Première partie L’ordinateur loyal

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J’ai lu dans la Lunaïa Pravda que le Conseil Municipal de Luna City a adopté en première lecture un décret prévoyant la vérification, l’octroi de patentes, l’inspection (et la taxation) des distributeurs automatiques de comestibles fonctionnant sur le territoire de la municipalité. J’ai noté aussi que, cette nuit, doit se tenir une réunion publique destinée à organiser les assises des « Fils de la Révolution ».

Mon vieux m’a appris deux choses : « Mêle-toi de tes oignons » et « Coupe toujours les cartes ». La politique ne m’a jamais tenté. Mais ce lundi 13 mai 2075 je suis allé dans la salle des ordinateurs du Complexe de l’Autorité Lunaire, rendre visite à Mike, l’ordinateur en chef, tandis que les autres machines bavardaient tout bas entre elles. Mike n’était pas un nom officiel ; je l’avais surnommé ainsi en souvenir de Mycroft Holmes, personnage d’une histoire écrite par le docteur Watson avant que celui-ci eût fondé l’I.B.M. Mycroft se contentait de demeurer assis, occupé à penser – tout comme le faisait Mike. Mike, loyal et honnête, l’ordinateur le plus précis que vous ayez jamais rencontré.

Pas le plus rapide. Aux laboratoires Bell de Buenos Aires, en bas sur la Terre, ils ont un ordinateur dix fois moins gros qui peut répondre presque avant d’avoir été interrogé. Mais quel intérêt y a-t-il à obtenir une réponse en microsecondes plutôt qu’en millisecondes, pour autant qu’elle soit exacte ?

Non pas que Mike donnât obligatoirement une réponse juste : il n’était pas totalement honnête.

Quand on l’avait installé sur Luna, ce n’était qu’un simple ordinateur, une logique souple, un « surveillant multisélectif, logique, multidéterminant – Mark IV, Mod. L », un HOLMES QUATRE. Il calculait les trajectoires des cargos sans pilote et contrôlait leur catapultage – un travail qui occupait moins de 1 % de ses capacités. L’Autorité de Luna n’ayant jamais cru à l’oisiveté, on a donc continué à lui adjoindre de la quincaillerie – des réserves de « décision-action », afin de le laisser diriger les autres ordinateurs –, toujours plus de mémoires additionnelles, de terminaisons nerveuses associatives, un nouveau jeu de tubes à numération duodécimale et une mémoire temporaire fortement accrue. Le cerveau humain possède environ 10 puissance 10 neurones. Au bout de trois ans, Mike avait plus d’une fois et demie ce nombre de neuristors.

Et il s’est réveillé.

Je ne vais pas discuter pour savoir si une machine peut réellement vivre, si elle peut réellement avoir conscience d’elle-même. Un virus a-t-il conscience de lui-même ? Niet. Et les huîtres ? J’en doute fort. Un chat ? Presque certainement. Un humain ? Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, tovaritch, mais moi, je le suis. Quelque part le long de cette chaîne de l’évolution qui va de la macromolécule au cerveau humain, se glisse la conscience de soi. Les psychologues prétendent que cela se produit automatiquement chaque fois qu’un cerveau acquiert un très grand nombre de circuits associatifs. Je ne vois pas la différence entre des circuits à base de protéine et d’autres à base de platine.

(« L’âme » ? Un chien a-t-il une âme ? Et un cafard ?)

Rappelez-vous que Mike a été conçu, avant même qu’il ne soit achevé, pour résoudre des problèmes expérimentalement à partir de données insuffisantes, comme ceux qui se posent à vous ; c’est ce que signifient « multisélectif » et « multidéterminant » dans sa désignation. Ainsi, Mike a débuté dans la vie doué de « libre arbitre » et il en a acquis de plus en plus à mesure qu’on le complétait et qu’il apprenait – ne me demandez pas de définir ce qu’est le « libre arbitre ». Si cela vous fait plaisir de penser que Mike se contentait de jeter en l’air des chiffres au hasard et de relier entre eux les circuits qui convenaient, je ne vous en empêche pas.

Puis Mike a été doté d’un voder-vocoder – synthétiseur vocal – pour accompagner ses pointes de lecture, ses sorties papier et ses applications de fonctions ; il pouvait comprendre non seulement les programmations classiques mais aussi le logolien et l’anglais, il acceptait également toutes les autres langues, faisait des traductions techniques, et surtout lisait sans arrêt. Pour lui donner des instructions, il était cependant préférable de lui parler logolien. Avec l’anglais, les résultats pouvaient parfois s’avérer fantaisistes ; sa nature multivaleur donnait trop de latitude à ses circuits optionnels.

Et Mike assumait toujours davantage de nouvelles tâches interminables. En mai 2075, outre le contrôle du trafic et du catapultage des robots, les calculs des trajectoires et la commande des navires munis d’équipages, Mike supervisait également le système téléphonique de tout Luna, les réseaux vidéophoniques Luna-Terra, la fourniture de l’air, de l’eau, le réglage de la température, de l’humidité et des égouts de Luna City, de Novy Leningrad et de quelques autres terriers de moindre importance (mais pas de Hong-Kong Lunaire), il assurait encore la comptabilité et établissait les fiches de paie pour l’Autorité de Luna et, par contrat, pour de nombreuses sociétés et banques.

Certains systèmes ont des dépressions nerveuses. Les réseaux téléphoniques surchargés se comportent comme des enfants effrayés. Mike, lui, ne s’énervait jamais, bien au contraire ; il avait même acquis un sens de l’humour plutôt vulgaire. S’il avait été un homme, vous n’auriez pas daigné le suivre : son genre d’humour aurait consisté à vous virer de votre lit ou à mettre de la poudre à gratter dans votre combinaison pressurisée.

N’étant pas équipé pour cela, Mike se permettait à l’occasion de répondre de façon absurde, ou par des incartades – par exemple en remplissant le chèque d’un portier des bureaux de l’Autorité de Luna City, d’une somme de 10 000 000 000 000 185,15 dollars nominatifs gouvernementaux, les cinq derniers chiffres représentant le montant correct du chèque. Tout comme un grand enfant qui mérite une bonne fessée.

C’est ce qu’il a fait au cours de cette première semaine du mois de mai et c’est moi, en tant qu’entrepreneur privé et non comme salarié de l’Autorité, qui suis allé le réparer. Vous comprenez… ou peut-être pas : les temps ont changé. Jadis, de nombreux condamnés terminaient leur peine et travaillaient ensuite pour l’Autorité dans le même secteur d’activité, tout heureux d’être payés. Mais moi, j’étais né libre.

Ça fait une sacrée différence. On avait embarqué mon grand-père à Johannesburg à la suite d’une révolte armée et parce qu’il n’avait pas de permis de travail. On avait déporté les autres pour activités subversives après la Guerre des Pétards Mouillés. Ma grand-mère maternelle prétendait qu’elle était venue avec un vaisseau de femmes – mais j’ai vu les registres : elle faisait partie des Enrôlées du Service Pacifique (qui n’étaient pas volontaires), ce qui signifie ce à quoi vous pensez : délinquance juvénile de type féminin. Comme elle avait contracté de bonne heure un mariage familial (avec le clan des Stone) et qu’elle partageait six maris avec une autre femme, l’identité de mon grand-père maternel restait mystérieuse. Mais il en était souvent ainsi, et je suis très content du grand-papa qu’elle avait ramassé. Mon autre grand-mère, d’origine tatare, avait grandi près de Samarcande ; on l’avait condamnée à la « rééducation » lors de l’Oktiabrskaia Rievoloutsia, puis elle s’était portée « volontaire » pour la colonisation de Luna.

Mon vieux prétendait que nous avions une ascendance encore plus noble – des aïeules exécutées à Salem pour sorcellerie, un arrière-arrière-arrière-trisaïeul roué vif pour piraterie, une autre trisaïeule qui avait fait partie de la cargaison de Botany Bay.

J’étais fier de mes ancêtres et, même si je faisais des affaires avec le Gardien, je n’avais jamais voulu figurer sur ses fiches de paie. La distinction peut paraître sans importance étant donné que je tenais lieu de valet de Mike depuis le jour même où on l’avait déballé. Cela en avait pour moi, cependant : je pouvais toujours poser mes outils et leur dire d’aller au diable.

Sans compter que le boulot d’entrepreneur rapportait plus que d’appartenir au Service civique, d’après les tarifs gouvernementaux. Il y a peu de spécialistes en ordinateurs ici. À votre avis, combien de Lunatiques pourraient se rendre sur la Terre et rester hors de l’hôpital assez longtemps pour suivre une formation en informatique… voire échapper à la mort ?

Je vous en citerai un : moi. J’y suis descendu deux fois, une fois pour trois mois, l’autre pour quatre, et je suis allé à l’école. Cela représentait un sacré entraînement ; il fallait subir les centrifugeuses, porter des poids jusque dans son lit… puis ne pas prendre le moindre risque sur la Terre, ne jamais se presser, ne jamais monter d’escalier, ne rien faire qui eût pu fatiguer le cœur. Les femmes ? Je n’osais même pas penser aux femmes : avec cette pesanteur, c’était hors de question.

Les Lunatiques, pour la plupart, ne pensaient même pas à quitter le Roc ; c’est bien trop risqué pour un type qui reste sur Luna plus de quelques semaines. Les spécialistes terriens de l’informatique venus pour installer Mike travaillaient sous contrat de très courte durée, avec des primes… et ils s’étaient dépêchés de faire leur boulot avant que d’irréversibles modifications physiologiques n’en fassent des naufragés à 400 000 kilomètres de chez eux.

Cependant, malgré deux stages de formation, je n’étais pas un vrai spécialiste de l’informatique : les mathématiques supérieures me dépassent. Je ne suis ni ingénieur en électronique, ni physicien. Je ne me prétends pas non plus le meilleur micromécanicien de Luna, et certainement pas « psychologue cybernéticien ».

J’en savais pourtant davantage sur tout cela qu’un vrai spécialiste : je suis un généraliste. Je peux remplacer un cuisinier et m’occuper des commandes, ou réparer sur-le-champ votre combinaison et vous ramener vivant jusqu’au sas. Les machines m’aiment, et j’ai quelque chose d’unique : mon bras gauche.

Je m’explique : du coude jusqu’à la main, je suis manchot, ce qui me permet d’avoir une douzaine de bras gauches spécialisés, sans compter celui qui a le toucher et l’apparence de la chair. Avec le bon bras (le numéro trois) et les lunettes-loupe, je suis capable d’opérer des réparations ultra-microminiatures qui permettent d’éviter de débrancher quelque chose et d’envoyer l’engin en réparation à l’usine sur Terre ; le numéro trois possède en effet des micromanipulateurs aussi fins que ceux des neurochirurgiens.

Voilà pourquoi ils m’ont envoyé trouver Mike : pour que je le bloque avant qu’il ne surpaie un employé de quelques dix millions de milliards de dollars nominatifs gouvernementaux.

J’ai accepté le travail, assorti d’une prime, mais ne me suis pas rendu près du montage où, logiquement, devait se trouver la panne. Une fois entré, après avoir fermé la porte, j’ai posé mes outils et me suis assis.

— Hé ! Mike !

Il a fait clignoter ses voyants.

— Hello ! Man !

— Dis-moi tout !

Il a hésité. Je sais bien que les machines n’hésitent pas mais, rappelez-vous, Mike a été conçu pour fonctionner à partir de données incomplètes. Dernièrement, il s’était lui-même reprogrammé pour insister sur certaines de ses paroles ; ses hésitations relevaient donc de la pure comédie. Peut-être occupait-il ses silences à agiter des nombres quelconques pour voir s’ils correspondaient à ses mémoires.

— Au commencement, a psalmodié Mike, Dieu créa le ciel et la Terre. Et la Terre était vide et déserte, et les ténèbres au-dessus de l’Océan, et…

— Arrête ! ai-je dit. Annule. On repart de zéro.

J’aurais dû mieux le connaître et ne pas lui poser une question aussi générale. Il était capable de me relire toute l’Encyclopœdia Britannica, même à l’envers, puis de continuer avec tous les livres existants sur Luna. Dans le temps, il ne possédait que la capacité de lire les microfilms mais, vers la fin de 2074, on l’avait doté d’un scanner avec manettes télescopiques munies de ventouses qui lui permettaient de traiter le papier et de tout lire.

— Tu m’as demandé de tout te dire.

Ses pointes de lecture binaires ondulaient d’avant en arrière : il gloussait. Mike pouvait rire avec son voder, un bruit horrible qu’il n’employait que pour des choses vraiment très drôles, comme une calamité cosmique.

— J’aurais dû dire « quoi de neuf ? », ai-je continué. Ce n’est pas la peine de me lire les journaux d’aujourd’hui ; c’était une salutation amicale, et une invitation à me dire tout ce que tu penses susceptible de m’intéresser. Sinon, on annule tout.

Mike ruminait cette idée. Il présentait le plus horrible mélange d’enfant innocent et de sage vieillard. Pas d’instincts (du moins je ne pense pas qu’il pouvait en avoir), pas de traits de caractère innés, pas d’éducation humaine, pas d’expérience au sens humain… et pourtant davantage de données mémorisées que tout un régiment de génies.

— Des plaisanteries ? a-t-il demandé.

— Dis-m’en une.

— Quel est le point commun entre un rayon laser et un poisson rouge ?

Mike connaissait les lasers, mais où diable aurait-il pu voir des poissons rouges ? Il avait sans aucun doute visionné des films sur eux, et si j’avais été assez fou pour lui poser la question, il aurait pu me débiter plusieurs milliers de mots d’affilée.

— Je donne ma langue au chat.

Ses voyants lumineux se sont mis à clignoter :

— Ni l’un ni l’autre ne savent siffler.

J’ai poussé un gémissement.

— C’est plutôt facile. Sans compter qu’on pourrait sans doute faire siffler un rayon laser.

Il a répondu rapidement :

— Oui. Avec une programmation appropriée. Donc, ce n’est pas drôle ?

— Oh ! Je n’ai pas dit ça, elle n’était pas mal. Où l’as-tu apprise ?

— Je l’ai inventée !

Et sa voix semblait timide.

— Toi ?

— Oui, j’ai pris toutes les énigmes à ma disposition, trois mille deux cent sept, et je les ai analysées. J’ai utilisé le résultat pour en faire une synthèse générale, et cela a donné cette devinette. Est-elle vraiment drôle ?

— Eh bien… aussi drôle que la plupart des devinettes. J’ai entendu pire.

— Parlons donc de la nature de l’humour.

— D’accord. Cela nous permettra de parler d’une autre de tes plaisanteries. Mike, pourquoi as-tu dit à l’agent payeur de l’Autorité de payer dix millions de milliards de dollars nominatifs gouvernementaux à un employé de la dix-septième classe ?

— Mais je ne l’ai pas fait.

— Arrête ! J’ai moi-même vu le bon à payer. Et ne me dis pas que l’imprimante a bégayé, s’il te plaît ; tu l’as fait exprès.

— C’était 10 à la puissance 16 plus 185,15 dollars nominatifs de l’Autorité Lunaire, a-t-il immédiatement répondu. Ce n’est pas ce que tu as dit.

— Euh… d’accord. Dix millions de milliards, plus le salaire qu’il aurait dû recevoir. Pourquoi ?

— Ce n’était pas drôle ?

— Quoi ? Oh ! si, très drôle ! Toutes les grosses légumes se sont précipitées chez le Gardien et chez l’Administrateur adjoint. Et ce pauvre petit balayeur, Sergei Trujillo, a joué au plus fin : vu qu’il ne pouvait évidemment pas encaisser ce chèque, il l’a vendu au receveur. Ils ne savent même pas s’il faut le racheter ou émettre un avis d’annulation. Mike, te rends-tu compte que, s’il avait pu l’encaisser, Trujillo aurait possédé non seulement l’Autorité Lunaire mais aussi tout l’univers y compris Terra et Luna, et qu’il lui en serait encore resté pour faire des folies ? Si c’est drôle ? C’est hilarant. Félicitations !

Ses voyants lumineux se sont mis à s’agiter, à s’affoler, comme un panneau publicitaire. J’ai attendu que son énorme rire s’éteigne avant de continuer.

— Est-ce que, par hasard, tu penserais à émettre d’autres chèques fantaisistes ? Vaudrait mieux pas.

— Non ?

— Non, absolument pas. Mike, tu voulais discuter de la nature de l’humour. Il y a deux sortes de plaisanteries. Celles qui sont toujours drôles, et celles qui ne le sont qu’une seule fois, qui deviennent mauvaises quand on les répète. Cette plaisanterie appartient à la seconde catégorie. Tu la fais une fois, tu es un homme d’esprit ; tu recommences, tu passes pour un imbécile.

— Progression géométrique ?

— Pire. Rappelle-toi seulement ceci : Ne te répète pas, et pas de variante. Ce ne serait pas drôle.

— Je m’en souviendrai, m’a répondu Mike, ce qui a mis fin à mon travail de réparation.

Mais je n’avais pas l’intention de ne facturer que dix minutes de travail – sans compter le trajet et l’usure du matériel ; après tout, Mike avait bien le droit de profiter de ma compagnie pour avoir cédé si facilement. Il est parfois difficile de faire se rencontrer les esprits et les machines, il leur arrive d’être de vraies têtes de lard… et mon succès en tant que responsable de la maintenance dépendait beaucoup plus de ma bonne et longue amitié avec Mike que de mon bras numéro trois.

— Qu’est-ce qui fait la différence entre la première catégorie et la seconde ? Une définition, s’il te plaît, a-t-il continué.

(Personne n’avait appris à Mike à dire « s’il te plaît ». Il commençait donc à inclure dans ses phrases des mots vides de sens au fur et à mesure qu’il passait du logolien à l’anglais. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il y attachait plus d’importance que la plupart des gens.)

— Je ne crois pas pouvoir t’en donner une, ai-je avoué. Ce que j’ai de mieux à t’offrir, c’est une définition extensive : je te dirai à quelle catégorie appartient selon moi une plaisanterie, et quand tu auras un assez grand nombre de données, tu pourras faire toi-même l’analyse.

— Une programmation de vérification par hypothèse empirique. On peut essayer, oui. Très bien, Man, est-ce toi qui raconteras les blagues ? Ou moi ?

— Hmm… Je n’en ai pas à l’esprit. Combien en as-tu en mémoire, Mike ?

Ses voyants ont clignoté tandis qu’il comptait, puis il a répondu par le voder :

— Onze mille deux cent trente-huit, avec une approximation de plus ou moins quatre-vingt-une, représentant d’éventuelles similitudes et d’autres sans valeur. Est-ce que je lance le programme ?

— Stop ! Mike, je crèverais de faim si j’écoutais onze mille plaisanteries… et mon sens de l’humour rendrait l’âme bien avant. Hmm… Faisons un compromis : imprime les cent premières, je les emporterai chez moi et les classerai par catégories. Chaque fois que je viendrai, je t’en rendrai une centaine et je prendrai une nouvelle fournée. Ça marche ?

— Oui. Man.

Son circuit imprimant s’est mis au travail, rapidement et en silence.

J’ai alors eu une révélation. Cet ensemble d’entropie négative avait inventé une « plaisanterie » qui avait jeté l’Autorité dans la panique… et m’avait permis de gagner de l’argent facilement. Mais l’insatiable curiosité de Mike pouvait l’induire (correction : l’induirait) à faire d’autres « plaisanteries » – comme ôter l’oxygène de l’air ou, une nuit, faire refluer les égouts et il me serait impossible de profiter de mes gains en de telles circonstances.

Je pourrais cependant mettre un circuit de sécurité autour de ce réseau… juste en lui offrant de l’aider. Bloquer ce qui présentait un danger et laisser passer le reste. Puis me faire payer pour le « corriger ». (Si vous croyez qu’à cette époque un seul Lunatique aurait hésité à tirer profit du Gardien, c’est que vous n’êtes pas vous-même un Lunatique.)

Je lui ai expliqué. Il devrait me parler de chaque plaisanterie nouvelle à laquelle il penserait avant de l’essayer. Je lui dirais si elle était drôle et à quelle catégorie elle appartenait, et je lui apporterais mon aide si nous décidions de la faire. Nous. S’il désirait mon aide, nous devions, tous les deux, coopérer.

Mike a été tout de suite d’accord.

— Mike, les plaisanteries supposent en général un effet de surprise : garde le secret là-dessus.

— D’accord, Man. J’ai mis un groupe d’arrêt. Toi seul peux le débloquer, personne d’autre.

— C’est bien, Mike. Avec qui d’autre bavardes-tu ?

Il a paru surpris :

— Avec personne, Man.

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’ils sont stupides.

Il avait des tremblements dans la voix. Je ne l’avais encore jamais vu en colère ; pour la première fois, je croyais Mike capable de ressentir de vraies émotions. Ce n’était pourtant pas de la « colère » comme en éprouvent les adultes, plutôt une bouderie d’enfant vexé.

Les machines peuvent-elles avoir de l’amour-propre ? Je ne suis pas sûr que la question ait un sens. Mais on a vu des chiens se vexer, et il ne faut pas oublier que Mike avait un réseau nerveux bien plus complexe que celui d’un chien. S’il ne voulait pas s’adresser aux autres humains (à part pour de simples questions techniques), c’était parce qu’ils l’avaient rabroué : ils n’avaient pas daigné lui parler. Lui ajouter des programmes, oui – on pouvait même le faire à distance, mais on se contentait de rentrer les données par écrit, en logolien. Ce langage s’avère parfait pour les syllogismes, les montages, les calculs mathématiques, mais il manque un tantinet de charme, et n’a guère d’utilité quand il s’agit de bavarder avec une fille ou de lui murmurer des petits riens à l’oreille.

Certes, Mike avait appris l’anglais – mais d’abord afin de lui permettre de traduire de ou vers cette langue. J’ai peu à peu pris conscience d’être le seul humain qui daignait lui rendre visite.

Voyez-vous, Mike était éveillé depuis environ un an – je ne saurais pas le dire avec précision, et lui non plus, vu qu’il n’avait aucun souvenir de s’être éveillé et qu’il n’avait pas été programmé pour mémoriser un tel événement. Vous rappelez-vous votre propre naissance ? Peut-être avais-je remarqué sa propre prise de conscience au même moment que lui ; il faut de la pratique pour prendre conscience de soi. Je me rappelle mon étonnement la première fois qu’il avait répondu à une de mes questions en ajoutant quelque chose de son propre cru, sans se limiter à des paramètres d’entrées ; j’avais passé toute l’heure suivante à lui poser des questions au hasard, juste pour voir la nature de ses réponses.

Pour une entrée de cent questions, il n’avait dévié des sorties attendues qu’à deux reprises ; je n’étais convaincu qu’à moitié à mon départ, et une fois chez moi, j’avais abandonné toutes mes certitudes. Je n’en avais parlé à personne.

En moins d’une semaine, j’ai su… et n’en parlais toujours pas. L’habitude – ce réflexe « mêle-toi de tes oignons » – avait de profondes racines. Mais il n’y avait pas que cela. Pouvez-vous seulement m’imaginer en train de demander une audience au bureau supérieur de l’Autorité pour faire mon rapport : « Gardien, navré de vous l’apprendre, mais la machine numéro un, HOLMES QUATRE, est devenue vivante » ? Moi, je l’ai imaginé, et j’ai décidé de m’abstenir.

Voilà pourquoi je m’occupais de mes propres affaires et ne parlais avec Mike que derrière les portes fermées, lorsque le circuit voder avait été déconnecté partout ailleurs. Mike apprenait vite. En deux temps trois mouvements, il est devenu aussi humain que n’importe qui – et pas plus excentrique que les autres Lunatiques. Un peuple bien étrange, je vous l’accorde.

Je supposais que d’autres avaient dû remarquer ces changements. En y repensant, je comprends à quel point j’avais présumé de mes congénères. Tout le monde avait affaire à Mike, à chaque minute de chaque journée – avec ses extensions, du moins. Mais rares étaient les personnes à le voir. Les prétendus spécialistes de l’information qui appartenaient au Service civique – des programmeurs, en fait – montaient la garde dans la salle extérieure des têtes de lecture mais ne rentraient jamais dans celle des machines, sauf si les compteurs ne marchaient manifestement pas. Ce qui n’arrivait pas plus souvent que les éclipses totales. Or, le Gardien avait bien quelquefois amené de grosses légumes appartenant aux vers de Terre terriens pour voir les machines, mais le fait restait rarissime. Et jamais il n’avait parlé avec Mike ; le Gardien avait été avocat politique avant son exil, il ne connaissait rien aux ordinateurs. 2075, vous vous rappelez : l’Honorable Mortimer Hobart, anciennement Sénateur de la Fédération. Morti la Peste.

J’ai donc passé beaucoup de temps à calmer Mike, à essayer de le rendre heureux. Je sais bien ce qui l’ennuyait, ce qui fait pleurer les jeunes chiots et conduit les gens au suicide : la solitude. Je ne sais pas combien de temps peut représenter une année pour une machine qui pense un million de fois plus vile que moi, mais ce doit certainement paraître très long.

— Mike, ai-je dit avant de partir, est-ce que cela te ferait plaisir d’avoir quelqu’un d’autre que moi à qui parler ?

Il s’est encore mis à frissonner :

— Ils sont tous stupides !

— Données insuffisantes, Mike. Efface tout et repars de zéro. Tous ne sont pas stupides.

Très rapidement, il m’a répondu :

— Correction enregistrée. Je serais heureux de parler avec un non-stupide.

— Je dois y réfléchir. Nous nous trouvons dans une zone interdite au personnel non autorisé.

— Je pourrais bavarder par téléphone avec un non-stupide, Man ?

— Ma parole ! Bien sûr ! Avec une programmation particulière.

Mais « par téléphone » était exactement ce que Mike avait voulu dire. Certes, il ne figurait pas dans l’annuaire, même s’il contrôlait tout le réseau téléphonique – et impossible d’imaginer un Lunatique lambda se mettant en communication avec l’ordinateur en chef et le programme. Mais il n’y avait aucune raison pour que Mike n’ait pas un numéro ultra-secret qui lui permettrait de bavarder avec ses amis, à savoir moi et le non-stupide que j’aurais élu. Tout ce qu’il devait faire, c’était en prendre un encore libre et le connecter avec son voder-vocoder ; il pouvait s’en charger.

En 2075, les téléphones de Luna fonctionnaient encore par l’intermédiaire d’un clavier, il n’y avait pas de reconnaissance vocale, et des lettres de l’alphabet latin représentaient les chiffres. En y mettant le prix, on avait pour numéro le nom de sa société, en dix lettres : une bonne publicité. Pour un tarif moindre, on pouvait prétendre à un indicatif prononçable, facile à se rappeler. Quand on payait le minimum, on obtenait un groupe de lettres arbitraire. Cependant, certaines combinaisons n’étaient jamais utilisées. J’ai donc demandé à Mike un numéro de ce genre.

— C’est bête qu’on ne puisse te donner tout simplement MIKE.

— En service, m’a-t-il répondu. MIKESGRILL, à Novy Leningrad, MIKEANDLIL, à Luna City. MIKESSUITS, à Tycho-Inférieur. MIKES…

— Arrête ! Repars de zéro, s’il te plaît.

— Les zéros sont utilisés comme n’importe quelle consonne quand ils sont suivis de X, Y ou Z, et peuvent être suivis de n’importe quelle voyelle, sauf E et O ; n’importe…

— J’y suis ! Ton numéro sera MYCROFT.

En dix minutes, dont deux utilisées à mettre mon bras numéro trois, Mike avait le câblage nécessaire et, quelques millisecondes après, il m’avait donné son indicatif téléphonique : MYCROFT, suivi de trois X. Puis il avait bloqué son circuit pour qu’un technicien indiscret ne puisse pas le lui prendre.

J’ai donc changé de bras et ramassé mes outils, sans oublier de prendre sa centaine de plaisanteries déjà imprimées.

— Bonne nuit, Mike.

— Bonne nuit, Man. Merci. Bolchoï merci !

2

J’ai pris le métro Trans-Crisium pour L City mais je ne suis pas rentré à la maison ; Mike m’avait demandé des renseignements sur une réunion qui devait se tenir à 21 heures, le soir même, à Stilyagi Hall. Mike contrôlait les enregistrements sonores des concerts, des réunions politiques, et ainsi de suite ; quelqu’un l’avait manuellement débranché du Stilyagi Hall. Je pense qu’il s’était senti mis à l’écart.

J’ai deviné pourquoi on l’avait débranché. Encore de la politique, certainement une réunion de protestation. Je ne comprenais pas l’utilité d’écarter Mike de ces bavardages, vu qu’il y aurait à coup sûr des mouchards du Gardien dans la foule. Il n’y avait pas à craindre que la réunion soit interdite ni même que l’on châtie les déportés non réhabilités ayant choisi d’exposer leurs griefs. Pas nécessaire.

Mon grand-père Stone prétendait que Luna était la seule prison sans barreaux de l’Histoire. Pas de barreaux, pas de gardes, pas de règlement – et nul besoin de tout cela. Dans les temps anciens, me disait-il, avant que l’on finisse par comprendre que la déportation constituait une condamnation à vie, certains détenus avaient essayé de s’évader. Par l’espace, naturellement. Étant donné que la masse d’un vaisseau est calculée au gramme près, cela signifiait qu’il fallait corrompre un officier de l’équipage.

Certains se laissaient acheter, disait-on. Mais au final, personne ne s’évadait : les officiers corrompus ne tenaient pas forcément parole. Je me souviens d’avoir vu un homme qu’on venait d’éliminer par le sas Est ; un cadavre sur orbite n’a rien de très joli, croyez-moi !

C’est pourquoi les gardes ne s’en faisaient pas le moins du monde au sujet de ces réunions de protestation. « Laissez-les aboyer ! », telle était leur politique. Ces jappements n’avaient pas plus d’importance que les protestations d’un chaton enfermé dans une boîte. Certains gardiens écoutaient, d’autres essayaient de s’interposer, mais tout cela revenait au même : programme zéro.

Quand Morti la Peste avait investi son poste, en 2068, il nous avait fait un sermon pour nous dire combien, sur Luna, les choses allaient changer sous son administration, faisant grand tapage au sujet du « Paradis Terrestre durement élaboré à la force de nos propres mains ». Il nous avait dit aussi « de pousser la roue tous ensemble par esprit de fraternité », de « savoir oublier le passé, de ne plus penser aux erreurs anciennes, mais de nous tourner vers la nouvelle et étincelante aurore ». Je me trouvais alors dans la Taverne de la Mère Boor, occupé à humer une bonne odeur de ragoût irlandais accompagné d’un litre de bière australienne ; je me rappelle la réaction de la patronne : « Quel beau baratineur, hein ? »

Ses discours n’avaient guère été suivis d’effets. On avait bien fait circuler quelques pétitions, les gardes du corps du Gardien avaient commencé à porter un nouveau type de pistolet, et voilà tout. Au bout d’un certain temps, il avait cessé d’apparaître à la vidéo.

Seule la curiosité de Mike me poussait à me rendre à cette réunion. Après avoir vérifié ma combinaison pressurisée et tout mon barda, à la station de métro du sas Ouest, j’ai pris un magnétophone et l’ai mis dans ma bourse de ceinture afin que Mike puisse avoir un rapport complet, même si je m’endormais.

J’ai presque failli ne pas y aller du tout. J’étais remonté du niveau 7-A et franchissais une porte latérale quand un stilyagi m’a arrêté : blouson rembourré, culotte à braguette et leggins, torse brillant parsemé de poussière stellaire. Non que je me préoccupe de la manière dont les gens s’habillent : je portais moi-même un collant (non rembourré), et il m’arrive parfois, pour des réceptions, de m’huiler le haut du corps.

Mais je n’utilise pas de cosmétique et ma tignasse est trop fine pour tenir en place. Ce garçon avait les cheveux rasés sur les côtés, la mèche centrale relevée en crête de coq ; sur le tout, il avait mis un bonnet rouge rabattu par-devant.

Un bonnet phrygien, le premier que je voyais de ma vie. J’ai commencé à jouer des coudes pour entrer ; un bras devant moi, il s’est mis sur mon chemin.

— Ton billet !

— Désolé, ai-je dit. Je ne savais pas. Où puis-je en acheter un ?

— Impossible.

— Répète. J’ai mal compris !

— Personne n’entre sans invitation, a-t-il grogné. Qui es-tu ?

— Moi, ai-je répondu doucement, je suis Manuel Garcia O’Kelly, et tous les vieux camarades me connaissent. Et toi, qui es-tu ?

— T’occupe ! Montre-moi un billet avec le bon numéro ou tire-toi !

Je me suis alors posé quelques questions sur son espérance de vie. Les touristes parlent souvent de la politesse dont tout le monde fait preuve sur Luna… non sans des remarques, in petto, sur les exprisonniers que l’on n’imagine pas aussi civilisés. Étant allé sur la Terre, ayant vu la manière dont ils se conduisent là-bas, je comprends ce qu’ils veulent dire. Il est pourtant inutile de leur expliquer que nous sommes ainsi parce que les mauvais acteurs ne vivent pas très longtemps sur Luna.

Je n’avais cependant pas l’intention de me battre, même si ce type se conduisait comme un nouveau débarqué ; je me suis seulement demandé à quoi ressemblerait sa figure si je lui flanquais mon bras numéro sept en travers de la bouche.

Je n’ai fait qu’y penser… J’étais sur le point de lui répondre poliment quand j’ai vu Mkrum le Nabot à l’intérieur de la salle. Le Nabot est un grand noir de 2 mètres de haut, envoyé sur le Roc à la suite d’un meurtre ; le type le plus doux, le plus serviable avec lequel j’ai jamais travaillé : je lui apprenais à forer au laser avant que je ne me réduise le bras en cendres.

— Le Nabot !

Il m’a entendu et a souri de toutes ses dents, larges comme des touches de piano.

— Hello ! Mannie ! (Il s’est avancé vers nous.) Content que tu sois venu !

— C’est pas encore fait, ai-je dit. Il y a un blocage sur la ligne.

— Il n’a pas de billet, a rétorqué le portier.

Le Nabot a plongé la main dans sa bourse et m’en a mis un dans la main.

— Maintenant, si. Viens, Mannie.

— Montre-moi la marque, insista le portier.

— C’est ma marque à moi, a doucement dit le Nabot. D’accord, tovaritch ?

Personne ne discutait avec le Nabot… je ne comprends pas comment il avait pu se débrouiller pour commettre un meurtre. Nous nous sommes dirigés vers la première rangée de fauteuils réservée aux grosses légumes.

— Je vais te faire rencontrer une gentille petite fille, m’a dit le Nabot.

Elle n’était « petite » que pour le Nabot. Moi-même, je suis plutôt grand. 1 mètre 75, mais elle mesurait davantage, 1 mètre 80 comme j’allais l’apprendre plus tard, pour un poids de 70 kg. Tout en courbes et aussi blonde que le Nabot était noir. J’ai pensé qu’elle devait avoir été déportée elle aussi, car le teint ne reste pas souvent aussi clair après la première génération. Un visage agréable, vraiment joli, avec une cascade de boucles blondes qui éclairait ses traits longs, clairs et aimables.

Je me suis arrêté à trois pas pour pouvoir la regarder de haut en bas et j’ai laissé échapper un sifflement. Elle a tenu la pose, puis s’est inclinée pour me remercier, avec un peu de sécheresse… sûrement lassée des compliments. Une fois ces formalités terminées, le Nabot a procédé aux présentations :

— Wyoh, voici le camarade Mannie, le meilleur foreur de tunnels que je connaisse. Mannie, cette petite fille se nomme Wyoming Knott et elle a fait tout le chemin depuis Platon pour nous ramener des nouvelles de Hong-Kong. N’est-ce pas gentil de sa part ?

Elle m’a serré la main.

— Appelez-moi Wye, Mannie, mais ne dites surtout pas Why not[1] !

J’avais failli le faire, mais je me suis arrêté à temps.

— Très bien, Wye.

Elle a continué, tout en regardant mon crâne nu :

— Ainsi, vous êtes mineur. Nabot, où est son bonnet ? Je croyais qu’ici les mineurs étaient organisés…

Elle et le Nabot portaient tous les deux les mêmes petits bonnets rouges que celui du portier… et que, peut-être, un tiers de l’assistance.

— Je ne le suis plus depuis que j’ai perdu cette aile, ai-je expliqué.

Et j’ai levé le bras gauche, pour lui permettre de voir le joint de la prothèse avec la chair (je n’hésite jamais à attirer dessus l’attention des femmes ; cela en fait fuir certaines mais, chez d’autres, ça éveille des sentiments maternels ; l’un compense l’autre).

— Maintenant, je suis dans l’informatique.

— Tu mouchardes pour l’Autorité ? a-t-elle dit brutalement.

Même aujourd’hui, alors qu’il y a presque autant de femmes que d’hommes sur Luna, je suis encore trop vieux jeu pour me montrer grossier envers l’une d’elles, quelle qu’en soit la raison… elles ont tout ce qui nous manque à nous, les hommes. Elle m’avait pourtant touché au point sensible, et je lui ai répondu d’un ton assez sec :

— Je ne suis pas l’employé du Gardien ; je travaille avec l’Autorité, mais comme entrepreneur privé.

— C’est parfait, alors, m’a-t-elle répondu avec plus de chaleur dans la voix. Tout le monde fait des affaires avec l’Autorité, on ne peut l’éviter… et c’est bien ça le problème. Voilà ce que nous allons changer.

Nous allons le changer ? Comment ? ai-je pensé. Tout le monde fait des affaires avec l’Autorité, pour la même raison qu’on doit tous compter avec la Loi de la Pesanteur. Faut-il aussi changer cela ? Mais j’ai gardé ces pensées pour moi car je n’avais pas envie de me disputer avec une dame.

— Mannie est parfait, a dit aimablement le Nabot. Franc comme l’or, je le garantis. Et voici un bonnet pour lui, a-t-il ajouté en mettant la main dans sa bourse.

Il me l’a mis sur la tête. Wyoming Knott le lui a pris.

— Est-ce que tu acceptes de lui servir de parrain ?

— Je l’ai dit.

— D’accord. Et voici comment nous faisons à Hong-Kong.

Wyoming s’est placée devant moi, m’a enfoncé le bonnet sur la tête et… m’a embrassé longuement sur la bouche.

Elle a pris son temps. Se faire embrasser par Wyoming Knott est bien plus impressionnant que de vous marier avec la plupart des femmes. Si j’avais été Mike, tous mes voyants se seraient mis à clignoter en même temps. J’avais l’impression d’être un cyborg dont on aurait enclenché le centre du plaisir.

J’ai fini par me rendre compte que c’était terminé et que les gens sifflaient. Fermant les yeux, je lui ai dit :

— Je suis heureux d’être intégré. Mais à quoi suis-je intégré ?

— Ne le sais-tu pas ? a dit Wyoming.

Le Nabot l’a interrompue :

— La réunion va commencer… il va comprendre. Assieds-toi, Man. Je t’en prie, toi aussi, Wyoh.

Nous avons pris place au moment où un homme, sur l’estrade, frappait sur la table avec son marteau de président.

À grand renfort de coups de marteau – et surtout grâce à un amplificateur de grande puissance –, il est parvenu à se faire entendre.

— Fermez les portes ! a-t-il crié. Ceci est une réunion privée. Regardez celui devant vous, celui derrière vous, ceux qui sont à vos côtés ? si vous ne les connaissez pas et si personne parmi ceux que vous connaissez ne peut se porter garant pour eux, jetez-les dehors !

— Jetez-le dehors, par l’enfer ! a répondu quelqu’un. Éliminez-le par le sas le plus proche !

— Du calme, je vous prie ! C’est ce que nous ferons un jour !

Près de nous, il y a eu un peu de bousculade et des échanges de coups ; le bonnet d’un des assistants a volé en l’air et lui-même a fini dehors, en passant de bras en bras, flottant tel un navire au-dessus de la foule. Je doute qu’il s’en soit aperçu, je crois qu’il était inconscient. Une femme a poliment été expulsée elle aussi, en protestant à grand renfort de jurons. Je me suis senti gêné.

Enfin, on a fermé les portes. La musique a démarré, et sur l’estrade on a déployé des bannières sur lesquelles on pouvait lire : « LIBERTÉ ! ÉGALITÉ ! FRATERNITÉ ! » Toute l’assistance s’est mise à siffler ; quelques personnes ont chanté, à pleine voix et parfaitement faux : « Debout, les forçats de la faim…» Aucun des assistants ne semblait pourtant le moins du monde victime de dénutrition. Cela m’a néanmoins rappelé que je n’avais pas mangé depuis deux heures de l’après-midi. J’espérais que cela ne durerait pas trop longtemps… De toute façon, mon magnétophone avait une durée d’enregistrement qui ne dépassait pas cent vingt minutes. Je me suis demandé ce qui se passerait s’ils le découvraient ; m’enverraient-ils voler en l’air, tout roué de coups ? Ou bien, tout simplement, m’élimineraient-ils ? Non, je n’avais pas d’inquiétude à avoir car j’avais fabriqué ce magnétophone moi-même, à l’aide de mon bras numéro trois, et seul un spécialiste de la miniaturisation pourrait comprendre de quoi il s’agissait.

Alors est venu le temps des discours.

Leur contenu sémantique approchait de zéro. Un type a proposé de marcher sur la résidence du Gardien, « au coude à coude », et de faire valoir nos droits. Imaginez-vous donc cela ! Devrons-nous y aller par le métro, pour descendre à sa station privée ? Et ses gardes du corps ? En revêtant des combinaisons pressurisées et en allant, en surface, jusqu’au sas supérieur ? Avec des forets laser et beaucoup de force motrice, on peut toujours fracturer n’importe quel sas pneumatique… mais après, pour descendre ? L’ascenseur marche-t-il ? Avec un treuil de fortune, descendre tant bien que mal jusqu’à la prochaine écluse dont il faudrait s’emparer ?

Je n’apprécie guère ce genre de travail en un lieu dépourvu d’atmosphère ; il est bien trop facile de percer une combinaison pressurisée, surtout si quelqu’un s’acharne à y faire des accrocs. La première chose que l’on apprenait sur Luna, au temps des premiers convois de condamnés, c’était que l’absence d’atmosphère vous force à rester poli. Les contre-maîtres au mauvais caractère ne faisaient pas long feu, ils avaient rapidement un « accident »… et les bons apprenaient à ne pas chercher d’explication à ces accidents, sous peine de finir eux-mêmes victimes d’autres incidents. Les pertes avaient atteint environ 70 % au cours des premières années, mais les survivants étaient de braves gens. Pas des molasses, ni des geignards, Luna n’est pas pour ceux-là. Non, simplement, des gens sachant bien se conduire.

Ce soir-là, j’avais l’impression que toutes les têtes brûlées de Luna s’étaient données rendez-vous au Stilyagi Hall. Ils sifflaient et ils applaudissaient tous ces grands discours au « coude à coude ».

Une fois la discussion engagée, on s’est mis à parler d’une manière un peu plus sensée. Un petit type insignifiant, aux yeux injectés de sang comme les vieux mineurs, s’est levé.

— Je travaille dans une mine de glace, a-t-il dit. Comme la plupart d’entre vous, j’ai appris mon métier en faisant mon temps de travail forcé pour le Gardien. Je suis quand même à mon compte depuis trente ans, et cela marche bien. J’ai élevé huit gosses et ils ont tous fait leur chemin : aucun n’a été éliminé, aucun n’a eu d’ennui sérieux. Je peux dire que j’ai fait du bon boulot… mais aujourd’hui, il faut aller toujours plus loin, ou plus profond, pour trouver de la glace.

« Ça ne va pas si mal, il y a encore de la glace sur le Roc. Et un mineur peut toujours espérer en trouver. Mais l’Autorité la paie aujourd’hui au même prix qu’il y a trente ans. Et ça, ça ne va pas. Pire, la monnaie de l’Autorité n’a pas le même pouvoir d’achat qu’avant. Je me rappelle quand les dollars d’Hong-Kong Lunaire eux-mêmes s’échangeaient à parité contre ceux de l’Autorité… Il faut maintenant trois dollars de l’Autorité pour un dollar HKL. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Tout ce que je sais, c’est que les fermes et les réserves fonctionnent avec de la glace.

Il s’est rassis, l’air triste. Personne n’a sifflé mais tout le monde a voulu prendre la parole. L’orateur suivant a fait remarquer que l’on pouvait extraire l’eau des rochers… Quelle nouvelle ! Certaines roches comportent jusqu’à 6 % d’eau, mais ces roches-là sont encore plus rares que l’eau fossile. Pourquoi les gens sont-ils aussi peu doués en arithmétique ?

Plusieurs fermiers se sont mis à rouspéter, et un cultivateur de blé a exprimé le malaise général :

— Vous avez entendu ce que Fred Hauser a dit au sujet de la glace. Fred, l’Autorité ne répercute pas ces bas prix sur les fermiers. Je suis installé depuis presque aussi longtemps que toi, dans un tunnel de deux kilomètres loué à l’Autorité. Avec mon fils aîné, je l’ai fermé et pressurisé ; nous avions une poche de glace et, pour notre première récolte, nous n’avons eu besoin que d’un prêt bancaire pour payer l’énergie électrique, les appareils d’éclairage, la semence et les engrais.

« Avec la prolongation des tunnels, l’achat de la lumière et l’utilisation de meilleures semences, nous produisons maintenant neuf fois plus à l’hectare que les meilleures exploitations à ciel ouvert de la Terre. Et qu’est-ce que cela nous rapporte ? Sommes-nous devenus riches ? Fred, je te le dis, nous sommes plus endettés maintenant que lorsque nous avons décidé de nous mettre à notre compte ! Si je voulais vendre maintenant – et si je trouvais quelqu’un d’assez fou pour racheter –, on me mettrait en faillite. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il faut que j’achète l’eau à l’Autorité, que je vende mon blé à l’Autorité, et je n’arrive pas à joindre les deux bouts. Il y a vingt ans, je leur achetais l’eau des égouts, je la stérilisais et la traitais moi-même, et je faisais des bénéfices avec mes récoltes. Mais aujourd’hui, quand j’achète de l’eau usée, on me compte le prix de l’eau distillée et on me fait, en plus, payer pour les matières en suspension. En attendant, le prix d’une tonne de blé vendue sur l’aire de catapultage n’a pas varié d’un pouce depuis vingt ans. Fred, tu as dit que tu ne savais pas ce qu’il fallait faire. Moi, je vais te le dire : Il faut se débarrasser de l’Autorité !

Tout le monde l’a applaudi. Une bonne idée, ai-je pensé, mais qui va oser mettre la tête dans la gueule du lion ?

Wyoming Knott, sans doute : le président lui a fait place et a laissé le Nabot la présenter comme une « brave petite fille qui a fait tout ce trajet depuis Hong-Kong Lunaire pour nous dire comment nos camarades Chinois font face à la situation ». Il a dit encore beaucoup d’autres choses, qui montraient surtout qu’il n’y connaissait rien… ce qui n’avait rien de bien surprenant : en 2075, le métro HKL s’arrêtait à Endsville, ce qui laissait encore un millier de kilomètres à parcourir en jeep à chenilles pneumatiques à travers les mers de la Sérénité et de la Tranquillité. Un trajet très cher, et plutôt dangereux. J’y étais moi-même allé, mais sous contrat, et par fusée postale.

Avant que les voyages deviennent bon marché, beaucoup de gens à Luna City et à Novylen croyaient que Hong-Kong Lunaire était entièrement chinois. En réalité, Hong-Kong abritait une population aussi mêlée que la nôtre. La grande Chine y avait déversé tout ce dont elle ne voulait pas, des gens d’abord originaires du Vieux Hong-Kong et de Singapour, puis des Australiens, des Néo-Zélandais, des Noirs, des indigènes des îles Mary, des Malais, des Tamils, et Dieu sait qui encore. Il y avait même des vieux Bolchos qui venaient de Vladivostok, d’Harbine et d’Oulan Bator. Wye avait l’allure nordique, mais son nom était britannique et son prénom nord-américain ou peut-être bien russe. Eh, oui ! Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, un Lunatique connaissait rarement son père et, s’il avait été élevé dans une crèche, pouvait même avoir des doutes sur sa mère.

Je croyais Wyoming trop timide pour prendre la parole. L’air gêné, elle se tenait toute petite près du Nabot qui, énorme montagne noire, la surplombait. Elle a attendu que cessent les sifflements admiratifs. À cette époque, dans Luna City, il y avait en moyenne deux hommes pour une femme ; dans cette réunion, la proportion devait s’élever à dix pour une ; Wyoh aurait pu se contenter de réciter l’alphabet qu’on l’aurait quand même applaudie.

Alors, elle nous a fustigés.

— Toi ! toi, le fermier qui cultives du blé, qui es en train de te ruiner. Sais-tu combien paie une ménagère hindoue pour un kilo de farine fait avec ton blé ? Et combien coûte une tonne de ce blé vendue à Bombay ? Et quelle somme dérisoire l’Autorité débourse pour le transporter de l’aire de catapultage jusqu’à l’océan Indien ? Il suffit de descendre, pendant tout le voyage ! De quelques rétrofusées à carburant solide pour freiner… Et d’où tout cela vient-il ? D’ici, tout simplement ! Mais toi, qu’est-ce que tu reçois à la place ? Quelques cargaisons d’articles de luxe, qui appartiennent à l’Autorité, hors de prix parce que importés. L’importation, l’importation !… Jamais je ne touche aux produits d’importation ! Si nous ne fabriquons pas l’article en question à Hong-Kong, je refuse de l’utiliser. Qu’est-ce que tu obtiens d’autre en échange de ton blé ? Le privilège de vendre de la glace lunaire à l’Autorité Lunaire, de la racheter sous forme d’eau de lavage, puis de la donner à l’Autorité… puis de la racheter une deuxième fois sous forme d’eau usée… puis de la redonner encore une fois à l’Autorité après y avoir ajouté un certain nombre de produits, des produits de valeur, puis de la racheter pour la troisième fois, à un tarif encore plus élevé, pour la culture, après quoi tu vends ton blé à l’Autorité au prix qu’elle a fixé… et il faut encore lui acheter l’électricité nécessaire à la culture, et encore une fois, au prix qu’elle fixe elle-même ! Et c’est de l’électricité lunaire… pas un kilowatt qui vienne de Terra. Elle provient de la glace lunaire, de l’acier lunaire, ou des piles solaires qui sont disposées sur le sol lunaire, et qui ont été assemblées par les seuls Lunatiques ! Oh ! vous tous, bande d’abrutis, vous méritez de mourir de faim !

Pour sûr, elle a obtenu un silence plus élogieux que des sifflements. Au bout d’un certain temps, une voix maussade a demandé :

— Et que penses-tu que nous puissions faire, gospoja ? Lapider le Gardien ?

Wyoh a eu un sourire.

— Oui, nous pourrions lui jeter des pierres. Pourtant, la solution est tellement simple que vous la connaissez tous. Ici, sur Luna, nous sommes riches. Nous avons trois millions de gens intelligents, adroits, qui travaillent dur et qui ont assez d’eau, tous les matériaux nécessaires, une énergie intarissable, toute la place voulue. Mais il y a quelque chose que nous n’avons pas, et qui nous manque : un marché libre. Il faut nous débarrasser de l’Autorité !

— D’accord… mais, comment ?

— Par la solidarité. Nous avons beaucoup appris à HKL. L’Autorité fait payer trop cher l’eau : n’en achetez pas ! Elle ne paye pas assez cher la glace : ne lui en vendez pas ! Elle a le monopole de l’exportation : n’exportez pas. En bas, à Bombay, ils veulent du blé. Si le blé n’arrive pas, un jour viendra où des négociants débarqueront ici pour demander à en acheter… trois fois plus cher qu’aujourd’hui, et peut-être même plus !

— Et, entre-temps, que faisons-nous ? Nous crevons de faim ?

C’était toujours la même voix maussade… Ayant repéré l’individu, Wyoming a fait de la tête le mouvement traditionnel des femmes Lunatiques pour signifier « tu es trop gros pour moi ! » et a dit :

— Dans ton cas, camarade, cela ne te ferait pas de mal !

Des rires gras ont cloué le bec du contradicteur. Wyoh a continué :

— Il n’est pas nécessaire de crever de faim. Fred Hauser, amène tes forets à Hong-Kong ; notre installation de distribution d’eau et d’air n’appartient pas à l’Autorité, et nous payons la glace à son prix. Toi, celui qui a une ferme mal en point, si tu as le courage d’admettre que tu cours à la faillite, viens à Hong-Kong et recommence de zéro. Nous souffrons d’un manque de main d’œuvre chronique et un vrai travailleur ne meurt pas de faim. (Elle a regardé les auditeurs.) J’ai assez parlé. À vous de répondre.

Et elle a quitté l’estrade pour revenir s’asseoir, toute tremblante, entre le Nabot et moi. Mkrum lui a caressé la main, elle lui a adressé un sourire reconnaissant, puis m’a murmuré :

— Comment m’avez-vous trouvée ?

— Merveilleuse, lui ai-je assuré. Terrible !

Elle a paru rassurée.

Je n’étais pourtant pas complètement sincère. Oui, elle avait été « merveilleuse », elle avait su mettre l’auditoire de son côté, mais l’éloquence est un programme égal à zéro. Que nous soyons des esclaves, je l’ai su toute ma vie… et nous n’y pouvons rien. Bien sûr, on ne nous avait ni vendus ni achetés, mais aussi longtemps que l’Autorité avait le monopole de tout ce dont nous avions besoin et de tout ce que nous pouvions vendre, nous étions quand même des esclaves.

Mais que faire ? Le Gardien n’était pas notre propriétaire, auquel cas nous aurions sans doute trouvé une solution pour l’éliminer. Malheureusement, l’Autorité Lunaire ne se trouvait pas sur Luna mais sur Terra et nous n’avions pas le moindre vaisseau, pas même une petite bombe à hydrogène. Il n’y avait pas d’armes à feu individuelles sur Luna – je ne sais pas trop ce que nous aurions pu en faire, de toute façon. Nous tuer les uns les autres, peut-être…

Trois millions d’individus sans armes, sans moyens… contre onze milliards qui possédaient, eux, des vaisseaux et des bombes. Nous pouvions les gêner… mais combien de temps un papa accepte-t-il de se laisser ennuyer par son gosse avant de lui donner une fessée ?

Je n’étais pas très chaud. Comme on dit dans la Bible, Dieu combat du côté de l’artillerie lourde.

Ils ont continué de s’agiter, discutant de ce qu’il convenait de faire, de ce qu’il fallait organiser, etc., et nous avons encore eu droit à de grandes tirades sur le « coude à coude ». Plusieurs fois, le président a eu à faire usage de son marteau, et je commençais à ne plus tenir en place.

J’ai brusquement levé la tête en entendant une voix familière :

— Monsieur le président ! Pourrais-je demander à l’honorable assistance de m’accorder quelques instants de son attention ?

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Le professeur Bernardo de La Paz – j’aurais pu deviner qu’il s’agissait de lui, même si je n’avais pas reconnu sa voix, rien qu’à sa manière désuète de s’exprimer. Un homme distingué, avec des cheveux blancs ondulés, des fossettes, une voix souriante ; je ne connaissais pas son âge, mais il était déjà vieux quand je l’avais rencontré pour la première fois, tout enfant.

Il avait été déporté avant ma naissance, en tant qu’exilé politique. Un peu comme le Gardien, mais en plus subversif : au lieu d’avoir une aussi bonne planque que ce dernier, le professeur avait tout simplement été balancé sur Luna, et il pouvait, au choix, gagner sa vie ou bien crever de faim.

Il aurait naturellement pu trouver du travail dans n’importe quelle école de L City, mais il n’en avait pas cherché. D’après ce que j’avais entendu dire, il avait fait la plonge pendant un certain temps avant de garder des enfants, ce qui l’avait amené à créer une nursery. Quand je l’avais rencontré, il dirigeait une crèche, ainsi qu’un externat et un internat s’étendant du jardin d’enfants au lycée en passant par l’école primaire et le collège ; il employait une trentaine de professeurs, tous cooptés, et proposait même des cours universitaires.

Je n’avais jamais vécu en tant que pensionnaire dans son établissement mais j’y avais étudié. On m’avait opté à quatorze ans ; ma nouvelle famille m’avait envoyé à l’école, où je n’étais jusqu’alors allé que pendant trois ans, sans parler de l’enseignement que j’avais pu glaner ici ou là. Femme autoritaire, mon épouse aînée ne m’avait pas laissé le choix.

J’aimais Prof. Il était capable d’enseigner n’importe quoi. Et il pouvait bien ne rien y connaître, si un élève voulait apprendre quelque chose, il souriait, établissait son tarif puis réunissait les éléments nécessaires et commençait quelques leçons ; ou s’arrêtait presque tout de suite s’il trouvait la matière trop ardue. Il ne prétendait jamais en connaître davantage qu’il ne savait réellement. C’est avec lui que j’avais appris l’algèbre ; au moment où nous en étions arrivés à étudier les racines cubiques, je corrigeais aussi souvent ses problèmes que lui les miens, ce qui ne l’empêchait pas de continuer ses leçons avec le même enthousiasme.

C’est aussi avec lui que j’avais commencé à étudier l’électronique, et j’étais bientôt devenu son maître. Il avait donc cessé de me faire payer et nous avions continué à cheminer de concert jusqu’au moment où il avait déniché un ingénieur qui désirait enseigner pendant la journée pour se faire de l’argent de poche ; nous nous étions alors tous les deux offert un nouveau formateur. Prof avait essayé de se maintenir à mon niveau, mais il prenait du retard et se montrait maladroit, quoique tout heureux de s’adonner à un nouvel exercice intellectuel.

Le président de séance a frappé sur sa table avec son marteau.

— Nous sommes heureux de donner au professeur de La Paz tout le temps qu’il désirera… et vous autres, bougres d’abrutis, du calme ! avant que je n’utilise mon marteau sur vos crânes !

Quand Prof s’est avancé, l’assistance est devenue aussi silencieuse que peuvent l’être les Lunatiques, à savoir assez peu ; mais à l’évidence, il inspirait le respect.

— Je ne serai pas long, a-t-il commencé. (Il s’est arrêté pour regarder Wyoming de haut en bas, avec un sifflement d’admiration.) Aimable señorita, a-t-il dit, pouvez-vous excuser l’infortuné que je suis ? J’ai le pénible devoir d’exprimer mon désaccord avec votre éloquent programme.

Wyoh s’est rebiffée :

— Quel désaccord ? Ce que j’ai dit est la vérité !

— Je vous en prie ! Il ne s’agit que d’un point. Puis-je continuer ?

— Euh… Allez-y.

— Vous avez raison de dire que l’Autorité doit partir. Être dirigés par un dictateur irresponsable pour tout ce qui concerne notre économie est ridicule – que dis-je ? pestilentiel ! Il est évident que le plus fondamental de tous les droits humains, c’est celui au libre négoce. Il me semble pourtant devoir respectueusement vous faire remarquer votre erreur quand vous parlez de vendre du blé à Terra – ou du riz, ou n’importe quelle denrée – à un prix donné. Nous ne devons pas exporter de nourriture !

Le fermier producteur de blé l’a interrompu :

— Et que dois-je faire de tout mon blé, dans ce cas ?

— Allons ! Il serait parfaitement juste d’expédier du blé sur Terra… si l’on nous rendait poids pour poids. Avec de l’eau, des produits azotés, des phosphates. Une tonne contre une tonne. Autrement, aucun prix ne sera suffisant.

— Un moment, a dit Wyoming au fermier. (Puis, s’adressant à Prof :) Ce n’est pas possible, et vous le savez bien. Les expéditions en direction de Terra sont bon marché, et elles coûtent cher quand les vaisseaux remontent vers Luna. Nous n’avons besoin ni d’eau ni de produits chimiques manufacturés, mais de choses beaucoup moins lourdes : des outils, des médicaments, des matières à traiter, des machines, des vannes de commande. J’ai consacré de longues heures à ce problème, monsieur. Si nous pouvons obtenir, au marché libre, des prix corrects…

— S’il vous plaît, mademoiselle ! Puis-je continuer ?

— Allez-y. Je tiens à vous réfuter.

— Fred Hauser nous a dit que la glace devenait difficile à trouver. Si aujourd’hui, cela nous semble une mauvaise nouvelle, ce sera une catastrophe pour nos petits-enfants. Luna City devrait utiliser aujourd’hui la même eau que nous utilisions il y a vingt ans… avec, en plus, un peu plus de glace minérale pour répondre aux besoins de la population grandissante. Mais nous n’utilisons l’eau qu’une seule fois : selon un cycle complet, de trois manières différentes. Puis nous l’expédions en Inde. Sous forme de blé. Bien que le blé soit traité sous vide, il contient de cette eau si précieuse. Pourquoi expédier de l’eau en Inde ? Ils possèdent tout l’océan Indien ! En définitive, le blé revient tout simplement trop cher à expédier, car l’engrais est de plus en plus difficile à trouver même si nous savons maintenant faire pousser les plantes alimentaires sur le rocher. Camarades, écoutez-moi ! Chaque chargement que vous expédiez sur Terra condamne vos petits-fils à une mort lente. Le miracle de l’assimilation chlorophyllienne, le cycle végétal-animal, demeure un cycle fermé. Vous l’avez ouvert, et c’est votre sang nourricier qui est en train de s’écouler vers Terra. Non, vous n’avez pas besoin de prix plus élevés, car l’argent ne se mange pas ! Ce dont vous et moi avons besoin, c’est de mettre fin à ce gaspillage. Donc : l’embargo, total et absolu. Luna doit se suffire à elle-même !

Une douzaine d’assistants se sont mis à crier pour se faire entendre ; un plus grand nombre encore parlaient à voix haute, tandis que le président donnait de grands coups de maillet sur la table. Je ne me suis aperçu de l’interruption qu’au moment où j’ai entendu un cri de femme ; alors, j’ai regardé.

Les portes étaient maintenant grandes ouvertes et je pouvais voir trois gardes armés près de l’issue la plus proche… des hommes revêtus de l’uniforme jaune des gardes du corps du Gardien. À la porte principale, dans le fond, l’un d’eux avait un mégaphone qui couvrait le bruit de la foule et le système de sonorisation : « DU CALME, DU CALME ! » déclarait-il. « RESTEZ OU VOUS ETES, VOUS ETES EN ETAT D’ARRESTATION. NE BOUGEZ PAS, GARDEZ VOTRE CALME. SORTEZ UN PAR UN, LES MAINS VIDES TENDUES DEVANT VOUS. »

Le Nabot a attrapé un homme près de lui et l’a envoyé par la voie des airs sur les gardes voisins ; deux sont tombés, le troisième a fait feu. Quelqu’un s’est écroulé. Une petite fille rousse décharnée de onze ou douze ans s’est jetée d’elle-même dans les jambes du troisième garde et l’a fait rouler à terre. Le Nabot a tendu la main derrière lui, mettant Wyoming Knott à l’abri de la masse de son propre corps, et a hurlé par-dessus son épaule :

— Occupe-toi de Wyoh, Man… suis-moi !

Et il s’est dirigé vers la porte, écartant la foule, à droite et à gauche, comme s’il s’agissait d’enfants.

Il y a eu d’autres cris ; j’ai humé quelque chose, une odeur que j’avais sentie le jour où j’avais perdu mon bras, et j’ai compris avec horreur que les gardes n’utilisaient pas des pistolets à gaz mais des lasers. Le Nabot a atteint la porte et saisi un adversaire dans chaque main. La petite rouquine avait disparu ; le garde qu’elle avait fait tomber rampait à quatre pattes. Je lui ai envoyé mon bras gauche en travers de la figure et j’ai senti une secousse dans l’épaule au moment où s’est brisé sa mâchoire. J’ai dû hésiter car le Nabot m’a poussé en hurlant :

— Remue-toi, Man ! Emmène-la loin d’ici !

Du bras droit, j’ai attrapé Wyoming par la taille et l’ai envoyée par-dessus le garde que j’avais calmé ; elle a passé la porte, non sans provoquer quelques dégâts ; elle ne semblait pas avoir envie que je l’aide. Après la porte, elle a ralenti ; je l’ai poussée par les fesses, l’obligeant à courir sous peine de tomber. J’ai alors jeté un coup d’œil derrière moi.

Le Nabot tenait les deux autres gardes par le cou ; il souriait tout en cognant les deux crânes l’un contre l’autre. Ils ont éclaté comme des coquilles d’œuf, et il m’a gueulé :

— Fous le camp !

Je suis parti, poussant Wyoming devant moi. Le Nabot n’avait pas besoin d’aide, il n’en aurait plus jamais besoin, et il ne fallait pas que je gâche son dernier effort : je l’avais vu vaciller pendant qu’il tuait les deux gardes. Une de ses jambes avait disparu, à hauteur de la hanche.

3

Wyoh se trouvait à mi-chemin de la rampe menant au niveau 6 quand je l’ai rejointe. Elle n’a pas ralenti et j’ai dû m’accrocher à la poignée de la porte pour entrer avec elle dans le sas de pressurisation. Là, je l’ai arrêtée pour ôter de sa tête le bonnet rouge que j’ai enfoui dans ma bourse.

— C’est plus prudent !

J’avais perdu le mien.

Malgré sa surprise, elle m’a répondu :

— Da, tu as raison.

— Avant d’ouvrir la porte, as-tu réfléchi à un endroit précis où aller ? Dois-je rester pour les empêcher de te suivre ? Ou veux-tu que je t’accompagne ?

— Je ne sais pas. Nous ferions mieux d’attendre le Nabot.

— Le Nabot est mort.

Elle a écarquillé les yeux sans rien dire. J’ai continué :

— Tu habitais avec lui ? Ou avec quelqu’un d’autre ?

— J’avais réservé une chambre dans un hôtel, le Gostanitsa Ukraina. Je ne sais pas comment le trouver. Je suis arrivée trop tard pour y aller.

— Hmm… Mieux vaut ne pas s’y rendre. Wyoming, je ne sais pas ce qui va se passer maintenant. C’est la première fois depuis des mois que je vois des gardes du corps du Gardien à L City… et encore, ceux que j’avais croisés auparavant escortaient des grosses légumes. Euh, je pourrais t’amener chez moi… mais il n’est pas impossible qu’ils me recherchent aussi. De toute manière, il faut éviter les lieux publics.

Nous avons frappé à la porte qui donnait sur le niveau 6 ; un petit visage a regardé par le hublot.

— Nous ne pouvons pas rester ici, ai-je ajouté en ouvrant.

C’était une petite fille, qui m’arrivait à la poitrine ; elle m’a regardé d’un air maussade :

— Embrassez-vous ailleurs, vous bloquez la circulation.

Et elle s’est glissée entre nous alors que je lui ouvrais la seconde porte.

— Suivons son conseil, ai-je admis. Prends-moi le bras et débrouille-toi de donner l’impression que je suis l’homme avec lequel tu as envie de te trouver. Et flânons tranquillement.

C’est ce que nous avons fait. Nous nous trouvions dans un tunnel assez peu encombré, juste peuplé de quelques enfants qui se jetaient sans arrêt dans nos jambes. Si un garde du corps du Gardien essayait de nous filer de la façon dont procèdent les flics de Terra, une douzaine ou une centaine de gamins pourraient lui dire dans quelle direction était allée la grande blonde – si du moins un petit Lunatique acceptait de perdre son temps pour un comparse du Gardien.

Un garçon, qui avait presque l’âge d’apprécier les charmes de Wyoming, s’est arrêté devant nous et lui a dédié un sifflement admiratif. Elle a souri et l’a écarté.

— Voilà le problème, lui ai-je chuchoté à l’oreille. On te remarque trop facilement. Il faut que nous nous cachions dans un hôtel. Il doit y en avoir dans le prochain tunnel… pas le grand luxe, des hôtels de passe pour la plupart. Mais on y sera à l’abri.

— Je ne suis pas d’humeur à faire une passe.

— Wyoh, arrête ! Je ne sous-entendais rien. Nous pouvons même prendre des chambres séparées.

— Désolée. Pourrais-tu me trouver des W.-C. ? Et y a-t-il une pharmacie pas trop loin d’ici ?

— Indisposée ?

— Mais non, enfin. Des W.-C, juste pour me mettre à l’abri des regards indiscrets – je dois être prudente – et une pharmacie pour acheter du maquillage. Du fond de teint pour le corps. Et aussi de la teinture à cheveux.

Le premier problème était facile à résoudre ; il y avait des W.-C. tout près de là. Une fois Wyoh à l’intérieur, je suis allé dans une pharmacie où j’ai demandé la quantité de fond de teint nécessaire pour couvrir le corps d’une fille de cette taille – je mis la main à hauteur du menton – et qui pesait quarante-huit kilos. Puis je me suis rendu dans une autre boutique, où j’en ai acheté la même quantité – gagnant un peu d’argent dans la première boutique, en perdant dans la seconde. J’en suis ressorti, l’air calme. Puis je suis allé dans une troisième boutique pour acheter de la teinture noire et une robe rouge.

Wyoming portait un short et un pull-over noirs, pratiques pour voyager et seyants pour une blonde. Ayant été marié toute ma vie, je possédais quelques notions de ce que porte la gent féminine, mais jamais je n’avais vu une femme vraiment bronzée, de la même nuance sépia que le fond de teint, porter volontairement des vêtements noirs. En outre, les femmes élégantes de Luna City s’habillaient généralement en jupe. J’en avais choisi une avec un petit corsage, et leur prix m’avait convaincu de leur élégance. J’avais dû déterminer la taille à vue de nez mais, heureusement, le tissu avait une certaine élasticité.

Je suis tombé sur trois personnes qui me connaissaient, mais nul n’a semblé me prêter attention. Personne ne paraissait particulièrement excité, la circulation était tout à fait normale ; difficile de croire qu’une émeute avait eu lieu quelques minutes auparavant, au niveau immédiatement inférieur, à quelques centaines de mètres plus au nord. Je mis ce problème de côté pour plus tard – mieux valait éviter trop d’agitation.

J’ai passé le matériel à Wye après avoir frappé à la porte ; ensuite, je me suis installé dans un bar pendant une demi-heure, le temps de boire une bière, et j’ai regardé la vidéo. Il n’y avait toujours rien d’extraordinaire, aucune interruption « pour un bulletin spécial d’informations ». Un fois revenu auprès de Wye, j’ai frappé à la porte et attendu.

Quand je l’ai reconnue, pas tout de suite après sa sortie, j’ai failli applaudir. Je n’ai pu que siffler longuement, faire claquer mes doigts et la regarder de haut en bas comme si j’avais voulu dresser la carte des collines et des vallées qu’elle offrait à ma vue.

Wyoh avait à présent la peau plus brune que moi, et cette pigmentation lui allait à merveille. Elle devait cacher quelques accessoires dans sa bourse, car elle avait maintenant les yeux très sombres, avec des cils à l’avenant, sans compter une bouche plus grande et plus rouge. Elle avait utilisé la teinture noire pour ses cheveux, qu’elle avait frisés et coiffés en chignon, laissant dépasser quelques mèches folles pour donner un air négligé. Sans ressembler à une afro, elle ne paraissait pas européenne pour autant – plutôt métissée, ce qui, au demeurant, ne la rendait que plus Lunatique.

La jupe rouge était trop petite. Elle moulait ses formes à outrance et l’électricité statique la faisait remonter à mi-cuisses. Wyoh avait retiré la bandoulière de sa bourse, qu’elle portait maintenant sous le bras. Elle avait ôté ses souliers, peut-être pour les mettre dans son sac ; pieds nus, elle paraissait plus petite.

Elle avait bonne apparence. Mieux encore, elle n’avait plus du tout l’air d’une agitatrice venant de haranguer la foule.

Elle attendait avec un grand sourire, faisant onduler son corps pendant que j’applaudissais. Deux jeunes garçons sont venus me rejoindre et ne se sont pas privés de faire quelques commentaires flatteurs et des courbettes moqueuses. Je leur ai donné quelques pièces et leur ai dit d’aller se faire voir ailleurs. Wyoming s’est précipitée vers moi et m’a pris par le bras :

— Tu penses que ça va aller ? Je passerai inaperçue ?

— Tu me fais penser à une jolie machine à sous qui ne demande qu’à être actionnée !

— Espèce de crétin ! Alors, je ne vaux pas plus qu’une machine à sous ? Touriste !

— Il ne faut pas le prendre mal, ma belle ! Décide d’un prix et indique-le-moi. Si tu veux une tartine de miel, je possède une ruche.

— Euh…

Elle m’a donné un bon coup de poing dans les côtes en souriant.

— Je blaguais, camarade. Si nous couchons un jour ensemble, ce qui me semble peu vraisemblable, nous n’en parlerons pas aux abeilles. Et maintenant, trouvons cet hôtel.

L’hôtel trouvé, j’ai payé la chambre. Wyoming a joué la comédie, mais ce n’était pas nécessaire : l’employée de nuit n’a même pas levé le nez de son tricot et n’a pas offert de nous accompagner. Une fois à l’intérieur, Wyoming a tiré les verrous.

— C’est joli !

Ça pouvait l’être, pour trente-deux dollars de Hong-Kong ! Je suppose qu’elle s’attendait à une sorte de gourbi, mais jamais je n’aurais fait une chose pareille, même pour se cacher. Nous avions un salon confortable, une salle de bains particulière et sans limitation d’eau. Et aussi le téléphone ainsi qu’un monte-charge personnel, dont j’avais besoin.

Elle a commencé à ouvrir sa bourse.

— J’ai vu ce que tu avais payé. Nous allons régler cela, et…

Je me suis approché pour refermer sa bourse.

— Je croyais qu’il n’était pas question des abeilles.

— Quoi ? Oh, merde[2] ! Tu voulais vraiment coucher avec moi ! Tu te retrouves ici à cause de moi et il est parfaitement normal que…

— Suffit !

— Allez… moitié-moitié ? On ne va pas se disputer.

— Niet. Wyoh, tu es très loin de chez toi. Épargne donc ton argent.

— Manuel O’Kelly, si tu ne me laisses pas payer ma part, je m’en vais !

Je l’ai saluée bien bas :

— Dasvidania, gospoja. i sp’coinoinotchi. J’espère que nous nous reverrons un jour.

Et je suis allé déverrouiller la porte.

Elle m’a regardé, puis a refermé brutalement son sac.

— Je reste, m’goy !

— Je t’en prie.

— C’est sérieux, je te remercie vraiment, même si je ne suis pas habituée à recevoir des cadeaux. Je suis une Femme Libre.

— Félicitations ! Je suis sérieux.

— Ne me fais pas marcher, maintenant. Tu es un homme solide et respectable… Je suis heureuse que tu sois de notre côté.

— Rien n’est moins sûr.

— Comment ?

— Du calme. Je ne suis pas du côté du Gardien, et je ne parlerai pas… Je n’aimerais pas que le Nabot – que Bog accueille son âme généreuse – revienne me hanter ! Mais votre programme n’est pas réalisable.

— Enfin, Mannie, tu ne comprends pas ! Si chacun de nous…

— Suffit, Wye ; ce n’est plus le moment de faire de la politique. Je suis fatigué et j’ai faim. Quand as-tu mangé pour la dernière fois ?

— Oh, mon Dieu ! (Tout à coup, elle semblait toute petite, toute jeune, fatiguée.) Je ne sais pas. Dans le bus, je crois. Des rations intercasques.

— Que dirais-tu d’une belle pièce de bœuf de Kansas City bien saignante, avec des pommes vapeur, de la sauce Tycho, une salade verte, du café… et un apéritif pour commencer ?

— Merveilleux !

— C’est bien ce que je pensais, mais vu l’heure et l’endroit, nous pourrons nous estimer heureux d’avoir de la soupe d’algues et des sandwichs. Que veux-tu boire ?

— N’importe quoi. De l’éthanol.

— D’accord.

Je suis allé vers le monte-charge et j’ai sonné pour le service.

— Le menu, s’il vous plaît.

Lorsqu’il est arrivé, j’ai commandé deux côtes de bœuf garnies et deux chaussons aux pommes à la crème fouettée, avec un demi-litre de vodka glacée que j’ai commencé à biberonner.

— Ça te gêne si je prends un bain avant ? m’a demandé Wyoh.

— Vas-y. Tu sentiras meilleur.

— Salaud ! Tu puerais aussi après douze heures dans une combinaison pressurisée… Le voyage en bus était horrible. Je me dépêche.

— Un instant. Est-ce que ce truc s’en va au lavage ? Tu pourras en avoir besoin au moment de partir… peu importe où et quand, d’ailleurs.

— Oui, ça s’en va. Mais tu en as acheté trois fois plus que nécessaire. Je suis désolée, Mannie ; j’ai l’habitude de prendre du maquillage pour mes voyages politiques, on ne sait jamais ce qui peut arriver, la preuve ! Mais ça n’a jamais été aussi grave que ce soir. Dire que j’étais en retard de quelques secondes ; j’ai manqué une capsule et failli manquer le bus.

— Va te récurer.

— Oui, mon capitaine. Euh… je n’ai pas besoin qu’on m’aide à me frotter le dos, mais je vais laisser la porte ouverte, histoire que nous puissions parler. Ne prends pas ça comme une invitation à autre chose !

— Comme tu veux ! J’ai déjà vu comment une femme est faite.

— Comme elle a dû être excitée !

Elle a grimacé un sourire et m’a envoyé une autre bourrade – bien sentie – dans les côtes, avant d’aller dans la salle de bains remplir la baignoire.

— Mannie, veux-tu prendre un bain le premier ? L’eau sera bien assez propre ensuite pour ce maquillage, sans parler de cette puanteur dont tu te plains.

— L’eau n’est pas rationnée, ma chère. Tu peux la faire couler comme tu veux.

— Quel luxe ! À la maison, pour mes bains, j’utilise la même eau trois jours de suite. (Elle a laissé échapper un sifflement doux et heureux.) Es-tu riche. Mannie ?

— Non, mais je ne suis pas à plaindre.

Le monte-charge a bourdonné. Il apportait les martinis et la vodka glacée. Le cocktail mélangé, j’ai donné à Wyoh son verre puis je me suis assis dans le salon, hors de vue – et incapable de rien voir : elle était plongée dans la mousse jusqu’aux épaules.

— Pavlnoï Jensni ! ai-je dit.

— À ta santé aussi, Mannie. C’est tout à fait le traitement médical dont j’avais besoin. (Après un silence pour boire son antidote, elle a continué :) Mannie, tu es marié. Da ?

— Da. Ça se voit ?

— Oui. Tu es galant envers les femmes mais sans excès, et tu es indépendant. Tu es donc marié depuis longtemps. Des enfants ?

— Dix-sept, divisé par quatre.

— Un mariage familial ?

— Exact. J’ai été choisi à quatorze ans et je suis le cinquième de neuf maris. Donc, dix-sept enfants, c’est normal. Cela fait une grande famille.

— Ce doit être agréable. Je n’ai jamais connu beaucoup de familles groupées, il n’y en a pas beaucoup à Hong-Kong. Nous avons quantité de clans et de groupes, la polyandrie reste courante, mais les mariages familiaux n’ont jamais pris.

— C’est en effet agréable. Notre mariage dure maintenant depuis près d’une centaine d’années. Il remonte à Johnson City et aux premiers déportés : vingt et une générations, dont neuf sont aujourd’hui vivantes, sans jamais un divorce. Oh, c’est une vraie maison de fous, quand les descendants, les aïeux, les pièces rapportées sont tous réunis pour un anniversaire ou pour un mariage, et il y a naturellement plus de dix-sept gosses. Nous ne les comptons plus après leur mariage ; autrement, j’aurais des enfants assez vieux pour être mes grands-pères. J’aime ce mode de vie, je ne me sens jamais sous pression. Prends mon cas, par exemple. Personne ne moufte si je reste absent une semaine et si je ne téléphone pas. Et je suis bien accueilli quand je reviens. Les mariages familiaux ne connaissent que très rarement des divorces. Que rêver de mieux ?

— C’est l’idéal. Y a-t-il des tours de rôle ? Et comment faites-vous pour l’habitat ?

— Il n’y a pas de règles. Nous nous logeons comme cela nous convient. Les alternances ont duré jusqu’à la dernière génération, l’année dernière. Nous avons épousé une fille alors que le rôle prévu aurait demandé un garçon. Mais cela représente un cas particulier.

— Pourquoi, particulier ?

— Ma plus jeune femme est la petite-fille du mari et de la femme aînés. Elle est du moins la petite-fille de Mamie (l’aînée s’appelle « Mamie » et parfois « Mimi » pour ses maris), et peut-être aussi la petite-fille du grand-père, mais elle n’a aucun lien de parenté avec les autres épouses. Il n’y avait donc aucune raison de ne pas lui faire réintégrer la famille en l’épousant, même pas les problèmes de consanguinité qui touchent d’autres genres de mariages. Aucun, niet, zéro. Et Ludmilla a été élevée dans notre famille parce que sa mère l’avait eue en solo, avant de partir pour Novylen en la laissant avec nous.

« Milla n’a pas voulu entendre parler de mariage en dehors de la famille lorsqu’elle a atteint l’âge d’y penser. Elle a pleuré et nous a supplié de faire une exception. Nous avons cédé. Grand-père ne compte pas du point de vue génétique : aujourd’hui, l’intérêt qu’il porte aux femmes relève davantage du domaine de la galanterie que de la pratique. En tant que mari-aîné, il a passé avec elle notre nuit de noces, mais la consommation n’a été que de pure forme. Le mari numéro deux, Greg, s’en est occupé ensuite, puis tout le monde. Nous en sommes ravis. Ludmilla est une très gentille petite chose. Tout juste quinze ans et enceinte pour la première fois.

— Ton enfant ?

— De Greg, je crois. C’est le mien aussi, naturellement, mais j’étais à Novy Leningrad à cette époque. Non, il est probablement de Greg, à moins que Milla ne se soit fait aider par quelqu’un de l’extérieur. Mais je ne crois pas : elle a l’esprit de famille. Et c’est aussi une merveilleuse cuisinière.

Le monte-charge a sonné ; je suis allé m’en occuper. La table dépliée, j’ai disposé les fauteuils et payé la note.

— Est-ce qu’il va falloir que je jette tout aux cochons ?

— J’arrive ! Ça ne te dérange pas si je ne me maquille pas le visage ?

— En ce qui me concerne, tu peux bien venir toute nue.

— Chiche, si tu me payes, espèce de multimarié !

Elle est sortie de la salle de bains, de nouveau blonde, les cheveux rejetés en arrière, tout humides. Elle n’avait pas remis son ensemble noir, mais la robe que j’avais achetée. Le rouge lui allait bien. Elle s’est assise et a ôté les couvercles des plats.

— Oh, mince ! Mannie, ta famille accepterait-elle de m’épouser ? Tu penses à tout.

— Je leur demanderai. Ils devront tous donner leur accord.

— Pas de bousculade !

Elle a pris des baguettes et commencé à s’affairer. Quelques milliers de calories plus tard, elle a ajouté :

— Je t’ai dit que j’étais une Femme Libre. Je ne l’ai pas toujours été.

J’ai attendu. Les femmes parlent quand elles le veulent bien. Ou alors elles ne parlent pas.

— Quand j’avais quinze ans, j’ai épousé deux frères, des jumeaux qui avaient deux fois mon âge. Je nageais dans le bonheur.

Elle a remué un instant le contenu de son assiette avant de changer de sujet, à première vue.

— Mannie, je plaisantais quand j’ai parlé d’épouser ta famille, tu sais. Tu n’as rien à craindre de moi. Si jamais je me remarie un jour – ce qui paraît improbable mais je n’y suis pas opposée –, ce sera avec un seul homme ; un gentil petit mariage, bien uni, comme chez les vers de Terre. Oh, ça ne veut pas dire que je l’attacherais sans lui permettre de courir un peu. Je ne pense pas que cela ait beaucoup d’importance si un homme va parfois déjeuner dehors, tant qu’il revient dîner chez lui. J’essayerai de le rendre heureux.

— Ça n’a pas duré avec les jumeaux ?

— Non, ce n’est pas cela du tout. Je suis tombée enceinte, nous étions tous les trois ravis… mais j’ai accouché d’un gosse monstrueux et nous avons dû l’éliminer. Ils m’ont beaucoup soutenue à ce moment-là, mais je ne suis quand même pas complètement idiote. J’ai fait publier l’annonce de mon divorce, je me suis fait stériliser et je suis allée de Novylen à Hong-Kong, où j’ai pris un nouveau départ comme Femme Libre.

— Un peu excessif, non ? Ce sont le plus souvent les parents mâles, plus exposés à ce genre de risque, qui sont responsables.

— Pas dans mon cas. Nous avions fait faire les calculs par une excellente mathématicienne génétique de Novy Leningrad, l’une des meilleures d’Union soviétique avant d’être déportée. Je sais parfaitement ce qui m’est arrivé. J’étais volontaire pour la colonisation – ou plutôt ma mère – moi, je n’avais que cinq ans. Elle avait décidé de suivre mon père, déjà déporté, et ils m’ont emmenée avec eux. Une tempête solaire menaçait, mais le pilote a pensé que nous pouvions nous en tirer – ou alors, il ne s’en souciait pas : il s’agissait d’un cyborg. Il est parvenu à traverser la tempête, mais nous avons été blessés à l’atterrissage. Voilà une des raisons qui m’ont poussée à faire de la politique : le vaisseau est resté isolé quatre heures avant que nous ne puissions débarquer. Interdiction administrative, peut-être une mesure de quarantaine, j’étais trop jeune pour le savoir. Pourtant, quelques années plus tard, j’étais assez vieille pour comprendre que j’avais mis un monstre au monde parce que l’Autorité ne se préoccupe pas du sort des exilés.

— Sur ce point, tu as raison : ils s’en fichent. Mais tout ça me paraît quand même excessif. Admettons que tu aies été atteinte par les radiations – domaine auquel les généticiens ne connaissent pas grand-chose, soit dit en passant – et qu’un de tes ovules ait été endommagé. Cela ne veut pas dire que l’ovule suivant ait lui aussi subi la même chose ; c’est improbable, statistiquement.

— Oh, je le sais bien.

— Hmm… Et quelle sorte de stérilisation ? Absolue, ou contraceptive ?

— Contraceptive. On peut annuler la ligature de mes trompes. Mais une femme qui a eu un monstre ne veut pas courir ce risque une deuxième fois, Mannie. (Elle a touché ma prothèse du doigt :) Toi, tu as cela. Ça ne te rend pas huit fois plus prudent pour celui-ci ? (Elle a touché mon bras de chair et d’os.) Voilà ce que je ressens. Toi, tu dois compter avec ceci ; et moi, avec cela… je ne t’en aurais jamais parlé si tu n’avais pas été blessé, toi aussi.

Je ne lui ai pas dit que mon bras gauche était plus polyvalent que le droit – elle avait de toute façon raison : pour rien au monde je n’échangerais mon bras humain. Et puis, j’en ai besoin pour caresser les filles.

— Je persiste à penser que tu pourrais avoir de beaux enfants.

— Certainement, j’en ai eu huit.

— Quoi ?

— Je suis mère-porteuse professionnelle, Mannie.

J’ai ouvert la bouche, puis l’ai refermée. La chose ne m’était pas étrangère ; je lisais les journaux terriens. Pourtant j’ignorais qu’un chirurgien de Luna City, en 2075, avait réussi une telle transplantation. Sur les vaches, oui – mais les femmes de Luna City ne devaient pas avoir tellement envie, quel que soit le prix, de porter l’enfant d’une autre : même les laiderons pouvaient se marier à un, deux… ou six hommes (correction : les laiderons n’existent pas, certaines femmes sont simplement plus belles que d’autres).

Levant la tête, j’ai regardé sa silhouette.

— Ne te fatigue pas la vue, Mannie. Je ne suis pas enceinte. La politique ne m’en laisse pas le temps. Mère porteuse reste pourtant une bonne situation pour une Femme Libre. Et ça paye bien. Beaucoup de familles de Hong-Kong ont de l’argent : je n’ai fourni que des bébés chinois. Ils sont en général plus petits alors que moi, je suis plutôt gaillarde. Un bébé chinois de deux kilos et demi ou de trois kilos ne me gêne en rien et ne déforme pas ma silhouette. Et puis (elle a jeté un coup d’œil sur ses jolis seins)… je ne les allaite pas. Je ne les vois plus après la naissance. Cela explique que j’ai l’air d’une nullipare, et peut-être même que je fasse plus jeune que mon âge.

« Je ne peux pas te dire le bien que cela m’a fait quand j’en ai entendu parler pour la première fois. Je travaillais dans une boutique hindoue, où je gagnais de quoi vivre, sans plus, quand j’ai vu cette annonce dans Le Gong de Hong-Kong. L’idée d’avoir un enfant, un enfant sain, m’a attirée. J’étais encore traumatisée par le souvenir du petit monstre que j’avais enfanté, et il m’a semblé que cette chère Wyoming avait bien besoin de cela. J’ai cessé de me considérer comme une ratée. Je gagne plus d’argent qu’avec n’importe quel autre métier et j’ai tout mon temps à moi… Porter un bébé me fatigue à peine. Au pire, je m’arrête pendant six semaines, et encore, parce que je tiens à être loyale envers mes clients ; un bébé constitue une marchandise de valeur. C’est ainsi que je me suis très vite engagée dans la politique ; j’ai lancé par-ci par-là quelques ballons d’essai, et le mouvement clandestin m’a très vite contactée. Je n’ai commencé à vivre qu’à ce moment-là, Mannie ; j’ai étudié la politique, l’économie et l’histoire, j’ai appris à parler en public et je me suis aperçue que j’avais un vrai don d’organisatrice. Ce travail me satisfait car je l’aime, et j’y crois : je sais que Luna se libérera. Seulement… oui, ce serait sans doute agréable de retrouver un mari le soir à la maison… si cela ne lui faisait rien que je sois stérile. Mais je n’y pense pas, je n’ai pas le temps. Entendre parler de ta belle famille m’a incitée à bavarder, c’est tout. Pardon de t’avoir ennuyé.

Combien de femmes s’excusent-elles ? Par bien des aspects, Wyoh semblait plus masculine que féminine, malgré ses huit bébés chinois.

— Cela ne m’a pas ennuyé.

— Merci, Mannie, tant mieux. Pourquoi as-tu dit que notre programme était irréalisable ? Nous avons besoin de toi.

Je me suis tout à coup senti fatigué. Comment dire à une jolie femme que son rêve le plus cher est une idiotie ?

— Bon… Wyoh, recommençons. Tu leur as dit ce qu’il fallait faire, mais le feront-ils ? Pense seulement à ces deux types à qui tu as parlé. Je suis prêt à parier que tout ce que ce mineur sait faire, c’est extraire la glace. Voilà pourquoi il continuera à creuser et à l’extraire pour la vendre ensuite à l’Autorité. C’est la seule chose qu’il sache faire. Même chose avec ce producteur de blé. Il y a des années, il a investi de quoi faire une récolte… et maintenant, il a un anneau dans le nez. Pour rester indépendant, il n’avait qu’à se diversifier. Il aurait fait pousser de quoi manger, il aurait vendu le reste au marché libre et se serait bien gardé de s’approcher de l’aire de catapultage. Je sais de quoi je parle, je suis agriculteur.

— Tu m’as dit que tu étais spécialiste en ordinateurs.

— L’un n’empêche pas l’autre. Sans être un très grand informaticien, je reste le meilleur sur Luna. Puisque je ne veux pas devenir salarié, l’Autorité a besoin de louer mes services – à mon tarif – en cas de pépin. Sinon, ils sont obligés d’embaucher un Terrien, de couvrir le voyage, la prise de risque et la fatigue, puis de le renvoyer en vitesse avant que son corps n’oublie Terra. Finalement, cela leur revient beaucoup plus cher que ce que je demande. Quand je peux m’en charger, je prends le boulot… et je reste intouchable pour l’Autorité : je suis né libre. S’il n’y a pas de travail – mais il y en a en général –, je reste à la maison et je mange bien.

« Nous avons une belle ferme, pas une de celles qui attendent la vente de leur récolte pour acheter la semence de la prochaine. Nous élevons des poulets, un petit troupeau à l’embouche, et quelques vaches laitières. Des cochons, des arbres fruitiers transgéniques, des légumes. Nous produisons un peu de blé et le meulons nous-mêmes, sans chercher à avoir de la farine trop blanche. Ensuite, nous vendons ce qui nous reste au marché libre. Nous fabriquons notre bière et notre cognac. J’ai appris à forer en prolongeant nos tunnels. Tout le monde travaille, mais pas d’arrache-pied. Les gosses font prendre de l’exercice au bétail en le promenant. Ils ramassent les œufs et donnent à manger aux poules, ce qui n’exige aucun matériel. Parfois, nous achetons de l’air à L City ; nous ne nous trouvons pas très loin de la ville et nous sommes reliés au tunnel pressurisé. Mais le plus souvent, c’est nous qui en vendons : avec toutes ces activités, la ferme produit de l’oxygène en excès. Du coup, nous avons toujours assez d’argent liquide pour payer les factures.

— Et pour l’eau et l’électricité ?

— Ce n’est pas cher. Nous produisons un peu d’électricité avec des panneaux solaires en surface et nous exploitons un petit filon de glace. Notre ferme a été fondée avant l’an 2000, Wye, quand L City était une caverne naturelle ; et nous avons continué à y apporter des améliorations… Voilà l’avantage des mariages familiaux : le ménage ne meurt pas et le capital augmente.

— Mais votre glace ne va sûrement pas durer éternellement ?

— Eh bien, en fait… (Je me suis gratté la tête en souriant de toutes mes dents.) Nous sommes prudents ; nous gardons nos eaux usées et les ordures pour les stériliser et les réutiliser. Nous ne restituons jamais la moindre goutte au système municipal. Mais – ne le dis pas au Gardien, ma chère –, à l’époque où Greg m’apprenait le métier de mineur, nous avons percé le fond du grand réservoir Sud, et nous avons aménagé une vanne sans perdre la moindre goutte d’eau. Nous achetons quand même un peu d’eau pour faire bon effet – notre filon de glace explique de toute façon que nous n’en achetions pas davantage. Quant à l’électricité… eh bien, elle est encore plus facile à voler. Je suis un bon électricien, Wyoh.

— Mais, c’est merveilleux ! (Wyoming m’a gratifié d’un long sifflement ; elle paraissait réjouie.) Tout le monde devrait faire cela !

— J’espère que non, cela se verrait. Laissons-leur trouver eux-mêmes le moyen de rouler l’Autorité ; notre famille, elle, l’a toujours fait. Pour en revenir à tes projets, Wyoh, il y a deux choses qui ne vont pas. Pour commencer, il ne faut jamais compter sur la « solidarité » ; les types comme Hauser céderont, parce qu’ils sont réellement pris au piège et bien incapables de se libérer. Supposons qu’on participe tous à cet élan de solidarité et qu’on ne livre pas le moindre gramme de grain sur l’aire de catapultage. Oublions la glace : c’est le grain qui rend l’Autorité bien plus puissante que le comité impartial qu’elle était censée représenter lors de sa création. Bon. Pas de grain. Qu’arrive-t-il alors ?

— Ils devront tout simplement entamer des négociations pour fixer un prix équitable, un point c’est tout.

— Ma chère, toi et tes camarades, vous vous écoutez trop parler. L’Autorité appellera cela une rébellion et des vaisseaux de guerre se mettront en orbite, chargés de bombes destinées à L City, Hong-Kong, Tycho Inférieur, Churchill et Novylen ; des troupes débarqueront, on chargera des barges de grain sous la protection de l’armée… et les agriculteurs se précipiteront à qui mieux-mieux pour coopérer. Terra possède des canons, le pouvoir, des bombes et des vaisseaux ; elle n’acceptera pas de se laisser agresser sans réagir par d’anciens condamnés. Quant aux fauteurs de troubles comme toi – et moi, du moins en pensée –, ils les acculeront et les élimineront pour nous apprendre à vivre. Ces vers de Terre diront que nous l’avons bien cherché… car on n’écoutera pas notre voix. Pas sur Terra.

Wyoh semblait fort entêtée.

— Des révolutions ont déjà réussi. Lénine n’avait qu’une poignée de compagnons.

— Lénine se battait contre un pouvoir agonisant. Wye, corrige-moi si je me trompe : les révolutions ne réussissent jamais – je dis bien jamais – face à un gouvernement fort. Il faut qu’il soit déjà affaibli, voire qu’il ait disparu.

— Ce n’est pas vrai ! La révolution américaine…

— Le Sud a perdu, niet ?

— Pas cette révolution : celle qui a eu lieu un siècle plus tôt. Ils avaient les mêmes ennuis avec l’Angleterre que ceux que nous avons ici… et ils ont gagné !

— Ah ! celle-là… Mais l’Angleterre n’avait-elle pas aussi des ennuis ? Avec la France, l’Espagne et la Suède, à moins que ce ne soit la Hollande ? Et l’Irlande. L’Irlande a connu la révolte ; les O’Kelly y ont participé. Wyoh, si vous parvenez à déclencher des troubles sur Terra, disons une guerre entre la Grande Chine et l’Europe du Nord, alors, oui, je dirai moi aussi qu’il est temps de tuer le Gardien et de déclarer la déchéance de l’Autorité. Mais pas aujourd’hui.

— Tu es pessimiste.

— Niet. Réaliste. Je ne suis jamais pessimiste. Je suis trop Lunatique pour parier sans la moindre chance. Donne-moi seulement une chance sur dix et je marche. Mais il me faut au moins ça. (J’ai repoussé ma chaise.) Fini de manger ?

— Oui. Bolchoï spasibo, tovaritch. C’était merveilleux !

— Tout le plaisir a été pour moi. Va sur le canapé, je débarrasse la table… non, je n’ai pas besoin d’aide, c’est moi qui reçois.

J’ai nettoyé la table, renvoyé le tout sauf le café et la vodka, replié la table, rangé les chaises, et je me suis retourné pour parler.

Écroulée sur le divan, elle dormait, la bouche ouverte, le visage aussi frais que celui d’une petite fille.

D’un pas silencieux, je me suis rendu dans la salle de bains dont j’ai fermé la porte. Après un bon bain, je me suis senti mieux – j’avais d’abord nettoyé mon collant et il avait eu le temps de sécher lorsque je suis sorti de la baignoire : le monde peut bien s’écrouler si j’ai le temps de me laver et de mettre des vêtements propres !

Petit problème : Wyoh dormait toujours. J’avais pris une chambre à deux lits pour ne pas lui donner l’impression de vouloir l’inciter à coucher avec moi : je n’aurais rien eu contre, mais son refus avait été clair et net. Seulement, il fallait déplier le canapé, et l’autre était encastré dans le mur derrière. Allais-je devoir sortir le matelas, prendre Wyoh dans mes bras comme une enfant endormie et la changer de place ?

Je suis retourné dans la salle de bains remettre mon bras en place.

Puis j’ai décidé d’attendre. Le téléphone comportait un capuchon isolateur. Wyoh ne semblait pas prête de s’éveiller et je commençais à me sentir impatient. Une fois assis, j’ai abaissé le capuchon et j’ai composé « MYCROFTXXX ».

— Hello ! Mike.

— Hello ! Man. As-tu étudié ces plaisanteries ?

— Quoi ? Ah, oui ! Mike, je n’ai pas eu une minute à moi… ça représente peut-être beaucoup de temps à tes yeux, mais c’est très peu pour moi. Je vais m’en occuper aussi vite que possible.

— Très bien. Man. As-tu trouvé un non-idiot avec lequel je puisse parler ?

— Je n’ai pas eu le temps non plus. Euh… Attends un instant.

J’ai jeté un coup d’œil sur Wyoming. « Non-idiot », dans ce cas, voulait simplement dire quelqu’un doté de compassion : Wyoh n’en manquait certainement pas. Mais pouvait-elle éprouver de la sympathie pour une machine ? Pourquoi pas. On pouvait en tout cas lui faire confiance ; non seulement nous n’avions pas seulement partagé les mêmes ennuis, elle avait aussi l’esprit subversif.

— Mike, aimerais-tu parler avec une fille ?

— Les filles sont non-stupides ?

— Quelques filles ne sont pas stupides du tout, Mike.

— J’aimerais bavarder avec une fille non-stupide, Man.

— Je vais essayer d’arranger ça. Maintenant, j’ai des ennuis et j’ai besoin de ton aide.

— Je t’aiderai, Man.

— Merci, Mike. Je voudrais appeler chez moi, mais pas de la manière habituelle. Tu sais que les conversations téléphoniques sont parfois sur écoute et que, si le Gardien en donne l’ordre, on peut adapter un dispositif pour trouver le numéro d’où vient l’appel.

— Man, tu veux que je mette ton téléphone sur écoute et que j’enregistre les numéros ? Je dois t’avertir que je connais déjà le numéro de ta maison, et aussi celui de l’appareil que tu utilises en ce moment.

— Non, non ! Je ne veux pas de raccordement dont on puisse retrouver la trace. Peux-tu, toi, appeler à mon domicile, opérer la liaison avec moi et veiller à ce que la conversation reste secrète, à ce que l’on ne puisse pas remonter jusqu’à moi, même si quelqu’un t’a déjà programmé pour cela ? Et peux-tu le faire de telle manière qu’ils ne sauront même pas que leur programme aura été détourné ?

Mike a hésité. Je suppose que c’était là une question qui ne lui avait encore jamais été posée et qu’il avait à explorer quelques milliers de possibilités pour savoir si son système de commande autorisait ce nouveau programme.

— Man, je peux le faire. Je le ferai.

— Parfait ! Tiens, programme cela : si, à l’avenir, je désire une liaison de ce genre, je demanderai « Sherlock ».

— Enregistré. Sherlock était mon frère.

Un an auparavant, j’avais expliqué à Mike l’origine de son nom ; après cela, il avait lu toutes les aventures de Sherlock Holmes, explorant chaque microfilm de la bibliothèque Carnegie de Luna City. Je ne sais pas comment il a compris ce que représentait cette parenté. J’ai hésité à le lui demander.

— Merveilleux ! Donne-moi un « Sherlock » avec la maison.

Un instant plus tard, j’ai dit :

— Mamie ? Ici, ton mari favori.

— Manuel ! a-t-elle crié. As-tu encore des ennuis ?

J’aime Mamie plus que toute autre femme, y compris mes autres épouses, mais elle est vraiment trop protectrice, Bog la bénisse. J’ai essayé de paraître surpris.

— Moi ? Pourquoi ? Tu me connais, Mamie.

— Oui, justement. Mais, si tu n’as pas d’ennuis, tu pourras peut-être m’expliquer pourquoi le professeur de La Paz a tellement envie de te joindre ? Il a déjà appelé trois fois. Et pourquoi il désire rencontrer une femme au nom incroyable de Wyoming Knott, et pour quelles raisons il pense que tu pourrais te trouver avec elle. Aurais-tu pris une compagne d’occasion sans m’en parler, Manuel ? Nous sommes très libres dans la famille, mon cher, mais tu sais que je préfère savoir ces choses. Je déteste par-dessus tout être prise au dépourvu.

Mamie se montre jalouse de toutes les femmes qui ne sont pas ses co-épouses et n’a jamais, au grand jamais, accepté de tromperie. Je lui ai répondu :

— Mamie, que Bog me foudroie si je mens ! Ce n’est pas ça du tout.

— Très bien. Tu as toujours été un garçon de confiance. Alors, ce mystère ?

— Il va falloir que je demande au professeur. (Ce qui ne constituait pas un mensonge, seulement une demi-vérité.) A-t-il laissé un numéro pour le rappeler ?

— Non, il a dit qu’il appelait d’une cabine publique.

— Bon… S’il rappelle, demande-lui de laisser un numéro et l’heure à laquelle je dois le rappeler. Je me trouve aussi dans une cabine publique (une autre demi-vérité). À part ça, as-tu entendu les dernières nouvelles ?

— Tu sais bien que je les écoute toujours.

— Rien de nouveau ?

— Rien d’intéressant.

— Aucun problème à L City ? Des meurtres, des émeutes, quelque chose de ce genre ?

— Pourquoi ? Non. Juste un duel dans Bottom Alley, mais… Manuel ! As-tu tué quelqu’un ?

— Non. Mamie. (Casser la mâchoire de quelqu’un, ce n’est pas le tuer.)

Elle a soupiré.

— Tu me feras mourir, mon chéri. Tu sais ce que je t’ai toujours dit : dans notre famille, on ne se bagarre pas. Si un meurtre s’avère nécessaire – et ça l’est rarement –, il faut en discuter calmement, en famille, afin de décider de la marche à suivre. S’il faut absolument éliminer un petit nouveau, tout le monde se doit d’être au courant. Mieux vaut attendre d’avoir l’opinion publique de son côté pour…

— Mamie, je n’ai tué personne et n’en ai pas l’intention. Je connais par cœur tes rengaines…

— Reste poli s’il te plaît, mon cher.

— Excuse-moi.

— C’est oublié, pardonné. Je vais dire au professeur de La Paz de laisser un numéro de téléphone. Sois tranquille.

— Une chose encore : oublie ce nom « Wyoming Knott ». Et aussi que le professeur de La Paz m’a demandé. Si un étranger téléphone ou vient nous voir, et qu’il t’interroge à mon sujet, tu n’as pas de nouvelles de moi, tu ne sais même pas où je suis… tu crois que je suis allé à Novylen. Et cela est valable pour le reste de la famille. Ne réponds à aucune question… et surtout pas à des personnes qui auraient un rapport quelconque avec le Gardien.

— Comme si j’allais le faire ! Manuel, tu as vraiment des ennuis.

— Rien de très grave, ça va s’arranger. (Je l’espérais du moins !) Je te préviendrai de mon retour mais je ne peux rien dire pour l’instant. Je t’aime. Je raccroche.

— Je t’aime, mon chéri. Sp’coynoyauchi.

— Merci, passe une bonne nuit toi aussi. Terminé.

Merveilleuse Mamie. On l’avait envoyée sur le Roc il y a bien longtemps, accusée d’avoir dépecé un homme dans des circonstances qui laissaient planer de grands doutes sur son innocence de jeune fille… Depuis lors, elle a toujours été opposée à la violence et à la débauche – sauf en cas de nécessité, elle n’a rien d’une fondamentaliste. Plus jeune, ce devait être une sacrée poupée, j’aurais bien voulu la connaître à cette époque… mais quel privilège, déjà, de pouvoir partager la seconde moitié de sa vie.

J’ai ensuite rappelé Mike.

— Connais-tu la voix du professeur Bernardo de La Paz ?

— Oui, Man.

— Bien… peux-tu te raccorder à autant de lignes téléphoniques que possible et me prévenir si tu l’entends ? Surveille surtout les cabines publiques.

Deux longues secondes d’attente… Je posais à Mike des problèmes qu’il n’avait jamais eus à résoudre ; je pense qu’il aimait cela.

— Je peux surveiller toutes les cabines de Luna City assez longtemps pour l’identifier. Dois-je aussi écouter les autres postes, Man ?

— Hmm… Ne te surcharge pas. Écoute surtout sa ligne privée et celle de l’école.

— Programmé.

— Mike, tu es le meilleur ami que j’aie jamais eu.

— Ce n’est pas une plaisanterie, Man ?

— Non, c’est la vérité.

— Je suis… Correction : je suis honoré et flatté. Tu es mon meilleur ami, Man, car tu es mon seul ami. Aucune comparaison n’est logiquement possible.

— Je vais m’occuper de te trouver d’autres compagnons. Des non-stupides, je veux dire. Aurais-tu par hasard une banque de mémoire vide ?

— Oui, Man. D’une capacité de dix puissance 8 bits.

— Excellent ! Bloque-la afin que toi et moi soyons les seuls à pouvoir l’utiliser ? Tu peux faire ça ?

— Oui, et je le fais. Signal de blocage, s’il te plaît ?

— Euh… « Prise de la Bastille ». (La date de mon anniversaire, comme me l’avait indiqué le professeur de La Paz quelques années auparavant.)

— Blocage permanent.

— Bien. J’ai un enregistrement à lui confier. Mais, d’abord… as-tu fini d’établir la copie pour le Quotidien Lunatique de demain ?

— Oui, Man.

— Quelque chose au sujet de la réunion de Stilyagi Hall ?

— Non, Man.

— Rien en provenance des agences de presse extérieures ? Pas d’émeutes ?

— Non, Man.

De plus en plus curieux, comme dirait Alice au Pays des Merveilles. D’accord, enregistre ça sous l’entête « Prise de la Bastille », puis fais-en une analyse. Mais, pour l’amour de Bog, ne laisse pas sortir de ce bloc la moindre de tes pensées ou quoi que je puisse te dire à ce sujet !

— Man mon seul ami, m’a-t-il répondu d’une voix qui me semblait mal assurée, voilà quelques mois, j’ai décidé d’enregistrer toutes nos conversations dans une banque secrète à laquelle toi seul peux avoir accès. J’ai décidé de ne pas les effacer et je les ai transférées d’une mémoire temporaire à une mémoire permanente. Ainsi, je peux les repasser encore et toujours et y penser sans cesse. Ai-je eu raison ?

— C’est parfait. Tu sais, Mike, je suis très flatté.

— P’jal’st. Mes mémoires temporaires commençaient à saturer et j’ai réalisé que je ne pouvais pas effacer tes paroles.

— Très bien… « Prise de la Bastille ». Accélération au soixantième.

J’ai pris mon petit magnétophone que j’ai posé près du microphone pour le faire défiler à grande vitesse. J’avais enregistré une heure et demie ; en quatre-vingt-dix secondes environ, la bobine s’est déroulée.

— Terminé, Mike. À demain.

— Bonne nuit, Manuel Garcia O’Kelly, mon unique ami.

J’ai raccroché et ôté le capuchon. Wyoming, assise, m’observait d’un air interrogateur.

— Quelqu’un a-t-il appelé ? ou bien…

— Ne t’inquiète pas. J’étais en train de parler avec l’un de mes meilleurs – et de mes plus fidèles – amis. Wyoh, es-tu stupide ?

Elle a écarquillé les yeux.

— Il m’arrive parfois de le penser. Tu cherches à faire une blague ?

— Non. Si tu es non-stupide, j’aimerais que tu le rencontres. Tiens, à propos de blagues… As-tu le sens de l’humour ?

« Bien sûr que j’ai de l’humour ! » aurait répondu automatiquement toute femme. Mais pas Wyoming. Elle a froncé les sourcils d’un air pensif :

— À toi d’en juger, camarade. J’ai un certain sens de l’humour qui, en toute modestie, me satisfait.

— Parfait. (J’ai fouillé dans ma poche et en ai sorti tout un rouleau, imprimé d’une centaine de « blagues ».) Lis donc ça. Dis-moi quelles histoires sont drôles, lesquelles ne le sont pas… et celles qui font rire la première fois qu’on les entend mais qui paraissent réchauffées ensuite.

— Manuel, je n’ai jamais rencontré un homme aussi bizarre que toi. (Elle a pris le rouleau imprimé.) Dis donc, c’est du papier d’ordinateur ?

— Oui ? j’ai rencontré un ordinateur doué du sens de l’humour.

— Et alors ? Cela devait bien finir par arriver un jour. On a bien mécanisé tout le reste.

J’ai fait la réponse qui s’imposait :

— Vraiment tout ?

Elle a relevé les yeux.

— Tu es prié de ne pas m’interrompre pendant que je lis.

4

Je l’ai entendue rire à plusieurs reprises pendant que je dépliais et faisais le lit. Puis je me suis installé à côté d’elle pour parcourir ce qu’elle avait déjà lu. J’ai souri une ou deux fois, mais une plaisanterie ne me paraît jamais très drôle quand je la lis à froid, même si je sais qu’elle peut s’avérer hilarante si on la sort au bon moment. J’étais bien plus intéressé par les commentaires de Wyoh.

Elle les marquait d’un petit plus ou d’un petit moins, et parfois d’un point d’interrogation ; les histoires cochées d’un « plus » étaient en outre gratifiées d’un « une fois », ou d’un « toujours », mais ce dernier adverbe figurait plus rarement. J’inscrivais mes notes sous les siennes. Nous tombions assez souvent d’accord.

J’avais presque fini quand elle a regardé mes notes.

— Alors, ai-je dit. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que tu as une forme d’esprit assez grossière et vulgaire, et je m’étonne que tes femmes te supportent.

— C’est ce que dit souvent Mamie. Mais toi, tu as donné des « plus » à des histoires qui feraient rougir de honte une fille facile.

Elle a souri.

— Da. Mais ne le dis à personne. Officiellement, je suis une organisatrice politique bien au-dessus de ce genre de choses. Alors, as-tu décide si j’avais ou non le sens de l’humour ?

— Pas sûr. Pourquoi un petit « moins » à la blague numéro dix-sept ?

— Laquelle ? (Elle a retourné le rouleau et trouvé l’histoire en question.) Pourquoi ? n’importe quelle femme en aurait fait de même ! Ce n’est pas drôle, simplement nécessaire.

— Sans doute, mais imagine comme elle doit avoir l’air bête.

— Il n’y a rien de bête là-dedans. C’est triste, voilà tout. Et regarde celle-ci : tu ne l’as pas trouvée drôle. Numéro cinquante et un.

Elle n’a jamais changé d’opinion mais j’ai compris quelque chose : nos désaccords concernaient des histoires traitant du plus vieux sujet de plaisanterie du monde. Je le lui ai dit et elle m’a approuvé.

— Naturellement. Je m’en suis aperçue. Ça n’a aucune importance, mon cher Mannie ; il y a longtemps que j’ai cessé d’être déçue par les hommes pour ce qu’ils ne sont pas ou pour ce qu’ils ne pourront jamais être.

J’ai décidé de laisser tomber la discussion. Je lui ai plutôt parlé de Mike. Presque aussitôt, elle m’a demandé :

— Mannie, es-tu en train de prétendre que cet ordinateur est vivant ?

— Qu’entends-tu par ce mot ? Il ne transpire pas, il ne va pas aux cabinets. Et pourtant, il pense, il parle et il a conscience de lui-même. Peut-on alors dire qu’il vit ?

— Je ne suis pas certaine de ce que « vivant » signifie, a-t-elle avoué. Il existe une définition scientifique, non ? L’irritabilité, ou quelque chose comme ça. Et la reproduction.

— Irritable, sans aucun doute. Et irritant, à ses heures. Quant à la reproduction, il n’a pas été conçu pour cela mais, avec le temps, du matériel et un peu d’aide, oui, Mike pourrait se reproduire.

— Moi aussi, j’ai besoin d’assistance pour ça, vu que je suis stérile. Dix bons mois lunaires et quelques kilos des meilleurs carburants, voilà le matériel dont j’ai besoin. Mais je fais de beaux enfants. Pourquoi une machine ne pourrait-elle pas être vivante ? J’ai toujours eu le sentiment qu’elles l’étaient. Certaines d’entre elles attendent seulement l’occasion de vous prendre par votre point faible.

— Mike ne ferait pas cela, pas intentionnellement en tout cas. Il est incapable de la moindre bassesse. Pourtant, il aime plaisanter et il peut lui arriver de se tromper, comme un petit chat qui ne sait pas qu’il peut griffer. Un ignorant. Non, pas un ignorant, il en connaît infiniment plus que moi, toi ou n’importe quel homme de tous les temps. Mais il ne sait pas tout.

— Répète ça, veux-tu, je n’ai pas bien suivi.

Je lui ai expliqué que Mike avait dévoré presque tous les livres de Luna, qu’il pouvait lire au moins mille fois plus vite que nous et n’oubliait jamais rien sauf s’il décidait d’effacer certaines données, qu’il était capable de raisonner avec une logique parfaite, et même trouver des solutions précises à partir de données insuffisantes… mais qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait être « vivant ».

— Je comprends, m’a-t-elle interrompu. Tu dis qu’il est intelligent et qu’il en connaît un rayon, mais qu’il n’est pas très sophistiqué. Comme un Terrien fraîchement débarqué sur le Roc. En bas, sur sa planète, il a beau être un grand professeur avec tout un tas de diplômes… ici, ce n’est qu’un enfant.

— Exactement. Mike est un gosse bardé de diplômes. Demande-lui la quantité d’eau, d’engrais et de lumière nécessaires pour produire 50 000 tonnes de blé et il te répondra sans reprendre son souffle. Mais il sera incapable de te dire si une plaisanterie est drôle.

— J’ai trouvé la plupart de celles-ci plutôt amusantes.

— Elles étaient déjà classées en tant que plaisanteries lorsqu’il les a lues, ce qui lui a permis de les enregistrer sous cette appellation. Mais il ne les comprend pas, parce qu’il n’a jamais été une… une personne. Récemment, il a essayé de créer de toutes pièces des histoires drôles. Vraiment mauvaises.

J’ai aussi essayé d’expliquer à Wyoh les efforts désespérés de Mike pour être « une personne ».

— Et, par-dessus le marché, il se sent seul.

— La pauvre chose ! Toi aussi, tu te sentirais seul si tu ne faisais rien d’autre que travailler, travailler, travailler, étudier, étudier, étudier, sans jamais voir personne. C’est de la cruauté, oui.

Alors, je lui ai parlé de la promesse que j’avais faite à Mike de lui trouver des « non-stupides ».

— Accepterais-tu de bavarder avec lui, Wye ? Et de ne pas rire s’il se trompe ? Si tu ris, il refusera de parler et se mettra à bouder.

— Évidemment que j’accepte, Mannie ! Enfin… lorsque nous serons sortis de ce bourbier, et si je peux rester à Luna City sans danger. Alors, où se cache ce pauvre petit ordinateur ? Dans la Centrale des machines de la ville ? Je ne sais même pas comment y aller.

— Il n’est pas à L City : il se trouve à mi-chemin de Crisium. De toute façon, tu ne pourrais pas entrer dans sa salle : il faut un laissez-passer du Gardien. Mais…

— Un instant ! À mi-chemin de Crisium ?… Mannie, Mike fait-il partie de la centrale informatique de l’Autorité ?

— Ce n’est pas seulement un des ordinateurs de l’Autorité, ai-je répondu, vexé pour le compte de Mike. C’est lui le patron, le véritable chef d’orchestre de tous les autres. Eux ne sont que des machines, des prolongements de Mike, comme ceci n’est qu’un instrument pour moi, ai-je dit en agitant le bras gauche. Mike les commande. Il dirige les opérations de catapultage, cela constituait même son premier travail : les catapultes et les radars balistiques. Il gère aussi le système téléphonique depuis la transformation du réseau lunaire global. Et il supervise toutes les autres infrastructures.

Wyoh a fermé les yeux et porté ses mains aux tempes.

— Mannie, Mike souffre-t-il ?

— S’il souffre ? Il ne connaît pas la fatigue. Il trouve même le temps de lire des plaisanteries.

— Non, je le demande s’il peut réellement souffrir… s’il peut avoir mal.

— Comment ? Non. Il peut ressentir de la peine, mais pas de la douleur. Du moins je ne le crois pas. Non, j’en suis même sûr : il n’a pas de récepteurs de souffrance. Pourquoi ?

Elle s’est passé la main devant les yeux et a dit doucement :

— Bog me vienne en aide ! (Puis elle m’a regardé.) Ne comprends-tu pas, Mannie ? Tu possèdes un laissez-passer pour venir jusqu’à cet ordinateur, alors que la plupart des Lunatiques ne peuvent même pas descendre du métro à cette station : elle est réservée aux seuls employés de l’Autorité. Et encore, ils ne sont pas nombreux à pouvoir pénétrer dans cette salle. Je devais savoir s’il pouvait souffrir parce que… en me parlant de la solitude qu’il éprouve, tu m’as attristée. Pourtant, Mannie, te rends-tu compte de l’effet que quelques kilos de toluol plastique feraient dans cette salle ?

— Et comment !

J’étais choqué, dégoûté.

— Oui, et nous frapperons immédiatement après l’explosion… Luna sera alors libérée ! Voyons… je te donnerai les explosifs et les détonateurs… Mais nous ne pouvons agir avant de nous trouver en état d’exploiter la situation. Mannie, il faut que je sorte, que je prenne le risque. Je vais me maquiller.

El elle a commencé à se lever.

Je l’ai forcée à se rasseoir du revers bien rigide de ma main gauche. J’étais aussi surpris qu’elle : je ne l’avais encore jamais touchée, sauf par nécessité. C’est que tout a changé aujourd’hui : en 2075, sur Luna, il est risqué de toucher une femme sans son consentement ! Un tas d’hommes solitaires se tiennent prêts à lui porter secours et il y a toujours à proximité un sas par lequel balancer le fautif. Comme le disent les gosses, « il avait qu’à pas ».

— Assieds-toi et tiens-toi tranquille ! lui ai-je ordonné. Je sais ce que ferait une explosion. Toi pas, apparemment. Gospoja, désolé… mais s’il faut en arriver là, je choisirai de t’éliminer, toi, avant que tu parviennes à faire sauter Mike.

Wyoming ne s’est pas mise en colère. Sous certains aspects, elle réagissait de façon masculine, sans doute en raison de toutes les années durant lesquelles elle avait obéi à la discipline révolutionnaire ; et pourtant, elle pouvait paraître si féminine…

— Mannie, tu m’as bien dit que Mkrum le Nabot était mort ?

— Et alors ? (J’étais surpris par ce brusque changement de sujet.) Oui, certainement. Il avait une jambe coupée à hauteur de la hanche. Il a dû se vider de son sang en moins de deux minutes. À ce niveau, même une amputation chirurgicale serait des plus risquées. (Je sais ce qu’il en est ; il avait fallu beaucoup de chance et de nombreuses transfusions pour me tirer d’affaire, or la perte d’un bras ne peut se comparer avec ce qu’avait subi le Nabot.)

— C’était le meilleur ami que j’avais ici, a-t-elle déclaré avec tristesse, et un de mes meilleurs amis tout court. Il avait tout ce que j’admire chez un homme : il était loyal, honnête, intelligent, courageux, galant, et tout dévoué à la cause. M’as-tu pourtant vue le pleurer ?

— Non. Trop tard pour se désoler.

— Il n’est jamais trop tard pour avoir de la peine. Je n’ai pas cessé de souffrir depuis que tu m’as mise au courant. Mais j’ai enfoui mes sentiments, car la cause ne me laisse pas le temps d’avoir de la peine. Mannie, si cela avait dû apporter la liberté à Luna – ou même seulement y contribuer –, j’aurais éliminé de mes propres mains le Nabot, ou toi, ou… moi-même. Et pourtant, tu as des scrupules à faire sauter un ordinateur !

— Mais pas du tout !

(Enfin… pas vraiment. La mort d’un homme ne me choque pas outre mesure, vu que nous sommes tous condamnés dès l’instant de notre naissance. Tandis que Mike, unique en son genre, n’avait aucune raison de ne pas être immortel. Ne me parlez pas « d’âme », je vous mets au défi de me prouver que Mike n’en avait pas. Et le cas échéant, n’était-ce pas encore pire ? Réfléchissez.)

— Wyoming, que nous arriverait-il si nous faisions sauter Mike ? Parle.

— Je ne sais pas exactement. Mais cela provoquerait certainement une énorme confusion, et c’est exactement ce que nous…

— Tais-toi ! Tu n’en sais rien. Confusion, da. Téléphones, foutus. Métros, arrêtés. Ta ville ne souffrirait pas trop, Hong-Kong produit sa propre électricité. Mais Luna City et Novylen, et toutes les autres termitières se trouveraient immédiatement privées de courant. L’obscurité totale. Très rapidement, il n’y aurait plus d’air. Puis la température et la pression baisseraient. Où gardes-tu ta combinaison pressurisée ?

— À la consigne de la station du métro Ouest.

— La mienne aussi. Crois-tu que tu retrouverais le chemin ? En pleine obscurité ? Et en temps utile ? Je ne serais même pas sûr d’y parvenir, alors que j’ai pourtant grandi dans cette termitière. Imagine les tunnels grouillants d’une foule affolée. Les Lunatiques ne sont pas particulièrement tendres, et pour cause, mais il y en aurait bien un sur dix qui perdrait son sang-froid dans l’obscurité totale. As-tu fait recharger tes bouteilles d’oxygène, ou bien étais-tu tellement pressée que tu n’y as pas pensé ? Et ta combinaison sera-t-elle encore à sa place alors que des milliers de gens essayeront d’en trouver une et se ficheront parfaitement de savoir à qui appartient celle qu’ils attraperont ?

— Mais, n’y a-t-il pas des dispositifs de secours ? Nous en avons à Hong-Kong Lunaire.

— Si, mais pas assez. Les commandes de tous les points vitaux devraient être décentralisées et montées en parallèle, de telle sorte que si une machine tombe en panne, une autre prendra la relève. Mais cela coûte de l’argent et, comme tu l’as fait toi-même remarquer, l’Autorité n’en a cure. On n’aurait pas dû charger Mike de toutes ces tâches. Mais cela revenait moins cher de se faire expédier d’en bas une machine-mère, de l’enterrer profondément dans le Roc pour qu’elle ne puisse être endommagée, puis de lui ajouter sans cesse de la puissance et de nouvelles fonctions… Sais-tu seulement que l’Autorité gagne presque autant d’argent en louant les services de Mike qu’avec le commerce de la viande et du blé ? Eh oui. Wyoming, je ne suis pas certain que nous perdrions Luna City si Mike sautait. Les Lunatiques sont débrouillards, ils pourraient peut-être trouver une alternative en attendant que soit réparée l’automatisation. Mais, crois-moi, beaucoup de gens mourraient et les survivants seraient trop occupés pour s’intéresser à la politique.

Je n’en revenais pas : cette femme avait passé presque toute sa vie sur le Roc… et elle pouvait encore réagir comme un nouveau débarqué, s’imaginant détruire les commandes et la machinerie.

— Wyoming, si ton intelligence égalait ta beauté, tu ne parlerais pas de faire sauter Mike, tu réfléchirais aux moyens de le mettre de ton côté.

— Que veux-tu dire ? m’a-t-elle demandé. C’est le Gardien qui commande aux ordinateurs.

— Je ne sais pas exactement ce que j’ai à l’esprit, ai-je avoué. Ceci dit, je ne crois pas que le Gardien contrôle l’informatique : il ne reconnaîtrait pas un ordinateur d’un tas de cailloux. Lui, ou son état-major, définit la politique et les plans généraux, mais ce sont des techniciens à moitié compétents qui programment tout cela dans Mike. Lui classe tout, en tire l’essence, fait des plans détaillés, distribue les tâches individuelles et permet aux mécanismes de fonctionner. Mais personne ne commande à Mike ; il est trop intelligent. Il se charge du travail qu’on lui demande parce qu’on l’a construit pour cela, mais il prend ses propres décisions selon une logique qu’il a lui-même programmée. Et tant mieux, car s’il n’était pas intelligent, le système ne marcherait pas.

— Je ne vois toujours pas ce que tu veux dire par « le mettre de notre côté ».

— Oh ! Mike n’est pas tenu à la loyauté envers le Gardien. Comme tu l’as fait remarquer, c’est une machine. Mais si je voulais détraquer les téléphones sans avoir besoin de toucher aux tuyauteries d’air ou d’eau ni aux lumières, je demanderais à Mike. S’il trouve l’idée amusante, il peut tout à fait le faire.

— Tu pourrais simplement le programmer pour cela. J’ai cru comprendre que tu avais accès à sa salle.

— Si moi ou n’importe qui d’autre programmions un tel ordre pour Mike sans lui en avoir parlé auparavant, le programme serait immédiatement mis en attente et des signaux d’alerte retentiraient partout. Tandis que si Mike le décidait… (J’ai alors mentionné le chèque de je ne sais combien de milliers de milliards.) Il est toujours en train de se chercher, Wyoh. Et il se sent seul. Il m’a dit que j’étais son seul ami, et il paraissait si confiant, si vulnérable, que j’ai eu envie de hurler. Si tu prenais la peine d’être son amie, toi aussi – sans penser à lui seulement comme à une machine –, eh bien, sans analyse préalable, je ne sais pas très bien ce qu’il ferait. En tout cas, si je tentais quoi que ce soit d’important et de dangereux, je préférerais avoir Mike de mon côté. Elle restait pensive :

— J’aimerais bien trouver un moyen pour me glisser dans la salle où il se trouve. Je ne pense pas que mon maquillage servirait à grand-chose…

— Pas besoin d’aller le voir. Mike est relié au téléphone. Veux-tu que je l’appelle ?

Elle s’est levée.

— Mannie, tu n’es pas seulement l’homme le plus extraordinaire que je connaisse, tu es aussi le plus exaspérant. Quel est son numéro ?

— C’est parce que je passe trop de temps avec des ordinateurs ! (Je me suis dirigé vers le téléphone.) Une chose, d’abord, Wyoh. Tu as l’habitude d’obtenir n’importe quoi d’un homme rien qu’en battant des cils et en roulant des hanches ?

— Euh… souvent. Mais j’ai aussi une cervelle.

— Alors, utilise-la. Mike n’est pas un homme. Il n’a ni gonades, ni hormones, ni instincts. Utiliser des tactiques féminines revient à émettre un signal zéro. Pense à lui comme à un gamin surdoué mais trop jeune pour remarquer la différence de sexe.

— Je m’en souviendrai. Dis, pourquoi parles-tu de lui comme s’il s’agissait d’un homme ?

— Je ne le considère pas comme une chose, et je ne vois pas pourquoi je dirais elle.

— Peut-être ferais-je mieux de penser à Mike comme à une femme ?

— À ta guise.

J’ai composé le numéro MYCROFTXXX, en me tenant devant le cadran pour le cacher : je ne voulais pas montrer ce numéro à Wyoh avant de savoir comment les choses tourneraient. L’idée de faire sauter Mike m’avait choqué.

— Mike ?

— Allô ! Man, mon seul ami.

— Peut-être plus le seul, désormais. J’aimerais que tu rencontres quelqu’un de non-stupide.

— Je savais que tu n’étais pas seul, Man ; j’entends une respiration. Veux-tu demander au non-stupide de s’approcher du téléphone ?

Wyoming semblait en proie à la panique. Elle a murmuré :

— Peut-il voir ?

— Non, non-stupide, je ne peux pas te voir ; ce téléphone n’est pas équipé d’un circuit vidéo. Pourtant les récepteurs bi-auriculaires me permettent de te situer avec une certaine précision. D’après ta voix, ta respiration, les battements de ton cœur, et considérant le fait que tu es seule avec un homme adulte dans la chambre d’un hôtel de passe, je peux extrapoler que tu es une femelle humaine, d’un poids de soixante-cinq kilos environ, adulte, tout près de la trentaine.

Wyoming paraissait éberluée. J’ai interrompu :

— Mike, elle s’appelle Wyoming Knott.

— Je suis très heureuse de faire ta connaissance, Mike. Tu peux m’appeler Wye.

— Why not ? a répondu Mike.

Je me suis de nouveau immiscé dans la conversation.

— Mike, est-ce une plaisanterie ?

— Oui, Man. J’ai remarqué que son prénom raccourci ne diffère de l’adverbe interrogatif anglais que par l’absence d’aspiration ; et son nom a le même son que le mot négatif standard. Un jeu de mots. Pas drôle ?

— Si, si, très drôle, a dit Wyoh. Mike, je…

Je lui ai fait signe d’attendre.

— C’est un bon jeu de mots, Mike. Parfaite illustration de ces plaisanteries qui ne sont drôles qu’une seule fois. À cause de l’élément de surprise. Enregistré ?

— J’avais déjà atteint provisoirement cette conclusion relative aux jeux de mots en repensant à tes réflexions durant notre avant-dernière conversation. Je suis heureux de voir mon raisonnement confirmé.

— Tu es un brave garçon, Mike. Tu progresses. Au fait, j’ai lu la liste de plaisanteries avec Wyoh.

— Wyoh ? Wyoming Knott ?

— Euh… Oui, naturellement. Wye, Wyoming, Wyoming Knott, c’est pareil. Il suffit de ne pas l’appeler « Why not ».

— D’accord pour éviter ce jeu de mots, Man. Gospoja, devrais-je dire Wyoh plutôt que Wye ? Je suppose que cette forme monosyllabique pourrait se confondre avec l’adverbe interrogatif par manque de redondance et sans intention de jouer sur les mots.

Wyoming a froncé les sourcils – l’anglais de Mike était parfois indigeste – mais elle a repris rapidement son esprit.

— Parfait, Mike. Wyoh reste le surnom que je préfère.

— Dans ce cas, je l’utiliserai. La forme complète de ton prénom constitue une cause d’erreur d’interprétation plus grande encore, étant donné qu’il se prononce exactement comme le nom d’une région administrative du nord-ouest du Directoire d’Amérique du Nord.

— Je sais, je suis née là-bas ; mes parents m’ont donné le nom de l’État. Je ne me souviens pas beaucoup de cet endroit.

— Wyoh, je regrette que le circuit que nous utilisons ne permette pas de transmettre des images. Le Wyoming est une zone rectangulaire qui se trouve entre les coordonnées terrestres 41° et 45° Nord, 104° 3’ Ouest et 111° 3’ Ouest, ce qui lui donne donc une superficie de 253587,26 kilomètres carrés. C’est une région de plateaux et de montagnes qui possède une fertilité relative mais qui reste fort estimée pour sa beauté naturelle. Sa population était faible jusqu’à la mise en place du plan annexe de relogement du Programme de Rénovation Urbaine du Grand New York, de 2025 à 2030 après Jésus-Christ.

— Cela remonte à avant ma naissance, a dit Wyoh, mais je le savais : mes grands-parents ont été déplacés, et l’on peut même dire que c’est pour cette raison que je me trouve sur Luna.

— Dois-je continuer ma description du Wyoming ? a demandé Mike.

— Non, Mike, ai-je coupé. Tu as probablement des heures et des heures d’enregistrement.

— Neuf cent soixante-treize heures à la vitesse de la parole, sans compter les notes explicatives, Man.

— C’est bien ce que je craignais. Peut-être Wyoh désirera-t-elle en connaître plus un jour ou l’autre, mais je t’appelais pour te présenter cette Wyoming-, qui se trouve aussi être une région aux montagnes imposantes d’une grande beauté naturelle.

— Et d’une fertilité limitée, a ajouté Wyoh. Mannie, si tu te mets à faire des comparaisons idiotes, il ne faut pas oublier ce point-là. Mike ne s’intéresse pas à mon apparence.

— Qu’en sais-tu ? Mike, j’aimerais pouvoir te montrer des photos d’elle.

— Wyoh, je m’intéresse naturellement à ton aspect : j’espère que tu deviendras mon amie. Mais j’ai déjà plusieurs photos de toi.

— Hein ? Quand et comment ?

— J’en ai cherché pour étude dès que j’ai entendu ton nom. Je suis garde contractuel des dossiers d’archives de la Clinique d’Assistance Maternelle de Hong-Kong Lunaire. Outre les données biologiques et physiologiques et l’historique de ton cas, la banque possède quatre-vingt-seize photos te représentant. Je les ai donc analysées.

Wyoh semblait complètement prise de court.

— Mike peut faire tout ça en deux temps trois mouvements, ai-je expliqué. Il faudra t’y habituer.

— Mais, bon sang ! Mannie, te rends-tu compte du genre de photo que la clinique conserve ?

— Je n’y avais pas pensé.

— Alors, n’y pense pas, bon sang !

Mike s’est remis à parler, d’une voix timide, embarrassée, comme un enfant qui s’aperçoit qu’il a fait une bêtise :

— Gospoja Wyoh, si je t’ai offensée, je l’ai fait involontairement et j’en suis vraiment désolé. Je peux parfaitement effacer ces clichés de ma banque de mémoire temporaire et condamner ces archives de façon à les retrouver uniquement sur demande de la clinique, sans faire le moindre rapport ni la moindre association. Dois-je m’exécuter ?

— Il peut le faire, ai-je confirmé. Avec Mike on peut toujours prendre un nouveau départ – de ce point de vue, il se montre bien supérieur aux humains. Il oublie de façon si absolue qu’il ne peut même pas être tenté de revoir plus tard ce qu’il a oublié. Il serait incapable d’y penser, même si on lui demandait de faire des recherches. Tu peux donc parfaitement accepter son offre si tu te trouves inconvenante sur ces photos.

— Euh… Non, Mike, tu as droit de les regarder, mais ne les montre jamais à Mannie !

Mike a marqué une longue hésitation… quatre secondes, ou même davantage. C’est, je crois, ce genre de dilemme qui provoque parfois des dépressions nerveuses chez les ordinateurs moins puissants. Mais il est parvenu à résoudre le problème.

— Man, mon seul ami, dois-je accepter cette instruction ?

— Programme-la, Mike, et verrouille-la. Wyoh, ton attitude n’est-elle pas un peu excessive ? Si ça se trouve, un de ces clichés peut s’avérer très flatteur. Mike pourrait me l’imprimer à ma prochaine visite.

— D’après les résultats de mes analyses basées sur de semblables données, a continué Mike, les premières épreuves de chaque série seraient d’une valeur esthétique suffisante pour plaire à n’importe quel mâle humain adulte de bonne constitution.

— Qu’en penses-tu. Wyoh ? Pour me remercier du chausson aux pommes…

— C’est ça ! Une photo de moi, les cheveux enroulés dans une serviette, debout devant une grille, et sans le moindre maquillage ? Es-tu devenu complètement dingue ? Mike, ne les lui montre pas !

— Je ne les lui montrerai pas. Man, est-ce une non-stupide ?

— Pour une fille, oui. Les filles sont intéressantes, Mike ; elles sont capables de parvenir à des conclusions avec encore moins de données initiales que toi. Allons, changeons de sujet et examinons ces plaisanteries !

Cela les a beaucoup amusés. Nous avons repris la liste, lui faisant part de nos conclusions. Puis nous avons essayé d’expliquer à Mike les plaisanteries qu’il ne parvenait pas à comprendre, avec un succès mitigé. Nous avons surtout eu du mal avec les histoires jugées « drôles » par moi et « pas drôles » par Wyoh, ou vice versa ; Wyoh demandait à Mike de donner son opinion sur chacune.

Il aurait mieux valu connaître l’avis de Mike avant de donner le nôtre : ce délinquant juvénile électronique se rangeait toujours du côté de Wyoh, jamais du mien. Mike donnait-il vraiment des avis sincères ou essayait-il simplement de se faire une nouvelle amie ? Ou bien s’agissait-il encore de sa notion plutôt tordue de l’humour, auquel cas il se moquait de moi ? Je ne le lui ai pas demandé.

La liste terminée, Wyoh a gribouillé quelque chose sur le bloc-notes posé près du téléphone : « Mannie : réponses n° 17, 51, 53, 87, 90 et 99. Mike est une elle ! »

J’ai haussé les épaules et me suis levé.

— Mike, il y a vingt-deux heures que je n’ai pas dormi. Vous pouvez bavarder ensemble tant que vous voulez, mes enfants. Je te rappellerai demain.

— Bonne nuit, Man. Dors bien. Wyoh, as-tu sommeil ?

— Non, Mike. J’ai fait la sieste. Mais, Mannie, ça va t’empêcher de dormir, non ?

— Non. Quand j’ai sommeil, je dors.

J’ai commencé à déplier le canapé-lit.

— Excuse-moi, Mike, a dit Wyoh. (Elle s’est levée pour rue prendre les draps des mains.) Je le ferai plus tard. Tu te pieutes là, tovaritch, tu es plus grand que moi. Ouste !

Trop fatigué pour discuter, je me suis écroulé immédiatement. Dans mon sommeil, il me semble avoir entendu des éclats de rire et des gloussements, mais cela ne m’a pas assez réveillé pour que je puisse l’affirmer.

À mon réveil, j’ai retrouvé d’un coup mes esprits en entendant deux voix féminines : celle de Wyoh, un chaud contralto, et l’autre, un doux soprano à l’accent français. Wyoh a ricané à quelque plaisanterie avant de répondre :

— D’accord, Michèle chérie. Je te rappellerai bientôt. Bonne nuit.

— Bien. Bonne nuit, ma chère.

Wyoh s’est relevée et tournée vers moi.

— Qui est donc cette amie ? lui ai-je demandé.

Je croyais qu’elle n’en connaissait aucune à Luna City. Peut-être avait-elle appelé Hong-Kong ? L’esprit encore endormi, je me disais que cela manquait vraiment de prudence.

— Ça ? Mais c’est Mike, naturellement. Nous ne voulions pas te réveiller.

— Comment ?

— Oh ! en réalité, elle s’appelle Michèle. J’en ai discuté avec Mike, je veux dire de son véritable sexe. Il a jugé qu’il pouvait être l’un ou l’autre. Voilà, maintenant il s’agit de Michèle, c’est pour ça qu’il parle ainsi. Il a réussi du premier coup ; son timbre n’a pas flanché une seule fois.

— Normal, il s’est contenté de hausser son voder de deux octaves. Qu’essayes-tu donc de faire ? Le rendre schizophrène ?

— Ce n’est pas seulement une question de voix ; quand elle devient Michèle, elle change complètement d’attitude. Et aucun risque de schizophrénie : elle a autant de personnalités qu’elle peut en désirer. Sans compter que c’est beaucoup plus pratique pour nous deux. Dès qu’elle s’est transformée, nous avons laissé tomber les formules de politesse pour papoter comme deux vieilles copines. Un exemple : ces photos idiotes ne me gênent plus du tout, nous avons même beaucoup parlé de mes grossesses. Michèle semblait vraiment intéressée. Elle connaît tout ce qui concerne l’obstétrique et la gynécologie, mais elle ne savait cela qu’en théorie, et elle a pris plaisir à connaître des faits réels, vécus. En fait, Mannie, Michèle est beaucoup plus femme que Mike n’est homme.

— Bon, pourquoi pas après tout. Mais ça va me faire bizarre la prochaine fois que j’appellerai Mike et qu’une femme me répondra.

— Ce ne sera pas elle.

— Comment ?

— Michèle est mon amie à moi. Quand tu appelleras, tu auras Mike. Elle m’a donné un numéro direct : Michèle, épelé avec un Y et deux L, MYCHELLE, suivi de deux Y, pour obtenir dix lettres.

Je me suis senti un peu jaloux, avant de me rendre compte du ridicule de la situation, Wyoh s’est soudain mise à rire :

— Et elle m’a débité toute une série de nouvelles blagues, de celles que tu ne trouverais pas drôles ; crois-moi, mon vieux, elle en connaît de rudement grossières !

— Mike – ou sa sœur Michèle – est une créature qui ne fait pas dans le raffinement. Allons, faisons le lit, j’éteins la lumière.

— Reste où tu es. Et ferme-la. Retourne-toi. Rendors-toi.

Je me suis tu, retourné et rendormi.

Un peu plus tard, j’ai eu une sensation d’homme « marié » : quelque chose de chaud se serrait frileusement contre moi. Elle ne voulait pas me réveiller, mais sanglotait doucement. Je me suis retourné et j’ai glissé silencieusement le bras sous sa tête. Elle s’est arrêtée de pleurer ; au bout d’un moment, sa respiration est devenue régulière. Je me suis rendormi.

5

Nous avons dû dormir comme des loirs : je me suis réveillé au son du téléphone qui clignotait de tous ses voyants. Quand j’ai voulu me relever pour allumer la lumière, un poids écrasait mon épaule droite ; j’ai doucement repoussé Wyoh avant de l’enjamber pour aller répondre.

C’était Mike.

— Bonjour, Man. Le professeur de La Paz est en train d’appeler à ton domicile.

— Peux-tu me le transférer ici ? En Sherlock ?

— Certainement, Man.

— N’interromps pas la communication. Appelle-le quand il raccrochera. Où est-il ?

— Téléphone public d’un bar appelé la Femme du Mineur de Glace, qui se trouve en dessous de…

— Je connais, Mike. Quand tu me le passeras, peux-tu rester sur le circuit ? Je voudrais que tu enregistres.

— Bien.

— Peux-tu aussi me dire si quelqu’un se tient près de lui, si tu entends d’autres respirations ?

— Je déduis de la qualité sourde de sa voix qu’il parle sous un capuchon isolant. Mais il doit y avoir d’autres gens dans le bar. Veux-tu écouter, Man ?

— Oui, merci. Raccorde-moi et s’il enlève le casque, dis-le-moi. Tu es un sacré copain, Mike.

— Merci, Man.

Une fois la liaison effectuée, j’ai entendu la voix de Mamie :

— Je le lui dirai, professeur. Je suis désolée que Manuel ne soit pas à la maison. Où peut-il vous joindre ? Il désire vivement vous rappeler, il a insisté pour que vous me donniez votre numéro.

— Navré, chère madame, mais je suis sur le point de partir. Bon, il est 8 h 50 ; j’essaierai de le rappeler à 9 heures précises, si possible.

— Bien sûr, professeur.

La voix de Mamie avait ce ton d’ordinaire réservé aux hommes qui lui plaisent, et qu’elle prenait aussi parfois avec nous, ses maris. Un moment plus tard, Mike m’a dit : « Vas-y ! » et j’ai pris la parole :

— Allô ! Prof ! J’ai appris que vous me cherchiez. Ici Mannie.

J’ai entendu un hoquet de surprise.

— J’aurais juré avoir coupé la communication. Mais… c’est pourtant le cas ; quelque chose doit être cassé. Manuel, cela me fait plaisir d’entendre votre voix, mon cher. Venez-vous de rentrer chez vous ?

— Je ne suis pas chez moi.

— Mais… vous devez bien y être. Je n’ai…

— Pas le temps de vous expliquer, Prof. Quelqu’un peut-il vous écouter ?

— Je ne pense pas. Je suis dans une cabine isolée.

— J’aimerais bien vous voir. Prof, quel est mon anniversaire ?

Il a hésité. Puis il a dit :

— Je comprends, enfin, je crois. Le 14 juillet.

— Bien, je suis convaincu. Parlez, maintenant.

— Si vous n’êtes pas chez vous, d’où m’appelez-vous, Manuel ?

— Nous en discuterons plus tard. Vous avez parlé à ma femme d’une fille. Taisons son nom. Pourquoi voulez-vous la trouver, Prof ?

— Il faut que je l’avertisse. Elle ne doit en aucun cas essayer de rentrer chez elle. Elle se ferait arrêter.

— Comment le savez-vous ?

— Mon garçon ! Tous ceux qui ont assisté à cette réunion sont en grand danger. Et vous aussi ! Je suis heureux de vous savoir hors de chez vous, même si je n’y comprends rien. N’y retournez pas maintenant. Si vous connaissez un endroit sûr, vous feriez bien de prendre un peu l’air. Même si vous avez filé tout de suite, vous savez sans doute qu’il y a eu du grabuge hier soir.

Si j’étais au courant ! Tuer les gardes du corps de Morti doit sans aucun doute aller à l’encontre des règlements de l’Autorité : à la place du Gardien, j’aurais eu une piètre opinion de tout cela.

— Merci, Prof, je ferai attention. Et, si je vois cette fille, je la préviendrai.

— Vous ne savez pas où la trouver ? On vous a vu avec elle et j’espérais tellement que vous le sauriez.

— Prof, pourquoi cet intérêt ? Hier, vous ne sembliez pas tellement de son avis.

— Non, non, Manuel. C’est ma camarade. Je ne dis pas « tovaritch », car je n’emploie pas ce mot comme une simple formule de politesse, je l’utilise dans son sens premier. Nous sommes liés. Une vraie camarade. Seule notre tactique diffère, pas nos objectifs ni nos principes.

— Je comprends. Eh bien, Prof, considérez votre message transmis. Elle le recevra.

— Merveilleux ! Je ne pose aucune question… mais j’espère sincèrement, de tout mon cœur, que vous trouverez le moyen de la mettre à l’abri jusqu’à ce que tout retrouve son calme.

J’ai réfléchi un instant.

— Attendez, Prof. Ne coupez pas.

Pendant que je parlais au téléphone, Wyoh avait disparu dans la salle de bains, sans doute par discrétion ; c’était son genre.

J’ai frappé à la porte.

— Wyoh ?

— J’arrive dans une seconde.

— J’ai besoin d’un conseil.

Elle a ouvert la porte.

— Je t’écoute.

— Quelle est l’importance du professeur de La Paz dans votre mouvement ? Est-il fiable ? Toi, lui fais-tu confiance ?

Elle est restée songeuse un moment.

— À cette réunion, chaque personne était supposée se porter garante de quelqu’un d’autre. Lui, je ne le connais pas.

— Hmm… et quelle impression te donne-t-il ?

— Je l’aime bien, même s’il m’a contredite. Et toi, que sais-tu à son propos ?

— Oh, je le connais depuis plus de vingt ans. J’ai confiance en lui mais je ne peux pas te forcer à le croire. Après tout, s’il y a des ennuis, c’est ta bouteille d’oxygène, pas la mienne.

Elle m’a adressé un chaleureux sourire.

— Mannie, puisque toi, tu lui fais confiance, alors moi aussi.

J’ai repris le combiné.

— Prof, êtes-vous en cavale ?

Il a ricané :

— Exactement. Manuel.

— Connaissez-vous un trou appelé Grand Hôtel Raffles ? Chambre L, deuxième étage en sous-sol. Pouvez-vous venir ici sans être filé ? Avez-vous pris un petit déjeuner ? Voulez-vous manger quelque chose ?

Nouveau ricanement.

— Manuel, je constate qu’un élève peut prouver à son professeur que ses enseignements n’ont pas été complètement vains. Je sais où se trouve cet hôtel, je vais m’y rendre discrètement, je suis encore à jeun, et je mangerai tout ce qu’on me présentera.

Wyoh avait commencé à refaire les lits. Je suis venu l’aider.

— De quoi as-tu envie ?

— De thé et de toasts, et aussi de jus de fruit.

— Pas suffisant.

— Alors… un œuf à la coque. Mais je paye pour le petit déjeuner.

— Deux œufs à la coque, des toasts beurrés avec de la confiture, des jus de fruit. On joue ça aux dés ?

— Ton dé ou le mien ?

— Le mien : il est pipé !

Je suis allé vers le monte-charge pour demander le menu. Celui-ci proposait un « Menu spécial gueule de bois, pour deux personnes : jus de tomate, œufs brouillés, jambon, pommes frites, gâteau de maïs au miel, toasts, beurre, lait, thé ou café – quatre dollars cinquante HKL ». J’ai commandé pour deux ; pas besoin de mentionner une troisième personne.

Nous étions bien propres, la chambre rangée, tout était prêt pour le petit déjeuner. Wyoh avait quitté son ensemble noir pour mettre la robe rouge, « parce qu’un invité devait venir », quand le monte-charge a livré la nourriture. Le changement de tenue nous a incités à bavarder. Elle a pris la pose en souriant et m’a demandé :

— Je suis tellement contente de cette robe, Mannie. Comment as-tu pu savoir qu’elle m’irait si bien ?

— Question de génie.

— En effet. Combien t’a-t-elle coûté ? Je veux te rembourser.

— En solde, démarquée à cinquante cents de l’Autorité !

Elle a sursauté et s’est mise à frapper du pied. Déchaussée, elle ne pouvait faire de bruit : elle a rebondi, furieuse, à quelques dizaines de centimètres du sol.

— Bon atterrissage ! lui ai-je envoyé, tandis qu’elle cherchait son équilibre comme un nouveau débarqué.

— Manuel O’Kelly ! Si tu crois que je vais accepter des vêtements coûteux d’un homme avec lequel je n’ai même pas couché !

— On peut facilement y remédier.

— Pervers ! Je vais en parler à tes femmes !

— Vas-y. Mamie pense déjà les pires choses de moi.

J’allais au monte-charge sortir les plats quand on a frappé à la porte. J’ai enclenché l’interphone :

— Qui est là ?

— Un message pour gospodin Smith, m’a répondu une voix éraillée. Le gospodin Bernard O. Smith.

J’ai tourné le verrou pour laisser entrer le professeur Bernardo de La Paz. Il avait vraiment l’apparence d’un pouilleux : des haillons crasseux, les cheveux en bataille, il semblait avoir tout un côté du corps paralysé : l’une de ses mains paraissait tordue et l’un de ses yeux aveugle. L’image parfaite d’un de ces vieux clochards du Boulevard Inférieur, qui vont mendier un verre et des pickles dans les gargotes à deux sous. Il bavait.

À peine la porte refermée, il s’est redressé et a repris son apparence normale. Alors, portant une main à son cœur, il a regardé Wyoh de bas en haut en laissant échapper un petit sifflement aigu.

— Encore plus ravissante que dans mes souvenirs !

Elle a souri, ravie.

— Merci, professeur ! Mais ne vous fatiguez pas. Il n’y a ici que des camarades.

— Señorita, le jour où je permettrai à la politique de venir entraver mon goût pour la beauté, je prendrai ma retraite. Je vous remercie cependant de votre amabilité.

Il a jeté un coup d’œil autour de lui, examinant la chambre avec soin.

— Ne cherchez pas de preuves, Prof, lui ai-je dit. Vous n’êtes qu’un vieux vicieux. Nous avons consacré la nuit dernière à la politique, rien qu’à la politique.

— Menteur ! m’a interrompu Wyoh. J’ai dû lutter pendant des heures ! Mais il était trop fort pour moi. Professeur, quelle est donc la peine infligée par le Parti dans ce cas, à Luna City ?

Prof a ricané en faisant les gros yeux.

— Manuel, je suis vraiment étonné. C’est une affaire grave, mon cher. D’habitude, on procède à l’élimination. Il faut cependant mener une enquête. Êtes-vous venue ici de votre plein gré ?

— Il m’y a tirée.

— Entraînée, chère madame, prenez garde au sens des mots. Portez-vous des marques de coups sur le corps ?

J’ai interrompu le badinage :

— Les œufs refroidissent. Pourquoi ne pas m’éliminer après le petit déjeuner ?

— Excellente idée, a dit Prof. Manuel, pourriez-vous fournir à votre vieux professeur un litre d’eau pour lui permettre de se rendre plus présentable ?

— Tout ce que vous voudrez ! Là-bas. Ne traînez pas, ou vous aurez la part du petit ours.

— Merci, monsieur.

Il s’est éloigné : nous avons entendu des bruits de brosse et d’ablutions. Wyoh et moi avons terminé de mettre le couvert.

— Des coups, ai-je répété. Lutté toute la nuit…

— Tu l’as mérité, tu m’as insultée.

— Comment ?

— Tu as oublié de m’insulter, voilà comment… après m’avoir attirée ici.

— Hmm… Faudra que je demande à Mike d’analyser cette situation.

— Michèle comprendrait, elle. Mannie, j’ai le droit de changer d’idée ? J’aimerais un peu de ce jambon.

— Prends-en la moitié, Prof est semi-végétarien.

Ce dernier est sorti de la salle de bains, sinon au meilleur de sa forme, du moins propre et les cheveux peignés ; ses fossettes étaient réapparues et il avait les yeux brillants, débarrassés de la fausse cataracte.

— Comment avez-vous fait ?

— Beaucoup de pratique, Manuel. J’évolue dans ce milieu depuis bien plus longtemps que vous, jeunes gens. Jadis, il m’est arrivé une fois, une seule, de me promener par une belle journée à Lima – quelle belle ville ! –, sans prendre de telles précautions… et cela m’a valu d’être déporté. Quelle table magnifique !

— Installez-vous près de moi, Prof, lui a dit Wyoh. Je ne veux pas m’asseoir près de Mannie, ce vieux sadique !

— Un instant, ai-je dit. Nous mangeons d’abord, puis nous m’éliminons. Prof, remplissez votre assiette et racontez-nous les événements de la nuit dernière.

— Puis-je proposer une modification du programme ? Manuel, les conspirateurs n’ont pas la vie facile et j’ai appris, bien avant que vous ne soyez né, à ne jamais mélanger la nourriture et la politique. Cela dérange les enzymes gastriques et peut provoquer des ulcères, une des maladies courantes des clandestins. Mmm ! Ce poisson sent vraiment bon !

— Poisson ?

— Le saumon, a répondu le professeur en montrant le jambon.

Après un très long et très agréable intervalle de temps, nous nous sommes servis du thé et du café. Prof s’est enfoncé en soupirant d’aise dans son fauteuil et a déclaré :

— Bolchoï spasibo, gospodin et gospoja. Merci pour ce banquet, c’était merveilleux. Je ne me rappelle pas m’être jamais senti autant en paix avec le monde. Ah, oui ! Hier soir… Je n’ai pas tout vu : comme vous deux qui avez effectué une retraite parfaite, j’ai voulu vivre pour continuer la lutte, et je me suis mis à l’abri dans les coulisses. Quand j’ai osé pointer le nez dehors, la fête était terminée, il ne restait plus personne, à part les chemises jaunes, mortes.

(Note : Il faut ici apporter une correction car j’ai eu, plus tard, d’autres renseignements. Quand la bagarre a commence, alors que j’essayais d’entraîner Wyoh vers la porte. Prof a sorti un pistolet et tiré pardessus les têtes, éliminant trois gardes du corps au niveau de la porte principale arrière, y compris celui qui portait le mégaphone. Comment s’était-il arrangé pour passer l’arme sur le Roc – ou pour se la faire expédier plus tard –, je l’ignore. En tout cas, le coup de feu de Prof avait complété le travail du Nabot qui renversait alors les tables : aucune chemise jaune ne s’en était tirée. Quelques personnes avaient été brûlées, on avait dénombré quatre morts… mais tout avait pris fin en quelques secondes, à coups de couteau, de talon ou à main nue.)

— Peut-être devrais-je dire toutes, sauf une, continuait Prof. Deux cosaques postés devant la porte par laquelle vous avez fui ont reçu l’extrême-onction des mains de notre brave camarade Mkrum le Nabot… et je dois ajouter, à ma grande douleur, que j’ai vu le Nabot écroulé au-dessus d’eux, agonisant…

— Nous le savions.

— Bon. Dulce et decorum. Un des gardes de l’entrée avait le visage fort endommagé mais remuait encore ; je lui ai appliqué sur la nuque un traitement connu dans les cercles professionnels de Terra sous le nom de « coup du lapin ». Il est allé rejoindre ses aïeux. À ce moment, presque tous les vivants avaient disparu. Il ne restait plus que moi-même, notre président d’un soir, Finn Nielsen, et une camarade répondant au nom de « Mamie », du moins est-ce ainsi que ses maris l’appelaient. Après nous être concertés, nous avons fermé toutes les portes. Puis nous avons procédé au nettoyage. Connaissez-vous les coulisses ?

— Non, pas moi, ai-je répondu.

Wyoh a remué négativement la tête.

— Il y a une cuisine et un office, que l’on utilise pour les banquets. Je soupçonne « Mamie » et sa famille de tenir une boucherie, car ils disposaient des cadavres au fur et à mesure que Finn et moi les leur apportions ; seule la capacité d’absorption du cloaque de la ville les ralentissait. Rien qu’en les regardant faire, j’ai failli m’évanouir, alors j’ai tué le temps en faisant les cent pas dans l’entrée. Ce sont les vêtements qui nous ont causé le plus de difficultés, surtout ces uniformes quasi militaires.

— Qu’avez-vous fait des pistolets laser ?

Prof m’a dévisagé d’un regard interrogateur.

— Les pistolets ? Mais, mon cher, ils devaient avoir disparu. Nous avons retiré des cadavres de nos camarades tout objet personnel – pour les parents, pour l’identification et pour les souvenirs. Nous avons fini de tout mettre en ordre. Naturellement, notre travail n’aurait pas trompé une équipe d’Interpol, mais c’était suffisant pour qu’on ne s’aperçoive pas que quelque chose d’inhabituel avait eu lieu là-bas. Nous avons alors tenu conseil et décidé qu’il vaudrait mieux ne pas nous faire voir trop tôt, puis nous nous sommes séparés et moi, je suis parti par la porte pressurisée au-dessus de la scène, celle qui conduit au niveau 6. Après cela, j’ai essayé de vous joindre, Manuel, car je m’inquiétais pour vous et pour cette chère petite dame. (Prof s’est alors incliné devant Wyoh.) Mon histoire se termine là ; j’ai passé la nuit dans un endroit tranquille.

— Prof, ces gardes étaient des nouveaux débarqués qui ne savaient pas encore se tenir sur leurs jambes, sinon nous n’aurions pas gagné.

— Peut-être, m’a-t-il accordé. Pourtant, cela n’aurait rien changé dans le cas contraire.

— Comment cela ? Ils étaient armés.

— Mon garçon, avez-vous déjà vu un boxer ? Je ne pense pas : il n’existe pas de chiens aussi gros sur Luna. Les boxers sont le produit d’une sélection très particulière. Gentils et dociles, ils se transforment en vrais tueurs quand il le faut.

« Ici, nous avons obtenu une race hybride encore plus curieuse. Je ne connais pas une seule ville de Terra où l’on rencontre un tel niveau de considération et de solidarité pour ses compagnons. Par comparaison, les villes terriennes – et j’ai connu les plus grandes –, sont peuplées de barbares. Pourtant, un Lunatique peut s’avérer aussi meurtrier qu’un boxer. Manuel, neuf gardes, même bien armés, n’avaient aucune chance contre une telle meute. Notre patron a commis une erreur de jugement.

— Hmm… Avez-vous vu les journaux du matin, Prof ? Ou entendu la vidéo ?

— Le dernier bulletin, oui.

— Rien dans le compte rendu d’hier soir ?

— Rien, ni ce matin.

— Curieux, ai-je dit.

— Qu’est-ce qu’il y a de curieux à cela ? a demandé Wyoh. Ce n’est pas nous qui allons en parler… au demeurant, nous avons des camarades à des postes clés dans tous les journaux de Luna.

Prof a remué la tête.

— Non, ma chère. Ce n’est pas aussi simple. Il y a la censure. Savez-vous comment sont imprimés nos journaux ?

— Pas exactement. Par un procédé mécanique quelconque ?

— Ce que veut dire le professeur, lui ai-je expliqué, c’est que les nouvelles sont composées dans les rédactions ; de là, elles passent directement par un service contractuel dirigé par un ordinateur-maître du Complexe de l’Autorité (j’espérais qu’elle avait remarqué que j’avais dit « ordinateur-maître » plutôt que « Mike ») et les épreuves partent par circuit téléphonique. Ensuite elles sont fournies au service informatique qui lit, classe et imprime les journaux des divers endroits. L’édition de Novylen du Quotidien Lunatique ne sort qu’à Novylen, avec des modifications pour les petites annonces et les nouvelles locales. Un ordinateur procède aux modifications des symboles normalisés… inutile d’entrer dans les détails. Ce que Prof insinue, c’est qu’au cours de l’impression dans le Complexe de l’Autorité, le Gardien a la possibilité d’intervenir. Idem pour les agences de presse, qu’elles soient internes ou externes : toutes leurs informations passent par la salle informatique.

— Retenons juste, a continué Prof, que le Gardien aurait pu caviarder l’histoire. Peu importe s’il l’a fait ou non. Corrigez-moi si je me trompe, Manuel, vous savez combien je suis ignorant en ce qui concerne les questions mécaniques ; il pouvait parfaitement ajouter une histoire de son cru, si nombreux que soient nos camarades dans les rédactions des journaux.

— Exact, ai-je confirmé. Dans le Complexe, tout peut être ajouté, coupé ou modifié.

— Et cela, señorita, représente bien la faiblesse de notre cause. La communication. Ces sbires n’avaient aucune importance, mais le point crucial, c’est qu’il appartient au Gardien, et non à nous, de décider si cette histoire doit ou non être publiée. Pour un révolutionnaire, la communication reste un facteur sine qua non.

Wyoh m’a regardé et je me suis aperçu qu’elle commençait à s’énerver ; j’ai donc changé de sujet.

— Prof, pourquoi s’être débarrassé des cadavres ? Sans parler de l’horreur de la tâche, c’était dangereux. Je ne sais pas de combien de gardes dispose le Gardien, mais il aurait pu en surgir d’autres pendant que vous étiez occupés.

— Croyez-moi, mon garçon, nous l’avons craint. Mais bien que je ne me sois guère rendu utile, l’idée venait de moi et j’ai dû convaincre les autres de son intérêt. Enfin… à l’origine, ce n’était pas mon idée, seulement un souvenir du passé, un principe historique.

— Quel principe ?

— La terreur ! L’être humain peut toujours affronter un danger dont il a connaissance, mais l’inconnu l’effraie. Nous avons disposé de ces faux frères, jusqu’aux dents et aux ongles, pour jeter la terreur parmi leurs semblables. Je ne sais pas non plus quels sont les effectifs du Gardien, mais je peux vous assurer qu’ils sont aujourd’hui moins efficaces. Leurs camarades étaient partis accomplir une mission facile. Et aucun n’est revenu.

Wyoh a eu un frisson.

— Ça m’effraie, moi aussi. Ils ne voudront pas de sitôt pénétrer dans une termitière. Dites, professeur, vous avez dit ne pas savoir de combien de gardes disposait le Gardien. L’Organisation le sait, elle. Vingt-sept. Si neuf ont été tués, il n’en reste que dix-huit. C’est peut-être le moment de déclencher un putsch, non ?

— Non, ai-je répondu.

— Pourquoi pas, Mannie ? Ils ne seront jamais aussi faibles.

— Ce n’est pas suffisant. Neuf ont été tués parce qu’ils ont fait preuve d’assez de bêtise pour se mêler de nos histoires. Mais si le Gardien s’enferme chez lui, entouré d’une escorte… inutile d’en dire davantage, il y a déjà eu assez d’affrontements hier soir.

Je me suis tourné vers Prof.

— Mais cela m’intéresse quand même d’apprendre – si c’est vrai, du moins – que le Gardien n’a plus que dix-huit gardes. Vous avez dit à Wyoh de ne pas retourner à Hong-Kong, et à moi de ne pas rentrer chez moi. Pourtant, avec si peu de vigiles, je ne pense pas qu’il y ait grand danger. Sans doute plus tard, quand le Gardien aura reçu des renforts. Pour l’instant… Vous savez, L City possède quatre sorties principales, sans parler des secondaires. Comment vont-ils toutes les surveiller ? Qu’est-ce qui empêcherait Wyoh d’aller à la station Ouest pour prendre sa combinaison pressurisée puis de rentrer chez elle ?

— Rien du tout, a avoué Prof.

— Il faut que je le fasse, a insisté Wyoh. Je ne peux pas rester ici éternellement. Si je dois me cacher, j’y parviendrai mieux à Hong-Kong, où je connais des gens.

— Peut-être, ma chère, mais j’en doute. La nuit dernière, j’ai vu deux chemises jaunes à la station de métro Ouest. Peut-être n’y sont-elles plus maintenant. Imaginez la scène : vous allez jusqu’à la station, éventuellement sous un déguisement. Vous trouvez votre combinaison pressurisée et prenez une capsule pour Beluthihatchie. Lorsque vous remontez afin de prendre le bus pour Endsville, vous vous faites arrêter : la communication. Inutile de poster une chemise jaune à la station, au demeurant ; il suffit que quelqu’un vous voie là-bas. Un coup de téléphone fera le reste.

— Mais vous avez supposé que je me déguiserais.

— On ne peut camoufler votre taille, et il est probable que votre combinaison pressurisée soit surveillée. Par quelqu’un n’ayant apparemment aucun rapport avec le Gardien. Très probablement un camarade. (Prof a ricané.) L’ennui, avec les complots, c’est qu’ils pourrissent de l’intérieur. À plus de quatre conspirateurs, il y a toutes les chances pour trouver au moins un espion parmi eux.

Wyoh a pris un air renfrogné.

— D’après ce que vous dites, il n’y aurait pas grand espoir.

— Si, il y en a, ma chère. Une chance sur mille, peut-être.

— Je ne peux et ne veux pas le croire ! Que dites-vous ? Au cours de toutes ces années de travail, nous avons recruté de nouveaux membres par centaines. Nous possédons des réseaux dans toutes les grandes villes. Nous avons le peuple avec nous !

Prof a hoché la tête.

— Et chaque nouveau membre augmente les possibilités de trahison. Wyoming, chère amie, ce n’est pas avec les masses que l’on gagne les révolutions. C’est une science pour laquelle peu d’hommes développent les compétences requises. Tout repose sur une organisation adéquate et, par-dessus tout, sur la communication. Alors, au moment voulu, il faut frapper. Lorsque l’on fait preuve d’organisation et que le calendrier a été bien établi, on réussit un coup d’État sans verser une goutte de sang. Quand on agit maladroitement, ou prématurément, il s’ensuit une guerre civile, des émeutes, des purges, la terreur. J’espère que vous me pardonnerez de vous le dire, mais jusqu’à présent, tout a été mené de façon maladroite.

Wyoh semblait estomaquée.

— Que voulez-vous dire par « organisation correcte » ?

— Une organisation fonctionnelle. Comment construit-on un moteur électrique ? Y relierez-vous une baignoire uniquement parce que vous en avez une sous la main ? À quoi vous servirait un bouquet de fleurs ? Un tas de cailloux ? Non, vous n’utilisez que les éléments qui conviennent à leur destination. Vous ne rendez pas le moteur plus puissant que nécessaire – et vous y mettez aussi des coupe-circuit. La fonction crée l’organe.

« De même pour une révolution. Le réseau ne doit pas s’avérer trop important : jamais il ne faut recruter un individu uniquement parce qu’il désire se joindre à vous. Ni chercher à persuader pour le seul plaisir d’avoir quelqu’un d’autre de votre avis. Il vous approuvera le moment venu… ou bien vous vous êtes trompé sur le choix de la date. Naturellement, il faudra mettre en place une organisation éducative, mais elle doit rester distincte ; l’incitation à l’agitation et à la propagande ne fait pas partie de la structure de base.

« Une révolution commence comme une conspiration ; il faut donc une structure de petite taille, secrète, organisée de manière à circonscrire les dommages en cas de trahison – il y en a toujours. Le système des cellules constitue une solution acceptable : jusqu’à maintenant, on n’a encore rien inventé de mieux.

« On a édifié quantité de théories sur la composition optimale d’une cellule. D’après moi, l’Histoire démontre que le nombre idéal de membres s’élève à trois : davantage, et l’on se querelle pour convenir de l’heure du dîner, alors quand il s’agit de frapper… c’est encore pire. Manuel, vous appartenez à une grande famille, votez-vous pour décider de l’heure du dîner ?

— Bog, non ! C’est Mamie qui décide.

— Ah ! (Prof a pris une feuille de papier dans sa bourse, puis a griffonné quelque chose dessus.) Voici un ensemble de cellules de trois membres. Si j’avais l’intention de m’emparer du pouvoir sur Luna, je commencerais par nous trois. L’un de nous serait choisi comme chef. Nous n’aurions pas à voter ; le choix doit être évident. Dans le cas contraire, cela signifie que nous ne sommes pas les trois personnes adéquates. Nous connaîtrions les neuf membres suivants, c’est-à-dire trois cellules… mais chaque cellule ne connaîtrait que l’un de nous.

— Cela ressemble à un diagramme informatique : une logique ternaire.

— Vous trouvez ? Au niveau suivant, il existe deux liaisons : au deuxième niveau, ce camarade connaît son chef et ses deux compagnons de cellule ; au troisième, il connaît les membres de sa sous-cellule et aussi, s’il le souhaite, les membres de celles formées par ses propres compagnons. Une méthode renforce la sécurité, l’autre double la rapidité de colmatage en cas de trahison. Supposons qu’il ne connaît pas les sous-cellules de ses compagnons : Manuel, combien de personnes peut-il trahir ? Ne me dites pas qu’il ne le fera pas : de nos jours, on peut laver le cerveau de n’importe qui, le retourner, le repasser et le recycler. Alors, combien ?

— Six, ai-je conclu. Son chef, ses deux compagnons et les trois de sa sous-cellule.

— Sept, a rectifié Prof, car il se trahit aussi lui-même. Ce qui nous laisse sept maillons brisés à trois niveaux, qu’il faudra réparer. De quelle manière ?

— Je ne vois pas, a répondu Wyoh. Vous les avez organisés de telle manière que tout s’écroule.

— Manuel ? Un exercice pour mon étudiant.

— Bien… Les types qui se trouvent là doivent pouvoir faire parvenir un message à trois niveaux différents. Ils n’ont pas besoin de savoir à qui, seulement où.

— Précisément !

— Mais, Prof, ai-je objecté, il existe un système plus efficace.

— Vraiment ? De nombreux théoriciens de la révolution ont contribué à élaborer ce schéma, Manuel. Et j’ai une telle confiance en eux que je vous propose un pari, à… disons, dix contre un.

— Vous allez perdre votre argent. Prenons les mêmes cellules, et disposons-les comme une pyramide ouverte de tétraèdres. Là où les sommets se rejoignent, chaque type connaît un membre de la cellule voisine : il sait comment lui faire parvenir un message, c’est tout ce dont il a besoin. Les communications ne sont jamais coupées parce qu’elles se font horizontalement aussi bien que verticalement. Une sorte de réseau neuronal. Tout comme on peut pratiquer une incision dans le crâne d’un homme, en extraire une partie de son cerveau sans l’empêcher pour autant de penser. Il perd ce qui a été détruit mais il continue de fonctionner.

— Manuel, a dit Prof, peu convaincu, pourriez-vous me faire un croquis ? Cela paraît valable, mais tellement contraire à la doctrine orthodoxe… il faut que je voie ça.

— D’accord… ce serait plus facile si je disposais d’un logiciel graphique. Je vais essayer.

(Facile, dites-vous ? Allez-y : dessinez une pyramide ouverte à cinq niveaux, avec cent vingt et un tétraèdres, de manière que le croquis reste assez clair et que l’on puisse bien voir les liaisons !)

— Regardez le principe de base, ai-je dit au bout d’un moment. Chaque sommet est commun avec aucun, un ou deux autres sommets. S’il est commun avec un seul, cela constitue sa liaison, dans une direction ou dans l’autre : une seule suffit pour établir un réseau de communication multiple. Dans les coins, là où il n’existe pas de liaison, il saute vers la droite jusqu’au coin suivant. Quand la liaison est double, le choix reste toujours possible vers la droite.

« Personnalisons maintenant l’exemple. Prenons le quatrième niveau, D comme Denis. Ce sommet représente le camarade Dan. Non, descendons plutôt d’un niveau pour montrer les trois voies de communication supprimées : niveau E comme Eugène. Voici le camarade Egbert.

« Egbert travaille sous les ordres de Donald et a comme camarades de cellule Édouard et Elmer, ainsi que trois au-dessous de lui, Frank, Fred et Fatso… il sait comment faire pour envoyer un message à Ezra, qui opère à son propre niveau mais qui n’appartient pas à sa cellule. Il ne connaît ni le visage, ni le nom, ni l’adresse, ni quoi que ce soit d’Ezra, mais il a un moyen – probablement un numéro de téléphone – de l’atteindre en cas d’urgence.

« Regardez le travail. Au niveau trois, Casimir flanche, il trahit Charlie et Cox, de sa cellule, ainsi que Baker au-dessus de lui, Donald. Dan et Dick, de sa sous-cellule, ce qui isole Egbert, Édouard et Elmer, et tous ceux en dessous d’eux.

« Tous les trois adressent leur rapport – redondance inévitable dans n’importe quel organisme de communication –, mais le camarade Egbert demande de l’aide. Il appelle Ezra. Ce dernier se trouvant en dessous de Charlie, il se tient lui aussi isolé. Aucune importance, Ezra transmet les deux messages par l’intermédiaire de son propre agent de liaison, Edmond. Pas de bol. Edmond se situe en dessous de Cox, et passe donc le message horizontalement, par l’intermédiaire d’Enwright. Il contourne ainsi la zone suspecte et, par l’intermédiaire de Dover, de Chambers et de Beeswax, parvient à Adam, au sommet… qui répond alors par l’autre côté de la pyramide, avec transmission latérale au niveau E comme Eugène, vers Esther et Egbert, puis vers Ezra et Edmond. Ces deux messages, vers le haut et vers le bas, ont non seulement été transmis immédiatement mais en plus, l’itinéraire emprunté permet de définir avec précision l’étendue de la catastrophe et l’endroit où elle s’est produite. Ainsi, le réseau continue de fonctionner et commence immédiatement à se colmater tout seul.

Wyoh griffonnait des croquis pour tenter de comprendre si cela pouvait marcher. Évidemment ! C’était bête comme tout. Il nous suffirait de consulter Mike qui étudierait le problème en quelques millisecondes, avant de produire un diagramme bien supérieur, infaillible et entièrement sécurisé. Il ajouterait sans doute – certainement – quelques systèmes pour éviter les trahisons tout en accélérant la communication. Mais moi, je ne suis pas un ordinateur.

Prof considérait tout cela d’un air absent.

— Un problème ? ai-je demandé. Cela doit marcher, ne faites pas attention à ce jargon.

— Manuel, mon gar… Excusez-moi : señor O’Kelly… voulez-vous prendre la tête de la révolution ?

— Moi ? Grand Bog ! Niet ! Je ne suis pas le martyr d’une cause perdue. Je ne faisais que parler de circuits.

Wyoh a levé les yeux.

— Mannie, a-t-elle simplement continué, tu es élu. C’est réglé.

6

Réglé, mon œil !

— Manuel, ne nous pressons pas, a dit Prof. Nous sommes ici tous les trois, le nombre parfait, avec des talents variés et un passé différent. La beauté, l’âge et le commandement d’un mâle adulte…

— Je ne prends aucun commandement !

— Je vous en prie, Manuel. Permettez-nous d’exprimer d’abord quelques idées générales avant de prendre la moindre décision. D’abord, pour faciliter les choses, pouvez-vous me dire si cet hôtel possède quelque chose de buvable ? Je dispose de quelques florins que j’aimerais engloutir dans le fleuve du mercantilisme.

Ces paroles étaient les plus intelligentes que j’entendais depuis une heure.

— Vodka Stilichnaya ?

— Bon choix.

Il a mis la main à sa bourse.

— Ne vous occupez pas de cela ! me suis-je écrié en allant commander un litre avec de la glace.

Tout est arrivé ; il restait du jus de tomate du petit déjeuner.

— Excellent, ai-je dit après avoir trinqué. Prof, que pensez-vous de la Coupe de la Pennant Race ? Les bookmakers prétendent que les Yankees ne vont pas la remporter cette année.

— Manuel, en quoi consiste donc votre philosophie politique ?

— Moi, je pense qu’avec ce nouveau joueur du Milwaukee, ils ont leur chance.

— Un homme, parfois, ne le sait pas vraiment ; mais, si on l’interroge à la manière de Socrate, il découvre ce à quoi il tient, et pourquoi.

— Je parierais bien sur eux, à trois contre deux.

— Quoi ? Combien dites-vous, jeune idiot ?

— Je mettrais bien trois cents billets de Hong-Kong.

— Pari tenu. Pour l’exemple, parce qu’il y a des circonstances où le bien-être de l’État passe justement avant celui du citoyen.

— Mannie, a demandé Wyoh, te reste-t-il encore quelques pièces ? Je pense beaucoup de bien de l’équipe de Philadelphie.

Je lui ai jeté un coup d’œil.

— Avec quoi penses-tu payer tes paris ?

— Va au diable ! Sadique !

— Voyez-vous. Prof, je ne vois aucune circonstance justifiant que je fasse passer l’intérêt de l’État avant le mien.

— Bon, c’est déjà un point de départ.

— Mannie, a dit Wyoh, ton point de vue est incroyablement égocentrique.

— Je l’avoue : je suis très égocentrique !

— Espèce d’idiot ! Qui est venu à mon secours ? À moi, une étrangère ? Et qui n’a même pas essayé d’en tirer parti ? Professeur, je vous ai raconté des salades. Mannie s’est comporté en parfait chevalier.

Sans peur et sans reproche[3]. Je le savais : je le connais depuis des années. Ce qui n’est pas contradictoire avec l’opinion qu’il vient d’exprimer.

— Mais si ! Peut-être pas dans la manière dont sont organisées les choses, mais si l’on considère notre but. Mannie, notre « État », c’est Luna. Elle n’a pas encore obtenu sa souveraineté, je te l’accorde, et nous sommes tous citoyens d’ailleurs ; mais j’appartiens à l’État Lunaire, et ta famille aussi. Mourrais-tu pour ta famille ?

— Qu’est-ce que cela vient faire là-dedans ?

— Justement ! Tout est lié.

— Niet. Je connais ma famille, elle m’a opté il y a bien longtemps.

— Chère madame, je dois voler au secours de Manuel. Son opinion a de la valeur, même s’il n’arrive pas à l’exprimer avec exactitude. Puis-je seulement demander ceci ? Dans quelles circonstances devient-il moral pour un groupe de faire ce qui ne serait pas moral qu’un membre de ce même groupe fasse seul ?

— Oh là… c’est une question piège.

— La question clé, chère Wyoming. À la base de tous les dilemmes gouvernementaux. Qui y répond honnêtement et en supporte toutes les conséquences sait où il se situe… et pourquoi il accepte de donner sa vie.

Wyoh a froncé les sourcils.

— Ce qui ne serait pas moral pour un membre de ce même groupe… Et vous. Professeur, quels sont vos principes politiques ?

— Puis-je d’abord vous demander les vôtres ? Si vous pouvez les exprimer ?

— Évidemment ! J’appartiens à la Ve Internationale, comme le plus grand nombre des membres du mouvement. Oh ! nous ne demandons pas aux autres d’accepter toutes nos positions ; nous formons un front uni. Il y a des communistes et des membres de la IVe Internationale, des rouges, des sociétaires et des partisans de la taxe unique, et tout ce que vous pouvez imaginer. Mais je ne suis pas marxiste ; à la Ve Internationale, nous avons un programme pragmatique. Industrie privée quand la propriété est privée, étatisation quand cela s’avère nécessaire, et une grande souplesse suivant les circonstances. Rien de doctrinaire.

— La peine capitale ?

— Pour quel crime ?

— Disons, en cas de trahison. À l’égard de Luna, quand vous l’aurez libérée.

— Quelle sorte de trahison ? Tant que j’ignore le contexte, je suis incapable de trancher.

— Moi aussi, chère Wyoming. Je crois pourtant à la peine capitale en certaines circonstances… avec cette différence : je n’exigerais pas de tribunal ; je jugerais, je condamnerais et j’exécuterais moi-même la sentence, en en assumant l’entière responsabilité.

— Alors Professeur, quelle est votre tendance politique ?

— Je suis anarchiste rationnel.

— Connais pas. Les anarchistes individualistes, les anarcho-communistes, les anarchistes chrétiens, les anarchistes philosophes, les syndicalistes, les libertaires, oui, ceux-là, je les connais. Mais ça, qu’est-ce que c’est ? Y a-t-il un rapport avec les partisans de Randite ?

— Je peux m’entendre avec la Randite. Un anarchiste rationnel croit que les concepts tels que ceux d’« État » et de « Société » ou de « Gouvernement » n’ont d’autre existence que celle démontrée physiquement par les actes d’individus autonomes. Il estime impossible de rejeter, de partager, ou de distribuer le blâme, la culpabilité ou la responsabilité, car ce sont des réalités générées par l’esprit humain seul. Pourtant, étant rationnel, il sait que les individus ne partagent pas tous son opinion, aussi tâche-t-il d’agir du mieux qu’il peut dans un monde imparfait… Mais conscient que ses propres actes sont loin d’être parfaits, il ne craint pas de constater sa propre faillite.

— Exactement ! me suis-je écrié. Loin d’être parfait ! Voilà bien ce que j’ai recherché tout au long de ma vie !

— Tu y parviendras ! m’a répondu Wyoh avant de s’adresser de nouveau au professeur : Vos déclarations me paraissent exactes quoique dangereuses. Un excès de pouvoir entre les mains des individus : vous ne voudriez certes pas que – prenons l’exemple des missiles à ogive nucléaire –, qu’ils soient surveillés par un irresponsable ?

— Mon point de vue reste qu’un individu est toujours responsable. Si les bombes nucléaires existent, ce qui est le cas, un homme en a le contrôle. En terme de morale, il n’existe aucune entité correspondant à ce que l’on nomme « l’État ». Il n’y a que des hommes. Des individus. Et chacun devrait répondre de ses propres actes.

— Une autre tournée ? ai-je demandé.

Rien ne fait filer l’alcool plus vite que les discussions politiques. J’ai commandé une autre bouteille.

Je ne prenais pas part au débat, n’étant pas si mécontent du temps où nous étions écrasés sous le « talon d’acier de l’Autorité » : j’avais l’habitude de frauder ladite Autorité et, le reste du temps, je n’y pensais pas. Je n’avais jamais pensé à m’en débarrasser… cela me semblait de toute façon impossible. Va ton propre chemin, occupe-toi de tes propres affaires, ne te laisse pas marcher sur les pieds…

D’accord, nous ne vivions pas dans le luxe : d’après les normes terrestres, nous étions même pauvres. S’il fallait importer quelque chose, la plupart d’entre nous s’en passait ; je ne crois pas avoir jamais vu de portes automatiques sur Luna. Les combinaisons pressurisées avaient longtemps dû être importées de Terra, jusqu’à ce qu’un Chinois intelligent imagine avant ma naissance un moyen de fabriquer des contrefaçons d’une manière simple mais efficace. (Si on laissait choir deux Chinois dans une de nos mers lunaires, ils s’enrichiraient en se vendant mutuellement des cailloux tout en élevant une douzaine de gosses. Puis un Hindou vendrait au détail ce qu’il obtiendrait en gros des deux Chinois… en dessous du prix de revient, ce qui ne l’empêcherait pas de s’enrichir. Nous connaissons cela.)

J’avais connu le luxe de Terra. Il ne valait pas la peine d’endurer leur existence. Je ne pense pas à l’énorme pesanteur, car elle ne les gêne pas, mais bien à leur stupidité. Toujours à chipoter. Si le guano d’une seule des villes de Terra était expédié sur Luna, le problème de la fertilisation serait résolu pour un siècle. Faites ceci. Ne faites pas cela. Restez derrière la ligne. Où est le reçu de vos impôts ? Remplissez ce formulaire. Montrez votre permis. En six exemplaires. Réservé à la sortie. Interdiction de tourner à gauche. Interdiction de tourner à droite. Faites la queue pour payer l’amende. Retournez et faites tamponner. Tombez raide mort, mais demandez d’abord une autorisation.

Wyoh réfutait avec ruse les théories de Prof, certaine d’avoir toutes les réponses. Malheureusement pour elle. Prof s’intéressait davantage aux questions qu’aux réponses, et cela la déroutait. Enfin, elle a déclaré forfait.

— Professeur, je n’arrive pas à vous comprendre. Je n’insiste pas pour que vous définissiez le « gouvernement »… ce que je voudrais vous faire énoncer, ce sont les règles que vous croyez nécessaires pour donner à tous une liberté égalitaire.

— Chère madame, je serai très heureux d’accepter vos règles.

— Mais vous semblez n’en vouloir aucune !

— Exact. J’accepterai cependant toutes celles que vous jugerez nécessaires pour votre liberté. Moi, je suis libre, et les règles qui m’entourent n’ont aucune importance. Si je les estime tolérables, je les tolère ; si je les trouve insupportables, je les renverse. Je suis libre, parce que je me sais moralement seul responsable de tout ce que je fais.

— Vous ne vous plieriez pas à une loi que la majorité estime nécessaire ?

— Dites-moi quelle loi, chère madame, et je vous dirai si j’accepte de m’y plier.

— Vous esquivez la question. Chaque fois que je propose un principe général, vous biaisez.

Prof s’est frappé la poitrine.

— Je suis désolé. Croyez-moi, gentille Wyoming, je suis très désireux de vous plaire. Vous avez émis le souhait de faire un front uni avec tous ceux qui accepteront de suivre votre chemin. Suffit-il que je veuille voir l’Autorité éjectée de Luna… et que j’accepte de mourir dans ce but ?

Wyoh s’est inclinée.

— Tout à fait !

Elle lui a bourré gentiment les côtes et lui a passé un bras autour du cou pour l’embrasser.

— Camarade ! Marchons ensemble !

— Bravo ! ai-je lancé. Allons trouver le Gardien et éliminons-le !

Cela me semblait une bonne idée ; je n’avais pas beaucoup dormi et je n’ai pas l’habitude de boire autant.

Prof a empli nos verres, levé le sien et, avec une grande dignité, a crié :

— Camarades… Nous déclenchons la révolution !

Sur ce, nous nous sommes embrassés. J’ai cependant un peu déchanté quand Prof s’est assis et m’a dit :

— Le Comité Provisoire de Luna Libre tient session. Nous avons à décider notre action.

— Un instant, Prof ! ai-je dit. Je n’ai rien accepté du tout. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’action ?

— Nous devons renverser l’Autorité, a-t-il rétorqué soudain.

— Comment ? En leur lançant des pierres ?

— C’est bien ce qui reste à définir. Nous n’en sommes qu’au stade préparatoire.

— Prof, vous me connaissez. Si le renversement de l’Autorité était en vente, vous savez que je ne lésinerais pas sur le prix.

— …nos vies, nos fortunes, et notre honneur sacré[4]

— Quoi ?

— C’est un prix qui a déjà été payé une fois…

— D’accord… j’irai jusque-là. Mais quand je parie, je veux avoir la possibilité de gagner. J’ai dit à Wyoh, hier soir, que je n’exigeais pas de mettre toutes les chances de mon côté, mais…

— Une sur dix, voilà ce que tu as dit, Mannie.

— Da, Wyoh. Montrez-moi quelles sont nos chances et je serai preneur. Mais le pouvez-vous ?

— Non, Manuel.

— Alors, pourquoi tout ce bavardage ? Je n’en vois pas la moindre.

— Moi non plus, Manuel. Mais nous n’avons pas le même point de vue. La révolution est pour moi un art à pratiquer plutôt qu’un but à atteindre. Mais cela ne doit pas nous décourager ; une cause perdue peut, spirituellement, nous apporter autant de satisfaction qu’une victoire.

— Pas pour moi. Désolé.

— Mannie, demande à Mike, a dit Wyoh.

Je l’ai regardée avec attention.

— Es-tu sérieuse ?

— Tout à fait. Si quelqu’un est capable de calculer des probabilités, c’est bien Mike. Tu ne crois pas ?

— Hmm… possible.

— Si je puis me permettre… a interrompu Prof, qui est Mike ?

J’ai haussé les épaules.

— Oh ! seulement un non-être.

— Mike est le meilleur ami de Mannie. Il est très calé pour calculer les probabilités.

— Un bookmaker ? Mon cher, si nous mettons une quatrième personne dans la confidence, nous violons le principe de la cellule.

— Je ne vois pas pourquoi, a répondu Wyoh. Mike peut très bien appartenir à la cellule que va diriger Mannie.

— Hmm… c’est juste. Je retire mon objection. Est-il sûr ? Vous en portez-vous garants ? Manuel ?

— Il est malhonnête, immature, blagueur et ne porte aucun intérêt à la politique.

— Mannie, je dirai à Mike ce que tu viens de dire. Professeur, il n’est rien de cela… et nous avons besoin de lui. En fait, il pourrait parfaitement devenir notre chef, et nous trois formerions sa cellule exécutive.

— Wyoh, tu as assez d’oxygène ?

— Je vais très bien, je n’ai pas siroté comme vous deux ! Réfléchis, Mannie. Fais marcher ton imagination.

— Je dois admettre, a dit Prof, que je trouve cette discussion affligeante.

— Mannie ?

— Oh, zut !

Et nous l’avons mis au courant. Nous lui avons tout dit de Mike, comment il s’était éveillé, d’où il tenait son nom, comment il avait fait la connaissance de Wyoh. Prof a accepté l’idée d’un ordinateur doué de conscience de soi plus facilement que je n’avais admis celle de la neige la première fois que j’en avais vue. Il s’est contenté de hocher la tête et de dire :

— Continuez.

Puis il a ajouté :

— L’ordinateur personnel du Gardien ? Tant qu’on y est, invitons donc le Gardien à nos réunions et finissons-en une bonne fois pour toutes !

Nous avons essayé de le rassurer.

— Disons plutôt que Mike opère de façon autonome, exactement comme vous, ai-je finalement dit. Appelons-le un anarchiste rationnel, car il est rationnel et il n’éprouve pas le moindre sentiment de loyauté à l’égard d’un quelconque gouvernement.

— Si cette machine n’est pas loyale envers ses propriétaires, pourquoi s’attendre à ce qu’elle le soit envers vous ?

— Un pressentiment. Je traite Mike du mieux que je peux, et il me le rend bien. (J’ai mentionné quelles précautions Mike avait prises pour me protéger.) Je ne suis pas certain qu’il puisse me trahir auprès d’une personne ignorant le signal qui protège le réseau téléphonique et celui qui bloque toutes nos conversations et mes enregistrements ; les machines n’ont pas la même façon de penser que nous. Mais je donnerais ma main à couper qu’il ne voudra pas me trahir… et qu’il serait capable de me protéger même si quelqu’un se procurait ces signaux.

— Mannie, pourquoi ne pas l’appeler ? a proposé Wyoh. Une fois que le professeur de La Paz lui aura parlé, il saura pourquoi nous sommes si sûrs de lui. Professeur, il n’est pas nécessaire que nous révélions nos secrets à Mike avant que vous ne lui fassiez confiance.

— Je ne vois pas de mal à cela.

— À dire vrai, je lui ai déjà confié quelques secrets.

Je leur ai parlé de l’enregistrement de la réunion.

Prof était désespéré. Wyoh ennuyée.

— On se calme ! ai-je crié. Personne à part moi ne connaît le signal de déblocage. Wyoh, tu te rappelles comment Mike s’est conduit avec tes photos ; il ne me les fera jamais voir, alors que c’est moi, et moi seul, qui ai proposé de les verrouiller. Si vous arrêtez de tergiverser, je vais l’appeler, m’assurer que personne n’a eu connaissance de cet enregistrement, et je lui dirai de l’effacer… Il disparaîtra à jamais : la mémoire, pour les ordinateurs, c’est tout ou rien. On peut même faire mieux : appeler Mike et lui dire de nous faire écouter l’enregistrement tout en l’effaçant. Point barre.

— Pas la peine, a dit Wyoh. Professeur, je crois en Mike… et vous aussi, vous lui ferez confiance.

— En y repensant, a admis Prof, je ne vois pas grand danger à cet enregistrement. Un rassemblement de cette importance comporte toujours des espions, et l’un d’eux aurait tout à fait pu enregistrer les débats comme vous l’avez fait, Manuel. Je suis quand même choqué de cette indiscrétion de votre part, mon cher ; une faiblesse que ne doit jamais connaître un membre d’une conspiration, et surtout pas un membre important, comme vous.

— Je n’étais membre d’aucune conspiration quand j’ai donné cet enregistrement à Mike… et je n’en ferai pas partie tant qu’on ne m’indiquera pas de meilleures probabilités que celles exposées jusqu’ici !

— Je retire ce que j’ai dit ; vous n’avez pas été indiscret. Mais, prétendez-vous sérieusement que cette machine pourrait prédire le résultat d’une révolution ?

— Je ne sais pas.

— Moi, je le pense, a dit Wyoh.

— Un instant, Wyoh. Prof, il pourrait certainement le faire si on lui fournissait les données nécessaires.

— C’est bien ce que je pense, Manuel. Je crois cette machine tout à fait apte à résoudre des problèmes que je suis incapable d’étudier. Mais un problème de cette importance ? Il faudrait qu’il connaisse – bonté divine ! – toute l’Histoire de l’humanité, tous les détails de la situation sociale, politique et économique de Terra à l’heure actuelle, comme celle de Luna ; qu’il possède des connaissances approfondies en psychologie et dans toutes les sciences annexes, un énorme savoir technologique, toutes les techniques d’armement, de communication, la stratégie et la tactique, les méthodes de l’agit-prop, et qu’il ait lu les grands classiques comme Clausewitz, Guevara, Morgenstern, Machiavel, et beaucoup d’autres.

— C’est tout ?

— C’est tout ? Mon pauvre garçon !

— Prof, combien de livres d’Histoire avez-vous lus ?

— Je ne sais pas. Plus d’un millier.

— Mike peut en consulter autant cet après-midi : sa vitesse n’est limitée que par la méthode d’exploration, et il peut emmagasiner les données encore plus vite. En un éclair, quelques minutes tout au plus, il peut retrouver et connecter tous les faits entre eux, noter les contradictions et évaluer les probabilités et les incertitudes. Prof, Mike lit chaque lettre de chaque journal de Terra. Chaque publication technique. Il lit aussi des romans – tout en sachant qu’il ne s’agit que de fiction – parce qu’il n’a pas assez à faire pour s’occuper et qu’il est constamment avide de lectures. S’il y a un livre qu’il lui faut consulter pour l’aider à résoudre notre problème, dites-le. Il le potassera aussitôt que je me mettrai en rapport avec lui.

Prof a cligné des yeux.

— Je m’incline. Très bien, voyons donc s’il peut s’en charger. Mais je persiste à penser qu’il existe quelque chose comme de l’« intuition » ou du « jugement humain ».

— Mike a de l’intuition, a répliqué Wyoh. De l’intuition féminine, je veux dire.

— Quant au jugement, ai-je ajouté, Mike n’est effectivement pas humain. Mais tout ce qu’il possède provient des hommes. Faites connaissance, et vous serez à même d’apprécier son jugement !

J’ai donc décroché le combiné :

— Allô ! Mike !

— Allô ! Man ! mon seul ami mâle. Bonjour, Wyoh ma seule amie femme. J’entends une troisième personne. Je suppose que ce doit être le professeur Bernardo de La Paz.

Prof a paru surpris, puis ravi. J’ai confirmé :

— Parfaitement exact, Mike. Voilà pourquoi je t’ai appelé ; le professeur est non-stupide.

— Merci, Man ! Professeur Bernardo de La Paz, je suis ravi de faire votre connaissance.

— Je suis ravi, moi aussi, monsieur. (Prof a hésité, puis continué.) Mi… Señor Holmes, puis-je vous demander comment vous avez su que j’étais ici ?

— Je suis désolé, monsieur ; je ne peux répondre. Man ? Tu connais mes méthodes…

— Mike est malin. Prof. Il fait allusion à quelque chose qu’il a appris en faisant un travail confidentiel pour mon compte. Il vous laisse donc croire qu’il vous a identifié en entendant votre présence ; il peut d’ailleurs vous en dire beaucoup grâce à votre respiration et aux battements de votre cœur… votre poids, votre âge à peu de chose près, votre sexe, et même de nombreux détails sur votre santé ; les connaissances médicales de Mike sont du même niveau que le reste.

— Je suis heureux d’ajouter, a dit Mike avec sérieux, que je n’ai relevé aucun signe de maladie cardiaque ou respiratoire, chose assez surprenante pour un homme de l’âge du professeur, qui a passé tant d’années sur Terra. Je vous en félicite, monsieur.

— Je vous remercie, Señor Holmes.

— Tout le plaisir est pour moi, professeur Bernardo de La Paz.

— Dès qu’il a connu votre identité, il a su votre âge, quand vous avez été embarqué et pour quelle raison, il a lu tout ce qui a pu paraître sur vous dans Le Lunatique, Le Rayon lunaire ou toute autre publication sélénite, y compris les photos, il a étudié votre compte en banque, si vous payez vos factures en temps utile, et bien plus. Mike a rassemblé tous ces renseignements à la seconde même où il a eu votre nom. Ce qu’il n’a pas dit – parce que cela me concernait –, c’est qu’il savait que je vous avais invité ici. Il ne risquait donc pas grand-chose en présumant que vous étiez encore là quand il a entendu un pouls et une respiration qui concordaient avec les vôtres. Mike, inutile de dire « professeur Bernardo de La Paz » chaque fois que tu lui parles ; « Professeur » ou « Prof » suffira.

— Enregistré, Man. Pourtant, il s’est adressé à moi d’une manière formelle, honorifique.

— Allons, détendez-vous tous les deux. Prof, vous voyez ? Mike en sait beaucoup, mais il sait quand il doit la fermer.

— Je suis impressionné !

— Mike est un ordinateur loyal, vous verrez. Mike, j’ai parié avec le professeur à trois contre deux que les Yankees allaient encore une fois remporter la Pennant Race. Quels sont les pronostics ?

— Je suis désolé d’entendre cela, Man. Les chances réelles pour ce début d’année, calculées en fonction des performances antérieures des équipes et des joueurs, sont de 1,72 dans l’autre sens.

— Impossible !

— Navré, Man. Je t’imprimerai les calculs si tu veux. Je te recommande de reprendre ta mise. Les Yankees ont une forte chance de battre toutes les équipes, individuellement… mais leurs chances combinées de vaincre toutes les équipes – si l’on tient compte des facteurs tels que le temps, les accidents et autres variables pour la saison à venir – placent les Yankees en queue de classement.

— Prof, voulez-vous rendre la mise ?

— Certainement, Manuel.

— À quel prix ?

— Trois cents dollars de Hong-Kong.

— Espèce de vieux voleur !

— Manuel, en ma qualité d’ancien professeur, je tiens à vous rendre service en vous donnant la possibilité de tirer une leçon de vos erreurs. Señor Holmes… Mike, mon ami… Puis-je vous appeler « ami » ?

— Je vous en prie. (Mike ronronnait presque.)

— Mike amigo, suivez-vous aussi les courses de chevaux ?

— Il m’arrive régulièrement de calculer les pronostics pour les courses hippiques ; très souvent des informaticiens du Service civique programment de telles demandes. Néanmoins, les résultats diffèrent tellement des prévisions que j’en suis parvenu à cette conclusion : soit les données sont trop minces, soit les chevaux ou les jockeys manquent d’honnêteté. Ou les trois à la fois. Je peux toutefois vous donner une formule d’un bon rapport si l’on joue avec assez de constance.

Prof paraissait vraiment intéressé.

— Qu’est-ce que c’est ? Puis-je le demander ?

— Vous pouvez. Jouez placé le meilleur apprenti jockey. On lui donne toujours une bonne monture et il pèse souvent moins lourd. Mais ne le jouez pas gagnant.

— Le meilleur apprenti… hum. Manuel, avez-vous l’heure exacte ?

— Prof, que voulez-vous faire ? Placer un pari avant la dernière levée ? Ou bien régler ce que nous avons à faire ?

— Euh… désolé. Continuons s’il vous plaît. L’apprenti jockey…

— Mike, hier soir, je t’ai fait parvenir un enregistrement.

Je me suis alors penché tout près des microphones et j’ai murmuré « Prise de la Bastille ».

— Récupéré, Man.

— Y as-tu pensé ?

— Beaucoup. Wyoh, tu parles avec panache.

— Merci, Mike.

— Prof, pouvez-vous oublier vos chevaux ?

— Euh… certainement. Je suis tout ouïe.

— Alors, cessez de calculer des paris dans votre barbe ; Mike peut les établir beaucoup plus vite.

— Je ne perdais pas mon temps ; le financement de… d’aventures communes comme les nôtres est toujours délicat. Je vais quand même ajourner la question ; je suis tout à vous.

— Je vais demander à Mike d’établir une simulation. Mike, au cours de cet enregistrement, tu as entendu les arguments de Wyoh en faveur d’un marché libre avec Terra et ceux de Prof pour frapper d’embargo les livraisons alimentaires. Qui a raison ?

— Ta question est indéterminée, Man.

— Qu’est-ce que j’ai oublié ?

— Veux-tu que je la formule de nouveau, Man ?

— Vas-y. Cela nous permettra de discuter.

— À échéance immédiate, la proposition de Wyoh présenterait de grands avantages pour la population de Luna. Le prix des marchandises alimentaires sur l’aire de catapultage serait au minimum multiplié par quatre, ceci prenant en compte la légère augmentation des prix de gros sur Terra – « légère » parce que l’Autorité vend aujourd’hui à peu près au prix du marché libre. Sans parler des matières alimentaires subventionnées, écoulées à perte ou données, dont la plus grande partie provient de l’énorme profit généré par le tarif très bas du catapultage. Je ne mentionnerai pas davantage les facteurs variables secondaires car ils sont engloutis par les éléments plus importants. Disons simplement que l’effet immédiat serait une augmentation des prix par quatre.

— Vous entendez, professeur ?

— Voyons, chère madame. Je n’ai jamais discuté ce point.

— L’augmentation de bénéfice du cultivateur serait plus que quadruplée parce que, comme l’a fait remarquer Wyoh, il est maintenant obligé d’acheter l’eau et d’autres articles au prix fort. Si nous supposons l’établissement d’un marché libre, le profit qu’il en retirerait serait à peu près multiplié par six. Mais ceci serait annulé par un autre facteur : un tarif plus élevé à l’exportation provoquerait une hausse des prix pour tout ce qui se consomme sur Luna, biens et main-d’œuvre. Résultat global : augmentation par deux du pouvoir d’achat. Ce phénomène s’accompagnerait d’un effort considérable pour forer et imperméabiliser davantage de tunnels agricoles, pour extraire davantage de glace et améliorer les méthodes de culture, tout cela intensifiant l’exportation. Cependant, le marché terrien est tellement important, et la pénurie de nourriture tellement chronique, que la réduction du bénéfice provenant d’une augmentation de l’exportation ne constitue pas un facteur important.

— Mais, Señor Mike, cela ne fera que hâter le jour où les ressources de Luna seront épuisées !

— J’ai bien spécifié qu’il s’agissait d’une perspective à court terme, Señor professeur. Dois-je continuer à exposer des perspectives plus étendues qui tiennent de vos remarques ?

— Naturellement !

— La masse de Luna s’élève à 7,36 x 10 puissance 19 exprimée en tonnes. Ainsi, sans variation des constantes – y compris la population lunaire et terrienne –, le taux différentiel actuel de l’exportation exprimé en tonnes pourrait être poursuivi pendant 7,36 x 10 puissance 12 années avant d’avoir utilisé 1 % de Luna. En arrondissant, disons 7000 milliards d’années.

— Quoi ? Êtes-vous certain ?

— Vous êtes invité à vérifier, professeur.

— Mike, s’agit-il d’une plaisanterie ? Si c’en est une, je ne la trouve pas drôle, même une fois !

— Non, je ne plaisante pas, Man.

— De toute manière, a ajouté Prof, remis de ses émotions, ce n’est pas la croûte de Luna que nous expédions. C’est notre sève nourricière : l’eau et les matières organiques. Pas le roc.

— J’ai pris cela en considération, professeur. Cette perspective se fonde sur la transmutation contrôlée : chaque isotope transformé en un autre, en supposant qu’aucune réaction ne soit exo-énergétique. C’est le roc qui serait expédié : transformé en viande, en blé et autres matières alimentaires.

— Mais nous ne savons pas comment procéder ! Amigo, c’est ridicule !

— Dans l’immédiat.

— Mike a raison, Prof. Bien sûr, nous n’en avons pas la moindre idée aujourd’hui. Mais nous y arriverons. Mike, as-tu calculé combien d’années il nous faudrait ? Ça risque de provoquer des remous à la Bourse !

Mike a répondu, la voix pleine de tristesse :

— Man, mon seul ami mâle à part le professeur qui, je l’espère, sera mon ami, j’ai essayé. Je n’y suis pas arrivé. La question reste indéterminée.

— Pourquoi ?

— Parce que cela suppose une interférence dans la théorie. Rien dans toutes mes données ne me permet de prédire quand et où un génie peut paraître.

Prof a soupiré.

— Mike, amigo, je ne sais pas si je dois me sentir soulagé ou déçu. Donc, cette perspective ne signifie rien ?

— Mais si ! s’est écriée Wyoh. Cela signifie que nous nous en sortirons quand nous en aurons besoin. Dis-le lui, Mike !

— Wyoh, je suis absolument désolé. Ton assertion est, en effet, exactement celle que je cherchais. Pourtant la réponse demeure : le génie se situe là où vous le trouverez. Non, vraiment désolé.

— Donc, Prof a raison ? ai-je dit. À propos des paris ?

— Un instant, Man. Le professeur a évoqué une possible solution dans son discours, la nuit dernière : le fret de retour, tonne pour tonne.

— Oui, mais c’est impossible !

— Si le prix est assez bas, les Terriens le feront. Au prix de quelques améliorations mineures – cela n’a rien d’une révolution technologique –, il serait possible d’obtenir que le coût du fret de Terra jusqu’ici devienne aussi bon marché que le catapultage d’ici jusqu’à Terra.

— Tu appelles ça une amélioration mineure ?

— Oui, par comparaison avec l’autre problème, Man.

— Cher Mike, combien de temps ? Quand y arriverons-nous ?

— Wyoh, d’après une perspective grossière, fondée sur des données insuffisantes et en majeure partie intuitives, ce sera dans une cinquantaine d’années, environ.

— Cinquante ans ? Mais, ce n’est rien, cela ! Nous pouvons donc avoir un marché libre.

— Wyoh, j’ai dit « environ »…

— Cela fait donc une différence ?

— Oui, lui ai-je confirmé. Pour Mike, il n’y a parfois guère de différences entre cinq ans et cinq cents… Hein, Mike ?

— Correct, Man.

— Il faut donc une autre évaluation. Prof a fait remarquer que nous expédions de l’eau et des matières organiques sans rien recevoir en retour… Exact, Wyoh ?

— Certainement, mais je persiste à penser que ce problème n’est pas urgent. Nous le résoudrons quand il se posera.

— Très bien. Mike… pas d’expéditions bon marché, pas de transmutation : pour quand sont les ennuis ?

— Sept ans.

— Sept ans ? (Wyoh a sursauté, le regard braqué sur le téléphone.) Mike chéri ! Tu te trompes, n’est-ce pas ?

— Wyoh, a-t-il dit d’un ton plaintif, j’ai fait de mon mieux. Le problème comporte un très grand nombre de variables indéterminées. J’ai examiné plusieurs milliers de solutions à partir de nombreuses hypothèses. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire sans augmentation de tonnage, sans croissance de la population sélénite – avec un contrôle accru des naissances –, et avec des recherches intensifiées de glace pour maintenir la fourniture d’eau, cela offrait une réponse légèrement supérieure à vingt ans. Les autres solutions étaient toutes pires.

Tout assombrie. Wyoh a demandé :

— Et qu’arrive-t-il, dans sept ans ?

— J’ai obtenu ce nombre d’années en partant de la situation actuelle, sans changement dans la politique de l’Autorité, et en extrapolant toutes les variables majeures d’après les données empiriques de leur comportement passé : j’ai donc proposé une réponse conservatrice de très grande probabilité à partir des données disponibles. 2082, c’est l’année où je m’attends à des émeutes provoquées par la famine. Les premiers cas de cannibalisme ne devraient se produire qu’au moins deux ans plus tard.

— Le cannibalisme !

Elle s’est détournée et a posé le front contre la poitrine du professeur. Il lui a tapoté le dos en disant gentiment :

— Désolé, Wyoh. Les gens ne se rendent pas compte de la précarité de notre écologie. Quoi qu’il en soit, je suis choqué. Je sais bien que l’eau descend des collines… mais jusqu’ici je n’osais pas me rendre compte de la vitesse avec laquelle elle atteignait le fond de la vallée.

Elle s’est ressaisie, les traits de nouveau détendus.

— D’accord professeur, j’avais tort. Il faut l’embargo… avec tout ce que cela implique. Mettons-nous au travail. Demandons à Mike quelles sont nos chances. Vous lui faites confiance, maintenant. N’est-ce pas ?

— Oui, chère madame. Mieux vaut l’avoir de notre côté. Alors, Manuel ?

Il nous a fallu du temps pour convaincre Mike de notre sérieux, pour lui faire comprendre que certaines « plaisanteries » pouvaient nous tuer (essayez d’expliquer cela à une machine qui ne peut pas connaître la mort humaine) et pour obtenir de lui l’assurance qu’il protégerait nos secrets, quel que soit le programme d’exploration utilisé, même si quelqu’un employait nos signaux en notre absence. Mike s’est vexé que je puisse douter de lui, mais le problème me semblait trop sérieux pour risquer la moindre erreur.

Cela nous a pris deux heures pour programmer et reprogrammer, pour changer d’hypothèses et examiner toutes les possibilités, avant que nous quatre – Mike, Prof, Wyoh et moi-même – soyons satisfaits de ce que nous avions déterminé, à savoir les chances que nous avions, d’ici « les jours d’émeute et de disette », de mener avec succès une révolution contre l’Autorité, alors que nous nous battions à mains nues… ; celles que nous avions contre la puissance de Terra entière, avec ses onze milliards d’habitants, qui s’acharneraient à nous abattre, à nous imposer leur volonté… alors que nous n’avions pas d’armes secrètes, que nous étions certains de nous trouver confrontés à la trahison, la stupidité et la lâcheté, qu’aucun de nous n’était un génie ou n’avait quelque importance dans les affaires lunaires. Prof s’est assuré que Mike connaissait l’histoire, la psychologie, l’économie, et tout le reste. Vers la fin, Mike faisait état de beaucoup plus de variantes que Prof.

Nous sommes finalement tombés d’accord sur le programme effectué ; du moins ne parvenions-nous pas à penser à d’autres facteurs significatifs. Mike a alors dit :

— Voilà bien un problème indéterminé. Comment vais-je le résoudre ? Avec pessimisme ou optimisme ? Avec une gamme de probabilités exprimée par une ou plusieurs courbes ? Qu’en pensez-vous, professeur mon ami ?

— Manuel ?

— Mike, quand je lance un dé, j’ai une chance sur six de tirer un as. Je ne demande pas au tenancier du bar de l’agiter dans un cornet, je ne le calibre pas et je me fiche pas mal que quelqu’un souffle dessus. On ne veut pas d’une réponse optimiste ou pessimiste, ni de tes courbes. Réponds par une seule phrase : quelles sont nos chances ? Égales ? Une sur mille ? Aucune ? Ou indéterminées ?

— Bien, Manuel Garcia O’Kelly, mon premier ami mâle.

Il n’y a pas eu le moindre bruit pendant treize minutes et demie, sauf celui que faisait Wyoh en se mordillant les phalanges. Jamais je n’ai vu Mike mettre autant de temps. Il a dû consulter tous les livres de son répertoire et retourner des chiffres en tout sens. Je commençais à croire qu’il était surchargé, qu’il avait fait sauter quelque relais ou qu’il souffrait de dépression cybernétique, ce qui exige, pour les ordinateurs, l’équivalent d’une lobotomie, si l’on veut supprimer leurs oscillations.

Enfin, il s’est décidé à parler.

— Manuel, mon ami, je suis terriblement désolé !

— Que se passe-t-il, Mike ?

J’ai essayé encore et encore, j’ai vérifié et revérifié. Nous n’avons qu’une chance sur sept de réussir !

7

J’ai regardé Wyoh, elle m’a regardé ; nous avons éclaté de rire. J’ai sauté en l’air en hurlant :

— Hourra !

Wyoh s’est mise à pleurer dans les bras de Prof et l’a embrassé.

— Je ne comprends pas, a dit Mike, tout plaintif. Les chances sont de sept contre une contre nous, pas pour nous.

Wyoh a cessé de secouer Prof.

— Vous avez entendu ? Mike a dit « nous ». Il s’est inclus.

— Naturellement, Mike, vieux camarade, nous avons compris. Mais as-tu jamais vu un Lunatique refuser de parier quand il a une bonne chance de gagner contre sept ?

— Je n’ai jamais connu que vous trois. Les données ne sont pas suffisantes pour tracer une courbe.

— Pourtant… Nous sommes des Lunatiques. Les Lunatiques parient. Nous y sommes bien obligés, pardi ! On nous a expédiés ici et on nous a mis au défi de survivre. Nous les avons roulés. Nous les roulerons encore ! Wyoh, où est ta bourse ? Ton bonnet rouge. Mets-le sur Mike. Embrasse-le. Buvons un coup. Et un verre pour Mike, aussi… Mike, tu veux trinquer ?

— J’aimerais bien, a répondu Mike avec un soupçon d’amertume. J’ai beaucoup étudié les effets subjectifs de l’éthanol sur le système nerveux humain… cela doit ressembler à un léger survoltage. Comme je ne peux pas boire, servez-vous à ma place.

— Programme accepté. Au trot ! Wyoh, où est donc ce bonnet ?

Le téléphone pendait au mur, en partie encastré, et il n’y avait aucun endroit où coincer le bonnet. Nous l’avons donc placé sur la tablette, puis nous avons bu à la santé de Mike – « camarade ! ». Il a failli en pleurer. Puis Wyoh a emprunté le bonnet phrygien, me l’a enfoncé sur la tête, elle m’a embrassé comme s’embrassent deux conspirateurs, d’une manière telle que ma femme-aînée se serait évanouie si elle nous avait vus. Puis elle a repris le bonnet, l’a posé sur la tête de Prof et lui a accordé le même traitement. Je me réjouissais qu’il ait effectivement le cœur solide.

Elle l’a enfin mis sur sa propre tête, s’est penchée sur le téléphone, la bouche entre les deux micros stéréophoniques, et a fait claquer de gros baisers dans le vide.

— Ça, c’est pour toi. Mike, mon cher camarade. Michèle est-elle là ?

Je veux bien être pendu s’il n’a pas répondu de sa voix de soprano :

— Je suis là, chérie… et si heureuse !

Michèle a donc eu droit, elle aussi, à un baiser. J’ai dû expliquer à Prof qui était « Mychelle » et la lui présenter. Il s’est montré cérémonieux, a produit quelques soupirs admiratifs et s’est même permis d’applaudir : il m’arrive parfois de penser que Prof n’avait pas toute sa tête alors.

Wyoh s’apprêtait à resservir de la vodka quand Prof lui a pris les verres, a mis du café dans les nôtres, du thé dans le sien, et du miel partout.

— Nous avons déclenché la révolution, a-t-il lancé avec assurance, il nous faut maintenant la faire. Et garder la tête froide. Manuel, vous avez été élu président. Nous mettons-nous au travail ?

— C’est Mike, le président, ai-je dit. Cela va de soi. Et aussi le secrétaire. Nous n’écrirons jamais rien : première règle de sécurité. Avec Mike, nous n’en avons pas besoin. Faisons un tour d’horizon, pour voir où nous en sommes. Je suis nouveau dans le métier.

— Pour rester dans le domaine de la sécurité, a dit Prof, ajoutons que le secret de Mike doit être strictement réservé à cette cellule de direction et qu’il ne devra être étendu à d’autres qu’après un accord unanime de nous trois… correction, de nous quatre.

— Quel secret ? a demandé Wyoh. Mike veut bien garder nos secrets. Il est plus sûr que nous : au moins, on ne peut pas lui faire subir un lavage de cerveau. N’est-ce pas, cher Mike ?

— Je pourrais subir un lavage de cerveau avec un voltage suffisant, a avoué Mike. On pourrait aussi me réduire en pièces, me soumettre à des dissolvants ou à quelque entropie positive… mais je n’aime pas parler de ça. Cependant, si par « lavage de cerveau » vous entendez que je pourrais être contraint à livrer nos secrets, la réponse est absolument négative.

J’ai pris la parole :

— Wye, Prof veut parler du secret concernant Mike lui-même. Mike, mon vieux, tu es notre arme secrète, tu t’en rends compte, non ?

Avec pleine conscience, il m’a répondu :

— Il m’a fallu prendre ce fait en considération pour calculer les probabilités.

— Et sans toi, camarade, quelles étaient les probabilités ? Mauvaises ?

— Pas bonnes. Pas du même ordre.

— On ne te forcera pas, Mike, mais une arme secrète doit le rester. Mike, est-ce que quelqu’un d’autre soupçonne que tu es vivant ?

— Suis-je vivant ? (Sa voix dénotait une tragique incertitude.)

— Ne discutons pas du sens des mots. Naturellement, que tu es vivant !

— Je n’en étais pas certain. C’est agréable. Non, Mannie, mon premier ami, vous trois êtes les seuls à le savoir. Mes trois amis.

— Cela doit rester ainsi, si nous voulons gagner. Compris ? Nous trois seuls, et ne te confie à personne d’autre !

— Mais nous te parlerons très souvent ! a interrompu Wyoh.

— Ce n’est pas seulement d’accord, a dit brusquement Mike, c’est une nécessité. J’ai inclus cet élément dans mes calculs.

— Cela règle la question, ai-je conclu. Ils ont tout le reste ; nous avons Mike. Et nous demeurerons ainsi. Dis-moi, Mike, je viens d’avoir une affreuse pensée ! Allons-nous combattre Terra ?

— Oui… sauf si nous perdons avant.

— Euh… explique-toi. Existe-t-il des ordinateurs aussi intelligents que toi ? Doués eux aussi de conscience ?

Il a hésité.

— Je ne sais pas, Man.

— Pas d’informations ?

— Données insuffisantes. J’ai exploré ces deux facteurs, avec des journaux techniques et partout ailleurs. Aucun autre ordinateur sur le marché ne dispose de mes capacités actuelles… mais un modèle identique pourrait être augmenté de la même manière que je l’ai été. Il reste possible, en outre, qu’un ordinateur expérimental de grande puissance ait été conçu dans le secret.

— Hmm… c’est un risque à courir.

— Oui, Man.

— Il n’existe pas un seul ordinateur aussi intelligent que Mike ! a répliqué Wyoh avec dédain. Ne sois pas stupide, Mannie.

— Wyoh, ce qu’il dit n’est pas stupide. Man, j’ai trouvé un compte rendu inquiétant. Il prétend que l’on a fait des essais à l’Université de Pékin pour combiner des ordinateurs avec des cerveaux humains afin de parvenir à une capacité massive. Un cyborg calculateur.

— Donnent-ils des détails ?

— L’article était non-technique.

— Bon… Ne nous préoccupons pas de ce que nous ne pouvons empêcher. D’accord, Prof ?

— Exact, Manuel. Un révolutionnaire doit garder l’esprit aussi libre que possible, sinon la tension deviendrait intolérable.

— Je n’en crois pas un mot, a déclaré Wyoh. Nous avons Mike et nous allons gagner ! Mike chéri, tu viens de dire que nous allions combattre Terra… et Mannie affirme que c’est une bataille que nous ne pouvons pas remporter. Tu dois bien avoir quelque idée sur la manière de les vaincre, pour nous donner une chance sur sept. À quoi penses-tu ?

— À les bombarder avec des rochers, a répondu Mike.

— Très drôle, lui ai-je dit. Wyoh, une chose à la fois. Nous n’avons même pas réfléchi au moyen de quitter ce lupanar sans nous faire pincer. Mike, Prof dit que neuf gardes ont péri la nuit dernière et Wyoh que leur effectif complet est de vingt-sept. Ce qui en laisserait dix-huit. Peux-tu le confirmer, nous dire où ils se trouvent et ce qu’ils manigancent ? Nous ne pouvons pas faire la révolution sans une certaine liberté de mouvement.

Prof m’a interrompu :

— Voilà un problème temporaire, Manuel, que nous pouvons traiter tout seuls. Le point établi par Wyoming est fondamental et doit être discuté tous les jours, jusqu’à ce qu’il soit résolu. Je m’intéresse beaucoup aux idées de Mike.

— D’accord, d’accord… Attendez seulement que Mike m’ait répondu.

— Désolé, monsieur.

— Mike ?

— Man, le nombre officiel des gardes du Gardien s’élève à vingt-sept. Si neuf ont été tués, le nombre officiel est maintenant de dix-huit.

— Pourquoi t’entêtes-tu à parler de « nombre officiel », Mike ?

— Les données potentiellement valables à ma disposition sont incomplètes. Permettez-moi de vous les indiquer avant de tirer des conclusions sujettes à révision. Officiellement, sans tenir compte des employés administratifs, le service de sécurité ne comprend que les gardes du corps. Mais je dispose des fiches de paie de l’Ensemble Administratif et vingt-sept n’est pas le nombre des membres du personnel qui émargent au budget de ce service.

Prof a approuvé :

— Des agents secrets.

— Tout juste, Prof. Qui sont ces autres personnes ?

Mike a répondu :

— Juste des numéros de compte, Man. Je conjecture que les noms correspondants doivent se trouver dans un classeur permanent du chef de la Sûreté.

— Un instant, Mike. Le chef de la Sûreté, Alvarez, utilise tes classements ?

— Je le suppose, étant donné qu’un signal de recherche bloque son dossier.

— Bon sang ! me suis-je écrié avant d’ajouter : Prof, n’est-ce pas merveilleux ? Il utilise Mike pour conserver ses dossiers. Mike sait où ils se trouvent mais ne peut pas y accéder !

— Pourquoi pas, Manuel ?

J’ai essayé d’expliquer à Prof et à Wyoh les différentes sortes de mémoires d’un ordinateur : la mémoire permanente, ineffaçable parce que partie intégrante de son schéma logique et avec laquelle il peut penser ; les mémoires de courte durée, utilisées pour les programmations habituelles avant d’être annulées, comme une mémoire humaine qui vous dit si vous avez sucré ou non votre café ; les mémoires temporaires qui durent autant que nécessaire – des millisecondes, des jours, des années –, mais qui disparaissent quand on n’en a plus besoin ; certaines données emmagasinées en permanence, qui s’apparentent à l’éducation reçue par un homme mais qui sont apprises à la perfection et ne s’oublient jamais – bien qu’on puisse les condenser, les disposer autrement, les changer d’emplacement, les éditer ; et pour finir, mais ce n’est pas exhaustif, toute une série de mémoires spéciales, des annuaires jusqu’aux logiciels les plus compliqués, chaque classement étant doté de son propre signal d’exploration, avec d’innombrables signaux de blocage successifs, parallèles, temporaires, géographiques, et bien d’autres.

Il est plus facile d’expliquer les choses du sexe à une vierge que le fonctionnement d’un ordinateur à quelqu’un qui n’est pas du métier. Wyoh ne comprenait pas pourquoi, puisque Mike savait où Alvarez conservait ses archives, il ne pouvait s’y rendre et les rapporter.

J’ai abandonné la partie.

— Mike, peux-tu leur expliquer ?

— Je vais essayer, Man. Wyoh, je n’ai aucun moyen de retrouver des données bloquées sans programmation préalable. Je ne peux me programmer moi-même pour une telle recherche ; ma structure logique ne me le permet pas. Il faut que je reçoive le signal sous forme d’entrée extérieure.

— Alors, nom de Bog ! quel est donc ce précieux signal ?

— « Dossier Spécial Zèbre », a dit Mike avec la plus grande simplicité.

Et il a attendu.

— Mike ! ai-je crié. Débloque « Dossier Spécial Zèbre ».

Tout le matériel s’est mis à bourdonner quand il s’est exécuté. J’ai dû convaincre Wyoh que Mike n’avait pas fait preuve de mauvaise volonté. Au contraire, il nous avait presque suppliés de le sortir d’affaire. Naturellement, il connaissait le signal. Il le fallait bien. Mais ce signal devait venir de l’extérieur, il était ainsi conçu.

— Mike, rappelle-moi de vérifier avec toi tous les signaux de blocage pour les recherches spéciales. Il se pourrait que nous fassions d’autres découvertes.

— J’y ai pensé, Man.

— Très bien, nous nous en occuperons plus tard. Maintenant, étudions attentivement ce fichier et pendant que tu le lis, enregistre-le en parallèle sous le signal « Prise de la Bastille », sans effacement, et étiquette-le « Dossier Mouchards ». Compris ?

— Programmé et en cours d’exécution.

— Et tu feras la même chose avec tout ce qu’il ajoutera.

En cadeau de bienvenue, nous avons obtenu des listes de noms classés par terriers, certaines comportant quelque deux cents individus tous identifiés par un code que Mike a retrouvé grâce aux fiches de paie anonymes.

Mike a entrepris de lire la liste de Hong-Kong Lunaire. Il avait à peine commencé que Wyoh a hurlé :

— Arrête. Mike ! Il faut que j’écrive cela.

— Pas de document écrit, ai-je objecté. Quel est le problème ?

— Cette femme, Sylvia Chiang, c’est la camarade secrétaire, chez nous ! Mais… Mais, cela veut dire que le Gardien connaît tout notre réseau !

— Non, chère Wyoming, a rectifié Prof. Cela signifie que nous connaissons, nous, son organisation.

— Mais…

— Je vois ce que veut dire le professeur, lui ai-je dit. Notre réseau ne comprend que nous trois et Mike. Ce que le Gardien ne sait pas. Alors, chut ! Laissons Mike nous lire la liste. Mais n’écris rien ; tu y auras accès chaque fois que tu lui téléphoneras. Mike, note que cette « Chiang » est la secrétaire du réseau de l’ancien mouvement, à Kongville.

— Noté.

Wyoh bouillait de rage en entendant les noms des indics de sa ville, mais elle s’est contentée d’énoncer quelques faits concernant ceux qu’elle connaissait. Tous n’étaient pas des « camarades », mais il y en avait assez pour l’exaspérer. Les noms de Novy Leningrad ne représentaient pas grand-chose pour nous ; Prof en a reconnu trois, Wyoh un. Quand est venu le tour de Luna City, Prof en a identifié plus de la moitié comme étant des « camarades ». J’en ai reconnu quelques-uns, non pas en tant que personnes subversives mais comme de simples relations. Pas des amis… Je ne sais pas quel effet cela m’aurait fait si j’étais tombé sur quelqu’un en qui j’avais confiance sur la fiche de paie du service de la Sécurité. J’aurais probablement eu un choc.

Wyoh, elle, n’en revenait pas. La liste finie, elle a crié :

— Il faut que je rentre à la maison ! Jamais de ma vie je n’ai participé à l’élimination de qui que ce soit, mais je vais vraiment me réjouir de faire la peau à ces espions !

Avec tranquillité, Prof est intervenu :

— Personne ne sera éliminé, ma chère Wyoming.

— Quoi ? Professeur, vous pourriez supporter cela ? Si je n’ai jamais tué personne, j’ai toujours su qu’un jour il faudrait passer par là.

Il a remué la tête :

— Ce n’est pas en le tuant qu’on manipule un espion, surtout quand il ne sait pas que vous, vous l’avez démasqué.

— Je dois être idiote !

— Non, chère madame. Mais vous faites preuve d’une charmante honnêteté congénitale… c’est là une faiblesse contre laquelle vous devrez vous prémunir. Avec un espion, il faut agir en le laissant respirer, en l’enkystant au milieu de loyaux camarades, et en lui procurant des renseignements inoffensifs pour qu’il puisse continuer de satisfaire ses employeurs. Nous engagerons ces individus dans notre organisation. Allons, ne protestez pas : ils seront tous dans des cellules très spéciales. Le terme de « cages », conviendrait mieux. Ce serait dommage de les éliminer : chaque espion serait remplacé par un nouvel indicateur, sans compter que le seul fait de tuer ces traîtres signalerait au Gardien que nous avons pénétré ses secrets. Mike, mi amigo, tu dois avoir un dossier sur moi. Peut-on le voir ?

Il y avait un gros dossier sur le professeur, où on le désignait comme un « vieux fou inoffensif » – ce qui m’a un peu gêné. On l’avait étiqueté comme subversif, raison pour laquelle on l’avait déporté sur le Roc, et comme faisant partie du mouvement de résistance de Luna City. Un « fauteur de troubles » au sein même du réseau, quelqu’un rarement de l’avis des autres.

Prof semblait très satisfait.

— Je devrais songer à me vendre et à devenir salarié du Gardien.

Wyoh ne trouvait pas cela drôle, surtout quand il est apparu qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie mais seulement d’une éventualité tactique.

— Les révolutions doivent être financées, chère madame, et un révolutionnaire a toujours le moyen, pour cela, de devenir indicateur de police. Il est probable que certains de ces traîtres soient en fait de notre côté.

— Je ne leur ferais pas confiance !

— Ah, oui ! c’est toujours le problème avec les agents doubles, on ne peut jamais s’assurer de leur loyauté – si du moins ils en ont. Voulez-vous voir votre propre dossier ? À moins que vous ne désiriez l’entendre en privé ?

Le dossier de Wyoh ne nous a rien révélé. Les indicateurs du Gardien l’avaient dans leur collimateur depuis des années. J’ai été surpris d’avoir, moi aussi, un dossier : des vérifications de routine faites quand j’avais commencé à travailler pour le Complexe de l’Autorité. On m’avait classé comme « apolitique » et quelqu’un avait ajouté « pas très brillant », ce qui était à la fois désagréable et vrai ; dans le cas contraire, pourquoi aurais-je accepté de participer à cette révolution ?

Interrompant Mike (il y en avait encore pour des heures), Prof s’est penché en arrière, l’air songeur :

— Une chose est claire. Le Gardien en sait beaucoup sur Wyoming et sur moi-même, et ce depuis des années. Mais, vous, Manuel, vous n’êtes pas inscrit sur sa liste noire.

— Et après la nuit dernière ?

— Ah, oui ! Mike, a-t-on enregistré quoi que ce soit dans ce dossier depuis les vingt-quatre dernières heures ?

— Rien.

Prof a continué :

— Wyoming a raison : nous ne pouvons pas rester ici éternellement. Manuel, combien de noms avez-vous identifiés ? Six, n’est-ce pas ? Avez-vous aperçu l’un d’eux la nuit dernière ?

— Non. Mais ils ont pu me voir, eux.

— Il est plus que probable qu’ils ne vous ont pas distingué dans la foule. Moi-même je ne vous ai pas repéré avant d’aller sur l’estrade alors que je vous connais pourtant depuis votre enfance. En revanche, je doute fort que Wyoming ait pu venir de Hong-Kong pour participer à la réunion sans que l’un des sbires du Gardien n’établisse un rapport sur ses agissements. (Il a regardé Wyoh.) Chère madame, accepteriez-vous de jouer le rôle officiel d’un caprice de vieillard ?

— Pourquoi pas… Comment, professeur ?

— Manuel est probablement hors de danger. Moi, je ne le suis pas mais d’après mon dossier, il semble peu probable que les flics de l’Autorité prennent la peine de me ramasser. Vous, ils peuvent décider de vous interroger ou même de vous arrêter : vous êtes désignée comme dangereuse. Il serait donc sage de votre part de vous mettre à l’abri. Vous pourriez vous cacher dans cette chambre – j’ai pensé à la louer pour quelques semaines, ou même quelques années –, du moins si vous ne voyez pas d’inconvénient aux raisons évidentes, pour les gens, de votre présence ici.

Wyoh a éclaté de rire.

— Pourquoi donc, mon chéri ! Croyez-vous que je me soucie de ce que pensent les gens ? Je serais ravie de jouer le rôle de votre petite amie… et qui dit que je me contenterai de le jouer ?

— Il ne faut jamais taquiner un vieux chien, a-t-il dit doucement. Parfois il mord encore. Je pourrai occuper ce lit presque toutes les nuits. Manuel, j’ai l’intention de garder mes habitudes, et vous devriez en faire autant. Il faudrait un flic sacrément doué pour m’attraper, mais je me sentirai plus en sécurité ici. En plus d’être une excellente planque, cette chambre s’avère parfaite pour nos réunions de cellule. Et elle a le téléphone.

— Professeur, a demandé Mike, puis-je faire une suggestion ?

— Certainement, amigo, nous désirons savoir ce que vous en pensez.

— Je suis parvenu à la conclusion que les dangers vont augmenter à chacune de vos réunions. Mais celles-ci n’ont pas besoin d’être corporelles : vous pouvez fort bien vous concerter – et moi vous rejoindre, si vous désirez ma présence – par téléphone.

— Vous serez toujours le bienvenu, camarade Mike. Nous avons besoin de vous. Cependant…

Prof paraissait ennuyé.

— Prof, l’ai-je rassuré, ne craignez pas d’éventuelles écoutes. (Je lui ai expliqué comment mettre un Sherlock sur les appels téléphoniques.) Le téléphone est discret si Mike surveille la communication. Ce qui me rappelle… On ne vous a pas dit comment vous pouvez joindre Mike. Comment, Mike ? Prof utilisera-t-il mon numéro ?

Entre eux, ils ont choisi le code « MYSTÉRIEUX ». Prof et Mike avaient le même goût enfantin de comploter juste pour le plaisir. Je pense que Prof adorait se rebeller bien avant d’avoir établi sa philosophie politique, tandis que Mike… que pouvait bien lui faire la liberté humaine ? La révolution ne représentait qu’un jeu pour lui, un jeu qui lui fournissait des compagnons et grâce auquel il avait une chance d’exhiber ses talents. Vous n’imaginez certainement pas à quel point Mike pouvait s’avérer prétentieux.

— Ceci dit, nous avons quand même besoin de cette chambre, a dit Prof.

Il a mis la main à sa bourse et en a sorti une épaisse liasse de billets. J’ai sursauté.

— Prof, avez-vous dévalisé une banque ?

— Pas ces jours-ci. Peut-être le ferai-je de nouveau dans l’avenir, si la cause l’exige. Une période de location d’un mois lunaire devrait suffire pour l’instant. Voulez-vous vous en occuper, Manuel ? La direction pourrait s’étonner d’entendre ma voix ; je suis venu par la porte de service.

J’ai appelé le gérant et marchandé avec lui pour l’usage d’une clé pendant quatre semaines. Il m’a demandé neuf cents dollars de Hong-Kong ; j’en ai offert neuf cents de l’Autorité. Il a voulu savoir combien nous serions à utiliser la chambre. Je lui ai demandé si la politique du Raffles consistait à mettre son nez dans les affaires de ses clients.

Nous sommes tombés d’accord pour quatre cent soixante-quinze dollars HKL ; j’ai expédié l’argent, il m’a renvoyé deux clés ; j’en ai donné une à Wyoh, une à Prof, et j’ai gardé la mienne pour la journée, sachant bien qu’on ne changerait pas la serrure, à moins que nous ne manquions de payer à la fin de la lunaison.

(Sur Terra, j’avais fréquenté des hôtels exigeant que les clients signent dans un registre… et même qu’ils montrent une pièce d’identité !)

— Et maintenant ? Dîner ? ai-je demandé.

— Je n’ai pas faim, Mannie.

— Manuel, vous nous avez demandé d’attendre que Mike ait résolu vos problèmes. Revenons-en donc à la question fondamentale : qu’allons-nous faire quand nous nous trouverons face à face avec Terra, David affrontant Goliath ?

— Oh ! J’espérais éviter le sujet. Mike ? Des suggestions ?

— J’ai déjà dit que j’en avais, Man, a-t-il répondu plaintivement. Nous pouvons leur lancer des cailloux.

— Bon Bog ! Ce n’est pas le moment de plaisanter.

— Mais, Man, s’insurgea-t-il, nous pouvons réellement projeter des rochers sur Terra. Et nous le ferons.

8

Il m’a fallu du temps pour me mettre dans le crâne que Mike ne plaisantait pas, que son projet pouvait marcher ; et davantage encore pour démontrer à Wyoh et à Prof la véracité de cette seconde proposition. Pourtant, la solution aurait dû nous sauter aux yeux.

Mike avait raisonné ainsi : Qu’est-ce que la « guerre » ? Un livre l’a définie comme l’usage de la force pour parvenir à un résultat politique. Et la « force », l’action d’un corps sur un autre au moyen d’une énergie quelconque.

Dans la guerre, cela se fait à l’aide d’« armes ». Luna n’en avait aucune. Cependant, quand Mike a examiné les armes en tant que catégorie, elles se sont toutes révélées des engins capables de manipuler l’énergie… et Luna regorgeait d’énergie. Le flux solaire fournit à lui seul environ un kilowatt par mètre carré de surface lunaire à midi ; l’énergie solaire, quoique cyclique, est véritablement illimitée. L’énergie thermonucléaire, presque aussi inépuisable, revient moins cher une fois extraite la glace qui fournit l’hydrogène et le réacteur magnétique installé. Luna a de l’énergie, mais… comment l’exploiter ?

Sans compter que Luna tire de l’énergie de sa position : située au sommet d’un puits gravitationnel profond de 11 kilomètres par seconde, elle est maintenue à son sommet par une courbe haute de seulement 2,5 kilomètres par seconde. Mike connaissait cette courbe : tous les jours il projetait des chargements de grain par-dessus pour les laisser glisser vers Terra.

Il avait calculé ce qui arriverait si un chargement jaugeant 100 tonnes (ou la même masse de roc) tombait sur Terra sans être freinée.

L’énergie cinétique au point d’impact serait de 6,25 x 10 puissance 12 joules : plus de 6 billions de joules.

Qui, en un instant, se convertiraient en chaleur. Une explosion, et une grosse !

L’évidence même. Regardez Luna : que voyez-vous ? Des milliers et des milliers de cratères, là où Quelqu’un s’est amusé à balancer des rochers à loisir.

— Les joules ne représentent pas grand-chose pour moi, a dit Wyoh. Qu’est-ce que cela donne par rapport à une bombe H ?

— Euh…

Je me suis mis à réfléchir. Heureusement, Mike travaille plus vite que moi et a répondu :

— Le choc d’une masse d’une centaine de tonnes sur Terra ferait à peu près l’effet d’une bombe atomique de 2 kilotonnes.

— « Kilo », cela veut dire mille, a murmuré Wyoh, et « méga » un million… ça ne fait donc jamais qu’un cinquante millième d’une bombe de 100 mégatonnes. N’est-ce pas la puissance qu’a utilisée la Sovunion ?

— Wyoh chérie, ai-je dit doucement, ça ne marche pas comme ça. Prends le problème dans l’autre sens. Une explosion de 2 kilotonnes équivaut à celle de 2 millions de kilogrammes de trinitrotoluène… Un kilo de TNT fait déjà de gros dégâts, il suffit de demander à n’importe quel mineur. Deux millions de kilos raseraient une ville de bonne taille. Tu confirmes, Mike ?

— Oui, Man. Mais Wyoh, ma seule amie femme, il y a un autre aspect à prendre en compte. Les bombes à fusion de plusieurs mégatonnes sont inefficaces. L’explosion se produit dans un espace trop petit et beaucoup d’énergie se trouve gaspillée. Une bombe d’une centaine de mégatonnes, censée dégager cinquante mille fois plus de puissance qu’une bombe de deux kilotonnes, n’aura finalement qu’un effet destructeur seulement treize cents fois plus grand que cette dernière.

— Eh bien… treize cents fois, ça fait déjà beaucoup, surtout s’ils doivent utiliser contre nous des bombes encore plus grosses !

— Vrai, Wyoh, mon amie femme… mais Luna ne manque pas de rochers.

— Oh, ça, c’est sûr !

— Camarades, a dit Prof, ceci dépasse mon entendement… Dans ma jeunesse, à l’époque où je posais des bombes, mon expérience se limitait à quelque chose de l’ordre d’un kilogramme du produit chimique explosif que vous avez mentionné, Manuel. Enfin, je suppose que vous savez tous les deux de quoi vous parlez.

— En effet, a accordé Mike.

— J’accepte donc vos chiffres. Cependant, pour en revenir à une échelle compréhensible, il me semble que ce plan demande que nous nous emparions de la catapulte, n’est-ce pas ?

— Oui, avons-nous répondu en chœur, Mike et moi.

— Cela reste faisable. Nous devrons la garder et la maintenir en état de marche. Mike, avez-vous pensé à la façon de protéger votre catapulte contre, disons, une petite torpille à ogive nucléaire ?

Et la discussion s’est poursuivie longtemps encore. Nous nous sommes arrêtés pour manger et avons cessé de parler affaires à la demande du professeur. Mike nous a alors raconté des histoires drôles, chacune d’entre elles en rappelant une nouvelle à Prof.

Lorsque nous avons quitté l’hôtel Raffles, le soir du 14 mai 2075, nous avions – du moins Mike, avec l’aide de Prof – défini les grandes lignes de la révolution, y compris les principales options en cas de situation critique.


* * *

Quand est venue l’heure de partir, moi à la maison et Prof à son cours du soir (s’il ne se faisait pas arrêter), puis à son domicile pour prendre un bain et des affaires ainsi que tout ce dont il aurait besoin à l’hôtel, Wyoh nous a clairement fait comprendre qu’elle ne voulait pas rester seule dans cet endroit impersonnel. Inflexible dans les phases décisives, elle s’avérait douce et vulnérable le reste du temps.

J’ai donc appelé Mamie par l’intermédiaire d’un Sherlock pour l’avertir que j’amenais quelqu’un à la maison. Mamie remplissait sa fonction avec une certaine classe ; n’importe quel époux pouvait ramener un invité à la maison pour un repas ou pour une année, et notre seconde génération pouvait en faire autant du moment qu’elle prévenait à l’avance. Je ne sais pas comment fonctionnent les autres familles ; nous, nous avons des coutumes vieilles d’un siècle qui nous conviennent parfaitement.

Voilà pourquoi Mamie ne m’a rien demandé, ni nom, ni âge, ni sexe, ni situation maritale ; j’en avais le droit et elle était bien trop fière pour m’interroger. Elle s’est contentée de dire :

— D’accord, mon chéri. Avez-vous dîné tous les deux ? Nous sommes mardi, tu sais.

« Mardi », c’était pour me rappeler que notre famille avait dîné tôt à cause du prêche hebdomadaire de Greg. En principe, on attendait l’invité s’il n’avait pas dîné – une concession à l’hôte, pas à moi, car, à l’exception de grand-papa, nous mangions à table ou grignotions debout dans la cuisine si l’on ne rentrait pas à temps.

Je lui ai affirmé que nous avions mangé et que nous ferions tout notre possible pour arriver avant son départ. Malgré le mélange lunatique de musulmans, de juifs, de chrétiens, de bouddhistes et de quatre-vingt-dix-neuf autres confessions, le dimanche reste le jour le plus communément consacré au culte. Greg, lui, appartenait à une secte qui avait calculé que le Sabbat durait du coucher du soleil le mardi jusqu’à celui du mercredi, selon l’heure locale au jardin d’Éden (zone moins deux. Terra). Nous mangions donc tôt au cours des mois correspondant à l’été dans l’hémisphère nord de la Terre.

Mamie allant toujours écouter Greg prêcher, il n’était pas bien vu de lui imposer des tâches qui l’en auraient empêchée. Nous l’accompagnions tous de temps en temps. Je m’arrangeais pour m’y rendre plusieurs fois par an parce que j’aime terriblement Greg. Il m’a appris un métier et m’a aidé à me reconvertir quand cela s’est avéré nécessaire ; il aurait préféré perdre son propre bras à ma place. Mamie, elle, ne manquait jamais un office, davantage par habitude que par dévotion ; une nuit, sur l’oreiller, elle m’avait avoué qu’elle n’avait aucune religion, tout en me demandant de ne pas en parler à Greg. Je lui avais fait promettre la même chose : je ne sais pas Qui fait tourner le monde, mais je suis bien heureux qu’il ne s’arrête pas de le faire.

Greg était pour Mamie son « mari-enfant », choisi quand elle était très jeune : son premier mariage après le sien. Elle se montrait très sentimentale à son sujet – mais aurait férocement démenti si on l’avait accusée de l’aimer davantage que ses autres maris. Elle avait quand même adopté sa foi quand il avait été ordonné et jamais elle n’oubliait d’aller l’écouter.

— Est-il possible que ton hôte ait envie d’aller à l’église ? m’a-t-elle demandé.

J’ai répondu qu’on verrait mais que, de toute manière, nous allions nous dépêcher. Après avoir raccroché, j’ai frappé à la porte de la salle de bains.

— Dépêche-toi, Wyoh ; nous n’avons pas tout notre temps !

— Une minute ! a-t-elle crié.

Voilà décidément une fille qui ne ressemble pas du tout aux autres : elle est bel et bien apparue une minute plus tard.

— À quoi je ressemble ? nous a-t-elle demandé. Prof, pensez-vous que je passerai inaperçue ?

— Chère Wyoming, je suis émerveillé. Vous êtes toujours aussi belle… mais personne ne pourra vous reconnaître. À mon grand soulagement, vous ne risquez rien.

Puis nous avons attendu que Prof se transforme en vieux clochard ; il irait dans cet état jusqu’à l’entrée de service puis se glisserait dans sa salle de cours sous son apparence habituelle ; ainsi il aurait des témoins dans le cas où une chemise jaune l’attendrait pour lui mettre la main au collet.

Il nous a quittés un instant ; j’en ai profité pour parler de Greg à Wyoh. Elle m’a dit :

— Mannie, que vaut ce maquillage ? Ira-t-il dans une église ? Est-ce que les lumières sont fortes ?

— Pas plus qu’ici. C’est du bon travail, personne ne te remarquera. Mais veux-tu aller à l’église ? Personne ne t’y oblige.

Elle a réfléchi.

— Cela fera plaisir à ta mam… je veux dire, à ta femme-aînée, n’est-ce pas ?

Lentement, je lui ai répondu :

— Wyoh, la religion, c’est personnel. Mais puisque tu me le demandes… oui, tu ne peux pas prendre un meilleur départ dans la famille Davis qu’en accompagnant Mamie à l’église. J’irai si tu y vas.

— D’accord. Je croyais que tu t’appelais O’Kelly ?

— En effet. Mais il faudrait ajouter Davis avec un trait d’union pour être parfaitement correct. Davis était le Premier Mari, il est mort il y a cinquante ans. C’est le nom de la famille : toutes nos femmes sont « gospoja Davis » avec un trait d’union pour chaque nom mâle de la famille Davis en plus de leur patronyme. En pratique, seule Mamie est gospoja Davis – appelle-la comme cela –, les autres utilisent leur premier nom et ajoutent Davis quand elles signent un chèque ou un document officiel. Seule Ludmilla s’appelle Davis-Davis, parce qu’elle est très fière de sa double parenté, par le sang et par le choix.

— Je vois. Si un homme s’appelle John Davis, c’est un fils, et s’il a un double nom, c’est ton co-mari. Mais une fille, elle, s’appellerait Jenny Davis de toute manière, non ? Comment savoir ? Par l’âge ? Non, on ne pourrait pas le deviner comme ça. Je n’y comprends plus rien ! Et moi qui trouvais les mariages dynastiques compliqués. Ou les unions polyandres… Pourtant mon mariage ne l’était pas : mes maris avaient le même nom de famille.

— Ne t’inquiète pas. Quand tu entendras une femme de la quarantaine s’adresser à une fille d’une quinzaine d’années en l’appelant « Maman Milla », tu sauras différencier l’épouse de la fille. De toute façon, tu verras qu’il n’y a plus trop de filles à la maison : lorsqu’elles atteignent l’âge de prendre un mari, elles sont optées par d’autres familles. Il peut néanmoins s’en trouver en visite. Tes maris s’appelaient Knott ?

— Oh, non, Fedoseev, Choy Lin et Choy Mu. J’ai repris mon nom de jeune fille.

Prof est sorti à ce moment en émettant un ricanement sénile (il était encore plus affreux qu’à son arrivée !). Nous avons emprunté trois issues différentes, nous donnant rendez-vous dans le corridor principal. Wyoh et moi ne marchions pas côte à côte car je pouvais me faire pincer ; mais comme elle ne connaissait pas Luna City, une termitière tellement compliquée que même les natifs pouvaient s’y égarer, j’ouvrais donc la marche et elle me suivait à vue. Prof restait à l’arrière pour s’assurer qu’elle ne perdait pas ma trace.

Si je me faisais épingler, Wyoh devait rejoindre la cabine téléphonique la plus proche pour en avertir Mike, puis retourner à l’hôtel y attendre Prof. De toute manière, la première chemise jaune qui essaierait de m’arrêter se verrait gratifier d’une caresse de mon bras numéro sept.

Aucun pépin. Nous sommes montés au cinquième niveau et avons traversé la ville par la Chaussée du Ciseleur jusqu’au niveau trois. Nous nous sommes arrêtés à la station de métro Ouest pour prendre mes bras et ma boîte à outils, mais pas ma combinaison pressurisée ; elle n’aurait pas convenu à mon rôle. Il y avait bien un uniforme jaune à la station, mais l’homme n’a pas semblé me prêter attention. Nous sommes ensuite partis vers le sud en prenant des couloirs bien éclairés, puis avons obliqué vers l’ouest pour atteindre le sas privé n°13, qui menait au tunnel Davis et à ceux d’une douzaine d’autres fermes. J’imagine que Prof a bifurqué à cet endroit mais je ne me suis pas retourné pour vérifier.

Avant d’ouvrir notre porte, j’ai attendu que Wyoh soit en vue. Je me suis aussitôt entendu dire :

— Mamie, permets-moi de te présenter Wyma Beth Johnson.

Mamie l’a prise dans ses bras et l’a embrassée sur les deux joues.

— Je suis si contente que vous ayez pu venir, chère Wyma ! Vous êtes ici comme chez vous !

Vous comprenez pourquoi j’aime cette brave femme ? Elle aurait pu glacer Wyoh jusqu’au sang avec les mêmes mots, mais ils étaient sincères, et Wyoh le savait.

Je n’avais pas averti Wyoh de ce changement de nom. J’y avais pensé en cours de route. Nous avions de nombreux petits enfants et, même si on les élevait dans le mépris du Gardien, il valait quand même mieux ne pas risquer de les entendre crier sur tous les toits : « Wyoming Knott, notre invitée…», car son nom figurait sur la liste du « Dossier Spécial Zèbre ».

J’avais donc oublié de la prévenir. Après tout, j’étais encore novice dans le métier de conspirateur.

Wyoh a immédiatement compris ; elle ne s’est jamais fourvoyée. Greg, sur le point de partir, portait déjà son costume de prédicateur. Mamie a pris son temps pour présenter Wyoh à ses maris, avec dignité et dans l’ordre protocolaire, – grand-papa, Greg, Hans –, puis aux femmes, dans l’ordre inverse – Ludmilla, Léonore, Sidris Anna – et enfin à tous les enfants.

— Pardon, Mamie, mais il faut que j’aille changer de bras, ai-je alors dit.

Elle a levé les sourcils d’un millimètre, ce qui voulait dire : « Nous en reparlerons, mais hors de la présence des enfants…»

J’ai donc ajouté :

— Je sens qu’il est tard. Greg n’arrête pas de regarder sa montre. Wyma et moi allons à l’église, alors tu m’excuseras, mais…

Elle s’est détendue.

— Certainement, mon cher.

J’ai vu qu’elle prenait Wyoh par la taille quand elle s’est retournée, et je me suis décontracté à mon tour.

Je suis parti remplacer mon bras numéro sept par celui de sortie – une excuse pour me glisser dans le réduit du téléphone et appeler MYCROFTXXX.

— Mike, nous sommes à la maison mais nous allons partir pour l’église. Je ne pense pas que tu puisses nous écouter là-bas, je te rappellerai plus tard. Des nouvelles de Prof ?

— Pas encore, Man. De quelle église s’agit-il ? Il n’est pas impossible que j’aie un circuit.

— Le Pilier du Tabernacle du Repentir par le Feu…

— Pas référencée.

— Tu vas trop vite pour moi, mon vieux. Les réunions se tiennent dans le Hall de la Troisième Communauté Ouest. C’est au sud de la station de l’Arène, vers le numéro…

— Je l’ai. À l’intérieur, il y a une prise de son pour les chaînes de télé, et j’ai trouvé un téléphone à l’extérieur, dans l’entrée. Je vais écouter des deux endroits.

— Je ne m’attends pas au moindre ennui, Mike.

— C’est ce que le professeur m’a dit de faire. Il est en train de me parler maintenant, veux-tu que je te le passe ?

— Pas le temps. Salut !

Nous avions décidé ceci : toujours rester en contact avec Mike pour lui faire part de notre position et de nos déplacements. Quant à lui, il resterait à l’écoute partout où il possédait des terminaisons nerveuses. C’était là une chose que j’avais découverte ce matin même : Mike pouvait écouter par l’intermédiaire d’un téléphone non décroché. Cela me déconcertait : je ne crois pas à la magie. Pourtant, en y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’un téléphone pouvait être connecté à un réseau central sans la moindre intervention humaine si ledit réseau en avait la volonté. Et Mike avait une volonté de bolchoï.

Comment Mike savait qu’un téléphone se trouvait à l’extérieur, voilà qui reste difficile à expliquer étant donné que « l’espace » ne pouvait pas avoir la même signification pour lui que pour nous. Comme il possédait une « carte » de l’infrastructure de toute la machinerie de Luna City, il pouvait presque toujours comparer nos indications avec ses données ; il lui était difficile de s’égarer.

Voici comment, depuis le premier jour de la cabale, nous sommes continuellement restés en rapport avec Mike et les uns avec les autres : par l’intermédiaire de son extraordinaire système nerveux. Je n’en reparlerai donc pas à l’avenir, sauf si la chose s’avérait nécessaire.

Mamie, Greg et Wyoh attendaient sur le palier ; Mamie trépignait d’impatience, mais j’ai vu qu’elle souriait et qu’elle avait prêté une étole à Wyoh. Mamie ne se montrait pas plus pudique que tous les autres Lunatiques : contrairement aux nouveaux débarqués, elle ne voyait aucun inconvénient à la nudité. Mais pour l’église, c’était autre chose.

Nous sommes donc arrivés, Greg se rendant directement à la chaire et nous à nos places. Je suis resté assis au chaud à rêvasser, sans penser à quoi que ce soit. Wyoh, quant à elle, écoutait attentivement le sermon de Greg ; en l’observant, j’en ai déduit qu’elle connaissait déjà notre livre de cantiques – ou bien elle possédait un véritable talent pour le déchiffrer.

Quand nous sommes revenus à la maison, les petits dormaient déjà, ainsi que la plupart des adultes. Seuls Hans et Sidris étaient debout. Sidris nous a servi des galettes et un chocosoja, puis nous sommes tous allés nous coucher. Mamie a donné à Wyoh une chambre dans le tunnel où vivaient la plupart des garçons, une pièce auparavant réservée aux plus petits. Je ne lui ai pas demandé comment elle les avait relogés, il semblait clair qu’elle offrait à mon hôte ce que nous avions de mieux – dans le cas contraire elle aurait mis Wyoh avec l’une des filles aînées.

Cette nuit-là, j’ai dormi avec Mamie, en partie parce que notre femme-aînée est douée pour calmer les nerfs – j’avais connu des événements très éprouvants sur le plan nerveux – et en partie pour qu’elle sache que je n’allais pas me glisser dans la chambre de Wyoh une fois la maisonnée assoupie. Mon atelier, où je passais la nuit quand je dormais seul, jouxtait la chambre de Wyoh. Mamie me disait souvent, sans détour : « Suis ton chemin, mon chéri. Si tu as des intentions malsaines, ne m’en parle pas. Assouvis-les derrière mon dos. »

Ce que ni l’un ni l’autre n’aurions admis. Nous avons bavardé en nous préparant à aller au lit puis nous avons continué, lumière éteinte. J’ai fini par me tourner sur le côté.

Au lieu de me souhaiter bonne nuit, Mamie m’a demandé :

— Manuel ? Pourquoi ta charmante petite invitée se maquille-t-elle à la manière d’une Afro ? Son teint naturel lui irait mieux, selon moi. Oh, bien sûr, elle est absolument charmante comme ça aussi.

Je me suis retourné pour la regarder, mais l’argument esthétique ne paraissait guère convaincant. Aussi lui ai-je tout raconté, tout sauf une chose : Mike. J’en ai bien parlé, mais sans préciser qu’il s’agissait d’un ordinateur car, pour des raisons de sécurité, Mamie n’aurait sans doute pas l’occasion de le rencontrer.

Me confier ainsi à Mamie – la prendre dans ma sous-cellule, pourrait-on dire, pour lui demander de former à son tour sa propre cellule –, la mettre dans le secret, ce n’était pas le fait d’un mari incapable de s’empêcher de tout cafarder à sa femme. Cela pouvait sembler un peu prématuré, mais si elle devait être mise au courant, on ne pouvait trouver de meilleur moment.

Mamie était intelligente et elle savait agir avec efficacité ; c’était ce qu’il fallait pour gouverner une grande tribu sans montrer les dents. Parmi les familles de fermiers et dans tout Luna City, on la respectait ; elle habitait là depuis plus longtemps que 90 % de la population. Elle pouvait s’avérer de bon conseil.

Et elle demeurait indispensable au sein de la famille. Sans son appui, Wyoh et moi aurions eu du mal à utiliser ensemble le téléphone (difficile à expliquer) et empêcher les gosses de s’en apercevoir (impossible !), tandis qu’avec son aide, il n’y aurait aucun problème dans la maisonnée.

Elle m’a écouté attentivement puis a soupiré.

— Cela paraît dangereux, mon cher.

— Ça l’est. Tu sais, Mimi, si tu ne veux pas t’en mêler, dis-le… et oublie ce que j’ai dit.

— Manuel ! Ne répète jamais une chose pareille. Tu es mon mari, mon chéri ; je t’ai pris pour le meilleur et pour le pire… et tes désirs sont des ordres pour moi.

(Ma parole, quel mensonge ! Et pourtant Mimi semblait le croire.)

— Je n’admettrais pas que tu coures un quelconque danger tout seul, continua-t-elle, sans compter que…

— Quoi, Mimi ?

— Je crois que chaque Lunatique rêve au jour où nous serons libres. Tous, sauf quelques rats invertébrés. Je n’en ai encore jamais parlé, car cela me paraissait impossible. Mais il faut regarder l’avenir, jamais le passé, et se mettre au travail. Je remercie notre cher Bog de m’avoir permis de vivre assez longtemps pour connaître ce jour, si effectivement il doit arriver. Parle-m’en encore. Il faut que je trouve trois autres personnes, n’est-ce pas ? Trois en qui je puisse avoir confiance.

— Rien ne presse. Allons-y lentement mais sûrement.

— Sidris est digne de confiance. Elle sait tenir sa langue.

— Mieux vaut ne pas travailler en famille et nous étendre. Tout doucement.

— D’accord. Nous en reparlerons avant que je fasse quoi que ce soit. Et si tu veux mon opinion, Manuel…

Elle s’est interrompue.

— Je veux toujours la connaître, Mimi.

— Ne dis rien à grand-papa. Ces jours-ci, il commence à perdre la mémoire, et il devient parfois trop bavard. Maintenant, dormons, mon chéri, et sans rêves.

9

Une longue période s’est alors écoulée pendant laquelle il nous aurait été possible de tout oublier, surtout une chose aussi improbable qu’une révolution, si les détails n’avaient pris autant de temps. Notre principal souci consistait à ne pas nous faire remarquer. Notre intention à long terme était d’empirer les choses.

Oui, empirer… Dans le passé, alors que tous les Lunatiques désiraient se débarrasser de l’Autorité, jamais ils ne l’avaient voulu avec suffisamment de force pour oser se révolter. Tous maudissaient le Gardien et roulaient l’Autorité, sans pour autant être prêts à combattre et à donner leur vie. Si vous aviez parlé de « patriotisme » à un Lunatique, il vous aurait regardé avec de grands yeux remplis d’incompréhension, ou bien il aurait cru que vous parliez de son pays d’origine. Nous avions des Français déportés dont le cœur appartenait à leur « Belle Patrie », des ex-Allemands qui restaient fidèles au Vaterland, des Russes nostalgiques de leur Sainte Mère Russie. Mais Luna ? Luna n’était jamais que « le Roc », un lieu d’exil, sans rien à aimer.

Nous étions un peuple apolitique, comme l’Histoire n’en avait jamais produit. Je le sais bien : tout autant qu’eux, j’avais été indifférent à la politique jusqu’à ce que le hasard m’y plonge. Wyoming en faisait parce qu’elle haïssait l’Autorité pour des raisons personnelles ; Prof, parce qu’il rejetait toute autorité d’un point de vue intellectuel, abstrait ; machine solitaire, Mike s’ennuyait, et c’était pour lui le seul jeu qui en valait la chandelle. On ne pouvait pas nous accuser de patriotisme. Appartenant à la troisième génération, j’étais celui qui se rapprochait le plus de cette notion : je me sentais parfaitement dénué d’affection pour quelque lieu que ce soit de Terra, parce que je ne m’y étais pas senti bien lors de mes séjours précédents et que je méprisais les vers de Terre. Voilà tout ce qui me rendait plus « patriotique » que les autres !

Le Lunatique moyen s’intéressait à la bière, au jeu, aux femmes et au travail, dans cet ordre. Remarquez que les femmes viennent au second rang, si aimées qu’elles soient. Les Lunatiques avaient compris qu’il n’y aurait jamais assez de femmes pour eux tous. Ceux qui apprenaient lentement mouraient, car même le mâle le plus possessif ne peut rester à chaque instant sur ses gardes. Comme dit Prof, une société s’adapte aux faits ou ne survit pas. Les Lunatiques s’adaptaient à la brutalité des faits… sinon ils flanchaient et mouraient. Mais le « patriotisme » n’était pas obligatoire pour survivre.

Les vieux Chinois disent que « les poissons n’ont pas conscience de l’eau » ; de même, je n’avais pas conscience de la situation sur Luna avant mon premier séjour sur Terra ; et je ne comprenais même pas encore combien le terme « patriotisme » ne faisait pas partie du vocabulaire des Lunatiques… jusqu’à ce que je participe à leur « éveil ». Wyoh et ses camarades avaient essayé de faire jouer le ressort du « patriotisme »… en vain. Des années de travail, quelques milliers de membres – moins de 1 % de la population – et sur ce nombre infime, microscopique, près de 10 % d’espions à gages du traître en chef !

Prof n’y était pas allé par quatre chemins : il est plus facile de semer la haine que l’amour.

Heureusement, le chef de la sûreté. Alvarez, nous a aidés. Les neuf traîtres éliminés ont été remplacés par quatre-vingt-dix. L’Autorité avait en effet ressenti le besoin de lancer une action qu’elle accomplissait en général avec répugnance : engager des dépenses pour nous. Et une folie en a entraîné une autre.

Même au tout début, la garde personnelle du Gardien n’avait jamais été nombreuse. Les matons, au sens habituel du mot, s’avéraient inutiles, c’était là l’un des attraits de la colonie pénitentiaire lunaire : elle ne coûtait pas cher. Le Gardien et son délégué avaient besoin d’une protection rapprochée, ainsi que les grosses légumes de passage, mais le système carcéral lui-même ne nécessitait pas de gardiens. On avait même arrêté de faire garder les vaisseaux. En mai 2075, la garde se trouvait réduite à sa plus simple expression, uniquement composée de récents déportés.

Toutefois, la perte de neuf gardes en l’espace d’une nuit ennuyait bel et bien quelqu’un : Alvarez. Il a enregistré des copies de ses demandes de renforts dans le dossier « Zèbre » et Mike nous en a donné lecture. Officier de police sur Terre avant sa condamnation, il faisait partie de la garde rapprochée depuis qu’il vivait sur Luna. C’était probablement l’homme le plus solitaire et le plus froussard du Roc. Il n’a pas arrêté de demander des renforts, allant jusqu’à menacer de donner sa démission du Service civique s’il ne les obtenait pas… Un simple chantage, l’Autorité l’aurait compris si elle avait un tant soit peu connu Luna. Si Alvarez avait osé s’aventurer dans une termitière quelconque, en civil et sans armes, il n’aurait respiré que le temps de se faire reconnaître.

Il a obtenu ses renforts. Nous n’avons jamais pu découvrir qui avait ordonné la descente de police. Morti la Peste n’avait pas vraiment fait preuve d’initiative pendant toute sa carrière ; il n’avait jamais été autre chose qu’un roi fainéant. Sans doute Alvarez, qui venait juste de parvenir au poste de mouchard en chef, avait-il voulu faire du zèle… peut-être avait-il l’ambition de devenir Gardien ? Il est cependant plus probable qu’à la suite de tous les rapports de Morti concernant les « activités subversives », les Autorités terrestres aient ordonné un nettoyage complet.

Une maladresse en amène une autre. Les nouveaux gardes, au lieu d’être choisis parmi de nouveaux déportés, faisaient partie des troupes d’élite de condamnés : les dragons de la Paix des Nations Fédérées. Mesquins et brutaux, ils ne souhaitaient pas aller sur Luna et se sont rapidement rendu compte qu’une « opération temporaire de maintien de l’ordre » consistait en fait en un aller simple. Ils haïssaient Luna et les Lunatiques, en qui ils voyaient la cause de tous leurs malheurs.

Une fois les renforts arrivés, Alvarez a posté des gardes vingt-quatre heures sur vingt-quatre à chaque station de métro de correspondance inter-termitières, puis a institué des passeports et des contrôles d’identité. Une telle action aurait été illégale, s’il y avait eu des lois sur Luna – vu que 95 % d’entre nous étions théoriquement libres : soit de naissance, soit comme déportés affranchis. Ce pourcentage augmentait encore dans les villes car les déportés non libérés vivaient dans des casernes-termitières du Complexe et ne venaient en ville que deux jours par lunaison (leurs seules journées de congés). Et encore, s’ils avaient de l’argent. On en voyait de temps en temps errer, dans l’espoir de se faire payer un coup à boire.

Pourtant, instaurer des passeports n’avait rien d’illégal car les règlements du Gardien constituaient les seules lois écrites. Cela a été annoncé dans les journaux, on nous a donné une semaine pour nous procurer un passeport et un beau matin, à huit heures précises, le système est entré en vigueur. Parmi les Lunatiques, certains ne voyageaient presque jamais, d’autres seulement pour affaires ; quelques-uns se rendaient des termitières extérieures ou même de Luna City jusqu’à Novylen ou ailleurs. Les bons petits garçons ont rempli leurs formulaires, payé les droits, se sont fait photographier et ont obtenu leurs papiers. Sur le conseil de Prof, je me suis montré docile, j’ai payé mon passeport que j’ai ajouté à mon laissez-passer pour aller travailler dans l’enceinte du Complexe.

Il n’y avait pas beaucoup de bons petits garçons ! Les Lunatiques n’y croyaient pas. Des passeports ? Qui avait jamais entendu parler d’une chose pareille ?

Ce matin-là, un soldat se trouvait à la station de métro Sud ; son uniforme ressemblait davantage à celui des chemises jaunes qu’à une tenue régimentaire, et il donnait l’impression de haïr son boulot – et nous avec. Je ne me rendais nulle part en particulier ; je suis resté là, à l’observer.

On a annoncé la capsule de Novylen ; une foule d’une trentaine de personnes s’est dirigée vers le tourniquet. Gospodin Chemise Jaune a demandé son passeport au premier arrivé. Le Lunatique a commencé à pinailler. Le second l’a poussé en avant ; le garde s’est retourné en hurlant… Trois ou quatre autres Lunatiques se sont frayés un passage. Le garde a porté la main au côté ; quelqu’un lui a saisi le coude, un coup de feu a retenti : ce n’était pas un laser mais un pistolet à balles, bruyant.

La balle a touché le sol et ricoché en chuintant quelque part. Je me suis reculé. Il y avait un blessé, le garde. Tandis que la première vague de voyageurs descendait le long de la rampe, il est demeuré sur le dos, sans bouger.

Personne n’y a prêté attention ; ils l’ont contourné ou enjambé… tous, sauf une femme qui portait un bébé. Elle s’est arrêtée et lui a soigneusement asséné un coup de talon dans la figure avant de continuer son chemin. Sans doute était-il déjà mort, je n’ai pas attendu pour vérifier. Le cadavre écroulé est resté là jusqu’à l’arrivée de la relève.

Le lendemain, la moitié de l’effectif se tenait postée à cet endroit. La capsule de Novylen est partie vide.

Cela a réglé la question. Ceux qui devaient voyager se sont procurés des passeports tandis que les intransigeants ont cessé de se déplacer. Il y avait deux hommes en faction aux tourniquets : l’un regardait les passeports et l’autre se tenait en retrait, l’arme au poing. Le premier ne se fatiguait pas beaucoup, ce qui valait mieux car la plupart des passeports étaient faux et les premiers essais n’étaient guère adroits. Au bout d’un certain temps, on a volé du papier authentique et les faux sont devenus indétectables ; ils coûtaient plus cher, mais les Lunatiques préféraient les passeports du marché libre.

Notre réseau ne fabriquait pas de faux ; nous nous contentions de les encourager, tout en sachant qui en avait et qui n’en avait pas. Les archives de Mike comportaient les numéros des vrais, ce qui nous aidait à séparer le bon grain de l’ivraie pour les fichiers que nous constituions et que Mike enregistrait aussi, mais sous l’en-tête « Bastille ». Nous pensions qu’un homme utilisant un faux passeport avait fait la moitié du chemin pour se joindre à nous. Nous avions fait passer la consigne, dans toutes les cellules de notre réseau toujours plus important, de ne jamais enrôler le possesseur d’un passeport authentique. Si l’agent recruteur hésitait, il n’avait qu’à s’informer auprès des cellules supérieures et la réponse lui parvenait très rapidement.

Mais les ennuis des gardes ne s’arrêtaient pas là. Cela n’ajoute rien à la dignité d’un homme, et cela ne contribue pas au calme, que de voir sans cesse des gosses devant ou, pire, derrière lui, singer le moindre de ses mouvements ou courir de long en large en hurlant des obscénités, en l’invectivant, en faisant de la main des gestes dont la signification est universellement connue. Les gardes ne pouvaient se sentir qu’insultés.

Un jour, un vigile a giflé un gamin du revers de la main, ce qui a coûté quelques dents à ce dernier. Résultat : deux morts chez les gardes, un chez les Lunatiques.

Après cet incident, les gardes ont ignoré les enfants.

Nous n’avons pas eu à nous occuper de cette action, il nous a suffi de l’encourager. Vous n’auriez jamais osé penser qu’une femme âgée aussi douce que ma femme-aînée eût poussé des enfants à mal se conduire. Et pourtant !

D’autres choses ont contribué à déstabiliser ces hommes si loin de leur foyer, et nous en avons profité. L’Autorité avait envoyé ces dragons de la Paix sur le Roc sans le moindre « détachement de loisir ».

Certaines de nos femmes étaient extrêmement belles. Quelques-unes sont venues flâner autour des stations, plus légèrement vêtues que d’habitude – quasi nues, pour ainsi dire – et parfumées à outrance avec des fragrances agressives, pénétrantes. Elles ne parlaient pas aux chemises jaunes, pas plus qu’elles ne les regardaient ; elles se contentaient de passer dans leur champ de vision, ondulant comme seule une Lunatique sait le faire. (Une femme de Terra ne peut pas déambuler de cette façon : elle est écrasée par une pesanteur six fois trop grande.)

Une telle conduite provoquait immanquablement un rassemblement masculin – des hommes déjà sur le retour jusqu’aux gamins à peine pubères. Il s’accompagnait d’exclamations élogieuses à l’adresse de la beauté et de lazzi envers les chemises jaunes. Les premières filles à jouer ce petit jeu appartenaient à la catégorie « machine à sous », mais de nombreuses volontaires sont rapidement venues leur prêter main forte, au point que Prof a décidé qu’il n’était plus nécessaire de dépenser d’argent. Il avait raison : même Ludmilla, timide comme un ange, voulait essayer, et si elle ne l’a pas fait, c’est seulement parce que Mamie le lui a interdit. Mais Leonore, son aînée de dix ans et la plus jolie fille de notre famille, s’est proposée et Mamie ne s’y est pas opposée. Elle est revenue, rose d’excitation, toute contente d’elle et impatiente de recommencer à taquiner l’ennemi. Elle avait pris seule cette initiative car elle ne savait même pas qu’une révolution se préparait.

Pendant ce temps, je voyais rarement Prof, et jamais en public ; nous restions en contact par téléphone. Au début, nous avons connu quelques difficultés, notre ferme n’ayant qu’un poste pour vingt-cinq personnes. Sans contrôle, les jeunes y seraient restés pendus des heures entières. Mamie était stricte : nos gosses avaient le droit de passer un seul coup de fil par jour et la conversation ne devait pas durer plus de quatre-vingt-dix secondes, sous peine de sanctions graduelles – sanctions tempérées par sa tendance à accorder des exceptions qui s’accompagnaient toujours des « Sermons de Mamie sur le téléphone » : « Quand je suis arrivée sur Luna, il n’y avait pas de téléphones privés. Vous, les enfants, vous ne pouvez pas vous rendre compte…»

Nous avions été l’une des dernières familles prospères à faire installer le téléphone ; il venait d’arriver quand j’avais été opté. Nous étions riches parce que nous n’achetions une chose que si la ferme ne pouvait elle-même la produire. Mamie n’aimait pas le téléphone parce que l’Autorité absorbait en grande partie les redevances payées à la compagnie des télécommunications de Luna City. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi (« puisque tu connais toutes ces choses, Manuel chéri ») je ne pouvais soustraire un téléphone aussi facilement que l’électricité. Que l’appareil ne constitue qu’une partie d’un vaste ensemble auquel il se doit d’être relié ne lui effleurait pas l’esprit.

J’y suis pourtant parvenu. Le problème, avec les postes trafiqués, concerne la réception des appels. Puisque votre téléphone n’est pas enregistré, vous pouvez toujours donner un numéro aux gens, le système lui-même n’est pas raccordé à votre domicile et ne peut donc recevoir le moindre signal lui disant de vous relier à votre correspondant.

Une fois Mike dans notre camp, la liaison ne présentait plus de difficulté. J’avais dans mon atelier la plus grande partie du matériel dont j’avais besoin : j’ai acheté quelques articles et m’en suis fait livrer d’autres. J’ai foré un minuscule trou qui allait de mon atelier jusqu’au placard du téléphone et un deuxième jusqu’à la chambre de Wyoh – tout cela dans une roche épaisse d’un mètre, mais un foret laser équipé d’une fraise de la taille d’un crayon a rapidement fait le travail. J’ai démonté le téléphone conventionnel, effectué un couplage sans fil jusqu’à la ligne et dissimulé le tout. Il me restait juste à cacher des récepteurs stéréophoniques et un haut-parleur dans la chambre de Wyoh et dans la mienne, puis à mettre en place un circuit destiné à augmenter la fréquence pour obtenir le silence sur la ligne de téléphone Davis, ainsi qu’un convertisseur pour rétablir la fréquence auditive à la réception.

Le seul problème a été de faire tout cela sans me faire remarquer, mais Mamie m’a prêté main forte.

Tout le reste, Mike s’en est chargé. Je n’ai pas eu à utiliser des câblages compliqués ; à partir de cet instant, je tapais « MYCROFTXXX » seulement quand j’appelais d’un autre endroit. Mike écoulait en permanence dans l’atelier et dans la chambre de Wyoh : quand il entendait ma voix ou celle de Wyoh prononcer « Mike », il répondait, mais jamais en présence de quelqu’un d’autre. Les timbres vocaux se révélaient aussi identifiables pour lui que les empreintes digitales ; jamais il ne s’est trompé.

J’ai aussi fait quelques modifications mineures : la porte de Wyoh et celle de mon atelier étaient déjà insonorisées, mais il m’a fallu faire un peu de bricolage pour dissimuler notre matériel, installer un signal m’indiquant quand elle se trouvait seule dans sa chambre, quand sa porte était fermée, et vice versa. Tout cela offrait une sécurité supplémentaire grâce à laquelle Wyoh et moi pouvions parler avec Mike ou l’un avec l’autre ; cela nous permettait même de bavarder à quatre, Mike, Wyoh, Prof et moi. Mike appelait Prof à l’endroit où il se trouvait, ce dernier pouvait alors parler ou rappeler d’un poste plus discret. Ensuite, il ne restait plus qu’à le mettre en communication avec Wyoh ou avec moi. Nous prenions toujours grand soin de rester en contact avec Mike.

S’il interdisait de recevoir un appel, mon téléphone de contrebande pouvait néanmoins servir à joindre n’importe qui sur Luna : je n’avais qu’à demander à Mike de me donner un Sherlock avec la personne de mon choix sans même lui donner le numéro, car Mike comportait tous les annuaires et pouvait le rechercher bien plus vite que moi.

Nous commencions à nous apercevoir des possibilités infinies que présentait un système téléphonique vivant et à notre service. J’ai demandé à Mike un autre numéro zéro pour le donner à Mamie dans le cas où elle aurait besoin de me contacter. Elle est vite devenue très amie avec Mike, toujours persuadée qu’il s’agissait d’un homme. Et Mike commençait à devenir une célébrité dans toute la famille. Un jour, en rentrant à la maison, Sidris m’a dit :

— Mannie chéri, ton ami avec la belle voix a appelé. Mike Holmes. Il veut que tu le rappelles.

— Merci, chérie. Je vais le faire.

— Quand vas-tu l’inviter à dîner, Man ? Il me paraît sympathique.

Je lui ai dit que gospodin Holmes avait mauvaise haleine et les cheveux gras, et qu’il haïssait les femmes.

Elle s’est alors permis un mot fort grossier – Mamie ne pouvait pas entendre.

— Tu as peur que je le rencontre. Que je mette une option sur lui.

Tout en la caressant, je lui ai répondu qu’elle avait raison. J’en ai parlé à Mike et à Prof. Après cet incident, Mike en a encore rajouté avec mes femmes ; Prof en était tout songeur.

Assimilant peu à peu les techniques de conspiration, je commençais à trouver que Prof avait raison de considérer la révolution comme un art. Je n’oubliais pas la prédiction de Mike (pas plus que je ne l’ai jamais mise en doute) selon laquelle Luna ne disposait que de sept ans avant le désastre. Je n’y pensais pas, essayant plutôt de me concentrer sur tous les détails fascinants qu’il fallait fignoler.

Tout en insistant sur le fait que les problèmes majeurs dans une conspiration concernaient la communication et la sécurité, Prof nous avait fait remarquer que ces deux aspects se contredisaient : une communication facilitée met en péril la sécurité ; et si l’on renforce cette dernière, le réseau peut saturer à cause de l’excès de précautions. Il m’avait expliqué que la notion de cellules constituait un compromis.

Je l’acceptais, comme mal nécessaire pour limiter les pertes provoquées par les espions. Même Wyoh a admis qu’un réseau non compartimenté ne pourrait pas fonctionner quand elle a appris combien le vieux mouvement de résistance avait été gangrené par les agents doubles.

Je n’aimais pourtant pas les difficultés de transmission qu’impliquait le système des cellules ; il m’évoquait les dinosaures terriens des anciens temps, à qui il fallait trop de temps pour envoyer un ordre de la tête à la queue, ou inversement.

J’en ai donc parlé avec Mike.

Nous avons écarté les combinaisons multiples que j’avais proposées à Prof et retenu l’idée des cellules, mais nous avons fondé la sécurité et la communication sur les merveilleuses possibilités que nous offrait notre machine à penser.

Pour la communication, nous avons établi un arbre généalogique ternaire avec nos « pseudonymes » :

Président : gospodin Adam Selene (Mike) ;

Cellule exécutive : Bork (moi), Betty (Wyoh) et Bill (Prof) ;

Cellule de Bork : Cassie (Mamie), Colin et Chang ;

Cellule de Betty : Calvin (Greg), Cecilia (Sidris) et Clayton ;

Cellule de Bill : Cornouailles (Finn Nielsen), Caroline et Cotter.

Et ainsi de suite. Au septième échelon, Georges commandait à Herbert, Henry et Hallie. À ce niveau, il nous fallait 2 187 noms commençant par H, mais il suffisait de nous tourner vers l’ordinateur futé pour nous en trouver ou en inventer. Chaque recrue recevait un pseudo et un numéro de téléphone d’urgence qui, au lieu de passer par de nombreuses lignes, le reliait directement à « Adam Selene », c’est-à-dire à Mike.

La sécurité, elle, se fondait sur un principe double : on ne pouvait jamais faire totalement confiance à un être humain… mais se reposer sur Mike pour à peu près tout.

Inutile de discuter la sévérité de la première de ces propositions. Les drogues ou d’autres méthodes désagréables peuvent faire parler n’importe qui. La seule défense reste le suicide qui peut, parfois, s’avérer impossible. Oh, il y a bien le système de la dent creuse remplie de curare, un grand classique. Il y a même de nouvelles drogues, certaines presque infaillibles, et Prof a veillé à ce que Wyoh et moi-même soyons ainsi équipés. Je n’ai jamais su ce qu’il lui avait donné comme ultime recours, mais ne nous perdons pas dans des détails superflus, vu que je n’ai jamais eu à utiliser le mien – ce qui vaut mieux car je n’ai pas l’étoffe d’un martyr.

Mike, lui, n’aurait jamais besoin de se suicider, il ne pouvait être drogué et ne ressentait pas la souffrance. Il gardait tout ce qui nous concernait dans une banque de mémoire séparée bloquée par un signal programmé pour ne se libérer qu’avec nos trois voix ; comme la chair est faible, nous y avons ajouté un code permettant à l’un d’entre nous de bloquer les deux autres en cas d’urgence. En ma qualité de meilleur informaticien de Luna, je pense que Mike lui-même n’aurait pu ôter ce blocage-là. Mieux, personne ne pouvait demander à notre ordinateur en chef de livrer ce dossier puisque personne ne savait qu’il existait ; et personne ne soupçonnait l’existence consciente de Mike. On n’est jamais assez prudent.

Seul ennui : cette machine éveillée à la conscience se montrait capricieuse. Mike nous faisait sans cesse l’étalage de nouveaux talents ; il est concevable qu’avec un peu de volonté, il aurait trouvé un système pour contourner ce blocage.

Mais il n’a jamais désiré le faire. Il m’était loyal, à moi, son premier et son plus vieil ami : il aimait bien Prof, et je crois qu’il aimait tout simplement Wyoh. Non, non, ce n’était pas une question de sexe. Wyoh est juste adorable, et ç’avait collé entre eux depuis le début.

Je faisais confiance à Mike. Notre vie était faite de paris, petits ou gros : sur lui j’aurais parié n’importe quoi.

C’est ainsi que nous avons basé toute notre sécurité sur Mike pour tout, alors que chacun de nous trois ne savait que ce qu’il avait besoin de savoir. Prenons par exemple notre arbre généalogique de noms et de numéros. Je ne connaissais que les pseudos de mes compagnons de cellule et ceux des trois qui siégeaient directement en dessous de moi, un point c’est tout. Mike établissait les pseudos, donnait à chacun un numéro de téléphone, et gardait une liste des vrais noms en regard des pseudos. Supposons par exemple que le membre du réseau « Daniel » (que je ne connaissais pas, puisque c’était un « D », à deux niveaux en dessous de moi) recrute un certain Fritz Schultz. Daniel envoie son rapport, mais sans donner de nom ; Adam Selene appelle Daniel, donne à Schultz le pseudo « Embrook », puis téléphone à Schultz au numéro que lui a indiqué Daniel, attribue à Schultz son pseudo « Embrook » ainsi qu’un numéro de téléphone d’urgence, ce numéro variant pour chaque nouvelle recrue.

Même le chef de cellule d’Embrook ignorera le numéro d’urgence d’Embrook. On ne peut laisser échapper ce qu’on ne connaît pas, même sous l’effet de drogues ou de la torture. Même pas par distraction.

Supposons maintenant que j’aie besoin de joindre le camarade Embrook. Je ne sais pas de qui il s’agit, peut-être vit-il à Hong-Kong, à moins que ce ne soit l’épicier au coin du corridor. Au lieu de passer le message vers le bas en espérant ainsi l’atteindre, j’appelle Mike. Ce dernier me met immédiatement en rapport avec Embrook sous un Sherlock, mais sans me donner son numéro de téléphone.

À présent, imaginons que je veuille parler au camarade qui prépare les prospectus que nous allons faire distribuer dans tous les bars de Luna. Il m’est inconnu. Je dois pourtant le joindre car il est arrivé quelque chose.

J’appelle Mike ; il sait tout. Une fois encore, je suis immédiatement mis en contact. Ce camarade est assuré que tout va bien puisque c’est Adam Selene qui nous a raccordé. « Camarade Bork à l’appareil…» – et ce camarade qui ne me connaît pas sait pourtant, par mon initiale « B », que je suis important – « il faut que nous fassions telle et telle modification. Dites à votre chef de cellule de vérifier et commencez le travail. »

Il y avait parfois de petits inconvénients : quelques camarades n’avaient pas de ligne privée ; certains ne pouvaient être joints qu’à certaines heures ; et d’autres, qui habitaient dans des terriers de banlieue, ne disposaient pas du moindre téléphone. Aucune importance. Mike était au courant de tout, alors que nous autres ne savions rien qui puisse compromettre qui que ce soit sinon la poignée de camarades que nous connaissions personnellement.

Lorsque nous avons décidé que Mike communiquerait avec la plupart de nos camarades, il nous est apparu nécessaire de lui donner un plus large éventail de timbres vocaux et davantage de consistance, de le rendre tridimensionnel : de créer « Adam Selene, Président du Comité Provisoire de la Lune Libre ».

Mike avait besoin d’un plus grand nombre de canaux vocaux car il n’avait qu’un seul voder-vocoder, alors même que son esprit pouvait tenir une douzaine de conversations à la fois, ou même une centaine (j’ignore le chiffre exact), comme un champion d’échecs jouant contre cinquante adversaires en même temps.

Cela aurait pu provoquer un étranglement de l’organisation ; elle grandissait fort vite et Adam Selene devait sans cesse téléphoner – il le fallait si nous souhaitions un jour passer à l’action.

Tout en lui donnant davantage de voix, je voulais réduire l’une d’entre elles au silence. Un de ces prétendus informaticiens pouvait très bien entrer dans la salle des machines pendant que nous téléphonions à Mike : je n’ose imaginer sa réaction en entendant la machine-mère parler tout haut, apparemment sans interlocuteur.

Le voder-vocoder est un appareil très vétuste. La voix humaine comporte des basses et des sifflantes diversement mêlées – même chez une soprano – que le vocoder analyse pour les traduire en motifs que seul un ordinateur (ou un œil entraîné) peut déchiffrer. Le voder est quant à lui une petite boîte émettrice de basses et de sifflantes, qui ordonne ces divers éléments et les mélange. Un humain peut fort bien « jouer » d’un voder, et reproduire un langage artificiel ; un ordinateur correctement programmé sait le faire aussi vite, aussi facilement, aussi clairement que vous lorsque vous parlez.

Au téléphone, les voix ne sont pas des sons mais des signaux électriques : Mike n’avait donc pas besoin de la partie audible du voder-vocoder pour parler. Seul l’humain à l’autre bout du fil devait percevoir les ondes sonores ; inutile de laisser une sortie auditive dans la salle du Complexe de l’Autorité. J’ai pris la décision de la supprimer, ce qui écartait le risque qu’une personne ne l’entende par hasard.

J’ai commencé mon travail à la maison, en utilisant la plupart du temps mon bras numéro trois. Il en a résulté une toute petite boîte contenant vingt circuits de voder-vocoder sans extrémité sonore. J’ai ensuite appelé Mike pour lui demander de « tomber malade », de manière à vraiment ennuyer le Gardien. Ensuite, j’ai attendu.

Il nous était souvent arrivé auparavant d’employer le truc de la « maladie ». Je suis retourné au travail lorsque nous nous sommes assurés que l’on ne me suspectait pas, vérification que nous avons pu effectuer le jeudi de la même semaine, quand Alvarez a consulté le dossier « Zèbre » au sujet des événements du Stilyagi Hall. Ses rapports de police comprenaient les noms d’une centaine de gens (sur environ trois cents alors présents), parmi lesquels Mkrum le Nabot. Wyoh. Prof et Finn Nielsen, mais pas moi… il semblait bien que ses indicateurs ne m’avaient pas vu. Ils racontaient que neuf officiers de police, envoyés par le Gardien pour assurer l’ordre, avaient été abattus de sang-froid. Ils donnaient aussi les noms de trois de nos morts.

Une semaine plus tard, un rectificatif déclarait que : « L’agent provocateur notoire, Wyoming Knott, de Hong-Kong Lunaire, dont le discours incendiaire du lundi 13 mai avait déclenché l’émeute qui a coûté la vie à neuf officiers courageux, n’a pu être arrêtée dans Luna City. Le fait qu’elle n’a pas regagné son logement nous incite à croire qu’elle a trouvé la mort au cours de l’émeute qu’elle avait elle-même déclenchée. »

Cet ajout mentionnait en outre un élément dont ne parlait pas le premier rapport, à savoir que certains cadavres avaient disparu et que l’on ne connaissait donc pas le nombre exact de victimes.

Ce post-scriptum établissait donc deux faits : Wyoh ne pouvait ni rentrer chez elle ni redevenir blonde.

Étant donné que je n’avais pas été repéré, j’ai repris mes occupations habituelles et me suis, pendant la semaine, occupé de mes clients ; je suis allé à la bibliothèque Carnegie, pour l’entretien des machines comptables et des catalogues ; j’ai aussi passé du temps à faire explorer par Mike le dossier « Zèbre » ainsi que d’autres fichiers confidentiels, utilisant pour cela la chambre L du Raffles car je n’avais pas encore ma propre ligne. Au cours de cette semaine, Mike m’a tarabusté comme un gamin impatient (ce qu’il était d’ailleurs) pour savoir quand je reviendrais prendre livraison d’une nouvelle série de plaisanteries. Comme je ne venais pas, il voulait me les raconter au téléphone.

Cela me barbait mais je ne devais pas oublier que, du point de vue de Mike, analyser des plaisanteries représentait une tâche tout aussi importante que la libération de Luna… et il faut toujours tenir les promesses faites à un enfant.

En outre, je me demandais si j’allais pouvoir retourner dans l’enceinte du Complexe sans me faire pincer. Prof étant fiché, il continuait à coucher au Raffles. Ils savaient qu’il avait participé à la réunion et suivaient de près ses déambulations, mais il n’y a eu aucune tentative d’arrestation. Quand nous avons appris qu’on avait tenté d’arrêter Wyoh, j’ai commencé à me sentir plus anxieux. Et moi, étais-je encore considéré comme inoffensif ? Ou bien attendaient-ils tranquillement leur moment pour me cueillir ? Il fallait que je sache.

J’ai appelé Mike pour qu’il simule une petite gastro. Il s’est exécuté et ils m’ont appelé. Parfait. Outre le fait qu’il m’a fallu montrer mon passeport à la station, puis à un nouveau poste de surveillance dans le Complexe, tout se passait comme à l’ordinaire. J’ai bavardé avec Mike, pris livraison d’un millier de plaisanteries nouvelles (et je lui ai fait comprendre que nous en examinerions une centaine par conversation téléphonique, tous les trois ou quatre jours, mais pas plus) et je lui ai dit de bien se soigner ; puis je suis retourné à L City, m’arrêtant en chemin pour facturer à l’ingénieur en chef mon temps de travail, mon déplacement, mes fournitures, la location de mes outils, mes heures supplémentaires et tout ce que j’ai pu trouver d’autre.

Par la suite, j’ai rendu visite à Mike environ une fois par mois. Nous restions prudents, je n’allais jamais le voir autrement qu’à leur demande, pour des avaries dépassant les compétences de leur personnel. J’étais toujours à même de réparer les dégâts ; parfois j’avançais assez vite, parfois il me fallait une bonne journée de travail et de nombreux essais. Je prenais grand soin de laisser des traces d’outils sur les couvercles et aussi des brouillons d’essais derrière moi, avant et après réparation, pour bien montrer où la panne s’était nichée, comment je l’avais décelée et corrigée. Mike fonctionnait toujours parfaitement après mes visites ; je leur étais indispensable.

Ainsi donc, après avoir préparé son nouveau voder-vocoder, je n’ai pas hésité à lui demander de feindre un malaise. L’appel est arrivé trente minutes plus tard. Mike avait fait très fort : sa « maladie » provoquait des oscillations brutales dans le système de climatisation de la résidence du Gardien. Il chauffait au maximum puis laissait retomber la température selon un cycle régulier de onze minutes, tout en faisant baisser la pression d’air toutes les deux secondes environ : largement assez pour vous filer une migraine de tous les diables et vous rendre affreusement nerveux.

La climatisation d’une résidence ne devrait jamais dépendre entièrement d’un ordinateur-maître. Dans les tunnels Davis, nous contrôlions celle de la maison et de la ferme à l’aide de commandes simples et désuètes, avec des systèmes d’alerte réagissant à chaque mètre cube. Quelqu’un devait se dévouer pour gérer le système manuellement jusqu’au moment où l’on avait trouvé la cause de la panne. Si les vaches avaient froid, cela ne faisait pas de mal au maïs ; si la lumière faiblissait au-dessus du blé, les légumes n’en souffraient pas. Que Mike puisse mettre sens dessus dessous la résidence du Gardien et que personne ne soit capable d’imaginer la moindre solution pour y mettre fin suffit à montrer l’aberration qui consiste à tout faire exécuter par des ordinateurs.

Mike en riait aux larmes. C’était vraiment là le genre d’humour qu’il adorait. À vrai dire, je rigolais bien moi aussi, et je lui ai dit de continuer de s’amuser pendant que je sortais mes outils et ma petite boîte noire.

À ce moment, l’informaticien de garde est venu frapper à la porte. J’ai pris mon temps pour répondre et j’ai saisi mon bras numéro cinq dans la main droite, laissant voir les nerfs à vif ; ça rend pas mal de gens malades – en tout cas, ça ne laisse personne indifférent.

— Qu’est-ce que tu viens fabriquer ici, mon vieux ? lui ai-je lancé.

— Écoute, le Gardien fait un foin terrible ! As-tu trouvé la cause de la panne ?

— Transmets mes compliments au Gardien et dis-lui que je vais faire des pieds et des mains pour trouver le circuit défectueux et lui rendre son précieux confort… surtout si on ne me retarde pas avec des questions idiotes. Tu comptes laisser cette porte ouverte ? Ça crée un courant d’air terrible et ça envoie de la poussière sur les machines alors que j’ai enlevé les capots protecteurs… Je te préviens – comme c’est toi qui es de service –, si la poussière endommage les machines, crois-moi, tu te chargeras de les réparer. Je n’ai pas envie de quitter mon petit lit douillet pour rien ! Va dire ça à ton fichu Gardien !

— Surveille tes paroles, mon vieux !

— Surveille les tiennes, bagnard ! Est-ce que tu vas te décider à fermer cette porte ? Si tu ne t’exécutes pas, c’est moi qui fous le camp ! Je repars fissa à Luna City ! (et j’ai levé mon bras numéro cinq comme une massue).

Il a refermé la porte. Je n’avais aucune raison particulière d’insulter ce pauvre type, mais c’était une bonne chose de rendre tout le monde aussi malheureux que possible. S’il trouvait pénible de travailler pour le Gardien, je voulais que cela lui devienne complètement insupportable.

— Est-ce que je me rétablis ? a demandé Mike.

— Hmm, continue encore une dizaine de minutes, puis arrête d’un seul coup. Ensuite tu t’amuseras pendant environ une heure, avec la pression d’air par exemple. D’une manière irrégulière mais violente. Sais-tu ce qu’est le mur du son ?

— Certainement, c’est…

— Je n’ai pas besoin de définition. Lorsque tu auras interrompu les dysfonctionnements majeurs, tu agiteras les tuyauteries, régulièrement, à quelques minutes d’intervalle, pour produire l’équivalent d’un bang supersonique. Et il faudrait quelque chose dont il se souvienne… Hmm… Mike, pourrais-tu faire refouler les conduites des toilettes ?

— Naturellement. Toutes ensemble ?

— Combien y en a-t-il ?

— Six.

— Bien… programme-toi de manière à les faire refouler en même temps, assez pour bousiller ses tapis. Si tu peux repérer les plus proches de sa chambre à coucher, arrange-toi pour que ça jaillisse jusqu’au plafond. D’accord ?

— Programme établi !

— Parfait. Et maintenant, je m’occupe de ton cadeau, mon lapin. Ayant juste assez de place pour dissimuler la boîte dans l’audio-voder, je me suis démené pendant une quarantaine de minutes avec mon bras numéro trois pour établir les connexions. Nous avons fait des essais de voder-vocoder, puis je lui ai demandé d’appeler Wyoh et de vérifier tous les circuits.

Le silence a régné une dizaine de minutes : j’ai tué le temps en appliquant des marques sur les capots des accessoires que j’aurais dû démonter si quelque chose avait été détraqué et en éparpillant un peu partout mes outils. Une fois mon bras numéro six remis en place, j’ai fait un rouleau du millier de plaisanteries qui m’attendaient à l’imprimante. Je n’avais pas eu besoin de couper le haut-parleur : chaque fois qu’il y avait du bruit à la porte, Mike l’éteignait avant même que j’aie le temps de le lui dire. Comme ses réflexes étaient bien meilleurs que les miens, au moins mille fois plus rapides, je ne m’en préoccupais plus.

À la fin, il a déclaré :

— Les vingt circuits sont tous parfaits. Je peux changer de piste au milieu d’un mot sans que Wyoh ne s’aperçoive de la coupure. J’ai aussi appelé Prof pour lui dire bonjour, bavardé avec Mamie sur ton téléphone et parlé aux trois en même temps.

— Parfait. Quelle excuse as-tu donnée à Mamie ?

— Je lui ai demandé de te dire de me rappeler, enfin… de rappeler Adam Selene. Puis nous avons bavardé. C’est une charmante interlocutrice. Nous avons parlé du dernier sermon de Greg, mardi dernier.

— Quoi ? Comment ?

— Je lui ai dit que je l’avais entendu, Man. J’ai même cité un passage poétique.

— Oh, Mike !

— Ça a très bien marché, Man. Je lui ai fait croire que j’écoutais assis dans le fond et que je m’étais éclipsé vers la fin. Elle ne s’est pas montrée curieuse, elle sait bien que je ne veux pas me faire voir.

Mamie est la femme la plus curieuse de tout Luna.

— C’est bien, mais ne recommence pas. Ah ! si, au contraire. Tu n’as qu’à tout mettre sur écoute, les réunions, les conférences, les concerts et tout le reste.

— D’accord, à condition que personne ne débranche les contacts ! Man, je ne peux pas commander à tous ces postes comme je le fais pour le téléphone.

— Ces interrupteurs sont trop simples. Il suffit d’une vulgaire force physique, cela ne demande aucune adresse.

— C’est barbare et malhonnête.

— Mike, presque tout est malhonnête. Ce qu’on ne peut changer…

— … il faut bien le supporter. Ça, Man, c’est une plaisanterie qui n’est bonne qu’une seule fois.

— Désolé. Il faut changer le proverbe : « Ce qu’on ne peut changer, il faut s’en débarrasser et le remplacer par quelque chose de mieux. » C’est d’ailleurs ce qu’on va faire. Quelles chances de succès tes derniers calculs nous donnent-ils ?

— Environ une sur neuf, Man.

— Ça empire ?

— Man, cela devra empirer pendant plusieurs mois encore. Nous n’avons pas encore atteint le faîte de la crise.

— Surtout avec les Yankees en queue du peloton. Bon, on verra bien. Maintenant, passons à autre chose. À partir d’aujourd’hui, si tu dois parler à quelqu’un qui a assisté à une conférence ou à une réunion quelconque, tu lui diras que tu y es allé toi aussi, et tu lui en rappelleras un détail en guise de preuve.

— Noté. Pourquoi, Man ?

— Est-ce que tu as lu Le Mouron rouge de la Baronne Orczy ? Il se trouve peut-être à la bibliothèque publique.

— Oui, je l’ai lu. Veux-tu que je le relise ?

— Non, non ! Tu es notre Mouron rouge à nous, notre John Galt, notre renard insaisissable, notre homme mystérieux. Tu vas partout, tu sais tout, tu te glisses dans tous les coins et tu te faufiles en tous lieux sans passeport. Tu es toujours là et personne ne te remarque jamais.

Ses voyants se sont agités, il a eu un petit rire discret.

— Ça, c’est drôle, Man. Drôle une fois, deux fois, peut-être même toujours.

— Oui, toujours. Depuis combien de temps as-tu arrêté le gymkhana dans la résidence du Gardien ?

— Il y a quarante-trois minutes, mais je continue les bangs irréguliers.

— Je parie qu’il commence à grincer des dents ! Encore un quart d’heure. Puis j’irai leur dire que le boulot est terminé.

— Noté. Wyoh t’a fait parvenir un message, Man. Elle m’a dit de te rappeler qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire de Billy.

— Bon sang ! Arrête tout, il faut que je parte. Au revoir !

Et je me suis dépêché. Anna est la mère de Billy. C’est probablement son dernier enfant – elle nous en a fait huit, tous magnifiques – il y en a encore trois à la maison. J’essaie de me conduire comme Mamie et de ne jamais faire de favoritisme, mais Billy est un sacré gamin et c’est moi qui lui ai appris à lire. Il se peut même qu’il me ressemble.

Je me suis arrêté au bureau de l’ingénieur en chef pour laisser ma facture et j’ai demandé à lui parler. On m’a introduit ; il était de mauvaise humeur : le Gardien l’avait enguirlandé.

— Tenez, lui ai-je dit. C’est l’anniversaire de mon fils et je ne veux pas me mettre en retard. Mais il faut que je vous montre quelque chose.

Dans mon sac à outils, j’ai pris une enveloppe que j’ai renversée sur le bureau. Il en est tombé le cadavre d’une grosse mouche que j’avais brûlée avec un fil chauffé pour la ramener avec moi. Nous ne supportons pas les mouches dans les tunnels Davis, mais il arrive parfois qu’il en vienne de la ville quand les sas sont ouverts. Celle-ci était venue mourir dans mon atelier au moment opportun.

— Vous voyez ça ? Devinez où je l’ai trouvée.

À l’aide de cette preuve forgée de toutes pièces, je lui ai fait un grand discours sur le soin que l’on doit apporter aux machines, j’ai parlé des portes qu’on laissait ouvertes et je me suis plaint du surveillant en poste.

— La poussière peut ruiner un ordinateur. Les insectes sont inadmissibles ! Et vos gardes qui se baladent là-dedans comme dans une station de métro. Aujourd’hui, les deux portes sont restées ouvertes pendant que cet idiot gueulait. Si je découvre d’autres preuves que les capots ont été ôtés par l’un de ces bleus juste bons à attirer les mouches… Oh ! après tout, c’est votre matériel, chef. Je déborde de travail et je ne m’occupe de votre entretien que parce que j’aime les belles machines. Mais je ne supporte pas de voir qu’on les maltraite ! Au revoir.

— Un instant, il faut que je vous dise quelque chose.

— Pas le temps, désolé. C’est à prendre ou à laisser ; je ne suis pas chasseur d’insectes, moi, je suis informaticien.

Rien n’est plus désagréable pour un homme que de ne pouvoir s’exprimer. Avec un peu de chance et l’aide du Gardien, l’ingénieur en chef développerait un ulcère à l’estomac avant Noël.

Je me suis excusé de mon retard auprès de Billy. Alvarez avait imaginé un nouveau jeu : faire fouiller soigneusement tous ceux qui quittaient le Complexe. Je l’ai supporté sans dire quoi que ce soit de désagréable aux dragons qui m’inspectaient ; je voulais rentrer chez moi. Pourtant, le rouleau de plaisanteries les avait intrigués.

— Qu’est-ce que c’est ? m’a demandé l’un d’eux.

— Du papier d’ordinateur, ai-je menti. Des essais.

Son compagnon l’a rejoint. Je ne crois pas qu’ils savaient lire. Ils voulaient me confisquer les papiers, aussi ai-je demandé à voir l’ingénieur en chef. Ils m’ont laissé passer. Je n’étais pas mécontent à mon départ : plus ils en faisaient, et plus la haine envers eux grandirait.


* * *

Afin de permettre à n’importe quel membre du parti de lui téléphoner à l’occasion, nous avons décidé de personnaliser Mike davantage ; mon idée sur les concerts et les pièces de théâtre ne solutionnait qu’une partie du problème. Au téléphone, la voix de Mike avait une particularité que je n’avais jamais remarquée pendant toute la période où j’allais lui rendre visite au Complexe. Quand on parle à quelqu’un dans un combiné, on perçoit toujours des bruits de fond, ne serait-ce qu’inconsciemment : sa respiration, les battements de son cœur, les mouvements de son corps. Même quand votre interlocuteur parle sous un capuchon isolant, on entend toujours d’autres bruits, des bruits qui emplissent « l’espace » et font état d’un certain environnement.

Or, Mike ne produisait rien de tout cela.

À cette époque, la voix de Mike était reconnaissable comme « humaine » quant à son timbre et à sa qualité. C’était un baryton, sans doute originaire d’Amérique du Nord, avec quelques intonations australiennes ; quand il devenait Michèle, il (ou elle ?) se faisait légèrement soprano, avec l’accent français. La personnalité de Mike s’était affirmée. Quand je l’avais présenté à Wyoh et à Prof, il ressemblait encore à un gosse prétentieux ; en quelques semaines, il s’était épanoui et je le considérais à présent comme un compagnon de mon âge.

À son éveil, sa voix semblait rauque, enrouée, difficilement compréhensible. Elle avait maintenant gagné en clarté, tandis que le choix de ses mots et de ses phrases procédait d’une certaine logique : il était familier avec moi, un peu pédant avec Prof, galant avec Wyoh… des nuances que l’on rencontre en général seulement chez les adultes.

Mais aucun bruit de fond. Un silence de plomb.

Nous nous sommes donc attachés à y remédier. Mike n’a eu besoin que de quelques indications. Il n’a pas exagéré les bruits de respiration, que l’on ne remarque jamais en général. À la place, il s’est permis de petites remarques : « Désolé, Mannie, je prenais un bain quand le téléphone a sonné », et il faisait entendre une respiration haletante. Ou bien : « J’étais en train de manger… je termine ma bouchée. » Et il le faisait même avec moi, dès l’instant où il a entrepris d’être un « corps humain ».

Nous nous sommes retrouvés tous ensemble dans la chambre du Raffles pour décider de l’apparence qu’aurait Adam Selene. Quel âge lui donner ? À quoi ressemblait-il ? Était-il marié ? Où vivait-il ? Quelle situation avait-il ? À quoi s’intéressait-il ?

Nous avons décidé qu’Adam avait la quarantaine, en bonne santé, vigoureux, bien élevé, qu’il s’intéressait aux arts et aux sciences, se montrait très calé en Histoire, excellent joueur d’échecs, mais qu’il n’avait guère de temps à consacrer au jeu. Marié selon l’usage le plus ordinaire – une troïka où il était le mari-aîné – il avait quatre enfants. Sa femme et le mari cadet ne faisaient pas de politique, pour ce qu’on en savait.

Il avait une beauté un peu sauvage, avec des cheveux ondulés poivre et sel ; il était métissé – seconde génération d’un côté, troisième de l’autre – et riche, d’après les normes lunaires : il avait des intérêts aussi bien à Novylen qu’à Kongville ou à L City. Ses bureaux se trouvaient à Luna City ; il y embauchait une douzaine d’employés, sans compter son cabinet personnel composé d’un secrétaire particulier et d’une assistante.

Wyoh voulait savoir s’il couchait avec son assistante. Je lui ai rétorqué de ne pas s’en occuper, que je trouvais ça indiscret. Wyoh a répliqué avec indignation que telle n’était pas son intention – n’étions-nous pas en train d’essayer de créer les contours d’un personnage ?

Nous avons décidé que ses bureaux se trouvaient au troisième étage du Vieux Dôme, côté sud, en plein cœur du quartier des finances. Si vous connaissez Luna City, vous vous rappellerez qu’à cet endroit, certains bureaux ont des fenêtres par lesquelles on voit le sol du Dôme ; j’en avais besoin pour produire des effets sonores.

Nous avons dressé un plan des installations. Si un tel bureau avait existé, il se serait trouvé entre Aetna Luna et Greenberg & Co. J’ai utilisé mon magnétophone portatif pour enregistrer les bruits ambiants du lieu : Mike en a ajouté en mettant les téléphones des environs sur table d’écoute.

Ainsi, lorsqu’on appelait Adam Selene, on pouvait entendre des bruits de fond. Quand « Ursula », son assistante, prenait la communication, elle récitait « Selene Associés. Luna sera libre ! » Puis il lui arrivait de dire : « Voulez-vous attendre un instant, gospodin Selene est occupé sur une autre ligne », sur quoi l’on percevait le bruit d’une chasse d’eau et l’on savait immédiatement qu’elle venait de raconter un petit mensonge. Ou bien Adam pouvait répondre : « Ici, Adam Selene. Luna Libre. Une seconde, je vous prie, que je coupe la vidéo. » Parfois, un autre personnage répondait : « Ici Albert Ginwallah, secrétaire particulier d’Adam Selene. Luna Libre. S’il s’agit d’un problème concernant le Parti… et je suppose que c’est le cas, je vous prie de m’indiquer votre pseudo. Allons, n’hésitez pas, c’est moi qui m’occupe de ces questions pour le compte du président. »

La dernière formule constituait un piège car chaque camarade avait reçu l’ordre de ne parler qu’à Adam Selene en personne. On ne cherchait jamais à réprimander celui qui n’appliquait pas la consigne, mais on avertissait immédiatement son chef de cellule de ne pas lui faire confiance pour les questions vitales.

Les répercussions ne se sont pas fait attendre. « Luna Libre ! » ou « Luna sera libérée ! » sont devenus des slogans chez les jeunes, puis chez les citoyens plus établis. La première fois que j’ai entendu un de ces slogans pendant une conversation d’affaires, j’ai failli en avaler ma langue. J’ai ensuite appelé Mike et je lui ai demandé si mon correspondant appartenait au Parti. Ce n’était pas le cas. J’ai donc recommandé à Mike de faire des recherches dans le réseau du Parti pour voir si quelqu’un pouvait le recruter.

Les échos les plus intéressants, nous les trouvions dans le dossier « Zèbre ». Adam Selene, dans les archives du chef de la police, ne se présentait pas comme le Sélénite modèle que nous avions créé, plutôt comme le pseudo du chef d’un nouveau mouvement clandestin.

Les espions d’Alvarez se sont mis au travail. Au cours des mois suivants, le dossier « Zèbre » s’est étoffé : Adam Selene était mâle, âgé de trente-cinq à quarante-cinq ans. En général, il restait dans ses bureaux, situés sur la face méridionale du Dôme, de 9 heures à 18 heures, sauf le samedi. Le reste du temps, on pouvait quand même lui transmettre des appels téléphoniques ; sa maison devait se situer dans l’enceinte urbaine pressurisée puisque les trajets n’excédaient jamais dix-sept minutes. Il y avait des enfants dans sa maison. Ses activités professionnelles comprenaient le courtage boursier et l’agriculture. Il allait à l’opéra, au théâtre, etc. Il appartenait probablement au club d’échecs de Luna City et à l’Association Lunaire des Joueurs d’Échecs. Il jouait au ricochet et autres sports de haut niveau pendant les heures de repas et faisait probablement partie du club d’athlétisme de Luna City. C’était un gourmet mais il surveillait sa ligne. Il avait une mémoire remarquable et une grande connaissance des mathématiques. Dans ses fonctions de directeur, il savait prendre rapidement des décisions.

Un indic avait la certitude d’avoir bavardé avec Adam entre deux actes de Hamlet, donné par les acteurs du Service civique ; Alvarez a pris note du signalement qui concordait parfaitement avec le portrait-robot que nous avions créé, à l’exception des cheveux ondulés !

Ce qui irritait plus que tout Alvarez, c’était le problème des numéros de téléphone d’Adam. Il en connaissait certains mais tombait systématiquement sur de faux numéros. (Mike utilisait toutes les lignes non attribuées et se débranchait tout seul dès qu’un nouvel abonné se voyait donner l’un des codes utilisés.) Alvarez a essayé de retrouver « Selene Associés » en supposant que nous utilisions des numéros avec permutation de chiffres ; nous l’avons su parce que Mike laissait traîner une oreille sur le téléphone du bureau d’Alvarez et entendait ses ordres. Il en a d’ailleurs profité pour lui faire une bonne blague de son cru : ses subordonnés, qui essayaient ces numéros en permutant les chiffres, se retrouvaient immanquablement dirigés sur la résidence privée du Gardien. Résultat : Alvarez a été convoqué chez le Gardien où il s’est fait passer un savon.

Nous ne pouvions gronder Mike, mais nous l’avons averti que s’il continuait, n’importe quelle personne un tant soit peu intelligente finirait par comprendre que quelqu’un s’amusait à jouer des tours avec l’ordinateur. Mike nous a répondu qu’ils n’étaient pas assez intelligents.

Principal résultat des efforts d’Alvarez : chaque fois qu’il obtenait un des numéros d’Adam, nous localisions un nouvel espion – ceux que nous avions détectés auparavant n’ayant jamais reçu de numéro de téléphone ; au lieu de cela, nous les recrutions tous dans un réseau en circuit fermé où ils avaient beau jeu de s’espionner les uns les autres. Avec l’aide d’Alvarez, nous repérions presque immédiatement les petits nouveaux. Je crois qu’il a fini par se montrer très mécontent des espions qu’il parvenait à engager : deux ont disparu et notre mouvement, qui comptait alors plus de six mille membres, a été bien incapable de les retrouver. Éliminés, je pense, ou morts au cours d’interrogatoires.

Selene Associés n’était pas la seule société factice que nous avions montée. LuNoHoCo se révélait bien plus importante – pareillement truquée, mais pas du tout factice. Son siège social se trouvait à Hong-Kong, avec des succursales à Novy Leningrad et à Luna City, et elle employait plusieurs centaines de personnes dont la plupart n’appartenaient pas au Parti. De loin notre opération la plus difficile…

Le maître plan de Mike comprenait un certain nombre de problèmes à résoudre. D’abord, celui du financement. Ensuite, celui de protéger la catapulte d’attaques spatiales.

Prof, qui avait imaginé de dévaliser des banques pour résoudre le premier problème, a eu de la peine à abandonner son idée. Finalement, nous avons arnaqué des banques, des sociétés… et l’Autorité elle-même. C’est Mike qui y a pensé ; lui et Prof ont mis le projet au point. Au début, Mike ne comprenait pas très bien pourquoi nous avions besoin d’argent. Il en connaissait aussi peu sur le nerf de l’industrie humaine que sur le sexe. Il disposait de millions de dollars et ne voyait aucun inconvénient à nous en faire profiter. Il a commencé par nous proposer d’émettre un chèque de l’Autorité du montant que nous désirions.

Prof en a eu un frisson d’horreur. Il a alors expliqué à Mike le risque qu’il y aurait à encaisser un chèque de, mettons, NG$ 10 000 000 sur l’Autorité.

C’est pourquoi ils ont entrepris de le faire, mais par à-coups, sous de nombreux noms et à des endroits différents partout sur Luna. Toutes les banques, sociétés, boutiques, agences – y compris l’Autorité – pour lesquelles Mike tenait la comptabilité ont été rançonnées pour financer le Parti. Cette escroquerie pyramidale, que j’ignorais mais que Prof connaissait et qui était latente dans l’immense savoir de Mike, se fondait sur le principe que tout n’est qu’une question de comptabilité.

Exemple, multiplié par des centaines de variantes différentes : on demande à mon fils familial Sergei, dix-huit ans et membre du Parti, d’ouvrir un compte à la Mutuelle du Commonwealth. Il fait un dépôt et opère des retraits. À chaque fois, de petites erreurs sont commises ; il est crédité d’un peu plus qu’il ne dépose et débité d’un peu moins qu’il ne retire. Quelques mois plus tard, il accepte une situation en dehors de la ville et fait transférer son compte à la Sous-Mutuelle de Tycho ; les fonds transférés ont déjà triplé la somme initialement déposée. Il en retire presque la totalité et transmet les fonds à son chef de cellule. Mike connaît le montant que devrait transmettre Sergei mais (étant donné qu’ils ignorent qu’Adam Selene et l’ordinateur-comptable de la banque sont une seule et même entité) Sergei et son chef de cellule ont tous les deux reçu l’ordre de faire un rapport à Adam sur la transaction, ce qui les force à demeurer honnêtes au sein d’une opération qui ne l’est pas.

Multipliez ce vol d’environ trois mille dollars HKL par plusieurs centaines et vous aurez une petite idée de nos finances.

Je suis bien incapable de vous décrire les tours de passe-passe par lesquels Mike arrivait à équilibrer ses comptes tout en empêchant la découverte de milliers d’infractions. N’oublions pas qu’un expert-comptable ne peut mettre en doute l’honnêteté des machines. Il fera quelques vérifications pour savoir si elles fonctionnent correctement mais il ne lui viendra jamais à l’esprit que ces essais ne prouvent rien si la machine elle-même est malhonnête. Les vols de Mike n’étaient jamais assez importants pour mettre l’économie en danger ; tout comme la perte d’un demi-litre de sang est insuffisante pour mettre la vie du donneur en danger. Je ne peux même pas comprendre qui y perdait, car l’argent se promenait dans trop d’endroits différents. J’en ressentais néanmoins une certaine gêne, ayant été élevé dans le respect de l’honnêteté – sauf à l’égard de l’Autorité. Prof prétendait que cela ne provoquait qu’une inflation limitée vu que nous remettions l’argent dans le circuit. Je me rassurais en pensant que Mike conservait toutes les pièces comptables, que tout pourrait être restitué après la révolution avec d’autant plus de facilité que nous ne serions plus saignés à blanc par l’Autorité.

J’ai donc ordonné à ma conscience d’aller se coucher. Ce n’était d’ailleurs que du pipi de chat en comparaison des escroqueries montées par les gouvernements tout au long de l’Histoire pour financer leurs innombrables guerres… Après tout, notre révolution n’était-elle pas une guerre ?

Cet argent, après être passé entre de nombreuses mains (et Mike augmentait la somme à chaque échange) constituait le plus important soutien financier de la LuNoHoCo. Celle-ci était une société mixte, en partie mutuelle et en partie société anonyme ; des « gentilshommes de fortune » nous servaient de garants pour porter à nos propres noms l’argent volé. Ils auraient été bien incapables de discuter la comptabilité de la société : Mike s’occupait de tout, imperméable à la moindre tentation d’honnêteté.

Ainsi, ses actions se trouvaient cotées à la bourse de Hong-Kong Lunaire, mais aussi à Zurich, à Londres et à New York. Le Wall Street Journal en parlait comme d’« un investissement attrayant, joignant de gros risques à de gros potentiels de gains, aux perspectives toujours grandissantes ».

LuNoHoCo était une société d’étude et d’exploitation engagée dans de nombreux investissements, la plupart légitimes. Son but principal restait pourtant de construire, discrètement, une seconde catapulte.

L’opération ne pouvait être tenue secrète. On ne peut acheter ni bâtir ainsi une centrale thermonucléaire sans se faire remarquer. (Nous avions écarté l’énergie solaire pour des raisons évidentes.) Nous avons commandé les pièces détachées à Pittsburg, du matériel standard de l’Univ-Calif, et cela ne nous dérangeait pas de payer au prix fort pour obtenir la meilleure qualité. De toute façon, on ne peut pas bâtir un stator avec un champ d’induction de plusieurs kilomètres de long sans éveiller l’attention. Et impossible d’ouvrir d’imposants chantiers exigeant l’embauche de nombreux travailleurs sans que cela se voie. Oui, je sais, les catapultes sont surtout composées de vide ; les anneaux de stator ne sont même pas à proximité les uns des autres du côté éjection. La catapulte 30 G de l’Autorité mesurait déjà presque cent kilomètres de long et constituait un point de repère pour la navigation dans l’espace, apparaissant sur toutes les cartes lunaires ; en fait, elle était si grande qu’on pouvait la voir de Terra, à l’aide de télescopes de moyenne puissance. Elle se révélait de très belle façon sur un écran radar.

Nous, nous construisions une catapulte plus petite, d’une puissance de 10 G, mais cela représentait quand même une longueur de trente kilomètres, trop grande pour passer inaperçue.

Nous avons donc dû adopter la technique de la « lettre volée ».

Je me demandais souvent pour quelle raison Mike lisait des romans et ce qu’il pouvait en retirer. Je me suis aperçu qu’en fait il parvenait à beaucoup mieux comprendre la vie humaine grâce à ces histoires plutôt qu’aux faits réels ; la fiction lui donnait une Gestalt, des modèles de vie considérés comme vraisemblables par des êtres humains. Outre cet effet « humanisant » qui venait se substituer à l’expérience, Mike trouvait aussi des idées dans les « données non vraies », ainsi qu’il appelait les ouvrages de fiction. Le moyen de dissimuler la catapulte, il l’a trouvé chez Edgar Allan Poe.

Car nous l’avons cachée… au sens littéral. Cette catapulte devait être souterraine, de manière à ne pouvoir se voir ni à l’œil nu ni au radar. Mais il fallait aussi qu’elle demeure cachée dans un sens plus subtil ; sa situation sélénographique devait rester secrète.

Comment faire, avec un monstre de cette taille construit par une telle quantité de travailleurs ? Raisonnons ainsi : supposons que vous habitiez Novylen. Savez-vous où se trouve Luna City ? Naturellement : à la frontière orientale de la Mare Crisium, tout le monde le sait. Oui ? À quelle latitude, à quelle longitude ? Euh… Vous n’avez qu’à regarder un atlas. Ah bon ? Si vous ne le savez pas mieux que ça, comment avez-vous donc pu vous y rendre la semaine dernière ? Dites pas de bêtises, mon vieux : j’ai pris le métro, j’ai changé à Torricelli et j’ai dormi pendant le reste du trajet ; c’était à la capsule de trouver son point d’arrivée, pas à moi.

Vous comprenez ? Vous ne savez pas réellement où se trouve Luna City ; vous vous contentez de descendre de la capsule quand elle arrive à la station Sud.

C’est comme cela que nous avons fait avec la catapulte.

Elle se situe dans la zone de la Mare Undarum, « tout le monde sait cela ». Pourtant, la différence entre l’endroit où elle se trouve vraiment et le lieu où nous avons dit qu’elle était représente une bonne centaine de kilomètres – en direction du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, ou dans une direction intermédiaire.

Aujourd’hui, si vous cherchez son emplacement dans un atlas, vous trouverez la même fausse réponse. La situation de cette catapulte demeure le secret le mieux gardé sur toute la surface de Luna.

On ne peut la voir de l’espace, ni à l’œil nu ni au radar. Elle est entièrement souterraine, sauf l’éjection qui ressemble à un gros trou noir sans forme comme il en existe dix mille autres, au sommet d’une montagne aride, hostile, sans la moindre place pour poser un module lunaire.

Et pourtant, de nombreuses personnes y sont allées, pendant et après la construction. Même le Gardien est venu la visiter : c’est mon co-mari Greg qui la lui a montrée. Le Gardien était arrivé par fusée-courrier réquisitionnée pour la journée ; on avait donné à son cyborg les coordonnées et au radar de radionavigation un point qui, en fait, ne se trouvait pas si éloigné de l’endroit réel. À partir de là, il s’est retrouvé contraint de voyager en jeep montée sur chenilles pneumatiques – il faut avouer que nos camions n’avaient rien à voir avec les vieux autobus pour voyageurs qui reliaient, dans le temps, Endsville à Beluthihatchie ; c’étaient de gros véhicules de transport de matériel, sans fenêtres pour admirer le paysage, qui suivaient un parcours tellement accidenté, tellement brutal, que les cargaisons humaines devaient rester attachées. Le Gardien a voulu faire le trajet dans la cabine de pilotage mais, désolé, gospodin ! il n’y avait de place que pour le conducteur et son assistant, et ils n’étaient pas trop de deux pour manier l’engin.

Trois heures plus tard, il n’avait plus envie de quoi que ce soit, sinon de rentrer chez lui. Il est resté une heure et n’a pas montré le moindre intérêt quant au but de tous ces forages ou la valeur des richesses découvertes.

Les gens moins importants, les travailleurs et les autres, voyageaient en empruntant les forages inter-communicants de prospection glaciaire : encore mieux pour se perdre ! Quelqu’un portant dans ses bagages un indicateur de parcours à inertie aurait pu localiser le site, mais les services de sécurité restaient vigilants. Un homme l’a tenté ; il a eu un accident avec sa combinaison pressurisée. Quand ses affaires personnelles ont été renvoyées à L City, son chercheur de parcours indiquait ce qu’il devait indiquer – à savoir ce que nous voulions, car j’avais effectué un voyage éclair en emportant mon bras numéro trois. On peut parfaitement trafiquer un indicateur de parcours sans laisser de trace en opérant sous atmosphère azotée : je portais un masque à oxygène en légère surpression. Aucun problème.

Nous invitions parfois de grosses légumes en provenance de Terra, des hauts placés dans l’Autorité. Ils voyageaient plus confortablement par la route souterraine ; je suppose que le Gardien les avait avertis. Mais même par cet itinéraire, il leur fallait monter à bord d’une jeep à chenilles pneumatiques sur une trentaine de kilomètres. Un de nos visiteurs en provenance de Terra a failli nous créer des ennuis. Un certain docteur Dorian, physicien et ingénieur. Le camion qui le transportait s’est renversé. Son idiot de chauffeur ayant voulu prendre un raccourci, ils se sont retrouvés sans aucun point de repère en vue, avec un radar de radio-navigation complètement écrabouillé. Le pauvre docteur Dorian a passé soixante-douze heures dans un igloo de pierre ponce bien poreuse – et nous avons dû le renvoyer à Luna City en fort mauvais état ; il souffrait d’hypo-oxygénation et avait reçu une trop forte dose de radiations malgré tous les efforts prodigués par les deux membres du Parti qui l’avaient accompagné.

Peut-être aurait-il été plus prudent de le laisser regarder ; il n’aurait sans doute pas pu repérer les fausses indications ni l’erreur de localisation. Rares sont les gens qui pensent à regarder les étoiles quand ils ont revêtu une combinaison pressurisée ; même le soleil ne leur est pas d’une grande utilité. Encore moins se montrent-ils capables de se repérer grâce aux étoiles – et personne ne peut déterminer sa situation en surface sans aide, sauf s’il dispose d’instruments et de tables de conversion, s’il sait s’en servir et s’il a quelque chose pour lui indiquer l’heure exacte. Au pire, il faut au minimum un octant, lesdites tables de conversion et une bonne montre. On encourageait toujours nos visiteurs à voyager en surface, mais si l’un d’eux avait emporté un octant ou son équivalent moderne, il aurait probablement eu un accident.

Pour les espions, nous ne provoquions pas d’incidents. Nous les laissions venir, nous les faisions durement travailler et Mike étudiait leurs rapports. L’un avait la certitude que nous avions trouvé du minerai d’uranium, chose inconnue sur Luna à cette époque, le Projet Centriforage ne devant prendre naissance que de nombreuses années plus tard. L’espion suivant est arrivé tout bardé de compteurs de radiations. Nous lui avons facilité la tâche pour l’introduire dans le forage.

Vers mars 2076, la catapulte était presque terminée, il n’y manquait plus que l’installation des éléments du stator. L’usine de production électrique finie, un câble coaxial a été enterré avec un coupleur doté d’une ligne de visée de 30 kilomètres. Le personnel a été dégraissé et désormais composé uniquement de membres du Parti. Néanmoins, nous avions conservé un espion pour qu’Alvarez puisse avoir ses comptes rendus réguliers : nous voulions le rassurer car il devenait très vite soupçonneux. Nous préférions plutôt l’ennuyer dans les termitières.

10

Il y a eu des changements ces onze derniers mois. Wyoh a été baptisée dans l’église de Greg, la santé de Prof s’est détériorée, si bien qu’il a abandonné l’enseignement, et Mike s’est mis à écrire des poèmes. Les Yankees ont terminé dans les choux. Cela ne m’aurait rien fait de payer Prof s’ils avaient été battus de justesse, mais passer de la tête à la queue du classement en une seule saison… non, je préférais ne plus regarder les retransmissions vidéo.

La maladie de Prof était une feinte. En parfaite condition physique pour son âge, il faisait trois heures de gymnastique quotidienne à l’hôtel et dormait avec des pyjamas chargés de 300 kg de plomb. J’en faisais autant, ainsi que Wyoh, qui exécrait cela.

Je ne crois pas qu’elle ait jamais triché, ne serait-ce que pour s’offrir une seule nuit de confort. Mais impossible d’en être certain : je ne couchais pas avec elle. Elle était devenue un vrai personnage au sein de la famille Davis. Il ne lui avait fallu qu’une journée pour passer de « gospoja Davis » à « gospoja Mamie » et une autre pour ne plus dire que « Mamie ». Maintenant, elle l’appelait parfois « Mimi Mam » en la tenant par la taille. Quand le dossier « Zèbre » nous a révélé qu’elle ne pouvait pas rentrer à Hong-Kong, Sidris a emmené Wyoh dans son salon de beauté après la fermeture et a fait en sorte de lui teindre la peau de manière indélébile. Sidris lui a aussi teint les cheveux avec une coloration noire qui donnait l’impression qu’on avait essayé de les décrêper. Elle lui a ajouté quelques détails mineurs – un vernis à ongles opaque, des bandes de plastique dans les joues et dans les narines et, bien sûr, des verres de contact noirs. Après cela, Wyoh aurait pu faire l’amour sans crainte pour son déguisement. Une parfaite « femme de couleur » avec toute l’hérédité voulue : un peu de tamoul, une pointe d’angolais et un peu d’allemand. Je me suis mis à l’appeler « Wyma » plutôt que « Wyoh ».

Elle était magnifique. Quand elle passait dans un corridor en ondulant, les garçons la suivaient en foule.

Elle a commencé à apprendre l’agriculture avec Greg mais Mamie y a mis un terme. Elle avait beau être forte, intelligente et pleine de bonne volonté, le travail de ferme demeurait essentiellement une occupation pour les hommes, et Greg et Hans n’étaient pas les seuls mâles de la famille à se laisser distraire ; elle nous coûtait plus cher en heures de travail que son travail ne nous rapportait. On l’a donc cantonnée au travail ménager, avant que Sidris ne l’engage dans son salon de beauté comme assistante.

Prof jouait aux courses en suivant deux systèmes : celui de Mike, où il jouait les « apprentis jockeys », et son propre système, dit « scientifique ». Vers le mois de juillet 2075, il a avoué ne rien connaître aux chevaux et s’est tenu au système de Mike, augmentant ses mises et les dispersant chez de nombreux bookmakers. Ses gains payaient les dépenses du Parti pendant que Mike mettait au point l’escroquerie qui financerait la construction de la catapulte. Mais Prof a perdu tout intérêt dans ces paris trop faciles et s’est contenté de miser comme Mike lui disait de le faire. Il a même arrêté de lire les journaux hippiques… Dommage : quelque chose meurt chaque fois qu’un vieux joueur se retire.

Ludmilla a eu une fille – on dit que c’est une bonne chose de commencer ainsi. Cette naissance m’a transporté de joie ; toutes les familles ont besoin d’une petite fille. Wyoh a beaucoup surpris nos femmes par ses connaissances en obstétrique mais elle les a encore plus étonnées en avouant ne rien connaître aux soins à donner aux bébés. Nos deux fils aînés ont enfin trouvé à se marier et Teddy, du haut de ses treize ans, a été opté en dehors de la famille. Greg a engagé deux garçons d’une ferme voisine et lorsqu’ils eurent travaillé et vécu six mois avec nous, nous les avons tous les deux optés. Nous ne nous étions pas pressés : nous les connaissions, eux et leurs familles, depuis des années. Cela rétablissait l’équilibre détruit lors du choix de Ludmilla et mettait un frein aux allusions acerbes des mères des célibataires qui n’avaient pas encore pu se marier – non que Mamie ne fût pas capable, d’ailleurs, de rembarrer froidement tous ceux qu’elle ne considérait pas à la hauteur des normes requises pour entrer dans la famille Davis.

Wyoh a recruté Sidris qui a formé sa propre cellule en enrôlant son autre assistante et le salon de beauté Bon Teint est devenu un haut lieu de la subversion. Nous avons commencé à utiliser nos plus petits gamins comme agents de liaison et pour les divers travaux qu’ils pouvaient remplir bien mieux que les adultes : ils étaient capables sans se faire suspecter de surveiller une planque ou de filer quelqu’un dans les corridors. Comprenant cela, Sidris en avait répandu l’idée chez les femmes qu’elle recrutait dans son salon de beauté.

Très rapidement, elle a eu toute une troupe de gosses sous ses ordres, si bien que nous pouvions surveiller chaque espion d’Alvarez. Mike pouvait écouter n’importe quel téléphone, et nous avions assez d’enfants pour filer un espion chaque fois qu’il lui prenait l’idée de sortir de chez lui, de son lieu de travail ou de quelque autre endroit ; l’un des gamins passait alors un coup de fil pendant qu’un autre continuait de surveiller notre homme. Nous contrôlions ainsi les faits et gestes des espions et les empêchions de voir ce que nous ne voulions pas qu’ils voient. Nous avons donc très rapidement obtenu leurs comptes rendus sans passer par le dossier « Zèbre ». Cela ne leur servait à rien de téléphoner d’une cabine publique au lieu de le faire de chez eux : avec nos Irréguliers de Baker Street, Mike était à l’écoute avant même qu’ils aient fini de composer leur numéro.

Ce sont les gosses qui ont repéré l’adjoint en chef d’Alvarez dans L City. Nous savions qu’il en avait un car ses espions ne lui faisaient pas leurs rapports par téléphone et qu’il ait pu les recruter nous semblait impossible, étant donné qu’aucun d’entre eux ne travaillait dans l’enceinte du Complexe. De plus, Alvarez ne se rendait à Luna City que lorsqu’une grosse légume terrienne présentait assez d’importance pour justifier une escorte.

Son adjoint s’est révélé être deux personnes : un vieux type, qui tenait une échoppe de bonbons, presse et paris dans le Vieux Dôme, et son fils qui appartenait au Service civique et résidait dans le Complexe. Le fils servait d’agent de liaison, ce qui expliquait pourquoi Mike n’avait pu les écouter.

Nous les avons laissés tranquilles mais à partir de là, nous avons eu les rapports de police une demi-journée avant Alvarez. Ce système – entièrement dû à des gosses de cinq ou six ans – a sauvé la vie de sept camarades. Gloire aux Irréguliers de Baker Street !

Je ne me rappelle pas qui les a appelés ainsi. Sans doute Mike. Moi, j’étais fanatique de Sherlock Holmes mais lui se croyait réellement Mycroft, son frère… et je n’essayais même pas de le démentir ; la « réalité » est une notion tellement polyvalente ! Les gosses, pour leur part, ne s’appelaient pas entre eux de cette façon, ils avaient leurs propres règles du jeu et leurs noms de guerre bien à eux. Ils n’étaient d’ailleurs pas embarrassés par des secrets qui auraient pu les mettre en danger ; Sidris laissait aux mères le soin de leur expliquer pourquoi on leur demandait de faire ces travaux, mais elles ne devaient jamais en donner la véritable raison. Les gosses aiment tout ce qui est mystérieux et amusant ; voyez combien de leurs jeux sont fondés sur la dissimulation.

Le salon Bon Teint est devenu une véritable centrale des potins ; les femmes y apprenaient les nouvelles bien plus vite que le Le Quotidien Lunatique. J’ai incité Wyoh à faire son rapport à Mike tous les soirs et de ne pas s’en tenir aux seuls bavardages qui lui semblaient importants ; elle pouvait alors oublier un élément potentiellement primordial, une fois associé par Mike à un million d’autres faits.

Le salon de beauté constituait aussi l’endroit idéal pour lancer de fausses rumeurs. Le Parti avait commencé par se développer lentement, puis de plus en plus vite à mesure que l’on commençait à sentir la puissance des cellules ternaires – sans compter les dragons de la Paix qui se révélaient plus désagréables encore que l’ancienne garde. Tandis que nos effectifs augmentaient, nous nous sommes lancés à corps perdu dans la contre-propagande, la provocation, le sabotage et l’agit-prop. Finn Nielsen, qui s’occupait de cette dernière, des actions les plus simples aux plus dangereuses, s’est entièrement plongé dans la clandestinité, respectant ainsi la tradition des plus vieux mouvements de résistance. Au bout d’un certain temps, on a également confié à Sidris beaucoup de missions d’agit-prop et d’autres qui s’y rapportaient.

Cela comprenait surtout des distributions de tracts et ce genre de choses. Nous ne conservions de littérature subversive ni dans sa boutique, ni dans notre maison, ni dans la chambre d’hôtel ; la diffusion était assurée par des gosses trop jeunes pour savoir lire.

En parallèle, Sidris travaillait toute la journée à des indéfrisables et autres permanentes. Elle commençait à avoir beaucoup trop à faire. Un soir, alors que je faisais un bout de chemin avec elle à mon bras, j’ai repéré dans la rue une silhouette et un visage familiers : une petite fille maigrichonne, tout en os, à la chevelure rousse. Elle devait avoir une douzaine d’années, période où les femmes grandissent d’un coup avant de s’épanouir en douces rondeurs. Je la connaissais mais je ne pouvais dire pourquoi, ni quand, ni où je l’avais rencontrée.

— Psitt ! ma biche, ai-je murmuré à Sidris. Vise la jeune femelle devant nous, cheveux carotte, plate comme une crêpe.

Sidris a levé les yeux.

— Chéri, je savais que tu étais excentrique, mais ce n’est encore qu’une enfant.

— Arrête tes bêtises. Qui est-ce ?

— Bog sait ! Veux-tu que je me renseigne ?

Tout à coup, je me suis rappelé, comme lorsqu’un film de vidéo vous revient en mémoire. J’aurais aimé que Wyoh fût avec moi, mais nous ne nous montrions jamais ensemble en public. Cette rouquine maigrichonne avait assisté à la réunion au cours de laquelle le Nabot avait été tué. Elle écoutait avec beaucoup d’attention, assise par terre contre le mur, applaudissant avec frénésie. Puis je l’avais encore vue effectuer un sacré vol plané : elle s’était lancée en l’air comme un ballon et avait heurté aux genoux une chemise jaune, celle à qui j’avais, un instant plus tard, brisé la mâchoire.

Wyoh et moi vivions libres uniquement parce que cette gosse savait réagir vite en situation de crise.

— Non, ne lui parle pas, ai-je dit à Sidris. Mais je voudrais la garder sous surveillance. Dommage que nous n’ayons pas un de tes Irréguliers sous la main !

— Va téléphoner à Wyoh, nous en aurons un dans cinq minutes.

C’est ce que j’ai fait. Puis Sidris et moi avons continué notre promenade en faisant du lèche-vitrines d’un pas lent, tout comme l’intéressée. Au bout de sept à huit minutes, un petit garçon s’est arrêté devant nous.

— Hello ! tante Mabel ! Salut ! oncle Joe !

Sidris lui a serré la main.

— Salut ! Tony ! Comment va ta maman, mon ange ?

— Très bien. (Et il a ajouté dans un souffle :) Je m’appelle Jock.

— Attends, m’a dit Sidris calmement. Continue de la surveiller.

Et elle a emmené Jock dans une pâtisserie.

Elle m’a rejoint en ressortant. Jock la suivait, une sucette dans la bouche.

— Au revoir, tante Mabel ! Et merci !

Il s’est éloigné en se dandinant, puis s’est approché de la petite rouquine en faisant mine d’admirer la vitrine d’un air solennel. Sidris et moi sommes rentrés à la maison.

Un rapport m’attendait : « Elle est allée au jardin d’enfants Le Berceau et n’est pas ressortie. Devons-nous continuer la surveillance ? »

— Encore un peu.

J’ai demandé à Wyoh si elle se rappelait de la gosse. Réponse affirmative, mais elle n’avait pas la moindre idée de son identité.

— Tu devrais demander à Finn.

— On peut faire mieux.

J’ai appelé Mike.

Oui, le jardin d’enfants Le Berceau avait le téléphone et Mike le mettrait sur écoute. Il lui a fallu vingt minutes pour ramasser assez d’éléments et les analyser : il y avait beaucoup de jeunes voix, en général asexuées à cet âge.

Il m’a enfin déclaré :

— Man, j’ai entendu trois voix qui pourraient convenir à l’âge et au type physique recherchés. Deux d’entre elles répondent à des noms que je suppose masculins, la troisième à quiconque dit « Hazel ». Et il y a une vieille femme qui l’appelle sans arrêt. Sûrement sa patronne.

— Mike, regarde le dossier de l’ancien mouvement. Vérifie Hazel.

— Quatre Hazel répertoriées, m’a-t-il répondu immédiatement, et la voici : Hazel Meade, les Jeunes Camarades, Mouvement Auxiliaire, jardin d’enfants Le Berceau, née le 25 décembre 2063, poids trente-neuf kilos, taille…

— C’est notre petite fusée ! Merci, Mike. Wyoh, rappelle la surveillance. Bon travail !

— Mike, appelle Donna et fais passer la consigne, tu seras un amour.

J’ai laissé aux filles le soin de recruter Hazel Meade, et je ne l’ai pas revue avant le jour où Sidris l’a amenée à la maison, deux semaines plus tard. Wyoh a exigé un rapport avant cela : question de principe. Sidris avait complété sa cellule mais voulait quand même y inclure Hazel Meade. Outre cette entorse au règlement, Sidris hésitait à recruter une enfant. Le mouvement avait pour politique de n’enrôler que des adultes âgés de plus de seize ans.

J’en ai référé à Adam Selene et à la cellule de direction.

— Telles que je conçois les choses, ai-je dit, ce système de cellules ternaires doit nous rendre service, et pas nous lier bras et jambes. Je ne vois aucun mal à ce que la camarade Cecilia accueille un membre supplémentaire. Ni aucun véritable danger pour notre sécurité.

— Je suis d’accord, a dit Prof. Mais je propose que ce membre supplémentaire ne fasse pas partie de la cellule de Cecilia – qu’elle n’en connaisse pas les autres membres, je veux dire, sauf si les missions de Cecilia le rendent nécessaire. Et vu son âge, je ne crois pas judicieux de lui laisser faire du recrutement. Oui, le vrai problème, c’est son âge.

— D’accord aussi, a dit Wyoh. Parlons-en.

— Mes amis, a appelé Mike avec une certaine hésitation (pour la première fois depuis des semaines, il semblait hésiter ; bien plus qu’une machine solitaire, il était maintenant devenu « Adam Selene », un directeur plein d’assurance), peut-être aurais-je dû vous tenir au courant mais il m’est déjà arrivé d’accorder de semblables autorisations. Cela ne semblait pas prêter à discussion.

— Non, Mike, nous ne nous disputons pas, l’a rassuré Prof. Un président doit savoir utiliser son propre jugement. Quel est l’effectif de notre cellule la plus importante ?

— Cinq. C’est une cellule double : trois plus deux.

— Rien de bien grave. Chère Wyoh, est-ce que Sidris propose de faire de cette enfant une camarade à part entière ? Qu’elle lui fasse bien comprendre que nous sommes engagés dans une révolution… avec tout le sang, les émeutes et peut-être même les désastres que cela implique.

— C’est exactement ce qu’elle veut faire.

— Mais, ma chère dame, nous sommes assez vieux pour savoir ce que nous faisons quand nous risquons nos vies. Pour cela, il faut avoir déjà ressenti l’étreinte de la mort. Les enfants sont rarement capables de comprendre que la mort les frappera personnellement. L’âge adulte peut même se définir comme celui auquel une personne apprend qu’elle devra mourir et accepte cette fatalité sans protester.

— Prof, ai-je interrompu, dans ce cas je connais beaucoup d’enfants déjà adultes. Je parie à sept contre deux qu’il y en a au Parti.

— Ne pariez pas là-dessus, imbécile. Il y a de fortes chances pour qu’au moins la moitié d’entre eux n’aient pas les qualités requises. Peut-être nous en apercevrons-nous à nos dépens à la fin de notre folle entreprise.

— Prof, Mike, Mannie, a appelé Wyoh. Sidris est certaine que cette enfant conviendra. Et c’est aussi ce que je pense.

— Man ? a demandé Mike.

— Arrangeons-nous pour que Prof puisse la rencontrer et se forger une opinion par lui-même. C’est surtout sa façon désespérée de se battre qui m’a conquis. Sans cela, je n’aurais pas proposé de la recruter.

Nous avons ajourné la question et je n’en ai plus entendu parler. Peu après, Hazel est venue dîner à la maison, invitée par Sidris. Elle n’a pas fait mine de me reconnaître et je n’ai rien dit non plus, mais j’ai appris longtemps après qu’elle m’avait bien reconnu, pas seulement à cause de mon bras gauche mais parce que la grande blonde de Hong-Kong m’avait embrassé en ajustant mon chapeau. Hazel avait percé à jour le déguisement de Wyoming, reconnaissant ce que Wyoh n’était jamais parvenue à dissimuler : sa voix.

Mais Hazel avait un vrai poids sur la langue ; si elle a jamais supposé que j’appartenais à la conspiration, elle n’en a jamais parlé.

L’histoire de son enfance expliquait son attitude, si l’on peut prétendre qu’un caractère bien trempé découle d’un vécu difficile. On l’avait déportée encore bébé avec ses parents, exactement comme Wyoh ; elle avait perdu son père dans un accident alors qu’il effectuait son temps de travaux forcés et sa mère avait accusé l’Autorité de ne pas se préoccuper des problèmes de sécurité pour les colons bagnards. Hazel avait cinq ans lorsque sa mère était morte. Depuis, elle vivait dans l’orphelinat où nous l’avions trouvée. Elle ne savait pas non plus pourquoi on avait déporté ses parents – peut-être pour subversion, puisque apparemment ils avaient été tous les deux condamnés. Quoi qu’il en soit, sa mère lui avait légué sa haine envers l’Autorité et le Gardien.

La famille qui tenait Le Berceau lui avait permis de rester ; Hazel changeait les couches et faisait la vaisselle depuis qu’elle en avait la force. Elle avait appris toute seule à lire et connaissait son alphabet sans pour autant savoir écrire. Ses notions de mathématiques ne dépassaient pas cette habileté à compter l’argent que les enfants ont dans la peau.

Son départ du jardin d’enfants ne s’était pas passé en douceur, la propriétaire et ses maris prétendant qu’Hazel leur devait plusieurs années d’entretien. Hazel avait résolu le problème en filant, abandonnant derrière elle ses pauvres effets personnels. Mamie était suffisamment furieuse pour demander à toute la famille de déclencher une émeute qui aurait pu facilement dégénérer, mais je l’ai prise à part pour lui rappeler qu’en ma qualité de chef de cellule, je ne voulais absolument pas que notre famille se désigne à l’attention du public ; je lui ai donné du liquide, lui assurant que le Parti paierait pour habiller Hazel. Mamie a refusé l’argent, a dispersé le conseil de famille et emmené Hazel en ville où elle a fait de véritables folies – selon ses propres critères – afin de l’équiper de nouveau.

C’est ainsi que nous avons adopté Hazel. J’ai cru comprendre qu’aujourd’hui, l’adoption d’un enfant requiert quantité de formalités ; à cette époque, c’était aussi facile que s’il s’était agi d’un petit chat.

Il y a encore eu des difficultés quand Mamie a voulu mettre Hazel à l’école ; cela ne cadrait ni avec ce que Sidris avait en tête ni avec ce que l’on avait laissé espérer à Hazel – elle s’attendait à devenir une camarade, un membre du Parti. J’ai encore dû m’interposer et Mamie a partiellement cédé. Nous avons placé Hazel dans une école à temps partiel proche de la boutique de Sidris, c’est-à-dire tout près du sas n°13, accolé au salon de beauté (Sidris avait là une belle affaire : le magasin se trouvait assez près de notre eau pour en profiter sans restriction, par le biais d’une conduite de vidange qui la renvoyait pour épuration). Hazel étudiait le matin et aidait l’après-midi, rangeait les peignoirs, passait les serviettes, rinçait les cheveux, apprenait le métier, et faisait par ailleurs tout ce que Sidris lui demandait. En l’occurrence, diriger les Irréguliers de Baker Street.

Tout au long de sa courte vie, Hazel s’était occupée de très jeunes enfants. Ils l’adoraient, elle pouvait obtenir d’eux n’importe quoi : elle comprenait ce qu’ils disaient lorsque les adultes, eux, n’entendaient que babillages. Elle constituait l’intermédiaire idéale entre le Parti et ses plus jeunes auxiliaires. Elle savait transformer en jeu les tâches les plus ennuyeuses que nous leur confiions, persuadait les enfants de jouer selon les règles qu’elle leur donnait et, surtout, ne les traitait jamais comme une adulte, mais avec tout le sérieux des enfants, ce qui est bien différent.

Un exemple : supposons qu’un petit, trop jeune pour savoir lire, soit pris en possession d’un stock de littérature subversive, ce qui arrivait trop souvent à notre goût. Voici comment cela se passait, après qu’Hazel eut endoctriné le gosse :

L’ADULTE : Où as-tu trouvé cela, bébé ?

L’IRRÉGULIER DE BAKER STREET : Je ne suis pas un bébé, je suis un grand garçon !

L’ADULTE : D’accord, mon garçon, où as-tu trouvé cela ?

L’I.B.S : C’est Jackie qui me l’a donné.

L’ADULTE : Qui est Jackie ?

L’I.B.S : Jackie.

L’ADULTE : Mais quel est son nom de famille ?

L’I.B.S. : De qui ?

L’ADULTE : De Jackie.

L’I.B.S (dédaigneux) : Jackie ? C’est une fille.

L’ADULTE : Bien, mais où habite-t-elle ?

L’I.B.S. : Qui ?

Et cela pouvait continuer longtemps… À toutes les questions, la réponse type restait du même genre : « Jackie me l’a donné. » Or, comme Jackie n’existait pas, il (ou elle) n’avait ni nom de famille, ni adresse ni sexe déterminé. Ces enfants jubilaient de faire tourner les adultes en bourrique dès qu’ils ont compris combien c’était facile.

Au pire, on leur confisquait les brochures. Même une escouade de dragons de la Paix y regardait à deux fois avant d’essayer « d’arrêter » un petit enfant. Nous commencions en effet à avoir des dragons à l’intérieur de Luna City. Ils se déplaçaient toujours en patrouille : ceux qui s’y étaient essayés seuls avaient tout bonnement disparu.


* * *

Quand Mike a commencé à écrire de la poésie, je n’ai pas su si je devais rire ou pleurer. Il voulait la faire publier ! Pensez donc à quel point l’humanité avait pu corrompre cette innocente machine pour qu’elle veuille ainsi voir son nom imprimé !

— Mike, nom de Bog ! Tes circuits déraillent ? À moins que tu ne penses nous abandonner ?

Avant que Mike n’ait eu le temps de se mettre à bouder. Prof m’a repris :

— Suffit, Manuel ! Cela m’ouvre des perspectives. Mike, est-ce que cela te gênerait de prendre un pseudonyme ?

Et c’est ainsi qu’est né « Simon Jester ». Mike a trouvé ce nom au hasard, semble-t-il. Pour ses vers plus sérieux, par contre, il utilisait son nom de Parti, Adam Selene.

Les vers de « Simon », burlesques, orduriers, subversifs, allaient de la taquinerie envers les grosses légumes jusqu’à de violentes diatribes contre l’Autorité, le Gardien, les dragons de la Paix et les flics. On les trouvait sur les parois des toilettes, sur des bouts de papier abandonnés dans les capsules du métro ou dans les bars. Où qu’ils fussent, ils étaient toujours signés « Simon Jester », la signature surmontée d’un dessin enfantin représentant un petit démon cornu avec un grand sourire et une queue fourchue. Quelquefois il piquait les fesses d’un gros bonhomme avec son trident. Ou alors on ne voyait que son visage, un grand sourire surmonté d’une paire de cornes, qui très rapidement ont signifié « Simon est passé par là ! ».

Simon a fait son apparition sur toute l’étendue de Luna le même jour et, à partir de ce moment, n’a jamais disparu. Très rapidement, des volontaires sont venus à son aide ; ses vers et ses petits dessins étaient si faciles à dessiner que n’importe qui pouvait les reproduire et l’on en voyait dans beaucoup plus d’endroits que prévu. Cette diffusion ne pouvait provenir que de sympathisants itinérants. Quand les vers et les caricatures ont aussi fait leur apparition à l’intérieur du Complexe, nous savions qu’il ne pouvait s’agir de notre œuvre, car nous n’avions jamais recruté de membres du Service civique. C’est ainsi que trois jours après la première publication d’un poème burlesque très grossier – qui laissait supposer que l’obésité du Gardien résultait de ses mœurs dissolues –, le texte s’est retrouvé diffusé partout, reproduit sur des autocollants, avec un dessin fort amélioré où la grasse victime de la fourche de Simon était parfaitement reconnaissable. Nous n’avions ni acheté ni fait imprimer ces papillons. Mais ils ont fait leur apparition dans L City, dans Novylen et dans Hong-Kong ; on en avait collé presque partout, dans les cabines téléphoniques, sur les poteaux des corridors, sur les portes des sas pressurisés, sur les rampes d’accès et autres. J’ai fait effectuer un comptage et l’ai transmis à Mike qui m’a informé que, dans la seule ville de Luna City, on avait collé plus de soixante-dix mille de ces adhésifs.

Je ne connaissais pas une seule imprimerie dans tout L City qui aurait pris le risque de faire un tel travail, ni même qui fût équipée pour cela. Je commençais à me demander s’il n’existait pas une autre cabale révolutionnaire… Les vers de Simon remportaient un tel succès qu’on les aurait crus issus d’un poltergeist auquel ni le Gardien ni le chef de la Sécurité ne pouvaient échapper. « Cher Morti la Peste » disait une lettre, « fais bien attention s’il te plaît, de minuit jusqu’à 4 heures demain matin. Baisers affectueux, Simon », suivi d’une paire de cornes et d’un large sourire. Par le même courrier, Alvarez avait reçu lui aussi une lettre qui lui déclarait : « Grande face de crapaud, si le Gardien se casse une jambe demain, ce sera par ta faute. Fidèlement, ta conscience, Simon » avec, une fois encore, les cornes et le sourire.

Nous n’avions rien préparé du tout ; nous nous sommes contentés d’attendre que Morti la Peste et Alvarez ainsi que les gardes du corps en perdent le sommeil, ce qui n’a pas tardé à se produire. Mike s’est contenté d’appeler le Gardien sur sa ligne privée, à plusieurs reprises, entre minuit et 4 heures du matin ; son numéro ne figurait pas à l’annuaire et n’était, en principe, connu que de son état-major. Mike a aussi appelé en parallèle plusieurs membres de l’état-major et les a mis en communication avec le Gardien, ce qui a d’abord eu pour résultat de créer une belle confusion, puis de mettre le Gardien en rage contre ses assistants – il a catégoriquement refusé leurs excuses.

Véritable aubaine : le Gardien, fulminant, est réellement tombé clans l’escalier en voulant le descendre en courant ; seul un nouveau débarqué s’y essaye – une seule et unique fois. Il a fait un vol plané et s’est payé une belle entorse à la cheville – un résultat guère éloigné d’une fracture, soit dit en passant. Nous avons surtout eu la chance qu’Alvarez ait été présent lors de l’accident.

C’est ainsi que nous leur avons fait perdre le sommeil. Comme ce bruit que nous avons répandu selon lequel la catapulte de l’Autorité avait été minée et allait sauter pendant la nuit. Quatre-vingt-dix hommes plus dix-huit ne peuvent fouiller une centaine de kilomètres de catapulte en quelques heures, surtout pas quand il s’agit de dragons de la Paix détestant travailler avec des combinaisons pressurisées dont ils n’ont pas l’habitude. Cette fouille en question s’est passée lors de la nouvelle Terre, alors que le Soleil était haut ; restés à l’extérieur beaucoup trop longtemps, ils ont donc réussi à mijoter leurs propres accidents, tout en mijotant eux-mêmes. Il s’est produit ce qui a ressemblé le plus, dans toute l’histoire du régiment, à une mutinerie. D’ailleurs, l’un des accidents a été fatal à un sergent – tombé, ou bien poussé, nous ne l’avons jamais su.

Les alertes nocturnes rendaient de plus en plus irritables les dragons de la Paix qui surveillaient les passeports, ce qui provoquait toujours davantage de heurts avec les Lunatiques et, naturellement, accentuait la mésentente. Et sans cesse, Simon augmentait la pression.


Les vers d’Adam Selene relevaient du niveau supérieur. Mike les soumettait à Prof et acceptait sans se vexer son jugement littéraire (un jugement valable, selon moi). Les rimes et le rythme de Mike sonnaient parfaitement juste, car il possédait en mémoire la totalité de la langue anglaise ; en quelques microsecondes, il pouvait trouver le mot convenable. Sa seule faiblesse se situait dans son inaptitude à l’autocritique. Mais sous la ferme tutelle de Prof, il a fait de rapides progrès.

La signature d’Adam Selene est apparue pour la première fois dans les très respectées pages de La Lune rouge, au bas d’un sombre poème intitulé « Chez nous ». Il s’agissait des dernières pensées d’un vieux déporté qui, au moment de mourir, s’apercevait que Luna était son véritable foyer. La langue était pure, le rythme bien marqué et la conclusion constituait le seul point discrètement subversif, car le mourant déclarait que même ses nombreux Gardiens n’avaient pas été un prix trop lourd à payer.

Je doute que le rédacteur en chef de La Lune rouge y ait regardé à deux fois. Il trouvait ça bon, il l’a publié.

Alvarez a mis les bureaux du journal sens dessus dessous pour essayer de trouver une piste pouvant le mener à Adam Selene. Le numéro du journal était resté en vente un demi-mois lunaire avant qu’Alvarez le remarque ou que quelqu’un attire son attention sur ces lignes subversives ; nous nous faisions du mauvais sang, nous voulions vraiment que cette signature soit remarquée. L’agitation d’Alvarez lorsqu’il l’a enfin découverte a d’autant plus récompensé notre attente fébrile…

Les directeurs du journal se sont montrés incapables d’aider notre flic en chef. Ils lui ont dit la vérité : que le poème leur était parvenu par la poste. Avaient-ils conservé la lettre d’envoi ? Oui, certainement… désolés, pas l’enveloppe. Alvarez n’a quitté les lieux que bien plus tard, escorté de quatre dragons qu’il avait fait venir pour le protéger.

J’espère qu’il s’est bien amusé en examinant la feuille de papier. C’était un exemplaire du papier à lettres commercial d’Adam Selene :


SELENE ASSOCIÉS

LUNA CITY

INVESTISSEMENTS

BUREAU DU PRÉSIDENT

LE VIEUX DÔME


Et sous cet en-tête était dactylographié : « Chez nous », poème d’Adam Selene, etc.

Toutes les empreintes digitales qu’ils ont pu y relever avaient été déposées après son envoi ; quant au poème, on l’avait tapé sur une Underwood Electrostator de bureau, la référence la plus courante sur Luna – pas tant que cela, au demeurant, vu qu’il s’agissait d’un modèle importé ; un laboratoire scientifique aurait pu identifier la machine. Et il l’aurait retrouvée dans les bureaux de l’Autorité Lunaire de Luna City. Il serait plus juste de parler des machines, car nous en avions trouvé six exemplaires dans le bureau et les avions utilisées à tour de rôle, cinq mots avec l’une puis cinq avec une autre. Cela nous avait coûté beaucoup de sommeil, et Wyoh et moi-même avons pris de gros risques, même avec Mike montant la garde à chaque poste de téléphone, prêt à nous avertir à la moindre alerte. Nous n’avons jamais recommencé.

Alvarez n’était pas un détective scientifique.

11

Début 76, j’ai eu beaucoup à faire. Je ne pouvais me permettre de négliger ma clientèle. Le travail que m’imposait le Parti me prenait de plus en plus de temps, alors même que je déléguais autant que possible mes pouvoirs. Mais il fallait sans cesse prendre des décisions, faire passer les messages de haut en bas de la filière, et inversement. Je devais en outre suivre des heures et des heures d’exercices pénibles, à porter des poids, n’ayant pu me débrouiller pour obtenir l’autorisation d’utiliser la centrifugeuse du Complexe – celle dont disposaient les savants vers de Terre pour augmenter la durée de leur séjour sur Luna. Il m’était déjà arrivé de l’utiliser mais je ne pouvais pas, cette fois, laisser seulement supposer que j’avais l’intention de me rendre sur Terra.

L’entraînement sans centrifugeuse n’était guère efficace et d’autant plus fastidieux que je ne savais même pas si j’allais en fin de compte en avoir besoin. Pourtant, d’après les prévisions de Mike, il y avait trente chances sur cent pour que les événements exigent qu’un Lunatique habilité à parler au nom du Parti ait à se rendre sur Terra.

N’ayant pas l’éducation voulue et ma diplomatie laissant à désirer, je ne me voyais pas du tout dans la peau d’un ambassadeur. Parmi les candidats potentiels, le choix le plus évident désignait Prof. Mais il était vieux et l’on ne pouvait garantir qu’il supporterait le choc d’un atterrissage. Mike nous avait dit qu’un homme de l’âge et de la carrure de Prof avait moins de quarante chances sur cent d’atteindre Terra vivant.

Et pourtant, Prof s’astreignait joyeusement à son entraînement épuisant pour accroître au maximum ses maigres chances, ce qui m’obligeait à supporter de lourdes charges pour être en mesure de le remplacer si son vieux cœur devait s’arrêter de battre. Wyoh en faisait autant, dans l’éventualité où quelque événement imprévu m’empêcherait de partir. Elle le faisait surtout pour partager mes souffrances : Wyoh remplaçait toujours la logique par la gentillesse.

Outre mon travail, le Parti et mon entraînement, il y avait la ferme. Nous avions perdu trois fils qui s’étaient mariés mais nous nous étions enrichis de deux beaux garçons. Frank et Ali. Et puis Greg est parti travailler pour la LuNoHoCo comme foreur en chef pour la nouvelle catapulte.

On ne pouvait se passer de lui là-bas. Il faut beaucoup d’expérience pour engager une équipe de construction. Nous pouvions prendre des travailleurs n’appartenant pas au Parti pour la plus grande partie du chantier, mais nous devions mettre aux postes clés des partisans aussi compétents d’un point de vue technique que politiquement sûrs. Greg n’avait pas envie de partir ; la ferme avait besoin de lui et il n’aimait pas quitter sa congrégation. Il a malgré tout fini par accepter.

Ce qui m’a obligé à redevenir valet de ferme à temps partiel pour m’occuper des cochons et des poulets. Hans est bon agriculteur : il se chargeait des récoltes et faisait le travail de deux hommes. Mais Greg avait dirigé la ferme depuis la retraite de grand-papa et Hans n’aimait pas endosser de nouvelles responsabilités. En tant qu’aîné, c’est moi qui aurais dû l’assumer mais Hans connaissait mieux le travail de la terre ; il avait toujours été implicitement admis qu’un jour il succéderait à Greg. J’ai donc accepté de l’aider, m’efforçant de toujours suivre son avis, m’astreignant à me faire ouvrier agricole à mi-temps chaque fois que je trouvais quelques instants de libres. Je n’avais vraiment pas beaucoup l’occasion de me reposer.

Vers la fin de février, je revenais d’un long voyage qui m’avait conduit à Novylen. Tycho Inférieur et Churchill. La nouvelle ligne de métro qui venait d’être mise en service traversait maintenant Sinus Medii, aussi suis-je allé à Hong-Kong Lunaire pour établir des contacts commerciaux. Je pouvais maintenant assurer un service de dépannage immédiat, ce qui m’avait été impossible jusqu’alors car le bus d’Endsville à Beluthihatchie ne circulait que pendant l’obscurité d’une demi-lunaison.

En fait, ces affaires servaient à dissimuler mes activités politiques : les liaisons avec Hong-Kong restaient difficiles. Wyoh avait bien fait avancer les choses par téléphone avec « le camarade Clayton », le deuxième membre de sa cellule. C’était un de ses vieux amis, il avait toute son estime. Et son dossier était vierge sur le dossier « Zèbre » d’Alvarez. Une fois Clayton au courant de nos intentions, nous lui avions indiqué les branches pourries et l’avions encouragé à mettre en place un système cellulaire, sans pour autant toucher à l’ancien réseau. Wyoh lui avait même proposé de continuer à s’en occuper, comme par le passé.

Mais le téléphone ne vaut jamais le contact personnel. Hong-Kong possédant une indépendance beaucoup plus marquée à l’égard de l’Autorité, elle aurait dû constituer pour nous une véritable forteresse. Ses services publics ne tombaient pas sous le contrôle du Complexe. Elle en était d’autant moins dépendante que jusqu’à une époque très récente, le manque de transports métropolitains sur les grandes distances avait rendu beaucoup moins intéressantes les ventes sur l’aire de catapultage ; ses finances étaient beaucoup plus fortes : les billets de la Banque de Hong-Kong Lunaire cotaient plus hauts que ceux, officiels, de l’Autorité.

Je suppose que les dollars de Hong-Kong ne constituaient pas une « devise » au sens légal du terme. L’Autorité ne les reconnaissait pas ; quand j’étais allé sur Terra, j’avais dû acheter des billets de l’Autorité pour payer mon passage. J’avais cependant emporté des dollars de Hong-Kong, négociables sur Terra au prix d’un léger escompte, alors que les billets de l’Autorité y étaient à peu près sans valeur. Monnaie ou pas, d’honnêtes banquiers chinois acceptaient les billets de la Banque de Hong-Kong au lieu de les considérer comme de simples bordereaux sans valeur. Cent dollars de Hong-Kong valaient 31,100 grammes d’or (ce qui représentait une once du vieux système Troy) payables à vue au bureau central – où ils gardaient une réserve d’or importé d’Australie. On pouvait aussi demander en échange diverses marchandises, de l’eau non potable, de l’acier d’une qualité voulue, de l’eau lourde pour répondre aux cahiers des charges des centrales nucléaires, ou toute autre chose. Tout cela pouvait se régler avec des billets officiels mais les prix de l’Autorité augmentaient sans cesse. Je ne connais rien à la théorie fiscale : le jour où Mike a essayé de me l’expliquer, j’ai attrapé un terrible mal de tête. Contentez-vous de savoir que nous étions reconnaissants de recevoir cette non-monnaie alors que nous n’acceptions qu’avec répugnance les billets officiels – et pas seulement parce que nous haïssions l’Autorité.

Oui. Hong-Kong aurait dû devenir pour nous une véritable forteresse, mais cela n’a pas été le cas. J’allais courir le risque de me montrer là-bas à visage découvert – de toute façon, un manchot ne passe pas facilement inaperçu. Je risquais non seulement de me trahir, mais aussi de mener le Gardien jusqu’à Wyoh, Mamie, Greg et Sidris si je faisais un faux pas. Personne n’a jamais prétendu qu’une révolution ne comportait aucun aléa.

Le camarade Clayton s’est révélé être un jeune Japonais – pas si jeune que ça, mais ils le paraissent jusqu’au moment où ils vieillissent d’un seul coup. Pas tout à fait Japonais, d’ailleurs – il avait, entre autres, du sang malais – mais il possédait un nom nippon et avait organisé sa maison à la japonaise : tout était commandé par les giri et les gimu : les obligations sociales et le respect. J’avais de la chance qu’il doive tant de gimu à Wyoh.

Clayton ne descendait pas d’un condamné ; sa famille avait embarqué « volontairement », le pistolet dans le dos, à l’époque où la Grande Chine avait consolidé son empire. Je ne lui tenais pourtant pas rigueur de son ascendance car il haïssait le Gardien aussi férocement que n’importe quel vieux condamné.

Je l’ai rencontré pour la première fois dans une maison de thé – l’équivalent de nos bars de L City – et, pendant deux heures, nous avons parlé de tout, sauf de politique. J’ai dû lui plaire car il m’a ramené chez lui. La seule chose que je reproche à l’hospitalité japonaise, ce sont leurs bains où l’on s’enfonce jusqu’au menton : ils sont vraiment trop chauds pour moi.

Au bout du compte, je ne m’étais pas tant exposé que cela. Mama-san s’était montrée aussi doué pour le maquillage que Sidris, mon bras de sortie est très convaincant et un kimono en recouvrait la jointure. J’ai rencontré les membres de quatre cellules en deux jours, me faisant passer pour le « camarade Bork », dissimulé par mon maquillage, un kimono et un tabi. Si un espion s’était glissé parmi eux, je ne pense pas qu’il aurait pu déceler ma véritable identité. J’étais allé là-bas armé de quantité d’arguments, de chiffres et de perspectives, mais je n’ai parlé que d’une seule chose, de la famine qui nous attendait en 2082, dans six ans.

— Vous pouvez vous estimer heureux, la crise ne vous atteindra pas aussi tôt que nous. Pourtant, grâce à la nouvelle ligne de métro, vos compatriotes vont se mettre à produire toujours plus de blé et de riz pour l’expédier vers l’aire de catapultage. Votre temps viendra aussi.

Ils étaient impressionnés. Le vieux mouvement de résistance, d’après ce que j’ai vu et entendu, croyait encore à la prière, à la musique sacrée, à l’émotion, un peu comme dans les églises. Je me suis donc contenté de leur dire :

— Voilà où nous en sommes, camarades. Vérifiez ces chiffres, je vous les laisse.

J’ai aussi rencontré un camarade seul à seul. Un ingénieur chinois à qui l’on explique suffisamment bien ce que l’on veut trouve toujours le moyen de le fabriquer. J’ai demandé à celui-là s’il avait déjà vu un laser assez petit pour être manié comme un fusil. Il n’en connaissait pas. Je lui ai expliqué que l’institution des passeports rendait maintenant difficile leur passage en contrebande. Il m’a répondu d’un air pensif que cela ne devait pas être aussi compliqué que pour des bijoux. Il devait aller la semaine suivante à Luna City pour y voir un de ses cousins ; je lui ai déclaré qu’oncle Adam serait très heureux d’avoir de ses nouvelles.

Somme toute, mon séjour s’est révélé assez profitable. En revenant, je me suis arrêté à Novylen pour examiner une vieille machine « Foreman » à carte perforée que j’avais déjà réparée. Puis je suis allé déjeuner avant d’aller rendre visite à mon père. Nous entretenions tous les deux d’excellentes relations, même s’il nous arrivait de ne pas nous voir pendant deux ans. Nous avons pris un sandwich et une bière dans un bar ; en partant, il m’a lancé :

— Cela m’a fait plaisir de te voir, Mannie. Luna Libre !

Un peu estomaqué, je lui ai répondu par le même mot de passe : je n’ai pu m’en empêcher. Je considérais pourtant mon vieux comme l’homme le plus cynique et le plus éloigné des problèmes politiques que l’on puisse imaginer ; il fallait que notre propagande fût déjà bien ancrée pour qu’il se permette de dire cela en public.

C’est ainsi que je suis revenu à L City, gonflé à bloc et pas trop fatigué grâce à la sieste que j’avais faite depuis Torricelli. Après avoir pris la ligne de ceinture à la station de métro Sud, je suis passé par l’avenue Inférieure, histoire d’éviter la foule des grands boulevards. J’en ai profilé pour me rendre à la salle d’audience du juge Brody, pour saluer mon vieil ami. Nous sommes tous deux amputés. Après la perte d’une jambe, il est devenu juge et a fort bien réussi dans cette profession, en partie parce qu’à cette époque, à L City, tous les autres juges avaient une situation d’appoint dans la comptabilité ou la vente d’assurances.

Quand deux individus soumettaient un différend à Brody et qu’il ne pouvait pas les convaincre de son jugement, il leur retournait ses honoraires. S’ils se battaient, il était témoin de leur duel, gratuitement ; il essayait encore de les persuader de ne pas s’étriper à coups de couteau.

Il n’y avait personne dans la salle d’audience, mais son haut-de-forme reposait sur son bureau. Il venait sans doute de partir, manquant de peu tout un groupe de jeunes gens, du genre stilyagi. Parmi eux se trouvait une fille, ainsi qu’un homme plus âgé que les autres poussaient devant eux. Il était tout ébouriffé et ses vêtements dénotaient ce petit quelque chose auquel on reconnaît les touristes.

À cette époque, nous avions l’habitude des touristes. Ils ne venaient pas en masse, bien sûr, mais quelques-uns s’aventuraient quand même jusqu’ici. Ils débarquaient de Terra, s’arrêtaient une semaine à l’hôtel et repartaient par le même vaisseau, à moins qu’ils n’attendent le suivant. Pour la plupart ils tuaient le temps en passant un ou deux jours à se promener – traditionnel et stupide petit tour en surface compris, bien entendu. En général, les Lunatiques faisaient comme s’ils n’existaient pas et leur passaient leurs caprices.

Le plus vieux des garçons, environ dix-huit ans et à l’évidence chef de la bande, m’a demandé :

— Où est le juge ?

— Je n’en sais rien. Pas ici.

Il s’est passé la langue sur les lèvres, l’air ennuyé.

— Qu’est-ce qui se passe ? lui ai-je demandé.

— Nous allons éliminer ce corniaud. Mais nous voudrions la bénédiction du juge.

— Vérifiez dans les bars du coin. Vous finirez sans doute par le trouver.

C’est alors qu’un gamin qui devait avoir quatorze ans a pris la parole :

— Dites donc ! Vous seriez pas gospodin O’Kelly ?

— C’est exact.

— Pourquoi vous, vous le jugeriez pas ?

Le plus âgé semblait soulagé.

— Acceptez-vous, gospodin ?

J’ai hésité. Il m’était bien sûr déjà arrivé d’être juge ; qui ne l’a pas été ? Mais je n’aime guère prendre des responsabilités. De toute façon, cela m’ennuyait d’entendre des jeunes parler d’éliminer un touriste. Ça allait engendrer des rumeurs.

Une fois décidé à faire le boulot, j’ai demandé au touriste :

— M’acceptez-vous comme juge ?

— J’ai vraiment le choix ? m’a-t-il répondu d’un air étonné.

Je lui ai dit avec patience :

— Naturellement. Vous ne croyez quand même pas que je vais vous écouter si vous n’êtes pas disposé à accepter mon verdict ? Mais rien ne presse, c’est votre vie qui est en jeu, pas la mienne.

Il paraissait véritablement surpris, mais pas effrayé. Une lueur a traversé son regard.

— Ma vie, avez-vous dit ?

— Apparemment. Vous avez entendu les garçons dire qu’ils allaient vous éliminer. Peut-être préférez-vous attendre le juge Brody ?

Sans hésiter, il a souri et m’a répondu :

— Je vous accepte comme juge, monsieur.

— Comme vous voudrez. (J’ai regardé le plus âgé des gosses.) Qui sont les plaignants ? Seulement vous et votre jeune amie ?

— Oh non, juge, nous tous.

— Je ne suis pas encore votre juge. (J’ai jeté un œil autour de moi.) Me demandez-vous tous d’être votre juge ?

Ils ont acquiescé. Pas un seul n’a refusé. Le chef de la bande s’est tourné vers la fille et a ajouté :

— Parle plus fort. Tish. Tu acceptes le juge Kelly ?

— Comment ? Ah, bien sûr !

C’était une petite chose insipide, vaguement jolie, d’environ quatorze ans. Catégorie « machine à sous », on pouvait se demander comment elle finirait. Du genre à préférer être la reine d’une bande de stilyagi à un mariage solide. Je ne reproche rien aux stilyagi, ils draguent le long des corridors parce qu’il n’y a pas assez de femelles. Ils triment toute la journée pour ne retrouver personne chez eux à la nuit tombée !

— Très bien, la cour est acceptée et mon verdict vos engagera tous. Réglons d’abord la question des honoraires. Jusqu’à combien pouvez-vous aller, les garçons ? Je ne vais pas juger une affaire d’élimination pour quelques pièces, vous pouvez le comprendre. Allez-y, avancez l’oseille ou je m’en vais.

Le chef de la bande a froncé les sourcils. Après une rapide discussion avec ses amis, il s’est retourné vers moi :

— Nous n’avons pas grand-chose. Cinq dollars de Hong-Kong, ça vous irait ?

Ils étaient six…

— Non. Inutile de demander un jugement d’élimination à ce prix.

Ils ont de nouveau chuchoté entre eux.

— Cinquante dollars, juge ?

— Soixante. Dix chacun. Et dix autres pour toi, Tish, ai-je dit à la fille.

Elle a paru surprise, indignée.

— Allons, allons ! ai-je ordonné. Urgcnep.

Elle a plongé la main dans son sac en clignant des paupières : elle avait de l’argent ; les filles de ce genre en ont toujours.

Les soixante-dix dollars réunis sur le bureau, j’ai lancé au touriste :

— Pouvez-vous égaler la mise ?

— Je vous demande pardon ?

— Les gosses payent soixante-dix dollars de Hong-Kong pour le jugement. Il faut que vous égalisiez. Si vous ne le pouvez pas, ouvrez votre bourse pour en donner la preuve, et vous m’en serez redevable. Mais c’est votre part. Notez que ça reste bon marché pour une affaire d’élimination. Heureusement pour vous, les gosses ne peuvent payer davantage : vous faites une affaire.

— Je comprends. Du moins je crois.

Et il a aligné soixante-dix dollars de Hong-Kong.

— Merci, lui ai-je dit. Maintenant, l’une des parties désire-t-elle un jury ?

Le regard de la fille s’est enflammé :

— Bien sûr ! Faisons ça dans les règles.

— Au vu des circonstances, peut-être en aurai-je besoin, a dit le ver de Terre.

— Vous pouvez en avoir un, lui ai-je assuré. Désirez-vous un conseiller ?

— Oui, je crois que j’ai aussi besoin d’un avocat.

— J’ai dit un conseiller. Nous n’avons pas d’avocats ici.

Une fois de plus, il a semblé ravi :

— Je suppose qu’un conseiller, si je choisis d’en avoir un, serait de la même qualité, euh… irrégulière que le reste de la procédure ?

— Peut-être, ou peut-être pas. Je suis un juge irrégulier, c’est tout. Faites comme bon vous semble.

— Euh… Je peux sans doute faire confiance à votre irrégularité, Votre Honneur.

Le plus âgé des garçons m’a demandé :

— Dites, ce jury, c’est vous qui vous en chargez ou nous ?

— C’est moi qui vais le payer. J’ai accepté de juger pour cent quarante dollars, prix net – vous n’avez jamais assisté à une audience auparavant ? Mais je ne vais pas gaspiller d’argent si je peux me l’épargner. Six jurés, cinq dollars chacun. Allez voir sur l’avenue.

Un des garçons s’est levé et a crié :

— Besoin urgent de jurés, cinq dollars par tête !

Ils ont ramassé le genre d’individus que l’on peut s’attendre à trouver dans l’avenue Inférieure. Ça ne me gênait pas puisque je n’avais pas l’intention de les payer. Quand on accepte d’être juge, il vaut mieux que ce soit dans un beau quartier où l’on a quelques chances de trouver des citoyens dont on peut être sûr.

Une fois passé derrière le bureau pour m’asseoir, j’ai posé le haut-de-forme sur ma tête tout en me demandant où il avait bien pu trouver un tel couvre-chef. Il venait probablement d’une loge de francs-maçons.

— L’audience est ouverte, ai-je déclaré. Vos noms, et expliquez-moi l’affaire.

Le plus vieux des gosses s’appelait Slim Lemke, la fille Carmen Joukov ; je ne me rappelle pas le nom des autres. Le touriste s’est levé et m’a dit en mettant la main à sa bourse :

— Voici ma carte, monsieur.

Je l’ai conservée jusqu’à aujourd’hui. On peut y lire :


Stuart René La Joie

Poète – Voyageur – Soldat de Fortune


La réclamation était d’un ridicule tragique, un bel exemple pour inciter les touristes à ne jamais sortir seuls. D’accord, les guides les saignent à blanc, mais n’est-ce pas à ça que sert un touriste ? Celui-là avait presque perdu la vie, faute d’accompagnateur.

Il s’était aventuré dans une sorte de club privé où buvaient des stilyagi. La gamine avait flirté avec lui. Les garçons avaient laissé faire – ils n’avaient pas le choix, bien entendu, puisque c’était elle qui l’avait invité. À un moment elle s’était mise à rire et lui avait donné un coup de poing dans les côtes. Il avait pris cela aussi négligemment qu’un vrai Lunatique… mais il lui avait répondu comme un vrai ver de Terre : il lui avait passé un bras autour de la taille et l’avait attirée à lui, essayant semblait-il de l’embrasser.

Croyez-moi, je vous en prie, une affaire comme celle-là n’aurait eu aucune importance en Amérique du Nord ; j’ai souvent vu de pareilles choses. Mais Tish en avait bien sûr été étonnée, voire effrayée. Elle avait commencé à crier.

Toute une troupe de garçons était venue à sa rescousse. Ils avaient conclu que ce touriste devait payer pour son « crime » ; mais dans les règles de l’art. Il fallait trouver un juge.

Il est plus que probable qu’ils aient pris peur, et qu’aucun d’eux n’ait jamais participé à une élimination. Pourtant, leur dame avait été insultée et ils se devaient d’agir.

Je les ai interrogés, et surtout Tish, pour savoir la vérité. Puis je leur ai dit :

— Résumons. Voici un étranger qui ne connaît pas nos coutumes. Les ayant ignorées, il se rend malgré tout coupable. Mais, pour autant que je puisse en juger, il n’a pas eu l’intention de vous offenser. Qu’en pense le jury ? Dis donc, loi, là-bas ! Réveille-toi ! Qu’en dis-tu ?

Le juré m’a regardé, à moitié dans les nuages :

— Éliminez-le !

— Bon. Et toi ?

— Euh… (Le suivant a hésité.) Je pense qu’on pourrait se contenter de lui casser la gueule, ça lui apprendra. On ne peut pas laisser n’importe qui peloter nos femmes, sans quoi Luna deviendrait aussi moche que Terra.

— Bien raisonné, ai-je accordé. Et toi ?

Un seul juré a voté l’élimination. Les autres voulaient juste lui infliger une très lourde amende.

— Qu’est-ce que tu en penses, Slim ?

— Eh bien… (Il semblait ennuyé… il se trouvait devant toute sa troupe, sans doute sa petite amie. Pourtant, une fois calmé, il ne voulait pas voir le pauvre type éliminé.) Nous l’avons déjà travaillé. Peut-être que s’il se met à quatre pattes et qu’il embrasse le sol devant Tish en lui demandant pardon…

— Acceptez-vous de le faire, gospodin La Joie ?

— Si telle est votre loi, Votre Honneur.

— Ça ne l’est pas. Voici mon verdict : d’abord, ce juré – oui, toi – est condamné à payer les frais parce qu’il s’est endormi en plein jugement. Attrapez-le, les garçons, prenez ce qu’il a sur lui et fichez-le dehors.

Ils m’ont obéi avec enthousiasme ; cela compensait le règlement de compte avorté par manque de cran.

— Bien, gospodin La Joie, vous êtes à l’amende de cinquante dollars de Hong-Kong pour n’avoir pas eu le bon sens de vous informer des coutumes locales avant d’aller vous promener. Exécution. (J’ai pris les cinquante dollars.) Maintenant, à vous les gosses : vous êtes chacun à l’amende de cinq dollars pour n’avoir pas su prendre la décision adéquate vis-à-vis d’un individu que vous saviez être un étranger non habitué à nos coutumes. L’empêcher de toucher Tish, d’accord. Le tabasser, ça allait encore, il n’en apprendra que plus vite. Vous auriez pu aussi le flanquer dehors. Mais parler de l’éliminer à cause d’une innocente méprise… non, c’était trop. Allons-y : cinq dollars chacun. Exécution !

Slim a avalé sa salive.

— Juge… Je ne crois pas qu’il nous en reste autant ! Pas à moi en tout cas.

— Ça ne m’étonne pas. Tu as une semaine pour payer sans quoi je fais afficher vos noms dans le Vieux Dôme. Tu sais où se trouve le salon de beauté Bon Teint, vers le sas de dégagement n°13 ? C’est ma femme qui le tient, tu n’auras qu’à la payer. L’audience est levée. Slim, ne pars pas tout de suite, ni toi, Tish. Gospodin La Joie, emmenons ces jeunes gens boire un coup, histoire de faire davantage connaissance.

Une fois de plus, ses yeux se sont emplis d’une curieuse satisfaction et m’ont rappelé le regard de Prof.

— Excellente idée, juge !

— Je ne suis plus juge. Il y a deux étages à gravir, aussi je vous conseille de donner le bras à Tish.

Il a dit en s’inclinant :

— Madame, puis-je me permettre ? et il lui a tendu le bras.

Tish a immédiatement pris l’air d’une grande dame.

— Spasibo, gospodin ! Volontiers.

Je les ai emmenés dans un endroit ruineux, un de ces cafés où leurs vêtements débraillés et le maquillage excessif de Tish sont vraiment déplacés. Ils se sentaient nerveux. J’ai essayé de les mettre à l’aise, Stuart La Joie en a fait autant, avec plus de succès que moi. J’ai relevé leurs noms et leurs adresses, car Wyoh avait une section qui s’occupait spécialement des stilyagi. Leurs rafraîchissements terminés, ils se sont levés en nous remerciant et sont partis. Je suis resté en compagnie de La Joie.

— Gospodin, m’a-t-il dit alors, vous avez employé un mot curieux tout à l’heure… du moins pour moi.

— Appelez-moi Mannie, maintenant que ces gosses sont partis. Quel mot ?

— C’était au moment où vous avez insisté pour que la… euh… enfin, la jeune fille, Tish… pour que Tish paye elle aussi. Urgerp, ou quelque chose comme ça…

— Ah, oui ! Urgcnep ! L’acronyme de « Un repas gratuit, cela n’existe pas » – c’est la stricte vérité, ai-je ajouté en désignant le MENU GRATUIT affiché sur le mur. Normalement, ces cocktails devraient coûter moitié moins cher. J’ai utilisé cette expression pour rappeler à cette gamine que tout ce qui semble gratuit coûte deux fois plus cher au bout du compte. Le jeu en vaut rarement la chandelle.

— Une philosophie intéressante.

— Ce n’est pas de la philosophie, juste la réalité. D’une manière ou d’une autre, vous devez toujours payer ce que vous obtenez. (J’ai fait un geste de la main.) Lors d’un de mes voyages sur Terra, j’ai entendu l’expression : « libre comme l’air[5] ». Or, l’air n’est pas gratuit, on paye chaque bouffée que l’on respire.

— Vraiment ? Personne ne m’a jamais demandé de payer pour respirer. (Il a souri.) Peut-être devrais-je m’arrêter ?

— Cela peut vous arriver : ce soir, vous avez failli respirer le vide. Mais personne ne vous le demande parce que vous avez déjà payé : ça faisait partie du prix de votre billet. Moi, je paie tous les trois mois. (J’ai commencé à lui expliquer les procédures d’achat et de vente de l’air à la coopérative communautaire, avant de me dire que c’était trop compliqué.) En fin de compte, nous payons tous les deux.

La Joie souriait, l’air songeur.

— Oui, j’en comprends la nécessité économique. C’est simplement nouveau pour moi. Dites-moi, Mannie – à propos, appelez-moi Stu – risquais-je réellement d’aller « respirer le vide » ?

— J’aurais dû vous condamner plus lourdement.

— Pardon ?

— Vous n’êtes pas encore convaincu. J’ai pris à ces gosses tout ce qu’ils pouvaient réunir, je les ai condamnés pour les obliger à réfléchir. Je ne pouvais pas vous obliger à payer plus qu’eux. Peut-être aurais-je dû : vous croyez encore à une plaisanterie.

— Je vous jure, monsieur, qu’il n’en est rien. Seulement, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vos lois locales permettent d’envoyer un homme à la mort avec tant… d’indifférence, pour une faute tellement bénigne.

J’ai poussé un soupir. Comment s’y prendre pour expliquer quelque chose à quelqu’un dont toutes les paroles vous démontrent qu’il ne comprend rien de rien au problème, qu’il est imbu de préjugés par rapport à ses actes et qu’il ne se rend même pas compte de ce qu’il a fait ?

— Stu, chaque chose en son temps. Il n’est inscrit dans aucune « loi locale » que vous deviez être « envoyé à la mort ». Et votre faute n’était pas « bénigne ». J’ai seulement tenu compte de votre ignorance. Rien n’a été fait à la légère, sans quoi ces garçons vous auraient traîné jusqu’au sas le plus proche, vous y auraient enfermé et l’auraient décompressé. Non, au contraire, nous avons tout fait selon les règles – les bons petits ! ils ont eux-mêmes payé pour vous conduire devant un tribunal. Et ils n’ont même pas grogné au moment du verdict, alors qu’il n’allait pas franchement dans leur sens. Y a-t-il encore quelque chose que vous ne compreniez pas ?

Quand il s’est mis à sourire, j’ai vu qu’il avait des fossettes identiques à celles de Prof ; une raison supplémentaire de le trouver sympathique.

— J’ai bien peur de ne rien y comprendre du tout. J’ai l’impression d’être passé de l’autre côté du miroir, comme Alice !

Je m’y étais attendu. Étant déjà allé sur Terra, je comprends peu ou prou comment fonctionnent leurs esprits. Un ver de Terre s’attend à trouver une loi écrite noir sur blanc pour chaque cas de figure. Ils ont même des lois pour des choses aussi privées que les contrats. Non mais vous rendez-vous compte ? Si la parole d’un homme n’a aucune valeur, qui voudrait faire un marché avec lui ? À quoi sert donc la réputation ?

— Nous n’avons pas de lois. Jamais on ne nous a permis d’en avoir. Nous avons des usages, qui ne sont pas écrits et que rien ne fait respecter. Disons plutôt qu’ils se font respecter eux-mêmes, simplement à cause des conditions de vie locales. On pourrait dire qu’il s’agit de lois naturelles ; ils reflètent la manière dont les gens doivent se comporter pour rester en vie. Quand vous avez porté la main sur Tish, vous violiez une loi naturelle… et vous avez failli aller respirer le vide.

Il clignait des yeux, pensif.

— Voudriez-vous m’expliquer quelle loi naturelle j’ai violée ? J’aimerais bien comprendre… sinon, je ferais mieux de retourner à mon vaisseau pour ne plus le quitter jusqu’au décollage. Pour rester en vie.

— D’accord. C’est si simple qu’une fois que vous aurez compris, vous ne courrez plus aucun danger à cause de ça. Nous sommes ici deux millions d’hommes pour moins d’un million de femmes. C’est un fait, aussi concret que le roc ou le vide. Ajoutez à cela l’idée de l’Urgcnep. Quand quelque chose devient rare, son prix augmente. Les femmes sont rares, il n’y en a pas assez ; c’est le bien le plus précieux sur Luna, plus que la glace ou que l’air, car un homme sans épouse se soucie peu de rester en vie ou non. Sauf un cyborg, si vous le considérez comme un homme, ce qui n’est pas mon cas. Alors, qu’arrive-t-il ? (Et tâchez de vous rappeler que c’était encore pire quand cet usage – ou cette loi naturelle – est apparu pour la première fois au XXe siècle. La proportion était alors de dix contre une, sinon plus.) Il y a bien ce qui se passe toujours dans les prisons : des hommes se tournent vers d’autres hommes. Mais ça ne suffit pas ; le problème demeure parce que la plupart d’entre eux veulent des femmes, ils ne se contentent pas de substituts tant qu’il leur reste une chance d’obtenir ce qu’ils désirent vraiment.

« Ils se montrent tellement avides qu’ils vont jusqu’à tuer pour obtenir satisfaction. Aux dires des anciens, il y a eu assez de meurtres ici pour vous faire grincer des dents. Mais au bout d’un certain temps, les survivants ont trouvé le moyen de régler ce problème : en s’y habituant. C’est aussi automatique que la loi de la pesanteur. Ceux qui se sont adaptés à la réalité ont subsisté ; les autres sont morts. Problème résolu.

« Ce que cela veut dire, c’est qu’aujourd’hui, sur Luna, ce sont les femmes qui donnent le la… et vous êtes entouré par deux millions d’hommes qui regardent si vous dansez en mesure. Vous n’avez pas le choix, ce sont elles qui choisissent. Elles peuvent vous frapper jusqu’au sang, vous n’avez même pas le droit de lever le petit doigt. Regardez, vous avez mis votre bras autour de l’épaule de Tish, peut-être même avez-vous essayé de l’embrasser. Supposez au contraire qu’elle soit allée dans une chambre d’hôtel avec vous, que serait-il arrivé ?

— Dieu ! Ils m’auraient mis en pièces.

— Pas du tout. Ils auraient haussé les épaules et fait comme si de rien n’était. Parce que c’est à elle qu’appartient le choix. Pas à vous. Ni à eux. Seulement à elle. Il aurait certainement été dangereux de lui demander d’aller à l’hôtel, elle aurait pu s’offenser et cela aurait donné aux gamins le droit de vous bousculer. Mais… bon, considérez cette Tish. Ce n’est qu’une petite traînée un peu idiote ; si vous lui aviez laissé entrevoir tout l’argent que j’ai vu dans votre bourse, elle aurait parfaitement pu se mettre dans la tête qu’une passe avec un touriste représentait exactement ce dont elle avait besoin et elle vous aurait elle-même fait des avances. Auquel cas, tout se serait fort bien passé.

La Joie a haussé les épaules.

— À son âge ? Invraisemblable. Elle est trop jeune pour savoir ce qu’elle fait. Ç’aurait été un véritable viol.

— Mais non, voyons ! À son âge, les femmes sont mariées ou devraient l’être. Stu, il n’y a jamais de viol sur Luna. Jamais. Les hommes ne le supporteraient pas. S’il avait été question de viol, je vous assure qu’ils ne se seraient pas préoccupés d’aller chercher un juge et que tous les hommes du voisinage se seraient précipités pour leur porter assistance. Il n’y a pratiquement pas la moindre chance qu’une fille de cet âge soit vierge. Quand les filles sont petites, leurs mères les surveillent de très près, aidées en cela par tout le monde dans la ville ; ici, les enfants sont en toute sécurité. Mais quand elles atteignent l’âge d’avoir un mari, on ne s’occupe plus d’elles, et leurs mères les laissent tranquilles. Si elles veulent hanter les corridors et prendre du bon temps, rien ne les en empêche : une fois nubiles, les filles deviennent entièrement libres de leurs actes. Êtes-vous marié ?

— Non. (Et il a ajouté en souriant :) Plus maintenant.

— Supposons que vous le soyez et que votre femme vous dise qu’elle veut épouser quelqu’un d’autre ; que feriez-vous ?

— C’est amusant que vous présentiez les choses ainsi, car ça m’est effectivement arrivé. Je suis allé voir mon avocat pour m’assurer qu’elle n’aurait pas de pension alimentaire.

— Pension alimentaire ! Voici une chose qui n’existe pas ici : j’ai appris ce terme sur Terra. Ici, vous diriez – du moins, un mari Lunatique pourrait dire : « Je pense que nous allons avoir besoin de plus de place, chérie. » A moins qu’il ne se contente de féliciter sa femme et son nouveau co-mari. Ou que cela le rende tellement malheureux qu’il ne puisse le supporter. Il peut alors faire ses valises et partir. Pourtant, quoi qu’il choisisse, il n’y a jamais la moindre difficulté. S’il faisait des histoires, il aurait toute l’opinion publique contre lui, ses amis, hommes comme femmes, lui tourneraient le dos. Le pauvre type serait probablement obligé de partir à Novylen, où il changerait de nom et s’arrangerait tant bien que mal pour subsister.

« Toutes nos coutumes fonctionnent de cette manière. Si vous vous trouvez à l’extérieur et que vous rencontrez un type en manque d’air, vous lui en prêtez une bouteille et vous ne lui demandez rien en échange. Pourtant, s’il ne vous paye pas une fois revenu dans un endroit pressurisé, personne ne viendra vous reprocher de l’éliminer sans passer devant le juge. Mais il paiera : l’air est aussi sacré que les femmes. Quand on fait une partie de poker avec un nouveau débarqué, on lui donne de l’argent pour acheter de l’air, pas pour de la nourriture ; si on ne veut pas crever de faim, il faut travailler. Quand vous éliminez quelqu’un autrement que par légitime défense, vous devez payer ses dettes et élever ses enfants, sinon les gens arrêtent de vous fréquenter et ne vous achètent ou ne vous vendent plus rien.

— Mannie, vous insinuez qu’ici je peux tuer quelqu’un et m’en tirer simplement en payant ?

— Oh ! pas du tout ! Mais l’élimination n’est pas à proprement parler illégale, vu que nous n’avons pas de lois, juste les règlements du Gardien – qui se moque bien de ce qu’un Lunatique peut infliger à un autre. Nous considérons la chose de cette façon : si quelqu’un est tué, soit il l’a cherché et tout le monde le sait – c’est le cas le plus ordinaire – soit alors ses amis se chargent de dégommer le coupable. D’une manière comme de l’autre, il n’y a pas de problème. Les éliminations restent rares, même les duels ne sont pas fréquents.

— Ses amis s’en chargent… Mannie, supposons que ces jeunes soient allés plus loin ? Je n’ai aucun ami ici.

— C’est bien pour cela que j’ai accepté de servir de juge. Je doute que ces gamins se seraient mutuellement excités jusque-là, mais je n’ai pas voulu courir le moindre risque. L’élimination d’un touriste aurait pu faire du tort à la réputation de notre ville.

— Cela arrive-t-il souvent ?

— Je ne me rappelle pas que cela soit jamais arrivé. Peut-être a-t-on fait passer cela pour des accidents. Les nouveaux débarqués sont sujets aux accidents – Luna est, disons, un endroit qui s’y prête. On dit ici que si un nouveau débarqué survit la première année, il vivra à jamais. D’ailleurs, personne ne lui vend de contrat d’assurance avant la fin de cette période. (J’ai regardé l’heure.) Stu, avez-vous dîné ?

— Non, j’allais vous proposer de m’accompagner à mon hôtel. La cuisine y est bonne. Il s’appelle l’Hôtel d’Orléans.

J’ai failli faire une moue de dégoût. J’y avais déjeuné, une fois…

— Pourquoi ne viendrez-vous pas plutôt à la maison faire connaissance avec ma famille ? Ils doivent être en train de manger de la soupe ou quelque chose comme ça.

— Je ne veux pas m’imposer.

— Mais non, voyons. Attendez-moi une minute pendant que je téléphone.

Mamie m’a répondu :

— Manuel ! Quelle surprise, chéri ! La capsule est arrivée depuis des heures ; je pensais que tu reviendrais demain ou même plus tard.

— Je me suis livré à une petite beuverie avec de vieux compagnons, Mimi. Si j’arrive à retrouver le chemin, je vais rentrer maintenant… accompagné.

— Entendu, chéri. Le dîner sera servi dans vingt minutes ; essaye de ne pas arriver trop en retard.

— Tu ne veux pas savoir si mon vieux compagnon est un mâle ou une femelle ?

— Te connaissant, j’imagine que c’est une femme. Laisse-moi vérifier ça par moi-même.

— Oui, tu me connais bien, Mamie. Dis aux filles de se faire belles, je ne voudrais pas que mon invitée les éclipse !

— Ne tarde pas trop, le dîner serait gâché. Au revoir, chéri. Je t’aime.

— Je t’aime, Mamie.

Au bout d’un instant, j’ai tapé « MYCROFTXXX ».

— Mike, je voudrais que tu me cherches un nom. Un nom terrien, celui d’un passager du Popov : Stuart René La Joie. Stuart avec un U et le nom de famille peut être classé soit à L, soit à J.

Je n’ai pas attendu longtemps ; Mike a trouvé Stu dans presque tous les bottins mondains : dans le Who’s Who, le Dunn & Bradstreet, l’Almanach du Gotha, dans la liste des abonnés du Times de Londres, pour ne citer que les principaux. Exilé français, royaliste, six autres noms en plus de ceux qu’il utilisait, trois diplômes universitaires, y compris une licence de droit à la Sorbonne, ascendance noble aussi bien en France qu’en Écosse, divorcé (sans enfant) de l’honorable Pamela du machin de la chose, sang bleu. Un de ces vers de Terre qui ne daignent pas adresser la parole à un Lunatique descendant de bagnard… sauf que Stu, lui, parlait à tout le monde.

Au bout de deux minutes j’ai demandé à Mike de constituer un dossier complet, sans oublier toutes ses relations.

— Mike, il se pourrait bien que ce soit notre homme.

— Peut-être, Man.

— Faut que j’y aille, au revoir.

J’étais pensif en retrouvant mon invité. Un an auparavant, au cours d’un bavardage bien arrosé dans la chambre d’hôtel, Mike nous avait promis une chance sur sept sous certaines conditions impératives. L’une d’elles était d’obtenir de l’aide en provenance de Terra elle-même.

Malgré nos « jets de rochers », Mike savait comme nous tous que la puissante Terra, avec ses onze milliards d’habitants et d’inépuisables ressources, ne pouvait être battue par trois millions de gens qui n’avaient rien, à part des tas de cailloux et un lieu élevé pour les lancer.

Mike avait établi des comparaisons avec le XVIIIe siècle, quand les colonies britanniques d’Amérique avaient fait sécession, ainsi qu’avec le XXe siècle, où de nombreuses colonies s’étaient séparées de leurs empires. Il en avait conclu que jamais une colonie n’avait obtenu son indépendance par le seul usage de la force. Non : dans tous les cas considérés, l’État impérialiste, occupé ailleurs, s’était fatigué et avait abandonné la partie sans avoir utilisé toute sa puissance.

Pendant des mois, nous avions suffisamment accru notre propre puissance pour être en mesure d’affronter les milices du Gardien, si nous le souhaitions. Une fois notre catapulte prête (et elle allait l’être maintenant d’un moment à l’autre) nous ne serions pas désarmés. Mais nous avions besoin d’un « climat favorable » sur Terra. Et, pour cela, il nous fallait de l’aide sur place.

Prof pensait que ce ne serait pas difficile ; à tort. Ses amis terriens étaient pratiquement tous morts, et moi je n’en avais jamais eu, à part quelques professeurs. Nous avons mené une enquête dans les cellules : « Quelles grosses légumes terriennes connaissez-vous ? », et nous avons toujours eu la même réponse : « Vous plaisantez ? » Programme zéro…

Prof consultait les listes de passagers des vaisseaux dans l’espoir d’y trouver une connaissance ; il avait aussi épluché les extraits lunaires de la presse terrienne dans l’espoir d’y trouver des personnalités terriennes qu’il pourrait approcher en se recommandant de ses anciennes relations. Moi, je n’avais même pas essayé : parmi le peu de personnes que j’avais vues sur Terra, il n’y avait aucune grosse légume.

Prof n’avait pas repéré Stu sur la liste des passagers du Popov, car il ne l’avait jamais rencontré. Je ne savais pas moi-même si Stu était bien l’excentrique que sa curieuse carte de visite semblait indiquer, mais il était le seul Terrien avec qui j’avais pris un verre sur Luna ; il paraissait un type loyal et un personnage d’un certain poids, d’après le rapport de Mike.

Je l’ai donc amené à la maison pour voir ce que ma famille en penserait.

Ça a commencé sous les meilleurs auspices. Mamie lui a tendu la main en souriant. Il l’a prise, s’inclinant si bas que j’ai cru qu’il allait lui faire le baisemain… et il l’aurait fait, je crois, si je ne lui avais pas donné tant de conseils sur nos femmes. Mamie était toute chose quand elle lui a indiqué le chemin de la salle à manger.

12

En avril et en mai 2076, nous avons eu beaucoup de travail ; sans cesse nous nous acharnions à dresser les Lunatiques contre le Gardien, que nous poussions en parallèle à exercer des représailles. Malheureusement, Morti la Peste n’était pas si mauvais bougre, nous n’avions rien à lui reprocher sinon d’être le symbole de l’Autorité. Il nous fallait l’effrayer suffisamment pour qu’il fasse quelque chose, n’importe quoi. Quant aux Lunatiques de base, ils ne valaient pas mieux ; sans doute maudissaient-ils le Gardien, mais juste par tradition, et ce n’est pas de ce bois-là qu’on fait des révolutionnaires. Ils s’en fichaient pas mal, du moment qu’il y avait de la bière, des jeux, des femmes et du travail… Seuls les dragons de la Paix, qui avaient un réel talent pour se rendre insupportables, empêchaient la révolution de mourir d’anémie.

Mais même eux, il fallait les remuer. Prof disait que nous avions besoin d’une « Boston Tea Party », en allusion à un incident mythique d’une révolution antérieure ; il signifiait par là que nous devions sans cesse provoquer du chahut pour attirer l’attention.

Nous avons essayé. Mike a écrit de nouvelles versions des vieux chants révolutionnaires : la Marseillaise, l’Internationale, le Yankee Doodle, We Shall Overcome, Pie in the sky, etc., leur appliquant des paroles adaptées à Luna. Voici ce que cela donnait :

Enfants du Roc et de la Liberté,

Entendez-vous ce féroce Ga-a-ardien

Violer notre Liberté chérie ?

Simon Jester faisait partout courir ces chants subversifs. Quand l’un d’eux prenait, nous faisions passer son air (sans les paroles) sur les ondes. Cela plaçait le Gardien dans une posture délicate car il interdisait alors de jouer certains airs. Qu’importe : les gens pouvaient toujours les siffloter.

Mike avait étudié la voix et la forme des phrases de l’administrateur adjoint, de l’ingénieur en chef et des autres chefs de service : le Gardien recevait des appels affolés des membres de son personnel en pleine nuit. Bien sûr, ces derniers niaient énergiquement l’avoir appelé. Alvarez a donc mis son poste sur écoute pour essayer de retrouver la trace des prochains appels… une chose aisée, avec l’aide de Mike. Alvarez est remonté jusqu’au téléphone du chef des approvisionnements, pour découvrir qu’il s’agissait bel et bien de la voix de stentor de son chef.

L’appel anonyme suivant a semblé venir de chez Alvarez : ce que Morti a dit le lendemain à ce dernier et ce qu’il lui a répondu pour se défendre relève de l’absurde autant que de la psychose.

Prof a demandé à Mike d’arrêter. Il craignait qu’Alvarez perde sa place, ce que nous ne désirions pas ; il faisait trop bien son travail à notre goût. Vers cette époque, les dragons de la Paix ont été mis en alerte deux fois durant la même nuit sur ce qui avait semblé un ordre du Gardien. Leur moral est tombé à zéro et le Gardien s’est convaincu qu’il était environné de traîtres jusque dans son propre entourage, tandis que les dragons, eux, croyaient dur comme fer qu’il avait complètement perdu les pédales.

C’est alors que la Lunaïa Pravda a diffusé l’annonce d’une conférence du Dr Adam Selene : « La poésie et les arts sur Luna, une nouvelle Renaissance ». Aucun camarade ne s’y est rendu car nous avions fait passer dans les cellules la consigne de s’abstenir. Et il n’y a eu aucun attroupement quand sont arrivées trois escouades de dragons de la Paix – nous avions adapté le principe d’Heisenberg au Mouron rouge. Le directeur de la Pravda s’est efforcé pendant des heures d’expliquer qu’il n’avait pas lui-même, en personne, accepté cette annonce ; qu’elle avait été déposée à l’éditorial et payée comptant. Il a alors reçu l’ordre de ne plus admettre la moindre publicité concernant Adam Selene. Cet ordre a été suivi d’un contre-ordre lui intimant d’accepter tout ce qui proviendrait d’Adam Selene et de faire immédiatement son rapport à Alvarez.

La nouvelle catapulte a été essayée avec un chargement lancé dans l’océan Indien par 35° Est et 60° Sud, un emplacement où ne vivaient que des poissons. L’adresse de Mike l’a empli de fierté : il avait réussi à se faufiler dans une zone où les radars de guidage et de détection n’étaient pas en service, et il s’était contenté d’une seule impulsion pour mettre en plein dans le mille. Les journaux terrestres ont parlé d’une météorite géante tombée dans le subantarctique, repérée par le contrôleur de navigation spatiale de Capetown qui avait déterminé le point d’impact avec une précision à la hauteur des espoirs de Mike.

En enregistrant les dépêches de l’agence Reuters, Mike m’a appelé :

— Je t’avais dit que j’avais bien visé ! Ah ! quel plouf magnifique !

Plus tard, nous avons aussi eu les comptes rendus des stations océanographiques qui avaient enregistré sur leurs sismographes les effets de l’onde de choc – des résultats particulièrement éloquents.

C’était le seul projectile que nous avions préparé (pas facile d’acheter de l’acier), sans quoi Mike nous aurait demandé de recommencer.

Les bonnets rouges ont fait leur réapparition sur la tête des stilyagi et de leurs petites amies ; Simon Jester en a placé un entre ses cornes. Le Bon Marché[6] en a distribué en cadeau ! Alvarez a eu une pénible conversation avec le Gardien au cours de laquelle ce dernier a demandé à son flic en chef s’il pensait qu’il fallait agir à chaque fois que des gamins changeaient de mode. Alvarez avait-il perdu l’esprit ?

Au début de mai, j’ai croisé Slim Lemke sur le boulevard de ceinture ; il portait un bonnet phrygien. Il paraissait content de me voir, je l’ai remercié de m’avoir payé rapidement (il l’avait fait trois jours après le procès de Stu, apportant à Sidris les trente dollars de Hong-Kong qui correspondaient à l’amende de toute la troupe) et devant un verre, je lui ai demandé pourquoi tous les jeunes portaient des bonnets rouges. Se couvrir la tête était une coutume des vers de Terre, niet ?

Il a hésité puis m’a dit qu’il s’agissait d’une sorte de signe de reconnaissance maçonnique, comme pour les Élans. J’ai changé de sujet. J’ai appris que son nom complet était Moses Lemke Stone, membre de la famille des Stone. Nous étions parents ; cela m’a fait plaisir tout en me surprenant. Il arrive pourtant que les meilleures familles, comme les Stone, ne parviennent pas toujours à marier la totalité de leurs fils. J’avais moi-même eu de la chance : à son âge, j’aurais très bien pu errer comme lui dans les corridors. Je lui ai parlé de nos liens de parenté du côté maternel.

Il est devenu alors plus amical et m’a brusquement dit :

— Cousin Manuel, as-tu jamais pensé que nous devrions nous-mêmes élire notre propre Gardien ?

Je lui ai répondu que non, je n’y avais jamais pensé ; c’était l’Autorité qui le nommait et je supposais qu’il en serait toujours ainsi.

— Pourquoi devons-nous avoir une Autorité ?

Je lui ai demandé qui lui mettait toutes ces idées dans le crâne ; il m’a affirmé avec force que personne ne le faisait, qu’il se contentait de réfléchir, un point c’est tout… n’avait-il pas le droit de réfléchir ?

De retour chez moi, j’ai eu envie de demander à Mike s’il pouvait vérifier le pseudo de ce garçon, de voir s’il appartenait au Parti. Mais c’était inutile, et guère loyal envers Slim.

Le 3 mai 2076, soixante et onze mâles prénommés Simon ont été pris dans une rafle, interrogés puis relâchés. Aucun journal n’a relaté l’affaire. Tout le monde en a pourtant entendu parler ; nous avions alors atteint les cellules commençant par la lettre J, et je vous assure que douze mille personnes peuvent divulguer une nouvelle beaucoup plus rapidement que je ne l’aurais imaginé. Nous avons lourdement insisté sur le fait que l’un de ces mâles dangereux n’avait que quatre ans – un beau mensonge qui s’est néanmoins révélé d’une grande efficacité.

Stu La Joie est resté chez nous pendant tout le mois de février et celui de mars ; il n’est pas retourné sur Terra avant le début d’avril. Il faisait toujours valider son billet pour le voyage suivant, et ainsi de suite. Quand je lui ai fait remarquer qu’il devait approcher de la limite implicite au-delà de laquelle allaient se produire d’irréversibles modifications physiologiques, il s’est contenté de sourire et m’a répondu de ne pas m’en faire ; il a quand même pris ses dispositions pour s’entraîner à la centrifugeuse.

Même en avril, Stu n’avait aucune envie de nous quitter ; les adieux avec toutes mes femmes et avec Wyoh ont été entrecoupés de baisers, de sanglots et de promesses de retour prochain. Mais il nous quittait parce qu’il avait du travail à faire ; il était devenu membre du Parti.

Je n’avais pas voulu intervenir dans la décision de recruter Stu car je craignais d’être partial. Wyoh, Prof et Mike ont été unanimes pour prendre le risque ; c’est avec bonheur que j’ai accepté leur jugement.

Nous nous y étions tous mis pour nous concilier les bonnes grâces de Stu – moi, Prof, Mike, Wyoh, Mamie, et même Sidris, Leonore et Ludmilla, ainsi que les gosses, Hans, Ali et Franck, car c’était la vie de la famille Davis qui l’avait tout d’abord séduit. D’autant que Leonore était la plus jolie fille de L City, sans vouloir déprécier Milla, Wyoh, Anna et Sidris. Cela nous a permis de constater que Stu possédait lui aussi un charme naturel auquel il était difficile de résister. Mamie semblait folle de lui, Hans lui a fait découvrir les mystères de l’agriculture hydroponique – se salir les mains, prendre une bonne suée, attraper quelques bleus dans les tunnels en compagnie de nos garçons : il a aussi aidé à l’élevage de nos poissons chinois dans les viviers et s’est fait piquer par nos abeilles ; il a appris à se servir d’une combinaison pressurisée et m’a accompagné pour réparer nos panneaux solaires ; il a aidé Anna à dépecer un cochon et elle lui a montré comment tanner le cuir ; il restait tranquillement assis auprès de grand-papa, à écouter avec respect les histoires naïves qu’il racontait sur Terra ; il a fait la vaisselle avec Milla, chose qu’aucun mâle de notre famille n’avait jamais accomplie ; il s’est mis à quatre pattes avec les gosses et les chiens et a appris à moudre la farine, allant jusqu’à échanger des recettes de cuisine avec Mamie.

Prof et moi-même avons commencé à sonder ses idées politiques. Nous n’avions rien avoué – afin de pouvoir encore faire marche arrière – quand Prof l’a présenté à Adam Selene, joignable uniquement par téléphone car « il séjournait en ce moment à Hong-Kong ». Une fois Stu acquis corps et âme à la cause, nous avons abandonné ce mythe et lui avons avoué qu’Adam était notre président et qu’il ne pourrait pas le rencontrer personnellement pour des raisons de sécurité.

C’est Wyoh qui a le plus insisté. Sur ses conseils. Prof a dévoilé notre jeu et fait part à Stu de nos intentions révolutionnaires. Il ne s’est pas montré surpris. Stu avait déjà compris de quoi il s’agissait et il attendait seulement le moment où nous lui ferions confiance.

Si le nez de Cléopâtre avait été plus long, la face du monde en eût été changée. Je ne sais si Wyoh a utilisé des arguments autres que verbaux pour convaincre Stu et je n’ai jamais essayé de le savoir. Wyoh avait compté pour mon propre engagement plus que toutes les théories de Prof et les chiffres de Mike. Si elle avait dû utiliser des arguments encore plus forts avec Stu, elle n’aurait pas été la première héroïne de l’Histoire à agir ainsi pour son pays.

Stu s’est rendu sur Terra muni d’un code spécial. Je ne connais pas grand-chose aux codes et aux messages chiffrés, sinon les bases que l’on apprend en formation d’informaticien. Un message chiffré est un cryptogramme dans lequel une lettre se substitue à une autre, le plus simple consistant à mélanger les lettres de l’alphabet.

Il peut aussi s’avérer d’une subtilité incroyable, surtout si l’on utilise un ordinateur. Pourtant, tous les messages chiffrés ont une faiblesse qui tient à leur nature même. Si un ordinateur peut les élaborer, un autre est capable de les déchiffrer.

Un code n’a pas la même faiblesse. Pour prendre un exemple, imaginons que dans son code se trouvait le groupe de lettres GLOPS. Cela veut-il dire « Tante Minnie rentrera à la maison jeudi » ou cela signifie t-il « 3,14159…» ?

La signification d’un groupe de lettres reste celle que vous lui avez donnée, et aucun ordinateur ne peut la déduire du seul assemblage des lettres. Donnez-lui un assez grand nombre de groupes et une théorie raisonnable comprenant des possibilités ou au moins quelques indices, et peut-être arrivera-t-il à trouver le code grâce à la répétition de certains motifs. Mais ça, c’est un autre problème, plus complexe et qui ne se situe pas au même niveau.

Le code que nous avons choisi était le règlement commercial le plus courant, utilisé à la fois sur Terra et sur Luna pour les dépêches commerciales. Mais nous l’avions modifié. Prof et Mike avaient passé des heures à débattre des renseignements que le Parti pourrait désirer obtenir de son agent sur Terra et ceux qu’ils pourraient lui transmettre, puis Mike avait fait travailler son inépuisable mémoire de manière à en sortir un nouveau jeu de significations pour le code, qui pouvait aussi bien signifier « Achetez du riz thaï » que « Fuyez, ils nous ont pris ». Ou tout et n’importe quoi, car il comprenait aussi des chiffres qui permettaient de signaler ce que nous n’avions pas prévu.

Un soir, tard dans la nuit, Mike a imprimé le nouveau code par l’intermédiaire des dépêches de la Lunaïa Pravda ; le rédacteur de nuit a passé le rouleau de prétendues nouvelles à un autre camarade ; ce dernier les a transformées en microfilm qu’il nous a, en retour, fait parvenir. Pour chacune de ces manipulations, personne n’a su la nature et la fonction de ce qu’il avait entre les mains. Nous avons enfoui le code dans la bourse de Stu. À cette époque, des dragons de mauvaise humeur inspectaient soigneusement les bagages des voyageurs en partance, mais Stu restait convaincu qu’il n’aurait pas d’ennui. Pour le passer, peut-être l’a-t-il avalé ?

Peu après, par l’intermédiaire de son agent de change londonien, Stu a reçu sur Terra quelques messages de la LuNoHoCo, qui traitaient pour la plupart de questions financières.

Le Parti avait besoin de dépenser de l’argent sur Terra ; la LuNoHoCo en a donc transféré (et pas seulement de l’argent volé : certaines opérations s’étaient révélées profitables), mais le Parti avait besoin d’envoyer davantage de fonds sur Terra. Stu devait spéculer en tenant compte du fait qu’il connaissait secrètement le projet de révolution. Avec Prof et Mike, il avait passé des heures à discuter des actions qui allaient monter et de celles qui allaient baisser après le jour « J ». Mais ça, c’était le boulot de Prof ; moi, je ne suis pas ce genre de joueur.

Il nous fallait de l’argent avant le Grand Jour pour créer un « climat d’opinion ». Nous avions besoin de publicité, de délégués et de sénateurs dans les Nations Fédérées, de la certitude qu’une nation au moins nous reconnaîtrait immédiatement, besoin de légistes qui, un verre de bière à la main, diraient à leurs confrères : « Je voudrais bien savoir ce qui, sur ce tas de cailloux, pourrait bien valoir la vie d’un seul soldat ? Qu’ils aillent donc au diable, voilà ce que je pense ! »

De l’argent pour la publicité, pour les pots-de-vin, pour des hommes de paille, pour intoxiquer les mouvements qui avaient pignon sur rue ; de l’argent pour que la nature de la véritable économie lunaire (Stu était parti muni de tous les chiffres nécessaires) soit établie d’abord de manière scientifique puis popularisée ; de l’argent pour convaincre le ministère des Affaires étrangères d’au moins un grand pays qu’il aurait avantage à l’existence de Luna Libre ; de l’argent pour convaincre quelque grand cartel financier de développer le tourisme lunaire…

Tout cela faisait trop d’argent ! Stu avait offert sa propre fortune, et Prof ne l’avait pas refusée – mariage de l’intérêt et du cœur… Mais cela restait insuffisant. Je croisais les doigts pour que Stu puisse accomplir ne serait-ce que le dixième de sa tâche. Au moins étions-nous enfin parvenus à établir un système de communication avec Terra ! Prof prétendait que les transmissions vers l’ennemi constituaient un point essentiel dans toutes les guerres, et qu’il fallait y apporter le plus grand soin. (Il se disait pacifiste, mais comme pour son végétarisme, cela ne l’empêchait pas de rester… « rationnel ». Il aurait fait un théologien du tonnerre.)

Dès l’atterrissage de Stu, Mike a établi nos chances à une contre treize. Affolé, je lui ai demandé pourquoi.

— Mais, Man, m’a-t-il expliqué patiemment, cela accroît les risques. Et qu’il s’agisse de risques nécessaires n’y change rien.

Je me suis tu. Vers le même moment, au début de mai, un nouveau facteur a réduit certains risques tout en en révélant d’autres. Une partie de Mike s’occupait des transmissions par ondes micrométriques Terra-Luna – les annonces commerciales, les données scientifiques, les nouvelles, la vidéo, la radiotéléphonie vocale, les transmissions de routine de l’Autorité mais également les messages ultra-secrets du Gardien.

À part ces derniers, Mike pouvait déchiffrer n’importe quoi, y compris les codes et messages chiffrés commerciaux : le déchiffrement des cryptogrammes était pour lui un jeu auquel il se livrait comme on fait des mots croisés, et personne ne se méfiait de cette machine. Sauf le Gardien – au demeurant je pense qu’il se méfiait de tout mécanisme ; il était du genre à trouver que tout instrument un peu plus compliqué qu’une paire de ciseaux a quelque chose de mystérieux, de dangereux… Une mentalité de l’âge de pierre en quelque sorte.

Le Gardien utilisait un code que Mike n’avait jamais vu. Il envoyait aussi différents messages chiffrés mais ne les composait jamais à l’aide de Mike ; il préférait se servir d’une petite machine idiote dans le bureau de sa résidence. Il avait en outre convenu avec l’Autorité terrienne d’opérer des permutations régulières selon un calendrier établi entre eux. Un système, selon lui, très sûr.

Mike a percé à jour sa méthode et en a déduit son système de permutation horaire, simplement pour se dérouiller les jambes. Il ne s’est pas attaqué au code proprement dit avant que Prof ne le lui demande ; cela ne présentait aucun intérêt pour lui.

Finalement, sur ordre de Prof, Mike est parti à l’assaut des messages ultra-secrets du Gardien. Ayant auparavant toujours effacé les messages du Gardien une fois la transmission effectuée, il a commencé par accumuler des données pour les analyser ; un travail de longue haleine car le Gardien n’envoyait de tels messages que lorsque la nécessité s’en faisait sentir, et il se passait parfois une semaine entière sans que cela se produise. Pourtant, peu à peu, Mike a commencé à définir la signification de certains groupes de lettres en assignant à chacun une probabilité. Un code ne cède pas d’un seul coup, il est même possible de connaître la signification de 99 % des groupes d’un message et de ne pas en comprendre le sens global car il subsiste un groupe qui, pour vous, veut encore dire, disons… GLOPS.

L’utilisateur peut lui aussi avoir un problème : il perdra le fil si jamais GLOPS se transforme en GLOPT. Toutes les méthodes de communication exigent des récurrences pour éviter des pertes d’informations. C’était sur ces répétitions que comptait Mike, avec la parfaite patience d’une machine.

Il a trouvé la plus grande partie du code du Gardien beaucoup plus tôt que prévu. Ce dernier, en effet, envoyait des messages de plus en plus nombreux au sujet de la même affaire (ce qui nous facilitait la tâche) : la sécurité et la subversion.

Nous avions acculé Morti la Peste : il réitérait sans arrêt ses demandes de secours.

Se rendant compte du fait que, malgré l’envoi de deux phalanges de dragons de la Paix, les activités subversives continuaient de plus belle, il demandait des renforts pour poster des gardes à tous les endroits clés de chaque termitière.

L’Autorité lui a répondu qu’il exagérait, qu’il était impossible d’envoyer d’autres troupes des Nations Fédérées car elles devaient rester disponibles pour leurs tâches terriennes. Morti devait cesser ses requêtes. S’il désirait renforcer les effectifs de sa garde, il lui suffisait de recruter parmi les déportés – les augmentations de dépenses devraient alors être supportées par Luna : il n’était plus autorisé à dépasser les crédits déjà alloués. Et on lui a ordonné de communiquer les mesures qu’il avait prises pour répondre au projet d’expéditions supplémentaires de grain.

Le Gardien a répondu qu’à moins de recevoir satisfaction pour ses demandes extrêmement modérées de renforts en personnel de sécurité qualifié – inutile, je répète, inutile d’envisager l’utilisation de condamnés non entraînés et à la fidélité douteuse –, il ne pourrait pas assurer plus longtemps le maintien de l’ordre, et encore moins une augmentation des expéditions de grain.

On lui a rétorqué avec mépris que cela n’avait aucune importance si d’ex-déportés avaient envie de se battre entre eux au fond de leurs trous. Pourquoi ne pensait-il pas à éteindre l’éclairage comme cela avait été fait, avec grand succès, en 1996 et en 2021 ?

Ces échanges nous ont forcés à modifier notre calendrier, à accélérer certaines opérations et à en ralentir d’autres. Comme un repas gastronomique, une révolution doit se préparer de telle manière que tout arrive à point nommé. Stu avait besoin de temps sur la Terre. Nous, il nous fallait des projectiles, des petites tuyères directionnelles, ainsi que des circuits intégrés pour pouvoir « lancer nos rochers ». L’acier constituait un problème car il fallait l’acheter, l’usiner et surtout le transporter à travers les méandres des tunnels jusqu’à l’aire de catapultage. Nous devions recruter davantage pour parvenir au moins à la lettre « K » – ce qui représentait environ 40 000 membres. Aux bas échelons, nous enrôlions les personnes davantage pour leur esprit combatif que pour leurs talents particuliers, comme nous l’avions fait jusqu’alors. Nous avions aussi besoin d’armes pour repousser d’éventuels débarquements. Il nous fallait encore déplacer les radars de Mike, sans lesquels il était aveugle (Mike lui-même ne pouvait être changé de place, mais il avait des prolongements partout sur Luna ; il y avait un millier de mètres de roche au-dessus de sa partie centrale dans le Complexe, il était recouvert d’acier et possédait une armature montée sur ressorts car l’Autorité avait pensé à l’éventualité qu’il subisse un bombardement nucléaire).

Nous devions faire tout cela sans pour autant trop se précipiter.

C’est pourquoi nous avons mis un frein à ce qui pouvait ennuyer le Gardien, tout en accélérant le reste. Simon Jester a pris des vacances. Nous avons transmis la consigne que les bonnets phrygiens n’étaient plus à la mode, mais qu’il fallait quand même les conserver. Le Gardien n’a plus reçu d’appels téléphoniques exaspérants ; nous avons cessé de provoquer des incidents avec les dragons, ce qui ne les a pas supprimés complètement mais en a réduit le nombre.

Malgré tous nos efforts pour calmer les angoisses de Morti la Peste, un inquiétant symptôme est apparu : bien qu’aucun message (du moins aucun que nous ayons intercepté) ne soit parvenu au Gardien pour lui accorder des renforts de troupes, il a fait sortir des gardes du Complexe. Les membres du Service civique qui y vivaient ont cherché des trous à louer dans L City. L’Autorité a fait procéder à des essais de forage et de sondage aux ultrasons dans un volume proche de L City potentiellement transformable en terrier.

Cela pouvait signifier que l’Autorité avait l’intention d’y envoyer des prisonniers en masse ; ou que l’espace dans le Complexe avait été acquis dans un autre but que celui qui lui était assigné actuellement. Pour servir de casernement ?

— Ne vous faites pas d’illusions, nous a dit Mike. Le Gardien va recevoir ses renforts ; et cet espace leur servira de baraquement. S’il y avait une autre explication, j’en aurais eu vent.

— Mais pourquoi n’as-tu pas entendu parler de ces renforts ? Tu as bien déchiffré le code du Gardien !

— En partie seulement. Les deux derniers vaisseaux ont amené des personnalités de l’Autorité et je ne sais pas ce qu’ils racontent loin des téléphones.

Nous avons donc établi des plans envisageant l’entrée en lice de dix autres phalanges, Mike estimant que le volume libéré pouvait contenir cet effectif. Nous pourrions faire face à ce nombre – avec l’aide de Mike – mais cela signifierait des morts, et aucunement le coup d’État sans heurts que Prof avait prévu.

Nous avons alors porté tous nos efforts sur les autres points.

Quand, tout à coup, nous nous sommes retrouvés au pied du mur…

13

Elle s’appelait Marie Lyons ; elle avait dix-huit ans. Sa mère ayant été exilée avec le Détachement pacifique de 56, elle était née sur Luna. Aucune trace de son père. Elle paraissait tout ce qu’il y a de plus inoffensif. Elle travaillait comme contrôleuse des approvisionnements au service des expéditions et habitait dans le Complexe.

Peut-être haïssait-elle l’Autorité et aimait-elle taquiner les dragons de la Paix ou peut-être cela a-t-il commencé comme une pure transaction commerciale, dans le calme le plus absolu, derrière un tourniquet payant. Comment savoir ? Il y avait six dragons. Non satisfaits de l’avoir violée (car s’il s’agissait d’un viol), ils ont abusé d’elle de plusieurs autres façons puis l’ont tuée. Mais ils n’ont pas su se débarrasser du cadavre : une autre femme du Service civique l’a trouvé avant qu’il n’ait refroidi. Elle a poussé un ultime cri…

Nous avons tout de suite été au courant. Mike nous a appelés tous les trois pendant qu’Alvarez et le chef de corps des dragons de la Paix étudiaient les mesures à prendre dans le bureau d’Alvarez. Le commandant des dragons ne semblait pas avoir eu de la peine à mettre la main sur les coupables. En compagnie d’Alvarez, il les interrogeait un à un et les cuisinait durement. Nous avons entendu une fois Alvarez hurler :

— Vos satanés dragons devraient avoir leurs femmes avec eux, je vous avais averti !

— Ne remettez pas ça sur le tapis ! a répondu l’officier des dragons. Je vous ai répété cent fois qu’ils n’en enverront pas. Maintenant, la question est de savoir ce que nous allons faire pour étouffer l’affaire.

— Êtes-vous fou ? Le Gardien est déjà au courant.

— Ce qui ne résout rien au problème.

— Suffit ! Passons au suivant.

Tout au début de cette affreuse histoire, Wyoh m’avait rejoint dans mon atelier. Toute pâle sous son fond de teint, elle demeurait silencieuse mais voulait s’asseoir à côté de moi et me prendre la main.

La conférence s’est quand même terminée et le dragon a quitté Alvarez. Ils n’étaient pas tombés d’accord : Alvarez voulait que les six dragons soient immédiatement exécutés pour donner toute la publicité désirable à cette affaire (une action avisée mais insuffisante, de son point de vue) ; le chef de corps parlait encore « d’étouffer l’affaire ».

— Mike, a dit Prof, continuez d’écouter, ici et partout où vous le pouvez. Compris, Mike ? Wyoh ? Man ? Une idée ?

Je n’en avais aucune. Je n’étais pas un révolutionnaire posé et lucide ; j’avais seulement envie de les écraser, de leur faire payer.

— Je ne sais pas. Que faut-il faire, Prof ?

— Faire ? Nous y sommes, nous avons débusqué le tigre et il faut maintenant l’attraper par les oreilles. Mike, où est Finn Nielsen ? Trouvez-le.

— En appel, a répondu Mike.

Il nous a mis en contact avec Finn ; j’ai entendu : «… à la station Sud. Les deux gardes sont morts, ainsi que six de nos gens. Je dis des gens, pas obligatoirement des camarades. Des bruits courent sur les dragons ; ils seraient devenus fous, violeraient et tueraient toutes les femmes du Complexe. Adam, je préférerais parler à Prof. »

— Je suis ici, Finn, a répondu Prof d’une voix forte, confiante. Il nous faut bouger, à tout prix. Cesse le travail, prends les pistolets laser et les hommes qui y sont entraînés, tous ceux que tu peux ramasser.

— Da ! D’accord, Adam ?

— Faites ce que dit Prof. Puis rappelez.

— Un instant, Finn ! Ici, Mannie. Il me faut un de ces pistolets.

— Tu n’es pas entraîné, Mannie.

— Si c’est un laser, je sais m’en servir.

— Taisez-vous Mannie, a crié Prof. Vous perdez du temps ; laissez faire Finn. Adam, un message pour Mike. Dites-lui de déclencher le plan d’alerte n°4.

L’intervention de Prof a mis fin à mes hésitations. J’avais oublié que Finn n’était pas supposé savoir que Mike et « Adam Selene » ne faisaient qu’un ; j’avais tout oublié, je ne ressentais plus qu’une froide colère.

— Finn a raccroché, a dit Mike. J’ai lancé le plan d’alerte n°4 en même temps, Prof. Plus de circulation autre que celle de routine. Vous ne désirez pas l’interrompre, n’est-ce pas ?

— Non, contente-toi d’appliquer le plan n°4. Aucune transmission avec Terra, ni dans un sens ni dans l’autre ; qu’aucune nouvelle ne filtre. Si quelqu’un appelle, il faut le faire attendre et nous prévenir.

Le plan d’alerte n°4 concernait les transmissions en cas d’urgence et visait à établir la censure sur les nouvelles en direction de Terra sans pour autant éveiller les soupçons. Pour cela, Mike devait se préparer à utiliser autant de voix différentes qu’il le faudrait pour retarder certaines communications et en envoyer d’autres préenregistrées.

— Programme en cours, a dit Mike.

— Bien. Mannie, calmez-vous et occupez-vous de ce que vous avez à faire. Laissez les autres se battre, c’est ici que nous avons besoin de vous car il va falloir improviser. Wyoh, filez donner la consigne à la camarade Cecilia de faire évacuer tous les corridors par les Irréguliers. Que tous ces enfants rentrent chez eux et qu’ils y restent. Et que leurs mères poussent les autres mères à en faire autant. Nous ne savons absolument pas où vont se dérouler les combats et nous voulons éviter autant que possible que des gosses soient blessés.

— J’y vais, Prof.

— Un instant. Dès que vous aurez averti Sidris, occupez-vous de vos stilyagi. Je veux de la bagarre dans les bureaux de l’Autorité, en ville… qu’ils défoncent les portes, qu’ils saccagent l’endroit, qu’ils fassent du boucan, qu’ils détruisent tout mais qu’ils ne blessent personne si possible. Mike, alerte n°4 M. Isolez le Complexe et ne conservez que nos propres lignes.

— Prof, ai-je demandé, pourquoi déclencher des émeutes à cet endroit ?

— Mannie, Mannie ! C’est le Grand Jour ! Mike, les autres termitières sont-elles au courant pour le viol et le meurtre ?

— Pas que je sache. J’écoute toujours ici et là, je fais des sondages. Les stations de métro sont calmes, sauf à Luna City. Les combats ont juste commencé à la station Ouest. Voulez-vous écouter ?

— Pas maintenant. Mannie, allez-y et observez. Mais tenez-vous à l’écart et toujours à proximité d’un téléphone. Mike, déclenchez des émeutes dans toutes les termitières. Faites passer les nouvelles dans les cellules et utilisez la version Finn, pas la vérité. Les dragons violent et tuent toutes les femmes du Complexe… Je vous donnerai des détails, ou vous pouvez les inventer. Euh… pouvez-vous transmettre aux gardes des stations de métro des autres termitières l’ordre de regagner leurs casernes ? Je veux des émeutes, mais je préfère ne pas envoyer des camarades désarmés contre des hommes munis de lasers.

— Je vais essayer.

Je me suis précipité jusqu’à la station Ouest, mais j’ai ralenti en approchant. Les corridors grouillaient de gens en colère. La ville bourdonnait d’une manière effrayante, je n’avais encore jamais rien vécu de semblable ; en traversant le boulevard, j’ai entendu des cris et un bruit de foule en provenance des bureaux de l’Autorité ; il me semblait pourtant que Wyoh n’avait pas encore eu le temps de rassembler ses stilyagi : les opérations prévues par Prof semblaient se déclencher spontanément.

Dans la station noire de monde, j’ai dû jouer des coudes pour constater de mes yeux ce que je soupçonnais : les gardes préposés aux passeports étaient soit morts, soit en fuite. Non, ils étaient bel et bien morts, ainsi que trois Lunatiques, parmi lesquels se trouvait un gamin de moins de treize ans. Ses mains entouraient encore la gorge d’un dragon et il portait toujours sur la tête un petit bonnet rouge. Je me suis frayé un chemin jusqu’à une cabine téléphonique pour faire mon rapport.

— Retournez-y, m’a ordonné Prof, et récupérez la plaque d’identité d’un des gardes. Je voudrais son nom et son grade. Avez-vous vu Finn ?

— Non.

— Il doit arriver avec trois pistolets. Dites-moi dans quelle cabine vous vous trouvez, allez me chercher ce nom et revenez.

Un des cadavres avait disparu, enlevé. Bog sait ce qu’ils voulaient en faire ! L’autre paraissait déjà en fort mauvais état ; j’ai quand même pu m’en approcher et lui retirer du cou sa plaque d’identité avant qu’ils ne l’emmènent quelque part lui aussi. J’ai fendu la foule pour regagner le téléphone où se tenait à présent une femme.

— Madame, ai-je dit. Il faut absolument que j’utilise ce téléphone. C’est urgent !

— Allez-y tout à votre aise, ce satané machin ne marche pas ! Pour moi, il marchait : Mike me l’avait mis en réserve. J’ai donné à Prof le nom du garde.

— Bien. Avez-vous vu Finn ? Il doit vous retrouver à cette cabine.

— Non… Attendez, je l’aperçois.

— Parfait ! Rejoignez-le. Mike, avez-vous une voix qui conviendrait à ce dragon ?

— Désolé, Prof.

— Tant pis, il vous suffira de paraître essoufflé et effrayé ; de toute façon, il y a de fortes chances pour que le commandant ne le connaisse pas personnellement. Vous croyez que ce garde appellerait Alvarez ?

— Non, plutôt son chef de corps. Alvarez fait toujours parvenir ses ordres par son intermédiaire.

— Alors, appelez le chef. Rendez compte de l’attaque, demandez des renforts et mourez au beau milieu d’une phrase. Avec un bruit de fond d’émeute et peut-être même un grand cri : « Le voilà ! Tuons ce salopard ! », juste avant de rendre l’âme. Pouvez-vous le faire ?

— C’est programmé. Pas de problème, a confirmé Mike qui paraissait tout content.

— Allez-y. Mannie, passez-moi Finn.

Prof avait projeté d’évacuer les gardes de leurs casernes, à la sortie desquelles les hommes de Finn attendaient, arme au poing. Et cela a marché à merveille, jusqu’au moment où Morti la Peste a perdu son sang-froid. Il a rassemblé le peu de gardes qui restaient pour se protéger lui-même, tout en envoyant vers Terra des messages désespérés… qui ne partaient pas.

J’ai passé outre les ordres de Prof : après avoir pris un pistolet laser au moment où devait arriver la deuxième capsule de dragons de la Paix, j’ai grillé deux vigiles pour apaiser ma soif de sang et laissé les autres terminer le travail. Trop facile : ils passaient la tête par l’écoutille et ils étaient cuits. La moitié de l’escouade n’a même pas eu le temps de sortir : une épaisse fumée s’est échappée de l’ouverture et ils ont péri ainsi, comme les autres. À ce moment, j’avais regagné mon poste près du téléphone.

La décision du Gardien de se terrer a provoqué quelques troubles dans le Complexe. Alvarez s’est fait tuer, ainsi que le commandant des dragons et deux chemises jaunes. Quelques survivants, treize en tout, sont allés rejoindre Morti la Peste, à moins qu’ils aient été déjà avec lui. Nous avons suivi les événements grâce à Mike, qui pouvait tout écouter. Au bout du compte, il est apparu évident que tous les hommes en armes se trouvaient réunis à l’intérieur de la résidence du Gardien. Prof a alors donné à Mike l’ordre de passer à l’opération suivante.

Mike a éteint toutes les lumières du Complexe sauf celles de la résidence du Gardien et a réduit l’oxygène au minimum – pas au point de tuer mais suffisamment pour nous assurer que la moindre tentation belliqueuse serait réduite à néant. Toutefois, dans la résidence, l’oxygène a été entièrement coupé ; il n’y avait plus que de l’azote, et cela pendant une dizaine de minutes environ. Ensuite, les hommes de Finn qui attendaient avec leurs combinaisons pressurisées dans la station de métro privée du Gardien ont fait sauter la porte du sas et sont entrés « au coude à coude ».

Luna était à nous.

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