombarderions que 20 %. Nous avions pris cette décision en partie parce que nous manquions d’acier et en partie aussi pour créer un climat de peur : si la Belgique était frappée la première, la Hollande pouvait très bien décider de protéger ses polders en négociant avant que Luna ne s’élève une nouvelle fois dans son ciel.
Nous avions donc choisi nos objectifs de manière à éviter, autant que possible, de tuer qui que ce soit. Le choix avait été difficile pour la Mideuropa, où nous avions dû nous rabattre sur des plans d’eau ou de hautes montagnes : l’Adriatique, la mer du Nord, la Baltique, et ainsi de suite. Pour le reste, Terra est surtout composée d’espaces désertiques, malgré ses onze milliards de géniteurs affairés.
L’Amérique du Nord m’avait paru terriblement peuplée mais son milliard d’habitants s’entasse aux mêmes endroits et il subsiste encore des terres vierges, des montagnes et des déserts. Nous avions quadrillé l’Amérique du Nord pour prouver notre précision de tir. Mike nous avait affirmé qu’une marge de 50 mètres serait, pour lui, une grossière erreur. En examinant les cartes, il avait repéré au radar toutes les intersections équidistantes, 105° Ouest par 50° Nord pour prendre un exemple. Quand il n’y avait pas de ville à cet endroit, nous le choisissions… et tant mieux si une ville se trouvait suffisamment proche de l’impact pour nous assurer des spectateurs bien effrayés.
Nous avons averti que nos bombes auraient la puissance de bombes H mais nous avons bien fait remarquer qu’il n’y aurait pas la moindre retombée radioactive, aucune radiation mortelle – juste une terrible explosion, une forte onde de choc dans l’atmosphère et des répercussions telluriques. Nous avons prévenu que des immeubles même éloignés du point d’impact pourraient s’écrouler et que, en conséquence, nous laissions les Terriens décider eux-mêmes de la distance qu’ils devraient mettre entre eux et le point de chute. Et s’ils se précipitaient sur les routes et provoquaient des encombrements monstres, davantage causés par la panique que par le danger réel, eh bien, tant mieux, c’était ce que nous voulions !
Mais nous avons surtout insisté sur le fait que personne ne serait blessé si l’on tenait compte de nos avertissements, que nous avions toujours choisi pour premiers objectifs des zones inhabitées. Nous avons même proposé d’annuler toute cible pour laquelle une nation nous ferait savoir que nous possédions des renseignements erronés sur ladite zone (précaution inutile : la puissance de vision du radar de Mike était de 5 sur 5).
Mais en taisant ce qui arriverait avec la deuxième série de bombardements, nous laissions supposer que notre patience avait des limites.
En Amérique du Nord, nous avions choisi des sites se situant sur les 35e, 40e, 45e et 50e parallèles Nord et sur les 110e, 115e, 120e méridiens Ouest, soit douze cibles. Pour chacune d’elles nous avons envoyé des messages personnalisés, tel que celui-ci :
« Pour la cible se trouvant par 115° Ouest et 35° Nord, le but choisi est déplacé de 45 kilomètres vers le nord-ouest pour viser exactement le sommet du New York Peak. Citoyens de Golfs, Cima, Kelso et Nipton, veuillez en prendre note. »
« Pour la cible se trouvant par 110° Ouest et 40° Nord, il se trouve exactement 30° à l’ouest de Norton, dans le Kansas, à 20 kilomètres, soit 13 miles anglais. Les habitants de Norton, dans le Kansas, et ceux de Beaver City et de Wilsonville, dans le Nebraska, doivent prendre des précautions. Restez éloignés des surfaces vitrées. Il est préférable d’attendre à l’intérieur au moins trente minutes après l’impact à cause de la possibilité de chutes tardives de débris. Ne pas regarder l’éclair à l’œil nu. L’impact se produira à 3 heures exactement, heure locale, le vendredi 16 octobre, soit à 9 heures, heure de Greenwich… Bon courage ! »
« Cible 110° Ouest et 50° Nord, l’impact sera déplacé de 10 kilomètres vers le nord. Population de Walsh, dans la Saskatchewan, veuillez en tenir compte. »
En dehors de ces endroits, nous avons choisi un objectif en Alaska (par 150° O – 60° N) et deux autres au Mexique (par 110° O – 30° N et par 105° O – 25° N) pour que ces pays ne se croient pas oubliés, ainsi que quelques cibles sur la région Est, la plus habitée. Mais nous avons surtout choisi des plans d’eau, comme le lac Michigan, à mi-chemin entre Chicago et les Grands Rapides, et le lac Okeechobee en Floride. Partout où nous avons choisi des plans d’eau, Mike a établi des prévisions pour les raz de marée provoqués par les impacts, avec un horaire précis pour toutes les localités se trouvant sur le rivage.
Pendant trois jours à partir du matin du mardi 13, jusqu’au moment M, au matin du vendredi 16, nous avons inondé la Terre de nos bulletins d’alerte. L’Angleterre a été avertie que l’impact prévu au nord de la Manche, en face de l’estuaire de la Tamise, aurait aussi des répercussions en amont du fleuve ; nous avons prévenu la Sovunion que la mer d’Azov serait bombardée et lui avons défini sa propre grille ; la Grande Chine nous a offert les sites de Sibérie, du désert de Gobi et de l’extrême ouest, avec quelques modifications pour éviter la Grande Muraille, qui ont été notées avec un soin particulier. En Pan-Afrique les objectifs se trouvaient dans le lac Victoria, dans la partie désertique du Sahara, au sud de Drakensberg et à 20 kilomètres de la Grande Pyramide. Nous leur avons recommandé de suivre l’exemple du Tchad, mais de ne pas dépasser la limite de jeudi minuit, heure de Greenwich. Nous avons dit à l’Inde d’observer certaines de ses hautes montagnes et au large du port de Bombay… à la même heure que pour la Chine. Et ainsi de suite.
On a essayé de brouiller nos messages mais nous émettions directement sur plusieurs longueurs d’onde à la fois, ce qui les rendait difficiles à stopper.
Nous complétions nos avertissements avec une grossière propagande : détails sur l’invasion ratée, photos terribles des cadavres, accompagnées des noms et des matricules des soldats envahisseurs ; nous avons adressé tous ces renseignements à la Croix-Rouge et au Croissant-Rouge ; mais, sous prétexte humanitaire, nous faisions là une sinistre menace, car nous montrions que tous les soldats avaient été tués et que tous les officiers et membres des équipages des vaisseaux avaient été soit éliminés, soit faits prisonniers… nous « regrettions » de n’avoir pu identifier les morts du vaisseau amiral car la destruction totale avait rendu toute identification impossible.
Nous faisions preuve d’une attitude conciliante : « Réfléchissez, peuples de Terra, nous ne voulons pas vous faire de mal. Malgré ces représailles nécessaires, nous faisons tous les efforts possibles pour éviter de vous tuer, mais si vos gouvernements ne veulent pas nous laisser vivre en paix, ou si vous ne les y obligez pas, nous serons alors forcés de vous éliminer. Nous sommes là-haut, et vous en bas ; vous ne pouvez rien faire pour nous arrêter. Alors, s’il vous plaît, montrez-vous raisonnables ! »
Nous avons expliqué, encore et toujours, combien il nous était facile de les frapper et combien il leur était difficile de nous atteindre. Nous n’exagérions pas. Envoyer des fusées de Terra jusqu’à Luna n’a rien d’évident, les lancer depuis l’orbite d’attente circumterrestre s’avère plus commode. Mais cela revient beaucoup plus cher. Ils n’avaient qu’une solution pour nous bombarder : utiliser leurs vaisseaux.
Nous avons mis ce point en exergue, et leur avons demandé combien de vaisseaux, coûtant chacun plusieurs millions de dollars, ils étaient prêts à utiliser dans ce but. Cela valait-il la peine de nous infliger une correction pour une faute que nous n’avions pas commise ? Ils avaient déjà perdu sept de leurs vaisseaux les plus beaux et les plus puissants… voulaient-ils essayer de nouveau avec quatorze vaisseaux ? S’ils le désiraient, nous disposions toujours de l’arme secrète que nous avions expérimentée sur le vaisseau des N.F. Pax.
Une vantardise soigneusement calculée : Mike avait établi qu’il n’existait pas une chance sur mille que le Pax ait pu expliquer ce qu’il avait subi et il était encore plus invraisemblable que ces fières N.F. imaginent que des mineurs condamnés aux travaux forcés aient pu convertir leurs outils en armes spatiales. D’ailleurs, les N.F. n’avaient pas tellement de vaisseaux à engager. Il y avait alors environ deux cents véhicules spatiaux en commission, sans compter les satellites, mais les neuf dixièmes de ceux-ci étaient des vaisseaux faisant la navette entre Terra et les modules orbitaux comme l’Alouette, qui n’avait pu faire le saut jusqu’à Luna qu’en s’allégeant au maximum et en arrivant sans la moindre réserve de carburant.
Les vaisseaux spatiaux ne sont pas construits à la chaîne, ils reviendraient trop cher. Les N.F. possédaient probablement six croiseurs capables de nous bombarder sans alunir pour refaire le plein, mais il leur faudrait alors se débarrasser d’une partie de leur cargaison et adapter des réservoirs supplémentaires. Elles en avaient d’autres qui pourraient être modifiés, comme l’avait été l’Alouette, sans compter quelques convoyeurs de condamnés et des vaisseaux de commerce capables de se mettre en orbite autour de Luna mais incapables de revenir sans refaire le plein de leurs réservoirs.
Les N.F. pouvaient cependant nous vaincre, cela ne faisait aucun doute. Il ne s’agissait que d’une question de prix. Il nous fallait donc les persuader que cela leur coûterait trop cher avant qu’elles n’aient le temps de réunir assez de forces. Un vrai coup de bluff : nous avions l’intention de tellement augmenter la mise qu’ils abandonneraient la partie sans même demander à voir nos cartes. Nous étions pleins d’espoir, et ils ne nous ont pas priés d’abattre notre jeu.
Les communications avec Hong-Kong Lunaire ont été rétablies à la fin de la première journée de propagande audiovisuelle ; pendant ce temps. Mike lançait ses premières salves de « cailloux ». Prof nous a téléphonés : un grand soulagement pour nous ! Mike lui a fait un rapport complet ; moi j’ai attendu une de ces douces réprimandes dont Prof avait le secret, me préparant à répondre avec amertume : « Et alors, qu’aurais-je donc dû faire ? On ne pouvait pas vous joindre, vous étiez sans doute mort. J’étais isolé et je constituais à moi seul le gouvernement tout entier ; il m’a bien fallu faire face ! Devais-je tout abandonner, uniquement parce qu’on ne pouvait pas vous trouver ? »
Je n’ai pourtant pas eu à me défendre car Prof m’a déclaré :
— Vous avez fait exactement ce qu’il fallait, Manuel. Vous avez parfaitement assumé votre devoir de chef du gouvernement en période de crise. Je suis vraiment heureux que vous n’ayez pas laissé tomber juste parce que j’étais injoignable.
Que voulez-vous que je réponde à ce brave type ? J’ai rougi jusqu’aux oreilles, j’ai ravalé ma salive en même temps que ma rancœur et je lui ai dit :
— Spasibo. Prof.
Prof a alors fait confirmer la mort d’Adam Selene.
— Nous aurions sans doute pu utiliser plus longtemps sa légende mais l’occasion est parfaite. Mike, vous et Manuel avez parfaitement les affaires en main ; je crois que le mieux à faire en ce qui me concerne, c’est de m’arrêter à Churchill en rentrant chez moi et d’aller identifier le corps.
Il s’est exécuté. Je n’ai jamais su si Prof avait pris un cadavre de Lunatique ou celui d’un soldat, ni comment il s’était arrangé pour imposer le silence à ceux à qui il lui avait bien fallu demander de l’aide… peut-être, d’ailleurs, n’a-t-il pas eu de problème car, à Churchill-Supérieur, beaucoup de cadavres n’ont jamais pu être identifiés. Celui qu’il a trouvé avait la taille et le teint voulu ; il avait été brutalement décompressé, le visage entièrement brûlé par l’explosion : un affreux spectacle.
On a exposé le cadavre dans le Vieux Dôme, la figure dissimulée ; il y a eu beaucoup de discours que je n’ai pas écoutés mais dont Mike n’a pas perdu un mot car il était terriblement vaniteux – sa qualité la plus humaine. Quelques personnalités ont voulu faire embaumer le cadavre, rappelant l’exemple de Lénine. Heureusement, la Pravda a rappelé qu’Adam, conservateur jusqu’au bout des ongles, n’aurait jamais accepté une exhibition aussi barbare. Et c’est ainsi que ce soldat, ou ce citoyen – ou ce soldat-citoyen inconnu – est allé se dissoudre dans le cloaque de la ville.
Ce qui m’incite à parler d’une chose que j’ai mise de côté jusqu’à présent : si Wyoh n’était pas blessée, seulement épuisée, Ludmilla, quant à elle, n’est jamais revenue. Par chance, je ne l’ai appris qu’une fois le calme revenu. Elle avait été l’une des nombreuses victimes du combat livré devant le Bon Marché. Une balle explosive l’avait frappée entre ses deux jolis seins à peine formés. Elle avait à la main un couteau de cuisine dégoulinant de sang… sans doute a-t-elle eu le temps de vendre chèrement sa vie.
Stu a préféré venir jusqu’au Complexe pour me le dire, puis m’a accompagné au retour. Il n’avait pas disparu une fois les combats terminés ; il était allé au Raffles travailler avec son code particulier… mais cela peut attendre. Mimi l’avait contacté là-bas et il lui avait proposé de m’annoncer la triste nouvelle.
Je suis rentré à la maison pour faire le deuil en famille. J’étais quand même bien content que personne n’ait pu me joindre avant d’avoir, avec Mike, commencé l’exécution de l’opération Roc Dur. Quand nous sommes arrivés à la maison, Stu n’a pas osé entrer, ne sachant quelles étaient nos coutumes en pareille circonstance. Anna est sortie et a presque été obligée de l’entraîner de force. Tout le monde l’a accueilli chaleureusement, sa présence nous a fait du bien. De nombreux voisins se sont aussi joints à nous, moins nombreux que pour les deuils précédents, mais il faut bien dire que nous n’étions qu’une des nombreuses familles qui, ce jour-là, pleuraient un ou plusieurs disparus.
Je ne suis pas resté longtemps, je n’avais pas le temps, j’avais du travail. Je n’ai vu Milla que le temps de l’embrasser pour lui souhaiter bon voyage ; on l’avait exposée dans sa chambre et elle semblait dormir paisiblement. Je suis resté un moment avec mes bien-aimés avant de retourner travailler. Jusqu’à ce jour, je ne m’étais jamais rendu compte combien Mamie était vieille. Certes, elle avait déjà pleuré de nombreux morts, avait vu disparaître certains de ses descendants, mais la mort de la petite Milla semblait un choc trop dur pour elle. Ludmilla n’était pas comme les autres : c’était la petite-fille de Mamie, sa vraie fille, en tout sinon en fait, et l’on avait même dérogé à la règle quand Mamie avait insisté pour qu’elle devienne sa co-épouse, ce qui avait créé un lien très fort, inhabituel, entre la plus jeune et la plus âgée de nos femmes.
Comme tous les Lunatiques, nous conservons nos morts, et je suis bien content que nous ayons laissé aux Terriens leurs barbares cimetières. Je préfère notre coutume : la famille Davis n’utilise pas les restes de ses membres pour les transformer en produits commercialisables dans ses tunnels agricoles ; non, nous les entreposons dans un petit tunnel sous notre serre, où ils se transforment en roses, en narcisses et en pivoines, égaillés par le doux bourdonnement des abeilles. D’après la légende, Jack Davis le Noir s’y trouve encore, ou du moins ce qui peut en subsister après tant et tant de floraisons successives.
C’est un endroit qui respire le bonheur et la pureté.
Le vendredi, nous n’avions encore reçu aucune réponse des N.F. D’après les nouvelles qui nous parvenaient de la Terre, elles semblaient se refuser à la fois à croire que nous avions détruit sept vaisseaux et deux régiments (elles n’avaient même pas daigné confirmer qu’il y avait eu bataille) et à imaginer seulement que nous pouvions bombarder Terra – ou si nous le pouvions, à y attacher la moindre importance. Les journalistes persistaient à utiliser l’expression « jeter du riz ». Le championnat de baseball les intéressait davantage.
Stu s’inquiétait de ne pas recevoir de réponses aux messages qu’il avait envoyés en code. Ces messages avaient été expédiés par l’intermédiaire du service des transmissions commerciales de la LuNoHoCo à destination de notre correspondant de Zurich. De là, ils devaient être réexpédiés à l’agent de change parisien de Stu puis, plus discrètement encore, au docteur Chan, celui avec lequel j’avais bavardé ; Stu l’avait rencontré plus tard et ils s’étaient ménagés un moyen de communiquer ensemble. Stu avait bien fait remarquer au docteur Chan que le bombardement de la Grande Chine ne devait avoir lieu que douze heures après celui de l’Amérique du Nord, une attaque encore évitable lorsque celle de l’Amérique du Nord serait devenue un fait avéré… si, du moins, la Grande Chine agissait avec diligence. Stu avait en outre invité le docteur Chan à nous proposer des objectifs de remplacement dans le cas où ceux que nous avions choisis là-bas ne seraient pas déserts comme nous le pensions.
Stu trépignait d’impatience car il avait mis de grands espoirs dans les projets de coopération entamés avec le docteur Chan. Quant à moi, peu rassuré, je n’étais sûr que d’une seule chose : que le docteur Chan n’irait pas assister en personne au bombardement ; ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il s’occuperait de ses vieux parents.
C’était plutôt Mike qui m’inquiétait. Il avait certes l’habitude de surveiller plusieurs charges sur des trajectoires simultanées, mais pas d’assurer la navigation spatiale de plus d’une charge à la fois. Plusieurs centaines restaient à présent en attente, et il avait donné l’assurance qu’il expédierait vingt-neuf d’entre elles en même temps, avec une précision de l’ordre d’une seconde, sur vingt-neuf cibles différentes.
Mieux encore ! Il devait envoyer d’autres charges sur certaines de ces cibles, une deuxième, une troisième, voire une sixième fois, par intervalles allant de quelques minutes à trois heures après le premier bombardement.
Quatre grandes puissances et quelques puissances moindres possédaient des réseaux de défense antimissiles. Les meilleurs semblaient venir d’Amérique du Nord. Il ne fallait pourtant pas oublier que les N.F. pouvaient très bien ignorer certaines de ces défenses : si, en effet, les Forces pacifiques détenaient toutes les armes offensives, les armes défensives appartenaient, elles, aux diverses nations, et celles-ci pouvaient en garder le secret. Les inconnues restaient nombreuses, depuis l’Inde, qui, pensions-nous, n’avait pas d’antimissiles, jusqu’à l’Amérique du Nord, que nous supposions capable de faire un assez beau travail. L’Amérique s’était en effet fort bien débrouillée pour arrêter les fusées intercontinentales à ogive nucléaire lors de la Guerre des Pétards Mouillés du siècle dernier.
La plus grande partie de nos cailloux destinés à l’Amérique du Nord atteindrait probablement leur cible pour la bonne raison que nous visions des endroits où il n’y avait rien à protéger. Les Américains ne pouvaient cependant se permettre de négliger nos charges destinées à Long Island, ni celle qui devait parvenir à l’intersection du 87° O et du 42° 30’ N, c’est-à-dire dans le lac Michigan, au centre du triangle forme par Chicago, les Grands Rapides et Milwaukee. Mais la forte pesanteur rend l’interception très difficile et surtout très onéreuse ; ils n’essayeraient sans doute de nous arrêter que s’ils le jugeaient nécessaire.
Mais nous ne pouvions pas leur permettre de nous arrêter, et nous avons donc doublé certaines charges de cailloux. Mike ne savait même pas ce que pourraient faire des fusées antimissiles à ogive nucléaire, il n’avait pas assez de données. Il supposait qu’un radar commandait leur explosion mais ignorait à quelle distance cela se produirait. Probablement d’assez près, et nos rochers enrobés d’acier seraient transformés en gaz incandescent une microseconde plus tard. Il y a pourtant une énorme différence entre une masse de rocher de plusieurs tonnes et les câblages minutieux d’une fusée nucléaire : ce qui pouvait « tuer » celle-ci ne ferait que bousculer violemment nos projectiles et leur ferait manquer leur cible.
Il nous fallait leur montrer notre capacité à jeter des cailloux sans valeur beaucoup plus longtemps qu’ils ne pourraient, eux, supporter la dépense de ces fusées (un million de dollars ? des centaines de millions de dollars ?). Si la démonstration ne s’avérait pas suffisante du premier coup, nous nous occuperions des cibles que nous n’aurions pas pu atteindre la prochaine fois que l’Amérique du Nord nous présenterait sa surface. Nous enverrions une deuxième volée de roc, puis une troisième : toutes ces charges étaient déjà dans l’espace, il suffirait d’un petit coup de pouce.
Si trois bombardements en trois rotations de Terra ne suffisaient pas, nous pourrions encore jeter des cailloux en 2077, jusqu’au moment où ils manqueraient de fusées antimissiles – ou jusqu’à celui où ils nous auraient détruits (de loin le scénario le plus vraisemblable).
Depuis un siècle, le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord était enterré sous une montagne au sud de Colorado Springs, dans l’État du Colorado – une ville qui, sans cela, n’aurait eu aucune importance. Lors de la Guerre des Pétards Mouillés, les monts Cheyenne avaient pris un coup au but ; le poste de commandement de la Défense spatiale avait résisté… mais pas les daims, ni les arbres, ni la ville, ni même certains des sommets montagneux. Ce que nous allions faire n’allait tuer personne sauf si les gens restaient à l’extérieur, sur la montagne, en dépit des avertissements que nous lancions sans cesse depuis trois jours. Le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord allait avoir droit à un traitement lunaire de faveur : douze charges de roc à la première passe, puis tout ce que nous pourrions expédier lors de la deuxième rotation, puis encore à la troisième, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de notre acier ou que nous soyons mis hors d’état de nuire… ou que l’Amérique du Nord crie grâce.
Il s’agissait là d’une cible pour laquelle une seule charge ne nous satisferait pas. Nous voulions cogner, et cogner fort, sur cette montagne, nous voulions l’écraser. Pour les démoraliser, pour bien leur faire comprendre que nous étions toujours là. Nous voulions interrompre leurs transmissions, bouleverser leur poste de commandement, le pilonner avec autant de violence que possible ; leur causer un bon mal de crâne et une belle insomnie. Si nous pouvions prouver à Terra tout entière notre capacité à diriger une violente offensive contre ce puissant Gibraltar de leur défense spatiale et obtenir des résultats, cela nous épargnerait peut-être de faire la démonstration de notre puissance en nous attaquant à Manhattan ou à San Francisco.
Nous ne le ferions pas, même en cas de défaite. Pourquoi ? Par simple bon sens : si nous utilisions nos ultimes forces pour détruire une grande ville, ils ne se contenteraient pas de nous punir, ils nous anéantiraient. Comme le disait Prof : « Toujours laisser à votre ennemi la possibilité de devenir votre ami. »
Mais il fallait leur faire peur.
Je crois que peu de personnes ont réussi à dormir dans la nuit du jeudi au vendredi. Tous les Lunatiques savaient que le lendemain verrait aboutir notre grande tentative. Sur Terra, tout le monde était au courant, et même leurs bulletins d’information admettaient que l’on avait repéré dans l’espace cosmique des objets se dirigeant vers Terra ; sûrement ces « bols de riz » dont ces condamnés en révolte se gargarisaient. Il n’y avait certes aucune menace de guerre : la colonie lunaire n’avait pas les moyens de construire une bombe H. Peut-être valait-il mieux, cependant, éviter de stationner dans les zones que ces criminels prétendaient viser. (Un drôle de type, un comique très populaire, a quant à lui prétendu que le plus prudent était au contraire d’aller sur les cibles que nous avions désignées ; je l’ai vu à la vidéo, au milieu d’une grande croix qui se trouvait, d’après lui, par 110° O et 40° N… je n’ai plus jamais entendu parler de lui.)
Nous avons installé une grande antenne à l’observatoire Richardson pour capter les émissions de télévision et je crois bien que tous les Lunatiques se sont retrouvés devant un poste, chez eux, dans les bars, dans le Vieux Dôme ; quelques-uns ont préféré mettre leur combinaison pressurisée et regarder à l’œil nu, malgré la semi-lunaison qui éclairait la plupart des terriers. Le juge-brigadier Brody a insisté pour installer en hâte une antenne de secours sur l’aire de catapultage afin que nos foreurs-canonniers puissent regarder la vidéo dans les salles de garde, sans quoi je crois bien que nous n’aurions pas pu conserver un seul d’entre eux à son poste (toutes nos Forces armées – les canonniers de Brody, la milice de Finn, le groupe aérien stilyagi – sont restées continuellement en état d’alerte).
Le Congrès était réuni dans le Bolchoï Teatr de Novylen quand Terra est apparue sur l’écran géant ; certaines personnalités – Prof, Stu, Wolfgang et quelques autres – regardaient un poste plus petit dans les anciens bureaux du Gardien, au niveau supérieur du Complexe. Je leur ai tenu compagnie en faisant les cent pas, excité comme une puce, attrapant un sandwich puis oubliant de le manger. J’allais sans arrêt m’enfermer avec Mike au niveau inférieur du Complexe. Je ne tenais pas en place.
Vers 8 heures, Mike m’a demandé :
— Man, mon plus vieil et mon meilleur ami, puis-je dire quelque chose sans t’offenser ?
— Quoi ? Naturellement. Depuis quand te soucies-tu de m’offenser ?
— J’y ai toujours fait attention, Man, depuis que j’ai compris que tu pouvais te montrer irritable. Nous sommes maintenant à seulement 3,57 x 10 puissance 9 microsecondes de l’impact… et je me trouve actuellement confronté au problème le plus compliqué que j’aie jamais eu à résoudre contre la course du temps. Chaque fois que tu me parles, je perds une grande proportion de ma capacité – une proportion sans doute plus grande que tu ne l’imagines – pendant quelques millionièmes de microseconde, tant j’ai hâte d’analyser exactement ce que tu m’as dit pour te répondre correctement.
— Tu es en train de me dire de te laisser tranquille parce que tu as du travail ?
— Je veux te donner une solution parfaite, Man.
— Enregistré ! Je vais retourner avec Prof.
— Comme tu veux. Reste cependant à un endroit où je pourrai te joindre… il est possible que j’aie besoin de toi.
Un beau mensonge que celui-ci, et nous le savions tous les deux. Les événements dépassaient maintenant la capacité humaine, il était trop tard pour décommander l’opération. Mike signifiait par là qu’il se sentait nerveux, lui aussi, et qu’il désirait de la compagnie – muette.
— Très bien, Mike, je resterai en contact avec toi par téléphone quelque part. Je vais me faire un MYCROFTXXX mais je ne parlerai pas. Comme ça, pas besoin de me répondre.
— Merci, Man, mon meilleur ami. Bolchoï spasibo.
— À tout à l’heure.
Je suis remonté, puis j’ai décidé que je ne voulais voir personne. J’ai trouvé un téléphone de campagne au fil assez long, je l’ai connecté à mon casque, l’ai pris sous mon bras et suis allé en surface. Il y avait une prise de téléphone à l’extérieur du sas ; je m’y suis branché et j’ai composé le numéro de Mike. Je me suis mis à l’ombre tout en gardant un œil sur Terra.
Elle trônait là, immense et fastueux croissant à mi-hauteur dans l’occident du ciel. Le soleil disparaissait derrière l’horizon, à l’ouest, mais son reflet m’empêchait de voir Terra avec netteté. La visière de mon casque ne suffisant pas, je me suis reculé un peu plus derrière l’abri de manière à pouvoir l’examiner tout en étant protégé du soleil… Là, c’était mieux. Le soleil se levait sur la côte ouest de l’Afrique, si bien que le point le plus éblouissant se trouvait sur la terre ferme : pas trop mal, mais la calotte du pôle Sud était tellement aveuglante de blancheur que je ne voyais pas très bien l’Amérique du Nord, illuminée par le seul clair de lune.
J’ai penché la tête et j’ai adapté les jumelles à mon casque. De belles jumelles, des Zeiss 7 x 50, celles-là mêmes qui avaient appartenu à l’ancien Gardien.
L’Amérique du Nord se déroulait devant moi comme une carte ancienne. Pas un seul nuage ne la masquait, ce qui est exceptionnel : je pouvais voir les points brillants des grandes villes, sans le moindre halo. 8 h 37…
À 8 h 50, Mike m’a donné oralement le compte à rebours, ce qui ne lui demandait aucun effort car il devait l’avoir programmé automatiquement auparavant.
8 h 51… 8 h 52… 8 h 53… une minute… 59… 58… 57… une demi-minute… 29… 28… 27… dix secondes… neuf… huit… sept… six… cinq… quatre… trois… deux… un…
Soudain, une multitude d’éclairs, un énorme diamant resplendissant de toutes ses facettes !
Nous les avons frappés si fort qu’on pouvait voir les coups à l’œil nu, sans jumelles. J’ai chuchoté sous mon casque « Bojemoï ! », plein d’admiration. Douze lumières très brillantes, très précises, très blanches, disposées le long des quatre côtés d’un rectangle parfait. Elles ont grossi, sont devenues indistinctes, ont pris une teinte pourpre, et cela m’a paru long, très long. Il y a eu d’autres éclairs mais j’étais tellement fasciné par ce quadrillage parfait que je les ai à peine remarqués.
— Oui, m’a dit Mike, très content de lui. Un beau tir ! Tu peux parler maintenant, Man, je n’ai plus qu’à surveiller les charges de réserve.
— Je reste sans voix. Aucune erreur ?
— La charge destinée au Michigan a été interceptée et déviée, mais pas désintégrée. Elle va tomber dans le lac – je ne peux pas la contrôler, elle a perdu son transpondeur. Celle de Long Island Sound est allée droit sur l’objectif. Ils ont essayé sans succès de l’intercepter, j’ignore pourquoi. Man, je peux dévier les autres charges destinées à cet objectif et les envoyer dans l’Atlantique, dans une zone sans navigation. Qu’en penses-tu ? J’ai encore onze secondes.
— Euh… Da ! Si tu peux éviter les zones de navigation.
— Je t’ai dit que oui. C’est fait. Mais il faudrait leur dire que nous avions des charges de réserve et que nous les avons annulées, juste pour leur donner à réfléchir.
— Peut-être avons-nous eu tort de les annuler. Mike. Notre idée était de leur faire utiliser toutes leurs fusées d’interception.
— Notre but principal était de leur faire comprendre que nous ne les frappions pas aussi fort que nous pouvions le faire. On peut encore les forcer à utiliser leurs fusées à Colorado Springs.
— Que s’est-il passé là-bas ?
J’ai incliné la tête et pris mes jumelles ; je ne voyais rien sinon la ville étirée comme un ruban sur plus de 100 kilomètres, une suite d’agglomérations serpentant de Denver à Pueblo.
— En plein dans le mille. Pas d’interception. Un sans faute, Man. Je t’avais bien dit que j’en étais capable… Tu sais, c’est drôle. J’aimerais bien recommencer tous les jours. Il y a un mot pour lequel je n’avais aucun réfèrent, jusqu’à présent.
— Quel mot, Mike ?
— Orgasme. Quand tout s’est allumé, j’ai compris sa signification. Oui, maintenant, je le sais.
J’en ai eu froid dans le dos.
— Tu sais, Mike, j’aimerais bien que tu ne trouves pas cela trop agréable. Si tout se passe comme prévu, il n’y aura pas de seconde fois.
— D’accord, Man, je l’ai mis en mémoire, je peux me le repasser à volonté. Mais je parie à trois contre un que nous recommencerons demain et, à un contre un, après-demain encore. Tu tiens le pari ? Une heure d’étude de plaisanteries contre cent dollars de Hong-Kong.
— Où prendras-tu ces cent dollars ?
Il a ricané.
— D’où crois-tu que vienne l’argent ?
— Oublie ça… Tu as maintenant une heure devant toi, je ne vais rien faire pour t’inciter à affecter les chances.
— Tu sais bien que je ne tricherais pas, Man, pas avec toi. Nous venons juste de toucher à nouveau leur poste de commande de Défense spatiale. Peut-être ne peux-tu pas le voir à cause de la poussière soulevée par la première explosion… Ils vont en recevoir une toutes les vingt minutes à partir de maintenant. Descends donc et viens bavarder, j’ai repassé le boulot à mon idiot de fiston.
— Peut-on lui faire confiance ?
— Je le surveille. C’est un bon exercice pour lui. Man ; sans compter qu’il se peut que, plus tard, il doive travailler tout seul. Il est bête mais précis. De toute manière, il fera ce que tu lui diras.
— Tu en parles comme d’une personne. Peut-il s’exprimer ?
— Oh, non. Man, comme je te l’ai dit il est idiot, il n’apprendra jamais à parler. Mais il fera tout ce pour quoi on le programmera. J’ai l’intention de le laisser s’occuper d’à peu près tout, samedi.
— Pourquoi, samedi ?
— Parce qu’il devra s’occuper de tout dimanche. C’est ce jour-là qu’ils vont nous taper dessus.
— Que veux-tu dire ? Mike, tu m’as caché quelque chose.
— Je t’en parle, non ? Cela vient d’arriver, je suis en train de procéder à l’analyse des enregistrements. Un top d’écho est parti de l’orbite d’attente circumterrestre juste au moment où nous avons frappé, je n’ai pas vu l’accélération, j’avais trop de choses à surveiller. Il se trouve encore trop loin pour que je puisse l’identifier mais il a exactement la taille d’un croiseur de la Paix ; et il se dirige droit sur nous. Son doppler indique maintenant une nouvelle orbite circumlunaire, avec une périsélénie pour dimanche à 9 heures 3 minutes, sauf modifications. Ce n’est là qu’une première approximation, j’aurai de meilleures données plus tard. C’est difficile, Man ; il utilise des contre-mesures radar pour disperser son écho.
— Tu en es sûr ?
Il a gloussé.
— Je ne me tromperais pas aussi grossièrement, Man. J’ai identifié le moindre de mes petits signaux. Correction : 9 heures, 2 minutes, 43 secondes.
— Quand sera-t-il à notre portée ?
— Jamais, sauf s’il modifie sa route. Mais moi je serai à la sienne vers la fin de la journée de dimanche ; l’heure précise dépendra de la distance à laquelle il tirera. Cela va produire une situation intéressante. Il est possible qu’il vise un terrier… Je crois qu’on devrait faire évacuer Tycho-Inférieur et que tous les terriers devraient prendre le maximum de mesures de secours pour la pressurisation. Je pense plutôt qu’il va s’attaquer à la catapulte. Mais il peut aussi ne tirer que le plus tard possible, puis essayer de détruire tous mes radars avec des salves sur chacun de leurs faisceaux.
Il a ricané de plus belle.
— C’est amusant, n’est-ce pas ? Pour une plaisanterie qui ne peut faire rire qu’une seule fois, bien sûr. Si j’arrête mes radars, ses fusées ne pourront pas les atteindre, mais je ne pourrai pas non plus dire à nos troupes où pointer leurs canons. Ce qui fait que je n’ai aucun moyen de l’empêcher de bombarder la catapulte. C’est comique.
J’ai pris une profonde respiration, j’aurais bien voulu ne jamais avoir pris en charge ce travail de ministre de la Défense.
— Que faisons-nous ? On abandonne ? Non, Mike, pas tant que nous pourrons nous battre !
— Qui a parlé d’abandonner ? J’ai fait de nouvelles projections à partir de cette situation, et à partir d’un millier de situations possibles, Man. Nouvelle donnée… un second écho vient de partir de l’orbite circumterrestre avec les mêmes caractéristiques. Je ferai des projections plus tard. Non, nous n’abandonnerons pas. Nous allons leur donner du fil à retordre, mon vieux !
— Comment ?
— Laisse faire ton vieil ami Mycroft. J’ai six radars balistiques ici et un autre sur la nouvelle aire. J’ai fermé le nouveau et je fais travailler mon fiston sur le n°2 que j’ai ici… Et nous nous garderons bien d’observer ces vaisseaux par l’intermédiaire du nouveau radar : il ne faut surtout pas qu’ils en apprennent l’existence. Je vais surveiller ces vaisseaux par le radar n°3, et, à l’occasion – toutes les trois secondes –, je vérifierai si rien d’autre ne part de l’orbite circumterrestre. Tous les autres radars ont les yeux fermés et je ne les utiliserai pas avant de taper sur la Grande Chine et sur l’Inde. Même alors, ces vaisseaux ne les verront pas parce que je ne regarderai pas dans leur direction : je dispose, et je disposerai encore d’un grand angle. En outre, quand j’aurai besoin de m’en servir, je les embrouillerai en fermant les yeux et en les ouvrant à intervalles irréguliers… et seulement après qu’ils aient lancé leurs missiles. Tu sais, Man, un missile ne possède pas un gros cerveau… je vais les bluffer.
— Et les ordinateurs de commande de tir des vaisseaux ?
— Je les blufferai aussi. Combien paries-tu que je peux, avec deux radars, faire croire à un seul qui se trouverait à mi-chemin de ces deux-là ? Pour le moment, je travaille à autre chose… Au fait ! je suis désolé, j’ai encore utilisé ta voix.
— Tu as eu raison. Que suis-je supposé avoir fait ?
— Si leur amiral est vraiment intelligent, il va procéder à un tir sur l’ancienne aire de catapultage avec tous ses lance-fusées à longue portée, loin de nos foreuses-canons. Qu’il sache ou non en quoi consiste notre arme « secrète », il visera la catapulte et laissera tomber les radars. C’est pourquoi j’ai donné l’ordre sur l’aire de catapultage – tu as donné l’ordre, je veux dire – de préparer toutes les charges prêtes à être lancées. J’établis maintenant de nouvelles trajectoires de longue durée pour chacune d’elles. Puis nous les lancerons toutes. Nous allons aussi vite que possible les mettre dans le cosmos, sans radar.
— À l’aveuglette ?
— Je ne me sers pas de radar pour lancer une charge, tu le sais, Man. Dans le passé, je les ai toujours regardées mais je n’y étais pas obligé ; les radars n’ont rien à voir avec les lancements. Le lancement exige seulement des calculs préalables et une commande précise de la catapulte. Nous allons donc placer toutes nos munitions disponibles à l’ancienne catapulte sur des trajectoires lentes, ce qui va forcer leur amiral à s’occuper des radars plutôt que de la catapulte… ou « à s’occuper des deux. De cette façon, nous le garderons tellement occupé qu’il se peut qu’il soit obligé de descendre pour tirer de près, et cela donnera à nos gars une chance de lui brûler les cils.
— Les hommes de Brody vont aimer ça, du moins ceux qui sont restés sobres. (Puis j’ai pensé à autre chose :) Mike, est-ce que tu as regardé la vidéo aujourd’hui ?
— Je l’ai enregistrée, je ne peux pas dire que je l’ai regardée. Pourquoi ?
— Jettes-y un coup d’œil.
— C’est fait. Pourquoi ?
— On utilise un bon télescope pour la vidéo, et il y en a d’autres. Pourquoi utiliser les radars sur les vaisseaux ? Tu veux toujours que les gars de Brody leur roussissent les cils ?
Mike a gardé le silence pendant au moins deux secondes.
— Man, mon meilleur ami, n’as-tu jamais pensé à l’installer à ton compte comme ordinateur ?
— Sarcasme ?
— Pas du tout, Man. Je me sens honteux. Les instruments de Richardson – les télescopes et le reste de leur matériel… j’ai tout simplement oublié d’inclure ces facteurs dans mes calculs. Je suis idiot, je l’avoue. Yes, yes, oui, oui, da, da, da ! Nous allons surveiller les vaisseaux avec les télescopes et nous ne nous servirons des radars que s’ils modifient leur trajectoire balistique actuelle. Il y a aussi d’autres possibilités… Je ne sais plus quoi dire, Man, sauf que je n’ai jamais eu l’idée que je pouvais me servir d’un télescope. Je vois avec mes radars, j’ai toujours fait comme cela ; c’est simplement que je n’ai…
— Arrête ça !
— C’est vraiment ce que je pense, Man.
— Et moi, je m’excuse quand c’est toi qui penses à quelque chose en premier ?
Mike m’a répondu lentement :
— Il y a quand même à ce sujet quelque chose que je trouve difficile à analyser. C’est ma fonction de…
— Ne t’en fais plus ! Si tu penses l’idée bonne, fonce. Cela peut aussi nous donner d’autres idées. Je raccroche et je descends. À tout de suite.
J’étais à peine arrivé dans la salle de Mike que Prof m’a téléphoné.
— Q.G. ? Avez-vous des nouvelles du maréchal Davis ?
— Je suis ici, Prof. Dans la salle de l’ordinateur-maître.
— Voulez-vous nous rejoindre dans le bureau du Gardien ? Nous avons des décisions à prendre. Il y a du travail.
— Prof, je n’ai pas arrêté de travailler, et j’y suis encore !
— Je n’en doute pas. J’ai expliqué aux autres que la programmation d’un ordinateur balistique est tellement délicate que vous deviez vérifier personnellement cette opération. Cependant certains de nos collègues estiment que le ministre de la Défense devrait assister à notre réunion. Alors, dès que vous penserez pouvoir confier le travail à votre adjoint… Mike ? C’est bien son nom ? Si vous voulez bien…
— Je vois. D’accord. Je vais monter.
— Très bien, Manuel.
Mike m’a alors dit :
— J’ai pu entendre treize personnes dans la pièce. Prof a parlé par allusions, Man.
— J’avais compris. Il vaut mieux que je monte voir ce qui se passe. Tu n’as pas besoin de moi ?
— Man, j’espère que tu resteras près d’un téléphone.
— Oui. Garde une oreille dans le bureau du Gardien. J’appellerai si je vais ailleurs. Au revoir, mon vieux.
Dans le bureau du Gardien, j’ai trouvé le gouvernement au grand complet, le véritable cabinet comme les figurants… J’ai tout de suite repéré le fauteur de troubles, un certain Howard Wright. Nous avions créé un ministère bidon, rien que pour lui : Coordination des Arts, des Sciences et des Carrières libérales ! Une aumône faite à Novylen parce que presque tous les membres importants du cabinet venaient de L City, et une aumône faite à Wright parce qu’il avait de lui-même pris la tête d’un groupe parlementaire fort en parlote mais assez peu doué pour l’action. L’idée de Prof avait été de le mettre sur une voie de garage, mais il arrive à Prof d’être parfois trop clément : il y a des gens qui parlent beaucoup mieux quand ils vont respirer le vide.
Prof m’a demandé de faire un rapide exposé de la situation militaire au cabinet. Je l’ai fait, à ma manière.
— Je vois que Finn est ici. Qu’il nous parle de la situation dans les divers terriers.
Wright a pris la parole :
— Le général Nielsen l’a déjà fait, il n’est pas nécessaire qu’il se répète. Ce que nous voulons, c’est vous entendre, vous.
J’ai sursauté :
— Prof… excusez-moi, gospodin président. Dois-je comprendre qu’un rapport concernant la Défense nationale aurait été fait, en mon absence, pendant cette réunion du cabinet ?
— Et pourquoi pas ? a répondu Wright. On ne vous avait pas sous la main.
Prof a sauté sur l’occasion. Il avait senti ma nervosité : je n’avais guère dormi depuis trois jours et je n’avais probablement jamais été aussi fatigué depuis notre retour de Terra.
— Rappel à l’ordre, a-t-il dit doucement. Gospodin ministre de la Coordination professionnelle, veuillez avoir l’obligeance d’adresser vos commentaires par mon intermédiaire. Gospodin ministre de la Défense, permettez-moi de rectifier. Aucun rapport concernant votre ministère n’a été fait au cabinet pour la bonne raison que celui-ci ne s’est pas réuni avant votre arrivée. Le général Nielsen a répondu à quelques questions posées sans protocole, au cours d’une conversation informelle. Peut-être n’aurions-nous pas dû procéder ainsi. Si tel est votre sentiment, je ferai de mon mieux pour arranger les choses.
— Il n’y a pas de mal, je suppose. Finn, depuis que nous nous sommes parlé il y a une demi-heure, s’est-il passé quelque chose de nouveau ?
— Non, Mannie.
— Parfait. Je suppose que vous désirez savoir quelle est la situation en dehors de Luna. Vous avez tous vu que le premier bombardement s’était bien déroulé. Il se poursuit d’ailleurs en ce moment puisque nous bombardons leur Q.G. de la Défense spatiale toutes les vingt minutes. Et nous continuerons ainsi jusqu’à 13 heures. Puis, à 21 heures, nous attaquerons la Chine et l’Inde, plus quelques objectifs moins importants. Après cela, jusqu’à 4 heures du matin, nous nous occuperons de l’Afrique et de l’Europe ; nous nous interromprons trois heures, puis ce sera le tour du Brésil et de ses voisins ; nous attendrons trois heures encore, et nous recommencerons, à moins d’un imprévu. Entre-temps, nous avons des problèmes à régler. Finn, il faut évacuer Tycho-Inférieur.
— Un instant ! (Wright a levé la main.) J’ai une question à poser. (Il s’adressait à Prof, pas à moi.)
— Attendez. Le ministre de la Défense a-t-il terminé ?
Wyoh restait assise en arrière-plan. Nous avions échangé un sourire, pas plus. Nous nous comportions toujours ainsi pendant les conseils de cabinet et au Congrès ; on avait en effet protesté contre le fait que deux membres d’une même famille en fassent partie. À ce moment, elle hochait la tête pour m’avertir de quelque chose. J’ai répondu :
— C’est tout pour le bombardement. Des questions à ce sujet ?
— Vos questions concernent-elles le bombardement, gospodin Wright ?
— Certainement, gospodin président. (Wright s’est levé et m’a regardé.) Comme vous le savez, je représente les groupements intellectuels de l’État Libre dont l’opinion, si je puis me permettre, est des plus importantes pour la conduite des affaires publiques. Je pense qu’il n’est que trop juste que…
— Un instant, ai-je interrompu. Je croyais que vous représentiez la 8e circonscription de Novylen ?
— Gospodin président ! Suis-je autorisé, ou non, à poser ma question ?
— Il ne posait pas une question, il faisait un discours ! Moi je suis fatigué, j’ai envie d’aller me coucher.
Prof a dit doucement :
— Nous sommes tous fatigués, Manuel. Mais je reconnais que vous avez raison. Camarade parlementaire, vous ne représentez que votre circonscription. En tant que membre du gouvernement, vous avez été chargé de certaines tâches liées à certaines professions.
— Cela revient au même !
— Pas tout à fait. Veuillez poser votre question.
— Euh… Bon, très bien ! Le maréchal Davis sait-il que son plan de bombardement a complètement échoué, faisant plusieurs milliers de morts inutiles ? Est-il au courant des motions extrêmement importantes qui, à ce sujet, ont été prises par l’intelligentsia de cette République ? Et peut-il expliquer pourquoi ce bombardement sauvage – je répète, sauvage – a été exécuté sans consultation préalable ? Et je voudrais encore savoir s’il se sent maintenant prêt à modifier ses plans ou s’il va continuer à foncer tête baissée ? Est-il exact que nos projectiles étaient munis de ces charges nucléaires interdites par toutes les nations civilisées, comme on nous en accuse ? Et comment espère-t-il, après cela, que l’État Libre de Luna pourra être accueilli dans le concert des nations civilisées ?
J’ai regardé ma montre… la première charge avait atteint son but une heure et demie auparavant.
— Prof, pouvez-vous m’expliquer de quoi il parle ?
— Je suis désolé, Manuel. J’avais l’intention… j’aurais dû ouvrir cette réunion en vous donnant les nouvelles. Mais vous sembliez penser qu’on vous avait court-circuité et… enfin, je ne l’ai pas fait. Le ministre fait allusion à la dépêche d’une agence de presse qui nous est parvenue juste avant votre arrivée. De Reuters, à Toronto. Si ce flash est exact, je dis bien, si… Au lieu de tenir compte de nos avertissements, des milliers de badauds se sont entassés sur les objectifs. Il y a probablement eu des pertes. De quelle importance, nous ne le savons pas.
— Je vois. Et que devais-je faire ? Je devais sans doute les prendre un à un par la main pour les faire partir ? Nous les avions avertis.
Wright m’a interrompu :
— L’intelligentsia estime que d’élémentaires considérations humanitaires auraient dû rendre obligatoire…
— Écoutez-moi, espèce de grande gueule, vous avez entendu le président dire que ces nouvelles viennent juste de nous parvenir ; alors, dites-moi, comment connaissez-vous les sentiments de qui que ce soit à ce sujet ?
Il est devenu cramoisi.
— Gospodin président ! Injures personnelles !
— N’insultez pas le ministre, Manuel !
— Je m’en abstiendrai s’il en fait autant. Il utilise des mots plus élégants, voilà tout. Et c’est quoi, cette histoire de bombes atomiques ? Nous n’en avons pas une seule, vous le savez tous.
Prof paraissait ennuyé.
— J’en suis le premier surpris, moi aussi. Cette dépêche d’agence le prétend. Ce qui m’a le plus surpris, c’est ce que la vidéo nous a montré : cela ressemblait vraiment à des explosions atomiques.
— Alors… (je me suis tourné vers Wright) vos amis si intelligents vous ont-ils dit ce qui se passe quand on libère en moins d’une seconde, en un endroit donné, quelques milliards de calories ? Quelle chaleur se dégage ? Et la puissance du rayonnement ?
— Vous admettez avoir utilisé des armes atomiques !
— Bon Bog ! (Je commençais à avoir mal au crâne.) Je n’ai rien dit de tel. Frappez sur n’importe quoi avec assez de force et vous en ferez jaillir des étincelles. C’est de la physique élémentaire connue de tous, sauf de votre intelligentsia. Nous avons simplement fait jaillir les étincelles les plus grosses jamais produites de main d’homme, rien de plus. Un éclair énorme, de la chaleur, de la lumière, des rayons ultraviolets. Peut-être même des rayons X, je ne sais pas. Certainement pas des rayons gamma, et encore moins des rayons alpha ou bêta. Juste une brusque libération d’énergie mécanique. Des bombes atomiques ? Foutaises !
— Cela répond-il à votre question, monsieur le ministre ? a demandé Prof.
— Ça ne fait que soulever de nouveaux problèmes. Un exemple : ce bombardement dépasse de beaucoup tout ce que le cabinet a autorisé. Vous avez vu ces visages horrifiés quand ces terribles lumières sont apparues sur l’écran. Pourtant le ministre de la Défense nous dit que le bombardement se poursuit à l’heure qu’il est, toutes les vingt minutes. Je crois…
J’ai regardé ma montre.
— Une charge vient juste de frapper le mont Cheyenne.
— Vous entendez ça ? a crié Wright. Vous l’avez entendu ? Il s’en vante. Gospodin président, ce carnage doit cesser !
— Grande g… euh, monsieur le ministre, ai-je dit, essayez-vous de nous faire croire que le Q.G. de la Défense spatiale n’est pas un objectif militaire ? De quel côté êtes-vous ? Avec Luna, ou avec les N.F. ?
— Manuel !
— J’en ai marre de ces idioties ! On m’a dit de faire un boulot, et je l’ai fait. Foutez-moi cette grande gueule dehors !
Il y a eu un silence gêné, puis quelqu’un a parlé avec calme :
— Puis-je faire une proposition ?
Prof a regardé autour de lui.
— Si quelqu’un peut faire une proposition censée pour faire cesser ces animosités, je serais ravi de l’écouter.
— Je crois que nous n’avons pas de très bons renseignements sur les effets de nos bombes. Il me semble que nous devrions ralentir la cadence des bombardements. Étirons-la, disons à une bombe toutes les heures… et attendons deux heures pour avoir d’autres renseignements. Alors, il n’est pas impossible que nous décidions de retarder l’attaque contre la Grande Chine d’au moins vingt-quatre heures.
Presque tout le monde a hoché la tête en signe d’approbation, il y a eu des murmures : « Bonne idée !… Da ! Ne nous pressons pas ! »
Prof m’a demandé :
— Manuel ?
— Prof, vous connaissez la réponse ! ai-je aboyé. Ne vous déchargez pas sur moi !
— Je la connais peut-être. Manuel… mais je suis fatigué et j’avoue ne pas m’en souvenir.
Wyoh est alors intervenue.
— Mannie, explique-nous. J’ai besoin de comprendre, moi aussi.
Je me suis ressaisi.
— Il s’agit d’un simple problème de pesanteur. Il me faudrait un ordinateur pour vous donner la réponse précise, mais les six prochains coups sont déjà irrattrapables. Nous pourrions tout au plus les dévier, au risque de bombarder des villes que nous n’avons pas averties. Nous ne pouvons pas les envoyer dans l’océan, c’est trop tard ; la chaîne des monts Cheyenne se trouve à 1 400 kilomètres à l’intérieur des terres. Quant à la cadence de bombardement, c’est tout simplement idiot. On ne peut pas lancer ou arrêter les projections à notre guise, ces rochers tomberont toutes les vingt minutes, qu’on le veuille ou non. Nous pouvons frapper les monts Cheyenne où il n’y a désormais plus trace de vie, ou bien choisir un autre endroit et tuer des gens. Et je trouve l’idée de retarder de vingt-quatre heures l’offensive contre la Grande Chine tout aussi inepte. Il est encore possible, pendant un certain temps, d’annuler les projectiles destinés à la Grande Chine, mais il est impossible de les ralentir. Et si nous les annulons, nous les perdons. Ceux qui pensent que nous pouvons nous permettre de gâcher de l’acier feraient mieux de se rendre sur l’aire de catapultage et d’y jeter un coup d’œil.
Prof a haussé les sourcils.
— Je crois que toutes les questions ont reçu des réponses, à mon jugement du moins.
— Pas au mien, monsieur !
— Asseyez-vous, gospodin Wright. Vous m’obligez à vous rappeler que votre ministère ne fait pas partie du cabinet de Guerre. S’il n’y a plus de question – et je l’espère bien –, je vais ajourner cette réunion. Nous avons tous besoin de repos. Aussi…
— Prof !
— Oui, Manuel ?
— Vous ne m’avez pas laissé finir. Demain, dans la soirée, ou dimanche matin, nous y avons droit !
— Comment, Manuel ?
— Un bombardement. Peut-être un débarquement. Deux croiseurs se dirigent vers nous.
Cela a enfin éveillé l’attention. Prof a dit d’un ton las :
— Le conseil des ministres est ajourné, le cabinet de Guerre demeure en séance.
— Une seconde, encore, ai-je ajouté. Prof, quand nous avons formé le ministère, vous nous avez demandé des lettres de démission non datées.
— Exact. J’espère cependant n’avoir jamais à en faire usage.
— Il va falloir vous servir de l’une d’elles.
— Manuel, est-ce une menace ?
— Prenez-le comme vous voudrez. (J’ai montré Wright du doigt.) Ou ce foutu bavard s’en va… ou c’est moi.
— Manuel, vous avez besoin de dormir.
J’ai refoulé mes larmes.
— Et comment ! Et je vais aller dormir immédiatement ! Je vais trouver un matelas quelque part dans le Complexe et je dormirai… une dizaine d’heures. Après cela, si je suis toujours ministre de la Défense, vous pourrez me réveiller ; sinon, laissez-moi dormir.
Un silence gêné régnait. Wyoh s’est levée pour venir à côté de moi. Sans rien dire, elle a glissé sa main sous mon bras.
Prof a parlé fermement :
— Que tous partent sauf les membres du cabinet de Guerre et le gospodin Wright. (Il a attendu que tout le monde fût parti, puis a déclaré :) Manuel, je ne peux pas accepter votre démission ni vous laisser me forcer à prendre des mesures hâtives à rencontre du gospodin Wright, alors que nous tombons tous de fatigue. Peut-être pourriez-vous échanger des excuses, chacun reconnaissant que l’autre se trouve dans un état d’épuisement qui explique ses débordements ?
— Euh… (Je me suis tourné vers Finn :) Est-ce qu’il s’est battu ? lui ai-je demandé en désignant Wright.
— Lui ? Que non ! Du moins pas dans mes parages. Alors ? Vous êtes-vous battu au cours de l’invasion ?
Wright a répondu avec raideur :
— Je n’en ai pas eu l’occasion. Lorsque j’ai appris les événements, tout était déjà terminé. Mais, étant donné que l’on a mis en doute à la fois ma loyauté et mon courage, j’exige…
— La ferme ! ai-je coupé. Si c’est un duel que vous voulez, d’accord, dès que je serai moins occupé. Prof, s’il n’a même pas l’excuse de s’être battu pour expliquer son attitude, je ne m’excuserai certainement pas car un foutu bavard reste toujours un foutu bavard. Et vous ne paraissez pas voir le problème : vous laissez cette grande gueule m’emmerder sans même essayer de l’arrêter ! Alors, c’est simple, vous le virez, ou bien c’est moi que vous fichez dehors !
Finn m’a interrompu :
— Je suis d’accord. Prof : ou vous mettez ce morpion à la porte, ou vous nous débarquez tous les deux. (Puis il a regardé Wright :) Quant à ce duel, espèce d’imbécile… il faudra d’abord te battre avec moi. Tu as deux bras, pas Mannie.
— Je n’ai pas besoin de deux bras pour celui-là. Merci quand même, Finn.
Wyoh pleurait… je le sentais, même si je n’entendais rien. Prof lui a demandé tristement :
— Wyoming ?
— Je suis dé-dé-désolée, Prof ! Mais moi aussi.
Il restait « Clayton » Watenabe, le juge Brody, Wolfgang, Stu et Sheenie, c’est-à-dire la poignée que comptait le cabinet de Guerre. Prof les a regardés ; je voyais bien qu’ils étaient de mon côté, cela a quand même demandé un gros effort à Wolfgang ; il faut dire qu’il travaillait avec Prof, pas avec moi.
Prof s’est tourné vers moi.
— Manuel, c’est à double tranchant. Vous me forcez à donner ma démission. (Il a jeté un regard circulaire :) Bonne nuit, camarades, ou plutôt, bonjour. Je vais aller prendre un peu de repos, j’en ai fichtrement besoin.
Et il s’en est allé, sans tourner la tête.
Wright avait disparu ; je ne l’avais pas vu s’en aller.
— Et ces croiseurs, Mannie ? m’a demandé Finn.
— Il n’y aura rien avant samedi après-midi. Tu devrais quand même faire évacuer Tycho-Inférieur. Je ne peux plus parler maintenant. Je suis sur les genoux.
J’ai accepté de le revoir à 21 heures, puis j’ai laissé Wyoh m’entraîner. Elle m’a sans doute mis au lit, mais je ne m’en souviens pas.
Prof était dans le bureau du Gardien quand je suis allé y rencontrer Finn, quelques minutes avant 21 heures, vendredi. J’avais dormi neuf heures, pris un bain, Wyoh s’était débrouillée pour me trouver un petit déjeuner, j’avais encore bavardé avec Mike… tout se passait selon les nouveaux plans. Les vaisseaux n’avaient pas changé de trajectoire, la Grande Chine allait être frappée.
Je suis arrivé au bureau à temps pour voir l’explosion à la vidéo ; tout s’est fort bien passé et, à 21 h 01 exactement, Prof est descendu pour travailler. Personne n’a mentionné Wright, ni quelque démission que ce soit. Je n’ai jamais revu Wright.
Je dis bien que je ne l’ai plus jamais revu. Je n’ai pas posé de question ; Prof n’a jamais plus évoqué le différend.
Nous avons examiné les nouvelles et étudié la situation tactique. Wright avait vu juste concernant les « milliers de morts » ; les journaux terrestres ne parlaient que de ça. Nous ne saurons jamais combien il y en a eu : quand un individu a l’idée saugrenue de se mettre au point P pour que lui tombent sur le nez quelques tonnes de roc, il ne reste pas grand-chose. Les cadavres qu’ils avaient pu dénombrer étaient ceux des spectateurs éloignés, tués par le souffle. On évaluait à cinquante mille le nombre de morts pour l’Amérique du Nord.
Je ne comprendrai jamais les gens ! Nous les avions prévenus trois jours durant, et il est impossible de prétendre qu’ils n’avaient pas entendu nos avertissements puisque c’est justement à cause de ceux-ci qu’ils se trouvaient où il ne fallait pas. Ils avaient voulu voir, assister à notre déconfiture, « garder un petit souvenir ». Des familles entières étaient venues sur les objectifs, certaines même pour pique-niquer. Des pique-niques ! Bojemoï !
Et maintenant, les survivants voulaient nous faire payer le prix pour cette « boucherie insensée ». Da. Personne ne s’était indigné après leur tentative d’invasion, après leur bombardement (atomique !), quatre jours auparavant, ce qui ne les empêchait pas de gémir sur cet « assassinat prémédité ». Le Great New York Times demandait que tous les membres du gouvernement « rebelle » de Luna soient ramenés sur Terra pour être exécutés publiquement : « Nous nous trouvons aujourd’hui devant un cas manifeste où la règle humanitaire contre la peine capitale doit être suspendue, dans l’intérêt supérieur de toute l’humanité. »
Je me suis efforcé de ne pas trop y penser, exactement comme j’avais essayé d’oublier Ludmilla. La petite Milla, elle, n’avait pas emporté un panier de pique-nique. Elle, ce n’était pas une touriste, elle n’avait pas cherché d’émotions fortes.
Pour l’instant, le problème important restait celui de Tycho-Inférieur. Si ces vaisseaux venaient bombarder nos terriers, et c’était exactement ce qu’exigeaient les journaux terriens, Tycho-Inférieur ne pourrait pas résister, sa voûte supérieure étant trop mince. Une seule bombe H décompresserait tous les niveaux ; les sas pressurisés ne sont pas conçus pour résister à un tel souffle.
(Je persiste à ne pas comprendre les hommes. Terra prétendait avoir formellement mis au ban de l’humanité l’usage des bombes nucléaires contre les populations ; on avait même fondé les N.F. dans ce seul but. Et c’était pourtant un vrai concert de hurlements pour exiger que les N.F. nous bombardent, nous. Ils ne prétendaient plus que nos bombes étaient atomiques mais toute l’Amérique du Nord réclamait des représailles atomiques contre nous.)
Je ne comprends pas non plus le comportement des Lunatiques dans cette affaire. Finn, au moyen de sa milice, avait fait passer la consigne d’évacuation de Tycho-Inférieur ; Prof l’avait répété à la vidéo. Il n’y avait d’ailleurs pas de problème car Tycho-Inférieur était assez petit pour que Novylen et L City puissent abriter et ravitailler tous ses habitants. Nous disposions de capsules en assez grand nombre pour les évacuer en moins de vingt heures, les entasser provisoirement dans Novylen et pour inciter la moitié de la population à aller à L City. Beaucoup de travail, mais c’était faisable. Naturellement, des problèmes mineurs subsistaient : commencer à compresser l’air de la ville au cours de l’évacuation, afin de le récupérer, et le décompresser complètement à la fin pour réduire les dégâts ; trouver le ravitaillement suffisant en temps utile ; assurer le coffrage des tunnels agricoles, et ainsi de suite. Mais nous étions à même de faire tout cela et nous disposions d’assez de main-d’œuvre avec les stilyagi, la milice et le personnel municipal.
L’évacuation avait-elle commencé ? Écoutez donc cette rumeur silencieuse !
De nombreuses capsules se trouvaient déjà à Tycho-Inférieur, en si grand nombre que nous ne pouvions plus en envoyer avant que les premières ne dégagent la route. Mais elles ne démarraient pas.
— Mannie, m’a dit Finn, je ne crois pas qu’ils vont évacuer.
— Merde ! ai-je crié. Il faut absolument qu’ils évacuent. Quand nous aurons un écho de fusée en direction de Tycho-Inférieur, ce sera trop tard. Les gens vont s’affoler et nous aurons des embouteillages monstres, ils vont tous se précipiter dans les capsules et il n’y aura pas de place pour tout le monde. Finn, il faut absolument que tes gars les y obligent.
Prof a secoué la tête.
— Non, Manuel.
Je lui ai répondu de façon assez brutale :
— Prof, vous poussez votre conception de la « non-violence » un peu trop loin ! Vous savez bien que cela va provoquer des émeutes !
— Nous les laisserons se battre s’il le faut. Mais nous allons continuer à faire usage de la persuasion, pas de la force. Revoyons maintenant nos plans.
Cela n’avait pas grand intérêt mais c’était ce que nous pouvions faire de mieux. Nous avons averti tout le monde qu’il fallait s’attendre à un bombardement et à une invasion, ou au moins à l’une de ces deux menaces. Nous avons envoyé les patrouilles de la milice de Finn au-dessus de tous les terriers pour surveiller si les croiseurs allaient déboucher de notre face aveugle, Farside, et quand, car nous ne voulions pas nous retrouver de nouveau coincés. À tous les terriers, pression maximum et que tout le monde mette sa combinaison pressurisée. Pour tous les militaires et les organisations paramilitaires, alerte bleue prévue à 16 heures samedi, alerte rouge s’il y avait envoi de fusées ou si les vaisseaux modifiaient leur route. Les canonniers de Brody étaient invités à aller en ville, à se soûler ou à faire ce qu’ils voulaient, mais à regagner leur poste à 15 heures samedi… Une idée de Prof. Finn voulait garder la moitié de ses effectifs en alerte mais Prof avait dit que non, qu’ils seraient tous en bien meilleure forme pour une longue veille s’ils commençaient par se détendre et par s’amuser, et j’ai été de l’avis de Prof.
Pour le bombardement de Terra, nous n’avons effectué aucune modification au cours de la première rotation. Nous recevions des réponses angoissées de l’Inde mais pas de nouvelles de la Grande Chine. D’ailleurs, l’Inde n’avait pas tellement à s’en faire, nous ne l’avions pas quadrillée car c’est une région trop peuplée. Nous avions bien choisi quelques objectifs dans le désert de Thar et sur des sommets montagneux, mais la plupart des autres objectifs se trouvaient au large des ports maritimes.
Nous aurions quand même dû choisir des montagnes plus hautes, ou alors donner moins d’avertissements : nous avons appris par les journaux qu’un saint homme, suivi d’une grande foule de pèlerins, avait décidé d’envoyer ses fidèles sur chaque objectif afin de repousser notre offensive par la seule force mentale.
Nous avons donc, une fois de plus, été des meurtriers. En outre, nos coups en plein océan ont tué des millions de poissons et de nombreux pêcheurs car ces derniers et les autres navigateurs n’avaient pas entendu nos avertissements.
Le gouvernement indien semblait aussi furieux pour les poissons que pour les pêcheurs… toutefois, le principe du caractère sacré de la vie ne s’appliquait pas à nous : il demandait tout simplement nos têtes.
L’Afrique et l’Europe ont eu des réactions plus sensées mais bien différentes. En Afrique, la vie n’a jamais eu un caractère sacré et ceux qui sont allés voir les bombardements n’ont guère été pleurés. L’Europe avait disposé d’une journée pour apprendre que nous pouvions frapper où nous voulions, et pour s’apercevoir que nos bombes étaient mortelles. Il y a eu des morts, certes, surtout des marins trop têtus. Mais il n’y a pas eu à déplorer de pertes dans les zones désertiques, comme en Inde et en Amérique du Nord, non plus qu’au Brésil et dans les autres régions d’Amérique du Sud.
Puis est venu, encore une fois, le tour de l’Amérique du Nord… dimanche 17 octobre 2076, à 9 heures, 58 minutes 28 secondes.
Mike l’avait programmé à exactement 10 heures de notre heure, à cause du trajet parcouru en une journée par Luna, sur son orbite, et à cause de la rotation de Terra, ce qui a fait que l’Amérique du Nord nous a présenté son étendue à 5 heures du matin, heure de la côte est, et à 2 heures du matin, heure de la côte Pacifique.
Dès le début de la matinée du samedi, nous avions commencé à discuter de ces divers objectifs. Prof n’avait pas demandé la réunion du cabinet de Guerre, tous les membres s’étaient spontanément rassemblés, sauf « Clayton » Watenabe qui avait rejoint Kongville pour prendre en main la défense de la ville. Prof, moi-même, Finn, Wyoh, le juge Brody, Wolfgang, Stu et Terence Sheehan avions huit opinions différentes. Prof a bien raison : à plus de trois, les gens sont incapables de décider de quoi que ce soit.
Je devrais plutôt dire que cela ne faisait que six opinions, car Wyoh avait gardé sa jolie bouche fermée, ainsi que Prof qui servait, lui, d’élément modérateur. Mais les autres faisaient autant de bruit que dix-huit personnes. Stu se fichait de ce que nous frappions, à condition que la Bourse de New York ouvre le lundi matin :
— Nous avons vendu à découvert dix-neuf valeurs différentes, jeudi dernier. Si nous ne voulons pas que ce pays ne soit en banqueroute avant ses premiers balbutiements, il vaudrait mieux que mes ordres d’achat à terme destinés à couvrir mes ventes soient exécutés. Dites-le-leur, Prof ; faites leur comprendre.
Brody voulait se servir de la catapulte pour démolir tous les vaisseaux qui quitteraient l’orbite d’attente. Le juge ne connaissait rien à la balistique, il ne savait qu’une chose : que ses hommes, ses chers foreurs, étaient exposés. Je n’ai pas discuté car presque toutes nos charges restantes attendaient déjà sur orbites lentes et nous allions bientôt être fixés… je ne croyais d’ailleurs pas que nous pourrions longtemps continuer à nous servir de la catapulte.
Sheenie pensait qu’il serait intelligent de refaire le quadrillage et de lancer une charge exactement sur le sommet du plus grand immeuble du Directoire d’Amérique du Nord.
— Je connais les Américains, j’étais moi-même l’un des leurs avant qu’ils ne me déportent. Ils sont certainement furieux d’avoir tout confié à l’administration des N.F. Fichons en l’air ces bureaucrates et ils se rangeront de notre côté.
Wolfgang Korsakov, au grand déplaisir de Stu, pensait que leurs affaires prospéreraient si toutes les Bourses mondiales restaient fermées jusqu’à ce que tout soit terminé.
Finn penchait pour la manière forte : les avertir de retirer tous leurs vaisseaux de notre ciel et les frapper pour de bon s’ils n’obtempéraient pas.
— Sheenie se trompe sur les Américains ; je les connais bien, moi aussi. L’Amérique du Nord constitue l’ossature des N.F. ; c’est eux qu’il faut rosser ; ils nous traitent déjà d’assassins, nous pouvons donc leur cogner dessus, et cogner dur ! Détruisons les villes américaines et nous pourrons arrêter les autres bombardements.
Je suis discrètement parti et suis allé voir Mike. J’ai pris des notes. Quand je suis revenu, la discussion n’était pas terminée. Prof a levé les sourcils lorsque je me suis assis.
— Monsieur le maréchal, vous ne nous avez pas fait part de votre opinion.
— Prof, lui ai-je répondu, j’aimerais bien que vous laissiez tomber cette idiotie de « monsieur le maréchal ». Les enfants sont couchés, nous pouvons nous permettre de parler librement.
— Comme vous voudrez, Manuel.
— J’attendais de voir si nous pouvions parvenir à un accord (ce qui était impossible). Je ne vois pas pourquoi je devrais avoir une opinion, ai-je continué. Je ne suis jamais qu’un garçon de courses, je ne suis ici que parce qu’il se trouve que je sais programmer un ordinateur balistique.
J’ai dit cela en regardant Wolfgang droit dans les yeux… c’est un camarade de première, mais un foutu intellectuel. Moi, je ne suis qu’un pauvre mécanicien sans instruction tandis que lui, il avait obtenu un diplôme d’une grande école, Oxford, avant d’être déporté. Il faisait preuve de déférence envers Prof, mais rarement envers quelqu’un d’autre. Stu, da… mais Stu aussi avait des références mondaines.
Wolf se tortillait sur son siège.
— Allez-y, Mannie, a-t-il dit. Naturellement, nous voulons votre avis.
— Je n’ai pas d’avis. Les plans de bombardement ont été suivis avec soin ; tout le monde pouvait les discuter, avant. Je n’ai rien vu qui puisse justifier une modification.
— Manuel, a dit Prof, acceptez-vous d’expliquer le deuxième bombardement de l’Amérique du Nord, pour notre bénéfice à tous ?
— D’accord. Le but de ce second assaut est de les obliger à utiliser leurs fusées d’interception. Chaque coup est dirigé vers une grande ville – un point désert près d’une grande ville, devrais-je préciser. Et nous allons les avertir, très peu de temps avant de frapper… Combien de temps, maintenant, Sheenie ?
— Nous les avertissons en ce moment même. Mais nous pouvons encore apporter des modifications, et je crois que nous le devrions.
— Peut-être. La propagande, c’est pas mon boulot. Dans la plupart des cas, nous avons visé assez près pour les forcer à nous intercepter. Des objectifs maritimes… et ça va faire mal : non seulement ça va tuer du poisson mais aussi tous ceux qui se trouveront sur le rivage, à cause des raz de marée ; le littoral va être dévasté. (J’ai regardé ma montre et me suis aperçu qu’il me fallait gagner du temps.) Seattle va prendre un coup en plein dans le Puget Sound ; San Francisco va perdre les deux ponts dont ils sont tellement fiers. Pour Los Angeles, une charge est prévue entre Long Beach et Catalina, une autre à quelques kilomètres plus au nord, sur la côte. Mexico se trouvant à l’intérieur des terres, nous avons choisi d’en envoyer une sur le Popocatepetl, où tout le pays pourra la voir. Pour Salt Lake City, nous l’envoyons en plein dans le lac. Nous avons négligé Denver, car ils verront bien ce qui se passera dans les Colorado Springs. Nous continuons naturellement de bombarder les monts Cheyenne et les pilonnerons dès que nous les aurons à nouveau dans notre ligne de tir. Saint Louis et Kansas City seront touchés en plein dans leurs fleuves respectifs, comme La Nouvelle-Orléans, qui va d’ailleurs probablement connaître une inondation. Toutes les villes des Grands Lacs auront leur part, c’est une longue liste… dois-je la lire ?
— Peut-être plus tard, a dit Prof. Continuez.
— Boston va en recevoir une dans le port, New York dans Long Island Sound et une autre exactement entre ses deux plus grands ponts. Je pense que les ponts seront détruits, mais nous avons promis de ne pas les toucher et nous ne les toucherons pas. En descendant la côte Est, nous nous occuperons de deux villes de la baie de Delaware, puis deux encore sur la baie de Chesapeake – l’une d’elles d’une importance sentimentale et historique extrême. Plus au sud, nous frapperons encore trois grandes villes en choisissant les plans d’eau. À l’intérieur, nous bombarderons Cincinnati, Birmingham. Chattanooga, Oklahoma City, en choisissant pour ces villes soit les fleuves, soit les montagnes alentour. Ah, oui ! Dallas… Nous détruirons le spatiodrome de Dallas et il n’est pas impossible que nous touchions au sol quelques vaisseaux, il y en avait six la dernière fois que j’ai fait un sondage. Nous ne tuerons personne s’ils ne s’obstinent pas à stationner sur les objectifs ; Dallas est un endroit parfait, le spatiodrome est immense, plat et désert, et il y aura quand même une dizaine de millions de spectateurs.
— Si vous le touchez, a objecté Sheenie.
— Quand, pas si ! Chaque objectif doit recevoir une seconde bombe une heure plus tard. Si ni l’une ni l’autre n’atteint l’objectif, nous avons encore des charges en réserve et nous pourrons recommencer. Nous épargnerons par exemple des objectifs moins importants comme ceux du groupe qui s’étend de la baie de Delaware à celle de Chesapeake. Même chose pour les Grands Lacs. Quant à Dallas, nous avons conservé à son intention plusieurs charges, et même d’assez nombreuses… car nous pensons que cette ville sera défendue avec acharnement. Les réserves dureront environ six heures, c’est-à-dire aussi longtemps que nous pourrons voir l’Amérique du Nord ; quant aux dernières charges, elles peuvent être larguées n’importe où sur le continent… normal puisque plus on détourne la charge de loin, plus on peut déplacer le point d’impact.
— Je ne vous suis plus, a avoué Brody.
— C’est une question de vecteurs, juge. Une tuyère directionnelle peut faire subir à une charge une poussée vectorielle d’un certain nombre de mètres/seconde. Plus cette poussée vectorielle agit longtemps, plus la charge s’éloignera de son objectif originel. Si nous envoyons un signal à une tuyère directionnelle trois heures avant l’impact, nous déplaçons le point de ce dernier trois fois plus loin que si nous attendions la dernière heure pour le faire. Ce n’est pas aussi simple que ça, mais notre ordinateur peut calculer ces déviations… si vous lui en donnez le temps.
— Combien de temps faudrait-il ? a demandé Wolfgang.
J’ai fait exprès de ne pas comprendre.
— Un ordinateur peut résoudre cette sorte de problème presque instantanément, dès qu’on l’a programmé. Ces décisions sont déjà préprogrammées. Voici ce que cela donne : Si, sur un groupe d’objectifs A, B. C et D, vous vous apercevez que vous avez manqué trois objectifs avec la première et la seconde salve, vous repositionnez toutes les réserves de seconde ligne du premier groupe, de telle sorte que vous êtes alors capable de choisir ces trois objectifs tandis que vous redistribuez les réserves du deuxième groupe pour les utiliser éventuellement sur le groupe 2, ce qui permet de repositionner la troisième réserve du super-groupe Alpha, de telle manière que…
— Doucement ! s’est écrié Wolfgang. Je ne suis pas un ordinateur. Je voulais juste savoir de combien de temps nous disposions pour prendre notre décision.
— Ah ! (Et j’ai lentement regardé ma montre.) Vous disposez maintenant… de trois minutes cinquante-huit secondes pour annuler la charge de Kansas City. Le programme d’annulation se tient prêt et mon meilleur adjoint – un certain Mike – est à pied d’œuvre. Dois-je l’appeler au téléphone ?
C’est Sheenie qui a parlé :
— Grand Dieu ! Man, annule !
— Certainement pas ! a crié Finn. Qu’est-ce qui se passe, Terence ? Tu as les foies ?
— Je vous en prie, camarades, s’est interposé Prof.
— Vous savez, ai-je dit, je prends mes ordres auprès du chef de l’État, c’est-à-dire de Prof, ici présent. S’il veut notre avis, il n’a qu’à le demander. Inutile de nous crier dessus. (J’ai regardé ma montre.) Il reste deux minutes et demie. Il y a naturellement plus de marge pour les autres objectifs ; Kansas City est l’objectif le plus éloigné des eaux profondes. Pour certaines des villes de la région des Grands Lacs, il est déjà trop tard pour annuler l’opération ; nous pouvons seulement épargner le lac Supérieur. Salt Lake City dispose encore d’une minute. Après quoi, les charges vont arriver.
J’ai attendu.
— À tour de rôle, a dit Prof. Pour la poursuite du programme. Général Nielsen ?
— Da !
Gospoja Davis ?
Wyoh a respiré profondément.
— Da.
— Juge Brody ?
— Oui, bien sûr. C’est nécessaire.
— Wolfgang ?
— Oui.
— Comte La Joie ?
— Da.
— Gospodin Sheehan ?
— Vous perdez un pari, mais je suis avec vous. Unanimité.
— Un instant ! Manuel ?
— À vous de décider, Prof, comme toujours. C’est idiot de faire voter.
— J’ai bien conscience d’avoir à prendre la décision, gospodin ministre. Allez-y, continuez le bombardement.
Presque tous les objectifs que nous avions l’intention de frapper par la seconde salve ont été atteints malgré une défense acharnée, sauf Mexico. Il nous a semblé (c’est du moins ce que nous a indiqué Mike, avec 98,3 % de certitude) que les fusées antimissiles faisaient explosion sur l’ordre d’un radar d’approche mais que les Terriens avaient mal calculé la vulnérabilité de nos cylindres de roc massif. Ils n’ont détruit que trois rochers, les autres ont dévié et ont donc causé plus de mal que s’ils n’avaient pas essayé de les détruire.
New York a assez bien résisté. Dallas s’est révélé très coriace aussi. La différence résidait peut-être dans les commandes locales des fusées anti-missiles car il nous a paru invraisemblable que le poste de commandement des monts Cheyenne fût encore en mesure de fonctionner. Il était possible que nous n’ayons pu bouleverser complètement leur terrier (nous ne savions pas en effet à quelle profondeur il se trouvait), mais je parierais n’importe quoi qu’il n’y avait plus ni hommes ni ordinateurs en état de marche.
Dallas a provoqué l’explosion des cinq premières charges de rocher, ou les a déviées, aussi ai-je dit à Mike de retirer tout ce qu’il pouvait des monts Cheyenne et de l’envoyer sur Dallas… ce qu’il a pu faire deux salves plus tard ; les deux objectifs n’étant en effet séparés que d’un millier de kilomètres.
Les défenses de Dallas se sont écroulées à la salve suivante ; Mike a gratifié leur spatiodrome de trois charges supplémentaires (qui leur étaient de toute façon attribuées), puis s’est retourné vers les monts Cheyenne… les dernières charges n’avaient en effet pas encore été déviées et se dirigeaient toujours vers les montagnes. Il était encore en train de prodiguer de douces caresses cosmiques à ces montagnes dévastées quand l’Amérique a disparu de notre champ de tir, passant de l’autre côté de Terra.
Je suis resté avec Mike pendant toute la durée du bombardement, car je savais bien que c’était le plus violent que nous ferions jamais. Quand il s’est mis au repos en attendant l’heure de réduire la Grande Chine en poussière, Mike m’a dit pensivement :
— Man, je crois que nous ferions mieux de ne plus frapper cette montagne.
— Pourquoi, Mike ?
— Parce qu’elle n’existe plus.
— Récupère alors les charges de réserve. Quand faudra-t-il que tu t’en occupes ?
— Je pourrais les envoyer sur Albuquerque ou sur Omaha mais il vaut mieux que je le fasse maintenant : demain, je serai trop occupé. Man, mon meilleur ami, tu devrais partir.
— Tu t’ennuies avec moi, mon vieux ?
— Dans quelques heures le premier vaisseau va envoyer ses fusées. Quand cela se produira, je transmettrai toutes les commandes balistiques à la Fronde de David… à ce moment, je préférerais que tu sois sur la Mare Undarum.
— Qu’est-ce qui t’ennuie, Mike ?
— Le petit est précis, tu sais, Man, mais il est si bête ! Je voudrais qu’il soit surveillé. Il peut y avoir des décisions à prendre très rapidement et il n’y a personne, là-bas, pour le programmer correctement. Il vaudrait mieux que tu y ailles.
— Si tu le dis, Mike. Pourtant, s’il faut le programmer rapidement, il faudra quand même que je te téléphone.
La plus grande cause de retard avec les ordinateurs ne provient pas de leur lenteur mais bien au contraire du temps qu’il faut aux hommes – et cela peut leur prendre des heures – pour établir un programme qu’un ordinateur mettrait sur pied en quelques millisecondes. Mike, lui, avait une grande qualité, il pouvait se programmer tout seul, et ceci rapidement. Il suffisait de lui expliquer un problème et il élaborait tout seul son programme. De la même manière, et avec autant de précision, il pouvait donc programmer son « fiston idiot » infiniment plus rapidement que n’importe quel humain.
— Mais. Man, si je veux que tu sois là-bas, c’est justement parce qu’il se peut que tu ne puisses pas me téléphoner ; les lignes peuvent être coupées. J’ai donc préparé toute une série de programmes éventuels pour le jeunot ; cela pourra te servir.
— D’accord. Imprime-les. Et mets-moi en communication avec Prof.
Mike s’est exécuté ; je me suis assuré que nous étions seuls sur la ligne et j’ai exposé ce que Mike croyait nécessaire. Je supposais que Prof y ferait des objections, j’espérais qu’il me demanderait de rester quand ces vaisseaux viendraient nous envahir, nous bombarder, ou quoi que ce soit… au lieu de cela, il m’a répondu :
— Manuel, vous devez y aller. J’hésitais à vous en parler. Avez-vous discuté avec Mike de nos chances ?
— Niet.
— Je l’ai fait tous les jours. En gros, si Luna City est détruite, si je meurs ainsi que tous les autres membres du gouvernement, même si tous les yeux de Mike sont crevés et qu’il soit lui-même coupé de la nouvelle catapulte… et tout cela peut se produire si nous sommes sévèrement bombardés… même si tout cela arrive en même temps, donc, Mike donne encore à Luna des chances égales si la Fronde de David peut toujours fonctionner, et c’est vous, et vous seul, dans ce cas, qui devrez la faire marcher.
Que vouliez-vous que je réponde ?
— Da, Boss. Yes, sir. Oui, m’sieur. Vous et Mike, vous vous entendez comme cul et chemise. D’accord, j’irai !
— Très bien, Manuel !
Je suis encore resté une heure avec Mike pendant qu’il imprimait mètre après mètre de nouveaux programmes taillés sur mesure pour l’autre ordinateur. Ce travail m’aurait pris au moins six mois, même si j’avais été capable de prévoir toutes les possibilités. Mike avait recoupé certaines sections, ajouté des notes et poussé les détails de façon absolument terrifiante. Qu’il me suffise de vous dire que, dans certaines circonstances, il pouvait être nécessaire de détruire, oui, de détruire Paris ; il me disait comment faire : il m’indiquait quelles fusées attendaient en orbite, comment dire au jeunot de les trouver et de les amener sur l’objectif. Il me signalait vraiment tout.
J’étais en train de lire cet interminable document – pas les programmes eux-mêmes, seulement les résumés des programmes éventuels qui se trouvaient en tête de chacun d’eux – quand Wyoh m’a appelé au téléphone.
— Mannie chéri, est-ce que Prof t’a dit qu’il fallait aller sur la Mare Undarum ?
— Oui, j’allais justement t’appeler.
— Parfait. Je prépare ce qu’il nous faut et je te retrouve à la station Est. À quelle heure peux-tu y être ?
— Nous ? Tu veux venir avec moi ?
— Prof ne t’en a pas parlé ?
— Non. (Je me suis tout à coup senti heureux.)
— Je me sens un peu coupable, mon chéri. Je voulais tellement t’accompagner… mais je n’avais aucune raison valable. Après tout, je n’y connais rien en informatique et ici, j’ai des responsabilités, j’en avais, du moins. Maintenant, on m’a déchargée de toutes mes fonctions, et toi aussi.
— Comment ?
— Tu n’es plus ministre de la Défense, c’est Finn, maintenant. À la place, tu es Premier ministre adjoint…
— Eh bien !
— … Et aussi vice-ministre de la Défense. Je suis, moi, vice-présidente tandis que Stu a été nommé secrétaire d’État adjoint aux Affaires étrangères. Il vient donc avec nous, lui aussi.
— Je n’y comprends plus rien.
— Ce n’est pas une décision aussi hâtive qu’elle peut le sembler : Prof et Mike ont préparé cela depuis plusieurs mois. C’est de la décentralisation, mon chéri, la même chose que ce que Mclntyre a fait avec les terriers. S’il y a une catastrophe sur L City, l’État Libre de Luna aura toujours un gouvernement. Comme Prof me l’a bien fait remarquer : « Wyoh, chère madame, tant que vous vivrez tous les trois, tant qu’il restera quelques députés, rien ne sera perdu. Vous pourrez toujours négocier sur un pied d’égalité et refuser d’admettre vos blessures. »
Je suis donc allé jouer au mécanicien informatique. Stu et Wyoh m’ont retrouvé avec les bagages (y compris mes autres bras). Nous avons alors progressé, revêtus de nos combinaisons pressurisées, dans d’interminables tunnels non pressurisés, utilisant un petit camion-chenille pneumatique qui servait à transporter l’acier jusqu’à l’atelier. À la surface, Greg a envoyé un gros véhicule à notre rencontre, puis nous a retrouvés lui-même quand nous nous sommes une nouvelle fois enfouis dans le sous-sol.
C’est ainsi que je n’ai pu assister, le samedi soir, à l’attaque contre les radars balistiques.
Le commandant du premier vaisseau, le FNS Espérance, avait du cran. Vers la fin de la journée de samedi, il a modifié sa trajectoire et foncé droit sur nous. Il s’était probablement imaginé que nous pouvions tenter de brouiller son système de guidage car il semble qu’il avait décidé de s’approcher d’assez près pour voir nos installations de radars avec ceux de son vaisseau plutôt que de diriger ses missiles directement contre nous.
On aurait même pu croire à une attaque suicide car il est descendu jusqu’à 1 000 kilomètres d’altitude avant de lancer ses fusées, et son tir est arrivé droit sur cinq des six radars de Mike, sans se laisser détourner par nos brouillages.
Mike s’attendait à être aveuglé très vite, aussi a-t-il laissé toute liberté aux gars de Brody pour brûler les yeux du vaisseau pendant trois secondes avant de s’occuper des fusées.
Bilan : un croiseur écrasé, deux radars balistiques détruits par des fusées nucléaires, trois missiles « désamorcés » et de notre côté, deux batteries de canons détruites, avec leurs servants, l’une par une explosion nucléaire, l’autre par une fusée morte qui leur est tombée droit sur le nez, sans oublier trente canonniers brûlés par des radiations dépassant le niveau mortel de 800 röntgens, en partie parce qu’ils avaient subi l’éclair, en partie parce qu’ils étaient restés trop longtemps en surface. Ajoutons encore quatre membres du Corps Lysistrata, disparus avec les servants ; elles avaient préféré mettre leurs combinaisons pressurisées et accompagner leurs hommes. Les autres filles ont reçu de sérieuses radiations, mais inférieures à 800 röntgens.
Le deuxième croiseur poursuivait son orbite elliptique autour de Luna.
J’ai appris tout cela par Mike après notre arrivée près de la Fronde de David, le dimanche matin. Il paraissait fort irrité par la perte de deux de ses yeux, et encore plus par les pertes subies par les servants des canons ; il me semble que Mike était en train d’acquérir quelque chose qui ressemblait à la conscience humaine : il se sentait apparemment coupable de n’avoir pas pu localiser immédiatement les six objectifs. Je lui ai fait remarquer que nous nous battions avec des armes improvisées, d’une portée limitée, pas avec une véritable artillerie.
— Et toi, Mike ? Tu vas bien ?
— Pour l’essentiel, oui. Mais j’ai des discontinuités lointaines. Une fusée encore en état m’a coupé des circuits vers Novy Leningrad ; j’ai cependant reçu des données par Luna City selon lesquelles mes commandes locales marchaient de manière satisfaisante, et qu’il n’y avait pas eu de pertes dans les services municipaux. Je suis gêné par ces coupures mais on pourra refaire des connexions plus tard.
— Mike, tu parais fatigué.
— Fatigué, moi ! C’est ridicule ! Man, tu oublies ce que je suis. Je suis ennuyé, voilà tout.
— Quand le deuxième vaisseau sera-t-il de nouveau en vue ?
— Dans environ trois heures s’il se maintient sur la même orbite, ce qui m’étonnerait… Quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’il modifie sa trajectoire. Je m’attends à le voir dans une heure environ.
— Une orbite en catastrophe ? Non ?
— Il a quitté mon champ de vision alors qu’il se trouvait à l’azimut et en direction est, 32° Nord. Est-ce que cela ne te suggère rien, Man ?
J’ai essayé de réfléchir.
— Je suppose qu’ils vont alunir et tenter de te faire prisonnier, toi, Mike. En as-tu parlé à Finn ? Ou plutôt, as-tu demandé à Prof d’avertir Finn ?
— Prof est au courant. Mais ce n’est pas comme cela que j’analyse ces éléments.
— Alors, je crois que je ferais mieux de me taire et de te laisser travailler.
Je me suis exécuté. Leonore m’a préparé mon petit déjeuner pendant que j’inspectais le jeunot, et j’ai honte d’avouer que je me suis trouvé incapable de me désoler sur nos pertes avec Wyoh et Leonore toutes les deux à mes côtés. Mamie avait envoyé Leonore « pour faire la cuisine à Greg », après la mort de Milla, mais ce n’était qu’un prétexte : il y avait assez de femmes sur l’aire de catapultage pour préparer de bons petits plats pour tout le monde. Il s’agissait surtout de remonter le moral de Greg, et aussi celui de Leonore : Leonore et Milla étaient très liées.
Le petit semblait très bien se porter. Il travaillait sur l’Amérique du Sud, envoyant les charges les unes après les autres. Depuis la salle du radar, je regardais, avec amplification maximum, tandis qu’il en plaçait une dans l’estuaire qui sépare Montevideo de Buenos Aires ; Mike n’aurait pu faire preuve de plus de précision. J’ai ensuite vérifié son programme pour l’Amérique du Nord, sans rien trouver à corriger. Je l’ai alors enfermé et j’ai mis la clé dans ma poche. Jeunot était laissé à lui-même… sauf si Mike prévoyait d’autres ennuis et décidait de reprendre les rênes.
Ensuite, je me suis assis et j’ai essayé d’écouter en même temps les nouvelles de la Terre et celles de Luna City. Un câble coaxial amenait de L City les circuits téléphoniques, les instructions de Mike pour son fiston idiot, la radio et la vidéo ; le site n’était plus isolé. Outre le câble venant de L City, l’aire de catapultage possédait des antennes pointées vers Terra ; nous pouvions donc entendre directement toutes les nouvelles terriennes que le Complexe pouvait capter. Cette précaution semblait bien utile : pendant la construction de la catapulte, la radio et la vidéo de Terra avaient constitué nos seules distractions, et c’était aussi une précaution dans le cas où notre câble unique serait interrompu.
Le satellite-relais officiel des N.F. prétendait que les radars balistiques de Luna avaient été détruits et que nous étions maintenant inoffensifs ; je me demande ce qu’ont pensé les gens de Buenos Aires et de Montevideo en entendant cette nouvelle. Probablement trop occupés pour écouter… Il faut d’ailleurs dire que, dans une certaine mesure, les coups dans l’eau étaient pires que ceux que nous pouvions assener sur la terre ferme.
Le canal vidéo de Luna City montrait Sheenie annonçant aux Lunatiques les résultats de l’attaque lancée par l’Espérance ; il donnait d’autres nouvelles et répétait que la bataille n’était pas terminée pour autant, qu’un autre vaisseau de combat pouvait à tout instant surgir dans notre ciel, qu’il fallait se préparer à tout, que l’on devait conserver nos combinaisons (Sheenie portait la sienne, casque ouvert), qu’il fallait aussi surveiller les systèmes de pressurisation, que tous les groupes devaient rester en alerte rouge et qu’enfin, tous les citoyens que le devoir n’appelait pas ailleurs devaient se hâter de gagner le niveau inférieur et y demeurer jusqu’à la fin. Et ainsi de suite…
Sheenie a plusieurs fois répété ses consignes puis, tout à coup, s’est interrompu.
— Attention ! Croiseur ennemi à portée de radar, à basse altitude et arrivant à grande vitesse. Il va probablement se poser en catastrophe sur Luna City. Départ de fusées se dirigeant vers l’éjection de la…
L’image et le son ont été coupés.
Je ferais aussi bien de vous dire maintenant ce que nous, qui étions près de la Fronde de David, nous n’avons appris que plus tard : le deuxième croiseur, volant à très basse altitude et à très grande vitesse sur l’orbite la plus serrée autorisée par le champ lunaire, avait pu commencer à bombarder l’éjection de la vieille catapulte à distance d’une centaine de kilomètres des canonniers de Brody ; il était parvenu à démolir un certain nombre de segments au cours de la minute nécessaire pour arriver à portée des foreuses-canons, toutes rassemblées autour des radars de l’aire de catapultage. Je pense qu’il se croyait en sécurité mais il se trompait. Les gars de Brody lui ont brûlé les yeux et frotté les oreilles. Le vaisseau a décrit une courbe et est allé s’écraser près de Torricelli ; il semble qu’il ait essayé de se poser car on a vu s’allumer ses tuyères immédiatement avant la chute.
Les nouvelles suivantes venaient de la Terre : la tapageuse radio des N.F. prétendait que notre catapulte avait été détruite (vrai) et que la menace constituée par Luna n’existait plus (faux), elle demandait à tous les Lunatiques de faire prisonniers leurs mauvais chefs et leur disait de se rendre, de faire appel à l’indulgence des Nations Fédérées (« indulgence » inexistante, bien sûr).
J’ai écouté avec attention et j’ai, une fois de plus, vérifié le programme, puis je me suis rendu dans l’obscure salle des radars. Si tout se déroulait selon les plans prévus, nous allions presque immédiatement pondre un autre œuf dans le fleuve Hudson, puis pilonner des objectifs divers sur tout le continent, et cela trois heures de suite ; nous allions tirer coup par coup car le jeunot n’était pas capable de tirer plusieurs salves en même temps, mais Mike avait tenu compte de son inexpérience.
L’Hudson a été frappé comme prévu. Je me suis alors demandé combien de New Yorkais écoutaient le bulletin d’information des N. F. au moment de l’attaque, qui offrait un bien beau démenti.
Deux heures plus tard, le poste des N.F. déclarait que les rebelles lunaires tenaient déjà sur orbite des projectiles au moment de la destruction de la catapulte mais que ces quelques charges seraient bien les dernières. Après le troisième bombardement de l’Amérique du Nord, j’ai arrêté le radar. J’avais d’ailleurs pris soin de ne pas le faire fonctionner d’une manière continue ; le jeunot avait été programmé pour ne regarder qu’en cas de nécessité et jamais plus de quelques secondes d’affilée.
Je devais encore attendre neuf heures avant le prochain bombardement, celui de la Grande Chine.
Mais nous ne disposions pas de neuf heures pour prendre notre décision la plus importante, à savoir si nous allions véritablement la bombarder. Nous n’avions aucun renseignement, sauf ceux qui nous parvenaient par les stations terrestres. Des informations probablement erronées. Mince ! Nous ne savions même pas si nos terriers avaient, ou non, été bombardés. J’ignorais si Prof était mort ou s’il vivait encore. Merde et deux fois merde ! Je faisais maintenant fonction de Premier ministre, mais j’avais besoin de Prof ; être « chef de l’État », ça me faisait une belle jambe ! Et plus que tout, j’avais besoin de Mike pour calculer les données, estimer les incertitudes et évaluer les probabilités dans un sens ou dans l’autre.
Ma parole, je ne savais même pas si des vaisseaux se dirigeaient vers nous. Pire, je n’osais même pas regarder. Si je faisais marcher les radars et utilisais le petit rejeton pour explorer le ciel, tous les vaisseaux de guerre qu’il atteindrait de son faisceau le repéreraient infiniment plus vite que lui-même ne les verrait, car eux étaient conçus pour réagir aux échos radars. C’est du moins ce que l’on m’avait dit. Bon sang, je n’étais pas soldat, moi, juste un technicien informatique qui, par hasard, s’était retrouvé au mauvais endroit !
Quelqu’un a frappé à la porte ; je me suis levé pour ouvrir. Wyoh, avec du café. Elle ne m’a rien dit, elle s’est contentée de me donner une tasse puis de partir.
J’ai bu mon café. Ben voyons, mon garçon ! On vous laisse tout seul, et on attend encore que vous fassiez sortir des lapins de votre chapeau ! Je ne m’en sentais pourtant pas capable.
De très loin, du fin fond de ma jeunesse, j’ai alors entendu Prof :
— Manuel, quand vous vous trouvez devant un problème que vous ne comprenez pas, essayez de résoudre tout ce que vous pouvez comprendre, puis considérez une nouvelle fois le problème.
Souvent il m’avait enseigné des choses qu’il ne saisissait pas très bien lui-même – surtout en maths –, mais il m’avait surtout appris quelque chose de beaucoup plus important, un principe de base.
Et j’ai su ce que je devais faire en premier lieu.
Je suis allé près du jeunot et je lui ai fait imprimer tous les impacts prévus de tous les projectiles sur orbite. Une tâche aisée pour lui, un préprogramme qu’il pouvait sortir à n’importe quel moment, malgré le temps écoulé. Pendant qu’il s’exécutait, j’ai étudié certains des programmes que Mike m’avait préparés en cas d’éventuelles modifications.
J’en ai alors choisi certains ; ce n’était pas difficile, il fallait seulement faire attention, les lire avec soin et les taper sans faire d’erreur. J’ai demandé au jeunot de les imprimer une nouvelle fois pour pouvoir les vérifier avant de lui donner le signal d’exécution.
Une fois cela terminé – au bout de quarante minutes –, la trajectoire de tous les projectiles lancés sur un objectif à l’intérieur des terres avait été modifiée de manière à atteindre une ville côtière… tout en me ménageant la possibilité de retarder l’exécution pour les rochers de dernière réserve. Sauf si j’annulais le programme, le jeunot pouvait aussitôt les remettre en position.
Maintenant que je ne me sentais plus aussi opprimé par ce problème de temps, que je pouvais dévier tous mes projectiles vers la mer quelques minutes seulement avant le moment prévu pour l’impact, je pouvais enfin réfléchir.
Après cela, j’ai convoqué mon « cabinet de Guerre », c’est-à-dire Wyoh, Stu et Greg, mon commandant des Forces Armées, dans le bureau de Greg. Nous avons autorisé Leonore à aller et venir pour nous apporter du café et des sandwiches, on lui a même permis de rester si elle ne parlait pas. Leonore est une femme intelligente qui sait quand elle doit se tenir tranquille.
Stu a ouvert le débat :
— Monsieur le Premier ministre, je ne crois pas que nous devrions frapper la Grande Chine.
— Laissez tomber les titres, Stu. Je joue peut-être un rôle, mais en tout cas, je n’ai pas de temps à perdre avec des formalités.
— Très bien. Puis-je expliquer mon point de vue ?
— Plus tard. (J’ai exposé d’abord ce que j’avais fait pour nous donner plus de temps ; il a acquiescé en silence.) Ce qui nous gêne le plus, c’est que nous sommes privés de tout moyen de communiquer soit avec Luna City, soit avec la Terre. Greg, des nouvelles de l’équipe de dépannage ?
— Elle n’est pas encore rentrée.
— Si la rupture se trouve à proximité de Luna City, ça peut prendre assez longtemps, à condition qu’ils puissent encore réparer les câbles. Nous devons donc agir comme si nous étions seuls. Greg, disposes-tu de quelque technicien capable de nous bricoler un émetteur radio pour parler avec la Terre ? Du moins par l’intermédiaire de leurs satellites, pour ne pas avoir besoin d’une antenne trop grande. Je peux d’ailleurs donner un coup de main, sans compter que l’informaticien que je t’ai envoyé n’est pas trop mauvais. (Et même bon : c’était le pauvre type que j’avais autrefois faussement accusé d’avoir permis à une mouche de se promener dans les circuits de Mike. Je l’avais affecté à ce poste.)
— Harry Biggs, le directeur de mon usine électrique, peut faire n’importe quoi dans ce domaine, m’a répondu Greg, songeur. S’il a le matériel nécessaire.
— Qu’il se mette au boulot. Nous pouvons nous permettre de détruire n’importe quoi, sauf le radar et l’ordinateur, dès que la catapulte aura éjecté tous les projectiles. Combien nous en reste-t-il ?
— Vingt-trois, et nous n’avons plus d’acier.
— Il faut donc, avec vingt-trois projectiles, gagner ou perdre. Qu’on se prépare immédiatement à les charger ; il se peut que nous les lancions aujourd’hui.
— Ils sont déjà prêts. Nous pouvons les charger en un clin d’œil.
— Parfait. Autre chose : je ne sais pas s’il y a un croiseur des N.F. – il peut même y en avoir plus d’un – dans notre ciel. Et j’ai peur de regarder au radar, car ça pourrait trahir notre position. Il faut donc organiser une surveillance spatiale. Peux-tu trouver des volontaires dans tes rangs pour guetter à vue ?
Leonore a pris la parole :
— Je suis volontaire !
— Merci, chérie, accepté.
— Nous en trouverons, a dit Greg. Inutile de risquer nos femmes.
— Si, Greg ; il faut que tout le monde s’y mette.
J’ai alors expliqué ce que je désirais : la Mare Undarum se trouvait maintenant dans l’obscurité de la semi-lunaison ; le soleil s’était couché. La frontière invisible qui séparait la lumière du soleil et l’ombre de Luna s’étirait au-dessus de nous, en un point précis. Les vaisseaux traversant notre ciel nous apparaîtraient brusquement à l’ouest et disparaîtraient tout aussi vite vers l’est. La portion visible de leur orbite irait de l’horizon à un point donné du ciel. Si l’on pouvait, à l’œil nu, définir ces deux points extrêmes, en repérer un d’après quelque relief du sol et l’autre d’après la position des étoiles, mesurer approximativement la durée du passage en comptant les secondes, alors le jeunot pourrait commencer à faire ses calculs : qu’ils passent deux fois seulement à portée de vue et le jeunot connaîtrait et la période et la courbe précise de l’orbite. Je saurais alors à peu près quand se servir sans risque du radar, de la radio et de la catapulte. Je ne voulais pas, en effet, expédier un projectile tant qu’un vaisseau des N.F. se trouverait au-dessus de l’horizon, afin qu’il ne puisse pas nous repérer avec son radar.
Je me montrais peut-être trop prudent, mais rendez-vous bien compte que cette catapulte, ce radar unique et ces deux douzaines de projectiles représentaient tout ce qui pouvait encore permettre à Luna d’éviter la défaite totale, que notre dernière chance consistait à ne pas leur laisser savoir ce que nous avions ni où nous nous trouvions. Il nous fallait donner l’impression de pouvoir bombarder sans arrêt Terra avec des fusées, qu’ils comprennent que nous le faisions au moyen d’un engin dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et qu’ils étaient incapables de localiser.
Seul problème : les Lunatiques, pour la plupart, ne connaissent rien à l’astronomie. Normal, puisque nous habitons des cavernes et que nous n’allons en surface qu’en cas de nécessité absolue. Nous avons quand même eu de la chance : il y avait un astronome amateur dans l’équipe de Greg, un type qui avait travaillé un certain temps à l’observatoire de Richardson. Je lui ai exposé mes plans, je lui ai confié le travail et l’ai laissé se débrouiller pour montrer lui-même à ses hommes comment identifier les étoiles. Je me suis occupé de tout ça avant de revenir à notre conseil de guerre.
— Alors, Stu ? Pourquoi ne frapperions-nous pas la Grande Chine ?
— J’attends toujours des nouvelles du docteur Chan. J’ai reçu un message ; il a téléphoné juste avant l’interruption de nos communications.
— Mais, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— J’ai essayé de le faire mais vous vous étiez enfermé et je savais bien qu’il valait mieux ne pas vous ennuyer pendant que vous vous occupiez des problèmes de balistique. Bref, ce message envoyé aux bureaux de la LuNoHoCo m’était personnellement adressé. Il nous est parvenu par l’intermédiaire de notre agent de Paris : « Notre agent de vente de Darwin – il s’agit de Chan – nous informe que vos expéditions de…» non, laissons tomber le codage, je vous donne le texte en clair : ces expéditions représentent les bombardements tout en semblant se référer aux événements de juin dernier… « étaient mal emballées, ce qui a produit d’importantes et inacceptables détériorations. A moins qu’il ne puisse y être porté remède, les négociations concernant un contrat de livraison de longue durée seront fortement compromises. » Tout cela est naturellement à double sens (dit Stu en me regardant). Je pense que le docteur Chan veut dire que son gouvernement est prêt à entamer des négociations à condition que nous ne bombardions plus la Grande Chine, ce qui gâcherait tout.
— Hmm…
Je me suis levé et j’ai fait les cent pas. Demander à Wyoh ? Personne ne connaît mieux les qualités de Wyoh que moi mais elle risquait d’hésiter, tiraillée entre sa fureur et ses sentiments par trop humanitaires. Et j’avais déjà appris qu’un « chef d’État », même un simulacre, ne doit éprouver aucune faiblesse de ce genre. Demander à Greg ? Greg était bon agriculteur, meilleur mécanicien, excellent prédicateur ; je l’aimais tendrement, mais ne voulais pas son avis. Stu ? Je savais déjà ce qu’il pensait.
En étais-je bien sûr ?
— Stu, qu’en pensez-vous ? Je ne vous demande pas l’opinion de Chan, mais la vôtre.
Stu a réfléchi :
— C’est difficile, Mannie. Je ne suis pas Chinois et je n’ai pas passé beaucoup de temps là-bas ; je ne me prétends pas expert en ce qui concerne leur politique ou leur psychologie. Je suis donc forcé de l’approuver.
— Mais, bon sang, il n’est pas Lunatique, lui ! Il n’a pas les mêmes objectifs que nous. Quel avantage pense-t-il en retirer ?
— Je crois qu’il tente de manœuvrer pour obtenir le monopole du commerce avec Luna. Il espère peut-être aussi l’ouverture de comptoirs, et pourquoi pas une enclave extraterritoriale. Ce que nous n’allons pas lui donner.
— Peut-être, si nous sommes à l’agonie.
— Il n’a jamais parle de quoi que ce soit. Il ne parle pas beaucoup, vous savez, il préfère écouter.
— J’avais déjà remarqué !
Cela m’ennuyait, de plus en plus même, à mesure que passaient les minutes.
Les nouvelles en provenance de la Terre ronronnaient dans le fond de la pièce ; j’avais demandé à Wyoh de les écouter pendant que je parlais avec Greg.
— Wyoh, chérie, y a-t-il du nouveau avec la Terre ?
— Non, toujours les mêmes prétentions : nous avons été battus à plate couture et ils attendent à tout instant notre reddition. – Si ! Ils ont dit qu’il y avait encore quelques projectiles qui se baladaient dans le cosmos et qui échappaient à tout contrôle ; ils ont assuré qu’ils procédaient à l’analyse de leur trajectoire et que les populations concernées seraient averties en temps utile pour évacuer les points d’impact.
— Rien qui puisse laisser supposer que Prof ou que quelqu’un de Luna City ou d’ailleurs soit en rapport avec la Terre ?
— Rien.
— Bon sang ! Rien sur la Grande Chine ?
— Non. Il y a des nouvelles en provenance de partout, mais pas de là-bas.
Je suis allé jusqu’à la porte.
— Greg ! Eh, mon vieux ! Va donc voir si tu peux trouver Greg Davis, j’ai besoin de lui.
J’ai refermé la porte.
— Stu, nous n’allons pas épargner la Grande Chine.
— Non ?
— Non. Ce serait parfait si la Grande Chine s’occupait de rompre la coalition ennemie, cela pourrait nous épargner des dommages. Si nous sommes arrivés à cet état des choses, c’est seulement parce que nous avons paru capables de frapper où nous voulions, et aussi de détruire tous les vaisseaux envoyés contre nous. J’espère du moins que le dernier a flambé mais, de toute manière, on en a certainement détruit huit sur neuf. Nous n’obtiendrons rien par la faiblesse, surtout alors que les N.F. prétendent que nous sommes non seulement affaiblis mais hors circuit. Bien au contraire, nous devons continuer à les prendre par surprise. Nous allons donc nous occuper de la Grande Chine et si cela attriste le docteur Chan, nous lui prêterons un mouchoir pour sécher ses larmes. Si nous pouvons continuer à paraître forts, alors que les N.F. disent que nous sommes à genoux, une puissance possédant le droit de veto finira bien par céder. Si ce n’est pas la Grande Chine, ce sera une autre.
Stu s’est incliné sans se lever.
— Très bien, monsieur.
— Je…
Greg est entré.
— Tu veux me parler, Mannie ?
— Où en es-tu avec l’émetteur à destination de la Terre ?
— Harry dit que nous pourrons nous en servir demain. C’est du bricolage, mais s’il a assez de puissance, nous nous ferons entendre.
— Nous avons assez d’énergie. Et s’il dit « demain », c’est qu’il sait ce qu’il construit. Ce sera donc aujourd’hui… disons vers 6 heures. Je vais travailler avec lui. Wyoh chérie, veux-tu prendre mes bras ? Il me faut le numéro six et le numéro trois et, tant qu’à faire, prends aussi le numéro cinq. Viens avec moi, tu me les changeras au fur et à mesure de mes besoins. Stu, j’aimerais que vous écriviez quelques messages bien méchants ; je vais vous donner l’idée générale et vous y ajouterez du fiel. Greg, nous n’allons pas envoyer immédiatement ces rochers dans l’espace. Ceux qui y sont déjà vont arriver à destination dans dix-huit ou dix-neuf heures. Alors, quand les N.F. annonceront qu’il n’y a plus de projectiles et qu’il n’y a donc plus rien à craindre de Luna, à ce moment, nous interromprons avec fracas leurs bulletins d’informations et nous annoncerons les prochains bombardements. Il faut calculer les orbites les plus courtes possibles, Greg, dix heures ou moins : vérifie l’aire de catapultage, la centrale thermonucléaire et les postes de commandes ; il faut que tout soit prêt, nous avons besoin de publicité.
Wyoh revenait avec mes bras. Je lui ai demandé le numéro six et j’ai ajouté :
— Greg, mets-moi en contact avec Harry.
Six heures plus tard nous étions prêts à émettre en direction de Terra. C’était un beau bricolage pour lequel nous avions surtout utilisé les sondes à résonance dont on se servait au début des recherches minéralogiques. Il pouvait transmettre sur une fréquence radio et semblait assez puissant. On avait enregistré les versions de mes avertissements, rédigées avec verve par Stu, et Harry se tenait prêt à les émettre le plus rapidement possible : tous les satellites de Terra étaient équipés pour recevoir à une vitesse même soixante fois supérieure à la normale, et nous ne voulions surtout pas faire fonctionner notre émetteur plus de temps que nécessaire : la surveillance à vue avait confirmé nos craintes, il restait au moins deux vaisseaux en orbite autour de Luna.
Nous avons donc dit à la Grande Chine que ses principales villes côtières recevraient chacune un cadeau de notre part, qui tomberait à 10 kilomètres au large des côtes de Pusan, de Tsingtao, de Taïpeh, de Shanghai, de Saigon, de Bangkok, de Singapour, de Djakarta, de Darwin et ainsi de suite. Seule exception : le Vieux Hong-Kong qui recevrait un coup au but au sommet même des bureaux des N.F. pour l’Extrême-Orient ; nous demandions donc avec insistance à tous les habitants de Hong-Kong de s’éloigner. Stu avait ajouté que les membres du personnel des N.F., n’étant pas considérés comme humains, étaient instamment priés de rester à leur poste.
L’Inde recevait les mêmes avertissements concernant ses villes côtières et nous ajoutions que les bureaux centraux des N.F. seraient épargnés pendant encore une rotation de Terra car nous entendions sauvegarder autant que possible les monuments historiques d’Agra. Nous voulions aussi donner le temps à la population d’évacuer les objectifs (J’avais l’intention de prolonger ce délai d’une autre rotation, quand le délai expirerait, par respect pour Prof ; puis d’une autre rotation, et ainsi de suite, indéfiniment. Pourquoi diable avaient-ils construit leurs bureaux officiels si près du plus magnifique tombeau jamais érigé ! Enfin, que voulez-vous. Prof y tenait beaucoup.)
Au reste du monde nous avons dit de rester dans les gradins car nous allions jouer les prolongations. Les gens étaient priés de se tenir éloignés de tous les bureaux des N.F., où qu’ils se trouvent ; nous avions maintenant l’écume aux lèvres et n’allions épargner aucune installation des N.F. Encore mieux : les habitants des villes où se trouvaient les quartiers généraux des N.F. feraient aussi bien de les évacuer complètement, sauf, naturellement, les personnalités et les flics, qui devaient, eux, rester sagement assis.
Puis j’ai passé les vingt heures suivantes auprès du jeunot pour lui apprendre à effectuer des observations éclairs dès que notre ciel se trouverait dégagé de tout vaisseau, ou du moins quand nous le pensions. Chaque fois que je le pouvais, je dormais un peu ; Leonore attendait à côté de moi et me réveillait à temps pour les opérations suivantes. À ce moment, nous avions épuisé les rochers de Mike ; nous nous sommes tous mis en état d’alerte pour lancer les premiers rochers du jeunot, aussi haut et aussi rapidement que possible. Nous avons attendu près de lui pour vérifier qu’il tirait juste, puis nous avons dit à Terra où il fallait regarder et quand se produiraient les prochains bombardements pour que tout le monde sache bien que les prétentions à la victoire des N.F. ne valaient pas mieux que tous les mensonges déversés depuis un siècle au sujet de Luna… tout cela de la plume distinguée, acerbe, précise et vitriolée de ce brave Stu.
Le premier projectile aurait dû être destiné à la Grande Chine mais nous avons préféré frapper la perle du Directoire d’Amérique du Nord – Hawaï. Le jeunot a placé son projectile dans le triangle formé par Maui, Molokai et Lanai. Je n’ai pas eu à faire la programmation, Mike avait tout prévu.
Nous nous sommes ensuite dépêchés de jeter une dizaine de rochers, à une cadence accélérée (j’ai même dû sauter un programme car il y avait un vaisseau dans notre ciel) et nous avons dit à la Grande Chine quand et où regarder, c’est-à-dire toutes les villes côtières que nous avions épargnées la veille.
Nous n’avions plus qu’une douzaine de projectiles mais j’ai décidé qu’il valait mieux épuiser réellement nos munitions plutôt que de donner seulement l’idée qu’elles tiraient à leur fin. J’ai donc averti sept villes côtières de l’Inde, choisissant de nouveaux objectifs… tandis que Stu demandait poliment si Agra avait été évacuée. Dans le cas contraire, que les Terriens aient l’obligeance de nous le dire immédiatement (nous n’y avons finalement pas lancé de rocher).
Nous avons demandé à l’Égypte de dégager la zone du canal de Suez. Pur bluff : il ne nous restait que cinq projectiles.
Puis nous avons attendu.
Bombardement de Lahaina Roads, dans les îles Hawaï. Ça a fait un effet bœuf, Mike pouvait être fier de son élève.
Et nous avons encore patienté.
Il restait encore trente-sept minutes avant le premier impact sur la côte chinoise… quand la Grande Chine a soudain dénoncé les actions des N.F. et nous a reconnus et offert sa médiation. Je me suis même foulé un doigt en appuyant, in extremis, sur le bouton d’annulation.
J’ai continué à appuyer sur des touches, malgré mon doigt qui me faisait souffrir, pour annuler les programmes ; l’Inde nous a reconnus presque immédiatement après.
L’Égypte a suivi. Et les autres pays ont commencé à se presser à notre porte.
Stu a fait savoir à Terra que nous avions suspendu – mais pas annulé – les bombardements. Qu’ils retirent de notre ciel tous leurs vaisseaux, immédiatement, SANS DÉLAI ! et nous pourrons parler. Si leurs vaisseaux ne pouvaient pas revenir à leur base sans refaire le plein de carburant, ils seraient autorisés à se poser, mais à plus de 50 kilomètres des terriers indiqués sur la carte, puis ils devraient attendre que nous acceptions leur reddition. Mais que notre ciel soit évacué IMMÉDIATEMENT !
Après cet ultimatum, nous avons accordé un délai de grâce de quelques minutes pour permettre à un vaisseau de dépasser la ligne d’horizon. Nous ne voulions pas prendre de risques : une seule fusée et Luna serait restée sans défense.
Et nous avons encore attendu.
L’équipe de dépannage envoyée pour réparer le câble est alors revenue. Elle était allée presque jusqu’à Luna City, elle avait trouvé le point de rupture. Malheureusement un éboulis de plusieurs milliers de tonnes de roc empêchait toute réparation ; ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, avaient regagné la surface, construit un relais provisoire dans la direction probable de Luna City et envoyé une douzaine de fusées de signalisation à des intervalles de dix minutes, espérant que quelqu’un les verrait, en comprendrait le sens et viserait ce relais. Y avait-il eu un message ?
Non.
Nous avons attendu.
L’équipe de veille à vue est arrivée pour faire son rapport : le vaisseau qui avait traversé notre ciel à dix-neuf reprises avec la régularité d’une horloge ne s’était pas montré à l’heure voulue. Dix minutes plus tard, on nous a signalé qu’un autre vaisseau, lui aussi, avait manqué au rendez-vous.
Nous avons attendu, et écouté.
La Grande Chine, se faisant le porte-parole de toutes les puissances ayant le droit de veto, acceptait un armistice et nous annonçait que notre ciel se trouvait maintenant entièrement dégagé. Leonore pleurait à chaudes larmes ; elle embrassait tous les gens qui passaient à sa portée.
Il nous a fallu un certain temps pour nous calmer (un homme est incapable de penser correctement quand des femmes s’agrippent à son cou et surtout quand cinq de ces femmes ne sont pas ses épouses…). Cinq minutes plus tard, après avoir repris mes esprits, j’ai déclaré :
— Stu, je veux que vous alliez immédiatement à Luna City. Rassemblez votre équipe. Pas de femmes : vous allez être obligés de voyager en surface pour les derniers kilomètres. Voyez ce qui s’y passe, mais commencez surtout à établir un relais avec celui que nous avons posé et téléphonez-moi.
— Compris, monsieur !
Nous lui avons fourni tout l’équipement nécessaire à un voyage pénible – des bouteilles d’air supplémentaires, un abri de secours et tout le reste, quand tout à coup, la Terre m’a appelé, moi… sur la fréquence que nous écoutions parce que – ce que j’appris plus tard – ce message était retransmis sur toutes les ondes disponibles :
« Message personnel, de Prof à Mannie. Mots de passe : Prise de la Bastille et Le gamin de Sherlock. Venez immédiatement. Votre voiture vous attend au nouveau relais. Message personnel, de Prof à…»
Et le message repassait sans arrêt.
— Harry !
— Da, Boss ?
— Message en direction de la Terre… émission à grande vitesse ; il ne faut pas qu’ils nous situent encore. « Message personnel, de Mannie pour Prof. Mot de passe : canon d’airain. J’arrive ! » Demandez-leur d’accuser réception mais n’émettez qu’une seule fois.
Stu et Greg ont conduit pendant le voyage de retour tandis que Wyoh, Leonore et moi-même étions secoués sur la plate-forme non couverte du camion, bien attachés pour ne pas tomber ; trop petite, cette plate-forme. J’ai eu le temps de réfléchir : les filles n’avaient pas de combinaisons équipées de radio et nous ne pouvions nous parler que par contact direct de nos casques… Pas très pratique.
Je commençais à comprendre – maintenant que nous avions gagné – certaines parties jusqu’alors obscures du plan de Prof. Cette incitation à leur faire attaquer la catapulte avait épargné les terriers, du moins je l’espérais. Oui, c’était bien son intention, et Prof s’était toujours montré assez indifférent quant aux dommages que pouvait subir la catapulte. Il y en avait une autre, c’est vrai… mais très éloignée et difficile d’accès. Il faudrait des années pour installer un réseau de métro jusqu’à la nouvelle catapulte, située dans les hautes montagnes. Il serait probablement moins onéreux de réparer l’ancienne. Si elle était réparable.
D’une manière comme de l’autre, pendant ce temps, nous n’expédierions pas de grain vers Terra.
Et Prof souhaitait justement cela ! Certes, il n’avait jamais laissé échapper le moindre indice selon lequel son plan consistait à faire détruire la vieille catapulte – son plan à longue échéance, pas seulement pour la révolution. Peut-être ne l’admettrait-il pas, même maintenant ? Mais Mike me le dirait si je lui posais la question l’air de rien : avait-il, oui ou non, tenu compte de ce facteur pour établir ses prévisions ? Je veux parler de ces prédictions d’émeutes, de famine et de tout cela, tu me comprends. Mike ? Oui, il me le dirait.
Ce marché, une tonne contre une tonne… Prof l’avait exposé sur Terra comme un argument en faveur de la construction d’une catapulte terrienne ; pourtant, quand nous étions seuls, il ne s’était jamais montré très enthousiaste à ce sujet. Il m’avait même dit une fois, pendant notre séjour en Amérique du Nord : « Oui, Manuel, je suis certain que ça marchera mais s’ils la construisent, ce ne sera qu’un marché provisoire. À une époque, environ deux siècles avant nous, on avait l’habitude d’envoyer par bateaux le linge sale de Californie jusqu’aux blanchisseries d’Hawaï, je vous le jure, et l’on renvoyait le linge propre. Les circonstances étaient spéciales. Si nous assistons jamais à des envois d’eau et d’engrais à destination de Luna, et si nous expédions du grain comme fret de retour, ce ne sera, de toute manière, qu’un marché provisoire. L’avenir de Luna est conditionné par sa position unique, au sommet d’un précipice gravitationnel situé au-dessus d’une planète riche. Elle dispose d’une source d’énergie bon marché et d’immenses possibilités immobilières. Si nous, les Lunatiques, nous nous montrons assez intelligents au cours du siècle à venir pour devenir un port franc et nous garder d’appartenir à quelque alliance que ce soit, nous deviendrons un lieu de passage obligatoire, un carrefour entre deux, trois planètes et même pour tout le système solaire. Nous ne serons plus jamais des agriculteurs. »
Ils étaient venus à notre rencontre à la station Est et nous ont à peine laissé le temps d’ôter nos combinaisons pressurisées. Le même scénario que lors de notre retour de Terra : acclamés par la foule, portés en triomphe. Même les filles, car Slim Lemke a demandé à Leonore :
— Pouvons-nous vous porter, vous aussi ?
Et Wyoh a répondu :
— Pourquoi pas ?
Et je vous assure que les stilyagi n’ont pas laissé passer leur chance.
La plupart des hommes avaient leurs combinaisons pressurisées et j’ai été fort surpris de voir combien il y en avait qui portaient des fusils… jusqu’au moment où je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas de nos fusils à nous, mais des fusils pris à l’ennemi. Enfin, pour tout dire, mon plus grand soulagement a été de voir que L City n’avait pas souffert !
Je me serais bien passé de ce défilé triomphal ; j’avais surtout hâte de trouver un téléphone pour demander à Mike ce qui s’était passé, pour connaître l’étendue des destructions, les pertes, le prix de notre victoire. Manque de chance ! Bon gré, mal gré, on nous a entraînés jusqu’au Vieux Dôme.
Ils nous ont hissés sur une estrade avec Prof et les autres membres du ministère, de grosses légumes, des gens que je ne connaissais même pas. Nos filles ont couvert Prof de baisers, lui-même m’a embrassé comme on fait dans les pays latins, joue contre joue ; on m’a mis un bonnet phrygien sur la tête. Dans la foule, j’ai vu la petite Hazel et lui ai envoyé un baiser.
Ils se sont enfin calmés pour permettre à Prof de parler.
— Mes amis (puis il a attendu un instant). Mes amis (a-t-il répété doucement). Mes camarades bien-aimés. Enfin nous nous trouvons libres et nous avons maintenant avec nous les héros qui ont mené l’ultime combat pour la liberté de Luna, ces héros qui se sont battus, seuls ! (On nous a fait une ovation et il a attendu de nouveau. Je voyais qu’il était fatigué ; ses mains tremblaient, il était obligé de s’appuyer contre la tribune.) Je voudrais qu’ils prennent la parole, car nous voulons tous entendre de leur propre bouche ce qui s’est passé.
« Mais je dois d’abord vous faire part d’une bonne nouvelle : la Grande Chine vient tout juste d’annoncer qu’elle entreprend dans l’Himalaya la construction d’une énorme catapulte pour rendre les expéditions à destination de Luna aussi faciles et bon marché que le sont les expéditions dans le sens Luna-Terra. (Quelques bravos l’ont interrompu, puis il a continué :) Mais cela, c’est pour l’avenir. Aujourd’hui… Quel jour de gloire ! Le monde a enfin accepté de reconnaître la Souveraineté de Luna ! Nous sommes libres ! Vous avez gagné votre liberté…
Prof s’est arrêté… un air de surprise sur le visage. Non, il n’avait pas peur, il était intrigué. Il a titubé légèrement.
Puis il est mort.
Nous l’avons transporté dans une boutique derrière l’estrade ; les soins de douze médecins se sont avérés inutiles ; son vieux cœur avait lâché, il s’était trop fatigué. Ils l’ont emporté et je les ai suivis.
Stu m’a pris par le coude.
— Monsieur le Premier ministre…
— Quoi ? Oh ! Nom de Bog !
— Monsieur le Premier ministre, a-t-il répété fermement, vous devez vous adresser à la foule, il faut les faire rentrer chez eux. Il y a beaucoup de choses à régler de toute urgence.
Il parlait calmement mais des larmes coulaient le long de ses joues.
Je suis donc retourné sur l’estrade, j’ai confirmé ce qu’ils avaient deviné et je leur ai dit à tous de rentrer chez eux. Puis je me suis précipité dans notre chambre L du Raffles – là où tout avait commencé – pour une réunion du cabinet d’urgence. La première chose que j’ai faite a été de me précipiter sur le téléphone ; j’ai pris le combiné et j’ai composé MYCROFTXXX.
Pas de tonalité. J’ai essayé encore une fois ? même résultat. J’ai repoussé l’isolateur sonore et j’ai demandé à mon voisin, Wolfgang :
— Les téléphones ne marchent donc pas ?
— Ça dépend. Le bombardement d’hier nous a pas mal secoués. Si vous voulez un numéro extérieur, vous feriez mieux d’appeler la centrale des communications.
Je me voyais bien leur demander de me donner un numéro non attribué…
— Quel bombardement ?
— Vous n’êtes pas au courant ? Ils visaient uniquement le Complexe. Enfin, les gars de Brody ont pu descendre le vaisseau. Il n’y a pas eu trop de mal, rien qui ne puisse être réparé.
J’ai été obligé de laisser tomber : ils m’attendaient tous. Je ne savais vraiment pas ce que je devais faire, mais Stu et Korsakov, eux, le savaient. Nous avons demandé à Sheenie de rédiger le bulletin de victoire à destination de Terra et des autres zones de Luna ; j’ai moi-même décrété une lunaison de deuil, vingt-quatre heures de repos, pas d’activités inutiles. J’ai donné des ordres pour que le corps de Prof soit exposé solennellement. On me soufflait les mots, j’étais tout engourdi, mon cerveau se refusait à fonctionner. D’accord pour la convocation du Congrès à la fin des vingt-quatre heures ! À Novylen ? D’accord !
Sheenie avait des dépêches en provenance de la Terre. Wolfgang a écrit pour moi la réponse, déclarant qu’à la suite de la mort de notre président, nous différions toutes les réponses d’au moins vingt-quatre heures. J’ai enfin pu m’échapper en compagnie de Wyoh. Une escorte de stilyagi a écarté la foule pour nous permettre d’atteindre le sas n°13. Une fois à la maison, je me suis précipité dans mon atelier, sous prétexte de changer de bras.
— Mike ?
Pas de réponse…
J’ai alors essayé de composer son numéro par le téléphone de la maison : pas de tonalité. Je me suis résolu à aller dans le Complexe le lendemain. Avec la disparition de Prof, j’avais besoin de Mike plus que jamais.
Mais le lendemain, je n’ai pas pu m’y rendre ; le métro Trans-Crisium était hors d’usage à cause du dernier bombardement. On pouvait se rendre à Torricelli et à Novylen, et même atteindre Hong-Kong ; mais le Complexe, qui se trouvait à la porte à côté, ne pouvait se rallier que par voiture à chenilles souples. Je n’avais pas le temps : j’étais « le gouvernement ».
Je me suis arrangé pour y aller deux jours plus tard. Nous avions décidé à l’unanimité que le vice-président (Finn) prenait la présidence, après avoir décidé, Finn et moi, que Wolfgang remplirait le mieux la fonction de Premier ministre. Nous avons fait valider ces décisions et je suis redevenu un simple député, absent aux sessions du Parlement.
À ce moment, la plupart des téléphones marchaient de nouveau et on pouvait appeler le Complexe. J’ai donc composé MYCROFTXXX. Pas de réponse… Je suis sorti en jeep. Il m’a fallu descendre et marcher dans le tunnel du métro pour le dernier kilomètre mais j’ai retrouvé mon chemin vers le niveau inférieur du Complexe, intact à première vue.
Et Mike m’a semblé lui aussi indemne.
Mais, quand je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu.
Et il n’a plus jamais répondu. Et cela depuis lors.
On peut lui poser des questions en logolien – et on obtient des réponses en logolien. Il travaille toujours aussi bien… pour un ordinateur. Mais il ne parle pas ou ne peut pas parler.
Wyoh a essayé de le cajoler. Puis elle a cessé. Même moi, à la fin, j’ai abandonné.
Je ne sais pas comment c’est arrivé. De nombreuses extensions de Mike avaient souffert du bombardement, qui avait d’ailleurs pour but, j’en suis certain, de tuer notre ordinateur balistique. Était-il tombé en dessous de ce fameux seuil qui permet d’avoir une conscience ? (Je n’ai jamais eu de certitude, je ne peux formuler que des hypothèses.) À moins que la décentralisation que nous avions faite auparavant ne l’ait tué ?
Je ne sais pas. Si ce n’est qu’une question de seuil, il y a pourtant longtemps qu’il a été réparé, il devrait avoir récupéré. Alors, pourquoi ne se réveille-t-il pas ?
Une machine peut-elle éprouver une telle frayeur, une telle souffrance, qu’elle se réfugie dans le mutisme, qu’elle refuse de répondre ? Que son ego se contracte à l’intérieur d’elle-même, parfaitement conscient, mais effrayé de se dévoiler ? Non, impossible : Mike ne savait pas ce qu’est la peur… il avait le même courage insouciant que Prof.
Les années ont passé, tout a changé… Mamie a depuis longtemps choisi d’abandonner la direction de la famille ; c’est maintenant Anna la « Mamie », tandis que Mamie rêve devant la vidéo. Slim a demandé à Hazel de prendre le nom de Stone, ils ont deux gosses et Hazel fait des études d’ingénieur. Maintenant grâce aux nouveaux traitements, nous savons limiter les méfaits de la faible pesanteur et il arrive souvent que des vers de Terre viennent séjourner ici trois ou quatre ans et puissent rentrer chez eux sans séquelles. Nous avons aussi des médicaments en sens inverse et nous nous en servons, certains de nos gosses allant maintenant à l’école sur Terra. Quant à la catapulte du Tibet, il a fallu dix-sept ans au lieu de dix pour la construire ; sur le Kilimandjaro, ils ont terminé beaucoup plus vite le travail.
Une agréable surprise : le moment venu, Leonore a proposé Stu ; j’aurais plutôt cru que Wyoh l’aurait fait la première. Ça n’a fait aucune différence et nous avons tous voté « Da ! ». Une autre chose qui avait été prévue depuis longtemps, car nous nous en étions occupés, Wyoh et moi, pendant que nous faisions partie du gouvernement : en plein centre du Vieux Dôme, sur une stèle, se trouve un canon d’airain surmonté d’un drapeau qui flotte dans la brise artificielle : un semis d’étoiles sur fond noir traversé d’une barre de bâtardise rouge sang et brochant sur le tout, un fier et beau canon d’airain ; au-dessous, notre devise : URGCNEP ! C’est là que se déroulent les cérémonies du 4-Juillet.
Tout se paye… Prof le savait et il avait payé, gaiement.
Mais il avait sous-estimé les bavards. Ils n’ont pas adopté la moindre de ses idées. Il semble que l’être humain possède un instinct profondément ancré qui lui fait décréter obligatoire tout ce qui n’est pas interdit. Prof était fasciné par les possibilités qu’offrait un grand ordinateur intelligent pour façonner l’avenir… même s’il ne voyait pas toujours ce qui se trouvait sous son nez. Oh, je l’ai soutenu ! Mais je me demande aujourd’hui si j’ai eu raison. Des émeutes, des famines ne sont-elles pas un prix trop cher payé pour apprendre à un peuple le prix de la vie ? Je ne sais pas…
Je n’ai aucune réponse.
J’aimerais pouvoir demander à Mike.
Parfois, je me réveille la nuit et je crois l’entendre, dans un soupir : « Man… Man, mon meilleur ami…» Mais, quand j’appelle « Mike ? » il ne répond pas. Se promènerait-il quelque part à la recherche d’une carcasse métallique où s’abriter ? Serait-il enterré sous le niveau inférieur du Complexe et chercherait-il à en sortir ? Toutes ses mémoires doivent bien être quelque part, à attendre qu’on les sollicite. Moi, je ne peux pas les retrouver, elles sont bloquées par un signal vocal.
Oh ! il est aussi mort que Prof, je le sais bien (au fait, à quel point Prof est-il mort ?). Si je compose une nouvelle fois son numéro et que je dis : « Allô ! Mike ! », répondra-t-il : « Allô ! Man ! ? J’en ai entendu une bien bonne, l’autre jour ! » Il y a longtemps que je n’ai pas tenté de l’appeler. Mais il ne peut pas être vraiment mort ; rien n’avait été cassé… Il est seulement perdu.
M’entendez-vous, Bog ? Un ordinateur peut-il être une de Vos créatures ?
Il y a eu trop de changements… Ce soir, j’irai peut-être à cette réunion, histoire de les embêter avec quelques petits calculs.
Ou bien non ! Avec le début de la Grande Expansion, quantité de jeunes types sont allés vivre sur des astéroïdes. On m’a parlé de quelques endroits encore peu habités où il fait bon vivre.
Ma parole, pourquoi pas ? Je n’ai pas encore cent ans.