C’est ainsi qu’une vague de patriotisme a envahi notre nouvelle nation et l’a unifiée.
N’est-ce pas ce que déclarent les livres d’Histoire ? Quelle blague !
Croyez-moi, préparer une révolution n’est rien à côté de ce qu’il faut faire pour la réussir ! Nous en étions donc arrivés là ; nous avions pris trop tôt les leviers de commande, sans rien de prêt et avec quantité de choses encore à faire. L’Autorité de Luna avait disparu mais l’Autorité Lunaire sur la Terre et les Nations Fédérées qui l’avaient créée restaient, elles, bien solides. Si elles avaient envoyé un convoi de troupes ou mis un croiseur sur orbite au cours des huit ou quinze jours suivants, elles auraient repris Luna sans la moindre difficulté. Nous n’étions qu’une foule d’excités.
Nous avons procédé à des essais avec la nouvelle catapulte mais nous pouvions compter sur les doigts d’une seule main les missiles chargés de rocs prêts à être expédiés. Sur les doigts de ma main gauche. De toute façon la catapulte n’était pas une arme utilisable contre des vaisseaux ou l’infanterie. Nous avions bien quelques idées concernant les vaisseaux, mais elles restaient très vagues. Nous avions mis en réserve, à Hong-Kong Lunaire, quelques centaines de pistolets laser bricolés – les ingénieurs chinois sont très adroits – mais très peu d’hommes savaient s’en servir.
En outre, l’Autorité avait son utilité : c’est elle qui achetait la glace et le grain, qui vendait l’air, l’eau et l’énergie et qui possédait ou commandait une douzaine de points clés. Qu’importe ce que nous ferions dans l’avenir, il fallait que la machine continue de fonctionner. La mise à sac des bureaux de l’Autorité en ville avait peut-être été prématurée (en tout cas selon moi) : tous les dossiers avaient été détruits. Prof a cependant prétendu que les Lunatiques dans leur ensemble avaient besoin d’un objet contre lequel diriger leur haine ; selon lui, la destruction de ces bureaux était ce qui nous coûterait le moins cher en regard du gain de popularité qu’elle nous offrait.
Et Mike contrôlait les communications : cela signifiait qu’on pouvait à peu près tout maîtriser. Prof a commencé par vérifier les nouvelles en provenance ou en direction de Terra, laissant à l’ordinateur la censure et la fabrication des nouvelles jusqu’à ce que nous puissions décider du discours à tenir ; après cela, il a déclenché la sous-opération « M », qui coupait le Complexe du reste de Luna et, avec lui, l’observatoire Richardson et ses laboratoires annexes – le radioscope Pierce, la station de sélénophysique, et ainsi de suite. Un problème subsistait : il y avait toujours sur Luna des chercheurs terriens qui allaient et venaient, restant parfois six mois, gagnant du temps grâce à l’emploi de la centrifugeuse. A part une poignée de touristes – trente-quatre – la plupart des Terriens résidant sur Luna étaient des savants. Nous allions devoir faire quelque chose à leur sujet mais pour le moment, il suffisait de les empêcher de bavarder avec Terra.
À ce moment, le téléphone du Complexe était hors d’usage et Mike n’autorisait plus les capsules à s’arrêter dans aucune des stations dudit Complexe, même une fois la circulation rétablie, quand Finn Nielsen et son escouade eurent terminé leur sale boulot.
Nous nous sommes aperçus que le Gardien n’était pas mort – nous n’avions au demeurant jamais eu l’intention de l’éliminer : Prof considérait que l’on pouvait toujours tuer un Gardien vivant, tandis que ranimer un Gardien mort s’avérerait impossible en cas de besoin. Notre plan a donc consisté à le neutraliser pour nous assurer que ni lui ni ses gardes ne pourraient combattre, puis de nous précipiter sur eux au moment où Mike rétablirait la circulation de l’oxygène.
Avec des turbines tournant à vitesse maximum, Mike a calculé qu’il faudrait un peu plus de quatre minutes pour réduire l’air à la pression zéro, ce qui provoquerait cinq minutes d’hypoxie croissante puis cinq autres d’anoxie ; on forcerait alors le sas inférieur pendant que Mike enverrait de l’oxygène pur pour rétablir l’équilibre. Cela ne devait tuer personne, juste plonger tous les sujets soumis à cette expérience dans un état proche de l’anesthésie. Restait pour les assaillants le risque que certains aient des combinaisons pressurisées, mais même cela importait peu : l’hypoxie est progressive et l’on peut fort bien s’évanouir sans même se rendre compte que l’on s’asphyxie. C’est l’erreur fatale la plus souvent commise par les nouveaux débarqués.
Ainsi le Gardien a-t-il survécu, de même que trois de ses femmes. Mais il ne nous était plus guère utile : son cerveau avait trop longtemps manqué d’oxygène et il ressemblait désormais à un légume. Aucun des gardes n’a survécu. Ils étaient pourtant plus jeunes que le Gardien ; une méthode dangereuse, finalement…
Personne n’a subi de séquelles dans les autres parties du Complexe. Une fois la lumière et l’oxygène rétablis, tout le monde s’est retrouvé en bon état, y compris les six meurtriers-violeurs sous clef dans la caserne. Finn ayant décidé que le peloton d’exécution constituait une punition trop tendre pour eux, il s’est transformé en juge et a pris les membres de son escouade comme jury.
On les a déshabillés, on leur a coupé les tendons des chevilles et des poignets et on les a livrés aux femmes du Complexe. Ça me donne mal au cœur d’imaginer leur sort, mais je ne crois pas qu’ils aient vécu un martyre aussi long que celui de Marie Lyons. Les femmes sont de curieuses créatures : elles sont douces, aimables, gentilles… et beaucoup plus sauvages que nous.
Il me faut maintenant vous parler du sort des espions dont nous n’avions plus besoin. Wyoh avait d’abord tenu à les éliminer mais quand nous les avons attrapés, elle n’avait plus le cœur à ça. J’aurais pensé que Prof irait dans son sens, mais il a hoché la tête :
— Non, ma chère Wyoh, et bien que je désapprouve la violence, il n’y a que deux choses à faire avec un ennemi : le tuer ou s’en faire un ami. Les demi-mesures ne peuvent qu’engendrer des problèmes à l’avenir. Quelqu’un capable de vendre un ami une fois recommencera toujours, et nous avons devant nous une longue période pendant laquelle un mouchard pourra s’avérer dangereux ; nous devons nous en débarrasser. Et ceci publiquement, pour faire réfléchir d’autres traîtres éventuels.
— Professeur, a dit Wyoh, vous nous avez dit un jour que si vous condamniez quelqu’un, vous l’élimineriez de vos propres mains. Est-ce ce que vous avez l’intention de faire ?
— Oui et non, chère madame. Leur sang tachera mes mains et j’en accepte la responsabilité. Mais j’ai à l’esprit une chose beaucoup plus efficace pour décourager d’autres cafardeurs.
Et c’est ainsi qu’Adam Selene a lancé le bruit que ces individus avaient été employés comme espions par Juan Alvarez, l’ancien chef de la Sécurité de l’ancienne Autorité. Il a donné leurs noms et leurs adresses, sans pour autant suggérer de faire quoi que ce soit.
Un de ces individus est resté sept mois en cavale, changeant continuellement de termitière et de nom. Puis, au début de 77, on a retrouvé son cadavre à l’extérieur du sas Sud de Novylen. Quant aux autres, ils n’ont pour la plupart pas survécu plus de quelques heures.
Dans les premiers instants qui ont suivi le coup d’État, nous avons été confrontés à un problème jusqu’alors négligé : celui d’Adam Selene lui-même. Qui était Adam Selene ? Où se trouvait-il ? C’était sa révolution, il en avait étudié les moindres détails, et tous les camarades connaissaient sa voix. Maintenant que nous avions quitté la clandestinité, où donc était Adam ?
Nous en avons discuté toute la nuit dans la chambre L du Raffles, entre cent décisions à prendre sur cent problèmes différents qui surgissaient les uns après les autres, tandis que nos camarades voulaient savoir ce qu’il convenait de faire. « Adam », lui, examinait les problèmes qui n’avaient pas besoin d’être discutés de vive voix, imaginait des nouvelles de son cru à envoyer sur Terra, s’occupait d’isoler le Complexe et faisait quantité d’autres choses (aucun doute, sans Mike, nous n’aurions pas pu prendre Luna ni nous y maintenir).
J’estimais personnellement que Prof pouvait devenir Adam. Il avait toujours été notre chef, notre théoricien, et il était connu de tous ; quelques-uns de nos camarades clés le connaissaient sous le nom de « camarade Bill » et tous les autres respectaient le célèbre professeur Bernardo de La Paz… Forcément ! il avait fait la classe à la moitié des citoyens importants de Luna, parmi lesquels beaucoup vivaient dans d’autres termitières, tous les gens influents de Luna l’appréciaient.
— Non, a dit Prof.
— Pourquoi pas ? a demandé Wyoh. Prof, vous êtes élu. Dis-le-lui, Mike.
— Je réserve mon jugement, a répondu Mike. Je veux d’abord écouler ce que Prof a à dire.
— Je vois que vous avez analysé la situation, Mike, a déclaré Prof. Wyoh, ma très chère camarade, je ne refuserais pas si cela semblait possible, mais je ne vois pas de moyen pour faire correspondre ma voix avec celle d’Adam, sachant que tous nos camarades la connaissent – c’est d’ailleurs à dessein que Mike lui a donné une voix si identifiable.
Nous avons considéré la possibilité que Prof se charge malgré tout de cette tâche en ne se montrant que sur les écrans vidéo, tandis que Mike couvrirait ses paroles avec la voix d’Adam.
On a laissé tomber. Trop de gens connaissaient Prof et l’avaient entendu parler ; on ne pouvait confondre sa voix ni sa manière de parler avec celles d’Adam. Mon nom a été suggéré : Mike et moi étions barytons, peu de personnes semblaient capables de reconnaître ma voix au téléphone et personne ne m’avait jamais vu à la vidéo.
J’ai décliné cet honneur : les gens n’en revenaient déjà pas de me découvrir lieutenant du grand patron, jamais ils n’accepteraient de croire que j’étais le numéro un en personne.
— Faisons un compromis, ai-je proposé. Depuis le début Adam est demeuré un véritable mystère, il n’a qu’à continuer. On ne le verra que sur les écrans, sous un masque : Prof, vous fournirez le corps et Mike se chargera de la voix.
Prof a hoché la tête.
— Je ne peux concevoir moyen plus efficace de détruire la confiance du public durant cette période si dangereuse que de faire paraître notre chef sous un masque. Non, Mannie.
Nous avons envisagé la possibilité de trouver un acteur pour jouer le rôle. Malheureusement, nous n’avions pas d’acteurs professionnels sur Luna, à part quelques bons amateurs dans la troupe du Théâtre civique de Luna ou chez les Associés du Novi Bolchoï Teatr.
— Non, a réfuté Prof, même si nous arrivions à trouver un comédien capable d’endosser ce rôle, quelqu’un ne risquant pas, ensuite, de se prendre pour Napoléon, nous sommes pris par le temps. Adam doit effectuer sa prise de poste au plus tard demain matin.
— Dans ce cas, lui ai-je dit, une seule solution : utiliser Mike et ne jamais le faire paraître à la vidéo, seulement à la radio. Il faudra trouver une excuse, mais sous aucun prétexte Adam ne doit se montrer.
— Je suis bien obligé de me ranger à votre avis, a acquiescé Prof.
— Man, mon plus vieil ami, pourquoi dis-tu qu’il ne faut pas me montrer ?
— Tu ne nous as donc pas écoutés, Mike ? Nous avons besoin d’un visage et d’un corps sur les écrans. Tu as un corps ; il est constitué de plusieurs tonnes de métal. Et tu n’as pas de figure – ce qui t’épargne la peine de te raser, espèce de veinard.
— Je ne vois pas ce qui m’empêche d’en avoir une, Man. J’ai bien une voix, maintenant. Je peux parfaitement créer, de la même manière, un visage.
Totalement pris de court, je suis resté bouche bée. J’ai regardé l’écran de la vidéo installé dans la chambre que nous avions louée. Une impulsion demeure une impulsion ; rien d’autre que des électrons qui se poussent mutuellement. Pour Mike, le monde entier n’était qu’une série de pulsations électriques qui se promenaient dans un sens ou dans l’autre au sein de ses circuits.
— Non, Mike, ai-je dit.
— Pourquoi pas, Man ?
— Parce que tu ne peux pas ! Pour la voix, tu te débrouilles à la perfection, mais cela ne suppose que quelques milliers de décisions par secondes – des broutilles pour toi. Créer un visage sur un écran représenterait… euh… disons dix millions de décisions par seconde. Mike, tu possèdes une vitesse d’action que je ne peux même pas imaginer mais tu n’es pas assez rapide pour ça.
— On parie, Man ?
Sous le coup de l’indignation, Wyoh s’est écriée :
— Bien sûr que Mike en est capable, s’il le dit ! Mannie, tu ne devrais pas parler ainsi.
(Wyoh pense qu’un électron a plus ou moins la taille et la forme d’un petit pois.)
— Mike, ai-je prononcé avec lenteur, je ne parierai pas d’argent. OK, tu veux essayer ? Je branche la vidéo ?
— Je peux la brancher moi-même.
— Tu es sûr de n’apparaître que sur cet écran ? Il ne faudrait pas montrer tes essais sur les autres…
Il m’a coupé avec mépris :
— Je ne suis pas stupide, Man. Laisse-moi travailler maintenant, car je dois avouer que cela va m’occuper presque entièrement.
Nous avons attendu en silence. Au bout d’un certain temps, l’écran est devenu gris clair, avec quelques lignes parasites, puis il s’est obscurci de nouveau pour laisser paraître en son centre une faible zone lumineuse où semblaient s’affronter des ombres et des nuances plus claires, une zone de forme ellipsoïdale. On ne voyait pas de visage, plutôt une espèce de simulacre comme on en devine parfois dans les nuages qui recouvrent Terra.
Lorsque cela s’est éclairci un peu, j’ai eu l’impression de voir un ectoplasme : un fantôme de visage.
Tout d’un coup, l’image s’est affirmée et nous avons découvert « Adam Selene ».
C’était le portrait d’un homme mûr. Il n’y avait pas le moindre décor, juste un visage que l’on aurait cru découpé d’un tableau. À mes yeux, il s’agissait déjà d’Adam Selene ; cela ne pouvait être que lui.
Puis il s’est mis à sourire, à bouger la bouche et les mâchoires, à s’humecter les lèvres de la langue, rapidement… c’était effrayant.
— Qu’en pensez-vous ? a-t-il demandé.
— Adam, a dit Wyoh, tes cheveux ne sont pas aussi ondulés ; ils devraient revenir de chaque côté de ton front. On dirait que tu portes une perruque, mon chéri.
Mike a apporté les corrections nécessaires.
— Est-ce mieux ?
— Pas encore. Et tes fossettes ? J’étais certaine que tu avais des fossettes, rien qu’en t’entendant. Comme celles de Prof.
Mike-Adam a souri à nouveau ; cette fois, il avait des fossettes.
— Comment dois-je m’habiller, Wyoh ?
— Est-ce que tu es dans ton bureau ?
— J’y suis encore. Il faut que j’y reste cette nuit.
L’arrière-plan s’est brouillé, puis précisé de nouveau : un calendrier mural indiquait la date : mardi 19 mai 2076 ; une pendule marquait l’heure exacte et près de son coude se trouvait un gobelet plein de café ; sur le bureau était posée une photo de famille : deux hommes, une femme, quatre enfants. On entendait aussi des bruits de fond : le grondement sourd de la Plaza du Vieux Dôme, plus fort qu’à l’ordinaire ; je percevais des cris et dans le lointain, des chants : la version que Simon avait faite de la Marseillaise.
Hors champ, la voix de Ginwallah a appelé : « Gospodin ? »
Adam s’est retourné.
— Je suis occupé. Albert, a-t-il déclaré posément. Ne transmettez aucun appel, sauf ceux qui proviendront de la cellule B. Occupez-vous de tout le reste.
Il nous a regardés de nouveau.
— Alors, Wyoh ? Des conseils ? Prof ? Man, mon ami si sceptique ? Est-ce que ça passe ?
Je me suis frotté les yeux.
— Mike, sais-tu faire la cuisine ?
— Certainement, mais je ne la fais pas – je suis marié.
— Adam, a dit Wyoh, comment fais-tu pour paraître ainsi tiré à quatre épingles après la journée que nous venons de vivre ?
— Je ne me laisse pas troubler par les détails. (Il a regardé Prof.) Professeur, si l’image vous satisfait, il faudrait peut-être que nous décidions maintenant du discours que je prononcerai demain. J’ai pensé épurer le bulletin d’information n°800, le répéter toute la nuit et faire passer la consigne dans les cellules.
Nous avons bavardé toute la nuit. J’ai commandé du café ; Mike-Adam a fait renouveler son gobelet. Quand j’ai commandé des sandwiches, il a demandé à Ginwallah d’aller lui en chercher. J’ai même pu voir un instant le profil d’Albert Ginwallah : un babu parfait, poli et légèrement hautain ; je voyais enfin à quoi il ressemblait. Mike a mangé avec nous et s’est même permis de parler une fois ou deux la bouche pleine.
Quand j’ai interrogé Mike (intérêt professionnel), celui-ci m’a répondu qu’une fois le visage défini, il avait programmé de nombreux automatismes ; il ne lui restait plus qu’à surveiller ses expressions faciales. J’ai très vite oublié qu’il s’agissait d’une pure création. Mike-Adam nous parlait par l’intermédiaire de la vidéo, voilà tout, et c’était beaucoup plus agréable que par téléphone.
Vers trois heures du matin, nous avions défini notre ligne politique. Mike a répété son discours. Prof a trouvé quelques points à ajouter : après les ultimes retouches, nous avons décidé d’aller nous reposer ; Mike-Adam lui-même commençait à bâiller – en fait il est resté à son poste toute la nuit, surveillant les transmissions avec Terra, assurant l’isolement du Complexe, écoutant tous les téléphones. Prof et moi avons partagé le grand lit tandis que Wyoh s’est étendue sur le lit pliant ; j’ai éteint les lumières d’un sifflement. Pour une fois, nous avons dormi sans nous charger de poids.
Au cours de notre petit déjeuner, Adam Selene s’est adressé à Luna Libre, d’un ton aimable, ferme, chaleureux et persuasif :
— Citoyens de Luna Libre, mes amis, mes camarades… pour ceux d’entre vous qui ne me connaissent pas, permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Adam Selene et je suis président du Comité provisoire de la lutte pour Luna Libre… de Luna Libre, désormais. Car, enfin, nous sommes libres. La prétendue « Autorité » qui pendant si longtemps a usurpé le pouvoir dans notre patrie a été renversée. Je me trouve à la tête du seul gouvernement que nous ayons pour l’heure, le Comité provisoire.
« Très rapidement, aussi vite que possible, vous choisirez vous-mêmes votre propre gouvernement. (Adam a souri et fait un geste d’invitation.) Dans l’intervalle, avec votre aide, je ferai de mon mieux. Nous ferons des erreurs… soyez indulgents. Camarades, si vous ne vous êtes pas dévoilés à vos amis et à vos voisins, il est maintenant temps de le faire. Citoyens, nos camarades vous demanderont certains efforts, j’espère que vous les fournirez de bon cœur ; tout cela aura pour but de hâter le jour où je pourrai prendre congé, le jour où la vie sera redevenue normale, où nous serons libérés de l’Autorité, des gardes, des troupes stationnées chez nous, libérés des passeports, des perquisitions et des arrestations arbitraires.
« Mais il nous faut assurer la transition. Je m’adresse à vous tous ! Je vous demande de retourner au travail, de reprendre vos occupations normales. À l’intention de ceux qui travaillaient pour l’Autorité : sachez que les besoins restent les mêmes. Retournez au travail. Les salaires seront payés, votre travail reste le même jusqu’au moment où nous pourrons définir nos nouveaux besoins, les choses devenues inutiles maintenant que nous sommes libres, et ce que nous devons conserver après modifications. Et vous, nouveaux citoyens, déportés qui suez sang et eau pour accomplir les peines auxquelles on vous a condamnés sur Terra… vous êtes libres, votre condamnation a pris fin ! J’espère pourtant que, pour le moment, vous continuerez à travailler. Vous n’y êtes pas obligés – le temps de la coercition est derrière nous –, mais nous vous le demandons instamment. Vous êtes naturellement libres de quitter le Complexe et d’aller où bon vous semble : le service des capsules du Complexe est immédiatement rétabli. Pourtant, avant que vous ne fassiez usage de votre nouvelle liberté pour vous précipiter en ville, permettez-moi de vous rappeler ceci : un repas gratuit, cela n’existe pas. Pour l’instant, vous êtes mieux où vous vous trouvez ; la nourriture manque peut-être d’originalité mais elle sera toujours servie chaude, et à l’heure.
« Pour assumer temporairement les fonctions nécessaires de l’Autorité défunte, j’ai fait appel au directeur général de la LuNoHo Compagnie. Cette société assurera provisoirement le commandement et commencera à définir quelles sujétions[7] tyranniques nous faisait subir l’Autorité et aussi de quelle manière nous pourrons en utiliser les rouages. Je vous prie de lui porter assistance.
« Quant à vous, Citoyens des Nations Terriennes qui vous trouvez parmi nous, vous, savants, voyageurs et tous les autres, je vous salue ! Vous êtes témoins d’un événement exceptionnel, vous assistez à la naissance d’une nation. Ceci suppose du sang et des larmes ; et il y en a eu. Nous espérons qu’il n’y en aura plus. Vous ne serez pas dérangés inconsidérément et votre retour dans vos patries sera organisé aussitôt que possible. Pour ma part, je vous invite cordialement à rester ici, et plus encore à acquérir notre nouvelle citoyenneté. Mais pour l’instant, je vous demande instamment de ne pas rester dans les corridors, afin d’éviter des incidents qui pourraient provoquer d’inutiles blessures. Soyez patients avec nous ; réciproquement, je demande à mes concitoyens de se montrer patients envers vous. Savants venus de Terra, que vous soyez à l’observatoire ou ailleurs, continuez votre travail et faites comme si nous n’existions pas. Ainsi, vous ne remarquerez même pas que vous assistez à la naissance d’une nouvelle nation. Une chose, cependant : nous suspendons provisoirement votre droit de communiquer avec Terra. Nous faisons cela par nécessité ; la censure sera supprimée aussi vite que possible… elle nous est aussi intolérable qu’à vous.
Adam a encore ajouté un point :
« Ne cherchez pas à me voir, camarades, et ne me téléphonez que si vous y êtes obligés. Écrivez-moi si vous en avez besoin, vos lettres seront lues et prises en compte. Je ne peux malheureusement pas me dédoubler : je n’ai pas pu dormir la nuit dernière et je ne pense pas pouvoir me reposer beaucoup ce soir. Je n’aurai donc pas le temps d’assister à des réunions, de serrer des mains, de recevoir des délégations. Il me faut rester à mon bureau et travailler… jusqu’à ce que je puisse me décharger de ma tâche et la confier à celui que vous choisirez. (Il a souri.) Vous aurez sans doute autant de mal à me voir que si j’étais Simon Jester !
Son allocution a duré une quinzaine de minutes et je n’en ai transcrit que l’essentiel : allez travailler, soyez patients, donnez-nous du temps.
Mais les savants terriens ne nous ont guère donné de temps. J’aurais dû le prévoir : c’était mon domaine, pour ainsi dire.
Toutes les communications avec Terra passaient par l’intermédiaire de Mike. Ces grosses têtes avaient néanmoins assez de matériel électronique pour remplir un entrepôt ; leur décision prise, il ne leur a fallu que quelques heures pour bricoler un engin capable de communiquer avec Terra.
La seule chose qui nous a sauvés a été un brave visiteur convaincu que Luna devait obtenir sa liberté. En essayant de téléphoner à Adam Selene, il a fini par parler à l’une des femmes de l’escouade que nous avions choisie dans les cellules des niveaux C et D. Nous avions dû instituer un barrage, en effet, car en dépit de l’appel de Mike, la moitié des habitants de Luna avait essayé de téléphoner à Adam Selene dès la fin de son émission télévisée pour l’entretenir des sujets les plus variés – réclamations, plaintes, mais aussi conseils donnés par des parasites qui voulaient lui dire comment faire son travail.
Après qu’une centaine d’appels environ m’eurent été transmis par un camarade trop zélé de la compagnie du téléphone, nous avions mis en place ce barrage. Heureusement, la camarade qui avait pris cet appel s’est rendu compte que de bonnes paroles ne suffiraient pas ; elle m’a contacté.
Quelques minutes plus tard, avec Finn Nielsen et quelques-uns de ses gars en armes, je me suis dirigé en capsule vers le laboratoire. Notre informateur n’avait pas voulu nous donner de noms mais il nous avait dit où trouver l’engin. Nous les avons surpris en train d’émettre et seule une action rapide de Finn leur a permis de rester vivants, car ses gars étaient furieux. Mais nous ne voulions pas faire « d’exemple ». Finn et moi avons pris les choses en main. Il est difficile d’intimider des savants, leur esprit ne travaille pas comme le nôtre. On doit les aborder selon une optique différente.
J’ai mis l’émetteur en pièces et donné l’ordre au directeur de rassembler tout le monde dans le grand hall en me postant près d’un téléphone. Après avoir parlé avec Mike, dont j’ai obtenu certains noms, j’ai dit au directeur :
— Docteur, vous m’avez dit que tout le monde était présent, or il manque… (et j’ai cité sept noms). Faites-les venir ici !
On avait effectivement averti les Terriens manquants mais ils avaient refusé d’interrompre leur travail ; c’étaient bien des savants.
J’ai fait mettre les Lunatiques d’un côté de la salle, les Terriens de l’autre. À ceux-là, j’ai déclaré :
— Nous avons essayé de vous traiter en invités mais trois d’entre vous ont tenté – et sont peut-être parvenus – à envoyer un message en direction de Terra. (Je me suis tourné vers le directeur.) Docteur, je pourrais perquisitionner les termitières, les superstructures de surface, tous les laboratoires, vraiment partout… et détruire tout ce qui pourrait servir à construire un émetteur. Je travaille comme électronicien, je suis donc bien placé pour connaître la multiplicité de composants qu’on peut transformer en émetteurs. Supposez que je détruise tout ça et que, par bêtise, ne voulant prendre aucun risque, j’écrase tout ce que je ne connais pas. Quel serait le résultat ?
Il a dû croire que j’allais assassiner son enfant chéri ! Il est devenu tout gris :
— Ça arrêterait toutes les recherches… détruirait des données inestimables… gâcherait… oh ! Je ne sais pas jusqu’où ça irait ! Disons que vous détruiriez pour un demi-milliard de dollars !
— C’est bien ce que je pensais. Plutôt que de détruire tout ce matériel, je pourrais aussi le faire déménager et vous laisser vous débrouiller du mieux que vous pouvez.
— Ce serait presque aussi grave. Vous devez comprendre, gospodin, que lorsqu’une expérience est interrompue…
— Je sais. Il y a une solution plus pratique que celle qui consiste à tout déménager – et peut-être d’oublier quelques pièces dans la confusion : vous emmener tous dans le Complexe et vous y enfermer. Nous contrôlons ce qui servait de caserne aux dragons ; mais cela aussi ruinerait vos expériences. En outre… d’où venez-vous, docteur ?
— De Princeton, dans le New Jersey.
— Vraiment ? Vous êtes ici depuis cinq mois. Je suppose que vous vous entraînez en portant des poids. Docteur, si nous vous déplaçons, vous ne pourrez jamais revoir Princeton. Nous vous garderons sous clé ici. C’est à vous de choisir : si l’état d’urgence dure trop longtemps, vous deviendrez Lunatique, que vous le vouliez ou non. Et toute votre équipe de grosses têtes avec vous.
Un nouveau débarqué naïf s’est avancé d’un pas… le type n’avait pas encore compris.
— Vous n’avez pas le droit de faire ça ! C’est contre la loi !
— Quelle loi, gospodin ? Une loi de votre patrie ? (Je me suis retourné.) Finn, montre-lui notre loi.
Finn s’est déplacé d’un pas et a mis l’éjecteur du pistolet laser sur le nombril du type. Il a commencé à appuyer doucement sur la détente (le cran de sécurité était mis, je pouvais le voir).
— Ne le tue pas, Finn ! ai-je ordonné. J’éliminerai cet homme si cela doit vous convaincre. Alors, un bon conseil, surveillez-vous mutuellement ! Une autre erreur et vous perdrez toutes vos chances de revoir à nouveau votre patrie – sans compter vos recherches. Docteur, je vous confie le soin de trouver le moyen de surveiller votre équipe. (Je me suis tourné vers les Lunatiques :) Tovaritchs, obligez-les à être honnêtes, organisez un service de surveillance. Ne vous y trompez pas, tous ces vers de Terre ne sont ici qu’à titre d’essai. Si vous devez en éliminer un, n’hésitez pas ! (Puis, à l’intention du directeur :) Docteur, les Lunatiques peuvent entrer partout, à n’importe quel moment… même dans votre chambre à coucher. Vos assistants sont désormais vos chefs en matière de sécurité ; si un Lunatique décide de vous suivre, vous ou n’importe qui, jusqu’aux W.-C., ne discutez pas ; cela pourrait le rendre nerveux. (Je me suis de nouveau adressé aux Lunatiques :) Sécurité d’abord ! Chacun de vous travaille pour un ver de Terre : surveillez-le ! Partagez-vous le travail et n’oubliez rien. Collez-les de si près qu’ils ne puissent même pas construire un piège à rat, et encore moins un émetteur. Ne vous inquiétez pas si cela perturbe votre travail, vous serez quand même payés.
Il y a eu de grands sourires. Assistant de laboratoire était à l’époque le meilleur travail qu’un Lunatique pouvait trouver… mais il fallait travailler sous les ordres de vers de Terre qui vous traitaient de haut, même les hypocrites qui se montraient ô combien aimables.
C’est ainsi que j’ai agi. Quand on m’avait téléphoné, j’avais eu l’intention d’éliminer les coupables, mais Prof et Mike m’avaient bien fait comprendre que notre plan n’autorisait aucune violence contre les Terriens dès lors qu’on pouvait l’éviter.
Nous avons installé des écoutes, des récepteurs ultra-sensibles un peu partout dans le laboratoire, car un émetteur directionnel ne provoque que de très faibles interférences dans le voisinage. Mike a surveillé toute la zone du laboratoire. Ensuite, nous nous sommes rongé les ongles en espérant.
Nous avons fini par nous détendre. Les nouvelles en provenance de Terra ne relataient rien de particulier, et ils avaient semblé accepter la censure des transmissions sans le moindre soupçon : les communications privées et commerciales, ainsi que celles de l’Autorité, suivaient la routine habituelle. Pendant ce temps, nous nous sommes mis au travail, essayant de faire en quelques jours ce qui aurait exigé des mois.
Notre calendrier nous laissait souffler : il n’y avait alors aucun vaisseau de voyageurs sur Luna et nous n’en attendions pas avant le 7 juillet. Nous aurions naturellement pu nous en occuper en invitant les officiers du vaisseau à « dîner en compagnie du Gardien » ou trouver quelque autre prétexte, puis nous aurions monté la garde près de son émetteur, ou bien nous l’aurions démonté. Un appareil ne pouvait pas décoller sans notre aide : à cette époque, une canalisation de glace fournissait l’eau nécessaire au réacteur. Un vaisseau par mois ne représentait pas grand-chose par rapport aux expéditions quotidiennes de grain. Ça n’aurait donc pas constitué un incident insurmontable. Nous étions cependant heureux de ce répit ; nous nous efforcions de donner à toute chose une apparence normale en attendant de pouvoir nous défendre nous-mêmes.
Les expéditions de grain se faisaient comme par le passé ; on avait même catapulté l’une d’elles presque au moment où les hommes de Finn s’engouffraient par effraction dans la résidence du Gardien. La suivante était partie à l’heure prévue ainsi que toutes les autres.
Ni omission ni retard : Prof savait ce qu’il faisait. Les expéditions de grain représentaient une opération importante (du moins pour un petit pays comme Luna) et elles ne pouvaient être modifiées en un demi-mois lunaire : cela conditionnait la survie de trop de gens. Si notre comité avait imposé un embargo et cessé d’acheter du grain, nous aurions été immédiatement balayés et un nouveau comité nous aurait remplacés, avec d’autres idées.
Prof avait dit qu’une période d’éducation s’avérerait nécessaire. Tandis que l’on catapultait les barges de grain comme à l’ordinaire, la LuNoHoCo tenait les registres et émettait des reçus avec l’aide du personnel du Service civique. On expédiait des dépêches au nom du Gardien – Mike parlait avec l’Autorité en imitant sa voix. L’administrateur adjoint s’est montré raisonnable dès qu’il a compris que sa vie était en jeu. L’ingénieur en chef a également conservé son poste, mais il faut dire que Mclntyre était un vrai Lunatique, devenu flic par hasard. Les autres chefs de service et les cadres inférieurs ne nous ont posé aucun problème. La vie a continué comme auparavant, nous étions trop occupés pour démonter le système de l’Autorité et n’en récupérer que les rouages utiles.
Plus d’une douzaine d’olibrius ont prétendu être Simon Jester ; Simon a écrit quelques vers féroces pour les remettre à leur place et sa photo a paru à la une du Lunatique, de la Pravda et du Gong. Wyoh a recouvré sa blondeur et s’est rendue sur l’aire de la nouvelle catapulte, pour voir Greg ; puis elle a fait un autre voyage long de dix jours vers son ancienne demeure de Hong-Kong Lunaire, emmenant avec elle Anna qui désirait connaître cette ville. Wyoh avait besoin de vacances et Prof lui a ordonné d’en prendre, lui faisant remarquer qu’elle pouvait toujours garder le contact par téléphone et que nous avions besoin d’établir à Hong-Kong des relations plus étroites avec le Parti. Je me suis alors chargé de ses stilyagi, prenant comme adjoints Slim et Hazel, des gosses intelligents et honnêtes en qui je pouvais avoir confiance. Slim a été impressionné de découvrir que j’étais le « camarade Bork » et que je voyais tous les jours « Adam Selene » ; son pseudo dans le Parti commençait par la lettre « G ». Et j’avais une autre bonne raison de me satisfaire de cette équipe : Hazel avait commencé à développer de jolies rondeurs et ne ressemblait plus du tout à la petite pensionnaire des débuts ; elle avait atteint l’apogée de son orbite. Slim était prêt à lui donner le nom de « Stone » dès qu’elle le désirerait. Il était cependant impatient de se mettre au travail pour le Parti et partageait les tâches avec notre féroce petite rouquine.
Mais tout le monde ne montrait pas la même bonne volonté ; beaucoup de camarades se sont révélés des soldats de pacotille. Nombreux ont été ceux qui pensaient que la guerre avait pris fin parce que nous avions éliminé les dragons de la Paix et capturé le Gardien. D’autres se sont indignés de tenir un rang fort inférieur dans la structure du Parti ; ils désiraient élire une nouvelle hiérarchie dont ils auraient pris la tête.
Adam recevait sans arrêt des appels où on lui proposait ceci ou cela. Il écoutait, agréait, assurait que le Parti ne pouvait se priver de leurs services dans l’attente d’une élection… puis il en référait à Prof et à moi. Je ne suis pas certain qu’un seul de ces ambitieux se soit révélé efficace lorsque j’ai essayé de les mettre au travail.
Nous avions un travail monstrueux que personne ne voulait effectuer. Bon, quelques-uns. Certains des meilleurs volontaires étaient des gens que le Parti n’avait jamais remarqués. Mais en général, les Lunatiques, qu’ils aient ou non appartenu au Parti, ne montraient guère d’intérêt pour le travail « patriotique », sauf quand la paie suivait. Un nouveau débarqué qui se prétendait membre du Parti (il mentait) est venu un jour m’ennuyer au Raffles où nous avions installé notre quartier général ; il voulait absolument obtenir un contrat de fourniture pour cinquante mille médailles à décerner aux « vétérans de la révolution ». Il ne prenait qu’un tout petit bénéfice (que j’ai estimé à environ 400 % du prix de revient), ce qui me permettait de gagner une gentille petite commission ; bref, une bonne affaire pour tout le monde.
Quand je l’ai rabroué, il m’a menacé de me dénoncer à Adam Selene.
— C’est un de mes très bons amis, sachez-le ! m’a-t-il déclaré en m’accusant de sabotage.
Voici le genre d’« aide » que nous obtenions. Nous avions pourtant besoin de quelque chose de bien différent : de l’acier sur l’aire de la nouvelle catapulte, une quantité énorme – au point que Prof a demandé s’il fallait vraiment en recouvrir les cailloux constituant nos missiles. J’ai dû lui faire remarquer qu’un champ d’induction serait sans influence sur du roc pur. Nous avions aussi à réinstaller les radars balistiques de Mike sur l’ancienne aire et à installer un radar à variations de fréquence sur la nouvelle ; ces deux travaux étaient de la plus haute importance car nous devions nous attendre à des attaques en provenance de l’espace sur l’emplacement de l’ancienne catapulte.
Nous avons fait appel à des volontaires, pour n’en trouver que deux qui se sont vraiment rendus utiles… alors que nous avions besoin de plusieurs centaines de mécaniciens n’ayant pas peur de travailler avec des combinaisons pressurisées. Nous avons donc dû en embaucher et les payer en conséquence. La LuNoHoCo a été obligée de s’hypothéquer à la Banque de Hong-Kong Lunaire : nous n’avions pas le temps de voler l’argent nécessaire et la plus grande partie des fonds avait été transférée sur Terre pour servir à Stu. Un camarade avisé, Foo Moses Morris, a avalisé énormément de traites pour nous permettre de continuer à fonctionner ; un beau jour, il s’est réveillé complètement ruiné. Il a refait sa vie en ouvrant une petite boutique de tailleur à Kongville. Mais bien plus tard.
Quand les coupures de l’Autorité ont chuté de trois contre un à dix-sept contre un après le coup d’État, les employés du Service civique se sont mis à protester car Mike continuait de les payer avec des chèques de l’Autorité. Nous leur avons dit qu’ils pouvaient rester ou se démettre ; après quoi, nous avons engagé le personnel dont nous avions besoin et l’avons payé avec des dollars de Hong-Kong. Cette opération, malheureusement, a suscité l’apparition d’une forte opposition qui regrettait la vieille époque et se préparait à renverser le nouveau régime.
Les cultivateurs de céréales et les mandataires se lamentaient parce que les paiements sur l’aire de catapultage se faisaient toujours en coupures de l’Autorité, au même prix que précédemment. « Pas question ! » s’écriaient-ils. Le responsable de la LuNoHoCo leur disait en haussant les épaules que rien ne les y obligeait, mais le grain continuait à partir vers Terra, pour l’Autorité. On ne pouvait pas payer ces travailleurs autrement.
— Ou vous prenez ce chèque, ou vous rembarquez votre grain sur vos camions et vous dégagez le terrain !
La plupart prenaient le chèque. Tous protestaient et certains ont menacé d’abandonner la production céréalière pour la culture maraîchère ou de plantes textiles, quelque chose que l’on pouvait échanger contre des dollars de Hong-Kong. Prof s’est contenté de sourire.
Nous tenions à recruter tous les foreurs de Luna, et surtout des mineurs de glace qui possédaient des foreuses à laser de forte puissance. Nous voulions les transformer en soldats. Nous en avions tellement besoin que, malgré mon handicap, j’ai pensé à me joindre à eux ; je savais pourtant qu’il fallait de véritables muscles, pas une prothèse, pour manier une foreuse. Prof m’a supplié de ne pas me conduire comme un imbécile.
L’astuce que nous avions imaginée n’aurait pas aussi bien marché sur Terra : un laser de grande puissance travaille beaucoup mieux dans le vide. Il fait un travail merveilleux, quelle que soit la portée de son collimateur. Ces grosses foreuses, qui avaient creusé le roc à la recherche de poches de glace, n’avaient pas été conçues pour devenir des pièces d’« artillerie » afin de repousser d’éventuelles attaques spatiales. Les vaisseaux comme les fusées ont l’équivalent électronique de systèmes nerveux qui n’apprécient que moyennement de recevoir une effarante quantité de joules diffusée par un faisceau laser. Si un engin pressurisé sert de cible (comme les vaisseaux habités et la plupart des fusées), il suffit de percer un trou pour le dépressuriser. Si ce n’est pas le cas, un gros faisceau laser peut toujours le détruire, lui brûler les « yeux », détraquer son système de guidage et abîmer tout ce qui dépend de son système électronique, à savoir la plus grande partie de ses instruments.
Une bombe H aux circuits détruits n’est plus une bombe, juste un tube d’hydrure de lithium qui ne peut rien faire d’autre que de s’écraser sur le sol. Un vaisseau qui a perdu ses yeux n’est plus qu’une épave, pas un vaisseau de combat.
Facile, me direz-vous. Croyez-moi, ça ne l’est pas. Ces foreuses laser n’avaient jamais été destinées à atteindre des objectifs situés à un millier de kilomètres, ni même à un seul ; on ne pouvait pas régler leurs berceaux de manière précise et rapide. Les canonniers devraient avoir du cran pour supporter le feu ennemi jusqu’à la dernière seconde et tirer contre un objectif qui se dirigerait vers eux à une vitesse de 2 kilomètres à la seconde.
C’était pourtant ce que nous avions trouvé de mieux. Nous avons donc créé les Premier et Deuxième Régiments de Volontaires des Canonniers de Défense de Luna Libre, organisés de telle manière que le Premier pouvait discrètement avoir prise sur le Second, et que le Second pouvait jalouser le Premier. Le Premier Régiment était composé d’hommes âgés, le Second d’hommes jeunes et passionnés.
Comme nous les avions appelés des « volontaires », nous les payions en dollars de Hong-Kong… et ce n’était pas un hasard si la glace s’achetait au marché officiel en coupures sans valeur de l’Autorité.
Notre travail le plus important consistait à entretenir une psychose de guerre. Adam Selene parlait souvent à la vidéo pour rappeler que l’Autorité s’efforçait de rétablir sa tyrannie et que nous n’avions que peu de jours pour nous préparer ; les journaux le citaient et publiaient des nouvelles de leur cru : nous avions fait un effort particulier pour recruter des journalistes avant le coup d’État. La population était invitée à toujours garder à portée de main les combinaisons pressurisées et à tester régulièrement les systèmes de pressurisation individuels. Un Service des Volontaires de la Défense Civile a été mis en place dans chaque terrier.
À cause des incessants tremblements de lune, les coopératives de pressurisation de chaque termitière doivent toujours avoir des équipes d’étanchéité en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; même avec les emplâtres en silicone et fibre de verre, tous les terriers ont des fuites. Dans les tunnels Davis, nos garçons vérifiaient les joints tous les jours. À cette époque, nous avons engagé des centaines d’équipes de secours composées surtout de stilyagi ; nous leur avons imposé des exercices d’alerte et les avons forcés, en service, à porter leurs combinaisons pressurisées, visière de leur casque ouverte.
Ils ont fait du beau travail. Naturellement, certains idiots ont commencé à se moquer d’eux, les appelant de divers sobriquets : « soldats d’opérette », « petites pommes d’Adam », et ainsi de suite.
Une équipe passait par un forage pour démontrer son aptitude à rétablir l’étanchéité en remplaçant le joint endommagé quand l’une de ces mouches du coche leur a sauté dessus pour se payer leur tête. La Défense Civile a continué son travail, placé des joints provisoires et les a essayés, casques fermés. Les joints tenaient. Ils sont sortis, se sont saisis du plaisantin, l’ont fait passer par le sas provisoire et l’ont projeté dans le vide absolu pour lui apprendre à vivre.
Ça les a calmés. Prof a pensé, après cet incident, à gentiment leur demander de ne pas procéder à des éliminations aussi péremptoires. Je m’y suis opposé, continuant à faire comme bon me semblait ; je ne voyais pas, en effet, meilleur moyen d’améliorer la race. Certaines grandes gueules au sein d’une population décente méritent la peine capitale.
Mais ce sont les « hommes d’État » autoproclamés qui nous ont donné le plus de fil à retordre.
Ai-je déjà dit que les Lunatiques formaient un peuple « apolitique » ? C’est vrai, lorsqu’ils n’ont rien à faire. Pourtant, dès que deux Lunatiques se trouvent de part et d’autre d’un litron de bière, ils ne manquent pas d’émettre à haute et intelligible voix leurs opinions sur la manière dont il faut tout organiser.
Comme je viens de le dire, ces politiciens qui tenaient d’eux-mêmes leur légitimité essayaient par tous les moyens de se faire entendre d’Adam Selene. Mais Prof leur avait trouvé une bonne occupation : ils ont tous été priés de prendre part au « Congrès ad hoc d’organisation de Luna Libre » inauguré dans la salle communautaire de Luna City, et de tenir session jusqu’à ce que le travail soit accompli. Le Congrès se réunissait une semaine à L City, une autre à Novylen, puis une autre à Hong-Kong, et tout recommençait. La vidéo rediffusait toutes les réunions ; Prof ayant présidé la première, Adam Selene leur avait adressé par vidéo un discours d’ouverture les encourageant à faire du bon travail.
— L’Histoire vous regarde.
Au bout de quelques sessions, j’ai demandé à Prof à quoi tout ça rimait, nom de Bog !
— Je croyais que vous ne vouliez pas entendre parler d’un gouvernement ? Avez-vous entendu toutes les bêtises qu’ils racontent depuis que vous les avez relâchés ?
Il m’a souri, de son plus beau sourire.
— Qu’est-ce qui vous ennuie, Manuel ?
Beaucoup de choses m’ennuyaient. J’en avais assez de m’éreinter de toute part avec ces foreuses, d’apprendre aux hommes à s’en servir comme s’il s’agissait de canons, et de savoir que tous ces fainéants passaient des journées entières à parler d’immigration. Certains demandaient son arrêt total. D’autres voulaient la taxer et fixer les impôts à un tarif suffisant pour financer le gouvernement (alors que 99 % des Lunatiques avaient été déportés !) ; certains encore voulaient une immigration sélective, tenant compte de « quotas ethniques » (et moi, comment m’auraient-ils défini ?). D’autres entendaient réserver l’immigration aux femmes jusqu’à ce que la parité soit atteinte. Cette proposition avait fait hurler un Scandinave : « D’ac, mon vieux ! Dis-leur de nous les expédier ! Des milliers et des milliers de putains ! Je les épouserai toutes, promis ! »
La remarque la plus intelligente de tout l’après-midi.
Une autre fois, ils ont discuté du « temps ». C’est vrai, le temps de Greenwich n’a aucune relation avec celui de Luna : pourquoi nous en servirions-nous puisque nous vivions dans le sous-sol ? Mais montrez-moi un seul Lunatique qui soit capable de dormir, puis de travailler, deux semaines d’affilée ; les mois lunaires ne conviennent pas le moins du monde à notre métabolisme. Ce qui importait, c’était de définir une lunaison qui équivaudrait exactement à vingt-huit jours (au lieu de 29 jours, 12 heures, 44 minutes et 2,78 secondes), en allongeant les jours – et les heures, les minutes, les secondes, divisant ainsi les demi-mois lunaires en exactement deux semaines.
Certes, le mois lunaire a son utilité pour beaucoup de choses : pour effectuer des contrôles en surface, pour nous donner des raisons d’y aller, pour nous dire combien de temps y rester. Pourtant, outre l’inconvénient de nous déphaser par rapport à notre seul voisin, cela modifierait aussi toutes les données scientifiques, tous les calculs industriels. Est-ce que cet immense crâne vide y avait pensé ? Moi qui suis électronicien, j’en ai frémi. Abandonner tous les livres, toutes les tables de conversion, tous les instruments et recommencer ? Je sais bien que certains de nos ancêtres l’ont fait quand ils ont abandonné les anciennes unités anglaises pour adopter le système métrique, mais ils ont agi ainsi pour se simplifier la vie. Quatorze pouces dans un pied, je ne sais combien de pieds dans un mile. Les onces et les livres… oh, Bog !
Cela avait eu un sens de changer tout ça… mais pourquoi diable sortir des chemins battus pour engendrer la confusion ?
Quelqu’un voulait créer un comité chargé de définir avec exactitude la nature du langage lunaire, afin de coller une amende à tous ceux qui parlaient l’anglais terrestre ou quelque autre langue d’en bas. Ah ! mon pauvre peuple !
J’ai lu les propositions d’impôts dans le Quotidien Lunatique : Quatre sortes de « taxes uniques », une taxe de volume qui pénaliserait tous ceux qui voulaient augmenter la taille de leurs tunnels, une taxe per capita (égale pour tous), un impôt sur le revenu (essayez donc de demander des renseignements à Mamie pour définir les revenus de la famille Davis !) et enfin une nouvelle taxe sur l’air, qui se fondait sur un mode de calcul inédit.
Je n’avais pas vraiment imaginé que « Luna Libre » allait introduire des impôts. Il n’y en avait encore jamais eu et ça marchait plutôt pas mal ainsi. On payait pour ce que l’on avait. Urgcnep ! Comment faire autrement ?
Une autre fois, un pompeux jeunot a proposé que la mauvaise haleine et les odeurs corporelles constituent un motif d’élimination : là, je ne pouvais que le comprendre, car il m’était arrivé, en capsule, de vraiment souffrir des puanteurs environnantes. Bon, ça n’arrive pas si souvent et on peut y remédier ; et les coupables chroniques, ou les malheureux qui n’ont pas la possibilité de se corriger, n’ont de toute façon pas de grandes chances de se reproduire.
Une femme (les suggestions venaient pour la plupart des hommes, mais celles de la gente féminine n’étaient pas moins stupides) a présenté une longue liste de « lois permanentes » qu’elle désirait voir appliquer à des affaires d’ordre purement privé. Il ne devait plus y avoir de mariage plural d’aucune sorte ; pas de divorces : pas de « fornication » (j’ai dû vérifier le sens du mot !) ; pas de boisson plus forte que la bière à 4 % ; des services religieux le samedi avec cessation de toute activité ce jour-là (et les mécanismes assurant la distribution de l’air, de la chaleur et de la pression, chère madame ? Et le téléphone, les capsules ?). Il y avait une longue liste de médicaments à interdire et une autre, plus courte, de ceux que seul un médecin diplômé pouvait délivrer (qu’est-ce qu’un médecin diplômé ? Mon guérisseur a sur sa porte une plaque où l’on peut lire « artisan docteur » ; officieusement, il exerce aussi le métier de bookmaker, c’est d’ailleurs pour ça que je vais chez lui. Pensez-y, madame, il n’y a pas de faculté de médecine sur Luna ! – à cette époque, du moins.) Elle voulait même rendre le jeu illégal. Si un Lunatique ne pouvait pas jouer aux dés, il irait ailleurs, même si on devait lui offrir des dés pipés.
Ce n’était pas la liste de tout ce qu’elle haïssait qui m’a irrité le plus, car à l’évidence elle était aussi bête qu’un cyborg, mais bien le fait qu’elle trouvait quelqu’un pour approuver ses suggestions. Ce doit être un penchant bien ancré dans le cœur humain que d’empêcher les autres de faire ce qu’ils veulent. Des règles, des lois qui sont toujours pour les autres. Une obscure facette de nous-mêmes, quelque chose d’inné, avant même que nous ne soyons descendus des arbres, et dont nous n’avons pas su nous débarrasser quand nous avons acquis la position verticale. Parce que personne, non, personne n’a dit : « Je vous en prie, votez ça pour m’empêcher de faire quelque chose de mal. » Niet, tovaritchs, il y avait toujours quelque chose qu’ils haïssaient voir leurs voisins faire. Il fallait les contraindre « pour leur propre bien »… pas parce que l’orateur prétendait que cela le gênait.
En assistant à cette séance, j’ai presque regretté que nous nous soyons débarrassés de Morti la Peste. Lui, au moins, restait dans son coin avec ses femmes et ne nous disait jamais comment mener nos propres affaires.
Mais Prof ne s’énervait pas, il continuait de sourire.
— Manuel, croyez-vous réellement que ce ramassis d’enfants attardés soit capable d’adopter la moindre loi ?
— C’est vous qui leur avez dit de le faire. Vous les en avez même priés.
— Mon cher Manuel, je me suis contenté de mettre tous les dingos dans le même panier. Je les connais bien, pour les avoir entendus pendant des années. J’ai pris beaucoup de soin en composant leurs comités : ils sont tous atteints de confusion congénitale. Ils ne vont pas cesser de se quereller. Le président que je leur ai imposé tout en leur permettant de l’élire est un attentiste incapable de détortiller un bout de ficelle, il croit que tous les sujets ont besoin « d’être étudiés plus longuement ». Au fond, je n’aurais presque pas eu à m’en mêler : plus de six personnes ne peuvent jamais tomber d’accord sur rien, trois sont préférables – et une seule reste parfaite pour accomplir les tâches à exécuter… seul. C’est d’ailleurs pourquoi, au cours de l’Histoire, tous les parlements du monde n’ont été capables d’accomplir des choses que grâce à un petit nombre d’hommes forts qui dominaient les autres. Pas de panique, fiston, ce Congrès ad hoc ne fera rien… et même s’il adopte la moindre loi par pure lassitude, elle sera tellement grevée de contradictions qu’il faudra bien s’en débarrasser. Et pendant ce temps, ces gens ne se mettent pas dans nos jambes. En outre, il y a une raison à leur existence : nous en aurons besoin plus tard.
— Mais vous venez de dire qu’ils n’étaient capables de rien !
— Ce à quoi je pense, ils ne le feront pas. Un homme s’en chargera – un mort ; une fois bien fatigués, tard dans la nuit, ils voteront le résultat à l’unanimité.
— Quel mort ? Vous ne voulez pas parler de Mike ?
— Non, non ! Mike est bien plus vivant que toutes ces grandes gueules. Non, mon garçon, je parle de Thomas Jefferson : le premier anarchiste rationnel, un type qui a presque réussi à faire passer son non-système grâce à la plus belle rhétorique jamais écrite. Malheureusement, ils l’ont pris à son propre jeu, ce que j’espère, moi, pouvoir éviter. Ne pouvant pas améliorer son texte, je devrais me contenter de l’adapter au XXIe siècle lunatique.
— J’en ai déjà entendu parler. Il a libéré les esclaves, niet ?
— Disons qu’il a au moins essayé… Mais passons à autre chose : comment se déroulent les travaux de défense ? Je ne vois pas comment nous pourrons maintenir l’illusion après la date d’arrivée du prochain vaisseau.
— Nous n’aurons pas fini, c’est impossible.
— Mike dit qu’il faut impérativement être prêt.
Nous ne l’avons pas été, mais jamais le vaisseau n’est arrivé. Ces sacrés savants ont été plus malins que moi ou que les Lunatiques censés les surveiller et ont installé un engin au foyer du plus gros réflecteur. Leurs assistants se sont laissés berner par des phrases à double sens, ils ont cru à des travaux astronomiques, à une sorte d’innovation radio-télescopique.
Je suppose qu’il s’agissait bien de cela. Ils ont utilisé des ondes ultra-micrométriques qu’un guide d’ondes renvoyait sur le réflecteur, ce qui permettait de laisser l’écran dans l’alignement parfait du miroir. Cela s’inspirait beaucoup des premiers radars. Un filet métallique et un écran thermique cylindrique arrêtaient les radiations parasites, empêchant les « écoutes » que j’avais disposées d’entendre quoi que ce soit.
Ils ont transmis leur message, donnant leur propre version des événements, avec tous les détails. Nous avons été mis au courant parce que l’Autorité a demandé au Gardien de démentir cette mauvaise plaisanterie, de trouver le petit farceur et de mettre un terme à tout cela.
Au lieu d’obtempérer, nous leur avons envoyé une Déclaration d’Indépendance.
Le Congrès étant assemblé, le quatrième jour du mois de juillet 2076…
C’était merveilleux.
La signature de la Déclaration d’Indépendance s’est passée exactement comme Prof l’avait prévu. Il l’a annoncée à la fin d’une longue journée : une session extraordinaire au cours de laquelle Adam Selene devait prendre la parole. Adam a lu la déclaration à haute voix, en précisant chaque phrase, puis l’a relue d’une traite, sans lésiner sur les effets oratoires. Les gens en avaient les larmes aux yeux. Wyoh, assise à côté de moi, y est allée de sa petite larme, et moi-même je me suis senti ému alors que je l’avais déjà lue auparavant.
Puis Adam a déclaré en regardant le public : – L’avenir nous attend. Réfléchissez bien à ce que vous allez faire.
Il a alors demandé à Prof de prendre la place du président habituel pour mener les débats.
À 10 heures du soir, la discussion s’est engagée. Naturellement, chacun se disait partisan de la Déclaration : toute la journée, nous avions diffusé les nouvelles en provenance de Terra : nous n’étions qu’une bande de voyous, il fallait nous punir, nous donner une leçon et ainsi de suite. Nous n’avions même pas eu à pimenter ces commentaires : tout ce que nous recevions de Terra était à l’avenant – Mike avait juste oublié de transmettre les commentaires adverses. Si Luna s’est jamais sentie vraiment unie, c’est bien au cours de cette journée du 2 juillet 2076.
Ainsi, ils allaient la voter ; Prof le savait, avant même de la présenter.
Mais pas telle quelle.
— Honorable Président, dans le second paragraphe, le mot « analiénables » ne convient pas ; d’abord, cela s’écrit « inaliénables »… et, de toute façon, ne serait-il pas plus digne de parler plutôt de nos « droits sacrés » ? J’aimerais que ce point soit discuté.
Cet imbécile semblait presque sensé, un simple critique littéraire pas vraiment dangereux, comme des traces de levure dans la bière. Mais… bon sang ! il y avait aussi cette fichue bonne femme qui haïssait tout. Elle se tenait là, avec sa liste ; elle l’a lue à haute voix et voulait l’incorporer à la Déclaration de telle manière que les peuples de Terra sachent que nous étions civilisés et dignes de tenir notre place dans les Conseils de l’Humanité !
Prof ne s’est pas contenté de la laisser faire, il est allé jusqu’à l’encourager, lui permettant de parler longuement alors que d’autres voulaient prendre la parole… puis, brusquement, il a soumis sa proposition au vote, avant même qu’elle ne soit débattue. (Le Congrès obéissait à des règlements établis depuis plusieurs jours ; Prof les connaissait bien, mais il ne les appliquait que lorsque cela lui convenait.) Elle a été battue à plate couture et a quitté la séance.
Alors quelqu’un s’est levé pour dire que, bien sûr, cette longue liste n’avait rien à faire dans la Déclaration… Mais ne pouvions-nous pas avoir malgré tout des principes directeurs ? Peut-être serait-il bon d’ajouter un article par lequel l’État de Luna Libre garantissait la liberté, l’égalité et la sécurité de tous ? Rien de précis, juste ces principes fondamentaux sur lesquels, tout le monde le savait, se fondait tout gouvernement ?
C’était assez exact et nous avons acquiescé… mais ne valait-il pas mieux déclarer : « la Liberté, l’Égalité, la Paix et la Sécurité » ? Non, camarade ? Ils ont discuté encore pour savoir si la liberté incluait « la liberté de l’air » ou si cela faisait partie de la « sécurité ». Tant qu’à faire, pourquoi ne pas dire nommément « la liberté de l’air » ? Et encore un amendement pour ajouter « la liberté de l’air et de l’eau »… parce que l’on n’a pas de vraie liberté ni de vraie sécurité si l’on n’a ni air ni eau.
L’air, l’eau et la nourriture.
L’air, l’eau, la nourriture et le volume.
L’air, l’eau, la nourriture, le volume et la chaleur.
Non, remplacez la « chaleur » par l’« énergie » et tout y sera. Absolument tout.
— Mes amis, avez-vous complètement perdu l’esprit ? Nous nous éloignons du sujet et ce que vous avez négligé constitue un affront pour l’ensemble de la gente féminine… Osons le dire ! Je vous en prie, laissez-moi terminer. Nous devons leur faire savoir d’une manière ferme que nous n’autoriserons plus l’alunissage d’un seul vaisseau tant qu’il ne débarquera pas au moins autant de femmes que d’hommes. Au moins, ai-je dit… Pour ma part, je refuse de discuter si nous ne réglons pas d’abord, d’une manière formelle, le problème de l’immigration.
Jamais les fossettes de Prof n’ont disparu.
Nous avons apposé notre signature sur un grand rouleau de parchemin en provenance du « bureau d’Adam ». J’ai remarqué la signature d’Adam et j’ai signé juste après Hazel – bien que ne sachant pas encore lire couramment, l’enfant savait maintenant écrire. Sa signature était maladroite, mais grande et fière. Le camarade Clayton a signé de son pseudo du Parti, de son vrai nom en lettres romaines et une troisième fois en caractères japonais, trois petits idéogrammes les uns au-dessus des autres. Deux camarades ont signé d’une croix qu’ils ont fait certifier. Tous les chefs du Parti se trouvaient dans la salle cette nuit-là (ou ce matin-là), tous ont signé ainsi qu’une douzaine des bavards habituels encore présents. Chacun a apposé sa signature au bas d’un texte historique. C’est ainsi qu’ils ont engagé « leurs vies, leurs fortunes et leur honneur sacré ».
Alors que la foule s’écoulait lentement, les gens bavardaient entre eux. Prof a donné un coup de marteau pour demander un instant de silence.
— Je demande des volontaires pour une mission dangereuse. La présente Déclaration va être transmise par l’intermédiaire des agences de presse… mais il importe qu’elle soit présentée par une délégation aux Nations Fédérées, sur Terra.
Cela a fait cesser tout bruit. Prof me regardait, j’ai avalé ma salive et dit :
— Je me porte volontaire.
Wyoh a répondu, comme un écho :
— Moi aussi !
… et même la petite Hazel a crié :
— J’y vais !
En quelques instants, nous avons été une douzaine, depuis Finn Nielsen jusqu’au gospodin pinailleur (qui s’est d’ailleurs révélé un bon bougre en dehors de ses manies). Prof a pris note de nos noms et murmuré quelques mots indistincts au sujet du premier moyen de transport disponible.
J’ai pris Prof à part :
— Prof, vous êtes trop fatigué pour faire le saut. Vous savez bien que le vaisseau du 7 a été annulé et qu’ils parlent maintenant de mettre l’embargo sur nous. Le prochain qu’ils enverront sur Luna sera un croiseur de guerre. Comment avez-vous l’intention de voyager ? En tant que prisonnier ?
— Non, nous n’allons pas utiliser leurs vaisseaux.
— Ah, oui ! Nous allons donc en construire un ? Avez-vous une idée du temps qu’il nous faudra ? En admettant que nous soyons capables d’en construire un, ce dont je doute.
— Manuel, Mike dit qu’il doit en être ainsi… et il a tout préparé.
Je savais parfaitement ce que Mike avait dit ; il avait refait le tour du problème dés que nous avions appris que les brillantes personnalités de Richardson avaient décidé de mettre de l’ordre chez nous : il ne nous donnait plus qu’une chance sur cinquante-trois… à l’impérative condition que Prof se rende sur Terra. Moi, je ne suis pas de ceux qui se laissent décourager ; j’avais passé toute la journée à travailler dur pour concrétiser cette unique chance sur cinquante-trois.
— Mike va nous fournir le vaisseau, continuait Prof. Il en a dressé les plans ; la construction a commencé.
— Vraiment ? Depuis quand Mike est-il ingénieur ?
— Ne l’est-il pas ? m’a rétorqué Prof.
J’ai ouvert la bouche pour répondre, puis l’ai refermée. Mike n’avait peut-être pas de diplômes, mais il en connaissait davantage sur l’ingénierie que tout autre homme vivant. Idem sur les pièces de Shakespeare ou sur toutes les énigmes, sur l’histoire, sur n’importe quoi.
— Continuez.
— Manuel, nous nous rendrons sur Terra comme chargement de grain.
— Comment ? Et qui est ce « nous » ?
— Vous et moi. Les autres volontaires ne sont là que pour la galerie.
— Vous savez, Prof, j’ai travaillé dur, même si cette affaire me paraissait complètement idiote. J’ai porté ces poids – je les ai même sur moi – dans le cas où il me faudrait accomplir cet affreux voyage. Mais j’étais d’accord pour voyager dans un vaisseau, avec au moins un cyborg pour piloter et me permettre de débarquer en toute sécurité ; pas pour y aller sous forme d’une météorite.
— Très bien, Manuel. Je crois à la liberté du choix en toutes circonstances. Votre remplaçant prendra votre place.
— Mon… Qui ?
— La camarade Wyoming. Autant que je sache, c’est la seule autre personne qui se soit entraînée pour ce voyage… si on ne tient pas compte des quelques Terriens.
Ainsi j’y suis allé. J’ai quand même voulu parler avec Mike, au préalable.
— Man, mon premier ami, m’a-t-il dit avec douceur. Il ne faut pas t’en faire. Tu feras partie de l’expédition KM 187, série 76, et tu arriveras sans ennui à Bombay. Par sécurité – et pour te rassurer –, j’ai choisi cette barge parce qu’elle doit sortir de l’orbite de stationnement au moment où l’Inde sera juste en face de moi… et j’y ai ajoute un moteur supplémentaire pour vous soustraire des commandes au sol si je ne suis pas satisfait de la manière dont ils vous manipuleront. Fais-moi confiance, Man, j’ai réfléchi à tous les problèmes. Même notre décision de poursuivre les expéditions alors que la sécurité n’était plus assurée faisait partie de notre plan.
— Tu aurais pu m’en parler.
— Il était inutile de t’inquiéter. Prof devait être mis au courant ; je suis sans cesse resté en contact avec lui. Toi, il faudra seulement que tu prennes soin de lui, que tu le soutiennes… et que tu fasses son travail s’il meurt, un point sur lequel je ne peux absolument pas me montrer rassurant.
— Très bien, ai-je soupiré. Pourtant, Mike, tu ne crois pas sérieusement que tu seras capable de piloter une barge en douceur, et de la faire atterrir d’aussi loin ? La vitesse de la lumière seule te tromperait.
— Man, crois-tu que je ne connaisse rien à la balistique ? Quand vous serez en orbite d’attente, je disposerai de moins de quatre secondes entre l’émission de la demande, la réflexion et le renvoi des impulsions de commande… Et tu peux me faire confiance pour ne pas gaspiller les microsecondes. Ces quatre secondes correspondent à quelque trente-deux kilomètres, au cours desquels l’orbite va diminuant comme une asymptote pour atteindre le point zéro au moment de l’atterrissage. Mon temps de réponse sera en fait inférieur à celui d’un pilote humain qui atterrit manuellement car je ne perdrai pas de temps à étudier la situation et à décider des corrections à effectuer. J’ai donc un délai maximum de quatre secondes. Mais mon temps de réponse réel est bien inférieur, car je fais sans arrêt des projections et des prévisions en même temps que je programme. En réalité, je serai toujours en avance de quatre secondes sur vous et je répondrai immédiatement.
— Mais cette boîte d’acier n’a même pas d’altimètre !
— Elle en a un, maintenant. Man, je t’en prie, crois-moi : j’ai vraiment pensé à tout. La seule raison pour laquelle j’ai demandé ces instruments supplémentaires, c’est pour te rassurer. La tour ce contrôle de Poona n’a pas cafouillé une seule fois au cours des cinq mille dernières expéditions. Pour un ordinateur, c’est assez brillant !
— Bon. Euh… Mike, avec quelle force ces barges tombent-elles dans la mer ? Combien de G ?
— Pas beaucoup, Man. Dix fois la force de la pesanteur à l’injection, puis le programme s’affaiblit régulièrement et descend à 4 G. Vous serez alors de nouveau soumis à une force de 5 à 6 G, juste avant la chute dans l’eau. La chute en elle-même est douce, à peine 50 mètres de haut ; vous rentrerez l’ogive en avant, pour éviter un choc trop brutal, avec une force inférieure à 3 G. Vous remonterez ensuite et retomberez dans l’eau, avec douceur. Vous flotterez alors avec une pesanteur égale à 1 G. Man, ces coquilles sont bâties aussi légèrement que possible pour des raisons d’économie. Nous ne pouvons nous permettre de les malmener trop longtemps sous peine de détruire leurs joints.
— Merveilleux, Mike, mais j’aimerais quand même savoir ce que représentent, pour toi, 5 ou 6 G ? Ça te ferait sauter les joints ?
— J’ai dû être soumis à une accélération d’environ 6 G quand ils m’ont expédié ici. Dans mon état actuel, une pesanteur de 10 G détériorerait sans doute la plupart de mes connexions importantes. Mais je crains beaucoup plus les terribles accélérations transitoires auxquelles vont me soumettre les ondes de choc que nous recevrons quand Terra commencera à nous bombarder. Je n’ai pas de données suffisantes pour faire des prédictions… mais il n’est pas impossible que je perde alors le contrôle de mes fonctions extérieures, Man. Et cela pourrait bien se révéler d’une grande importance quant à la tactique que nous devrons adopter.
— Mike, tu crois réellement qu’ils vont nous bombarder ?
— Tu peux en être certain, Man. Et c’est justement ce qui rend ce voyage tellement important.
Là-dessus, je suis allé voir le cercueil volant. J’aurais dû rester chez moi.
Avez-vous déjà vu à quoi ressemblent ces foutues barges ? Rien d’autre qu’un cylindre d’acier avec des rétrofusées, des fusées de guidage, et un radar. Ça ressemble à un vaisseau spatial comme une paire de pinces à mon bras numéro trois. On avait découpé la coque pour y aménager notre « cabine ».
Pas de cuisine, pas de W.-C., rien. Quelle importance ? Nous n’allions y être enfermés qu’une cinquantaine d’heures…
Comme nous partions à jeun, nous n’avions aucun besoin de tinette. Bar et salle à manger, inutiles ! Nous ne devions pas quitter notre combinaison, sans compter que nous allions être drogués – aussi, rien n’avait d’importance.
Du moins. Prof serait sous l’influence des drogues pendant la plus grande partie du voyage car, moi, j’avais besoin d’être conscient au moment de l’atterrissage pour essayer de nous extraire de ce piège mortel si quelque chose tournait mal, sans personne pour venir à notre rescousse avec un ouvre-boîtes. Ils construisaient une sorte de berceau dans lequel devaient s’insérer nos combinaisons pressurisées ; nous devions être attachés dans ces gouttières et y rester jusqu’au débarquement sur Terra. Il semblait qu’on s’était davantage occupé de calculer le poids de l’ensemble pour le faire correspondre à celui des expéditions normales de grain, déterminer la position du centre de gravité, organiser les procédés pour le rectifier sans cesse… que de notre confort : l’ingénieur en charge m’a dit qu’ils avaient même calculé le poids des rembourrages de nos combinaisons pressurisées.
Je me suis réjoui en apprenant que nous allions disposer de quelques rembourrages – ces sortes de trous ne me paraissaient pas tellement douillets.
Je suis retourné à la maison, pensif.
Wyoh n’était pas là pour dîner, ce qui n’arrivait pas souvent ; Greg si, ce qui se produisait encore plus rarement. Personne n’a commenté mon intention de me transformer le lendemain en caillou projeté sur Terra, même si tous en avaient eu connaissance. Je n’ai rien remarqué d’anormal jusqu’au moment où la jeune génération a quitté la table sans qu’on le lui dise ; j’ai compris alors pourquoi Greg n’était pas retourné sur le site de la Marc Undarum après que le Congrès se fut ajourné ce matin : quelqu’un avait demandé un conseil de famille.
Mamie a regardé toute l’assemblée et a dit :
— Nous sommes tous ici. Ali, ferme cette porte ; c’est parfait. Grand-papa, veux-tu commencer ?
Notre mari-aîné, après avoir humé son café, s’est levé. Il a considéré l’assemblée et a dit d’une voix forte :
— Je vois que nous sommes tous réunis et que les enfants sont allés se coucher. Je vois qu’il n’y a pas d’étranger, ni d’invité. Je nous déclare réunis conformément aux coutumes établies par Jack Davis le Noir, notre Premier Mari, et par Tillie, notre Première Épouse. Si un problème survient concernant la sécurité et le bonheur de notre ménage, que l’on fasse maintenant la lumière. Ne laissons jamais rien s’envenimer. Telle est notre coutume.
Grand-papa s’est tourné vers Mamie et a dit doucement :
— À toi, Mimi.
Et il est retombé dans sa douce apathie. L’espace d’une minute, il avait semblé fort, beau, viril, dynamique, exactement l’homme de l’époque où j’avais été opté… et j’ai eu les larmes aux yeux, tout à coup, en pensant combien j’avais été heureux !
Mais à ce moment, je ne savais pas si je me sentais heureux ou non. Seul le fait que je devais être expédié le lendemain vers Terra comme un ballot de grain pouvait justifier un tel conseil de famille. Mamie avait-elle l’intention de dresser la famille contre ce projet ? Personne n’est jamais tenu par les décisions prises en ces occasions, même si l’on prétend toujours le contraire. Voilà bien toute la force de notre ménage : aux instants critiques, nous nous tenons les coudes.
Mimi continuait :
— Quelqu’un aurait-il un problème qui mériterait d’être discuté ? Parlez, mes chéris.
Greg s’est levé.
— Moi.
— Nous t’écoutons.
Greg est bon orateur, capable d’affronter toute une congrégation et de parler avec la plus grande assurance de sujets sur lesquels j’ai du mal à m’exprimer, même tout seul. Ce soir, il ne semblait pas du tout sûr de lui.
— Bien… Euh… Nous avons toujours essayé de garder un certain équilibre dans notre ménage, avec des vieux et des jeunes, en alternant les sexes avec régularité. Nous avons cependant fait quelques exceptions, pour de bonnes raisons. (Il a jeté un coup d’œil sur Ludmilla.) Nous avons rétabli plus tard l’équilibre. (Et il a levé les yeux sur Frank et Ali, assis en bout de table, flanquant Ludmilla.)
« Au cours des années, comme on peut le voir en consultant nos archives, l’âge moyen des maris a été de quarante ans, celui des épouses de trente-cinq… et c’est exactement avec cette différence d’âge que notre ménage a commencé, il y a maintenant près d’un siècle, puisque Tillie avait quinze ans quand elle a choisi Jack le Noir, qui venait, lui, juste d’en avoir vingt. J’ai découvert qu’aujourd’hui la moyenne d’âge des maris est presque exactement de quarante ans, tandis que celle…
Mamie l’a interrompu avec fermeté :
— Ne nous perdons pas dans les problèmes d’arithmétique, Greg chéri. Au fait.
Je me demandais où Greg voulait en venir. Il faut dire que j’avais souvent été absent durant la dernière année et que la plupart du temps je rentrais à la maison après que tout le monde fut couché. Il parlait manifestement de mariage, or personne ne propose jamais de nouvelles épousailles avant d’avoir d’abord donné à chacun la possibilité d’étudier le projet avec soin. Il est impossible de faire autrement.
Mais suis-je stupide ! – Greg s’est mis à bégayer et a dit :
— Je propose Wyoming Knott !
J’ai déjà dit que j’étais stupide. Je comprends les machines, et les machines s’entendent bien avec moi, mais je ne prétends pas saisir quoi que ce soit aux gens. Quand je deviendrai mari-aîné, si je vis jusque-là, je ferai exactement comme grand-papa fait avec Mamie : je laisserai Sidris commander. De la même manière… Bon ! réfléchissons : Wyoh s’était convertie à l’Église de Greg. J’apprécie Greg, je l’aime et je l’admire, mais il est impossible de faire digérer par un ordinateur la théologie de son Église sans obtenir autre chose que le néant. Wyoh s’en était sûrement rendue compte, vu qu’elle l’avait rencontré adulte… Pour tout dire, j’avais cru que la conversion de Wyoh prouvait sa volonté de faire n’importe quoi pour notre cause.
En fait, Wyoh avait opté Greg avant cela. Elle avait fait de nombreux voyages vers l’emplacement de notre nouvelle catapulte, et il avait toujours été plus facile de l’y envoyer elle, plutôt que Prof ou moi. C’était évident, je n’en revenais pas mais j’aurais dû m’en apercevoir.
— Greg, a dit Mimi, as-tu quelque raison de penser que Wyoming accepterait d’être choisie par nous ?
— Oui.
— Parfait. Nous connaissons tous Wyoming et je suis certaine que nous avons déjà forgé notre opinion à son sujet. Je ne vois aucune raison de nous y opposer… quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ? Parlez !
Mamie n’était pas surprise. Rien d’étonnant à cela. Personne ne l’était d’ailleurs, car Mamie ne laisse jamais se réunir un conseil de famille si elle n’en connaît pas au préalable l’issue.
Je me demandais pourquoi elle paraissait ainsi certaine de mon opinion, au point de ne pas juger nécessaire de m’en parler auparavant. Je restais assis, embarrassé, mal à l’aise, car je savais que je devais parler : à la différence des autres, je connaissais un fait terriblement important qui aurait pu empêcher les choses d’aller aussi loin. Ça n’avait aucune importance pour moi mais ça en aurait pour Mamie et toutes nos femmes.
Je restais assis, comme un misérable lâche, silencieux.
Mamie a repris la parole :
— Parfait ! Faisons un tour de table. Ludmilla ?
— Moi ? Pourquoi ? J’aime Wyoh ; tout le monde le sait.
— Naturellement !
— Leonore chérie ?
— Je peux toujours essayer de lui demander de redevenir brune, comme cela nous nous compléterons mieux. Elle est plus blonde que moi, je ne lui vois pas d’autre défaut. Da !
— Sidris ?
— À deux mains ! Wyoh est le genre de fille qu’il nous faut.
— Anna ?
— J’ai quelque chose à dire avant de donner mon accord, Mimi.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire, chérie.
— Je vais pourtant tout étaler au grand jour, comme Tillie l’a toujours fait, comme le veut la tradition. Dans notre ménage, les femmes ont toujours apporté leur contribution en donnant des enfants à la famille. Vous serez peut-être surpris, du moins certains d’entre vous, d’apprendre que Wyoh a eu huit enfants…
Sans doute surpris, Ali a sursauté et ouvert tout grand la bouche. Moi, je regardais mon assiette. Oh ! Wyoh. Wyoh ! Comment ai-je laissé faire cela ? Maintenant, il fallait que je prenne la parole.
Je me suis rendu compte qu’Anna continuait de parler :
— … ainsi, elle peut maintenant avoir ses propres enfants à elle, l’opération a été un plein succès. Elle a l’angoisse d’avoir un autre enfant malformé, cas improbable selon la direction de la clinique de Hong-Kong. Il nous faudra donc l’aimer suffisamment pour l’empêcher de s’inquiéter.
— Nous l’aimerons, a assuré Mamie avec sérénité. Nous l’aimons déjà en fait. Anna, maintenant, es-tu prête à donner ton avis ?
— C’est à peine nécessaire, n’est-ce pas ? Je suis allée à Hong-Kong avec elle et je lui ai tenu la main pendant qu’on lui déliait les trompes. Je choisis Wyoh.
— Dans cette famille, a continué Mamie, nous avons toujours accordé à nos maris un droit de veto. C’est peut-être une drôle de coutume, mais c’est Tillie qui l’a établie et cela nous a toujours réussi. Alors, grand-papa ?
— Euh… Qu’est-ce que tu disais, ma chérie ?
— Nous sommes en train d’adopter Wyoming, gospodin grand-papa. Donnes-tu ton consentement ?
— Comment ? Ah, oui ! naturellement ! Une gentille petite fille… À propos, qu’est donc devenue cette jolie petite afro qui avait un visage similaire ? Elle en a eu assez de nous ?
— Greg ?
— C’est moi qui l’ai proposée.
— Manuel, mets-tu ton veto ?
— Moi ? Pourquoi ? Tu me connais, Mamie.
— Je te connais. Mais je me demande parfois si toi tu te connais. Hans ?
— Qu’arriverait-il si je disais non ?
— Tu y perdrais quelques dents, c’est tout, a immédiatement répondu Leonore. Hans, vote oui.
— Taisez-vous, les chéris, a commandé Mamie avec une pointe de reproche dans la voix. Opter quelqu’un est une chose sérieuse. Hans, parle !
— Da ! Yes ! Ja ! Oui ! Si ! Il était grand temps que nous ayons une jolie blonde comme cette… Aïe !
— Leonore, suffit ! Frank ?
— Oui, Mamie.
— Ali chéri ? C’est donc l’unanimité ?
Le brave garçon est devenu rouge comme une pivoine et n’a pas pu prononcer un mot. Il a juste approuvé de la tête avec force.
Au lieu de désigner un mari et une épouse pour aller voir celle qui avait été choisie et lui demander d’opter pour nous, Mamie a aussitôt envoyé Ludmilla et Anna chercher Wyoh : elle ne se trouvait pas plus loin que le salon Bon Teint. Ce n’était d’ailleurs pas la seule irrégularité ; plutôt que de fixer une date et d’organiser une réunion d’épousailles, on a appelé les enfants et, vingt minutes plus tard Greg a ouvert son livre de prières pour que nous procédions à l’échange des consentements… J’ai quand même réussi à comprendre, dans ma tête de lard, que cela se faisait à une vitesse à tout casser parce que je risquais moi-même de me casser le cou le lendemain.
Outre le message d’amour familial qu’ainsi ils m’offraient, cela ne faisait pas vraiment de différence pour moi : une épousée passe toujours sa première nuit avec le mari-aîné. Et je devais passer la nuit du lendemain et celle du surlendemain dans l’espace. Cela m’a cependant fait quelque chose et, quand les femmes se sont mises à pleurer au cours de la cérémonie, j’ai moi aussi versé une larme.
Après que Wyoh nous eut embrassés et quittés, au bras de grand-papa, je suis allé me coucher, tout seul, dans mon atelier. J’étais terriblement fatigué, les deux dernières journées avaient été pénibles. J’ai pensé à faire un peu d’entraînement avant d’estimer que, de toute manière, c’était trop tard ; j’ai aussi pensé à appeler Mike pour lui demander les dernières nouvelles de Terra. Puis je suis allé au lit.
J’étais assoupi depuis un certain temps quand, tout à coup, je me suis rendu compte que quelqu’un se tenait debout dans la chambre.
— Manuel ? me souffla-t-on dans l’obscurité.
— Quoi ? Ah ! Wyoh ! Ce n’est pas là que tu devrais te trouver, chérie.
— Mais si, mon mari. Mamie sait que je suis ici, et Greg aussi. Quant à grand-papa, il dort déjà.
— Oh ! quelle heure est-il ?
— Quatre heures environ. Je t’en prie, chéri, puis-je te rejoindre au lit ?
— Quoi ? Bien sûr ! (Il y avait quelque chose dont je devais me souvenir… Ah, oui :) Mike !
— Oui, Man ? a-t-il répondu.
— Décroche. N’écoute pas. Si tu veux me parler, appelle-moi par le téléphone familial.
— C’est ce que m’a déjà dit Wyoh, Man. Mes félicitations !
Puis Wyoh a enfoui sa tête dans le creux de mon épaule et je lui ai passé mon bras droit autour du cou.
— Pourquoi pleures-tu, Wyoh ?
— Je ne pleure pas ! Mais j’ai tellement peur que tu ne reviennes pas !
Je me suis réveillé, effrayé ; il faisait encore nuit noire.
— Manuel !
Je ne savais plus dans quel sens j’étais.
— Manuel ! – on m’appelait encore – réveille-toi !
Ça m’a rappelé quelque chose : un signal censé me remettre en état. Je me souvenais avoir été étendu sur une table d’opération dans l’infirmerie du Complexe, les yeux fixés sur une grosse lampe pendant que l’on me parlait et que des drogues s’infiltraient dans mes veines. Cela remontait à des siècles, une éternité de cauchemar, de souffrance, de tension insupportable.
Je comprenais maintenant la cause de ce sentiment de chute qui n’en finissait pas, je l’avais déjà ressenti auparavant : je me trouvais dans l’espace.
Qu’est-ce qui n’avait pas marché ? Mike aurait-il fait une erreur de quelques décimales ? Ou se laissant aller à son caractère puéril, m’avait-il fait une plaisanterie sans se rendre compte qu’il pouvait me tuer ? Mais alors, après toutes ces années de souffrance, pourquoi restais-je encore en vie ? L’étais-je seulement, d’ailleurs ? J’éprouvais peut-être les sensations que ressentent les fantômes, ce sentiment de solitude, de perdition, de ne se trouver nulle part ?
— Réveille-toi, Manuel ! Réveille-toi, Manuel !
— La ferme ! ai-je hurlé. Boucle ta foutue transmission !
L’enregistrement se poursuivait sans que j’y fasse attention. Où se trouvait ce foutu interrupteur ? Non, il ne faut pas souffrir un siècle d’accélération à 3 G pour échapper à l’attraction lunaire, ce n’est qu’une impression. Il ne faut que quatre-vingt-deux secondes, mais cela paraît vraiment très long pour le système nerveux humain, qui en ressent les moindres microsecondes. 3 G représentent dix-huit fois le poids d’un Lunatique.
J’ai alors découvert que ces crétins d’ingénieurs ne m’avaient pas fixé mon bras ; pour quelque raison idiote, ils me l’avaient ôté en m’attachant et à ce moment, j’avais été trop engourdi par les drogues et autres calmants qu’ils m’avaient fait ingurgiter pour penser à protester. Je n’avais pas douté un instant qu’ils allaient me le remettre. Malheureusement ce satané interrupteur se trouvait à ma gauche et la manche gauche de ma combinaison pressurisée était vide…
J’ai passé les dix années suivantes à essayer de me détacher avec une seule main, puis j’ai enduré une peine de vingt ans de travaux forcés à flotter dans l’obscurité avant de pouvoir retrouver ma couchette, incapable de savoir où se trouvait la tête, ce qui m’aurait permis de retrouver l’interrupteur au toucher. Le compartiment dans lequel je me trouvais ne mesurait pas plus de deux mètres dans sa plus grande dimension ; il me semblait pourtant plus spacieux que le Vieux Dôme pendant cette période de chute libre et d’obscurité totale. J’ai quand même fini par trouver ce satané bouton, et la lumière fut.
(Ne me demandez surtout pas pourquoi ce cercueil volant n’avait pas au moins trois systèmes d’éclairage fonctionnant tous en même temps ; question d’habitude, probablement. Un système d’éclairage suppose un interrupteur pour le mettre en marche, niet ? Ledit matériel ayant été construit en deux jours, j’aurais dû m’estimer heureux que l’interrupteur ait fonctionné.)
Éclairé, le volume m’a paru réduit de 10 % et j’ai commencé à souffrir de claustrophobie. Alors j’ai pensé à regarder Prof.
Mort, apparemment. Bon, il avait toutes les excuses pour s’être laissé mourir. Je l’ai envié, mais il fallait quand même que je vérifie son pouls, sa respiration et d’autres choses de ce genre, dans le cas où il n’aurait pas eu de bol. Une fois de plus je me suis empêtré, et pas seulement parce que je n’avais qu’un bras : ils avaient séché et comprimé le grain comme à l’ordinaire avant le chargement, et la cabine était supposée pressurisée ; oh ! ne vous imaginez rien d’extraordinaire, ce n’était jamais qu’un réservoir avec un peu d’air dedans ! Nos combinaisons devaient en principe nous fournir tout le nécessaire à la survie pendant deux jours ; mais la meilleure combinaison reste plus confortable dans un environnement pressurisé que dans le vide, et de toute façon j’étais supposé savoir m’occuper de mon malade.
Or je ne le pouvais pas. Je n’avais pas besoin de lui ouvrir son casque pour savoir que cette boîte de conserve n’était pas restée étanche ; je l’ai su immédiatement, rien qu’en regardant l’apparence de la combinaison. J’avais certes des médicaments à administrer à Prof, des stimulants cardiaques et tout le reste, dans des seringues toutes prêtes supposées me permettre de les lui injecter à travers sa combinaison. Mais comment vérifier son pouls et sa respiration ? On lui avait fourni une combinaison bon marché, sans indicateurs extérieurs, de celles que l’on vend aux Lunatiques qui quittent rarement leurs terriers.
Il avait la mâchoire pendante et les yeux grands ouverts. Mort et bien mort, ai-je pensé. Nul besoin de le tourmenter davantage, il s’était éliminé lui-même. J’ai quand même essayé de sentir son pouls sur la carotide mais son casque m’en empêchait.
On nous avait fourni une horloge programmable, geste bien aimable de leur part, qui m’indiquait que je voyageais inconscient depuis quarante-quatre heures, conformément au plan établi. Dans trois heures, nous allions recevoir un terrible coup de pied destiné à nous placer en orbite d’attente autour de Terra. Nous devions alors décrire deux révolutions de trois heures, au bout desquelles commencerait le programme d’atterrissage… si la tour de contrôle de Poona n’avait pas changé d’idée et ne décidait pas de nous laisser sur orbite. C’était improbable : on ne laisse pas le grain dans le vide plus longtemps que nécessaire, car il a en effet tendance à gonfler, à se transformer en pop-corn, ce qui non seulement lui fait perdre de la valeur mais peut de surcroît fendre les réservoirs comme une pastèque. N’était-ce pas merveilleux ? Pourquoi diable nous avaient-ils expédiés avec un chargement de grain ? Pourquoi n’avaient-ils pas complété le chargement avec des cailloux, qui se fichent pas mal de flotter dans le vide ?
J’ai eu tout le temps de réfléchir à ces problèmes, et aussi celui de souffrir de la soif. J’ai bu une demi-gorgée, pas davantage, pour éviter d’avoir à supporter une accélération de 6 G la vessie pleine (je n’aurais pas dû m’en inquiéter puisque sans me le dire, ils nous avaient mis des sondes).
Juste avant la procédure, j’ai décidé que cela ne pourrait faire aucun mal à Prof si je lui administrais la dose en principe prévue pour lui permettre de supporter de fortes accélérations ; lorsque nous serions sur l’orbite d’attente, je lui donnerais alors un stimulant cardiaque… il me semblait bien, en effet, que rien ne pouvait plus le faire souffrir.
Après lui avoir injecté le premier sérum, j’ai passé les quelques minutes restantes à m’attacher de nouveau, d’une seule main. J’enrageais de ne pas connaître le nom de celui qui avait oublié de me remettre mon bras gauche ; je serais allé lui apprendre à vivre.
Une accélération de 10 G vous place en orbite autour de Terra en seulement 3,26 x 10 puissance 7 microsecondes ; cela paraît pourtant bien plus long, vu qu’une telle accélération est environ soixante fois plus forte que ce que l’on devrait normalement faire supporter à un fragile amas de protoplasme. Disons, trente-trois secondes. Ma parole ! Après tout, mes ancêtres de Salem avaient dû passer une demi-minute bien pire lorsqu’on les avait torturées !
J’ai donné à Prof son stimulant cardiaque, puis j’ai passé les trois heures suivantes à essayer de savoir si j’allais me droguer moi-même en prévision de l’atterrissage. J’ai décidé de m’abstenir. Tous ces mélanges que l’on m’avait fait avaler au moment du catapultage n’avaient eu comme seul résultat que de m’épargner une minute et demie de gêne et deux jours d’ennui ; en contrepartie ils m’avaient prodigué un siècle d’affreux cauchemars… en outre, si ces minutes devaient être mes toutes dernières, j’avais décidé d’assister à l’expérience. Si désagréables qu’elles puissent être, elles m’appartenaient et je n’avais pas l’intention de les éviter.
Elles ont été désagréables. On ne se sent pas beaucoup mieux sous 6 G que sous 10, ça paraît même pire. 4 G ne changent rien. Nous avons été encore plus violemment bousculés et, tout à coup, pendant quelques secondes… chute libre. Enfin, l’amerrissage, qui n’a rien eu de « doux » ; nous l’avons amorti avec les courroies, pas avec les coussins, vu que nous sommes entrés dans la mer la tête la première. Je ne crois pas non plus que Mike s’était rendu compte qu’après un profond plongeon, nous allions revenir à la surface et retomber avec force avant de nous mettre tout simplement à flotter. Les vers de Terre appellent cela « flotter », mais ça n’a rien à voir avec ce que vous ressentez quand vous planez en chute libre ; vous êtes quand même soumis à une pesanteur de 1 G, six fois la pesanteur normale, sans parler d’un affreux roulis. Quelles secousses ! Mike nous avait affirmé que nous ne serions pas exposés à trop de radiations solaires à l’intérieur de ce corset de fer. Mais il n’avait pas porté le même intérêt au climat terrestre dans l’océan Indien ; comme les conditions atmosphériques convenaient aux expéditions de grain, il avait sans doute supposé qu’elles iraient aussi pour nous… c’est d’ailleurs ce que j’aurais pensé moi aussi, avant.
L’estomac vide, j’ai empli mon casque avec le liquide le plus amer et le plus nauséabond qui soit. Après quoi, notre cabine s’est retournée et j’ai eu de la bile dans les yeux, dans les cheveux et même dans le nez. Voilà donc ce que les vers de Terre appellent le « mal de mer », l’une de ces nombreuses horreurs auxquelles ils sont habitués.
Je ne m’appesantirai pas sur le très long remorquage jusqu’au port. Disons seulement qu’en plus du mal de mer, mes bouteilles d’air commençaient à s’épuiser. Elles avaient été calculées pour douze heures, une durée largement suffisante pour les quarante-huit heures pendant lesquelles j’étais surtout resté inconscient et où je n’avais pas fait le moindre exercice ; mais pas tout à fait pour les quelques heures de remorquage qui ont suivi… Au moment où la barge s’est enfin immobilisée, j’étais presque trop abruti pour tenter de sortir.
Autre chose : nous avons été repêchés, puis posés à terre me semble-t-il, la tête en bas. Une position confortable quand on est soumis à une pesanteur de 1 G ; mais absolument impossible pour : a) se détacher tout seul ; b) s’extraire du berceau ; c) se saisir d’un marteau attaché à la paroi par de multiples liens ; d) s’en servir pour défoncer l’écoutille de secours ; e) se frayer un chemin vers l’extérieur et, enfin, f) tirer à sa suite un vieillard revêtu d’une combinaison pressurisée.
Je n’ai même pas réalisé le point a ; je me suis évanoui la tête en bas.
Heureusement qu’il avait été prévu une procédure de dernier ressort : on avait averti Stu La Joie avant notre départ, ainsi que les agences de presse quelques instants avant notre arrivée. Je me suis réveillé alors que des tas de gens se penchaient sur moi, je suis retombé dans les pommes pour me réveiller à nouveau dans un lit d’hôpital, étendu sur le dos, avec une sensation d’oppression dans la poitrine – je me sentais à la fois lourd et faible, mais pas malade, seulement fatigué et courbatu. J’avais faim, soif, j’étais à plat. Je me trouvais sous une tente en plastique transparent, ce qui m’a sans doute aidé à ne pas avoir de troubles respiratoires.
Deux personnes se tenaient près de mon lit : d’un côté une minuscule infirmière indienne aux grands yeux, et de l’autre, Stuart La Joie. Il m’a adressé un large sourire.
— Hello ! mon vieux ! Comment allez-vous ?
— Euh… ! ça va bien. Mais, bon sang ! quelle fichue manière de voyager !
— Prof dit que c’était la seule solution. Il est quand même costaud ce type-là !
— Un instant ! « Prof dit » ? Prof est mort.
— Pas du tout. Mais il n’est pas en très bonne forme. Nous l’avons mis dans une capsule pneumatique avec une surveillance médicale continuelle et on lui a branché plus d’instruments que vous ne pourriez l’imaginer. Enfin, il est vivant et capable de faire son travail. Il ne s’est absolument pas plaint du voyage : il ne s’en est même pas aperçu, nous a-t-il dit. Il s’est endormi dans un hôpital pour se réveiller dans un autre. Je croyais qu’il avait tort quand il m’a ordonné de ne pas vous envoyer de vaisseau, mais il avait bien raison : la publicité a été extraordinaire !
— Vous dites, ai-je répondu lentement, que Prof a refusé qu’on lui expédie un vaisseau ?
— J’aurais dû dire : le président Selene a refusé. N’avez-vous donc pas vu les dépêches, Mannie ?
— Non. (Et il était maintenant trop tard pour en discuter.) Il faut dire que nous avons eu beaucoup à faire ces derniers jours.
— Et comment ! Ici aussi, d’ailleurs… Je ne me rappelle pas quand j’ai fait la sieste pour la dernière fois.
— Vous parlez comme un Lunatique.
— Je suis Lunatique, Mannie, n’en doutez pas.
Mais la sœur le fusillait du regard. Stu l’a prise par le bras, l’a fait se lever et lui a montré la porte ; non, ai-je pensé, il ne se conduisait pas encore en vrai Lunatique. Mais l’infirmière ne paraissait pas offensée le moins du monde.
— Allez jouer ailleurs, ma chère, et soyez tranquille, je vous rendrai votre malade, vivant, dans quelques minutes. (Il a fermé la porte derrière elle puis est revenu au pied de mon lit.) Non, vraiment, Adam avait raison : cela nous a fait une publicité terrible. En outre, c’était plus prudent.
— Pour la publicité, je comprends, mais « plus prudent »… Évitons d’aborder le sujet.
— Si, mon vieux, plus prudent ! Personne ne vous a tiré dessus alors qu’ils ont disposé de deux heures pendant lesquelles vous faisiez une belle cible. Ils savaient exactement où vous vous trouviez, mais ils n’ont pas pu décider de la marche à suivre ; ils n’ont pas encore défini leur politique. Ils n’ont même pas osé ne pas vous laisser amerrir à l’heure prévue ; les journaux ont raconté votre aventure en long et en large, j’avais des histoires en notre faveur qui attendaient d’être publiées. Maintenant, ils n’osent pas s’attaquer à deux héros populaires. Tandis que si j’avais armé un vaisseau pour aller vous chercher… eh bien ! Je n’ose imaginer ce qui serait advenu. Ils nous auraient probablement ordonné de nous mettre en orbite d’attente, et vous (nous, peut-être) auraient mis en état d’arrestation. Pas un seul commandant de vaisseau n’aurait pris le risque de se faire tirer dessus, quel que soit le prix que nous aurions offert. C’est comme ça, mon vieux. Bon, je vous explique : vous êtes tous les deux citoyens du Directoire populaire du Tchad, c’est ce que j’ai pu trouver de mieux en si peu de temps. Notez aussi que le Tchad a reconnu Luna : il m’a fallu acheter un Premier ministre, deux généraux, quelques chefs de tribus et un ministre des Finances… des broutilles, quand on pense au temps dont je disposais. Je n’ai pas pu vous obtenir l’immunité diplomatique mais j’espère y arriver avant que vous ne quittiez l’hôpital. Pour l’instant, ils n’ont pas osé vous arrêter ; ils n’arrivent pas à définir de quoi vous êtes coupables. Ils ont mis des gardes à l’extérieur, dans le seul but d’assurer votre « protection », ce qui n’est pas inutile car sans eux, vous auriez des nuées de journalistes qui vous braqueraient leurs micros sous le nez.
— De quoi, au juste, sommes-nous coupables ? D’après eux, je veux dire. D’immigration illégale ?
— Même pas, Mannie. Vous, vous n’avez jamais été condamné et votre ascendance vous donne la citoyenneté panafricaine par un de vos grands-pères. Pas de problème de ce côté-là. Pour le professeur de La Paz, nous avons brandi la preuve qu’il avait obtenu la naturalisation tchadienne il y a quarante ans. Nous avons attendu que l’encre sèche, puis nous nous en sommes servis. Vous n’êtes donc même pas entrés illégalement en Inde. Non seulement c’est eux-mêmes qui vous ont amenés ici, sachant fort bien que vous étiez dans la barge, mais un officier de l’immigration a même accepté d’apposer un beau coup de tampon sur vos passeports encore vierges. En plus de ça, l’exil de Prof n’a aucune base légale puisque le gouvernement qui l’a proscrit n’existe plus et qu’un tribunal compétent en a pris note… ce qui a coûté plus cher.
L’infirmière est revenue à ce moment, furieuse comme une chatte qui défend ses petits.
— Lord Stuart… Vous devez maintenant laisser mon malade se reposer.
— Tout de suite, ma chère[8].
— Vous êtes donc un lord ?
— Comte, en principe ; je peux même prétendre, en poussant un peu, appartenir au clan des MacGregor. Le sang bleu aide parfois beaucoup. Tous ces gens sont malheureux depuis qu’ils ont perdu leurs monarchies.
En partant, il a caressé la croupe de l’infirmière ; au lieu de crier, celle-ci a tortillé des fesses. Elle était toute souriante en se penchant sur moi. Stu allait vraiment devoir faire attention à ses manières à son retour sur Luna. S’il y retournait jamais.
Elle m’a demandé comment je me sentais. Je lui ai répondu que j’avais faim.
— Ma sœur, est-ce que vous n’auriez pas vu un bras, une prothèse, dans nos bagages ?
Elle savait où il se trouvait, et je me suis senti bien mieux avec mon bras numéro six. J’avais aussi emmené le numéro trois, ainsi que mon bras de sortie. Le numéro deux devait probablement toujours se trouver dans le Complexe ; j’espérais que quelqu’un en prendrait soin. De toute manière, le numéro six est mon bras à tout faire ; avec lui et mon bras de sortie, tout devait bien se passer.
Deux jours plus tard, nous sommes partis pour Agra afin de présenter nos lettres de créance aux Nations Fédérées. Éprouvé par la grande pesanteur, je n’étais pas au mieux de ma forme : je parvenais néanmoins à faire beaucoup de choses dans un fauteuil roulant, parvenant même à marcher un peu seul, ce dont je m’abstenais en public. Le plus gênant était mon mal de gorge, et je n’ai échappé à une pneumonie que grâce à de nombreux médicaments ; je peinais à trouver mon équilibre, j’avais la peau des mains douloureuse et les pieds qui pelaient, comme à chacun de mes séjours dans ce trou malsain, ce véritable bouillon de culture qu’on appelle Terra. Nous, les Lunatiques, ne connaissons pas notre bonheur : vivre dans un lieu soumis à la plus exigeante des quarantaines, qui ne connaît pas la vermine et dans lequel nous pouvons « faire le vide » chaque fois que nécessaire. À moins que nous ne soyons bien malheureux, au contraire, puisque nous ne sommes absolument pas immunisés en cas de besoin. N’exagérons pourtant pas : jamais je n’avais entendu parler de « maladies vénériennes » avant d’aller sur Terra pour la première fois, et j’avais toujours cru que seuls les mineurs de glace savaient ce que voulait dire « prendre froid ».
J’avais d’autres raisons de m’inquiéter : Stu nous avait fait parvenir un message d’Adam Selene rédigé avec des mots à double sens, de telle manière que même Stu en ignorait la véritable signification. Ce message m’apprenait que nos chances avaient chuté : à peine une sur cent. Je me demandais quelle avait été l’utilité de ce voyage dangereux et idiot s’il aggravait les choses… D’ailleurs, Mike pouvait-il seulement savoir avec exactitude combien de chances nous avions ? Je ne comprenais pas comment il les calculait, quel que soit le nombre de données à sa disposition.
Prof, lui, ne semblait pas ennuyé. Il parlait aux bataillons de journalistes, souriait dès qu’on le photographiait, faisait des déclarations, disait au monde entier qu’il faisait entière confiance aux Nations Fédérées, qu’il serait fait droit à nos justes revendications. Il tenait tout particulièrement à remercier « les Amis de Luna Libre » de l’aide merveilleuse qu’ils avaient apportée à l’histoire de notre nation petite mais si courageuse, en la faisant connaître à ce bon peuple de Terra (les A.L.L. étant composés de Stu, d’une société de publicité, de quelques centaines de signataires chroniques de pétitions, et surtout d’une énorme quantité de dollars de Hong-Kong).
On m’avait aussi photographié, mais j’avais esquivé les questions en montrant ma gorge douloureuse.
À Agra, on nous a logés dans un magnifique hôtel, qui avait jadis été le palais d’un maharajah (et qui lui appartenait toujours, alors que le régime de l’Inde se déclarait socialiste !) et nous avons continué à subir tant d’interviews et de séances de photographie que j’osais à peine me lever de mon fauteuil roulant, même pour aller aux W.-C. – Prof avait donné l’ordre de ne jamais nous laisser photographier en position verticale. Il restait constamment dans son lit ou sur un brancard – faisait sa toilette, ses besoins… absolument tout allongé –, par mesure de sécurité, étant donné son âge et sa constitution de Lunatique, mais aussi à cause des photographies. Des centaines de millions d’écrans vidéo diffusaient sans arrêt son portrait, faisant connaître ses fossettes et sa personnalité étonnante, merveilleuse, persuasive.
Sa faconde ne nous a cependant pas permis de nous rendre n’importe où dans Agra ; Prof a été transporté dans le bureau du président de l’Assemblée plénière et l’on m’a, pour ma part, poussé à côté de lui. C’est là qu’il a essayé de présenter ses Lettres de Créance en tant qu’ambassadeur auprès des Nations Fédérées et sénateur du futur Parlement de Luna. On l’a alors renvoyé au secrétaire général, dans les bureaux duquel on nous a fait attendre dix minutes en compagnie d’un de ses adjoints qui se curait les dents ; il nous a répondu qu’il n’acceptait nos « lettres de créance » que « sous réserve et sans que cela impliquât une quelconque reconnaissance officielle ». Nos Lettres ont été expédiées au Comité de reconnaissance, qui s’est assis dessus.
Je ne tenais pas en place ; Prof, lui, lisait Keats. Quant aux barges de grain, elles continuaient de parvenir à Bombay.
Et cela me rassurait, en quelque sorte. Pour le vol entre Bombay et Agra, nous nous étions levés avant l’aube et nous avions débarqué dans une ville qui s’éveillait tout juste. Tous les Lunatiques ont leur trou, luxueux comme les tunnels Davis – forés depuis longtemps –, ou bien seulement de fortune, à même le roc ; le volume ne pose pas de problème et n’en posera sans doute pas avant des siècles.
Bombay grouille comme une véritable ruche. D’après ce que l’on m’a dit, plus d’un million d’habitants de cette cité ne possèdent pas de maison, mais seulement un emplacement sur le trottoir. Une famille peut fort bien détenir le droit (et le transmettre par testament, de génération en génération) de dormir sur un bout de trottoir de deux mètres de long sur un de large, en un lieu bien défini, devant telle ou telle boutique. Et des familles entières dorment ainsi, la mère, le père, les gosses, et parfois une grand-mère. Non, je ne l’aurais jamais cru sans le voir. À l’aurore, les boulevards, les trottoirs de Bombay et même les ponts sont couverts d’un épais tapis humain. Que font-ils tous ? Où travaillent-ils ? Comment mangent-ils ? (Ils ne semblaient pas beaucoup manger, soit dit en passant : on pouvait compter leurs côtes.)
Si je n’avais pas eu foi dans la simple arithmétique qui démontrait l’impossibilité de poursuivre les expéditions en direction de Terra sans recevoir des cargaisons de retour, j’aurais abandonné la partie. Pourtant… Urgcnep : « Un repas gratuit, cela n’existe pas », sur Luna comme à Bombay.
En fin de compte, nous avons quand même obtenu un rendez-vous avec un « Comité d’Enquête ». Prof n’avait rien demandé de tel, juste à se faire entendre par le Sénat en séance plénière et devant les caméras. La seule de cette session était celle du circuit vidéo intérieur. Tout restait confidentiel ; pas trop, heureusement, puisque j’avais quand même un petit magnétophone. Il n’a fallu que deux minutes à Prof pour s’apercevoir que ce Comité n’était constitué que de personnalités de l’Autorité Lunaire ou de leurs prête-noms.
Cela restait malgré tout une chance de parler, et Prof les a traités comme s’ils avaient le pouvoir de reconnaître l’indépendance de Luna, et l’intention de le faire. Eux, au contraire, nous ont traités comme des enfants indisciplinés ou des criminels à condamner.
On a permis à Prof de faire une déclaration officielle. Abstraction faite de toutes les fioritures, il a affirmé que Luna se présentait comme un État souverain doté d’un gouvernement de fait, qui connaissait la paix et l’ordre, avec un président provisoire et un cabinet s’occupant des affaires courantes dont les membres souhaitaient vivement retrouver leur vie privée des que le Congrès aurait promulgué une Constitution écrite… Si nous nous trouvions ici, c’était pour demander une reconnaissance officielle de Luna, pour qu’elle obtienne la place qui lui revenait dans les Conseils de l’Humanité : qu’elle devienne membre des Nations Fédérées.
Le discours de Prof prenait bien quelque liberté avec la vérité, mais personne ne pouvait s’en rendre compte. Notre « président provisoire » était un ordinateur et notre « cabinet » se composait de Wyoh, de Finn, du camarade Clayton et de Terence Sheehan, le directeur de la Pravda, plus Wolfgang Korsakov, le président du conseil d’administration de la LuNoHoCo et d’un des directeurs de la Banque de Hong-Kong Lunaire. Wyoh demeurait alors l’unique personne sur Luna à savoir qu’« Adam Selene » tenait lieu de couverture pour un ordinateur. Elle s’était même montrée fort nerveuse à cette idée.
D’ailleurs, la « lubie » d’Adam de ne jamais se laisser voir autrement que par la vidéo nous causait quelques ennuis. Nous avons fait de notre mieux pour justifier cela comme étant une « mesure de sécurité » : nous avons nous-mêmes fait exploser une petite bombe dans nos bureaux, précédemment ceux de l’Autorité à Luna City. Après cette « tentative d’assassinat », ceux parmi les camarades qui avaient le plus critiqué le refus d’Adam de se montrer en public ont exigé qu’il ne prenne plus désormais le moindre risque… et nous avons appuyé ces demandes par des éditoriaux.
Je me demandais pourtant, alors que Prof parlait à ces pompeux crétins, ce qu’ils auraient pensé s’ils avaient su que notre « président » était en réalité du matériel informatique appartenant à l’Autorité elle-même.
En fait, ils se sont contentés de le toiser avec une désapprobation manifeste, insensibles à sa rhétorique – alors qu’il s’agissait sans doute de la meilleure performance de toute sa vie, accomplie couché sur le dos, dans un microphone, sans utiliser la moindre note ni voir son auditoire.
Après le discours de Prof, ils ont sonné la charge. Un des membres, délégué de l’Argentine – ils n’ont jamais donné leurs noms, nous n’étions pas des gens socialement acceptables –, cet Argentin, donc, s’est opposé au terme de « précédent Gardien », qu’avait utilisé Prof ; cette appellation était tombée en désuétude depuis près d’un demi-siècle et il demandait avec insistance qu’elle fût rayée du compte rendu des débats et remplacée par son titre exact : « Protecteur des Colonies Lunaires pour le compte de l’Autorité Lunaire ». Toute autre désignation constituait une offense à la dignité de ladite Autorité.
Prof a demandé la parole. « L’honorable président » a donné la parole à Prof, sur sa demande ; il s’est contenté de déclarer que l’Autorité restait libre d’appeler ses serviteurs de la manière qui lui plaisait et qu’il n’avait aucunement l’intention de porter offense à la dignité d’aucun des services des Nations Fédérées, mais qu’en ce qui concernait les fonctions de cette charge – les anciennes fonctions de cette ancienne charge –, les citoyens de l’État Libre de Luna continueraient probablement de le désigner sous son nom traditionnel.
Résultat : six membres environ de l’assemblée ont essayé de parler en même temps. Quelqu’un s’opposait à l’emploi des termes « Luna » et encore plus à ceux d’« État Libre de Luna », alors qu’il s’agissait de la Lune, satellite de la Terre et propriété des Nations Fédérées, tout comme l’Antarctique… Il ajouta que cette procédure n’était qu’une sinistre farce.
Nous avions tendance à penser comme lui sur ce dernier point. Le président a demandé au délégué de l’Amérique du Nord de bien vouloir respecter l’ordre du jour et de faire ses remarques par l’intermédiaire du président de séance. Le président devait-il comprendre, après la dernière interruption du témoin, que ce soi-disant régime prétendait se mêler du système de relégation des condamnés ?
Prof n’a pas refusé le combat et s’est montré ferme :
— Monsieur le président, j’ai moi-même été déporté et Luna est maintenant ma patrie bien-aimée. Mon collègue, l’honorable sous-secrétaire aux Affaires étrangères, le colonel O’Kelly Davis (moi-même !) est quant à lui né sur Luna ; il a la fierté de représenter la quatrième génération de déportés. Luna est devenue forte grâce à tous ceux que vous avez rejetés. Donnez-nous vos pauvres, vos malheureux, et nous leur ferons bon accueil. Luna a de la place pour eux, environ 40 millions de kilomètres carrés, une superficie plus importante que celle de l’Afrique, et presque totalement déserte. Mieux encore, notre mode de vie consistant à occuper non la surface mais le volume, l’esprit humain ne peut concevoir le jour où Luna devra refuser le débarquement de pauvres apatrides.
— Le témoin est prié de s’abstenir de faire des discours, a rappelé le président. Vos effets oratoires signifient-ils que le groupement que vous représentez acceptera les envois de prisonniers, comme par le passé ?
— Non, monsieur.
— Comment ? Expliquez-vous.
— Dès qu’un immigrant pose un pied sur Luna aujourd’hui, dès cet instant, il devient un homme libre, peu nous importe sa condition antérieure ; il peut aller où bon lui semble.
— Ah oui ? Comment empêcher alors un déporté de sortir des limites, de grimper sur un autre vaisseau et de revenir ici ? Je m’avoue étonné de votre apparente bonne volonté pour les accueillir… Nous, nous n’en voulons plus. C’est notre manière humaine de nous débarrasser des incorrigibles autrement que par l’exécution.
(J’aurais pu lui indiquer plusieurs choses qui contredisaient ses dires. De toute évidence, il n’avait jamais mis les pieds sur Luna. Quant aux « incorrigibles », si tant est qu’ils le soient, Luna les a toujours éliminés beaucoup plus vite que Terra. Dans mon enfance, ils nous avaient envoyé un vrai gangster, je crois qu’il s’agissait d’un chef de bande de Los Angeles ; il était arrivé avec toute une troupe de comparses, ses gardes du corps, prêt à mettre la main sur Luna comme il l’avait fait d’après les rumeurs dans une prison située quelque part sur Terre.
Aucun de ces types n’a survécu plus de deux semaines. Le chef de bande n’est même pas arrivé jusqu’aux casernes : il n’avait pas écouté quand on lui avait indiqué comment se servir d’une combinaison pressurisée.)
— Non, Monsieur, rien ne l’empêchera de rentrer chez lui, du moins en ce qui nous concerne, a répondu Prof. Mais il faut peut-être ajouter que votre police, sur Terra, lui donnera à penser. Je n’ai jamais entendu parler d’un déporté arrivant avec assez d’argent pour s’acheter un billet de retour. Mais est-ce vraiment un problème ? Les vaisseaux vous appartiennent, Luna n’en possède pas. Permettez-moi d’ajouter, à ce sujet, que nous déplorons l’annulation du vaisseau prévu ce mois-ci. Non pour me plaindre que cela ait forcé mon collègue et moi-même (Prof s’est interrompu pour sourire), à utiliser un moyen de transport fort peu classique. J’espère cependant que ceci ne traduit pas un changement de directive. Luna n’a aucun motif de querelle avec vous ; vos vaisseaux seront toujours les bienvenus, votre commerce nous convient, nous sommes en paix et nous désirons le rester. Je vous prie de remarquer que toutes les expéditions de grain prévues ont été effectuées en temps utile.
(Prof avait vraiment le don de changer de sujet.)
Ils ont alors discuté de problèmes mineurs. Un petit fouineur d’Amérique du Nord a voulu savoir ce qui était réellement arrivé au « Gard…» et il s’était repris à temps : au « Protecteur, le sénateur Hobart ». Prof lui a répondu qu’il avait été victime d’une attaque (un « coup d’État » n’est-il pas une « attaque » ?) et que son état ne lui permettait plus de remplir ses fonctions… qu’il était cependant en bonne santé et sous surveillance médicale constante.
Prof a ajouté pensivement que la vigilance de ce vieux monsieur devait avoir baissé ces derniers temps, au vu de toutes les indiscrétions et autres interférences qu’il s’était permises depuis un an à l’égard de citoyens libres, y compris ceux qui n’étaient pas et n’avaient jamais été des déportés.
Une histoire pas trop difficile à avaler : quand ces fichus savants s’étaient arrangés pour donner des nouvelles sur notre coup d’État, ils avaient annoncé la mort du Gardien… tandis que Mike, se faisant passer pour lui, l’avait gardé en vie et même en fonction. Quand l’Autorité sur Terre avait demandé au Gardien un rapport sur ces rumeurs incontrôlées, Mike après discussion avec Prof, avait accepté la communication et donné une excellente imitation de sénilité, s’arrangeant pour démentir, puis confirmer, et surtout confondre tous les événements. Notre Déclaration avait suivi, et des lors… plus de nouvelles du Gardien, ou même de son alter ego informatique. Trois jours plus tard, nous déclarions notre indépendance.
Ce Nord-Américain voulait savoir pour quelles raisons ils iraient croire à la véracité d’une seule de ces déclarations. Prof a souri de son sourire le plus innocent – il a même fait un effort pour étendre une main devant lui avant de la laisser retomber sur la couverture.
— L’honorable délégué de l’Amérique du Nord est invité à venir sur Luna voir le sénateur Hobart sur son lit de malade pour se rendre compte par lui-même. J’ajouterai que tous les citoyens de Terra sont cordialement invités sur Luna. Nous désirons être vos amis, nous sommes pacifiques, nous n’avons rien à cacher. Mon seul regret est que mon pays soit incapable de fournir le moyen de transport ; pour ce problème, nous devrons avoir recours à vous.
Le délégué Chinois regardait Prof d’un air pensif. S’il était resté silencieux, il n’avait rien perdu de la conversation.
Le président a ajourné la séance jusqu’à 15 heures. Ils nous ont fourni une chambre isolée et apporté à déjeuner. Quand j’ai voulu parler, Prof a secoué négativement la tête, regardant tout autour de la pièce en se touchant l’oreille du doigt. Aussi je me suis tu. Prof s’est enfoui sous sa couverture ; je me suis levé de mon fauteuil roulant pour le rejoindre. Sur Terra, nous dormions comme nous pouvions, chaque fois que nous le pouvions, mais jamais assez.
Ils ne sont pas venus nous chercher avant 16 heures ; le Comité siégeait déjà. Le président a lui-même fait une entorse à son règlement contre les discours à rallonge et nous a longuement adressé la parole, sur un ton plus triste que violent.
Il a commencé par nous rappeler que l’Autorité Lunaire constituait un organisme apolitique, solennellement chargé de garantir que le satellite de la Terre, la Lune – Luna comme certains l’appelaient –, ne serait jamais utilisé à des fins militaires. Il nous a assuré que l’Autorité avait pendant plus d’un siècle fait observer cette loi sacrée, alors même que des gouvernements tombaient, que d’autres les remplaçaient, que des alliances se créaient et se défaisaient. L’Autorité était encore plus vieille que les Nations Fédérées elles-mêmes, car elle tenait sa légitimité d’une société internationale plus ancienne encore. Elle avait rempli son mandat assez bien pour surmonter les guerres, les tempêtes et les renversements d’alliances.
(Quelles nouvelles ! Mais vous voyez où il voulait en venir ?)
— L’Autorité Lunaire ne peut en aucun cas abandonner son mandat, nous a-t-il dit solennellement. Toutefois, il ne semble pas qu’il y ait d’obstacle insurmontable pour que les colons Lunaires, s’ils font preuve d’assez de maturité politique, obtiennent une certaine autonomie. Il est possible de prendre ce vœu en considération, tout dépend de leur comportement – de votre comportement, devrais-je dire. Les émeutes et les atteintes à la propriété ne doivent pas se reproduire.
Je m’attendais à ce qu’il nous parle des quatre-vingt-dix dragons tués ; il n’y a jamais fait allusion. Je serais incapable de devenir un bon homme d’État, je ne sais pas faire abstraction des détails.
« Les destructions matérielles devront recevoir réparation, a-t-il continué. Il faudra prendre des engagements. Si cette assemblée que vous appelez le Congrès s’en porte garante, il n’est pas impossible que le comité ici présent puisse, provisoirement, considérer ce Congrès comme une agence de l’Autorité pour certaines affaires intérieures. On peut même raisonnablement envisager la création d’un gouvernement local permanent qui pourrait, avec le temps, assumer des tâches sortant des attributions du Protecteur, voire envoyer un délégué, sans droit de vote, à l’Assemblée plénière. Mais il conviendrait de mériter une telle reconnaissance.
« Une chose cependant doit être clairement entendue. Par la nature même de la loi, le principal satellite de la Terre est propriété commune de tous les peuples de la Terre. Il n’appartient pas à la poignée d’habitants qui, par un hasard de l’Histoire, y vivent. Le mandat sacré confié à l’Autorité Lunaire demeure, et ceci pour toujours, la loi suprême de la Lune de la Terre.
(«… par un hasard de l’Histoire »… je rêve ! Je m’attendais à voir Prof lui faire rentrer ces mots dans la gorge. Je pensais qu’il allait dire… non, je n’ai jamais su ce que Prof aurait dû dire.)
Prof a attendu quelques secondes, observant le silence le plus complet, puis a déclaré :
— Honorable président… qui doit donc être exilé, cette fois ?
— Comment ça ?
— Avez-vous décidé lequel d’entre vous doit être exilé ? Votre Gardien délégué n’assumera pas cette charge (ce qui était vrai, car il préférait rester vivant). Il n’exerce sa fonction que parce que nous le lui avons demandé. Si vous persistez à ne pas nous considérer indépendants, il vous faudra bien penser à envoyer un nouveau Gardien là-haut.
— Un Protecteur !
— Un Gardien. Ne jouons pas sur les mots. Si, pourtant, nous savons qui sera l’heureux élu, nous serons heureux de lui donner le titre d’« ambassadeur ». Sans doute pourrons-nous travailler avec lui et ne sera-t-il pas nécessaire de l’envoyer accompagné de soudards armés… pour violer et tuer nos femmes !
— Rappel à l’ordre ! Rappel à l’ordre ! Le témoin doit être rappelé à l’ordre !
— Ce n’est pas moi qui dois être rappelé à l’ordre, honorable président. Il s’agissait bien de viols et de meurtres. Mais c’est la du passé, tournons-nous plutôt vers l’avenir. Qui parmi vous est prêt à l’exil ? (Prof s’est efforcé de se redresser en prenant appui sur le coude : je me suis alors préparé à toute éventualité – c’était un signal convenu entre nous.) Car vous savez bien que c’est un aller simple, sans retour. Je suis né ici, et constatez quels efforts je dois fournir quand j’ai à revenir, ne serait-ce que provisoirement, sur la planète qui me rejette aujourd’hui. Nous sommes ces déchets de la Terre qui…
Il s’est évanoui. Immédiatement, je me suis levé de mon fauteuil pour m’évanouir à mon tour, en essayant de lui porter secours.
Ce n’était pas seulement de la comédie, même si j’avais suivi Prof dans son jeu : se lever brusquement sur Terra représente bel et bien un effort cardiaque terrible ; saisi par ce terrible champ de gravité, je suis tombé sur le sol.
Aucun de nous deux n’a été blessé. Cela a même donné matière à de savoureux titres dans la presse. J’ai rapidement transmis mes enregistrements à Stu, qui les a donnés aussitôt aux journalistes qu’il avait soudoyés. Les manchettes ne nous étaient pas toutes défavorables ; après avoir opéré quelques coupures dans mes bandes, Stu avait su entre quelles mains les remettre : L’AUTORITÉ HORS CIRCUIT ? – L’AMBASSADEUR LUNAIRE PERD CONNAISSANCE PENDANT UN INTERROGATOIRE : « DES DÉCHETS HUMAINS » S’ÉCRIE-T-IL – LE PROFESSEUR DE LA PAZ ACCUSE ! (voir nos informations en page 8).
Mais les articles n’étaient pas tous aussi bons. Le meilleur a paru en Inde : l’éditorial du New India Times demandait pourquoi l’Autorité mettait ainsi en cause le ravitaillement des masses en refusant de signer un accord avec les insurgés Lunaires. Il suggérait que quelques concessions ne pourraient manquer d’accroître les livraisons de grain. L’article était gonflé de multiples statistiques ; il déclarait même qu’en réalité, « Luna ne nourrissait pas un million d’Hindous », sauf si l’on acceptait l’idée que le grain lunaire savait faire la différence entre la dénutrition et la famine.
D’un autre côté, le plus grand journal de New York pensait que l’Autorité avait fait une erreur en acceptant même de discuter avec nous. La seule politique que des forçats pouvaient comprendre, c’était celle du fouet… qu’il fallait donc faire débarquer des troupes d’intervention, pendre les coupables et laisser l’armée rétablir l’ordre.
Une mutinerie – rapidement matée – a éclaté dans le régiment de dragons de la Paix d’où étaient venus feu nos oppresseurs. Provoquée par la rumeur qu’on allait les expédier sur la Lune, elle n’a pas pu être complètement étouffée : Stu avait décidément engagé les hommes adéquats.
Le lendemain, nous avons reçu un message demandant si le professeur de La Paz se sentait assez bien pour reprendre les pourparlers. Nous y sommes allés, accompagnés d’un médecin et d’une infirmière engagés par le Comité pour veiller sur la santé de Prof. Cette fois, on nous a fouillés à l’entrée et on a mis la main sur le magnétophone dans ma bourse.
Je l’ai abandonné sans trop faire d’histoires : c’était du matériel japonais fourni par Stu pour qu’il soit trouvé. Mon bras numéro six comportait une niche destinée à une source d’énergie d’une taille assez proche de celle d’un magnétophone miniaturisé. Ce jour-là, je n’avais pas besoin d’apport de puissance et la plupart des gens, même les policiers les plus endurcis, répugnent à toucher une prothèse.
Personne n’a mentionné les sujets de la veille. Le président s’est contenté d’ouvrir la séance en nous réprimandant pour avoir « compromis la sécurité d’une réunion confidentielle ».
Prof a argué que cette réunion n’avait pas été confidentielle en ce qui nous concernait et que nous serions toujours heureux d’accueillir les journalistes, les caméras, les spectateurs, n’importe qui, puisque l’État de Luna Libre n’avait rien à cacher.
Le président a répondu sèchement que le soi-disant État Libre n’avait pas la haute main sur ces débats ; que la session avait été tenue à huis clos, que rien ne devait en transpirer, qu’ainsi il en avait été décidé.
Prof m’a regardé.
— Voulez-vous m’aider, colonel ?
J’avais actionné les boutons de commande de mon fauteuil, fait demi-tour et poussé son brancard à roulettes en direction de la porte avant que le président ne se rende compte que ses menaces avaient dépassé le but recherché. Prof s’est laissé convaincre de rester, mais sans promettre quoi que ce soit. Il est toujours difficile de contraindre un homme qui s’évanouit chaque fois qu’on le surmène.
Le président a déclaré que de nombreuses irrégularités avaient été commises la veille, que mieux valait ne plus aborder ces sujets et qu’aujourd’hui, il ne permettrait aucune digression. Disant cela, il a jeté un coup d’œil sur l’Argentin puis sur le délégué de l’Amérique du Nord.
— La souveraineté, a-t-il continué, reste un concept abstrait, défini et redéfini de nombreuses fois depuis que l’humanité a appris à vivre dans la paix. Nous n’avons pas à en discuter. Le vrai problème, professeur – ou ambassadeur de facto si vous préférez, ne jouons pas sur les mots –, le vrai problème disais-je, est celui-ci : êtes-vous disposés à nous donner la garantie que les colonies lunaires tiendront leurs engagements ?
— Lesquels, monsieur ?
— Tous leurs engagements. Dans mon esprit, cela concerne surtout les expéditions de grain.
— Je ne connais aucun engagement de cet ordre, président, a répondu Prof avec la plus grande innocence.
Crispant les doigts sur son marteau, le président s’est efforcé de répondre avec calme.
— Je vous en prie, monsieur, ne nous fâchons pas pour des questions de termes. Je fais allusion au quota des expéditions de grain… et à son augmentation d’environ 13 % décidée pour la nouvelle année fiscale. Nous donnez-vous votre garantie d’honorer ces engagements ? C’est une base minimum pour toute discussion, inutile autrement de poursuivre cette conversation.
— Dans ce cas, je regrette de vous déclarer, monsieur, que notre entretien va sans doute devoir prendre fin.
— Vous plaisantez ?
— Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, monsieur. La Souveraineté de Luna Libre n’a rien d’un problème abstrait, comme vous semblez le croire. Les engagements dont vous parlez sont ceux que l’Autorité a pris envers elle-même, et auxquels mon pays ne s’estime absolument pas lié. Toutes les conventions en provenance de la nation souveraine que j’ai l’honneur de représenter doivent encore être conclues, et discutées au préalable.
— Canaille ! a laissé échapper l’Américain du Nord. Je vous l’avais bien dit que vous étiez trop doux avec eux ! Des gibiers de potence, des voleurs et des débauchés ! Incapables de comprendre les manières civilisées !
— À l’ordre !
— Rappelez-vous, je vous ai averti ! S’ils venaient dans le Colorado, nous leur donnerions une ou deux leçons ; nous savons comment traiter leur espèce !
— L’honorable délégué est rappelé à l’ordre.
— Je crains, dit le délégué indien (c’était en fait un Parsi) de devoir me ranger à l’avis, du moins dans l’essentiel de ses déclarations, de l’honorable membre du Directoire de l’Amérique du Nord. L’Inde ne peut accepter l’idée que ces engagements soient considérés comme de simples bouts de papier. Les peuples civilisés ne jouent pas avec la faim.
— Sans compter, a interrompu l’Argentin, qu’ils s’accouplent comme des animaux. Les porcs !
Prof avait insisté pour que je prenne un tranquillisant avant la séance ; j’avais dû l’avaler devant lui. Il a déclaré avec calme :
— Honorable président, puis-je avoir l’autorisation de développer mon point de vue avant que nous concluions, de manière peut-être trop hâtive, qu’il convient d’abandonner ces pourparlers ?
— Je vous en prie.
— Autorisation unanime ? Sans objection ? Sans interruption ?
Le président a jeté un regard circulaire.
— Accordé, et les honorables représentants sont prévenus qu’à la prochaine interruption, je ferai usage de l’article 14. Le commandant du service d’ordre est prié d’en prendre note et acte. Le témoin peut poursuivre.
— Je serai bref, honorable président. (Prof a dit quelque chose en espagnol ; « Señor » est tout ce que j’en ai compris. L’Argentin est devenu rouge comme une pivoine mais n’a pas répondu. Prof a poursuivi :) Il me faut d’abord répondre au délégué de l’Amérique du Nord sur une question personnelle car il a mis en cause mes compatriotes. Moi-même, j’ai connu la prison plus d’une fois, et j’accepte le titre… non, je me glorifie du titre de « gibier de potence ». Voilà ce que nous autres citoyens de Luna sommes, ainsi que nos descendants. Mais Luna est une rude école ; ceux qui ont survécu à ses sévères leçons n’ont aucune raison d’en avoir honte. À Luna City, on peut laisser sa bourse sans surveillance, ou négliger de fermer la porte de sa maison à clé sans aucune crainte… Peut-on en faire autant à Denver ? Je n’ai aucun désir de faire un séjour dans le Colorado pour apprendre quoi que ce soit ; je suis pleinement satisfait de ce que Mère Luna m’a enseigné. Peut-être sommes-nous des canailles, mais nous sommes désormais des canailles armées.
« Quant au délégué de l’Inde, qu’il me permette de dire que nous ne “jouons” pas avec la faim. Nous ne demandons rien de plus que de discuter ouvertement sur des faits concrets, sans être tenus par des préalables politiques contraires aux faits. Si nous pouvons poursuivre ces conversations, je vous promets de vous indiquer un moyen par lequel Luna sera à même de continuer ses expéditions de grain, et même de les augmenter considérablement… pour le plus grand bénéfice de l’Inde.
Le délégué de la Chine et celui de l’Inde ont tout à coup tendu l’oreille. L’Indien a ouvert la bouche, puis a déclaré avec calme :
— Honorable président, pourrait-on demander au témoin de nous expliquer ce qu’il veut dire ?
— Le témoin est invité à développer sa pensée.
— Honorable président, honorables délégués, Luna a effectivement le moyen de multiplier par dix et même par cent ses expéditions à destination de vos millions d’affamés. Le fait que nos transports de grain ont continué d’arriver selon le programme établi pendant cette époque troublée, et qu’ils arrivent toujours aujourd’hui même, est bien la preuve de nos intentions amicales. Pourtant, ce n’est jamais en battant la vache que l’on obtient du lait ; nous pouvons discuter des moyens d’augmenter nos expéditions, mais en partant de faits réels, pas de la fausse présomption que nous sommes des esclaves, liés par un quota de travail que nous n’avons jamais accepté. Alors, qu’allez-vous faire ? Continuer à prétendre que nous sommes des esclaves tenus par un contrat passé avec une Autorité qui nous est étrangère ? Ou au contraire, voulez-vous reconnaître que nous sommes libres, traiter avec nous et savoir comment nous pouvons vous venir en aide ?
Le président a pris la parole :
— En d’autres termes, vous nous demandez d’acheter chat en poche. De légaliser votre statut, après quoi et après quoi seulement, vous nous parlerez de votre fantastique moyen d’augmenter les expéditions de grain, de les multiplier par dix, ou par cent. Ce que vous avancez est impossible ; je le sais car je suis un spécialiste de l’économie lunaire. Et je ne peux faire suite à vos exigences : il appartient à la seule Assemblée plénière d’accepter comme membre une nouvelle nation.
— Alors, soumettez-lui le problème. Une fois que nous traiterons de nation à nation, en parfaite égalité, nous pourrons discuter la manière d’augmenter les expéditions et établir des contrats. Honorable président, c’est nous qui faisons pousser les céréales, nous qui les possédons. Nous pouvons en faire pousser beaucoup plus. Mais pas comme des esclaves ; la souveraineté de Luna doit d’abord être reconnue.
— Impossible, et vous le savez fort bien. L’Autorité Lunaire ne peut se démettre de sa responsabilité sacrée.
Prof a poussé un soupir :
— Il semble que nous débouchons sur une impasse. Je ne puis que vous proposer d’ajourner ces débats pour que vous réfléchissiez. Aujourd’hui, nos barges de grain continuent d’arriver… Mais dès lors que j’aurai notifié mon échec… à mon gouvernement, elles… cesseront…
La tête de Prof est retombée sur l’oreiller, comme si l’effort avait été trop violent pour lui… et peut-être l’avait-il été. Moi, je me portais assez bien, mais j’étais jeune et ayant déjà fait des séjours sur Terra, je savais comment faire pour rester en vie. Un Lunatique de son âge n’aurait pas dû prendre ce risque. Après quelques interventions sans importance que Prof a fait mine de ne pas entendre, ils nous ont embarqués dans un camion et nous ont ramenés à l’hôtel.
En chemin, j’ai demandé :
— Prof, qu’avez-vous dit au Señor Sancho Pança pour qu’il manque faire une crise cardiaque ?
Il s’est mis à glousser.
— Les enquêtes que le camarade Stuart a fait mener sur ces messieurs ont porté leurs fruits. J’ai demandé à cet homme à qui appartenait un certain bordel de la Calle Florida à Buenos Aires, et si la jolie rouquine y tapinait toujours.
— Pourquoi ? Vous étiez client ?
J’essayais de m’imaginer Prof dans une maison close !
— Jamais. Il y a quarante ans que je ne suis pas allé à Buenos Aires. C’est lui, le propriétaire de l’établissement, Manuel, par l’intermédiaire d’un homme de paille ; et sa femme, une beauté aux cheveux blond vénitien, y a travaillé autrefois.
J’étais horrifié qu’il eût posé une telle question.
— Quel coup bas ! N’est-ce pas contraire aux usages de la diplomatie ?
Mais Prof avait fermé les yeux et ne m’a pas répondu.
Il s’était assez reposé pour passer une heure à une conférence de presse le soir même, ses cheveux blancs posés sur un oreiller pourpre, son corps décharné revêtu de pyjamas brodés. Il ressemblait au cadavre d’un important personnage préparé pour ses funérailles ; seuls ses yeux et ses fossettes étaient vivants. J’avais, moi aussi, l’air d’une célébrité avec mon uniforme noir et or que Stu avait présenté comme celui des diplomates lunaires de mon rang ; pourquoi pas, si Luna avait eu pareilles choses, ce qu’elle n’avait pas, j’étais bien placé pour le savoir. Mon col me serrait le cou – j’aurais préféré porter une combinaison pressurisée. J’ignorais ce que signifiaient les décorations sur ma poitrine. Un journaliste m’a interrogé sur l’une d’elles, qui représentait un croissant de Luna vu de Terra ; je lui ai répondu que c’était un prix d’orthographe ; Stu, assez près pour m’entendre, a aussitôt déclaré :
— Le colonel est bien trop modeste. Cette décoration est l’équivalent de la Victoria Cross et elle lui a été décernée pour acte de bravoure au cours de la glorieuse et tragique journée de…
Et il est parti discuter avec le journaliste, un peu plus loin ; Stu savait mentir avec aplomb presque aussi bien que Prof. Moi, il faut toujours que je prépare mes mensonges longtemps à l’avance.
Ce soir-là, les journaux et les émissions indiennes n’ont guère été tendres avec nous ; la « menace » d’interrompre les expéditions de grain les avait chatouillés. Les suggestions les plus gentilles proposaient de nettoyer Luna, d’exterminer sa « population de criminels troglodytes » et de nous remplacer par « d’honnêtes paysans Indiens » qui avaient, eux, le sens sacré de la vie et qui expédieraient toujours davantage de grain.
Prof a passé cette nuit-là à parler et à composer des communiqués de presse concernant l’impossibilité pour Luna de poursuivre les livraisons, expliquant notre position, tandis que l’organisation de Stu se chargeait de les faire connaître sur toute l’étendue de Terra. Certains journalistes, qui ont pris le temps d’étudier les chiffres, sont parvenus à prendre Prof en flagrant délit de contradiction.
— Professeur de La Paz, vous venez de dire que les expéditions de grain devraient cesser par suite de l’épuisement des ressources naturelles et qu’en 2082, Luna ne serait même plus capable de nourrir sa propre population. Or, vous avez déclaré auparavant à l’Autorité Lunaire que vous pourriez multiplier les expéditions par douze et même plus ?
Prof a répondu calmement :
— Ce Comité représentait donc l’Autorité Lunaire ?
— Euh… C’est un secret de Polichinelle, voyons.
— Sans doute, monsieur, mais ils maintiennent pourtant la fiction d’un Comité d’Enquête impartial agissant pour le compte de l’Assemblée plénière. Ne croyez-vous pas qu’ils devraient avant tout définir leur statut ? Cela nous permettrait de savoir vraiment à qui nous parlons.
— Ce n’est pas à moi de prendre parti, professeur. Revenons-en à ma question. Comment pouvez-vous concilier ces deux déclarations ?
— Je trouve très intéressant que vous n’ayez pas à prendre parti, monsieur. N’est-ce donc pas l’affaire de tous les citoyens de Terra que d’éviter si possible une situation susceptible de provoquer une guerre entre leur planète et sa plus proche voisine ?
— Une guerre ? Pourquoi diable parlez-vous de guerre, professeur ?
— Quelle autre issue voyez-vous donc, monsieur, si l’Autorité Lunaire persiste dans son intransigeance ? Il nous est absolument impossible d’accéder à ses demandes ; les chiffres que je vous ai donnés vous expliquent pourquoi. S’ils refusent de les comprendre, ils essayeront à coup sûr de nous soumettre par la force… et il faudra bien que nous nous battions. Nous le ferons comme des rats acculés dans leur trou, car nous sommes piégés, incapables de fuir ou de nous rendre. Nous ne choisissons pas la guerre ; nous voulons vivre et commercer en paix avec notre planète voisine… La décision n’est pas entre nos mains. Nous sommes petits, vous êtes gigantesques. Je vous le prédis, l’Autorité Lunaire va tenter de soumettre Luna par la force. Et cet « organisme pacifique » donnera le coup d’envoi de la première guerre interplanétaire.
Le journaliste a froncé les sourcils.
— N’allez-vous pas un peu loin ? À supposer que l’Autorité, ou l’Assemblée plénière, puisque l’Autorité ne possède aucun vaisseau de guerre en propre, à supposer donc que les nations de la Terre prennent la décision de renverser votre… euh… « gouvernement », vous pourrez sans doute combattre sur Luna, et je présume que vous le ferez. Mais il me semble quand même difficile d’appeler cela une guerre interplanétaire. Comme vous l’avez vous-même rappelé, Luna ne possède pas de vaisseaux. Pour parler crûment, vous ne pouvez pas nous atteindre.
J’étais installé sur mon fauteuil roulant à proximité du brancard de Prof, occupé à l’écouter ; il s’est tourné vers moi.
— Expliquez-leur, colonel.
J’ai exécuté mon numéro comme un perroquet ; Prof et Mike ayant imaginé toutes les situations possibles, j’avais appris par cœur les réponses qu’il me faudrait faire.
— Messieurs, vous rappelez-vous le vaisseau Pathfinder ? Et comment il s’est écrasé après avoir échappé à tout contrôle ?
Ils s’en souvenaient. Personne n’avait oublié la plus grande catastrophe des premiers jours de la conquête spatiale, quand le malheureux Pathfinder était tombé sur un village de Belgique.
— Nous n’avons pas de vaisseaux, ai-je confirmé, mais nous pourrions vous balancer nos chargements de grain… au lieu de les envoyer en orbite d’attente.
Le lendemain cela faisait les gros titres : LES LUNATIQUES MENACENT DE NOUS JETER DU RIZ. Mais ma réponse avait alors été suivie d’un lourd silence.
Finalement, un journaliste a demandé :
— J’aimerais cependant savoir comment vous pouvez concilier vos deux déclarations : pas de grain après 2082… et une production dix ou cent fois supérieure.
— Il n’y a pas de contradiction, a répondu Prof. Tout dépend des circonstances. Les chiffres que vous avez aujourd’hui entre les mains sont fondés sur les faits actuels… Le désastre que j’évoque se produira dans quelques années seulement, par suite de l’épuisement des ressources naturelles de Luna. Les bureaucrates de l’Autorité – à moins que je ne doive parler de « bureaucrates autoritaires » – voudraient « éviter » ce désastre en nous mettant au coin pour nous faire taire, comme on fait avec un enfant désobéissant ! (Prof a repris sa respiration avec peine, puis a poursuivi :) Les conditions dans lesquelles nous pourrons continuer nos expéditions actuelles, voire les augmenter considérablement, sont liées aux circonstances. Je suis un vieux professeur, j’ai la plus grande peine à abandonner les habitudes que j’ai contractées lorsque je faisais la classe ; un corollaire n’est jamais qu’un simple exercice de raisonnement à la portée d’un étudiant. L’un de vous accepte-t-il de tenter cet exercice ?
Il y a eu un silence gêné, puis un petit homme est intervenu, avec un fort accent étranger :
— Vous parlez, me semble-t-il, d’un moyen de renouveler les ressources naturelles.
— Excellent ! Magnifique ! s’est exclamé Prof en éclatant de rire. Cher monsieur, vous allez remporter le premier prix en fin d’année ! La fabrication du grain nécessite de l’eau et des matières nutritives : des phosphates et d’autres produits, vous n’avez qu’à demander aux experts. Envoyez-nous tout cela et nous vous enverrons en retour du bon grain. Pompez l’inépuisable océan Indien, parquez ces millions de vaches que l’on trouve en Inde, récoltez leurs sous-produits et envoyez-les-nous. Collectez vos ordures et ne prenez pas la peine de les stériliser, nous avons appris à le faire de manière simple et peu onéreuse. Envoyez-nous de l’eau de mer, des poissons pourris, des cadavres d’animaux, les eaux de vidange de vos villes, de la bouse de vache, des déchets de toutes sortes… et nous vous rendrons, tonne pour tonne, du grain doré ! Faites-nous-en parvenir dix fois plus, et nous vous renverrons dix fois plus d’épis. Envoyez-nous vos pauvres, vos déshérités, envoyez-les par milliers, par centaines de milliers, et nous leur enseignerons les nobles méthodes de l’agriculture lunaire, en tunnels, et nous vous livrerons d’incroyables quantités de nourriture. Messieurs, Luna n’est qu’une immense friche de 4 000 millions d’hectares qui ne demande qu’à être labourée !
Ils n’en revenaient pas. Quelqu’un, cependant, a murmuré :
— Mais Luna, qu’est-ce qu’elle en retirera ?
Prof a haussé les épaules :
— De l’argent, sous forme de marchandises. Ici, vous pouvez fabriquer à bon compte de nombreux produits qui reviennent très cher sur Luna : les médicaments, les outils, les livres microfilmés, les babioles de nos jolies femmes. Achetez-nous notre grain et vous pourrez nous vendre tout cela avec un beau bénéfice.
Un journaliste hindou a semblé réfléchir, avant de prendre quelques notes. Près de lui, un Européen ne semblait pas très convaincu.
— Professeur, avez-vous la moindre idée du prix de revient de telles expéditions en direction de la Lune ?
Prof a écarté l’objection d’un geste de la main :
— Simple question technique, monsieur. Jadis, il était tout simplement impensable de transporter des marchandises par la mer. Puis cela devint possible, mais onéreux, difficile, dangereux ; aujourd’hui, le transport maritime ne représente qu’un facteur de coût en tous points négligeable. Messieurs, je ne suis pas ingénieur, mais de ces derniers j’ai appris une chose : quand le besoin devient trop fort, les ingénieurs finissent toujours par trouver une solution à moindre frais. Si vous voulez vraiment le grain que nous faisons pousser, faites travailler vos ingénieurs.
Prof a remué en soupirant, faisant mine de se lever, puis il a fait un signe pour demander aux infirmières de l’emmener.
J’ai refusé de me laisser questionner, leur déclarant qu’ils devraient s’adresser à Prof quand il serait suffisamment reposé pour les voir. Ils m’ont donc asticoté sur d’autres sujets. L’un d’eux m’a demandé pourquoi, étant donné que nous ne payions pas d’impôts, nous pensions avoir le droit de diriger nos affaires comme nous l’entendions ? Ces colonies n’avaient-elles pas, après tout, été établies par les Nations Fédérées, du moins par certaines d’entre elles ? Et cette entreprise avait été terriblement coûteuse. La Terre avait payé la note, entièrement, et nous voulions maintenant empocher les bénéfices sans rien payer en retour ? Est-ce bien honnête ?
J’avais envie de lui dire de la fermer mais, par chance. Prof – qui m’avait une fois de plus administré un tranquillisant – m’avait demandé de bûcher une interminable liste de réponses à donner à toutes les questions embarrassantes que l’on pouvait me poser.
— S’il vous plaît, une question à la fois, ai-je insisté. Et d’abord, je vous prie, pourquoi voudriez-vous que nous payions des impôts ? Dites-moi donc quel avantage j’en retirerai, et peut-être alors accepterai-je de payer. Non, reformulons cette question : vous-même, payez-vous des impôts ?
— Bien sûr que j’en paie ! Et vous devriez en faire autant.
— Et que vous donne-t-on en échange ?
— Euh… Les impôts servent au gouvernement.
— Excusez mon ignorance. Vous comprenez, j’ai vécu toute ma vie sur Luna et je ne sais pas grand-chose de votre gouvernement. Pourriez-vous m’expliquer cela en détail ? Que vous donne-t-on en échange de votre argent ?
Ils ont tous fait preuve d’un grand intérêt, et tout ce que le petit crétin agressif ne m’avait pas dit, les autres se sont empressés de me l’expliquer. J’ai établi une liste ; quand ils se sont arrêtés, je l’ai relue depuis le début :
— Des hôpitaux gratuits, il n’y en a pas sur Luna. Nous avons une assurance maladie, mais je ne crois pas que ce soit ce que vous entendez par là. Quand quelqu’un veut une assurance, il va chez un bookmaker et place un pari ; on peut garantir n’importe quoi, en y mettant le prix. Moi, je ne garantis pas ma santé, car elle est bonne, du moins elle l’était avant mon arrivée ici. Nous avons une bibliothèque publique, créée par la Fondation Carnegie et qui a commencé avec quelques livres microfilmés ; elle fonctionne grâce à son entrée payante. Vos routes ? Je suppose que nous pourrions les comparer à nos métros, mais ces derniers ne sont pas plus gratuits que notre air. L’air est bien gratuit ici, n’est-ce pas ? Pas chez nous. Ce que je veux vous expliquer, c’est que nos métros ont été construits par des sociétés qui ont investi de grosses sommes d’argent et qui veulent récupérer coûte que coûte leur investissement. Les écoles publiques ? Nous avons des écoles dans tous les terriers et je n’ai jamais entendu dire qu’elles aient jamais refusé des élèves ; on pourrait par conséquent les qualifier de « publiques », mais elles sont payantes, elles aussi, et chères : sur Luna, tous ceux qui connaissent quelque chose d’utile et acceptent de l’enseigner demandent le maximum. Voyons ce que vous avez d’autre… La sécurité sociale. Je ne sais pas très bien de quoi il s’agit mais qu’importe, nous ne l’avons pas. Les retraites ? Vous avez le droit d’acheter une retraite, mais la plupart des gens s’en passent : en général les familles sont nombreuses et les vieillards, ceux qui ont dépassé cent ans, se trouvent une occupation ou bien se contentent de regarder la vidéo. À moins qu’ils ne dorment. Oui, ils dorment beaucoup lorsqu’ils ont dépassé l’âge, mettons de cent vingt ans.
— Excusez-moi, monsieur, mais je voudrais savoir s’il est exact que les gens vivent aussi longtemps sur la Lune qu’on le dit ?
J’ai pris l’air étonné, même s’il n’en était rien ; il s’agissait d’une « question piège » que nous avions nous-mêmes suscitée, pour laquelle nous avions une réponse toute prête.
— Personne ne sait quelle est la durée de vie sur Luna ; nous n’y habitons pas depuis assez longtemps. Nos citoyens les plus âgés sont nés sur Terra, ce qui empêche toute expérimentation précise. Jusqu’à maintenant, aucune personne née sur Luna n’est encore morte de vieillesse, mais cela ne répond pas à votre question puisqu’ils n’ont pas encore eu le temps de devenir vieux. Ils ont tous moins de cent ans. Voyons… Tenez, prenez mon exemple, madame, quel âge me donnez-vous ? Et je suis un authentique Lunatique, de la troisième génération.
— À dire vrai, colonel Davis, j’ai été surprise de votre jeunesse… en regard de votre mission, du moins. Il me semble que vous devez avoir environ vingt-deux ans. Seriez-vous plus âgé ? Je ne pense pas que vous soyez beaucoup plus vieux.
— Madame, je regrette infiniment que la pesanteur locale m’empêche de m’incliner devant vous. Et je vous remercie car je suis marié depuis bien plus longtemps que cela.
— Quoi ? Vous plaisantez ?
— Madame, je ne m’aventurerais pas à deviner l’âge d’une femme, mais si vous décidiez d’émigrer sur Luna, vous garderiez votre charme juvénile de longues années encore et vous ajouteriez au moins vingt ans à votre espérance de vie. (J’ai jeté un nouveau coup d’œil sur ma liste.) Je résume tout le reste en vous disant que nous n’avons rien de semblable sur Luna, et je ne vois donc aucune raison de payer des impôts pour ces avantages. Quant à l’autre point, monsieur, vous savez certainement que le prix de revient initial de la colonisation a été remboursé plusieurs fois, et ce depuis longtemps, par les seules expéditions de grain. Nous nous faisons actuellement saigner à blanc, on nous retire toutes nos ressources essentielles et on ne nous paie même pas le prix du marché libre. C’est pourquoi l’Autorité Lunaire se montre tellement obstinée : ils ont l’intention de continuer à nous exploiter. L’idée que Luna a été une dépense pour Terra et que l’investissement initial doit être remboursé constitue un mensonge inventé par l’Autorité pour lui permettre de nous traiter en esclaves. En vérité, Luna n’a pas coûté un centime à Terra depuis un siècle… et l’investissement initial a été remboursé depuis belle lurette.
Mon interlocuteur a insisté :
— Vous ne prétendez quand même pas que les colonies lunaires ont payé tous les milliards de dollars dépensés pour la conquête de l’espace ?
— Je pourrais vous en dire beaucoup à ce sujet, mais je me contenterai de vous répondre qu’il est inadmissible de nous reprocher cela, à nous. C’est vous qui vous livrez à la navigation interplanétaire, gens de Terra. Pas nous ! Luna ne possède pas un seul vaisseau. Alors, pourquoi devrions-nous payer pour ce que nous n’avons jamais reçu ? C’est exactement comme tout ce que j’ai noté sur cette liste : nous n’avons rien de tout cela, pourquoi devrions-nous payer ?
J’ai gardé le silence, attendant avec impatience l’objection qui, Prof me l’avait prédit, allait forcément surgir… et j’ai fini par l’obtenir.
— Un instant, je vous prie ! m’a lancé une voix assurée. Vous avez passé sous silence les deux points les plus importants de cette liste : la police et les forces armées. Vous avez prétendu que vous seriez prêts à payer pour ce que vous aviez… Accepteriez-vous de vous acquitter de cent ans de retard d’impôts pour ces deux avantages ? Ça va faire une belle note ! Je peux vous le garantir !
Il souriait d’un air satisfait.
Je voulais le remercier !… Prof allait pourtant me reprocher d’avoir failli brusquer les choses. Les gens se regardaient, hochaient la tête, tout heureux de m’avoir coincé. J’ai pris mon air le plus innocent.
— Excusez-moi. Je ne comprends pas. Luna n’a ni police ni forces armées.
— Vous savez bien ce que je veux dire. Vous profitez de la protection des Forces pacifiques des Nations Fédérées. Et vous avez une police, payée par l’Autorité Lunaire ! Je sais, de source sûre, que deux phalanges sont parties sur la Lune, il y a moins d’un an, pour assurer le maintien de l’ordre.
— Ah ! ai-je soupiré. Pouvez-vous me dire de quoi les Forces pacifiques des N.F. protègent Luna ? Je ne crois pas qu’aucune de vos nations veuille nous attaquer. Nous sommes bien loin de vous et ne possédons rien dont vous ayez envie. Ou bien pensez-vous que nous devrions les payer pour nous laisser tranquilles ? S’il en est ainsi, n’oubliez pas le vieux proverbe disant qu’une fois que l’on a payé un maître chanteur, on le paye jusqu’à la fin de sa vie. Monsieur, nous combattrons les forces armées des N.F. si nous y sommes obligés… mais jamais nous ne les paierons.
« Et maintenant, parlons un peu de ces prétendus policiers. Ils ne sont pas venus nous protéger. Notre Déclaration d’Indépendance vous a expliqué ce qu’il en était de ces soudards. Est-ce que vos journaux l’ont publiée ? (Certains l’avaient fait, d’autres non, cela dépendait des pays.) Ils sont devenus fous, violant et tuant à tout va ! Et maintenant, ils sont morts ! Pitié, ne nous envoyez pas d’autres troupes !
Me sentant soudain « fatigué », je me suis vu forcé de les quitter. J’étais d’ailleurs vraiment épuisé ; tous ces discours préparés par Prof avaient demandé un réel effort au mauvais acteur que j’étais.
Je n’ai su qu’après coup qu’on m’avait aidé pour affronter ces journalistes : la question concernant la police et les forces armées avait été posée par un complice – Stu La Joie ne prenait jamais aucun risque. Pourtant, avant même d’être mis au courant, j’avais eu le temps de me familiariser avec le maniement des interviews. Nous en subissions sans arrêt.
Malgré ma fatigue ce soir-là, je n’en avais pas encore terminé. Outre les journalistes, certains diplomates d’Agra avaient montré le bout de leur nez ; des émissaires plus ou moins officiels, dont certains venaient du Tchad. Nous étions des curiosités et ils voulaient absolument nous voir.
Un seul s’est révélé important : un Chinois. J’ai été surpris de le voir ; il s’agissait du délégué de la Chine au Comité. On me l’a simplement présenté comme le « docteur Chan », et nous avons fait comme si nous ne nous étions jamais rencontrés.
Ce docteur Chan siégeait alors en tant que sénateur de la Grande Chine ; il avait très longtemps été le numéro un chinois au sein de l’Autorité Lunaire… Bien après ces événements, il allait d’ailleurs en devenir le vice-président, très peu de temps avant son assassinat.
Après avoir fait mon numéro prévu et même ajouté quelques détails superflus pour l’heure, j’ai dirigé mon fauteuil roulant vers la chambre à coucher. Prof m’a aussitôt appelé.
— Manuel, je suis sûr que vous avez remarqué que notre distingué visiteur est originaire de l’Empire du Milieu ?
— Le vieux chinetoque du Comité ?
— Fiston, essayez donc de parler un peu moins lunatique ; il vaudrait mieux ne pas employer ce langage ici, même avec moi. Oui, celui-là ; il voudrait savoir ce que nous entendons par « multiplier par dix ou même par cent » notre production. Voudrez-vous bien le lui expliquer ?
— Franchement, ou en prenant des détours ?
— Franchement. Cet homme n’est pas idiot ; possédez-vous les détails techniques ?
— J’ai potassé mes leçons. À moins qu’il ne soit expert en balistique…
— Ce n’est pas le cas. Mais ne prétendez pas connaître ce que vous ignorez. Et ne croyez pas un instant qu’il soit notre ami, quoiqu’il pourra nous être très utile s’il conclut que nos intérêts et les siens se recoupent. N’essayez pas de le persuader, donnez-lui seulement les éléments dont il a besoin. Il attend dans mon bureau. Bonne chance ! Et rappelez-vous : utilisez l’anglais classique.
Le docteur Chan s’est levé en me voyant ; je me suis excusé de ne pas pouvoir en faire de même et il m’a assuré comprendre parfaitement quels efforts un séjour ici imposait à un gentleman de Luna ; il ne voulait surtout pas me fatiguer inutilement. Nous nous sommes serré la main et il s’est rassis.
Je passe sur quelques formalités sans importance. Avions-nous, ou non, des solutions en vue quant à ce… moyen peu onéreux d’expédier de gros chargements sur Luna ?
Je lui ai répondu qu’il existait un moyen, nécessitant un gros investissement initial, mais au fonctionnement très économique par la suite.
— C’est celui que nous utilisons sur Luna, monsieur. Une catapulte à induction rapide, pour échapper à l’attraction.
Son expression ne s’est pas modifiée le moins du monde.
— Colonel, savez-vous que cela a été proposé à maintes reprises et à chaque fois écarté, pour des raisons semble-t-il valables ? Quelque chose en rapport avec la pression atmosphérique…
— Je suis au courant, docteur, mais nous pensons, après avoir fait opérer tous les calculs par ordinateurs et en tenant compte de notre propre expérience, que ce problème peut aujourd’hui être résolu. Deux de nos plus importantes sociétés commerciales, la Compagnie LuNoHo et la Banque de Hong-Kong Lunaire, sont disposées à prendre l’initiative de construire une telle catapulte en faisant appel aux capitaux privés. Elles auront naturellement besoin d’assistance, ici, sur la Terre, et pensent émettre des actions avec droit de vote… elles préféreraient cependant vendre des parts et conserver le contrôle de l’affaire. Ce dont elles ont besoin avant tout, c’est d’une concession accordée par un gouvernement quelconque pour trouver un emplacement où construire la catapulte. Probablement en Inde.
(Tout ça n’était que belles paroles. La LuNoHoCo serait déclarée en faillite si on s’avisait seulement de vérifier sa comptabilité. Quant à la Banque de Hong-Kong Lunaire, elle était à bout de souffle : elle avait servi de banque centrale à un pays qui venait de connaître la révolution. Seul but de cette tirade : mentionner l’Inde. Prof m’avait bien rappelé que ce mot devait obligatoirement être prononcé en dernier.)
— Ne nous occupons pas des problèmes financiers, m’a répondu Chan. Tout ce qui est techniquement réalisable l’est aussi financièrement, au bout du compte. L’argent n’effraye que les esprits faibles. Pourquoi l’Inde ?
— Monsieur, l’Inde absorbe aujourd’hui, je crois, plus de 90 % de nos expéditions de grain…
— 93,1 %.
— Exactement, monsieur. L’Inde étant le pays le plus intéressé par nos céréales, il nous semble normal qu’elle participe à l’entreprise. Elle peut nous fournir le terrain, la main-d’œuvre, les matières premières, et ainsi de suite. J’ai aussi mentionné l’Inde parce qu’il s’y trouve un grand choix de sites convenables, de très hautes montagnes assez proches de l’équateur terrestre. Ce dernier point n’est pas essentiel mais il faut quand même en tenir compte. Il faudra en tout cas que le site soit construit sur une haute montagne. À cause de la pression atmosphérique, de la densité de l’air dont vous avez parlé, monsieur. L’aire de catapultage devra se trouver à la plus haute altitude possible car l’extrémité d’éjection, où la charge dépasse les onze kilomètres par seconde, doit obligatoirement se situer dans une atmosphère presque aussi ténue que le vide. Et cette condition exige une montagne véritablement très élevée. Le pic de Nanda Devi, par exemple, à environ quatre cents kilomètres d’ici ; une voie de chemin de fer passe à moins de soixante kilomètres et une route parvient presque à sa base. Ce pic culmine à 8 000 mètres. Je ne pourrais vous dire si Nanda Devi constitue le site idéal, mais la logistique déjà existante en fait un bon candidat ; les ingénieurs terriens devront sans doute définir l’endroit idéal.
— Une montagne élevée est donc préférable ?
— Certainement, monsieur ! lui ai-je assuré. Préférable à une autre qui serait située à proximité de l’équateur. La catapulte devra être construite de manière à profiter du sens de rotation de la Terre, après éjection de la charge. Le problème le plus délicat reste de limiter autant que possible l’épaisseur de cette satanée atmosphère. Pardonnez-moi, docteur, je n’avais pas du tout l’intention de critiquer votre planète.
— Il existe des montagnes plus hautes, colonel. J’aimerais que vous m’en disiez davantage sur ce projet de catapulte.
— La longueur d’une catapulte dépend de l’accélération à donner pour atteindre la vitesse de libération. Nous pensons – ou du moins, les ordinateurs ont calculé – qu’une accélération de 20 G serait idéale. Pour échapper à l’attraction terrestre, cela suppose une catapulte de 323 kilomètres de long. Ainsi…
— Un instant, je vous prie ! Colonel, vous ne pouvez pas proposer sérieusement de creuser un trou de plus de trois cents kilomètres de profondeur ?
— Non, naturellement ! La construction doit de toute manière se faire à ciel ouvert pour permettre la dispersion des ondes de choc. Le stator serait proche de l’horizontale, avec une pente d’un peu plus de 3 %, en ligne droite ou presque – car la loi de Coriolis sur l’accélération ainsi que d’autres variables de moindre importance impliquent une légère courbure. La catapulte lunaire paraît absolument droite à l’œil nu et elle est presque horizontale, si bien que les barges frôlent les pics qui se trouvent sur leur passage.
— Je comprends. Je croyais que vous surestimiez les possibilités de la technique actuelle. Nous savons creuser très profond, mais pas à ce point. Continuez.
— Docteur, c’est probablement à cause de cette conception erronée qu’une telle catapulte n’a jamais encore été construite. J’ai étudié tous les projets antérieurs ; pour la plupart, ils prévoyaient des catapultes verticales ou devant se redresser brusquement à l’éjection pour projeter la charge dans l’espace – or ni l’une ni l’autre de ces conditions n’est réalisable ni même nécessaire. Cette idée préconçue provient sans doute du fait que vos vaisseaux spatiaux décollent verticalement, ou presque. (J’ai poursuivi :) Mais ils s’élèvent verticalement pour aller au-delà de l’atmosphère, pas pour se mettre sur orbite. La vitesse de libération n’est pas une grandeur vectorielle, mais scalaire. Une charge sortant d’une catapulte à la vitesse de libération ne reviendra jamais sur Terra, quelle que soit sa direction… avec deux réserves : elle ne doit pas être dirigée vers la Terre elle-même mais vers quelque région de l’hémisphère céleste – cela va de soi ; et elle doit disposer d’une vitesse additionnelle suffisante pour la portion d’atmosphère qu’il lui faut encore traverser. Si on la dirige dans la bonne direction, elle atteindra forcément Luna.
— Oui, je comprends. Donc, cette catapulte ne pourra être utilisée qu’une fois par mois lunaire ?
— Certainement pas, monsieur. En partant de l’hypothèse qui nous intéresse, ce serait une fois par jour, en choisissant l’instant où Luna se trouvera au point adéquat de son orbite. En fait – c’est du moins ce que disent les ordinateurs, je ne suis pas expert en astronautique – on pourrait utiliser cette catapulte presque continuellement : une simple variation de la vitesse d’éjection permettrait toujours d’imposer aux charges une orbite qui croisera celle de Luna.
— Je ne comprends pas très bien ce point.
— Moi non plus, docteur, mais… excusez-moi, n’y a-t-il pas un ordinateur d’une exceptionnelle capacité à l’Université de Pékin ?
— Et si c’était le cas ? (Il m’a semblé lui voir prendre une expression encore plus impersonnelle qu’auparavant. Un ordinateur cyborg… avaient-ils greffé des cerveaux humains ? Ou des cerveaux encore vivants, conscients ? Dans tous les cas, c’était affreux.)
— Pourquoi ne pas demander à un super-ordinateur de calculer toutes les possibilités d’éjection pour une catapulte telle que celle que je viens de décrire ? Certains chargements dépasseraient largement l’orbite de Luna avant de repasser par un point où elle pourrait les capturer, et cela prendrait un temps effarant. D’autres ne feraient qu’un tour autour de Terra avant d’aller directement sur Luna. Certaines sont aussi simples que celles que nous utilisons, nous, à partir de Luna. Chaque jour peut permettre des orbites courtes. Au demeurant, une charge reste moins d’une minute dans la catapulte : la seule limite est donc constituée par la rapidité avec laquelle on peut la préparer. Il est même possible de placer plus d’une charge à la fois dans la catapulte si l’on dispose d’une énergie suffisante et si l’ordinateur de commande fonctionne assez rapidement. La seule chose qui m’ennuie, ce sont… ces hautes montagnes. Sont-elles recouvertes de neige ?
— D’habitude, oui. De la glace, de la neige et du roc brut.
— Comprenez-moi, monsieur, je suis né sur Luna et je ne connais pas grand-chose à la neige. Non seulement le stator devrait rester rigide malgré la forte pesanteur de cette planète mais il devrait encore résister à de fortes contraintes dynamiques, de l’ordre de 20 G. Il me paraît impossible de l’ancrer dans la glace ou la neige, mais peut-être ai-je tort.
— Je ne suis pas ingénieur, colonel, mais cela me semble improbable. Il faudrait sans doute d’abord ôter la neige et la glace, et l’empêcher de se reformer. Le climat pose également un problème.
— Je ne sais rien des climats, docteur, et la seule chose que je connais sur la glace, ce sont ses conditions de cristallisation : 305 millions de joules à la tonne. Je n’ai pas la moindre idée du nombre de tonnes qu’il faudrait faire fondre pour déblayer le site, ni de la quantité d’énergie nécessaire pour le garder au sec, mais je suppose que cela nécessiterait un réacteur aussi important que celui qui fournirait la puissance de la catapulte.
— Nous pouvons construire des réacteurs et faire fondre la glace. Ou bien nous expédierons nos ingénieurs dans le nord pour un stage de rééducation, jusqu’à ce qu’ils connaissent le sujet sur le bout des doigts. (Le docteur Chan a eu un sourire qui m’a fait frémir.) Pourtant, il y a déjà quelques années que la science de la glace et de la neige a été développée sur le continent Antarctique ; nous n’avons donc pas à nous en préoccuper. Vous avez besoin d’un site rocheux, stable, dénudé, d’environ 350 kilomètres de long et à haute altitude… Ai-je besoin de savoir autre chose ?
— Non, pas grand-chose, monsieur… La glace fondue pourrait être récoltée à proximité de l’aire de catapultage et constituer la plus grande partie de vos expéditions sur Luna, ce qui représenterait une grosse économie. Les containers en acier pourraient aussi être réutilisés pour expédier les céréales sur Terra, ce qui limiterait ces ponctions que Luna ne peut supporter. Rien ne s’oppose à ce que des réservoirs d’acier puissent servir plusieurs centaines de fois. Sur Luna, nous ferions pratiquement ce que l’on fait maintenant à Bombay pour l’amerrissage des barges, nous utiliserions des rétrofusées à chargement solide commandées du sol… à la différence près que cela reviendrait beaucoup moins cher : une variation de vitesse de 2,5 km/s contre 11 et même plus, un facteur quadratique d’environ 20… en fait, ça nous est encore plus favorable puisque les rétrofusées constituent une charge parasite et que la charge utile de l’expédition augmente en proportion. Il y a même un moyen d’améliorer cela.
— Comment ?
— Docteur, je ne suis pas familier de ces questions, mais tout le monde sait que vos meilleurs vaisseaux utilisent l’hydrogène comme masse de réaction chauffée par un réacteur à fusion. L’hydrogène, sur Luna, revient cher et pourtant n’importe quelle masse peut servir de masse de réaction ; à cela près que la rentabilité peut n’être pas aussi grande. Imaginez seulement un énorme remorqueur spatial conçu spécialement pour répondre aux conditions lunaires. Il fonctionnerait avec comme masse de réaction de la roche pure vaporisée et il aurait pour fonction d’aller sur l’orbite d’attente, de prendre en charge les expéditions en provenance de Terra et de les ramener sur la surface de Luna. Il serait très sommaire, sans aucun accessoire superflu et pourrait se passer d’un pilotage manuel par cyborg. Il pourrait être dirigé à partir du sol, par l’intermédiaire d’un ordinateur.
— Oui, on pourrait concevoir un tel vaisseau. Mais ne compliquons pas le problème pour l’instant. M’avez-vous indiqué toutes les données essentielles de cette catapulte ?
— Il me semble que oui, docteur. La question cruciale, c’est celle du site. Prenons ce pic de Nanda Devi ; d’après la carte, il me semble présenter une arête très haute, inclinée vers l’ouest, et d’une longueur qui pourrait correspondre à notre catapulte. Si tel est le cas, ce serait parfait ; il y aurait moins à creuser, moins de ponts à construire. Je ne dis pas qu’il s’agit là du site idéal, mais c’est dans cette direction qu’il faut chercher : un pic très élevé, avec une très, très longue arête vers l’ouest.
— Je comprends.
Le docteur Chan nous a alors brusquement quittés.
Au cours des semaines suivantes, j’ai répété ce scénario dans une douzaine de pays différents, mais toujours en privé et en laissant entendre que ce problème devait rester ultra-secret. Tout ce oui changeait, c’était le nom de la montagne. En Équateur, j’ai fait remarquer que le Chimborazo se trouvait presque sur l’équateur, l’idéal ! En Argentine, en revanche, j’ai insisté sur le fait que leur Aconcagua offrait le pic le plus élevé de l’hémisphère ouest. En Bolivie, que l’Altiplano avait la même altitude que le plateau du Tibet (ce qui est presque vrai), qu’il se trouvait beaucoup plus près de l’équateur et qu’il offrait un grand choix de sites où l’on pouvait construire des routes menant à des sommets vraiment uniques sur Terra.
J’ai discuté avec un Américain du Nord, un adversaire politique du crétin qui nous avait traités de « canailles ». Je lui ai indiqué que si le mont McKinley valait bien de nombreuses montagnes d’Asie ou d’Amérique du Sud, il y avait cependant beaucoup de bien à dire sur Mauna Loa, qui offrait de grandes facilités de construction. Il suffirait peut-être de doubler la force d’accélération et les îles Hawaï deviendraient le Port spatial du monde… que dis-je, de l’univers, car nous avons même parlé du jour où Mars serait exploité et où la « Grande Ile » servirait d’intermédiaire pour des expéditions à destination de trois, voire quatre planètes.
Je n’ai jamais évoqué la nature volcanique de Mauna Loa : au lieu de ça, j’ai insisté sur sa situation qui permettait à une expédition avortée de tomber sans dommage dans l’océan Pacifique.
En Sovunion, nous n’avons parlé que d’une seule montagne : le mont Lénine, qui culmine à plus de 7 000 mètres (un peu trop proche de ses grands voisins).
Le Kilimandjaro, le Popocatepetl, le Logan, El Libertado… ma montagne favorite changeait selon les pays : tout ce que nous demandions, c’était qu’il s’agisse de la « plus haute montagne » dans le cœur des autochtones. J’ai même trouvé à dire du bien des modestes montagnes du Tchad quand nous y avons été invités – j’y ai mis tellement de cœur que je me suis presque cru.
À d’autres moments, à l’aide de questions posées bien à propos par les journalistes que Stu La Joie avait mis dans sa manche, je parlais des usines de produits chimiques (auxquelles je ne connais rien, mais j’ai une bonne mémoire) à la surface de Luna, en cet endroit où le vide toujours disponible, l’énergie solaire et les matières premières illimitées devaient selon toute probabilité autoriser le développement de procédés trop onéreux ou même impossibles sur Terre. Car viendrait certainement le jour où le prix des transports baisserait, dans un sens comme dans l’autre, et il serait alors rentable d’exploiter les ressources encore vierges de Luna. Je trouvais toujours le moyen de faire comprendre que les bureaucrates encroûtés de l’Autorité Lunaire n’avaient pas su voir les immenses possibilités qu’offrait Luna (ce qui était vrai), ce qui amenait toujours une autre question à laquelle je me faisais un plaisir de répondre : oui, Luna pouvait accueillir autant de colons que nécessaire.
Ce dernier point était parfaitement exact, bien que je me sois toujours gardé de signaler que Luna (et parfois les Lunatiques de Luna) tuait environ la moitié des nouveaux venus. Il faut dire que les gens parlaient rarement de partir eux-mêmes ; ils pensaient plutôt à forcer ou à convaincre les autres d’émigrer pour enrayer la surpopulation et réduire leurs impôts. J’ai gardé le silence sur le fait que cet essaim de gens sous-alimentés que nous voyions partout se reproduisait de toute façon beaucoup trop vite pour qu’une catapulte puisse venir compenser cette situation.
Nous ne pourrions pas loger, nourrir et entraîner ne serait-ce qu’un million de nouveaux débarqués par an… et ce million ne représentait qu’une goutte d’eau pour Terra ; toutes les nuits, on concevait davantage de bébés que cela. Nous pouvions certes en accepter beaucoup plus qu’il n’y aurait d’émigrants volontaires, mais s’ils voulaient établir une émigration obligatoire qui finisse par nous submerger… Luna n’a qu’un seul procédé à l’égard d’un nouveau venu : soit celui-ci ne commet pas d’erreur fatale, par son comportement personnel ou dans ses rapports avec un environnement qui frappe généralement sans prévenir… soit il se transforme rapidement en engrais dans un quelconque tunnel agricole.
Le seul résultat d’une telle immigration serait la disparition d’une proportion accrue d’immigrants – trop peu parmi nous les auraient aidé à surmonter les difficultés naturelles.
Cela n’empêchait pas Prof de parler à qui voulait l’entendre du « grand avenir de Luna ». Moi, je parlais de catapultes.
Pendant les nombreuses semaines à attendre que le Comité daigne nous convoquer de nouveau, nous avons beaucoup voyagé. Les hommes de Stu organisaient tout ; la seule question restait de savoir à combien de réunions nous pouvions assister, car il ne fallait pas oublier que chaque semaine passée sur Terra nous ôtait une année de vie – et peut-être même davantage pour Prof ; il ne s’est pourtant jamais plaint ; il se montrait toujours disposé à aller à une nouvelle réception.
Nous avons passé pas mal de temps en Amérique du Nord. La date de notre Déclaration d’Indépendance, exactement trois cents ans après celle des colonies britanniques d’Amérique du Nord, nous a fait une énorme publicité, en grande partie montée par les hommes de Stu. Les Américains du Nord sont en général très sentimentaux en ce qui concerne leurs « États-Unis », même si cela ne signifie plus rien depuis que leur continent a été organisé rationnellement par les N.F. Ils continuent à élire tous les huit ans un président – pourquoi ? je ne saurais dire. Pourquoi les Britanniques ont-ils encore une reine ? – et se prétendent « souverains » ? La souveraineté, comme l’amour d’ailleurs, veut dire ce que l’on veut bien lui faire signifier ; ce n’est jamais qu’un mot qui, dans un dictionnaire, se trouve à proximité de « sobriété » et de « soûlographie ».
La « Souveraineté » représentait pourtant beaucoup pour l’Amérique du Nord et le « 4 juillet » était une date magique ; la Ligue du 4-Juillet s’est chargée de nous représenter, et Stu nous a assuré qu’initier le mouvement ne lui avait pas coûté très cher – et plus rien, désormais. La Ligue avait même récolté de l’argent pour l’envoyer sur Luna, car les Américains du Nord adorent donner de l’argent, et peu leur importe à qui.
Plus au sud, Stu a utilisé une autre date ; ses agents ont répandu l’idée que le coup d’État avait eu lieu le 5 mai et non deux semaines plus tard. Nous étions partout accueillis par des cris : « Cinco de mayo ! Libertad ! Cinco de mayo ! » Moi, j’ai cru qu’ils disaient « Thank you ! »… Prof s’est chargé de parler.
C’est dans le pays du 4-Juillet que j’ai fait mon meilleur coup. Stu m’a demandé de ne plus porter mon bras gauche en public et a fait coudre les manches gauches de mes costumes : on ne pouvait donc manquer de remarquer mon moignon. Puis il a fait circuler le bruit que j’avais perdu mon bras « en combattant pour la liberté ». Quand on m’en parlait, je me contentais de sourire et de dire : « Vous voyez ce qui arrive quand on se ronge les ongles ? » puis je changeais de sujet.
Je n’avais jamais aimé l’Amérique du Nord, même au cours de mon premier voyage. Ce n’est pas la partie du monde la plus peuplée : à peine un milliard d’habitants. À Bombay, les gens grouillent sur les trottoirs ; à New York, on les empile verticalement… et je ne suis pas certain qu’ils parviennent à dormir. J’étais bien content de me trouver dans un fauteuil d’invalide.
L’endroit me gêne aussi pour une autre raison : ils font très attention à la couleur de la peau, tout en faisant remarquer à quel point ils n’y attachent aucune importance. Au cours de mon premier séjour, j’étais soit trop pâle, soit trop basané, et d’un côté comme de l’autre, on trouvait le moyen de critiquer ma pigmentation. Ou bien les gens voulaient connaître mon opinion sur des problèmes à propos desquels je n’avais pas la moindre idée. Bog sait que j’ignore quels gènes je possède ! L’une de mes grands-mères venait d’une région d’Asie où des envahisseurs arrivaient avec la régularité des sauterelles et violaient tout ce qui bougeait… alors, pourquoi ne pas le lui demander à elle ?
J’avais appris à supporter ça lors de mon deuxième stage de formation professionnelle, mais cela m’avait quand même laissé un mauvais souvenir. Je crois que je préfère encore les endroits où l’on est ouvertement raciste, comme en Inde. Là-bas, si vous n’êtes pas Hindou, vous êtes un moins que rien… sans oublier que les Parsis méprisent les Hindous, et réciproquement. Je n’ai pourtant jamais eu vraiment à souffrir du racisme des Américains du Nord en tant que « colonel O’Kelly Davis, héros de l’Indépendance lunaire ».
Nous étions sans cesse sollicités par des âmes compatissantes qui désiraient nous être utiles. Je leur ai demandé de m’aider à réaliser deux choses que je n’avais jamais eu ni le temps, ni l’argent, ni le courage de faire quand j’étais étudiant : j’ai vu jouer les Yankees et j’ai visité Salem.
J’aurais mieux fait de garder mes illusions : il est beaucoup plus agréable de regarder le base-ball à la vidéo si l’on veut voir le jeu, et l’on n’est pas bousculé par deux cent mille spectateurs. En outre, quelqu’un aurait dû choisir pour moi un emplacement moins éloigné des guichets : j’ai passé le plus clair de ce match à imaginer avec horreur le moment où ils allaient devoir me faire traverser la foule dans mon fauteuil roulant… tout cela en assurant à mes hôtes que je passais un merveilleux après-midi.
Quant à Salem, ce n’est ni pire ni mieux que le reste de Boston. Après ma visite, l’idée m’est venue qu’ils n’avaient pas chassé les bonnes sorcières. Cette journée n’a pourtant pas été perdue : on m’a filmé dans un autre coin de Boston en train de déposer une gerbe à un endroit où jadis s’était élevé un pont, celui de la Concorde, et j’ai fait un discours mémorable. L’édifice est encore là aujourd’hui, on peut le voir à travers une vitre, mais il ne ressemble pas beaucoup à un pont.
Prof était ravi, si dur que ce fût pour lui ; il possédait une grande capacité à s’amuser de tout, et avait toujours quelque chose de neuf à dire sur l’avenir prometteur de Luna. À New York, il avait eu une amusante conversation avec le directeur d’une chaîne hôtelière, celle qui a pour emblème un lapin ; il lui avait fait part des projets concernant les activités futures sur Luna : le prix du voyage serait à la portée de la plupart des bourses, il prévoyait des séjours assez courts pour que personne ne soit incommodé, un service d’accompagnement, des excursions sur les sites exotiques, des jeux… et pas d’impôts.
Le dernier point attirait l’attention, aussi Prof l’a-t-il développé, prenant pour thème « la vieillesse prolongée » : une chaîne d’hôtels pour troisième âge, où un ver de Terre pourrait profiter de ses rentes et continuer quand même à vivre vingt, trente, quarante ans de plus que sur la Terre. Il se sentirait exilé – mais qu’est-ce qui était préférable ? Une longue vieillesse sur Luna ou un caveau sur Terra ? Ses descendants pourraient toujours lui rendre visite et rempliraient alors les chambres de cette chaîne hôtelière. Prof enjolivait le tableau, dépeignant des « boîtes de nuit » pleines d’attractions que l’horrible pesanteur sur Terra rendait impossibles… Il allait jusqu’à parler de piscines, de patinage sur glace et même de la possibilité de voler ! (Je crois qu’il s’est laissé emporter par son imagination.) Il a terminé son exposé en laissant entendre qu’un cartel suisse avait déjà pris une option.
Le lendemain, il a rencontré le directeur du service étranger de la Chase International Panagra et lui a proposé de créer à Luna City une succursale qui embaucherait des paraplégiques, des paralytiques, des cardiaques, des amputés et tous ces gens que la pesanteur incommode. Le directeur était un gros homme, qui respirait bruyamment ; peut-être pensait-il à son propre cas… En tout cas ses oreilles se sont dressées en entendant : « Pas d’impôts. »
Mais tout ne marchait pas comme nous l’aurions voulu. Les journaux se montraient souvent hostiles et tentaient autant que possible de nous coincer. Chaque fois que j’avais à répondre sans l’aide de Prof, je manquais m’embourber. Un jour, un de ces types m’a interrogé sur la déclaration de Prof devant le Comité selon laquelle nous étions « propriétaires » des céréales qui poussaient sur Luna ; il affirmait, lui, qu’il n’en était pas ainsi. J’ai prétendu ne pas comprendre sa question.
— N’est-il pas vrai, colonel, que votre gouvernement provisoire a demandé son admission aux Nations Fédérées ? a-t-il continué.
J’aurais dû répondre : « Pas de commentaire », mais je me suis laissé avoir et j’ai acquiescé.
— Très bien, m’a-t-il dit, l’obstacle semble résider dans la demande reconventionnelle que Luna appartient déjà aux Nations Fédérées par l’intermédiaire de l’Autorité Lunaire. En d’autres termes, comme vous l’avez vous-même reconnu, ces céréales appartiennent aux Nations Fédérées, par fidéicommis.
Je lui ai demandé de quelle manière il parvenait à cette conclusion.
— Colonel, m’a-t-il répondu, vous vous dites vous-même « Sous-secrétaire aux Affaires étrangères », vous connaissez certainement bien la Charte des Nations Fédérées.
Je l’avais parcourue.
— Assez bien, ai-je dit, avec prudence.
— Vous connaissez donc la Liberté fondamentale garantie par la Charte et son acception habituelle explicitée par le Conseil de direction F A dans son Ordre administratif numéro 11,706 daté du 3 mars de l’année courante. Vous concédez donc que toutes les céréales qui poussent sur Luna et qui excédent la ration locale sont ab initio et sans conteste la propriété de tous, et que ces excédents doivent être gérés par les Nations Fédérées via ses agences de distribution, suivant les besoins. (Il écrivait tout en parlant.) Avez-vous quelque chose à ajouter à cette déclaration ?
— Mais, nom de Bog ! de quoi parlez-vous ? Et puis, je n’ai rien déclaré du tout ! ai-je alors crié.
Et c’est ainsi que le Great New York Times a publié :
LE « SOUS-SECRÉTAIRE » LUNAIRE DÉCLARE :
« LES ALIMENTS APPARTIENNENT À CEUX QUI ONT FAIM »
« De notre correspondant à New York, aujourd’hui : O’Kelly Davis, soi-disant “colonel des Forces Armées de Luna Libre”, au cours d’un banquet donné en faveur des insurgés des colonies Lunaires des Nations Fédérées, a déclaré librement à notre journal que la clause de “Priorité pour les affamés” de la Grande Charte s’appliquait aux expéditions de grain lunaire…»
J’ai demandé à Prof comment, selon lui, j’aurais dû me comporter.
— Il faut toujours répondre à une question inamicale par une autre question, m’a-t-il répondu. Ne demande jamais de précisions, ou ton interlocuteur risque de te prêter ses propres paroles. Ce journaliste… était-il maigre ? Voyait-on ses côtes ?
— Non, il paraissait plutôt gros.
— Je suis prêt à parier qu’il ne vit pas avec dix-huit cents calories par jour, ce qui est exactement l’ordre de grandeur dont il parlait. Si vous l’aviez su, vous auriez pu lui demander pendant combien de temps il s’était conformé à cette ration minimum et pourquoi il avait abandonné son régime. Ou bien lui demander ce qu’il avait pris pour son petit déjeuner… et paraître incrédule, quoi qu’il ait répondu. Voyez-vous, quand vous ne savez pas où quelqu’un veut en venir, il faut contre-attaquer pour faire surgir le sujet dont vous-même voulez parler. La réponse n’a aucune importance, il suffit de s’en tenir à son point de vue à soi et de s’adresser à quelqu’un d’autre. La logique n’a rien à voir là-dedans, c’est juste de la tactique.
— Prof, personne ne vit ici avec dix-huit cents calories par jour. À Bombay, peut-être, mais pas ici.
— Ils ont moins que cela à Bombay. Cette « ration moyenne » n’est qu’une vue de l’esprit. La moitié des ressources alimentaires de cette planète se vend au marché noir, ou bien n’est pas enregistrée par une quelconque législation. Ou alors ils tiennent deux comptabilités et les chiffres qu’ils fournissent aux N.F. n’ont rien à voir avec l’économie réelle. Croyez-vous que le riz de Thaïlande, de Birmanie et d’Australie soit correctement enregistré par la Grande Chine auprès du Bureau des contrôles ? Je suis bien certain que le représentant de l’Inde triche lui aussi, mais comme l’Inde se taille la part du lion avec les arrivages en provenance de Luna… et elle « joue avec les affamés » – une petite phrase que vous feriez bien de vous rappeler –, ce qui leur permet de se servir de notre grain pour gagner les élections. Kerala a sciemment organisé une famine l’an dernier : en avez-vous entendu parler dans les journaux ?
— Non.
— Pour la bonne raison que les journaux ont tu l’affaire. Une démocratie organisée, Manuel, est une chose merveilleuse pour ses dirigeants… et sa plus grande force réside dans une « presse libre », quand « libre » signifie « responsable » et que lesdits dirigeants définissent eux-mêmes le terme « irresponsable ». Savez-vous de quoi Luna a le plus besoin ?
— De davantage de glace.
— Non, elle a besoin d’un réseau d’information, d’un système qui ne risque pas un jour de se retrouver étranglé. Aujourd’hui, c’est notre ami Mike notre plus grand danger.
— Quoi ! Vous n’avez pas confiance en Mike ?
— Manuel, sur certains points, je ne ferais pas confiance à moi-même ; restreindre « un peu » la liberté de la presse, cela m’évoque ces filles dont on dit qu’elles sont « un peu » enceintes. Nous ne sommes pas encore libres, et nous ne le serons pas tant que quelqu’un – même notre allié Mike – contrôlera nos journaux. J’espère posséder un jour un journal totalement indépendant. Je serais heureux de l’imprimer à la main, comme le faisait Benjamin Franklin.
J’ai abandonné :
— Prof, supposons que ces pourparlers échouent et que nous cessions d’expédier du grain, qu’arrivera-t-il ?
— Les Lunatiques nous en voudront… et beaucoup de gens, sur Terra, mourront. Avez-vous lu Malthus ?
— Non.
— Beaucoup mourront. Puis une nouvelle stabilité se dégagera, avec une population encore plus importante, mais plus efficace car mieux nourrie. Cette planète n’est pas surpeuplée, juste mal exploitée… et la pire chose que l’on puisse faire à un affamé, c’est de lui donner de la nourriture. « Donner ! » Ah ! lisez donc Malthus. Il ne faut jamais jouer avec le docteur Malthus, c’est toujours lui qui a le dernier mot. Un homme vraiment décourageant, je suis fort aise qu’il soit mort. Un conseil cependant : ne le lisez pas avant que tout ça ne soit terminé. Quand un diplomate sait trop de choses, cela le gêne – surtout s’il est honnête.
— Je ne suis pas particulièrement honnête.
— Mais vous n’avez guère de talent pour la malhonnêteté. Voilà pourquoi il faut vous retrancher derrière votre ignorance et votre entêtement. Vous possédez cette dernière qualité ; essayez de conserver la première. Pour l’instant. Et maintenant, mon garçon, oncle Bernardo se sent terriblement fatigué.
— Je suis désolé, lui ai-je dit avant de quitter la pièce dans mon fauteuil roulant.
C’était vrai, Prof se fatiguait trop. J’aurais moi-même volontiers laissé tomber si j’avais eu la certitude de pouvoir l’emmener sur un vaisseau pour le soustraire à cette atroce pesanteur. Malheureusement, la circulation se faisait en sens unique, il n’y avait rien d’autre que les barges de grain.
Prof prenait du bon temps, néanmoins ; au moment d’éteindre la lumière, j’ai remarqué le nouveau jouet qu’il avait acheté et qui lui procurait autant d’émerveillement que celui d’un enfant au pied d’un sapin de Noël : un canon de bronze.
Un vrai canon du temps de la marine à voile. Il était assez petit, d’environ 50 centimètres de long, et ne devait peser, avec l’affût en bois, qu’une quinzaine de kilos. Comme le décrivait sa notice, c’était un « canon de signalisation », chargé d’antiques histoires de pirates, de flibustiers, de « supplices de la planche ». Un joli objet, en somme, mais j’ai quand même demandé à Prof pourquoi il l’avait acheté. Si nous parvenions à repartir, le prix du transport d’une telle masse jusqu’à Luna serait exorbitant ; j’accepterais d’abandonner ma combinaison pressurisée, même si elle pouvait encore servir quelques années ; j’étais décidé à tout laisser, sauf mes deux bras gauches et mon caleçon. S’il insistait, je pourrais même abandonner mon bras de sortie et, s’il me suppliait, j’irais jusqu’à me départir de mon caleçon.
Lorsque je lui ai dit cela, il s’est levé et a caressé le canon brillant :
— Manuel, il y avait autrefois un homme chargé d’une tâche politique – comme beaucoup d’habitants de ce Directoire ; il faisait briller un canon de bronze sur l’esplanade du Tribunal.
— Pourquoi y avait-il un canon devant un tribunal ?
— Cela n’a pas d’importance. Il a fait ce travail pendant des années. Cela lui permettait de manger et même d’épargner un peu, mais pas de partir à la découverte du monde. Un jour, donc, il quitta son travail, réunit ses économies et s’acheta un canon d’airain… et se mit à travailler pour son propre compte.
— Ça me paraît complètement idiot !
— Bien sûr. Comme nous avons été idiots de nous débarrasser du Gardien. Manuel, vous vivrez plus longtemps que moi ; quand Luna choisira son drapeau, j’aimerais que figure dessus un canon d’or sur fond noir traversé d’une barre de gueule rouge pour rappeler fièrement notre ascendance bâtarde. Croyez-vous cela possible ?
— Oui, si vous faites un dessin. Mais, pourquoi un drapeau ? Il n’y a pas un seul mât où hisser un drapeau sur Luna.
— Il flottera quand même dans nos cœurs… en souvenir de tous les fous qui ont eu l’idée ridicule de se croire assez puissants pour se soulever contre l’ordre établi. Vous en souviendrez-vous, Manuel ?
— Je vous le promets, c’est-à-dire que je vous le rappellerai le moment venu.
Je n’aimais pas ce genre de conversation ; il avait déjà commencé à faire des cures d’oxygène en privé, même s’il se refusait à en faire usage en public.
Je crois bien, en effet, que je suis à la fois « ignorant » et « entêté ». Nous nous trouvions tous les deux à Lexington, dans le Kentucky, en plein cœur de la Région directionnelle centrale. Quand il s’agissait de parler de la vie sur Luna, je n’avais rien pour me venir en aide, ni doctrine ni réponses apprises par cœur. Prof m’avait conseillé de tout simplement dire la vérité et surtout d’insister sur la chaleur de la vie familiale, sur l’amitié, sur le confort domestique, tout ce qui différait vraiment d’ici : « Rappelez-vous, Manuel, les milliers de Terriens qui ont fait de courts séjours sur Luna ne représentent qu’une infime portion de la population, pas plus de 1 %. Pour la plupart de ces gens, nous ne représentons qu’un étrange phénomène, comme les animaux exotiques dans les zoos. Vous rappelez-vous cette tortue que l’on avait exposée dans le Vieux Dôme ? Nous ne sommes pas autre chose pour eux. »
Je m’en rappelais bien : ils avaient fini par épuiser cette pauvre bestiole à force de l’observer. Voilà pourquoi, quand ce groupe d’hommes et de femmes est venu me poser des questions sur la vie familiale sur Luna, je me suis montré tout heureux de répondre. J’ai seulement un peu enjolivé la réalité, taisant certains faits, comme les situations qui ne constituent pas une véritable vie de famille mais en tiennent lieu, autant que faire se peut, dans une communauté où il y a beaucoup trop de mâles. Luna City est principalement composée de foyers familiaux, ce qui semble un peu fade selon les normes terriennes – mais moi j’aime cette vie-là. Il en est de même dans les autres terriers, peuplés de gens qui travaillent, élèvent leurs gosses, bavardent et aiment à se retrouver autour d’un bon repas. N’ayant pas grand-chose à dire, j’ai surtout parlé de ce qui les intéressait. Toutes les coutumes de Luna proviennent de Terra puisque nous en sommes tous originaires, mais Terra est tellement immense qu’une coutume, disons de Micronésie, paraîtrait étrange en Amérique du Nord.
Cette femme – je ne peux vraiment l’appeler une dame – voulait donc s’informer de nos diverses formes de mariages. Pour commencer, était-il vrai que nous pouvions nous marier sans contrat ?
J’ai demandé ce qu’était un contrat de mariage.
Son compagnon a alors dit :
— Laisse tomber, Mildred ; les sociétés de pionniers n’ont jamais eu de contrats de mariage.
— Pourtant, vous devez bien en garder une trace ? a-t-elle insisté.
— Naturellement. Ma famille tient un journal qui remonte presque au premier débarquement à Johnson City. Il relate tous les mariages, naissances et décès non seulement en ligne directe, mais aussi pour toutes les branches collatérales, et cela aussi loin que possible. Et nous avons en outre quelqu’un, un maître d’école en général, qui fait le tour des termitières pour recopier les vieux registres familiaux. Il écrit l’histoire de Luna City, c’est sa marotte.
— Mais enfin, n’avez-vous donc pas d’état civil officiel ? Ici, dans le Kentucky, nous avons des registres qui datent de plusieurs siècles !
— Madame, nous ne vivons pas là-bas depuis assez longtemps.
— Oui, sans doute, mais… enfin, il doit bien y avoir un employé municipal à Luna City – peut-être le nommez-vous autrement –, un fonctionnaire chargé de répertorier tout ça, ces événements et le reste ?
— Je ne crois pas, madame. Il y a bien des registres pour les écrits notariés, pour authentifier les signatures des contrats et en conserver la trace ; ils sont utiles pour les gens qui ne savent ni lire ni écrire et ne tiennent pas eux-mêmes leurs comptes. Je n’ai pourtant jamais entendu parler de quelqu’un qui ait demandé à consigner les mariages.
— Quelle délicieuse déviance ! Il paraît aussi que la procédure de divorce est très simple sur la Lune. Oserais-je vous demander si c’est vrai ?
— Non, madame, je ne dirais pas que le divorce soit simple, c’est même toujours compliqué. Prenons un exemple, si vous voulez : une dame qui aurait deux maris…
— Deux maris ?
— Elle peut en avoir davantage, comme elle peut n’en avoir qu’un seul. Il peut aussi s’agir d’un mariage complexe. Pour faire court, prenons l’exemple classique d’une femme ayant deux maris : elle décide de divorcer d’avec l’un d’eux ; supposons que tout se fasse à l’amiable, que l’autre mari soit d’accord, que l’homme dont elle veut se débarrasser décide de ne pas faire d’histoires… ce qui, d’ailleurs, n’arrangerait pas le moins du monde ses affaires. Très bien, elle divorce : il part. Mais il reste quantité de problèmes à résoudre : les hommes peuvent être associés en affaires, comme cela arrive souvent chez les co-maris. Sans compter les questions financières à régler. Il se peut que tous les trois soient copropriétaires de leur volume d’habitation : même s’il est au nom de la femme, l’ex-mari y a sans doute mis de l’argent, soit pour l’achat, soit pour la location. Et reste le problème des enfants qu’il faut continuer à élever, et ainsi de suite. Des problèmes interminables. Non, madame, le divorce n’est jamais simple : on peut divorcer en moins de dix secondes, mais il faudra peut-être dix années pour réparer les liens qui auront été brisés. N’en est-il pas de même ici ?
— Euh… ’bliez ’onc c’tc question, c’lonel ; ’oit être ’lus ’imple ’ci. (Elle parlait de cette manière, mais on finissait par la comprendre à force d’écoute. Je vous en ferai grâce ici). Pourtant, si ce mariage vous paraît simple, qu’entendez-vous alors par mariage complexe ?
Je lui ai donc parlé de la polyandrie, des clans, des groupes, des dynasties, et même de systèmes plus rares mais considérés comme vulgaires par les familles traditionnelles comme la mienne… J’aurais pu, par exemple, lui raconter comment ma mère s’était débrouillée après avoir balancé mon vieux, mais j’ai préféré m’en abstenir : Mère a toujours été excessive.
— Vous m’avez embrouillée, m’a avoué la femme. Quelle est la différence entre une dynastie et un clan ?
— C’est tout à fait différent. Prenons mon propre cas. J’ai l’honneur de faire partie d’un des plus anciens ménages familiaux de Luna, un des meilleurs aussi, à mon avis (certes partial). Vous m’avez posé une question sur le divorce. Notre famille n’en a jamais connu et je serais prêt à parier n’importe quoi qu’elle n’en connaîtra jamais. Un ménage familial trouve toujours davantage de stabilité au fil des ans, il acquiert de l’expérience dans les relations communes, si bien qu’il serait inconcevable qu’un de ses membres, n’importe lequel, pense seulement à le quitter. Il faudrait en outre le consentement unanime de toutes les femmes pour un divorce, ce qui est impossible. La femme-aînée ne permettrait pas que cela aille aussi loin.
Et j’ai continué en décrivant les avantages d’un tel ménage : la sécurité financière, l’excellente vie de famille qu’il procure aux enfants, le fait que la mort d’une épouse, si tragique qu’elle puisse être, n’est jamais vécue de manière aussi catastrophique que dans une famille temporaire, surtout pour les enfants : ils ne peuvent tout simplement pas devenir orphelins. Peut-être me suis-je montré trop enthousiaste, mais ma famille représente ce qu’il y a de plus important dans ma vie. Sans leur aide à tous, je ne serais jamais qu’un manchot qu’on pourrait éliminer sans le moindre inconvénient.
— Voilà la recette de notre stabilité, ai-je continué. Prenez l’exemple de ma plus jeune femme, âgée de seize ans. Quand elle sera femme-aînée, elle aura probablement quatre-vingts ans environ. Ce qui au demeurant ne signifie pas que toutes les femmes plus âgées seront mortes à ce moment-là. Fort improbable même car, sur Luna, les femmes semblent immortelles. Pourtant, elles peuvent choisir d’abandonner la direction familiale – et elles le font en général, suivant nos traditions, sans que jamais les cadettes fassent pression sur elles. C’est ainsi que Ludmilla…
— Ludmilla ?
— C’est un nom d’origine russe, tiré d’un conte de fées. Milla, donc, profitera d’une cinquantaine d’années d’exemplarité avant d’assumer cette charge. Elle est intelligente, et ne devrait pas commettre d’erreurs, mais il y a les autres femmes pour la remettre sur le droit chemin si elle en faisait. C’est une sorte d’autorégulation, comme une machine douée d’une rétroaction négative. Un bon ménage familial est immortel ; je pense que le mien devrait me survivre au moins un millier d’années – c’est pourquoi cela ne me coûtera pas de mourir à mon heure : la meilleure part de moi-même continuera de vivre.
À ce moment-là, on a sorti Prof de sa chambre ; il a fait arrêter son brancard pour m’écouter. Je me suis tourné vers lui.
— Professeur, vous connaissez ma famille ; cela vous ennuierait-il de dire à cette dame pourquoi c’est une famille heureuse ? Si du moins vous le pensez.
— Elle l’est, a confirmé Prof, mais j’aimerais faire une observation d’une portée plus générale : chère madame, je suppose que vous trouvez nos coutumes matrimoniales lunaires plutôt exotiques.
— Oh ! je n’irai pas jusque-là ! s’est-elle exclamée. Disons… inhabituelles !
— Elles sont issues, comme la plupart des coutumes matrimoniales, des nécessités économiques imposées par les circonstances… et nos conditions de vie sont très différentes de celles que vous connaissez sur Terra. Prenez l’exemple de mariage familial que mon collègue vient de vous vanter – avec raison, je vous l’assure, malgré son évidente partialité. Moi qui suis un célibataire impartial, j’estime que les mariages familiaux constituent certainement le procédé le plus efficace pour conserver un capital et garantir le bien-être des enfants – deux choses qui demeurent les fonctions fondamentales du mariage –, dans un environnement où il est impossible de trouver d’autre sécurité, pour le capital comme pour les enfants, que celle que se donnent les individus eux-mêmes. D’une manière ou d’une autre, les êtres humains ont toujours à s’accommoder de l’environnement : les ménages familiaux constituent une remarquable trouvaille à cette fin. Les autres types de mariages lunaires ont certes le même but, mais ils n’y parviennent pas aussi bien.
Il nous a souhaité bonne nuit et nous a quittés. J’avais toujours sur moi une photo de ma famille, une photo récente, celle de notre mariage avec Wyoming. Nos épouses étaient plus ravissantes que jamais ; Wyoh était rayonnante de beauté, les autres tous beaux et heureux ; même grand-papa se tenait droit et fier, rien ne laissait voir qu’il commençait à décliner.
J’ai pourtant été déçu : ils l’ont regardée d’une manière distraite. Un homme cependant, un nommé Matthews, m’a demandé :
— Pouvez-vous nous donner ce cliché, colonel ?
J’ai hésité :
— C’est le seul que je possède. Et je suis bien loin de chez moi.
— Juste l’espace d’un instant, pour le photographier. Je peux le faire immédiatement, vous n’avez même pas besoin de vous en séparer.
— Dans ces conditions, avec plaisir !
Cette image ne me mettait pas particulièrement en valeur, mais que voulez-vous, c’est mon visage ; Wyoh était ravissante et je ne connaissais pas femme plus jolie que Leonore.
Il l’a photographiée et le lendemain matin, on est venu dans notre chambre d’hôtel au lever du jour pour m’arrêter ; on m’a privé de mon fauteuil roulant, de tout ce qui m’appartenait, et on m’a enfermé dans une cellule avec des barreaux ! Pour bigamie, pour polygamie, pour atteinte aux bonnes mœurs et pour incitation à la débauche.
J’étais heureux que Mamie ne soit pas là pour me voir !
Il a fallu à Stu toute la journée pour réussir à faire abandonner l’accusation devant un tribunal des N.F. Ses avocats ont invoqué le privilège de l’immunité diplomatique, mais les juges des N.F. ne sont pas tombés dans le piège, ils se sont contentés de relever que les fautes que l’on me reprochait avaient été commises en dehors de la juridiction du tribunal de première instance, sauf l’incitation à la débauche – accusation pour laquelle il n’y avait pas de preuves suffisantes. D’ailleurs, aucune loi des N.F. ne protégeait le mariage : cela aurait été impossible : les Nations Fédérées n’avaient pu faire mieux que demander à toutes les nations de « respecter et reconnaître » les coutumes matrimoniales de chacun de leurs membres.
Sur onze milliards de Terriens, peut-être sept habitaient des pays où la polygamie était légale, ce qui a permis aux fabricants d’opinion circonvenus par Stu de jouer la carte de la persécution ; cela nous a même gagné la sympathie de gens qui n’auraient autrement jamais entendu parler de nous ; nous avons ainsi obtenu des partisans jusqu’en Amérique du Nord et en d’autres lieux qui interdisaient la polygamie, parmi ces gens qui ont pour devise « Vivre et laisser vivre ». Cela nous a donc finalement été bénéfique, notre seul souhait étant de nous faire remarquer ; pour la plupart de ces milliards d’abeilles terrestres, Luna ne représentait rien, notre rébellion était passée inaperçue.
Les agents de Stu avaient travaillé dur pour obtenir mon arrestation ; naturellement, je n’ai su qu’il s’agissait d’un coup monté que plusieurs semaines après, car ils voulaient d’abord que je me calme pour être à même d’apprécier les bénéfices de l’opération. Il avait fallu trouver un juge idiot, un shérif malhonnête et aussi un crétin de bouseux plein d’idées préconçues pour que je puisse tout déclencher avec cette aimable photographie ; Stu m’a dit plus tard que la variété de couleurs des membres de la famille Davis avait beaucoup joué dans la colère du juge, augmentant sa bêtise congénitale.
Mon seul motif de consolation – le fait que Mamie n’ait pu être témoin de ma disgrâce – s’est révélé erroné ; des photographies prises à travers les barreaux, et donc loin de me flatter, ont paru dans tous les journaux de Luna, accompagnées d’articles remplis des pires inventions journalistiques terriennes ; seul un petit nombre déplorait cette injustice. J’aurais cependant dû faire davantage confiance à Mimi ; elle n’avait pas eu honte, juste l’envie de se rendre sur Terre afin de leur tordre le cou.
Cette histoire nous a bien aidés sur Terre, et davantage encore sur Luna : ses habitants se sont sentis plus unis que jamais à cause de cette histoire idiote. Ils ont pris l’affaire à cœur et « Adam Selene », tout autant que « Simon Jester », ont poussé à la roue. Les Lunatiques sont des gens fort conciliants, sauf sur un point : les femmes. Chaque dame s’est déclarée personnellement blessée par les commentaires des journaux terriens et les Lunatiques mâles, qui avaient jusqu’alors refusé de s’intéresser à la politique, ont tout à coup fait de moi leur champion.
Bilan : les vieux détenus se sentaient supérieurs aux hommes nés libres. Plus tard, j’ai souvent été accueilli par d’anciens condamnés qui me saluaient par des « Hello ! gibier de potence ! » Un vrai témoignage d’amitié. J’étais accepté.
Sur le moment, en revanche, je n’y voyais rien de très positif ! On m’a poussé de-ci, de-là, traité comme du vulgaire bétail, on m’a pris mes empreintes digitales, photographié, donné de la nourriture dont leurs cochons n’auraient pas voulu : j’ai été soumis aux traitements les plus dégradants et seule cette terrible pesanteur m’a empêché d’essayer de tuer quelqu’un… si j’avais porté mon bras numéro six quand ils m’ont arrêté, sans doute aurais-je essayé.
Je me suis quand même calmé quand on m’a libéré. Quelques heures plus tard, nous étions en route pour Agra, où le Comité nous avait enfin convoqués. Si j’étais heureux de retrouver l’appartement du palais du maharajah, le décalage horaire ne nous a pas permis de nous reposer ; nous avons dû nous rendre à la séance les yeux bouffis de sommeil après avoir pris quantité de cachets pour tenir le coup.
« L’audience » était à sens unique : nous avons écoulé pendant que le président parlait. Une heure d’affilée. Je résume ici ses propos :
Notre inadmissible revendication était rejetée. Le mandat sacré confié à l’Autorité lunaire ne pouvait être abandonné. Les désordres survenus sur le satellite de la Terre étaient intolérables. Les troubles récents démontraient de surcroît que l’Autorité avait fait preuve de laxisme. On allait y remédier par un programme d’action, un plan quinquennal au cours duquel on allait examiner toutes les décisions administratives passées de l’Autorité lunaire. Un code civil allait être rédigé ; on installerait des cours civiles et des cours d’assises dont seraient passibles les « clients-employés », à savoir tous les habitants de la zone sous mandat et pas uniquement les déportés qui purgeaient encore leur peine. Des écoles publiques allaient être créées, ainsi que des organismes de formation destinés aux clients-employés adultes susceptibles d’en avoir besoin. Un comité du plan, gérant tous les problèmes économiques, agricoles et industriels devait voir le jour. Ce comité aurait pour tâche de tirer des ressources et de la main-d’œuvre des clients-employés le produit le meilleur et le plus efficace. L’objectif provisoire consistait à quadrupler en cinq ans les expéditions de grain, objectif qu’une planification scientifique des ressources et de la main-d’œuvre permettrait d’atteindre sans problème. La première étape serait de retirer les clients-employés de leurs occupations improductives et de les redéployer sur le forage d’un vaste et nouveau réseau de tunnels agricoles, complété aussi vite que possible pour que la culture hydroponique puisse commencer au plus tard en mars 2078. Ces nouvelles fermes géantes, gérées scientifiquement par l’Autorité lunaire, ne seraient en aucun cas mises à la disposition de propriétaires privés. Ce système devait permettre à la fin du plan quinquennal de fixer un nouveau quota de production de céréales ; dans l’intervalle, les clients-employés qui produisaient des céréales dans des propriétés privées auraient l’autorisation de continuer à gérer leurs exploitations, mais ils seraient peu à peu absorbés par le nouveau système, leurs méthodes dépassées n’étant plus d’aucune utilité.
Le président a levé les yeux de ses papiers.
— En résumé, a-t-il conclu, les colonies lunaires vont être civilisées et leur niveau de développement va être relevé pour atteindre celui du reste de l’humanité. Aussi désagréable que soit ce devoir, je dois – et je parle maintenant en citoyen, non comme le président du présent Comité –, je dois, dis-je, vous exprimer notre gratitude pour avoir attiré notre attention sur une situation pour le moins améliorable.
Je me sentais prêt à lui arracher les oreilles : « clients-employés » ! Autant dire « esclaves », oui !
Prof, quant à lui est resté de marbre :
— Je trouve ce plan des plus intéressants. Ai-je l’autorisation de poser une simple question, à but informatif ?
— À titre de renseignement, oui.
Le délégué de l’Amérique du Nord s’est alors penché.
— Mais ne croyez pas que nous allons accepter de discuter avec vous, espèce d’hommes des cavernes ! Je vous conseille de surveiller vos manières. Vous n’en avez pas terminé avec nous, vous savez !
— Rappel à l’ordre, a ordonné le président. Je vous en prie, professeur.
— Je suis intrigué par le terme de « clients-employés ». Serait-il possible de stipuler que la majorité des habitants du principal satellite de la Terre sont des hommes libres, et non des prisonniers accomplissant leur peine ?
— Certainement, a accordé le président avec sécheresse. Tous les aspects légaux de cette nouvelle politique ont été étudiés avec soin. Sauf quelques exceptions peu nombreuses, environ 90 % des colons possèdent la citoyenneté, d’origine ou acquise, des différentes nations membres des Nations Fédérées. Ceux qui désireront regagner leur patrie d’origine y seront autorisés. Vous serez certainement satisfait d’apprendre que l’Autorité est actuellement en train d’étudier un plan afin d’autoriser des prêts pour couvrir le prix du transport… probablement sous le contrôle de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Pour tout dire, j’appuie moi-même de toutes mes forces ce projet qui rendrait sans objet toute allusion à un quelconque « esclavage ».
Il s’est fendu d’un sourire diabolique.
— Je comprends, a dit Prof. C’est d’une grande humanité. Le Comité – ou l’Autorité – a-t-il pris conscience que la majeure partie – non, je devrais dire la totalité… Le Comité a-t-il pris en considération le fait que les habitants de Luna sont physiquement incapables de vivre sur cette planète ? Au cours de leur exil involontaire et permanent, ils ont subi des modifications physiologiques irréversibles, et ils ne pourront plus jamais vivre dans de bonnes conditions avec une gravité six fois plus forte que celle à laquelle leur corps s’est adapté.
Le fourbe en est resté bouche bée, comme si cette idée lui survenait pour la première fois.
— Je parle encore une fois en mon nom, étant incapable de convenir de la véracité absolue de vos paroles. Il est possible que ce soit vrai pour certains et faux pour d’autres, les gens réagissent d’une manière fort différente à une situation donnée. Votre propre présence ici prouve qu’il n’est pas impossible pour un habitant de la Lune de revenir sur Terre. De toute manière, nous n’avons aucunement l’intention de forcer qui que ce soit. Nous espérons que beaucoup choisiront de rester et nous en encouragerons d’autres à émigrer sur la Lune. Mais il s’agira toujours de choix individuels, dans le respect des libertés garanties par la Grande Charte. Quant à ce phénomène physiologique auquel vous faites allusion, il ne s’agit pas d’un problème légal. Si quelqu’un estime plus prudent ou plus confortable de rester sur la Lune, c’est son droit le plus absolu.
— Je vois, monsieur. Nous sommes libres, libres de rester sur Luna pour y travailler aux tâches et pour les salaires que vous déciderez ou libres de revenir mourir sur Terra.
Le président a haussé les épaules.
— Vous nous taxez de mauvaise foi… mais vous avez grand tort ; moi-même, si j’étais jeune, j’émigrerais immédiatement sur la Lune. Quelle magnifique aventure ! De toute manière, votre manie de dénaturer les faits ne me trouble pas : l’Histoire nous donnera raison.
J’ai vraiment été surpris par Prof : il ne combattait pas. Ça m’inquiétait, même en tenant compte du fait que nous venions de passer des semaines épuisantes et que notre dernière nuit avait été fort écourtée. Il s’est contenté de dire :
— Monsieur le président, je pense que les voyages vers Luna vont bientôt être rétablis ; peut-on nous réserver, à mon collègue et à moi-même, une place sur le premier vaisseau ? Car je dois avouer, monsieur, qu’en ce qui nous concerne, cette faiblesse liée à la pesanteur dont je viens de parler est des plus réelles. Nous avons accompli notre mission, il nous faut à présent rentrer chez nous.
(Pas une allusion aux barges de grain. Rien sur la possibilité « de jeter des cailloux », pas le moindre mot sur l’inutilité de battre sa vache pour lui faire donner du lait. Prof paraissait seulement épuisé.)
Le président s’est penché en avant et a parlé avec un malin plaisir :
— Professeur, cela présente quelques difficultés. Pour parler clairement, il semble que vous vous soyez rendu coupable de trahison à l’égard de la Grande Charte, et contre toute l’Humanité. Il est question d’intenter une action contre vous. Je pense que vous ne risquez qu’une peine avec sursis étant donné votre âge et votre condition physique. Pensez-vous qu’il serait prudent de notre part de vous renvoyer sur les lieux mêmes où vous avez commis ces actes délictueux – au risque de vous voir en commettre de nouveaux ?
Prof a soupiré.
— Je comprends votre point de vue. Dans ces conditions, monsieur, si vous voulez bien m’excuser… Je me sens épuisé.
— Certainement. Restez cependant à la disposition du Comité. L’audience est ajournée. Colonel Davis…
— Monsieur ?
J’ai commencé à faire demi-tour dans mon fauteuil pour aider Prof à sortir car nos aides n’avaient pas été admis dans l’enceinte.
— Un mot, je vous en prie, dans mon bureau.
— Euh… (J’ai regardé Prof : il avait les yeux fermés et semblait inconscient ; il a cependant bougé un doigt pour me faire venir à lui.) Monsieur le président, je suis ici davantage comme infirmier que comme diplomate ; il faut que je m’occupe de lui, c’est un vieillard et il est malade.
— Les appariteurs vont s’occuper de lui.
— Dans ce cas… (Je me suis approché de Prof, le plus près possible, et je me suis penché sur lui :) Prof, vous allez bien ?
Il m’a répondu dans un soupir :
— Allez voir ce qu’il veut. Donnez-lui raison. Surtout, prenez votre temps.
Quelques instants plus tard, je me suis retrouvé seul avec le président, derrière une porte insonorisée – ce qui ne voulait rien dire, car la pièce pouvait comporter une douzaine de micros, sans compter celui de mon bras gauche.
— Prendrez-vous quelque chose ? un café ? m’a-t-il proposé.
— Non merci, monsieur, je suis au régime, ici.
— Oui, bien sûr. Êtes-vous vraiment tenu de rester dans ce fauteuil ? Vous paraissez en bonne santé ?
— Je pourrais s’il le fallait me lever et traverser cette pièce, mais je finirais par m’évanouir. Ou pire. Je préfère ne pas prendre de risque. Je pèse six fois mon poids habituel et mon cœur n’est pas accoutumé à un tel effort.
— Évidemment. Colonel, j’ai appris que vous avez eu des petits tracas en Amérique du Nord. J’en suis désolé, vraiment ; mais c’est un pays barbare, j’ai toujours détesté y aller. Je suppose que vous vous demandez pourquoi je voulais m’entretenir avec vous.
— Non, monsieur. Je crois que vous me le direz le moment venu. Je me demande plutôt pourquoi vous persistez à me donner un grade de colonel.
Il est parti d’un grand rire.
— Question d’habitude, je pense. Tout au long de ma vie, j’ai été soumis au protocole. Peut-être est-il préférable que vous continuiez à porter ce grade, au demeurant. Dites-moi, que pensez-vous de notre plan quinquennal ?
Je le trouvais nul, mais j’ai répondu :
— Il me semble qu’il a été soigneusement élaboré.
— Nous y avons beaucoup réfléchi. Colonel, vous me paraissez un homme intelligent… Je sais que vous l’êtes, je connais non seulement tout votre passé mais presque votre moindre mot, la moindre de vos pensées, depuis le premier instant où vous avez mis le pied sur la Terre. Vous êtes né sur la Lune. Vous considérez-vous patriote ? à l’égard de la Lune ?
— Je pense que oui. Mais je crois que nous avons surtout agi par nécessité.
— Entre nous… vous avez eu raison. Quel vieil idiot, ce Hobart ! Colonel, ceci est un bon plan… mais nous manquons d’hommes capables de le mettre en œuvre. Si vous êtes vraiment un patriote, ou disons… un homme doué de sens pratique ayant les intérêts de son pays à cœur, vous pourriez être le meilleur candidat possible pour l’appliquer. (Il a levé la main.) Ne vous pressez pas ! Je ne vous demande pas de vous vendre, de trahir, ou quoi que ce soit de ce genre. Je vous offre seulement une chance de vous comporter en vrai patriote, et pas en héros de roman qui se fait tuer pour une cause perdue. Voyez le problème sous cet angle. Croyez-vous qu’il soit possible pour les colonies lunaires de résister à toutes les forces que les Nations Fédérées de la Terre peuvent aligner contre elle ? Vous n’êtes pas un vrai soldat, je le sais et je m’en réjouis, mais je sais aussi que vous êtes un bon technicien. Donnez-moi votre avis sincère : combien faudrait-il de vaisseaux et de bombes pour détruire les colonies lunaires ?
— Un vaisseau, six bombes.
— Exact ! Mon Dieu, quel plaisir de parler avec un homme intelligent ! Deux de ces bombes devraient être particulièrement puissantes, il faudrait peut-être les construire spécialement ; il y aurait quelques survivants provisoires dans les termitières les plus éloignées des zones de bombardement. Mais un seul vaisseau suffirait, il ne lui faudrait que dix minutes.
— Je vous l’accorde, monsieur. Mais le professeur de La Paz vous a fait remarquer qu’il était inutile de battre sa vache pour en tirer du lait. El plus encore de l’abattre.
— Pourquoi croyez-vous que nous avons attendu plus d’un mois sans rien faire ? Mon collègue, celui qui est complètement idiot – je préfère ne pas le nommer – a parlé de « contre-propositions ». Je n’aime pas les contre-propositions – du bavardage, ni plus ni moins. La seule chose qui m’intéresse, c’est le résultat. Non, mon cher colonel, nous n’allons pas abattre la vache à lait ; mais s’il le faut, nous pouvons l’avertir qu’elle risque l’abattoir. Les fusées à ogive nucléaire sont des jouets coûteux, mais nous pouvons nous permettre d’en sacrifier quelques-unes sur des rochers comme coups de semonce, juste pour montrer à la vache ce qui peut se passer. Nous ne tenons pourtant pas à faire montre de plus de force que nécessaire : nous risquerions d’effrayer notre vache et de faire tourner son lait. (Il a de nouveau fait entendre son rire en cascade.) Il vaut mieux la persuader de se laisser traire de son plein gré.
J’ai attendu.
— Ne voulez-vous pas savoir comment ? m’a-t-il demandé.
— Comment ?
— Par votre intermédiaire. Non, ne répondez pas, laissez-moi d’abord vous expliquer…
Il m’a alors élevé au sommet d’une haute montagne et offert tous les royaumes de la Terre. Ou de Luna. Il me suffisait d’accepter le poste de « Protecteur intérimaire », étant bien entendu qu’il me reviendrait définitivement si je m’en montrais digne. Je n’avais qu’à convaincre les Lunatiques qu’ils ne pouvaient pas gagner, que cette nouvelle organisation leur était profitable, insister sur les progrès, l’école et les hôpitaux gratuits, et ceci gratuit, et cela gratuit… Les détails seraient donnés plus tard mais, dans l’immédiat, ils auraient un gouvernement en tous points semblable à celui de la Terre. Les impôts, très bas, seraient prélevés automatiquement sur les bénéfices que procureraient les expéditions de grain. Enfin, et c’était sans doute le point le plus important, cette fois l’Autorité n’enverrait pas des enfants de chœur pour faire un travail d’homme, elle engageait immédiatement deux régiments de forces de police.
— Envoyer ces fichus dragons de la Paix fut une erreur, m’a-t-il dit, qui ne risque pas de se reproduire. Je vais vous avouer pour quelle raison nous avons dû attendre un bon mois avant d’exécuter ce projet : il nous a d’abord fallu convaincre la Commission de maintien de la Paix qu’une poignée d’hommes ne pouvait assurer l’ordre contre trois millions d’habitants dispersés en six grandes termitières et une cinquantaine d’autres de moindre importance. Vous partirez donc avec des forces de police suffisantes, et il ne s’agira pas de troupes d’assaut mais de membres de la police militaire, des soldats qui savent comment mater des civils en toute discrétion. En plus de ça, nous enverrons cette fois des auxiliaires féminines, dans une proportion de 10 % : fini les plaintes pour viol. Qu’en dites-vous, monsieur ? Croyez-vous que vous puissiez vous en charger ? Considérant que c’est, à long terme, la meilleure solution pour votre propre peuple ?
J’ai répondu qu’il me fallait étudier cette proposition en détail, surtout le plan quinquennal et les quotas, et que je ne pouvais prendre à la hâte une telle décision.
— Certainement ! Certainement ! m’a-t-il dit. Je vais vous remettre un exemplaire du livret blanc que nous avons préparé ; emportez-le chez vous, étudiez-le et reposez-vous. Nous en reparlerons demain. Je ne vous demande qu’une chose : votre parole d’honneur de garder tout cela pour vous. Non que ce soit vraiment un secret… mais il vaut quand même mieux que tout soit réglé définitivement avant toute publicité. À ce propos, vous allez avoir besoin d’aide : nous vous la fournirons en envoyant à nos frais des journalistes de premier plan sur la Lune. Nous les paierons le prix nécessaire et les soumettrons à un entraînement constant dans la centrifugeuse, exactement comme pour nos savants ; enfin… vous connaissez le processus. Et cette fois, je vous le dis, nous ne nous tromperons pas. Ce vieux fou d’Hobart… dites-moi, il est bien mort, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur, mais j’avoue qu’il est complètement gâteux.
— Vous auriez dû le tuer. Tenez, voici votre exemplaire du plan.
— Monsieur ? Puisque nous parlons des vieillards… si le professeur de La Paz reste ici, il ne vivra pas plus de dix mois.
— C’est mieux ainsi, ne croyez-vous pas ?
J’ai essayé de répondre calmement.
— Vous ne comprenez pas : c’est un homme très aimé, pour qui tout le monde a le plus grand respect. Mon meilleur atout serait de le convaincre que vous avez véritablement l’intention de vous servir de fusées nucléaires, que son devoir de patriote est désormais de sauver ce qui peut encore l’être. Vous comprenez, si je dois rentrer sans lui… je crois tout simplement que je ne pourrais pas mener à bien cette affaire – je ne vivrai pas assez longtemps pour cela.
— Euh… Écoutez, laissez passer la nuit, nous en reparlerons demain… Disons à 14 heures ?
À peine embarqué sur le camion, je me suis mis à trembler de tous mes membres : je perdais facilement mon sang-froid. Stu m’attendait en compagnie de Prof.
— Alors ?
J’ai regardé autour de moi, me touchant l’oreille du doigt. Nous nous sommes enfouis sous deux couvertures et avons rapproché nos têtes. Le chariot de Prof et mon fauteuil ne représentaient aucun danger : je les vérifiais tous les matins, mais il nous semblait plus prudent de parler à voix basse – les murs avaient peut-être des oreilles.
J’ai commencé mon compte rendu, mais Prof m’a immédiatement arrêté :
— Nous avons tout le temps pour les détails ! Les faits d’abord !
— Il m’a proposé le poste de Gardien.
— J’espère que vous avez accepté.
— À 90 %. Je dois d’abord étudier ce tas de bêtises avant de lui donner ma réponse définitive demain. Stu, avec quelle rapidité pouvons-nous exécuter le plan « Fuite » ?
— Il est déjà en cours. Nous n’attendions que votre retour – en partant du principe que vous alliez revenir.
Les cinquante minutes suivantes ont été très occupées. Stu a fait venir un grand Hindou décharné revêtu d’un dhoti ; en une demi-heure, nous l’avons transformé en frère jumeau de Prof. Puis Stu a soulevé notre camarade de son brancard et l’a posé sur un divan. Il a été plus facile de me dédoubler. À la nuit tombée, nos deux sosies ont alors été amenés dans nos fauteuils roulants jusque dans le salon, et nous avons fait servir le dîner. Plusieurs personnes allaient et venaient. Parmi elles se trouvait une vieille femme hindoue en sari, au bras de Stuart La Joie. Un gros Hindou distingué les suivait.
Le plus dur a consisté à faire monter Prof sur le toit ; non seulement il n’avait jamais utilisé de supports de marche mécaniques, mais il était resté allongé sur le dos depuis maintenant plus d’un mois.
Heureusement, Stu le tenait fermement par le bras ; moi, j’ai serré les dents pour grimper tout seul ces treize terribles marches. J’ai failli m’écrouler une fois le toit atteint, mon cœur semblait sur le point d’éclater. Au moment prévu, un petit module silencieux a surgi de l’obscurité et nous sommes parvenus dix minutes plus tard au vaisseau que nous avions affrété, le même que nous avions utilisé jusque-là. Deux minutes plus tard, nous volions vers l’Australie. Je n’ai jamais su combien la préparation de cette évasion avait pu coûter – en particulier pour garder ce vaisseau toujours disponible –, mais c’était du beau travail.
Je me suis étendu auprès de Prof et, après avoir repris mon souffle, lui ai demandé :
— Comment vous sentez-vous ?
— Ça va, juste un peu fatigué et frustré !
— Ja, da. Frustré.
— De n’avoir pu voir le Taj Mahal, je veux dire. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller lorsque j’étais jeune… et dire que cette fois, à deux reprises, je me suis approché à moins d’un kilomètre, qu’une fois je suis resté dans ses parages plusieurs jours, cette fois-ci une journée, et que, malgré tout, je n’ai pu le voir et ne le verrai sans doute jamais.
— Ce n’est qu’un tombeau…
— Oui, comme Hélène de Troie n’était qu’une femme. Maintenant, mon vieux, dormons.
Nous avons atterri dans une ville nommée Darwin appartenant à la partie chinoise de l’Australie, où on nous a immédiatement transportés dans un vaisseau spatial, allongés sur des couchettes. Puis nous avons pris nos médicaments. Prof était déjà dans le cirage et je commençais moi-même à tourner de l’œil quand Stu est arrivé en souriant et s’est attaché sur une couchette. Je l’ai regardé.
— Vous venez aussi ? Qui va garder la boutique ?
— Ceux qui ont fait le travail jusqu’ici ; j’ai trouvé une bonne équipe et ils n’ont plus besoin de moi. Mannie, vieux camarade, je n’avais pas du tout envie de me faire coincer si loin de chez moi. Je veux dire, si loin de Luna, au cas où vous n’auriez pas compris. C’est comme si on prenait le dernier train pour Shanghai !
— Qu’est-ce que Shanghai vient faire là-dedans ?
— Oubliez ça, Mannie. Je suis ruiné, complètement à plat. Je dois de l’argent aux quatre coins du monde et mes dettes ne seront payées que si certaines valeurs évoluent comme Adam Selene m’a convaincu qu’elles allaient le faire, très bientôt. Sans compter que je suis recherché, ou que je le serai très vite, pour crime contre la paix et l’ordre public. Disons que je leur épargne la peine de me déporter. Croyez-vous que je pourrais, à mon âge, apprendre à forer le rocher ?
Je sentais mes idées se brouiller, les drogues commençaient à faire effet.
— Stu, pour Luna, tu n’es pas vieux… tu as à peine commencé… de toute manière… ton couvert sera toujours mis à la maison ! Mamie t’aime bien !
— Merci, mon ami, je suis content. Le voyant s’allume ! Respire à fond !
J’ai tout à coup été écrasé par une accélération de 10 G.
Notre vaisseau était l’un de ces transbordeurs qui effectuaient les trajets entre le sol et les orbites circumterrestres, de ceux que l’on utilisait pour rejoindre les satellites habités, ravitailler les vaisseaux patrouilleurs des N.F., ou assurer le transport des touristes vers les satellites-casinos. Il ne transportait que trois passagers au lieu de quarante et n’avait aucune cargaison à l’exception de trois combinaisons pressurisées et d’un canon en airain (oui, le joujou s’y trouvait aussi ; nos combinaisons pressurisées et la pétoire de Prof nous avaient précédées en Australie depuis une semaine). Cette Alouette que nous avions affrétée était un bon vaisseau ; l’équipage se composait du commandant et d’un pilote cyborg.
Nous disposions d’une réserve de carburant bien supérieure à ce dont nous avions besoin.
Nous avons accompli (d’après ce que l’on m’a dit) une approche normale sur le satellite Élysée… puis nous sommes brusquement passés d’une vitesse orbitale à la vitesse de libération – un choc encore plus violent que celui du décollage.
Les services de surveillance spatiale des N.F., qui ont immédiatement détecté cette modification de trajectoire, nous ont sommés de nous arrêter et de nous expliquer. Stu me l’a raconté ensuite, car j’étais encore en train de me remettre et de profiter du plaisir de l’état d’apesanteur, me maintenant en équilibre à l’aide d’une des courroies de sécurité. Prof, lui, était encore inconscient.
Ils veulent savoir qui nous sommes et ce que nous avons l’intention de faire, m’a prévenu Stu. Nous nous sommes présentés comme le transport spatial sous pavillon chinois le Lotus fleuri, en mission de sauvetage des savants détenus sur Luna, et nous leur avons donné notre numéro matricule – celui du Lotus fleuri.
— Et notre émetteur ?
— Mannie, si on m’a fourni ce pour quoi j’ai payé, notre émetteur nous a identifiés comme étant l’Alouette depuis maintenant dix minutes… et en ce moment, il émet le matricule du Lotus. De toute façon, nous serons bientôt fixés : il n’y a qu’un seul vaisseau susceptible de nous faire sauter et il doit nous attaquer dans… (Il s’est arrêté pour regarder sa montre) les vingt-sept prochaines minutes s’il veut avoir de bonnes chances de nous atteindre, d’après ce que m’a dit le brave robot qui pilote ce rafiot. Si vous avez quelques inquiétudes, dire vos prières ou envoyer un message, ou tout ce que l’on fait dans de telles circonstances, c’est le moment.
— Devrions-nous réveiller Prof ?
— Non, laissons-le dormir. Croyez-vous qu’il existe une manière plus agréable de faire le grand saut qu’en sommeillant paisiblement dans un nuage de gaz étincelant ? Pensez-vous qu’il veuille accomplir quelque devoir religieux ? Il ne m’a jamais paru très religieux, du moins pas dans une acception orthodoxe.
— En effet. Mais vous, si vous-même avez de telles préoccupations, je ne veux pas vous en empêcher.
— Merci ! J’ai fait ce qui m’a semblé nécessaire avant de décoller. Et vous, Mannie ? Je n’ai pas grand-chose d’un prêtre, mais je ferai mon possible pour vous aider. Des péchés sur la conscience, vieux frère ? Si vous avez besoin de vous confesser, vous savez, j’en connais un bout en la matière.
Je lui ai répondu que mes besoins actuels n’étaient pas de cet ordre ; puis je me suis rappelé mes péchés, certains fort agréables, et je lui en ai fait un récit plus ou moins authentique. Cela lui en a rappelé quelques-uns des siens, qui en ont amené d’autres… L’heure H est passée alors que nous nous racontions encore nos exploits. Stu La Joie est vraiment le type parfait pour passer ses derniers instants, même si en fin de compte ce ne sont pas les derniers.
Pendant deux jours, nous n’avons rien eu à faire, à part d’interminables et pénibles formalités destinées à nous empêcher d’importer d’innombrables maladies sur Luna. Je n’ai prêté aucune attention aux frissons et aux brûlants accès de fièvre tant je me sentais bien en état d’apesanteur, heureux de rentrer à la maison.
Presque heureux, en fait. Prof m’a demandé ce qui me préoccupait.
— Rien. L’impatience de rentrer enfin chez nous… à dire vrai, j’ai du mal à me faire à l’idée de notre échec. Prof, quelle erreur avons-nous commise ?
— Un échec, mon garçon ? Quel échec ?
— Je ne vois pas comment nous pourrions qualifier ça autrement. Nous demandions à être reconnus, ce n’est pas exactement ce que nous avons obtenu.
— Manuel, je vous dois des excuses. Vous devez vous souvenir des chances que nous donnait Adam Selene juste avant notre départ.
Stu ne pouvait nous entendre, mais par sécurité nous n’utilisions jamais le nom de « Mike ».
— Bien sûr que je m’en souviens ! Une sur cinquante-trois ; quand nous avons atteint la surface de Terra, nos chances sont tombées à une contre cent. Et combien maintenant ? Une sur mille ?
— J’ai reçu de nouvelles prévisions tous les deux ou trois jours… et c’est pourquoi je dois m’excuser auprès de vous. La dernière analyse, reçue juste avant notre départ, tenait compte de la réussite supposée de notre évasion de Terra et de notre retour chez nous en un seul morceau – au moins pour l’un de nous trois. Cela explique pourquoi nous avons demandé au camarade Stu de venir avec nous : comme tous les Terriens, il est doté d’une grande résistance aux fortes accélérations. Huit prévisions ont donc été effectuées pour envisager tous les scénarios possibles – de notre mort à tous les trois à notre survie. Acceptez-vous de miser quelques dollars sur ces dernières prévisions ? Vous n’avez qu’à m’indiquer votre fourchette, d’après vos propres calculs. Je vais quand même vous donner une indication : vous vous montrez beaucoup trop pessimiste.
— Euh… Non, zut ! Mais dites-moi !
— Les chances adverses ne sont maintenant que de soixante-dix contre une… et elles ont diminué continuellement depuis un mois. C’est ce que je ne pouvais pas vous dire.
J’étais surpris, ravi, heureux… et blessé.
— Que voulez-vous dire… que vous n’aviez pas le droit de m’en parler ? Vous savez, Prof, si vous ne me faites pas confiance, vous n’avez qu’à m’écarter et inclure Stu dans la cellule de direction.
— Je vous en prie, mon garçon. Il y aura sa place s’il arrive quelque chose à l’un d’entre nous, à vous, à moi ou à notre chère Wyoming. Je n’avais pas le droit de vous en parler tant que nous nous trouvions sur Terra. Maintenant je le peux, non parce que vous seriez indigne de confiance mais parce que vous n’êtes pas bon comédien. Vous jouiez beaucoup mieux votre rôle en pensant effectivement que notre but consistait à faire reconnaître notre indépendance.
— Et c’est maintenant qu’il m’en parle !
— Manuel, Manuel, nous devions lutter férocement à chaque instant… et perdre.
— Je vois ! Est-ce que je suis assez grand maintenant pour que vous m’expliquiez ?
— Je vous en prie, Manuel. Vous laisser dans l’ignorance augmentait sensiblement nos chances ; vous pourrez d’ailleurs le vérifier avec Adam. J’ajoute que Stuart a accepté sans rien dire d’être convoqué sur Luna. Camarade, ce Comité était trop petit et son président trop intelligent ; nous courions toujours le risque qu’ils nous offrent un compromis acceptable ; nous l’avons même frôlé le premier jour. Si nous avions pu les obliger à transmettre notre cas à l’Assemblée plénière, ils n’auraient pu agir de façon intelligente ; heureusement, nous avons été refoulés. Ce que je pouvais faire de mieux, c’était braquer le Comité, et même m’abaisser jusqu’aux attaques personnelles pour être certain qu’au moins un membre de ce Comité réagirait en dépit du bon sens.
— Je crois que je ne pourrai jamais comprendre ces plans alambiqués !
— C’est bien possible ! Heureusement, vous et moi, nous nous complétons. Manuel, vous souhaitez voir Luna enfin libérée ?
— Vous le savez bien !
— Vous savez aussi que Terra peut nous vaincre.
— Naturellement. Il n’y a jamais eu de prévision nous donnant ne serait-ce que des chances égales. Dans ces conditions, je ne comprends toujours pas pourquoi vous vouliez les provoquer !
— S’il vous plaît ! Étant donné qu’ils ont effectivement le pouvoir de nous imposer leur volonté, notre seule chance est d’affaiblir cette volonté. Voilà pourquoi il nous fallait nous rendre sur Terra : pour y semer la controverse et faire surgir une diversité d’opinions. Le plus intelligent de tous les généraux de l’histoire chinoise a dit un jour que la perfection de l’art de la guerre consiste à saper la volonté de son adversaire jusqu’au moment où il se rend sans combat. Cette maxime exprime à la fois notre ultime intention et la pire menace pesant sur nos épaules. Supposez un instant, comme cela semblait possible le premier jour, qu’ils nous aient proposé un compromis raisonnable. Mettre à la place du Gardien un gouverneur choisi parmi nous. Nous donner une autonomie locale ; nous permettre d’envoyer un délégué à l’Assemblée plénière ; augmenter le prix du grain sur l’aire de catapultage, voire octroyer des primes pour les accroissements de tonnage. Qu’ils aient désavoué la politique d’Hobart, qu’ils aient exprimé leurs regrets pour les viols et les assassinats, qu’ils aient même dédommagé les familles des victimes. Est-ce que cela aurait été accepté ?
— Ils ne nous ont rien offert de tout cela !
— Le président s’apprêtait à nous concéder quelque chose de ce genre lors de la première séance, et il tenait à ce moment-là tout son Comité dans le creux de la main. Il nous a même demandé le prix qu’à notre sens valait un tel marchandage. Supposez donc que nous soyons parvenus, dans les grandes lignes, à ce que je viens de définir. Est-ce que cela aurait paru acceptable chez nous ?
— Euh… peut-être.
— Bien plus que « peut-être », du moins d’après l’analyse à laquelle nous avions procédé juste avant notre départ. Et il fallait éviter cela à tout prix : un accord qui aurait calmé les esprits sans rien changer à l’essentiel, laissant intactes les conditions qui, à longue échéance, nous conduiraient au désastre. J’ai donc mis les pieds dans le plat en faisant le difficile, en notant quelques irrégularités, en me montrant poliment agressif. Manuel, vous comme moi – et Adam – savons qu’il faudra mettre un terme aux expéditions de produits alimentaires ; aucune autre solution ne pourra sauver Luna du désastre. Mais, pouvez-vous imaginer un fermier en train de se battre pour mettre fin à ces expéditions ?
— Non. Je me demande comment ils réagissent à l’arrêt des expéditions, sur Luna.
— Il n’y aura pas d’arrêt. C’est ce qu’Adam a fixé : aucune annonce, ni sur Terra ni sur Luna, avant d’être rentrés. Nous continuons à acheter du blé et les barges d’arriver à Bombay.
— Mais vous aviez dit que les expéditions s’arrêteraient immédiatement !
— C’était une menace, pas une obligation morale. Quelques expéditions de plus ou de moins ne changeront rien et nous avons besoin de gagner du temps. Pour l’instant, nous ne disposons que d’une faible minorité. La majorité se fiche éperdument de la question, mais on peut temporairement la faire pencher d’un côté ou de l’autre. Nous avons contre nous une autre minorité… surtout composée des producteurs de céréales qui s’intéressent davantage au prix du grain qu’à la politique. Ils grognent mais ils continuent d’accepter nos reçus dans l’espoir qu’ils vaudront quelque chose un jour. Dès que nous déclarerons l’arrêt des expéditions, ils se soulèveront contre nous. Adam espère avoir la majorité de notre côté au moment où nous l’annoncerons.
— Dans combien de temps ? Un an ? deux ?
— Deux, trois, quatre jours peut-être. Nous faisons éditer des extraits soigneusement choisis de leur plan quinquennal et des enregistrements que vous avez faits – sans oublier la proposition de vous faire jouer le petit chien fidèle pour le compte de l’Autorité et votre arrestation dans le Kentucky.
— Hé ! J’aimerais mieux qu’on oublie cela.
Prof a souri et m’a cligné de l’œil.
— Bon…, ai-je dit, mal à l’aise. D’accord, si ça peut être utile.
— Cela nous servira beaucoup plus que n’importe quelle statistique sur nos ressources naturelles.
Notre pilote ex-humain nous a fait alunir d’un seul coup, sans prendre la précaution de se mettre en orbite d’attente. Cela a provoqué un choc terrible, car le petit vaisseau était très sensible et la décélération d’environ 2 500 kilomètres par seconde : en moins d’une demi-minute, nous sommes arrivés à Johnson City. J’ai plutôt bien supporté l’alunissage, juste une terrible contraction clans la poitrine et une effrayante palpitation cardiaque – comme si un géant me serrait le cœur –, puis tout a été fini. Je respirais sans gêne, tout heureux d’avoir recouvré ma pesanteur habituelle. Mais ce pauvre vieux Prof en est presque mort.
Mike m’a dit plus tard que le pilote avait refusé de se plier aux ordres de la tour de contrôle ; Mike, lui, aurait fait descendre tout doucement le vaisseau, sans décélération brutale, il nous aurait manœuvrés comme on manie un panier d’œufs frais, sachant que Prof se trouvait à bord. Mais peut-être ce cyborg savait-il ce qu’il faisait ; une descente progressive dépense beaucoup de carburant et le Lotus-Alouette était au bord de la panne sèche.
Nous n’y aurions pas prêté attention si cette descente en catastrophe n’avait mis Prof en mauvaise posture. C’est Stu qui l’a remarqué le premier, alors que j’étais encore en train de reprendre mon souffle ; immédiatement, nous avons bondi tous les deux à ses côtés : stimulants cardiaques, bouche-à-bouche, massages. Il a finalement ouvert les yeux, nous a regardé et a souri.
— Chez nous, a-t-il murmuré.
Nous l’avons forcé à se reposer une vingtaine de minutes avant de lui permettre de revêtir sa combinaison pressurisée pour quitter le vaisseau ; il était passé aussi près de la mort que possible, même s’il n’avait pas entendu chanter les anges. Pendant ce temps le commandant du vaisseau faisait le plein, impatient de nous quitter et d’embarquer des passagers… ce flibustier ne nous avait pas adressé un seul mol pendant tout le trajet ; sans doute regrettait-il que l’argent l’ait convaincu d’entreprendre un voyage qui pouvait fort bien le ruiner ou le tuer.
Puis Wyoh est entrée dans le vaisseau ; elle avait mis une combinaison pour venir à notre rencontre. Stu n’avait jamais dû la voir dans cette tenue ; je suis en tout cas certain qu’il ne l’avait jamais connue blonde ; il se tenait près d’elle, à attendre que je le présente. Puis, l’étrange « homme » en combinaison l’a serré dans ses bras.
J’ai entendu la voix étouffée de Wyoh :
— Bon sang, Mannie ! mon casque.
Quand j’ai soulevé son casque, elle a secoué ses boucles blondes et lui a souri.
— Stu, tu n’es pas heureux de me voir ? Tu ne me reconnais pas ?
Son visage s’est lentement fendu d’un large sourire, comme l’aurore qui vient éclairer nos mers.
— Strasvoutié, gospoja ! Je suis ravi de te revoir.
— Et gospoja, avec ça ! Pour toi, mon cher, je m’appelle Wyoh, comme avant. Mannie ne t’a donc pas dit que j’étais redevenue blonde ?
— Si, mais il y a une sacrée différence entre savoir et voir !
— Tu t’y habitueras.
Elle s’est penchée sur Prof, l’a embrassé, l’a enlacé puis elle s’est redressée pour m’accueillir, sans casque cette fois, ce qui nous a tous les deux fait pleurer malgré ces sacrées combinaisons. Puis elle s’est retournée vers Stu pour l’embrasser.
Comme il reculait légèrement, elle a interrompu son mouvement.
— Stu, me faudra-t-il redevenir noire pour que tu acceptes de me dire bonjour ?
Stu m’a lancé un coup d’œil, puis l’a embrassée. Wyoh lui a consacré autant de temps et d’ardeur qu’à moi.
J’ai compris plus tard la raison de son curieux comportement. Stu, même s’il était engagé volontairement parmi nous, n’était pas encore un vrai Lunatique – et dans l’intervalle, Wyoh s’était mariée. Mais où était le problème ? Sur la Terre, d’accord, cela avait de l’importance, et Stu ne savait pas encore, jusque dans la moelle de ses os, qu’une Lunatique est sa propre maîtresse. Pauvre nouveau débarqué, il pensait que je pouvais, moi, me fâcher !
Après avoir aidé Prof à revêtir sa combinaison, nous avons mis les nôtres et sommes partis, moi avec le canon sous le bras. Une fois dans le sous-sol, en atmosphère pressurisée, nous nous sommes dévêtus et j’ai vu avec plaisir que Wyoh portait sous la sienne la robe rouge que je lui avais offerte il y avait une éternité. Après l’avoir défripée, elle a fait bouffer sa jupe.
La salle d’immigration était presque vide, il n’y avait qu’une quarantaine d’hommes alignés le long d’un mur, comme de nouveaux déportés ; ils portaient des combinaisons pressurisées avec des casques : des Terriens qui rentraient chez eux, des touristes désemparés et quelques savants. Leurs combinaisons resteraient ici et seraient déchargées avant le décollage. Je les ai regardés, pensant au cyborg qui nous avait pilotés. Quand l’Alouette avait été affrétée, nous lui avions fait ôter toutes les couchettes, à l’exception des nôtres ; ces gens allaient supporter l’accélération étendus sur les tôles du plancher… Si le commandant ne prenait pas de précautions, il allait retrouver ces Terriens écrabouillés à l’arrivée.
J’en ai parlé à Stu.
— N’y pensez plus, m’a-t-il dit. Le commandant Leures a des coussins en caoutchouc à bord. Il fera le nécessaire pour qu’ils ne se blessent pas : après tout, ils représentent son assurance-vie.
La trentaine de membres de ma famille – de grand-père jusqu’aux nourrissons – nous attendait au sas suivant, au niveau en dessous ; nous nous sommes embrassés et congratulés en pleurant. Cette fois, Stu n’a pas reculé. La petite Hazel a fait des cérémonies pour nous embrasser. Elle nous a coiffés de bonnets phrygiens et donné l’accolade ; à ce signal, toute la famille a enfilé les bonnets et j’ai fondu en larmes. C’est sans doute cela, le sentiment de patriotisme : ça vous fait mal et ça vous rend heureux à la fois… Mais c’était peut-être aussi tout simplement la joie de revoir mes bien-aimés.
— Où est Slim ? ai-je demandé à Hazel. Il n’a pas été invité ?
— Il ne pouvait pas venir, il est maître adjoint des cérémonies pour votre réception.
— Une réception ? Exactement ce qu’il nous faut…
— Tu verras bien.
J’ai vu. La famille avait bien fait de venir à notre rencontre ; le trajet jusqu’à L City (une capsule rien que pour nous) a été notre seul moment de relative intimité. À la station Ouest, une foule immense nous attendait, une véritable mer de bonnets phrygiens. On nous a portés en triomphe jusqu’au Vieux Dôme. Nous étions protégés par une garde d’honneur composée de stilyagi qui devaient jouer des coudes pour écarter nos admirateurs et fendre la foule qui chantait sans arrêt. Les garçons portaient des bonnets rouges et des chemises blanches, les filles des chemisiers blancs et des shorts de la même couleur que les bonnets.
À la station et pendant tout le trajet jusqu’au Vieux Dôme, je me suis fait embrasser par des femmes que je n’avais jamais vues auparavant et que je n’ai pas revues depuis. À ce moment, je me rappelle m’être demandé si les mesures que nous avions prises en guise de quarantaine seraient efficaces, sinon la moitié de L City allait se retrouver au lit avec un bon rhume, ou même pire. (Nous étions apparemment sains car il n’y a pas eu d’épidémie. Je me rappelle l’époque, dans mon enfance, où une épidémie de rougeole avait fait rage, provoquant des milliers de morts.)
Et je m’inquiétais pour Prof : cette réception semblait beaucoup trop pénible pour un homme qui, une heure auparavant, avait un pied dans la tombe. Pourtant, non seulement il semblait y prendre le plus grand plaisir mais, arrivé au Vieux Dôme, il a fait un discours merveilleux, pas forcément cohérent mais émaillé d’épithètes ronflantes ; il y a parlé de « l’amour », de « la patrie », de « Luna » ; il s’est adressé à ses « camarades, ses voisins », il est même allé jusqu’à évoquer notre combat « au coude à coude », tout cela a obtenu un vif succès.
Ils avaient édifié une estrade surmontée d’un grand écran vidéo, sur la face Sud. Adam Selene nous a accueillis, par l’intermédiaire de l’écran, puis les projecteurs ont reproduit le visage de Prof et amplifié sa voix pour lui éviter de parler trop fort. Il devait pourtant s’arrêter entre chaque phrase car les applaudissements de la foule parvenaient à couvrir la puissance des haut-parleurs – il avait de toute façon besoin de ces silences pour se reposer. À ce moment précis, Prof ne paraissait plus du tout vieux, ni fatigué, ni malade. Il n’avait eu besoin que d’un seul remède, ai-je alors compris : se trouver de nouveau sur ce bon vieux Roc. Je pouvais d’ailleurs en dire autant ! C’était vraiment merveilleux de recouvrer son poids normal, de se sentir vraiment fort, de respirer l’air pur et revigorant de sa ville.
Et ce n’était pas une petite ville ! Il paraissait naturellement impossible de réunir toute la population de L City dans le Vieux Dôme, mais on aurait dit qu’ils avaient essayé. J’ai tenté d’isoler un échantillon de 10 mètres carrés et de compter les têtes : parvenu à deux cents avant d’avoir couvert la moitié de la surface, j’ai abandonné. Le Quotidien Lunatique a évalué la foule à trente mille personnes, ce qui semble impossible.
Le discours de Prof a néanmoins été entendu par près de trois millions d’auditeurs car la vidéo a transmis le spectacle à tous ceux qui n’avaient pu s’entasser dans le Vieux Dôme ; câbles et relais traversaient en effet nos mers désertes pour atteindre les terriers isolés. Il en a profité pour parler de l’état d’esclavage que l’Autorité prévoyait pour eux.
Il a agité devant lui le « Livret blanc ».
— Le voici ! a-t-il hurlé. Vos chaînes ! Vos fers ! Allez-vous les porter ?
— NON !
— Ils disent pourtant que vous le devez. Ils disent qu’ils se serviront de bombes H, qu’ensuite les survivants se rendront et accepteront leurs chaînes. Et ça, le voulez-vous ?
— NON ! JAMAIS !
— Vous avez raison ! Ils nous menacent d’envoyer des troupes, toujours plus de troupes pour violer et pour assassiner. Mais nous les combattrons.
— DA !
— Nous les combattrons à la surface, nous les combattrons dans les tunnels, nous les combattrons dans les corridors ! Si nous devons mourir, nous mourrons libres !
— Yes ! Ja ! Da ! On va leur faire voir !
— Et, si nous devons mourir, que l’Histoire nous rende justice et grave sur la pierre : Luna a connu son heure de gloire ! Donnez-nous la liberté… ou donnez-nous la mort !
Certaines de ses paroles m’étaient familières mais semblaient neuves dans sa bouche. Je me suis moi aussi joint aux applaudissements, tout en sachant que nous ne pouvions vaincre Terra. Je suis technicien de métier et je sais bien qu’une fusée à ogive nucléaire se fiche pas mal de votre bravoure ! Mais je me tenais prêt, moi aussi. S’ils voulaient la guerre, ils l’auraient !
Prof les a laissés gronder à leur aise puis leur a fait entonner le « Chant des Soldats de la République », la version de Simon. Adam est revenu sur l’écran et les a entraînés en chantant avec eux, tandis que nous essayions de nous esquiver pour descendre de l’estrade avec l’aide de nos stilyagi sous les ordres de Slim. Malheureusement, les femmes ne voulaient pas nous laisser partir et en général, quand elles veulent quelque chose, elles se débrouillent mieux que nous pour remporter la partie. Il était déjà 22 heures quand, tous les quatre, Wyoh, Prof, Stu et moi-même, nous sommes retrouves dans notre petite chambre L du Raffles où Adam-Mike n’a pas tardé à nous rejoindre par l’intermédiaire de la vidéo. Nous crevions littéralement de faim. J’ai donc commandé à dîner – Prof a insisté pour que nous mangions avant de revoir les plans.
Puis nous nous sommes mis au travail.
Adam a commencé par me demander de lire à haute voix le « Livret blanc », à son intention et pour la camarade Wyoming.
— Mais d’abord, camarade Manuel, si vous avez les enregistrements faits sur Terra, pourriez-vous me les transmettre dans mon bureau ? par téléphone à haut débit ? Je les ferai transcrire pour étude car je n’ai, jusqu’à maintenant, que les résumés codés que le camarade Stuart m’a fait parvenir.
J’ai obtempéré, conscient que Mike les étudierait immédiatement et que ces belles paroles faisaient partie du mythe « Adam Selene ». J’ai alors décidé de parler à Prof pour lui proposer de mettre Stu au courant : s’il devait faire partie de la cellule de direction, continuer à jouer cette comédie me paraissait maladroit.
Transmettre les enregistrements à Mike n’a pris que cinq minutes, la lecture à haute voix une demi-heure. Une fois cela fait, Adam a repris la parole :
— Professeur, la réception a remporté un succès plus grand que je ne l’avais escompté, essentiellement grâce à votre discours. Je pense que nous devrions faire voter l’embargo par le Congrès aussi vite que possible. Je peux envoyer cette nuit des convocations pour une session extraordinaire demain à midi. Qu’en pensez-vous ?
— J’imagine que ces bavards vont en parler pendant des semaines, ai-je répondu. Si nous devons en passer par eux – et je ne comprends pas pourquoi nous le devrions – il faut faire comme pour la Déclaration. Commençons très tard, et prolongeons la séance après minuit, avec nos gens à nous.
— Pardonnez-moi. Manuel, m’a répondu Adam, mais de votre côté il vous faut savoir que la situation a changé ici durant votre absence. Il ne s’agit plus du même groupe au Congrès. Camarade Wyoming ?
— Mannie chéri, nous sommes maintenant gouvernés par un Congrès issu d’élections libres. C’est lui qui doit prendre la décision.
— Vous avez organisé des élections et vous leur avez remis le pouvoir, la totalité du pouvoir ? Que devient notre rôle, dans tout ça ? ai-je lentement articulé en regardant Prof, m’attendant à une explosion. (Mon opposition n’avait sans doute pas les mêmes motifs que la sienne, mais je ne voyais vraiment aucune raison pour avoir remplacé une assemblée de bavards par une autre. La première avait au moins eu l’avantage d’être tellement désorganisée que nous avions pu la manipuler à notre guise ; les nouveaux représentants, eux, resteraient collés à leurs sièges.)
Prof ne semblait pas s’en faire, il avait croisé les doigts et paraissait calme.
— Manuel, je ne crois pas que la situation soit aussi mauvaise que ça. Il faut sans cesse s’adapter à la mythologie populaire : autrefois, les rois régnaient par droit divin, et le problème était de s’assurer que la divinité élise le bon candidat ; à notre époque, le mythe actuel, c’est la « volonté du peuple »… mais le problème n’a pas véritablement changé. Le camarade Adam et moi-même avons longuement discuté des moyens de satisfaire cette volonté du peuple, et j’ose dire que la solution choisie est acceptable par tous.
— Si vous l’affirmez… d’accord ! Mais pourquoi ne nous avoir rien dit ? Stu, étiez-vous au courant ?
— Non, Mannie. Il n’y avait aucune raison de m’en parler. (Il a haussé les épaules) En tant que monarchiste, je ne m’intéresse pas à ces questions. Mais je me range à l’avis de Prof quand il dit qu’à notre époque les élections sont un rite nécessaire.
— Manuel, a dit Prof, il n’était pas nécessaire de nous en parler avant notre retour, vous et moi avions autre chose à faire. Le camarade Adam et la camarade Wyoming se sont occupés de cette question pendant notre absence… ne vaut-il donc pas mieux savoir ce qu’ils ont fait avant de les juger ?
— Excusez-moi. Alors, Wyoh ?
— Nous n’avons rien laissé au hasard. Mannie, vraiment rien. Adam et moi avons établi qu’un Congrès de trois cents membres nous conviendrait. Nous avons passé des heures et des heures à étudier les listes du Parti, et nous avons même examiné le nom des personnalités qui n’y appartenaient pas. Nous avons finalement formé une liste de candidats, dont certains membres du Congrès ad hoc ; tous n’étaient pas des bavards, nous en avons conservé autant que nous le pouvions. Après quoi Adam a téléphoné à chacun d’eux pour demander s’il – ou elle – accepterait de se dévouer… et de garder le secret. Nous avons dû en remplacer quelques-uns.
« Quand nous avons été prêts, Adam a fait un discours-vidéo pour annoncer que le temps était venu d’honorer la promesse du Parti d’organiser des élections libres. Il a fixé la date du scrutin, a déclaré que tous les individus de plus de seize ans auraient le droit de vote et enfin qu’il suffisait pour poser sa candidature – car n’importe qui pouvait être candidat – de réunir une centaine de signatures sur une pétition personnelle et de l’expédier au Vieux Dôme ou, pour les autres termitières, au siège des publications officielles. Oui, nous avons organisé trente circonscriptions électorales, avec dix députés par circonscription. Ainsi, toutes les termitières ont pu être représentées, sauf les plus petites.
— Vous aviez donc tout préparé et la liste du Parti l’a emporté ?
— Oh, non ! pas du tout, mon cher ! Il n’y avait pas de liste du Parti, du moins pas officiellement. Mais bien entendu, nous avions notre liste de candidats toute prête… et je dois dire que mes stilyagi ont fait un beau travail de collecte de signatures pour les dépôts de candidature ; nous avons posté les nôtres dès le premier jour. Beaucoup d’autres personnes en ont envoyé : il y a eu plus de deux mille candidats. Mais nous n’avons laissé qu’un délai de dix jours entre l’annonce des élections et le scrutin lui-même ; nous savions parfaitement ce que nous voulions tandis que l’opposition n’a pas eu le temps de surpasser ses divisions. Adam n’a même pas eu à s’engager publiquement pour soutenir nos candidats. Tout a parfaitement marché. Tu as été élu avec une majorité de sept mille votants, mon cher, et ton adversaire le mieux placé n’a même pas réuni mille voix.
— Moi… élu ?
— Oui, toi, moi, Prof et le camarade Clayton, comme tous ceux que nous avions estimé devoir faire partie du Congrès. Et ça n’a pas été difficile. Bien qu’Adam n’ait jamais soutenu personne, je n’ai pas hésité à faire savoir par nos camarades qui il désirait voir élu. Simon, lui aussi, s’est mis de la partie. Sans compter nos bonnes relations avec les journalistes. Comme j’aurais aimé que tu sois là la nuit des résultats ! C’était merveilleux !
— Comment avez-vous fait pour dépouiller le scrutin ? Je n’ai jamais compris comment fonctionnent des élections. On écrit les noms sur un bulletin, sur un bout de papier ?
— Oh, non, pas du tout ! Nous avons adopté un système bien plus pratique… Après tout, quelques-uns de nos meilleurs éléments ne savent pas écrire : nous avons donc utilisé les banques comme bureaux de vote, leurs employés comme inspecteurs pour identifier les clients, et ces derniers pour se porter garants des membres de leur famille et de leurs voisins qui n’avaient pas de compte. Les gens ont voté oralement, les employés enregistrant les votes dans les ordinateurs des banques, devant le votant. Ainsi les résultats ont immédiatement été transmis à Luna City pour comptage. Nous avons pu faire voter tout le monde en moins de trois heures, et les résultats ont été publiés quelques minutes seulement après la clôture du scrutin.
Une idée m’a traversé l’esprit tout à coup, qui supposait d’interroger Wyoming en privé. Non, pas Wyoh, Mike lui-même. Je lui ferai oublier sa dignité d’« Adam Selene » et je saurai bien arracher la vérité de ses neuristors : vous vous rappelez ce chèque de dix millions de milliards de dollars ? En y pensant, je me suis demandé combien d’électeurs avaient voté pour moi, sept mille ? sept cents ? Ou seulement ma famille et mes amis ?
En tout cas, je n’avais plus d’inquiétudes à propos de ce nouveau Congrès : Prof n’avait pas biseauté les cartes. Mieux : il les avait distribuées lui-même puis s’était rendu sur Terra au moment où le crime allait être commis. Inutile de demander à Wyoh, elle n’avait même pas besoin de savoir ce que Mike avait fait… elle jouerait bien mieux son rôle si on la tenait dans l’ignorance.
D’ailleurs, personne ne soupçonnerait jamais rien car il y a une chose que tout le monde tient pour établie : lorsque l’on fournit des chiffres exacts à un ordinateur, il en ressort des chiffres exacts. Moi-même, je n’en avais jamais douté avant de rencontrer un ordinateur doté du sens de l’humour.
J’ai alors remisé mon intention de mettre Stu au courant pour Mike. Trois, c’était déjà deux de trop. Peut-être même trois.
— M…, ai-je commencé (puis je me suis rattrapé :) Ma parole ! Quelle efficacité ! De combien de sièges se compose notre majorité ?
Adam m’a répondu d’un ton neutre : 86 % de nos candidats ont été élus… cela correspond à peu près à ce que j’avais prévu.
(« À peu près », par mon bras gauche artificiel ! c’était exactement ce que tu avais prévu, Mike, vieux tas de ferraille !)
— Je retire mon opposition à une séance de jour – j’y serai.
— Supposons que l’embargo soit immédiatement décidé et appliqué, a dit Stu. Nous aurons besoin de quelque chose pour nourrir l’enthousiasme dont nous avons été témoins cette nuit. Sinon, la longue période de calme et le marasme économique croissant que ne va pas manquer de provoquer l’embargo s’accompagneront rapidement de lassitude. Adam, vous m’avez impressionné en faisant preuve d’une telle adresse pour prévoir l’avenir avec certitude. Vous semble-t-il que mes prévisions soient erronées ?
— Non.
— Alors ?
Adam nous a regardés à tour de rôle ; il était pratiquement impossible de croire qu’il s’agissait là d’une image truquée, que Mike ne nous situait que grâce à ses récepteurs stéréophoniques.
— Camarades… une guerre ouverte doit absolument être déclenchée aussi vite que possible.
Personne n’a dit mot. C’est une chose de parler de la guerre, et une autre est de l’affronter. Au bout d’un long moment, j’ai demandé en soupirant :
— Quand commençons-nous à lancer des cailloux ?
— Nous n’allons pas commencer, a répondu Adam. Ils doivent frapper les premiers. Le problème est de trouver comment les inciter à le faire. Je vais consacrer l’essentiel de mes pensées à ce problème. Camarade Manuel ?
— Euh… Ne me regardez pas comme ça. Moi, je commencerais par envoyer un beau petit caillou sur Agra… il y a là-bas un type qui gâche beaucoup de place à lui tout seul. Mais ce n’est pas le but recherché.
— Non, en effet, ce n’est pas le but recherché, a répété Adam avec grand sérieux. Non seulement vous rempliriez de fureur toute la nation indienne, car c’est un peuple essentiellement opposé à la destruction de la vie, mais vous provoqueriez aussi la colère et l’indignation de tous les peuples de la Terre en détruisant le Taj Mahal.
— Et la mienne, a ajouté Prof. Ne dites pas de bêtises. Manuel.
— Minute, je n’ai pas dit de le faire. De toute manière, nous pourrions épargner le Taj.
— Manuel, a continué Prof, comme l’a fait remarquer Adam, notre stratégie doit les pousser à frapper les premiers : dans la théorie des jeux, la tactique classique « Pearl Harbor » donne un grand avantage en matière de Weltpolitik. Mais comment ? Adam, je propose d’ancrer chez eux l’idée que nous sommes faibles et divisés, et qu’il leur suffira de montrer leur force pour nous ramener dans le droit chemin. Stu ? Vos gens sur Terra pourraient nous y aider. Supposons que le Congrès nous répudie, Manuel et moi ? Quel en serait l’effet ?
— Oh, non ! pas ça ! s’est exclamée Wyoh.
— Mais si, justement, ma chère Wyoh. Inutile de le faire vraiment, il suffirait de le diffuser aux agences de presse sur Terra. Mieux encore : transmettre la nouvelle par un canal clandestin que nous attribuerions aux savants terriens restés avec nous, tandis que nos émetteurs officiels montreraient les stigmates d’une féroce censure. Adam ?
— Je prends note que c’est un point de tactique à inclure dans notre stratégie, mais cela reste insuffisant. Nous devons être bombardés.
— Adam, a dit Wyoh, pourquoi dites-vous cela ? Même si Luna City peut résister à leurs bombes les plus puissantes – ce que je désire ne jamais vérifier –, nous savons bien que nous ne l’emporterons pas en cas de guerre totale. Vous l’avez répété vous-même à plusieurs reprises. N’y a-t-il donc aucun moyen de les décider à tout simplement nous laisser tranquilles ?
Adam a alors fait une moue pensive, et j’ai pensé : « Mike, cesse de jouer ton rôle, ou tu vas finir par me convaincre moi aussi ! » Il commençait à m’ennuyer, j’avais envie de bavarder avec lui en privé sans qu’il me soit nécessaire de m’adresser au « président Selene » !
— Camarade Wyoming, a-t-il repris sérieusement, c’est une question de pure théorie qui trouve sa place dans un jeu parfaitement réel. Nous disposons d’un certain nombre d’avantages, nous avons quelques « atouts » et donc une certaine liberté de mouvement ; nos adversaires, eux, ont beaucoup plus de ressources et un éventail de ripostes infiniment plus grand. Il nous faut donc agir de façon à utiliser au mieux notre force et obtenir une solution optimum en les poussant à gâcher leurs moyens et en les empêchant de les utiliser au maximum. Il nous est donc essentiel d’imposer notre propre calendrier et de faire une ouverture convenable, dans cette partie difficile, pour déclencher une série d’événements favorables à notre stratégie. Je me rends parfaitement compte que ce plan n’est pas très clair ; il me serait possible de faire traiter toutes les données par un ordinateur pour vous convaincre de sa pertinence, mais je pense que vous pouvez me faire confiance et accepter mes conclusions… ce qui ne vous empêche pas, d’ailleurs, d’étudier vous-même le problème.
Il rappelait ainsi à Wyoh (sous le nez de Stu) qu’il n’était pas Adam Selene mais Mike, notre matériel pensant, un ordinateur – le meilleur que l’on puisse trouver – capable de traiter le problème le plus compliqué.
Wyoh a refusé :
— Non, non ! Je n’ai jamais rien compris aux maths. D’accord, nous ferons ainsi, mais de quelle manière ?
Nous avons parlé jusqu’à 4 heures du matin avant de trouver un plan qui convienne à Prof et à Stu aussi bien qu’à Adam… c’est du moins le temps qu’il a fallu à Mike pour nous faire ingurgiter son plan tout en paraissant étudier nos idées. Ou bien s’agissait-il d’un plan de Prof, avec Adam Selene dans le rôle du vendeur ?
De toute manière, nous avions maintenant un plan et un calendrier, issus de notre remarquable stratégie définie le mardi 14 mai 2075, que nous avions suivis presque à la lettre, n’acceptant que les modifications que nous avaient imposées les événements tels qu’ils s’étaient effectivement produits. Pour nous, il s’agissait surtout de nous conduire aussi désagréablement que possible tout en donnant l’impression qu’il serait vraiment facile de nous mater.
Je suis donc allé dans la Salle commune vers midi, encore ensommeillé, pour m’apercevoir que j’aurais pu dormir deux heures de plus : les députés de Hong-Kong ne pouvaient vraiment pas venir aussi tôt, même en prenant le métro sur tout le trajet. Wyoh n’a pas ouvert la séance avant 14 h 30.
C’était en effet ma nouvelle épousée qui présidait par intérim, car rassemblée n’avait pas encore fixé son règlement. Les usages parlementaires lui semblaient parfaitement naturels, et elle n’était certes pas un mauvais choix : un troupeau de Lunatiques se comporte toujours beaucoup mieux quand c’est une femme qui brandit le marteau.
Je ne vais pas relater en détail tout ce qu’a fait ou dit ce nouveau Congrès au cours de cette session ni au cours de celles qui l’ont suivi : les comptes rendus sont disponibles. Je n’y suis apparu que lorsque cela s’avérait nécessaire et je ne me suis jamais préoccupé d’apprendre les règlements en usage dans ces assemblées de bavards : un mélange, à parts égales, de politesse ordinaire et des moyens magiques dont disposait le président (ou la présidente) pour faire prévaloir son point de vue.
Wyoh avait à peine déclaré la séance ouverte qu’un hurluberlu s’est levé :
— Gospoja présidente, ne pourrions-nous faire une entorse au règlement et entendre le camarade professeur de La Paz ?… (Ce qui a déclenché un tonnerre d’applaudissements.)
Wyoh a tapé avec son marteau sur le bureau.
— Cette motion n’est pas inscrite à l’ordre du jour et le député de Churchill-Inférieur est prié de se rasseoir. Notre assemblée s’ajournera sans interruption. Le président du Comité des règlements ordinaires, des résolutions et des services gouvernementaux a la parole.
Ledit président s’est révélé être Wolfgang Korsakov, député de Tycho-Inféricur (également membre de la cellule de Prof et filou n°1 de la LuNoHoCo) ; non seulement il avait la parole, mais il l’a gardée toute la journée, ne s’arrêtant que lorsque cela lui convenait (il permettait de parler à ceux qu’il choisissait et non à ceux qui le désiraient). Personne ne s’est trop ennuyé, cette foule semblait se satisfaire d’être commandée. Une foule bruyante mais disciplinée.
À l’heure du dîner, Luna avait un gouvernement pour remplacer le conseil fantoche que nous avions nous-mêmes créé et qui nous avait envoyés, Prof et moi, sur Terra. Le Congrès a entériné tous les actes du gouvernement provisoire, approuvant ainsi tout ce que nous avions fait ; il l’a remercié de son activité et demandé que le Comité de Wolfgang continue son travail dans le cadre du gouvernement actuel.
Prof a été élu président du Congrès et Premier ministre de droit du gouvernement intérimaire en attendant que nous ayons une Constitution. Il a protesté, mettant en avant son âge et sa santé, puis dit qu’il serait heureux de se dévouer si on pouvait l’aider pour certaines tâches : il était vieux et son voyage sur Terra l’avait trop épuisé pour assumer la responsabilité d’une présidence – sauf pour des affaires d’État –, aussi désirait-il que le Congrès élise un président et un vice-président. En outre, il pensait que le Congrès devait augmenter le nombre de ses membres, à hauteur de 10 %, avec des députés « libres » ; cela permettrait au Premier ministre, quel qu’il soit, de choisir des ministres ou des secrétaires d’État qui ne seraient pas députés au Congrès… il pensait surtout à des ministres sans portefeuille qui pourraient le décharger de certaines tâches.
Ils ont refusé. La plupart d’entre eux étaient fiers de leur rôle de « parlementaires » et se montraient déjà jaloux de leur statut. Prof s’est contenté de s’asseoir, l’air fort fatigué, et d’attendre… Quelqu’un a fait remarquer que cela ne touchait en rien aux prérogatives du Congrès ; ils se sont donc décidés à lui accorder ce qu’il avait demandé.
Un député a alors pris la parole pour interroger la présidence : tout le monde savait (a-t-il dit) qu’Adam Selene s’était abstenu de se présenter aux élections parce qu’il ne voulait pas user de sa position de président du Comité provisoire pour se ménager une entrée dans le nouveau gouvernement. L’honorable présidente ne pouvait-elle pourtant pas dire aux députés s’il existait une quelconque raison pour ne pas élire Adam Selene « député libre » en remerciement pour les immenses services qu’il avait rendus ? Pour faire connaître à Luna entière – oui, à Luna, à tous les vers de Terre, et surtout à l’ex-Autorité Lunaire – que nous n’avions pas l’intention de renier Adam Selene, qu’il restait notre homme d’État bien-aimé et que s’il n’était pas notre président, c’était seulement parce qu’il avait choisi de ne pas l’être !
Il y a eu un tonnerre d’applaudissements, à n’en plus finir. Vous pourrez retrouver dans le Journal Officiel le nom de celui qui a fait ce discours et, si vous avez l’esprit critique, vous comprendrez rapidement que Prof en était l’auteur et que Wyoh l’avait d’une manière ou d’une autre implanté dans l’esprit de l’orateur.
Voici donc le gouvernement, tel qu’il a été complété au cours des jours suivants :
Premier ministre et secrétaire d’État aux Affaires étrangères : professeur Bernardo de La Paz.
Président : Finn Nielsen ; vice-président : Wyoming Davis.
Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et ministre de la Défense : le général O’Kelly Davis ; ministre de l’Information : Terence Sheehan (Sheenie avait abandonné à son sous-directeur son poste à la Pravda pour pouvoir travailler avec Adam et Stu) ; ministre sans portefeuille détaché au ministère de l’Information : Stuart René La Joie, « député libre » ; secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances (et gardien des propriétés ennemies) : Wolfgang Korsakov ; ministre de l’Intérieur et de la Sécurité : le camarade « Clayton » Watenabe ; ministre sans portefeuille et secrétaire particulier du Premier ministre : Adam Selene ; sans parler d’une douzaine de ministres sans portefeuille venant d’autres termitières.
Comprenez-vous ce qu’il en était ? Si l’on fait abstraction des titres fantaisistes, la cellule B continuait de diriger les affaires publiques, avec l’aide de Mike, et elle était soutenue par un Congrès qui nous faisait gagner les votes que nous lui soumettions mais qui pouvait refuser les motions que nous ne voulions pas voir adopter ou qui ne nous intéressaient pas.
Pourtant, à cette époque, je ne comprenais pas l’utilité de tous ces bavardages.
Au cours de la séance de nuit. Prof a rendu compte de notre voyage puis m’a donné la parole – avec l’autorisation du président Korsakov – pour me permettre d’expliquer la signification du « plan quinquennal » et pour raconter comment l’Autorité avait essayé de me corrompre. Je suis un piètre orateur, mais pendant le dîner, j’avais eu le temps de bûcher le discours que Mike m’avait concocté. Il l’avait rédigé d’une plume tellement acerbe que je me suis senti de fort mauvaise humeur. Je l’ai récité sous l’effet de la colère et j’ai mis toute mon âme pour le rendre convaincant. L’assemblée était véritablement houleuse, chauffée à blanc, quand je me suis rassis.
Prof s’est alors avancé, pâle et émacié :
— Camarades députés, qu’allons-nous faire ? Je propose, si le président Korsakov y consent, que nous discutions officieusement pour savoir comment nous allons réagir devant cette dernière insolence adressée à notre nation.
Un des membres, député de Novylen, voulait déclarer la guerre et c’est bien ce qu’ils auraient fait si Prof n’avait indiqué qu’ils n’avaient pas encore fini d’écouter les rapports du Comité.
Davantage de bavardages, de plus en plus amers. À la fin, le camarade député Chang Jones a pris la parole :
— Députés, mes amis – excusez-moi, gospodin Korsakov –, je suis, pour ma part, producteur de riz et de blé. Je veux dire que je l’étais, car au mois de mai, j’ai contracté un prêt à la banque et, avec mes enfants, nous sommes en train de nous convertir à la polyculture. Nous sommes actuellement ruinés, j’ai même dû emprunter l’argent de mon ticket de métro pour venir ici, mais ma famille a de quoi manger et il n’est pas impossible qu’un jour, je puisse rembourser la banque. Au moins, je ne produis plus de céréales.
« Néanmoins, il y a d’autres producteurs de céréales. Jusqu’ici, la cadence des expéditions n’a pas diminué d’une seule barge. Encore aujourd’hui, nous continuons de livrer, en espérant qu’un jour ou l’autre leurs chèques vaudront quelque chose.
« Mais nous savons maintenant ce qu’il en est ! Ils nous ont dit ce qu’ils avaient l’intention de faire de nous, ce qu’ils voulaient nous infliger ! Je dis que la seule manière de montrer à ces escrocs comment nous voulons traiter avec eux, c’est d’arrêter les expéditions immédiatement, sans perdre un instant ! Plus une seule tonne, plus un seul kilo… jusqu’à ce qu’ils viennent ici pour discuter d’un prix honnête !
Vers minuit ils ont voté l’embargo puis ajourné la séance pour permettre aux diverses commissions de continuer à siéger.
Avec Wyoh, je suis rentré à la maison et j’ai enfin retrouvé les miens. Nous n’avions plus rien à faire : Mike-Adam et Stu avaient beaucoup travaillé pour savoir comment annoncer la nouvelle sur Terra tandis que Mike avait déjà fermé la catapulte depuis vingt-quatre heures (« par suite de difficultés techniques concernant l’ordinateur balistique »). La dernière barge en partance allait être prise en charge par la tour de contrôle de Poona dans un peu moins d’une journée et l’on ferait alors savoir à Terra, brutalement, qu’ils n’en recevraient plus d’autre.
Nous avons dans une certaine mesure minimisé la stupeur des fermiers en continuant d’acheter le grain sur l’aire de catapultage, mais les chèques portaient maintenant une mention imprimée indiquant que l’État Libre de Luna ne les garantissait pas et ne s’engageait en aucune manière à ce que l’Autorité Lunaire les échange, ne serait-ce que contre des reçus, etc. Certains agriculteurs ont quand même laissé leur grain, d’autres ont refusé, mais tous ont protesté, sans d’ailleurs pouvoir rien faire : la catapulte fermée, les wagons de chargement ne marchaient pas.
Le reste de l’économie n’a pas souffert immédiatement de cette récession. La formation des régiments défensifs avait causé des vides dans les rangs des mineurs, si bien que la vente de la glace au marché libre était devenue profitable ; l’usine métallurgique filiale de la LuNoHoCo engageait tous les ouvriers spécialisés disponibles. De son côté, Wolfgang Korsakov n’a pas perdu son temps : la nouvelle monnaie était déjà prête et l’on a imprimé les « dollars nationaux » de façon à les faire ressembler aux dollars de Hong-Kong ; théoriquement, la parité devait se maintenir. Luna regorgeait de nourriture, de travail et d’argent, aussi les gens ne se sentaient-ils pas lésés : « De la bière, des jeux, des femmes et du travail », tout continuait comme par le passé.
Les « Nationaux », comme on les appelait, étaient une monnaie inflationniste, une monnaie de guerre, fictive et non convertible ; le premier jour de l’émission, ils ont perdu un infime pourcentage à cause des agios. Cela restait pourtant de l’argent que l’on pouvait dépenser et sa valeur ne s’est pas totalement amoindrie, malgré l’inflation inévitable et continue – le gouvernement dépensant des sommes qu’il n’avait pas.
Mais de cela nous parlerons plus tard… Nous provoquions aussi brutalement que possible Terra, l’Autorité et les Nations Fédérées : les vaisseaux des N.F. ont reçu l’ordre de ne pas s’approcher de Luna à moins de dix diamètres et de ne pas se mettre sur orbite, à quelque distance que ce soit, sous peine d’être immédiatement abattus sans sommation (nous n’avons pas dit comment, puisque cela nous était tout simplement impossible). Les vaisseaux particuliers avaient l’autorisation d’alunir sous les consignes suivantes : a) qu’ils aient demandé l’autorisation préalable en fournissant le plan de vol ; b) que le vaisseau ainsi autorisé se place sous les ordres de la tour de contrôle lunaire (c’est-à-dire de Mike), à une distance de 100 000 kilomètres et qu’il suive la trajectoire indiquée, et c) qu’il ne transporte aucune arme à l’exception de trois pistolets entre les mains de trois officiers désignés. Ce dernier point devait être vérifié à l’alunissage, avant d’autoriser quiconque à quitter le vaisseau et avant que ce vaisseau ne refasse le plein de carburant ; toute violation de ces règles entraînerait la confiscation de l’appareil. Personne n’avait le droit d’en débarquer à part les membres de l’équipage responsables du chargement, du déchargement ou du ravitaillement, ainsi que les citoyens des seuls pays de Terra qui avaient reconnu Luna Libre (à savoir le Tchad qui n’avait aucun vaisseau ; Prof s’attendait cependant à voir des vaisseaux particuliers nouvellement enregistrés sous pavillon tchadien).
Nous avons naturellement publié un communiqué pour déclarer que les savants terriens encore sur Luna étaient libres de rentrer chez eux sur tout vaisseau se conformant à nos règlements. Nous invitions toutes les nations de Terra éprises de liberté à dénoncer les torts passés et à venir de l’Autorité à notre égard, nous leur demandions de nous reconnaître officiellement et les priions de commercer librement avec nous. Nous insistions sur le fait que le commerce avec Luna n’était assujetti à aucune réglementation douanière ni restriction et que notre politique gouvernementale consistait à maintenir cet état de fait. Nous appelions à l’immigration, une immigration illimitée, soulignant notre manque actuel de main-d’œuvre – une situation qui permettrait à tout immigrant de devenir immédiatement autonome. Nous vantions aussi notre régime alimentaire : la ration moyenne des adultes dépassait 4 000 calories par jour, se révélait très riche en protéines et ne coûtait pas cher (Stu avait tenu à ce qu’Adam-Mike mentionne le prix de la vodka à 100° : cinquante cents HKL, avec remise suivant quantité, net d’impôts : moins du dixième du prix de détail de la vodka à 80° en Amérique du Nord. Stu savait fort bien que cela impressionnerait ses concitoyens. Adam étant par nature non-buveur, il n’y avait pas pensé… une des rares lacunes de Mike !).
Nous invitions l’Autorité Lunaire à désigner un lieu désert, éloigné des zones d’habitation, une région aride du Sahara par exemple, où nous leur ferions parvenir gratuitement une dernière barge de grain… directement, à pleine vitesse. Nous terminions par un méchant petit sermon laissant entendre que nous étions prêts à appliquer le même traitement à tous ceux qui menaçaient notre paix et que nous disposions d’un certain nombre de barges chargées sur l’aire de catapultage, toutes prêtes à être ainsi livrées sans plus de cérémonie.
Puis nous avons attendu.
Mais nous ne sommes pas restés inactifs pour autant. Nous disposions effectivement d’un certain nombre de barges ; nous les avons vidées de leur grain et rechargées avec des cailloux, non sans opérer quelques modifications à leurs transpondeurs de guidage pour que la tour de contrôle de Poona ne puisse les asservir grâce à ses signaux. Après avoir ôté leurs rétrofusées, ne laissant que les tuyères directionnelles, nous avons transporté vers la nouvelle catapulte les fusées de freinage ainsi récupérées. Notre travail le plus pénible a consisté à convoyer l’acier à proximité de la nouvelle catapulte pour le façonner ensuite en container pour gros cailloux ; c’était notre bouchon d’encombrement.
Deux jours après la publication de notre communiqué, une radio « clandestine » a commencé à émettre en direction de Terra. La transmission était faible et discontinue : ladite radio devait être cachée dans un cratère et ne pouvait sans doute émettre qu’à certaines heures, jusqu’à ce que les courageux savants terriens puissent adapter un système de répétition automatique. Elle émettait sur une fréquence proche de « la Voix de la Lune Libre », qui ne cessait pas, elle, de s’enorgueillir d’exploits imaginaires.
(Les Terriens restés sur Luna n’avaient aucune possibilité d’envoyer des signaux ; ceux qui avaient choisi de poursuivre leurs recherches étaient constamment surveillés par des stilyagi et passaient la nuit dans des casernes fermées.)
L’émetteur « clandestin » parvenait néanmoins à diffuser la « vérité » en direction de Terra : Prof avait été condamné pour déviationnisme et emprisonné ; j’avais, moi, été exécuté pour haute trahison ; Hong-Kong Lunaire avait fait sécession et constituait maintenant un État indépendant. Il se pouvait fort bien que ses habitants entendent raison. Des émeutes faisaient rage dans Novylen ; on avait nationalisé toutes les exploitations agricoles et à Luna City, on vendait les œufs jusqu’à trois dollars pièce au marché noir. Des bataillons féminins avaient été levés, et chaque femme avait juré de tuer au moins un Terrien ; elles s’entraînaient dans les corridors de Luna City avec des fusils factices.
Ce dernier point avait davantage qu’un fond de vérité : les nombreuses femmes qui voulaient faire quelque chose de militant avaient formé des groupes de défense, prenant le nom de « Dames de l’Hadès ». Leurs exercices étaient d’une nature très pratique, il faut bien l’avouer. Hazel avait fait la tête parce que Mamie ne lui avait pas permis de se joindre à elles ; elle avait surmonté sa mauvaise humeur au bout d’un certain temps et avait lancé les « Stilyagi Debs », qui rassemblaient de très jeunes enfants dans un corps de défense. Ils s’exerçaient après les heures de classe, ne se servaient pas d’armes et avaient surtout pour fonction de porter assistance au régiment stilyagi du service de l’Air et de la Pressurisation. Ils avaient aussi la responsabilité des premiers secours et se préparaient au combat à mains nues – il est possible que Mamie n’ait pas été au courant de celle dernière activité.
Je ne sais pas trop ce que je peux vous dire de plus. Je ne puis tout énumérer, mais ce que l’on raconte dans les livres d’histoire est si loin de la vérité !
Je n’ai pas été meilleur ministre de la Défense que député. Normal, je n’avais aucune formation pour l’une ou l’autre de ces fonctions. Pour la plupart d’entre nous, la révolution était une affaire d’amateurs ; seul Prof semblait savoir ce qu’il faisait, à sa grande surprise d’ailleurs : il n’avait jamais pris part à une révolution couronnée de succès et encore moins fait partie d’un gouvernement, à sa tête, pour faire bonne mesure.
En tant que ministre de la Défense, je ne voyais guère de moyens de nous défendre une fois épuisées les mesures déjà prises, qui consistaient à faire patrouiller des escadrilles de stilyagi dans les termitières et à installer des batteries de foreuses-laser autour des radars balistiques. Si les N.F. décidaient de nous bombarder, je ne voyais pas comment les en empêcher : il n’y avait pas la moindre fusée d’interception sur toute l’étendue de Luna et ce n’est pas le genre de gadget que l’on peut bricoler vite fait, bien fait. Ma parole, nous n’étions même pas capables de fabriquer les ogives nucléaires dont ces fusées sont équipées.
J’ai cependant pris une décision supplémentaire. J’ai demandé aux ingénieurs chinois qui avaient construit nos canons laser de se pencher sur le problème de l’interception des bombes ou des missiles… Après tout, c’était le même problème, à ceci près qu’un missile vous tombe dessus plus vite.
Après quoi, je me suis occupé d’autres choses, me contentant d’espérer que les N.F. ne bombarderaient jamais nos terriers. Certaines termitières, et en particulier Luna City, s’enfonçaient à une telle profondeur qu’elles pourraient sans doute supporter un bombardement en surface. Un volume d’habitation situé au niveau le plus bas du Complexe, dans la partie centrale où se trouvait Mike, avait même été construit de manière à résister à une attaque éventuelle. Inversement, Tycho-Inférieur s’étendait dans une immense caverne naturelle, comme le Vieux Dôme, et la voûte supérieure n’avait que quelques mètres d’épaisseur ; les joints d’étanchéité étaient encadrés sur leur surface inférieure par les tuyauteries d’eau chaude pour permettre de reboucher immédiatement de nouvelles fissures. Une seule bombe serait déjà bien suffisante pour fissurer Tycho-Inférieur.
Malheureusement, il n’y a aucune limite à la taille d’une bombe nucléaire ; les N.F. pouvaient fort bien en construire une assez puissante pour dévaster L City. Ils pouvaient même, en théorie, provoquer une explosion digne du Jugement dernier, qui ferait éclater Luna comme un melon trop mûr et terminer le travail qu’un astéroïde avait déjà commencé sur Tycho. Ne voyant aucun moyen de les en empêcher s’ils décidaient une chose pareille, j’ai décidé de ne pas m’en préoccuper.
J’ai préféré consacrer mon temps à des problèmes que je pouvais résoudre, travaillant à l’installation de la nouvelle catapulte, essayant d’imaginer de meilleures lignes de visée pour les foreuses laser que nous avions installées près des radars (et m’efforçant aussi de retenir les foreurs, car la moitié d’entre eux nous ont abandonnés dès que le prix de la glace a augmenté), m’acharnant aussi à décentraliser les installations de régulation de chaque terrier. Mike s’est mis au travail pour dresser de nouveaux plans, nous avons réquisitionné tous les ordinateurs à usage général que nous avons pu trouver (nous les avons payés avec des « nationaux » dont l’encre n’avait pas eu le temps de sécher) et j’ai refilé le boulot à Mclntyre, ancien chef-ingénieur de l’Autorité ; le travail relevait de sa compétence et je n’aurais pas pu, tout seul, refaire tous les câblages.
Nous nous sommes réservés le plus gros ordinateur, celui qui tenait la comptabilité de la Banque de Hong-Kong Lunaire et servait aussi de chambre de compensation. J’ai conclu du coup d’œil jeté sur son manuel d’utilisation qu’il s’agissait d’un bon ordinateur, du moins parmi ceux qui ne pouvaient pas parler. J’ai donc demandé à Mike s’il se sentait capable de lui apprendre la balistique. Nous avons établi des connexions provisoires pour que les deux machines fassent connaissance, et Mike m’a assuré que cet ordinateur pourrait apprendre le travail assez simple que nous voulions lui confier – les calculs de la nouvelle catapulte –, tout en précisant qu’il ne se serait pas senti très rassuré en montant dans un vaisseau qu’il aurait contrôlé. Il était trop prosaïque et manquait de sens critique : un vrai crétin.
Ça n’avait pas vraiment d’importance puisque nous n’avions pas l’intention de lui faire composer des chansons ou des histoires drôles ; nous voulions seulement qu’il fasse sortir de la catapulte les charges voulues, avec une précision d’une milliseconde et à la vitesse idoine, qu’il surveille ensuite l’approche de la charge vers Terra et, le cas échéant, opère quelques corrections de trajectoire.
La Banque de HKL n’avait pas grande envie de nous le vendre. Par chance, nous avions quelques bons patriotes au sein de son conseil d’administration ; nous avons d’ailleurs promis de le leur rendre dès la fin de l’état d’urgence. Nous l’avons transporté à son nouvel emplacement par camion à chenilles souples car il était trop gros pour prendre le métro ; ce travail nous a pris presque toute la demi-lunaison. Il nous a fallu bricoler un gros sas pour le sortir du terrier de Kong. Le travail effectué, je l’ai reconnecté à Mike puis j’ai demandé à mon vieil ami de lui enseigner l’art de la balistique en prévision de l’éventualité que le nouveau site se retrouve isolé à la suite d’une attaque.
(Savez-vous comment la Banque a remplacé son ordinateur ? Ils ont engagé deux cents employés qui ont travaillé avec des abaques. Mais oui ! Vous savez, ces cadres avec des fils de fer et des boules que l’on déplace avec les doigts, la plus ancienne machine à calculer manuelle, dont l’origine se perd dans la nuit des temps ; personne ne sait qui l’a inventée. Les Russes, les Chinois et les Japonais s’en servent encore aujourd’hui, et aussi certaines petites boutiques.)
Modifier les foreuses laser pour les transformer en armes a été plus facile, quoique moins rapide. Nous avons dû les laisser sur leurs châssis d’origine ; nous n’avions ni le temps, ni l’acier, ni les forgerons pour construire de nouveaux bâtis. Nous avons donc surtout cherché de meilleurs systèmes de pointage. Nous avons lancé un appel pour trouver des télescopes, mais il n’y en avait que très peu : que voulez-vous qu’un condamné fasse d’une longue-vue quand il est déporté ? Nous avons dû nous contenter de ce que nous avions : des instruments de surveillance et des casques binoculaires, sans parler des appareils d’optique confisqués aux laboratoires des Terriens. Nous sommes quand même parvenus à équiper les foreuses de jumelles à grand angle et à faible pouvoir grossissant, avec des oscilloscopes à grande puissance pour la vision lointaine, sans compter les dispositifs de pointage horizontaux, verticaux et, naturellement, des liaisons téléphoniques pour que Mike puisse leur indiquer quel alignement choisir. Nous avons aussi installé sur quatre foreuses des répétiteurs de commande synchronisés pour que Mike puisse les commander lui-même : nous les avions réquisitionnés à Richardson, où les astronomes s’en servaient pour les caméras Bausch ou Schmidts qui établissaient les cartes stellaires.
Mais le problème qui nous préoccupait le plus était celui de la main-d’œuvre : l’argent ne manquait pas et nous offrions des salaires toujours plus élevés. Non, la difficulté résidait dans le fait qu’un bon foreur qui aime son travail n’a pas besoin d’en chercher, et qu’il n’est pas très drôle de rester sans bouger dans une pièce, jour après jour, à attendre une alerte qui s’avérait en fait un simple exercice : cette inaction les rendait fous, ils nous quittaient les uns après les autres. Un jour du mois de septembre, en déclenchant une alerte, je n’ai pu trouver d’opérateurs que pour sept foreuses.
Le soir même j’en ai parlé à Wyoh et à Sidris. Le lendemain, Wyoh a voulu savoir si Prof et moi-même accepterions de financer leur projet.
Elles ont alors formé un groupe que Wyoh a appelé le « Corps Lysistrata » ; je n’ai jamais cherché à savoir combien il nous avait coûté, ni en quoi consistaient ses moyens de pression, mais à mon inspection suivante dans la salle des gardes, il ne manquait pas un seul homme. Trois filles leur tenaient compagnie, et tout ce beau monde portait l’uniforme du 2e régiment d’artillerie (jusqu’à ce moment, pourtant, nos hommes ne s’étaient pas beaucoup préoccupés d’avoir des uniformes d’ordonnance). L’une d’elles portait même des sardines de sergent accompagnées, pour faire bon effet, des galons de capitaine d’artillerie.
L’inspection a été très rapide. En général, les femmes n’ont pas assez de force pour manier une foreuse et j’aurais été bien étonné de voir cette fille pointer l’instrument avec assez de précision pour justifier ses galons. Comme le vrai capitaine d’artillerie se tenait à son poste, je ne voyais rien à redire à ce que les filles apprennent à se servir des lasers ; le moral était au plus haut et j’avais d’autres problèmes à régler.
Prof avait sous-estimé le nouveau Congrès ; je suis certain qu’il avait tout simplement voulu un parlement croupion qui se contenterait d’entériner tout ce que nous faisions et qui ferait de nos actes l’expression de la « volonté du peuple ». Malheureusement, parmi nos nouveaux députés ne figuraient pas seulement des bavards impénitents ; ils en ont fait davantage que n’aurait voulu Prof, surtout la Commission des structures permanentes des résolutions et du gouvernement.
Le Congrès nous a échappé parce que nous avions trop de choses à gérer. Prof, Finn Nielsen et Wyoh étaient les têtes de file habituelles du Congrès ; Prof ne s’y montrait que lorsqu’il voulait prendre la parole, autrement dit fort rarement. Il passait son temps avec Mike à tirer des plans et à analyser la situation (les probabilités n’étaient plus que d’une sur cinq au cours du mois de septembre 2076), s’occupait de la propagande avec Stu et Terence Sheehan, filtrait les nouvelles officielles que nous laissions parvenir à Terra – fort différentes de celles que transmettait l’émetteur « clandestin » –, et établissait de nouvelles versions des informations qui nous venaient de Terra. Outre cela, il touchait absolument à tout ; j’allais tous les jours lui rendre compte, comme tous les ministres, les vrais, ainsi que les prête-noms.
J’ai donné beaucoup de travail à Finn Nielsen que j’avais nommé « commandant en chef des Forces armées ». Il lui fallait inspecter son infanterie armée de lasers : les six hommes munis des pistolets que nous avions pris le jour où nous avions coffré le Gardien étaient maintenant au nombre de huit cents, dispersés sur toute l’étendue de Luna, armés de contrefaçons fabriquées à Hong-Kong. Il ne fallait pas non plus oublier les organisations de Wyoh, le Corps aérien des Stilyagi, les Stilyagi Debs, les Dames de l’Hadès, les Irréguliers (que nous avions conservés et rebaptisés les « Pirates de Peter Pan », pour garder leur moral au beau fixe) et le Corps Lysistrata – toutes ces organisations paramilitaires rendaient compte à Finn par l’intermédiaire de Wyoh. Je lui avais refilé le boulot car j’avais moi-même autre chose à faire : en plus d’être un « homme d’État », je devais également me transformer en informaticien lorsqu’un travail comme celui d’installer l’ordinateur de la nouvelle catapulte s’imposait.
Au demeurant, je ne me considère pas comme un vrai dirigeant ; Finn, par contre, avait le goût du commandement. J’ai donc placé sous ses ordres le 1er et le 2e régiment d’artillerie ; j’avais rebaptisé ces deux régiments squelettiques des « brigades » et le juge Brody « brigadier ». Celui-ci s’y connaissait à peu près autant que moi – c’est-à-dire pas du tout – en matière d’armée, mais il était très connu, fort respecté et doté d’un solide bon sens. Et avant de perdre une jambe, il avait été foreur. Pas Finn, aussi avait-il été impossible de mettre les deux régiments directement sous ses ordres : ses hommes ne l’auraient même pas écouté. J’avais pensé utiliser pour cela mon co-mari Greg, mais on avait besoin de lui à la catapulte de la Mare Undarum – c’était le seul mécanicien à avoir suivi toutes les phases de la construction.
Wyoh aidait Prof et Stu, s’occupait de ses propres organisations, faisait de nombreuses tournées vers la Mare Undarum… il ne lui restait que très peu de temps pour présider les séances du Congrès ; cette dernière tâche est donc retombée sur les épaules du doyen des présidents, Wolf Korsakov, lui-même encore plus occupé que chacun d’entre nous : la LuNoHoCo se chargeait de tout ce que l’Autorité faisait auparavant, et bien davantage.
Wolf possédait une équipe efficace, que Prof aurait dû surveiller de plus près. Il avait fait élire comme vice-président son patron Moshai Baum et ensemble ils avaient chargé sa commission de déterminer avec le plus grand sérieux quelle forme devait prendre le futur gouvernement permanent. Puis il s’était désintéressé de la question.
Ladite commission, par contre, ne s’en est pas désintéressée. Elle a même étudié toutes les formes possibles de gouvernement à la bibliothèque Carnegie, créant pour cela des sous-commissions de trois ou quatre membres (un nombre que Prof n’aurait pas aimé connaître). Quand le Congrès s’est réuni début septembre pour ratifier certaines décisions et élire quelques députés « libres » de plus, le camarade Baum a pris la tête des débats. Bientôt nous avons appris que le Congrès se transformait en assemblée constituante et que tous les groupes de travail se trouvaient de facto entre les mains de ces sous-commissions.
Je pense que Prof ne s’y attendait pas, pourtant tout s’était passé selon les règles qu’il avait lui-même écrites. Il a cependant pris le taureau par les cornes et s’est rendu à Novylen où siégeait le Congrès – l’endroit étant plus central – et s’est adressé à lui avec sa bonne humeur habituelle. Il s’est contenté d’émettre quelques doutes sur leurs décisions plutôt que de dire brutalement à tous ces bavards qu’ils faisaient fausse route.
Après les avoir fort courtoisement remerciés de leurs efforts, il s’est mis à démolir leurs projets de fond en comble.
— Camarades parlementaires, comme le feu et la fusion, le gouvernement est un serviteur dangereux et un maître terrible. Maintenant que vous connaissez la liberté, il s’agit de la conserver. Rappelez-vous que cette liberté peut vous être retirée plus rapidement par vous-mêmes que par tout autre tyran. Soyez lents, montrez-vous circonspects, pesez les conséquences de chaque mot. Je n’éprouverais aucune gêne, aucun déplaisir si votre assemblée siégeait dix ans de suite avant de présenter ses conclusions, mais je serais fort effrayé si vous y parveniez en moins d’une année.
« Méfiez-vous des lieux communs, détournez-vous des coutumes établies. Au cours de l’Histoire, l’humanité ne s’est jamais bien sortie des questions de gouvernement. Par exemple, je vois ici un projet prévoyant de créer une commission chargée de diviser Luna en circonscriptions électorales et de modifier ces circonscriptions à intervalles réguliers en fonction de la population.
« C’est bien ainsi que l’on fait, traditionnellement, et c’est pour cela que nous devons nous en méfier, car nous devons toujours considérer l’accusé coupable jusqu’au moment où il aura fait la preuve de son innocence. Sans doute pensez-vous qu’il s’agit là de la seule solution imaginable ; me permettrez-vous de vous en proposer d’autres ? L’endroit où vit un homme n’est pas une donnée fondamentale. Les circonscriptions électorales pourraient aussi bien être formées en divisant les gens d’après leur situation, ou leur âge… ou même selon un classement alphabétique. Elles pourraient même ne pas être définies, tous les membres étant élus par la totalité des électeurs. Et ne me répondez pas que cela rendrait impossible l’élection de tout homme qui ne serait pas connu de tous, car ce serait peut-être, au fond, la meilleure solution pour Luna.
« Vous pourriez même envisager de déclarer élus les candidats qui obtiendraient le plus petit nombre de suffrages ; les hommes impopulaires sont peut-être justement ceux qui peuvent nous préserver d’une nouvelle tyrannie. Ne rejetez pas cette idée pour la seule et simple raison qu’elle paraît absurde, réfléchissez ! Tout au long des siècles passés, les gouvernements désignés par la ferveur populaire n’ont pas été meilleurs pour autant, ils ont parfois même été pires que les tyrannies déclarées.
« Pourtant, si une forme de gouvernement représentatif vous paraît désirable, il reste encore des moyens de l’améliorer, des moyens bien supérieurs au découpage des circonscriptions électorales. Vous, par exemple, vous représentez chacun environ dix mille individus, parmi lesquels peut-être sept mille en âge de voter… certains d’entre vous ont été élus avec de faibles majorités. Supposons qu’au lieu d’être désigné par l’élection, un député le soit par une pétition signée de quatre mille citoyens ; il représenterait alors effectivement ces quatre mille électeurs, et n’aurait pas de minorité contre lui puisque s’il avait existé une minorité dans sa circonscription électorale, ses membres auraient parfaitement eu le droit de signer d’autres pétitions. Tous les électeurs seraient alors représentés par des hommes de leur choix. On peut aussi imaginer qu’un homme ayant réuni huit mille partisans pourrait disposer d’un double droit de vote dans cette assemblée. Il y aura certainement des difficultés, des objections, des détails pratiques à mettre au point – de très nombreux détails, mais c’est à vous qu’il revient de les étudier, de résoudre ces problèmes et ainsi de nous épargner la faiblesse chronique de tous les gouvernements démocratiques, cette faiblesse provenant des minorités qui estiment, avec raison, qu’elles ne sont pas représentées.
« Enfin, quoi que vous fassiez, ne permettez surtout pas au passé de peser sur vos décisions ! J’ai remarqué une proposition qui tend à faire de ce Congrès un système bicamériste. Excellent : plus il y a d’obstacles aux législations, mieux cela vaut. Pourtant, plutôt que de suivre la tradition, je proposerais, personnellement, une seule Chambre législative, la deuxième ayant pour seul pouvoir celui d’abroger les lois. Que les législateurs ne puissent adopter une loi qu’avec une majorité des deux tiers… tandis que ceux qui abrogeraient les lois puissent annuler n’importe laquelle à la simple minorité d’un tiers. Inepte, direz-vous ? Réfléchissez : une loi tellement discutée qu’elle ne peut convaincre les deux tiers d’entre vous est probablement mauvaise. Inversement, si une loi est discutée par au moins un tiers d’entre vous, ne vous semble-t-il pas que vous auriez intérêt à vous en passer ?
« Avant que vous ne rédigiez votre Constitution, permettez-moi d’attirer votre attention sur les vertus merveilleuses de la négation ! Insistez sur les aspects négatifs ! Que votre texte soit émaillé d’articles indiquant les actions qui seront à tout jamais interdites à votre gouvernement : pas de conscription militaire, pas d’interférence, si légère soit-elle, avec la liberté de la presse, la liberté de se déplacer, la liberté de parole, de réunion, de culte, le droit à l’instruction, au travail, le droit syndical… pas d’impôts involontaires. Camarades, si vous deviez consacrer cinq années de votre temps à étudier l’Histoire pour définir toujours plus d’actions que votre gouvernement devrait promettre de ne jamais faire, si votre Constitution n’était rien d’autre que la somme de ces articles négatifs, je vous le dis, je n’aurais aucune crainte pour l’avenir.
« Je redoute davantage les actions positives d’hommes calmes et pétris de bonnes intentions qui accordent au gouvernement le droit de faire ce qui apparaît comme nécessaire. Veuillez toujours garder en mémoire que l’Autorité Lunaire a été créée dans les buts les plus nobles par des hommes aux intentions pures, par des hommes élus par le suffrage populaire. C’est sur cette pensée que je vous abandonne à vos travaux. Je vous remercie.
— Gospodin président ! Une précision ! Vous avez dit : « Pas d’impôts involontaires »… Comment comptez-vous financer tout cela ? Urgcnep !
— Veuillez m’excuser, monsieur, mais c’est votre problème. Je pense à plusieurs solutions possibles : des contributions volontaires comme celles qui permettent aux Églises de subvenir à leurs besoins… des loteries gouvernementales pour lesquelles personne n’est obligé d’acheter des billets… à moins que vous, messieurs les députés, ne deveniez des contribuables volontaires et décidiez de payer pour nos besoins, quels qu’ils soient ; cette solution aurait d’ailleurs l’avantage de nous assurer un gouvernement aussi réduit que possible, qui ne s’occuperait que des divers problèmes indispensables. J’ose d’ailleurs déclarer que je serais fort heureux si nous avions pour seule loi la Règle d’Or : il me semble que cette loi se suffit à elle-même et je ne crois pas qu’une autre soit nécessaire pour la renforcer. En effet, si vous croyez vraiment que vos voisins doivent, pour leur propre bien, respecter des lois, pourquoi ne payeriez-vous pas pour celles-ci ? Camarades, je vous en conjure, ne vous laissez pas aller aux impôts obligatoires. Il n’y a pas pire tyrannie que celle qui oblige quelqu’un à payer pour ce qu’il ne veut pas, uniquement parce que vous pensez que c’est pour son bien.
Prof s’est incliné puis a quitté la salle. Stu et moi l’avons suivi. Lorsque nous nous sommes retrouvés dans l’isolement d’une capsule, je l’ai questionné.
— Prof, j’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit… mais il m’a semblé qu’au sujet des impôts, vous disiez une chose et faisiez exactement le contraire. Qui, à votre avis, va payer toutes nos dépenses ?
Il est resté longtemps silencieux avant de me répondre :
— Manuel, mon seul désir est de voir le jour où je pourrai cesser de faire semblant de diriger.
— Ce n’est pas une réponse !
— Vous avez mis le doigt sur le dilemme qui se pose à tous les gouvernements – raison pour laquelle je suis anarchiste, d’ailleurs. Le pouvoir de lever des impôts, une fois qu’on l’a accordé, n’a pas de limite ; il va croissant jusqu’au moment où l’impôt tue l’impôt. Je ne plaisantais pas le moins du monde quand je leur ai dit de fouiller dans leurs propres poches. Peut-être n’est-il pas concevable de se passer des gouvernements… je pense même parfois qu’ils constituent une des maladies inévitables de la condition humaine. Mais il doit être possible de les garder petits, squelettiques, inoffensifs… ne croyez-vous donc pas que le meilleur moyen, pour cela, serait d’exiger que les gouvernants payent de leur propre poche leurs lubies antisociales ?
— Cela ne me dit toujours pas comment nous allons payer.
— Comment, Manuel ? Vous savez bien comment nous procédons : nous volons. Je n’en éprouve ni fierté ni honte car nous ne pouvons agir autrement. Si jamais nous sommes pris, il n’est pas impossible que nous nous fassions éliminer… Je suis prêt à affronter mon destin. Au moins n’avons-nous pas créé l’affreux précédent d’une imposition.
— Prof, je regrette d’avoir à le dire, mais…
— Alors, pourquoi le dire ?
— Mince, alors ! Tout simplement parce que j’y suis enfoncé jusqu’au cou, exactement comme vous… et je veux que l’on rembourse ! Cela me fait de la peine d’avoir à le dire, mais ce que vous venez d’énoncer me paraît le comble de l’hypocrisie.
Il a ricané.
— Mon cher Manuel ! Il vous a donc fallu toutes ces années pour vous apercevoir de cela ?
— Vous l’avouez donc ?
— Non. Mais si cela doit vous faire plaisir de le penser, je vous autorise volontiers à me prendre comme bouc émissaire. Je ne me considère pas comme hypocrite, car le jour où nous avons décidé de faire la révolution, j’avais pleinement conscience que nous aurions besoin de beaucoup d’argent et que nous devrions le voler. Cela ne me dérange pas : j’ai estimé cela préférable au fait d’assister à des émeutes provoquées par la famine dans six ans et, dans huit ans, de connaître le cannibalisme. J’ai fait mon choix et je n’ai pas le moindre regret.
Je me suis tu, ne sachant que répondre, mais guère satisfait pour autant. C’est Stu qui a pris la parole :
— Professeur, je suis vraiment heureux de constater votre hâte de ne plus être président.
— Vraiment ? Vous partagez donc les scrupules de notre camarade ?
— En partie seulement. Étant né riche, je ne suis pas troublé autant que lui par l’idée du vol. Par contre, maintenant que le Congrès a décidé de s’attaquer au problème de la Constitution, j’ai décidé de trouver du temps pour assister aux séances. J’ai l’intention de vous faire nommer roi.
Prof semblait estomaqué.
— Monsieur, si je suis nommé, je refuserai. Si je suis élu, j’abdiquerai.
— Ne prenez pas de décision hâtive. C’est peut-être la seule solution pour obtenir le genre de Constitution que vous désirez. Et que je désire, moi aussi, avec le même manque d’enthousiasme que vous. Vous pourriez fort bien être proclamé roi, et la population vous accepterait ; les Lunatiques ne sont pas obstinément attachés à la république, et je crois qu’ils aimeraient cette solution – son étiquette, ses costumes de cérémonie, sa cour, et ainsi de suite.
— Non !
— Ja, da ! Quand ce moment sera venu, vous ne pourrez pas refuser. Oui, c’est d’un roi que nous avons besoin, et nul autre candidat que vous ne pourrait convenir. Bernardo Ier, roi de la Lune et empereur des espaces environnants.
— Stuart, arrêtez, vous m’indisposez.
— Vous vous ferez à cette idée. C’est parce que je suis démocrate que je suis royaliste. Je ne me laisserai pas plus arrêter par votre répugnance que vous-même par la question du vol.
— Un instant, Stu, ai-je dit. Vous venez de dire que vous étiez royaliste parce que vous étiez démocrate ?
— Naturellement. Seul un roi peut protéger son peuple de la tyrannie… et surtout de la pire de toutes, la sienne. Prof conviendra parfaitement pour ce poste, pour la simple et bonne raison qu’il ne le désire pas. Un ennui, cependant : il est célibataire et sans héritiers. Mais nous allons contourner la difficulté, Mannie : je vous ferai désigner comme son héritier. Son Altesse royale, monseigneur le prince Manuel de La Paz, duc de Luna City, amiral en chef des Forces armées et protecteur du faible et de l’orphelin.
Ahuri, je me suis enfoui le visage dans les mains.
« Oh, Bog ! »