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Pour un couple réuni uniquement par la violence de ma folie nous nous entendions étonnamment bien. Notre vie se dédoubla d’une drôle de façon. S’il nous arrivait d’avoir des différences d’opinions, Eri savait défendre sa position, mais généralement il ne s’agissait alors que de problèmes de l’humanité dans son ensemble ; elle était, par exemple, une fervente adepte de la bettrisation et la défendait avec des arguments concrets et non en citant des livres. Je voyais un bon signe dans le fait qu’elle osât me contredire si ouvertement ; mais ces discussions n’avaient lieu que pendant la journée. Elle ne poussait pas le courage jusqu’à me parler de moi-même objectivement et calmement ; elle n’osait pas ou plutôt elle ne le voulait pas, certainement parce qu’elle ne savait pas ce que dans ses paroles j’aurais compris comme un juste reproche d’un de mes défauts, de mes manies de « surgelé humain » comme disait Olaf ; et ce qui au contraire aurait pu atteindre l’essence même de l’échelle des valeurs d’un homme de mon époque. Mais la nuit — comme si la nuit dissolvait et amoindrissait ma présence — elle me parlait de moi, c’est-à-dire de nous, — et j’étais heureux que ces conversations se passent dans l’obscurité car elle dissimulait avec pitié mes malheureuses stupéfactions, voire mes abasourdissements.

Elle me parlait d’elle-même, de son enfance, et de cette manière j’appris pour la seconde fois — la première à vrai dire car cet enseignement-là était plein d’un contenu humain et réel —, j’appris combien minutieusement était construite cette société de l’harmonie perpétuelle, de l’harmonie équilibrée et sensible. Il paraissait naturel que l’élevage des enfants, leur éducation, surtout pendant les premières années de la vie, soient chose difficile nécessitant hautes qualifications, préparation pluridisciplinaire et études spécialisées. Pour obtenir l’autorisation de concevoir un descendant le couple devait passer une sorte d’examen ; de premier abord cela me parut inouï, mais à la réflexion je dus bien avouer que le paradoxe était plutôt du côté de notre ancienne civilisation, et non pas de la leur — car chez nous on ne pouvait construire une maison, un pont, guérir une maladie, accomplir des tâches administratives si simples fussent-elles, sans avoir de diplôme approprié. Et la chose la plus difficile, demandant le plus de responsabilités, celle d’élever et d’éduquer un enfant et former son psychisme, était laissée au hasard et au désir momentané, la collectivité ne se permettant de s’immiscer dans ces problèmes qu’une fois des fautes irréparables commises, et lorsque naturellement, il était déjà trop tard.

Ainsi avoir le droit de concevoir un enfant était maintenant une faveur qui n’était pas attribuée à n’importe qui ; ensuite, les parents n’avaient pas le droit d’isoler leurs enfants de ceux des autres — on créait des groupes spécialement conçus pour une répartition équitable des sexes et une représentation le plus juste possible de tous les tempéraments. Des enfants prétendus difficiles étaient soumis à des traitements hypnago-giques supplémentaires, tandis que l’éducation de tous commençait très tôt. Ce n’était pas l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, cela venait beaucoup plus tard ; l’éducation des tout-petits consistait en leur initiation au fonctionnement de la société — à travers des jeux appropriés —, du monde, à la diversité et la richesse des comportements sociaux ; les enfants de quatre ou cinq ans apprenaient déjà ainsi, de façon naturelle en quelque sorte, les principes de la vie en société, la tolérance, le respect pour les autres. Leurs croyances et leurs comportements. Ils apprenaient surtout à négliger les caractè

res extérieurs, physiques des autres enfants, donc des autres humains de toutes races.

Tout cela me paraissait très joli, avec une restriction toutefois, une seule mais de taille : c’est que la bettrisation constituait le fondement inébranlable, le principe omniprésent de ce monde. L’éducation tendait justement à ce qu’on l’acceptât comme une évidence, au même titre que la naissance ou la mort. C’est surtout quand j’entendais par la bouche d’Eri la façon dont ils apprenaient à l’école l’histoire ancienne, que la colère m’envahissait et je n’arrivais à me maîtriser qu’avec difficulté. Dans leur optique ce n’étaient que des siècles de barbarie et de brutalité, de développement incontrôlé, de catastrophes économiques violentes et de guerres, tandis que d’incontestables succès de notre civilisation étaient présentés comme l’expression de tendances et de forces qui permettaient aux hommes de surmonter l’obscurantisme et la cruauté de leur époque : ainsi ces succès n’auraient été accomplis qu’à contre-courant de la tendance générale qui allait à l’exploitation d’autrui. Ce qui, disait-on, n’était avant que le fruit de plus grands efforts, ce qui ne pouvait être fait qu’en dépit de dangers, de privations et de compromis, de ruines morales et matérielles, ce à quoi ne pouvaient accéder que de rares élus, était actuellement universel, facile d’accès et assuré.

Passe encore quand il ne s’agissait que de généralités ; j’étais bien prêt à condamner plusieurs aspects du passé, ne serait-ce que les guerres ; de la même façon je devais considérer l’absence — totale ! — de conflits politiques, de tensions et de différends internationaux — bien que surprenante, bien que laissant soupçonner leur existence soigneusement celée —, comme une réussite et non pas une perte. Cependant les choses empiraient quand ce renversement d’échelle des valeurs touchait à mes affaires personnelles. Car Starck n’était pas le seul à condamner les expéditions cosmiques (j’ajouterai que son livre avait été écrit un demi-siècle avant mon retour). Dans ce domaine Eri, licenciée en archéologie, pouvait m’apprendre plus d’une chose. Déjà les premières générations de bettrisés avaient changé d’attitude envers les voyages stellaires, mais en dépit de ce changement qui consistait seulement en une transformation du positif au négatif, leurs sentiments demeuraient intenses. On considérait ainsi qu’une erreur tragique avait été commise, justement pendant les années où l’on planifiait notre expédition, car à cette époque on en envoyait par dizaines : l’erreur ne consistait pourtant pas dans le fait que la moisson de ces voyages s’avérât nulle, que l’exploration des environs du système solaire dans un rayon de plusieurs années-lumière ne conduisît à la découverte d’aucune civilisation — l’on découvrit sur quelques planètes des formes de végétations primitives tout à fait différentes de celles de la Terre. L’on ne considérait pas non plus comme la pire des choses le fait que l’allongement progressif de la durée des expéditions transformait les équipages des vaisseaux, les représentants de la Terre, en un groupe ahuri de créatures mortellement épuisées et nécessitant, après leur atterrissage, là ou ailleurs, une surveillance soigneuse ainsi qu’une convalescence ; on n’estimait donc pas que le fait d’envoyer de telles têtes chaudes fût par trop cruel et stupide. Au contraire, le grand reproche c’était que la Terre, qui n’avait pas encore fait tout son possible envers elle-même, se fût aventurée à conquérir le cosmos, comme s’il n’était pas évident que les abîmes de la souffrance humaine, de l’injustice, de la peur et de la faim sur le globe terrestre ne seraient pas apaisés par ces héroïques exploits.

Mais ce n’étaient, comme je l’avais déjà dit, que les sentiments de la première génération des bettrisés, car ensuite, vinrent naturellement l’oubli et l’indifférence. En apprenant l’existence de l’ère romantique de l’astronautique les enfants s’étonnaient. Us éprouvaient peut-être un léger sentiment de peur en pensant à leurs aïeux incompréhensibles, aussi étrangers, aussi différents que leurs aïeux encore plus éloignés enchevêtrés dans leurs guerres, leurs pillages et leurs expéditions à la recherche de l’or. C’est surtout cette indifférence qui m’effrayait car c’était pire qu’une condamnation absolue — l’oeuvre de notre vie était oubliée, enterrée et considérée comme nulle et non existante.

Eri n’essayait pas de susciter mon enthousiasme envers le nouveau monde, ne tendait pas à me convertir rapidement ; tout simplement elle m’en parlait et le racontait en parlant d’elle-même, tandis que moi — justement parce qu’elle parlait d’elle et par sa présence témoignait de ce monde — je ne pouvais pas fermer les yeux devant ses valeurs.

C’était une civilisation privée de peur. Tout ce qui existait rendait service aux humains. Rien n’avait d’importance hormis leur confort, hormis l’assouvissement de leurs besoins fondamentaux mais aussi de ceux les plus raffinés. L’homme avec ses infirmités, sa lenteur de réaction, sa subjectivité provoquée par les sentiments était éliminé de partout, de tous les endroits où sa présence pouvait créer le risque, si infime fût-il, au profit de machines, d’automates, de mécanismes artificiels.

C’était un monde imperméable au danger. Il n’y avait pas de place pour l’effroi, la lutte ni aucune forme de violence ; un monde de gentillesse, de formes et de mœurs douces, de transitions graduées, de situations non dramatiques, aussi surprenant qu’était surprenante ma — ou notre (je pense à Olaf) — réaction à ce monde.

Car nous, justement, pendant dix ans nous avions ingurgité tant de ces horreurs, de tout ce qui est opposé à l’homme, qui le blesse et le détruit. En revenant nous en avions tellement marre, inavouablement marre. Chacun de nous, en entendant que notre retour devait être retardé, que de nouveaux mois de vide interstellaire nous attendraient, aurait sauté sans doute à la gorge de celui qui aurait osé l’annoncer. Et voilà que nous, qui ne pouvions plus supporter ce risque continu — ne serait-ce que de collision aveugle avec une météorite — cette tension éternelle de l’attente, ces souffrances vécues quand un Arder ou un Ennesson ne revenaient pas d’un vol de patrouille ; nous-mêmes commencions à évoquer ce temps d’horreur comme la seule chose sensée, la seule qui nous eût donné notre honneur et notre fierté. Cependant, encore maintenant, je ressentais un frisson quand il m’arrivait de nous revoir, assis, couchés, suspendus dans les positions les plus bizarres au-dessus de la cabine radio, en train d’attendre et d’attendre en silence, un silence interrompu seulement par le bourdonnement régulier émis par l’émetteur automatique du vaisseau, de regarder dans une lumière bleuâtre, morte, les gouttes de sueur dégouliner du front du radio — pétrifié lui aussi dans cette attente —, pendant que la pendule avançait silencieusement et inexorablement … Jusqu’au moment où son aiguille touchait le point rouge, ce qui nous soulageait. Un soulagement … car à ce moment-là on pouvait partir à la recherche du disparu et mourir, disparaître à son tour. Cela paraissait vraiment plus facile que cette attente.

Nous, les pilotes, les non-scientifiques, nous n’étions que des adolescents vieillis, notre temps s’était déjà arrêté trois années avant le départ lui-même. Pendant ces trois années nous avions subi les épreuves successives de la tension psychique croissante. Il y avait trois étapes principales, trois essais appelés brièvement le Palais des Fantômes, l’Essoreuse et le Couronnement.

Le Palais des Fantômes, c’était la claustration dans un petit container séparé du monde de la manière la plus parfaite que l’on puisse imaginer. Aucun son, nul rayon de lumière, pas une bouffée d’air ni une seule vibration extérieure ne pénétraient à l’intérieur. Semblable à une fusée miniature, le container était équipé d’un appareillage fantomatique, de réserves d’air, d’eau et de nourriture. Et il fallait y vivre, sans rien faire, sans aucune possibilité de s’occuper, pendant un mois — un mois qui ressemblait à l’éternité.

Personne n’en était ressorti tel qu’il y était entré. Moi, un des sujets les plus coriaces du docteur Janssen, ce n’est qu’au cours de la troisième semaine que je me mis à voir ces choses étranges que les autres apercevaient dès le quatrième ou le cinquième jour : des monstres sans visages, des foules amorphes qui suintaient, des cadrans lumineux cadavériques des montres et des compteurs, pour entreprendre des conversations avec moi, pour flotter au-dessus de mon corps en sueur, mon corps qui perdait ses limites, croissait, se transformait, enfin — c’était, je pense, le plus horrible — se mettait à vivre de manière autonome, commençant par vibrer — quelques fibres musculaires d’abord —, puis c’étaient des fourmillements, des engourdissements, des contractions et enfin des mouvements que j’observais stupéfait, sans les comprendre — et, si je n’avais pas eu d’entraînement théorique, j’aurais pu croire que mes mains, ma tête et ma nuque étaient possédés par les démons.

U paraît que l’intérieur dûment tapissé du container vit des scènes innommables et impossibles à décrire — Janssen et son état-major pouvaient, grâce aux appareils adéquats, suivre ce qui se passait à l’intérieur, mais aucun de nous ne le savait à l’époque. Le sentiment de l’isolation devait rester authentique et entier. C’est pour cette raison que nous ne comprenions pas les disparitions subites de certains assistants de Janssen. Et ce ne fut que pendant le vol que Gimma me dit qu’ils flanchaient tout simplement. L’un d’eux, un certain Gobbek, aurait essayé d’ouvrir de force le container car il ne pouvait plus supporter les souffrances de l’homme qui y était enfermé.

Mais ce n’était que le Palais de Fantômes. Ensuite il y avait l’Essoreuse avec ses cabines mobiles et ses centrifugeuses, avec sa machine infernale d’accélération pouvant aller jusqu’à 400 g — accélération qui ne fut heureusement jamais atteinte car elle aurait en une fraction de seconde transformé un homme en une flaque de sang, mais déjà 100 g suffisaient pour qu’instantanément le dos de l’intéressé se couvrit de sang, suant par tous les pores de la peau.

La dernière épreuve, le Couronnement, fut pour moi tout ce qu’il y avait de plus facile. C’était déjà le dernier obstacle, le dernier crible de la sélection. Al Martin, un gars qui avait déjà sur Terre mon aspect actuel, un colosse, une montagne de muscles d’acier, calme comme tout — croyions-nous —, revint du Couronnement sur Terre dans un état tel qu’ils durent immédiatement le transporter hors du centre.

Au fond, ce Couronnement était très simple. On habillait le candidat d’un scaphandre, on l’emmenait sur l’orbite terrestre, et là, à une hauteur d’à peu près cent mille kilomètres, où la Terre brille comme une Lune cinq fois plus grande, on l’éjectait tout simplement dans le vide et on l’y abandonnait. Et il fallait attendre leur retour, suspendu dans le vide, bougeant les jambes et les bras ; attendre le sauvetage. Le scaphandre était sûr, confortable, il avait une bouteille d’oxygène, un appareil de climatisation, il chauffait et il nourrissait même avec une pâte alimentaire qui, toutes les deux heures, était éjectée d’un embout spécial vers la bouche. Ainsi rien ne pouvait arriver, à moins que l’appareil radio fixé à l’extérieur du scaphandre et qui émettait un signal ininterrompu permettant de retrouver l’homme dans l’espace, à moins que cet appareil ne tombât en panne. Une seule chose manquait dans ce scaphandre — une radio de liaison —, exprès, évidemment, pour qu’on ne pût entendre d’autre voix que la sienne. Entouré de cette noirceur immatérielle et d’étoiles, il fallait attendre dans cet état d’apesanteur. Il fallait même attendre assez longtemps, il est vrai, mais pas trop. Rien de plus.

Seulement les hommes en devenaient dingues. Plus d’une fois la fusée du centre ne récupérait que des créatures tordues de convulsions épileptiques. C’était exactement le contraire de tout ce qui demeurait en l’homme — une annihilation complète, la perdition, la mort avec une pleine conscience de la durée ; c’était l’expérience de l’éternité qui s’insinuait en l’homme et lui laissait sentir son goût exécrable ; une science impossible, jamais vue, de l’existence extra-terrestre, sans fond et sans orientation, nous était perceptible ; une chute sans fin, des étoiles entre les jambes inutiles qui s’agitaient convulsivement, la vanité des bras, de la bouche, des gestes, du mouvement et de l’immobilité ; les scaphandres se gonflaient de cris et de hurlements, les malheureux gémissaient — assez !

Assez, assez de souvenirs de ce qui n’était qu’une épreuve, qu’une initiation, quelque chose de préparé spécialement pour nous aguerrir, et cela en toute sûreté : pas un seul des « couronnés » ne fut lésé au sens physique, j’entends ; ils furent tous retrouvés par la fusée du centre. Mais cela non plus, on ne nous le disait pas, pour que l’authenticité de la situation soit la plus grande possible.

Je réussis bien le Couronnement, j’avais mon « truc ». C’était très simple et tout à fait malhonnête : il était interdit de le faire. Quand ils m’eurent poussé du sas, je fermai les yeux. Puis je pensai à toutes sortes de choses. Mais il fallait ne pas manquer de volonté. Il fallait se dire qu’on n’ouvrirait jamais les yeux, quoi qu’il arrive. Je crois que Janssen connaissait mon stratagème, néanmoins cela n’eut pour moi aucune conséquence.

Mais tout cela s’était passé sur Terre ou dans son voisinage immédiat. Puis vint le vide réel, pas celui, factice, créé de toutes pièces dans un laboratoire ; le vide qui tuait pour de vrai, pas pour rire ; le vide qui épargna seulement quelques-uns d’entre nous : Olaf, Gimma, Thurber, moi et les sept autres de Y Ulysse — il nous laissa même le loisir de revenir. Après quoi, nous qui n’avions jamais rêvé d’autre chose autant que de ce retour, voyant notre espoir réalisé de façon presque parfaite, immédiatement nous le dédaignâmes. C’était, je crois, Platon qui avait dit : « Malheureux — tu auras ce que tu as voulu. »

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