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La porte s’ouvrit. Un robot orange et blanc attendait sur la pelouse. Je descendis.

— Soyez le bienvenu à Clavestra ! dit-il et son petit ventre blanc retentit soudainement de sons musicaux, tel un cliquetis de verre ; on aurait cru entendre une boîte à musique.

Riant encore, je l’aidai à sortir mes affaires. Ensuite la porte arrière du houlder qui reposait dans l’herbe comme un petit zeppelin d’argent s’ouvrit et deux robots orange en sortirent ma voiture. La lourde carrosserie bleue brilla au soleil. Je l’avais complètement oubliée. Et puis tous les robots chargés de mes valises, boîtes et paquets partirent vers la maison en file indienne.

C’était un grand cube avec des murs-fenêtres. On y accédait par un solarium panoramique, ensuite il y avait le hall, la salle à manger et l’escalier — en bois ; le robot-boîte-à-musique ne manqua pas d’attirer mon attentioon sur cette particularité.

A l’étage il y avait cinq chambres. J’en choisis une, pas très bien située, donnant vers l’est car les autres, surtout celle avec vue sur les montagnes, étaient trop chargées d’or et d’argent, tandis que celle-ci n’avait que des traces de verdure, comme de petites feuilles froissées sur fond crème.

Les robots travaillaient adroitement et en silence, ils finirent de ranger tous mes biens dans des placards muraux, et moi, je me mis devant la fenêtre. « Un port, pensai-je. Un havre. » Je ne pouvais apercevoir qu’en me penchant la brume bleuâtre des montagnes. En bas s’étendait un jardin floral avec une quinzaine de vieux arbres fruitiers au fond. Leurs branches étaient noueuses et éreintées, ils ne donnaient probablement plus de fruits.

Un peu à côté, vers la route (je l’avais vue auparavant du houlder, elle était masquée par les haies), s’élevait la tourelle du plongeoir. Là-bas se trouvait la piscine. Lorsque je me retournai les robots étaient partis. Je déplaçai le bureau, léger comme un soufflé, vers la fenêtre. J’y déposai les paquets de revues scientifiques, des pochettes avec les livres cristallins et l’appareil de lecture ; j’y plaçai à côté mes dossiers encore vierges et le stylo. C’était mon ancien stylo — avec l’accroissement de la gravitation il s’était mis à couler et tachait tout, mais Olaf me l’avait très bien réparé. J’ouvris les dossiers pour les notes, écrivis dessus : « Histoire », « Mathématiques », « Physique ». Je fis cela très rapidement car j’avais hâte d’aller me baigner. Je n’étais pas sûr de pouvoir sortir seulement en maillot et j’avais oublié mon peignoir de bain. J’allai donc à la salle de bains dans le couloir et me fabriquai un monstre qui ne ressemblait à rien, en manipulant maladroitement une bouteille de mousse liquide. Je l’arrachai et me remis à l’œuvre. Le deuxième peignoir était un peu mieux réussi mais c’était toujours de la robinsonnade ; j’égalisai au couteau les manches et les bords, ce qui le rendit à peu près présentable.

Je descendis, ne sachant pas encore s’il y avait quelqu’un d’autre dans la maison. Le hall était vide. Le jardin aussi, hormis un robot orange qui tondait le gazon près de rosiers se fanant déjà.

Je gagnai la piscine presque en courant. L’eau luisait et frémissait. Au-dessus de sa surface flottait une fraîcheur invisible. Je jetai mon peignoir sur le sable doré qui brûlait mes pieds et, dévalant l’escalier métallique qui résonnait, j’arrivai au sommet du plongeoir. Il était assez bas, mais pour le début ça me suffisait. Je pris l’élan et effectuai un simple saut périlleux — je n’osai pas en faire davantage après une telle interruption ! — et je tranchai l’eau comme un couteau.

J’émergeai heureux. Je recommençai à nager, avec de grands mouvements de bras, dans un sens d’abord et puis dans l’autre — la piscine mesurait bien cinquante mètres. Je les parcourus à la nage huit fois sans réduire mon allure, en ressortis ruisselant comme un phoque et me couchai sur le sable avec le cœur qui battait fort. C’était bon. La Terre avait ses charmes ! Au bout de quelques minutes j’étais sec. Je me levai, regardai autour, personne. « Formidable ! » Je remontai sur le plongeoir. Je fis d’abord un plongeon en arrière, je le réussis, bien que l’élan ait été un peu trop fort ; au lieu d’une honnête planche d’appel au bout du tremplin, il y avait une plaque de plastique qui renvoyait comme un ressort. Ensuite un double saut périlleux qui ne me réussit pas ; je heurtai la surface de l’eau avec mes cuisses. Leur peau rougit immédiatement, comme brûlée. Je remis ça. C’était mieux, mais pas encore bien. Je ratai le deuxième rétablissement, n’eus pas le temps de me redresser pour revenir à la verticale et je gâchai tout avec mes pieds. Cependant j’étais têtu et puis j’avais le temps, beaucoup de temps ! Troisième, quatrième, cinquième saut. Mes oreilles bourdonnaient déjà quand, après m’être retourné à tout hasard, je tentai le plongeon en vrille. Ce fut l’échec total, un fiasco, je perdis le souffle en heurtant l’eau, bus la tasse et, m’ébrouant, m’étouffant, je sortis sur le sable. Je m’assis sous l’échelle ajourée du plongeoir, tellement humilié et furieux que, brusquement, j’éclatai de rire. Puis je nageai encore, quatre cents mètres, pause et encore quatre cents.

Lorsque je rentrai chez moi, le monde me paraissait différent. « Voilà ce qui te manquait le plus », pensai-je.

Le robot blanc m’attendait à la porte.

— Prendrez-vous vos repas chez vous ou dans la salle à manger ?

— Est-ce que je mangerai seul ?

— Oui, Monsieur. Les autres personnes arrivent demain.

— Alors dans la salle à manger.

Je montai chez moi et me changeai. Je ne savais pas encore par quoi j’allais commencer mes études. Par l’histoire probablement, ce serait plus raisonnable, bien que j’eusse envie de tout faire en même temps et surtout — attaquer la solution du problème de la gravitation. Un son chantant se fit entendre, ce n’était pas le téléphone. Comme je ne savais pas ce qu’il signifiait, j’appelai l’infor domestique.

— Le déjeuner est servi, expliqua une voix mélodieuse.

La salle à manger était baignée de lumière filtrée par la verdure, les vitres inclinées du plafond brillaient comme du cristal. Sur la table il n’y avait qu’un seul couvert. Le robot m’apporta le menu.

— Non, non, fis-je, n’importe quoi.

Le premier plat rappelait une soupe froide aux fruits. Le second n’évoquait plus rien. Apparemment il me faudrait pour de bon dire adieu à la viande, aux pommes de terre et aux légumes.

Cela tombait très bien que je mangeasse seul car le dessert explosa sous ma cuiller. Explosa, c’est peut-être trop dire, mais en tout cas j’avais plein de crème sur les genoux et sur mon pull. C’était une construction bien compliquée, rigide seulement à la surface, et moi, inopinément, je la piquai avec ma cuiller.

Lorsque le robot réapparut je demandai si on pouvait m’apporter du café dans ma chambre.

— Bien sûr, Monsieur, répondit-il. Tout de suite ?

— J’aimerais bien. Beaucoup de café.

Je dis cela car je me sentais un peu somnolent, sans doute à cause de ma baignade et, subitement, je commençai à regretter le temps à consacrer au sommeil. Oui, ici tout était autre qu’à bord de mon vaisseau. Le soleil de l’après-midi brûlait les vieux arbres, leurs ombres étaient courtes, ramassées, l’air vibrait au loin, mais dans la chambre il faisait presque frais. Je m’assis derrière mon bureau avec les livres. Le robot m’apporta une bouteille-thermos transparente qui devait contenir quelque trois litres de café. Je ne dis rien. Apparemment il prenait trop au sérieux mes dimensions.

J’aurais dû commencer par l’histoire, mais j’attaquai la sociologie car je voulais apprendre le maximum en un minimum de temps. C’était bourré de mathématiques ardues, car très spécialisées, et qui pis est, les auteurs se référaient à des faits qui m’étaient entièrement inconnus. Comme, en plus, le sens de plusieurs mots m’échappait, je devais chercher leur signification dans l’encyclopédie. Je m’installai donc un deuxième opton — j’en avais trois. Faute de pouvoir aller assez vite, je me décourageai de tout ça, renonçai à mes projets ambitieux et pris un simple manuel scolaire d’histoire.

Le problème m’obsédait, je n’avais plus un brin de patience, moi que jadis Olaf appelait « la dernière incarnation de Bouddha ». Au lieu de procéder dans l’ordre je cherchai tout de suite le chapitre sur la bettrisation.

La théorie avait été élaborée par trois hommes : Bennet, Trimaldi et Sacharoff — d’où son nom. J’appris avec stupeur qu’ils avaient été mes contemporains — ils publièrent la chose un an après notre départ. Bien sûr, les résistances avaient été énormes, au début personne ne voulait même la prendre au sérieux. Puis le projet échoua devant l’O.N.U. Pendant un certain temps il passa d’une commission à l’autre et il faillit être noyé dans d’interminables débats. Cependant les travaux expérimentaux progressaient rapidement, on y apportait des améliorations, on faisait de nombreuses expériences sur des animaux, puis sur des humains (les inventeurs eux-mêmes furent les premiers à se soumettre à ce genre d’intervention — Trimaldi resta paralysé un certain temps, on ignorait encore les dangers de la bettrisation à l’âge adulte, et cet accident fatal bloqua l’affaire pendant les huit années suivantes). Mais en l’an dix-sept (c’était mon calcul personnel, zéro signifiant le départ du Prométhée) la bettrisation universelle fut votée ; ce ne fut cependant que le début et non pas la fin de la lutte pour F « humanisation des peuples » (selon le manuel). Dans plusieurs pays des parents refusaient de soumettre leurs enfants à l’intervention et les premières bettrostations furent l’objet d’attentats ; plusieurs dizaines d’entre elles ne purent être menées à bien. La période d’émeutes, de répressions, de contraintes et de résistance avait duré vingt ans. Pour des raisons plus qu’évidentes le manuel scolaire en parlait en termes vagues. Je me promis de chercher des détails plus précis dans des textes originaux, sans interrompre maintenant ma lecture. La transformation se consolida seulement lorsque la première génération de bettrisés eut à son tour des enfants. Le côté biologique de l’opération n’était guère mentionné dans le manuel. En revanche, il y avait pas mal d’éloges sur Bennet, Trimaldi et Sacharoff. Le projet de compter les années à partir de l’introduction de la bettrisation fut soumis à l’O.N.U. mais elle le refusa. Le calcul du temps ne changea pas. Mais les gens changèrent. Le chapitre se terminait par une description pathétique de l’Ere Nouvelle de l’Humanisme.

Je cherchai la monographie sur la bettrisation, par Ullrich. Encore plus de mathématiques, mais je décidai de m’y attaquer. Ce n’était pas, comme je l’avais craint au fond de mon esprit, une intervention sur le plasma chromosomique. D’ailleurs si cela eût été, il n’aurait pas été nécessaire de bettriser les générations suivantes. J’en conçus quelque espoir. Il restait toujours une possibilité, aussi menue fût-elle, de revenir en arrière. On agissait sur le cerveau antérieur pendant son développement, dans une des premières périodes de la vie, à l’aide d’enzymes protéolytiques. Les effets en étaient sélectifs : la réduction des impulsions agressives de 80 à 88 % par rapport aux non-bettrisés ; l’impossibilité d’association d’idées entre les actes agressifs et le domaine des sentiments nobles ; la réduction de 87 % en moyenne de la tentation aux actes risqués. On citait comme la plus grande réussite le fait que ces transformations n’influaient pas de façon négative sur le développement de l’intelligence ni sur la formation de la personnalité et, fait encore plus important, — les limitations obtenues ne fonctionnaient pas selon le principe de réaction par peur. Autrement dit, l’homme ne s’abstenait pas de tuer parce qu’il avait peur de cet acte. Cette solution aurait entraîné, suite à une synthèse neurale, un développement du sentiment de l’effroi chez tous les humains. Il ne le faisait pas, car il « ne pouvait pas l’imaginer ».

Une phrase surtout me plut particulièrement chez Ullrich : « La bettrisation provoque la disparition de l’agressivité non pas par une interdiction mais par le manque d’incitation. » Néanmoins, après y avoir réfléchi, je pensai que cela n’expliquait pas le plus important — le processus de l’imagination chez un homme soumis à la bettrisation. C’étaient des hommes tout à fait ordinaires, ils pouvaient imaginer absolument tout, y compris un meurtre. Qu’est-ce qui en empêchait donc la réalisation ?

Je cherchai la réponse à cette question jusqu’à la tombée du jour. Comme souvent avec les problèmes scientifiques, ce qui paraissait relativement clair et simple en un résumé court et sommaire, se compliquait à mesure que je cherchais des explications détaillées. Le signal mélodieux m’appela pour le dîner — je demandai qu’on me l’apportât dans la chambre, mais n’y touchai pas du tout. Les explications que j’avais enfin trouvées ne collaient pas. Une répulsion semblable au dégoût ; une aversion tellement profonde que c’en devenait incompréhensible pour un non-bettrisé ; le plus intéressant, c’étaient les confessions de sujets qui en leur temps — il y avait de cela quatre-vingts ans — devaient forcer à l’Institut Trimaldi près de Rome les barrières invisibles de leurs esprits. C’était la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais lue. Aucun n’arriva à l’enfreindre mais chacun découvrit à sa façon particulière les sentiments accompagnant les essais d’infraction de la loi lui interdisant de tuer. Chez certains c’étaient principalement des réactions psychiques — l’envie de fuir, de s’échapper de la situation dans laquelle on les avait mis. La poursuite des essais provoquait dans ce groupe des maux de tête puissants, et si on insistait encore, les sujets sombraient à la fin dans une névrose, heureusement facilement guérissable. Chez d’autres dominaient des symptômes physiques : la respiration saccadée, l’impression d’asphyxie, un état rappelant les symptômes de l’effroi, pourtant ils ne se plaignaient pas d’angoisses, ils n’en présentaient que des signes physiques.

Selon les travaux de Pilgrin, il était possible de pousser 18 % des bettrisés à commettre un meurtre simulé, par exemple sur un mannequin, cependant ils devaient être entièrement certains, sans aucune ambiguïté, qu’il s’agissait réellement d’une poupée.

L’interdiction de meurtre englobait tous les animaux supérieurs, mais pas les reptiles ni les batraciens, pas plus que les insectes. Evidemment il ne fallait pas en déduire que les esprits bettrisés acquéraient une plus grande connaissance scientifique de la taxonomie zoologique. L’interdiction était tout simplement liée à la ressemblance à l’espèce humaine, telle qu’on l’accepte partout. Puisque chaque homme, cultivé ou pas, considère un chien comme plus proche de l’homme qu’un serpent, le problème ne s’était pas posé.

Je lus encore une multitude d’autres écrits et tombai d’accord avec ceux qui soutenaient que seul un bettrisé peut comprendre introspectivement un autre bettrisé. J’achevai cette lecture, plein de sentiments ambigus. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était l’absence de toute critique, soit constructive, soit même pamphlétaire, d’une analyse qui dénoncerait les côtés négatifs de l’intervention ; je ne doutais pas un instant qu’elles dussent exister, non point par manque de respect envers les chercheurs, mais tout simplement parce que tel est l’essence de toute action humaine : il ne peut y avoir de bien sans mal.

Le bref aperçu sociologique de Murwick citait beaucoup de données intéressantes sur le mouvement de résistance contre la bettrisation qui accompagna ses débuts. Apparemment il aurait été le plus violent dans les pays à longue tradition de luttes sanglantes, comme l’Espagne et certains Etats d’Amérique latine. D’ailleurs, presque partout dans le monde, apparurent des sociétés illégales de lutte contre la bettrisation, principalement en Afrique australe, au Mexique et dans quelques îles tropicales. Tous les moyens étaient bons, depuis les faux certificats médicaux attestant l’intervention, jusqu’aux meurtres de médecins qui les effectuaient.

Un calme apparent survint à la fin de cette époque de résistance massive et de conflits sanglants. Apparent seulement, car il mit en évidence un conflit de générations. La jeune, bettrisée, rejeta en grandissant la plus grande partie du patrimoine de l’humanité — les mœurs, les usages, l’art, tout l’héritage culturel subit une fracassante dévalorisation. Le changement engloba tous les domaines, depuis l’attitude envers la guerre jusqu’à la vie érotique en passant par les habitudes sociales.

On s’attendait naturellement à ce grand changement. La loi n’entra en usage, selon ses termes mêmes, que cinq années après sa résolution, temps qu’on mit à profit pour former une armée d’éducateurs, psychologues et spécialistes qui devraient surveiller l’épanouissement de la nouvelle génération. Il fut nécessaire de reformer de fond en comble l’éducation ; de transformer le répertoire des spectacles, de changer le contenu des lectures et des films. La bettrisation — pour vous en donner une idée — engloutissait pendant les dix premières années environ 40 % du revenu mondial, ceci, évidemment, par ses ramifications, conséquences et nécessités.

Ce fut une époque de grandes tragédies. La jeunesse bettrisée devenait totalement étrangère à ses parents. Elle ne partageait en rien leurs pôles d’intérêt et prenait en aversion leurs goûts « sanguinaires ». Il fallut introduire pendant un quart de siècle deux sortes de magazines, livres, pièces et films ; les uns pour l’ancienne, les autres pour la nouvelle génération. Mais tout cela se passait il y a quatre-vingts ans. Actuellement naissaient les enfants de la troisième génération des bettrisés, tandis que les non-bettrisés vivants n’étaient plus que des vieillards impotents de plus de cent ans. Ce qui pour eux représentait toute leur jeunesse semblait à la nouvelle génération aussi éloigné que les traditions de l’époque de la pierre taillée.

Je trouvai enfin dans un manuel d’histoire les renseignements sur le deuxième fait marquant du siècle dernier, la maîtrise de la gravitation. D’ailleurs on appelait ce siècle « le si-jcle de la parastatique ». De mon temps on rêvait de maîtriser la gravitation dans le but de révolutionner l’astronautique. La réalité fut toute différente. La révolution vint mais ne concerna que la Terre.

De mon temps c’étaient les accidents de la route, qu’on appelait aussi « le massacre des temps de paix » qui provoquaient le plus d’horreurs. Je me rappelle comment les plus fins cerveaux de l’humanité s’efforçaient de trouver une solution à l’encombrement croissant des routes et des villes. Chaque année les statistiques impitoyables mettaient en évidence le nombre sans cesse croissant des victimes de la circulation qui s’élevait déjà à plusieurs centaines de milliers par an ; le problème paraissait aussi insoluble que celui de la quadrature du cercle. Il n’y avait plus de retour à la sécurité de piéton, disait-on ; l’avion le plus sûr, la voiture la plus puissante, le train le plus parfait peut échapper au contrôle humain — les automates sont plus fiables que l’homme, mais eux aussi tombent en panne ; chaque technique, aussi parfaite soit-elle, a une marge, un pourcentage d’erreur.

La parastatique, l’ingénierie gravitationnelle, apporta une solution, aussi inattendue que nécessaire, car le monde des bettrisés se devait d’être un monde de sécurité absolue ; autrement la perfection biologique de l’intervention serait devenue vaine.

Roemer avait raison. Il était impossible d’exprimer cette découverte autrement que par les mathématiques, des mathématiques diablement ardues, je m’empresse de l’ajouter. La solution généralisée, « valable pour tous les univers possibles », fut l’œuvre d’Emil Mitke, fils d’un employé des postes, un handicapé de génie qui fit avec la théorie de la relativité d’Einstein la même chose que ce dernier avec la théorie de Newton. C’était une longue histoire, extraordinaire et invraisemblable comme toute histoire vraie, un mélange de pusillanimité et d’héroïsme, de ridicule et de sublime de la nature humaine qui aboutit enfin, au bout de quarante ans à la création de « petites boîtes noires ».

Chaque véhicule, sans exception, devait être équipé de ces petites boîtes noires, chaque bateau et chaque avion ; elles assuraient, selon une boutade de Mitke vieillissant, le salut ici-bas ; au moment du danger — chute d’avion, collision de voitures ou de trains, en un seul mot — pendant l’accident — elles libéraient une charge d’ « anti-champ gravitationnel » qui, en naissant, réagissait à l’inertie causée par la collision (ou, plus généralement, par un brusque freinage, une perte de vitesse) et donnait une somme vectorielle nulle. Ce zéro mathématique était tout ce qu’il y avait de plus réel : toute l’énergie de choc était absorbée, ce qui sauvait la vie non seulement aux passagers du véhicule, mais aussi à tous ceux qui auraient pu subir les méfaits de la masse aveugle.

Les boîtes noires trouvèrent leur place partout, aussi bien dans des grues, ascenseurs, ceintures des parachutistes, que sur les mobylettes ou les navires de haute mer. La simplicité de leur construction était aussi fantastique que l’était la complexité de la théorie qui avait permis leur création.

Les premières lueurs de l’aube teintaient d’un rose délicat les murs de ma chambre quand je m’écroulai éreinté sur le lit, la conscience tranquille ; j’avais appris la deuxième découverte qui, après la bettrisation, avait bouleversé la Terre pendant mon siècle d’absence.

Je fus réveillé par le robot qui m’apporta le déjeuner. Il était presque une heure de l’après-midi. M’asseyant sur le lit je m’assurai que j’avais toujours sous la main l’œuvre de Starck La Problématique des vols interstellaires dont j’avais entrepris la lecture pendant la nuit.

— Vous devriez manger, Monsieur Bregg, me dit le robot sur un ton de reproche. Sinon vous perdrez vos forces. Jeûner n’est pas plus indiqué que de lire jusqu’au petit matin. Les médecins le déconseillent formellement, le savez-vous ?

— Je le sais, mais toi, comment le sais-tu ?

— C’est mon devoir que de le savoir, Monsieur Bregg.

Il me tendit le plateau.

— J’essaierai d’y prendre garde à l’avenir, dis-je.

— J’espère que vous n’avez pas mal compris ma bienveillance qui ne voulait aucunement être importune, fit-il en s’excusant.

— Mais pas du tout, fis-je.

En mélangeant mon café je sentais fondre les morceaux de sucre sous la cuiller ; je m’étonnais, d’une manière bizarrement calme, non seulement du fait que j’étais sur la Terre, que j’étais revenu, non seulement du souvenir de toute cette nuit de lecture dont les relents bouillonnaient encore dans ma tête, mais aussi et surtout de ce que je fusse là, assis sur mon lit, que mon cœur battit, que je fusse en vie. Et je voulus, en honneur de cette émotion, faire quelque chose d’exceptionnel, mais comme toujours je me trouvai à court d’imagination.

Me tournant vers le robot : — Ecoute, je voudrais te demander un service.

— Je suis à votre disposition.

— Tu as un moment ? Alors joue-moi cet air, tu sais, celui d’hier, d’accord ?

— Avec joie, répondit-il. Je pus boire mon café en trois longues goulées tandis que résonnaient les sons de la boîte à musique. Sitôt le robot parti je me changeai et courus à la piscine. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me dépêchais tant. Quelque obscure motivation me poussait, comme si je pressentais que ce calme, pourtant bien mérité, allait se terminer rapidement. Quoi qu’il en fût, cette précipitation me fit courir sans me retourner jusqu’à la piscine, à travers le jardin. En deux bonds je fus au sommet du plongeoir, et ce n’est qu’en prenant mon élan au bord de la planche que je vis deux personnes apparaître derrière le coin de la maison. Il est facile de comprendre que je n’eus pas le loisir de les détailler. Je fis un saut périlleux, pas des meilleurs, et plongeai jusqu’au fond. J’ouvris les yeux. L’eau, tel un cristal liquide, tremblait, verdâtre, les ombres des vagues dansaient sur le fond ensoleillé. Je m’y collai et nageai vers l’escalier. Quand j’eus émergé il n’y avait plus personne dans le jardin. Mais mes yeux bien entraînés enregistrèrent au vol l’image perçue en une fraction de seconde, la tête en bas — un homme et une femme. Apparemment mes voisins étaient déjà là. Je me demandai si je n’allais pas traverser une fois de plus la piscine, mais Starck sortit vainqueur de cette courte hésitation. L’introduction de son livre — il y parlait des vols stellaires comme d’une erreur de nos habillements astronautiques — me mit tellement en colère que j’étais prêt à le refermer et à ne plus le toucher. Mais je me forçai. Je remontai dans ma chambre, me changeai. En descendant je remarquai dans le hall un vase plein de fruits rose pâle, ressemblant un peu à des poires ; j’en remplis les poches de mon pantalon en treillis, trouvai le recoin le plus éloigné du jardin entouré de trois côtés par des haies, grimpai sur un vieux pommier, choisis un embranchement adéquat à mon poids et je me mis à étudier cette oraison funèbre de ma vie.

Une heure plus tard je n’étais plus aussi sûr de moi. Starck utilisait des arguments difficiles à rejeter. Il se fondait sur quelques maigres informations rapportées par deux expédi tions qui avaient précédé la nôtre ; nous les avions appelées « des percées » car ce n’étaient que des petits sondages de quelques années-lumière. Starck composa des tables statistiques de probabilités de distribution, autrement dit de la densité d’habitation de la galaxie. La probabilité de rencontrer des êtres intelligents était estimée par lui à une sur vingt. Donc, statistiquement, sur vingt expéditions dans un rayon de mille années-lumière, une seule aurait des chances de trouver une planète habitée. Néanmoins ce résultat — bien que cela puisse paraître étrange — lui semblait encore relativement prometteur et le projet de rencontres cosmiques n’était disqualifié selon son analyse que dans la suite de l’exposé.

Cela m’irritait de lire ce qu’écrivait un auteur que je ne connaissais pas sur des expéditions comme la nôtre : c’est-à-dire celles entreprises avant la découverte de l’effet Mitke et des phénomènes de la parastatique, car il les disait absurdes. Ce n’est que dans son livre que je lus, noir sur blanc, qu’en ce qui concernait la théorie il était possible de construire un vaisseau capable de 1000, voire même de 2 000 g de poussée. L’équipage d’un tel vaisseau ne ressentirait ni les accélérations ni les freinages — une gravitation constante, égale à une fraction arbitrairement définie de celle de la Terre régnerait à son bord. Ainsi, reconnaissait Starck, les vols jusqu’aux limites de la galaxie, et pourquoi pas jusqu’aux autres galaxies — la transgalactodrômie dont avait tellement rêvé Olaf —, étaient possibles ; cela dans les limites d’une seule vie humaine.

A une vitesse voisine de celle de la lumière, à quelques pour cent près, l’équipage ne vieillirait que de quelques mois, au plus d’une ou de deux années, avant d’atteindre les profondeurs de la métagalaxie et de revenir sur Terre. Cependant sur Terre non plus des centaines, mais des millions d’années se seraient écoulées. La civilisation qui accueillerait les revenants ne pourrait plus les intégrer. Ce serait plus facile à faire avec un homme de Néanderthal arrivant dans notre époque. Mais ce n’était pas tout ; il ne s’agissait pas seulement du sort d’une poignée d’humains. Ils seraient les messagers de l’humanité qui poserait — à travers eux — des questions auxquelles ils devraient apporter des réponses. Si celles-ci concernaient le niveau de développement de la civilisation, alors l’humanité serait forcée de les avoir trouvées elle-même, avant leur retour. De la question à la réponse des millions d’années se seraient écoulées. Mais cela non plus, ce n’était pas tout. Les réponses mêmes ne seraient plus actuelles, elles seraient comme des lettres posthumes, car elles refléteraient l’autre civilisation extragalaxiale telle que nos émissaires l’auraient trouvée en atteignant l’autre rive de l’océan stellaire. Or pendant leur retour l’autre monde ne serait pas resté sur place mais, lui aussi, il se serait développé d’un, de deux ou de trois millions d’années. Ainsi les questions et les réponses se chevaucheraient, subissant un retard de plusieurs centaines de siècles qui les annulerait, transformant tout échange d’expériences, de valeurs, d’idées en une fiction. En un néant. Ils n’auraient été que des porteurs d’enveloppes vides ; et leur acte, une renonciation absolue et irréversible à l’humanité ; les expéditions stellaires ne seraient qu’un nouveau moyen, inconnu jusqu’à présent, le plus cher possible, de déserter le champ des transformations historiques. Et pour une telle chimère, pour une folie pareille, toujours vaine, la Terre devrait-elle se priver de ses meilleurs éléments ? Devrait-elle se dépasser elle-même pour en arriver là ?

Un chapitre sur les possibilités d’exploration de l’espace par les robots clôturait le livre. Elles non plus ne transmettraient que des informations dénuées de sens ; mais au moins épargneraient-elles des sacrifices de vies humaines.

Il y avait encore une annexe de trois pages, une tentative de réponse à la question de possibilité de vols à la vitesse superluminique, ou bien de ce qu’on appelait « le contact cosmique instantané », c’est-à-dire de franchissement de l’espace de l’Univers sans, ou quasiment sans perte de temps, cela grâce aux propriétés non encore découvertes de l’espace-temps ou de la matière. Cette théorie dite de « contact instantané », ou plutôt cette hypothèse, car elle ne s’appuyait sur aucun fait connu, mais seulement sur des spéculations scientifiques, avait même un nom — la téléaxie. Starck estimait que même cette dernière chance n’était pas envisagea ble. Si cela existait, argumentait-il, elle n’aurait pas manqué d’être découverte par une des civilisations les plus développées, soit de notre galaxie, soit de tout l’Univers. Auquel cas ses représentants pourraient dans un laps de temps relativement court visiter par contact direct tous les soleils et systèmes de planètes, y compris le nôtre. Néanmoins la Terre n’avait pas encore de telle visite, ce qui était en soi une preuve évidente du fait que ce moyen éclair de pénétrer l’Univers ne se laisserait que concevoir, mais jamais réaliser.

Je revins à la maison abasourdi, avec un sentiment infantile de préjudice personnel. Starck, l’homme que je n’avais jamais vu, m’avait assené un coup qui me toucha profondément. Mon résumé maladroit ne rend aucunement compte de la froide logique des ses exposés. Je ne sais comment je me retrouvai dans ma chambre, ni comment je me changeai — à un moment j’eus envie d’une cigarette, je m’aperçus alors que je la fumais depuis un bon moment, assis sur le lit, voûté, comme si j’attendais quelque chose. « Mais oui, me rappelai-je, le dîner. Le dîner en commun. » C’est vrai, j’avais un peu peur de ces gens. Je ne me l’avouais pas à moi-même. C’est pour cela que j’avais été si rapidement d’accord pour partager la villa avec des inconnus. C’était peut-être le fait de les attendre qui avait provoqué en moi cet empressement, comme si j’essayais de tout faire pour me préparer à les recevoir déjà introduit, grâce aux livres, aux secrets de la vie nouvelle. Je ne me le serais pas dit aussi crûment le matin même, mais le livre de Starck avait chassé de mon esprit le trac devant cette rencontre. Je sortis de l’appareil de lecture un petit cristal bleuté semblable à une graine, et avec une stupéfaction pleine d’inquiétude je le déposai délicatement sur la table. C’est lui qui me mit K.O. Pour la première fois depuis mon retour je pensai à Gimma et à Thurber. « Je dois les rencontrer. Ce livre a peut-être raison, mais nous aussi nous avons notre raison. Personne n’a le monopole de la vérité. Cela ne se peut. » Lé signal mélodieux m’arracha à mon engourdissement. Je tirai sur mon pull-over et descendis les marches, plus tranquille, attentif. Le soleil se laissait voir à travers les vignes de la véranda ; le hall, comme toujours dans l’après-midi, était plein de lumière verdâtre diffuse. Trois couverts étaient mis sur la table de la salle à manger. Une porte en face s’ouvrit exactement au moment où j’entrais et je les vis. Ils étaient assez grands par rapport à leurs contemporains. Nous fîmes connaissance au milieu de la pièce, comme des diplomates. Je dis mon nom, nous nous serrâmes les mains et nous nous mîmes à table.

Une sorte de tranquillité particulière m’envahit, celle du boxeur qui vient de se relever des planches après un K.O. De cet abattement, comme d’une loge, je regardais les deux jeunes gens.

La fille ne devait pas avoir plus de vingt ans. Beaucoup plus tard je devais comprendre qu’elle ne se laissait pas décrire, elle ne ressemblerait même pas à sa photo. Le lendemain je ne savais plus quel nez elle avait, droit ou un peu retroussé. Le geste avec lequel elle tendait la main pour saisir un plat me réjouissait comme quelque chose de précieux, comme une surprise peu banale. Elle souriait rarement et calmement, avec un brin de méfiance envers elle-même, comme si elle ne se considérait pas assez mûre, pas assez sûre d’elle — trop joyeuse de nature, trop chamailleuse, elle essayait de se contenir avec sérieux, mais à tout instant elle échappait à cette autodiscipline, elle le savait et on peut même dire que ça l’amusait.

De toute évidence elle attirait mon regard et je devais lutter contre cela. Malgré tout je ne cessais pas de la fixer, surtout ses cheveux provoquant le vent ; je baissais la tête sur mon assiette, la regardais furtivement en tendant la main vers le plat, par deux fois je faillis renverser le vase de fleurs, pour tout dire je me comportais en collégien. Mais eux, ils ne me voyaient même pas. Us avaient leurs propres moyens de communication, des fils invisibles les reliaient, des hameçons secrets dans leurs regards s’accrochaient réciproquement. Je ne sais même pas si nous échangeâmes plus de vingt mots sur le temps qu’il faisait, sur la beauté du paysage environnant, sur les possibilités de se reposer.

Marger avait à peine une tête de moins que moi, mais très mince, bien qu’ayant sans doute dépassé la trentaine, il faisait beaucoup plus jeune. Il s’habillait sobrement, ses cheveux étaient blonds, sa tête plutôt ovale et il avait le front haut. De premier abord il paraissait très séduisant, mais seulement quand son visage demeurait immobile. Dès qu’il se mettait à parler, le plus souvent en souriant, à sa femme — ses paroles n’étaient faites que d’allusions et de demi-mots tout à fait incompréhensibles pour un étranger. Alors il devenait presque repoussant. Son visage se déformait, ses lèvres se tordaient vers la gauche, perdaient leur expression, tandis que son sourire devenait un peu niais, encore que ses dents fussent belles et blanches. Alors le bleu de ses yeux se faisait trop intense, sa mâchoire saillait, trop proéminente, et il se mettait à ressembler à un modèle de beauté masculine descendu directement des pages d’un journal de mode.

Je sentis, pour ainsi dire, une antipathie instinctive envers lui, et ce dès le premier instant.

La fille — c’est ainsi que je devais penser à sa femme, même si je ne l’avais pas voulu — n’avait ni de beaux yeux ni des lèvres ou des cheveux extraordinaires ; rien en elle n’était extraordinaire. Mais elle était toute entière extraordinaire. Avec une telle fille, pensai-je, je pourrais escalader les montagnes Rocheuses, un havresac sur le dos. Pourquoi justement les montagnes ? Je n’en sais rien. Elle évoquait dans mon esprit des nuits dans les broussailles, la fatigue exténuante de l’escalade, le bord de la mer — sans rien d’autre que le sable et les vagues. Etait-ce uniquement à cause de ses lèvres naturelles ? Je sentais son sourire présent de l’autre côté de la table, même quand elle ne souriait pas. Dans un sursaut brusque d’audace je décidai de regarder son cou — comme si je commettais un vol. C’était tout à la fin du repas. Marger s’adressa à moi de façon tout à fait imprévue — je ne suis pas sûr de ne pas avoir rougi.

Il parlait déjà depuis un moment sans que je m’en fusse rendu compte. Il disait que la maison n’avait qu’un seul glider, et que, malheureusement il devait l’emprunter — il allait en ville. Alors si je voulais, moi aussi, aller en ville et ne pas attendre le soir, je pourrais peut-être partir avec lui. Sinon il pourrait éventuellement me faire venir un autre glider, ou bien …

Je l’interrompis. J’avais commencé par dire que je ne pensais pas partir du tout, mais j’hésitai, comme me rappelant quelque chose, et tout à coup j’entendis ma voix déclarer qu’en effet j’avais envie d’aller en ville et que s’il était possible de me joindre …

— Alors c’est parfait, conclut-il. Nous nous levions déjà de table. A quelle heure vous conviendrait-il de partir ?

Nous fîmes des manières pendant quelques minutes, puis je compris qu’il était plutôt pressé et lui dis que je pouvais partir à tout moment. Nous tombâmes d’accord sur un délai d’une demi-heure.

Je remontai assez surpris par la tournure des événements. Je n’avais cure d’eux. Et je n’avais absolument rien à faire en ville. Alors, à quoi rimait cette escapade ? Puis j’eus l’impression que sa politesse avait été légèrement excessive, car, enfin, si j’avais voulu me rendre en ville, les robots ne m’auraient pas laissé crever, c’était sûr, ni y aller à pied. Attendait-il quelque chose de moi ? Mais quoi ? Il ne me connaissait pas du tout. Je réfléchissais à tout cela, je me demande d’ailleurs pourquoi, et quand la demi-heure fut écoulée, je descendis.

Je ne vis pas sa femme, elle ne vint même pas à la fenêtre pour lui dire au revoir de loin. Au début nous nous taisions dans la large machine, nous regardions les virages et la chaussée serpentant entre les monticules. Peu à peu nous entamâmes quand même la conversation. J’appris alors que Marger était ingénieur.

— Justement aujourd’hui je dois faire un contrôle de la sélectostation de la ville, dit-il. Vous aussi vous êtes cybernéti-cien, je crois ?

— De l’époque de la pierre taillée, répondis-je. Mais, excusez-moi. Comment le savez-vous ?

— On me l’a dit au bureau de voyages comme je me préoccupais tout naturellement de savoir qui serait notre voisin.

— Ah oui !

Nous demeurâmes silencieux un long moment ; d’après le nombre grandissant de constructions multicolores en plastique je conclus que nous approchions de la ville.

— Si vous permettiez … je voudrais vous demander si vous avez eu des problèmes avec des automates, me demanda-t-il à brûle-pourpoint. Ce fut moins le fond de la question que son intonation qui me fit comprendre qu’il tenait beaucoup à ma réponse. C’était donc ça ? Mais quoi, « ça » ?

— Des pannes voulez-vous dire ? Nous en avions plein. Mais ça me paraît normal ; on ne peut pas comparer nos vieux modèles aux vôtres …

— Non, non, pas des pannes, se dépêcha-t-il de répondre, plutôt des changements de fiabilité dans de telles conditions … nous … aujourd’hui nous n’avons pas la possibilité d’essayer nos automates dans des conditions aussi extrêmes.

En fin de compte tout se ramena aux questions purement techniques. Il était tout simplement curieux de savoir comment se comportaient certains paramètres de fonctionnement des cerveaux électroniques sous l’influence de champs magnétiques puissants, dans des nébuleuses, des tourbillons de perturbation gravitationnelle, et il n’était pas certain que ces informations ne fussent pas classées dans les archives de l’expédition non prévues pour la publication. Je lui dis ce que je savais et lui conseillai de demander des renseignements plus détaillés à Thurber qui avait été le directeur scientifique adjoint de notre expédition.

— Puis-je me recommander de vous ? …

— Mais certainement.

Il me remercia avec effusion. J’étais un peu déçu. Ce n’était donc que cela ? Mais grâce à cette conversation un lien professionnel naquit entre nous et je lui demandai à mon tour en quoi consistait son travail ; je ne savais pas ce que c’était que cette sélectostation qu’il devait contrôler.

— Oh ! rien d’intéressant. Une sorte de … d’entrepôt de ferraille … Au fond je voulais me consacrer surtout à la théorie, ça, ce n’est qu’une sorte de stage pratique, pas très utile d’ailleurs.

— Un stage pratique ? Dans un entrepôt de ferraille ? Comment ça ? Mais vous êtes cybernéticien, alors … ?

— De la ferraille cybernétique, expliqua-t-il avec un sourire gêné. Et il ajouta, comme avec mépris : Car nous sommes très économes, voyez-vous. Il s’agit de ne rien gaspiller … Dans mon Institut j’aurais pu vous montrer des choses intéressantes, mais ici … Que faire …

Il haussa les épaules ; le glider quitta la chaussée et entra dans une large cour d’usine par une grande porte métallique ; j’y distinguai des rangées de transporteurs mécaniques, des ponts de stripage, quelque chose comme un four Martin modernisé.

— Et maintenant je vais laisser la machine à votre disposition, dit Marger. Un robot se pencha à la fenêtre du mur auprès duquel nous nous étions arrêtés et adressa quelques mots à Marger. Celui-ci descendit, je vis ses gesticulations, puis, soudainement, il revint vers moi, l’air très affairé.

— Quelle histoire ! fit-il, Gloor est tombé malade … c’est mon collègue, je ne peux pas m’en tirer tout seul. Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant ?

— De quoi s’agit-il ? demandai-je et je descendis moi aussi.

— Le contrôle, répliqua-t-il. Il doit être effectué par deux personnes, au moins deux. Tout d’un coup son visage s’éclaira : Mais Bregg ! Vous aussi, vous êtes cybernéticien ! Ah ! si vous étiez d’accord !

— Oh ! oh ! souriai-je, moi, cybernéticien ? Antique, devriez-vous ajouter. Je n’y connais rien.

— Ce n’est qu’une formalité ! coupa-t-il vivement. Le côté technique, je m’en charge, évidemment ; vous n’aurez qu’à signer, rien d’autre !

— Vous croyez ? fis-je lentement. Je comprenais fort bien qu’il fût pressé de rejoindre sa femme, mais je ne voulais pas me faire passer pour ce que je n’étais pas ; je ne suis pas fait pour la figuration. Je lui expliquai tout ça, peut-être en des termes un peu moins crus. Il leva les mains pour se défendre.

— Je ne voulais pas que vous me compreniez mal, je vous en prie. A moins que vous ne soyez pressé — c’est vrai — vous aviez des courses à faire en ville … Alors, je vais … essayer … excusez-moi …

— Non, ça peut attendre, répondis-je. Expliquez-moi, s’il vous plaît ; si j’y arrive, je vais vous aider.

Nous entrâmes dans une bâtisse blanche située légèrement de côté ; je suivis Marger dans un couloir étrangement désert. Il n’y avait que quelques robots immobiles dans des niches. Dans un petit cabinet installé de façon très simple il sortit d’un placard une liasse de papiers et, les étalant sur la table, il se mit à m’expliquer en quoi consistait notre — ou plutôt sa — fonction. Il n’avait aucun talent pédagogique ; je me mis rapidement à douter de ses chances dans une carrière scientifique : il supposait sans cesse connues de moi des notions dont j’entendais parler pour la première fois. Je devais l’interrompre à tout bout de champ et lui poser des questions élémentaires, mais lui, pour des raisons faciles à comprendre, ne voulut pas me rebuter et accepta mon ignorance presque comme une vertu. J’appris enfin que déjà depuis plusieurs dizaines d’années la production industrielle était entièrement séparée de la vie.

L’industrie avait été totalement automatisée, elle était surveillée par des robots, supervisés à leur tour par d’autres robots ; il n’y avait plus de place pour les humains. La société vivait d’une part, les robots et les automates existaient de l’autre, et c’est seulement pour empêcher des aberrations non prévues dans l’ordre fixé une fois pour toutes à cette armée mécanique du travail, qu’étaient nécessaires des contrôles périodiques par des spécialistes. Dont Marger faisait partie.

— Il n’y a aucun doute, expliquait-il, que nous trouverons tout en bon ordre, puis, après avoir vérifié le déroulement des phases du processus nous signerons, et ce sera fini.

— Mais puisque je ne sais même pas ce qu’on produit ici …

Je montrai les bâtiments derrière la vitre.

— Mais on n’y produit rien ! s’exclama-t-il. Justement, rien — ce n’est qu’un dépôt de ferraille … je vous l’avais dit.

Je ne me plaisais qu’à moitié dans ce rôle subitement imposé, mais je ne pus résister plus longtemps.

— Bon, alors … qu’est-ce qu’il me reste à faire ?

— La même chose que moi — visiter les unités de travail …

Nous laissâmes les papiers dans le cabinet et partîmes pour cette « vérification ». En premier lieu nous entrâmes dans un atelier de criblage. Des bennes preneuses y agrippaient des tas entiers de tôles, de carcasses tordues et éclatées, elles les pliaient et les jetaient sous des presses. Les blocs qui en sortaient s’acheminaient vers le transporteur principal. A la sortie Marger mit sur le visage un petit masque filtrant et m’en tendit un autre ; toute communication verbale était impossible à cause du vacarme qui régnait. L’air était rempli de poussière ferrugineuse s’échappant par nuages entiers de sous les presses. Nous traversâmes le hangar suivant, tout aussi bruyant, et montâmes par une rampe automatique au premier étage. Toute une série de laminoirs y engloutissaient une ferraille plus menue sortant d’entonnoirs, à l’état presque amorphe. Une galerie découverte nous mena au bâtiment suivant. Là, Marger vérifia les indications des horloges de contrôle et nous redescendîmes sur la place centrale. Un robot nous barra la route et annonça que l’ingénieur Gloor demandait à parler à Marger.

— Excusez-moi ur.e minute, je reviens tout de suite ! cria Marger et il courut par un petit escalier en colimaçon vers le pavillon de verre qui se trouvait pas loin de nous. Je restai seul sur les dalles de pierre chauffées par le soleil. Je regardai autour de moi. Nous avions déjà visité les bâtisses de l’autre côté de la place, les ateliers de criblage et de laminage ; l’isolation acoustique et la distance faisaient qu’on n’y entendait pas un seul écho. Derrière le pavillon où avait disparu Marger, s’élevait un seul bâtiment bas, très long, une sorte de baraquement en tôle ; je m’y dirigeai à la recherche de l’ombre, mais la chaleur y était encore plus insupportable du fait des murs de tôle. Je partais quand un bruit bizarre venant de l’intérieur, tout à fait dissemblable à celui des machines, parvint à mes oreilles. Une trentaine de pas plus loin je trouvai une porte en acier. Un robot la gardait. Me voyant il s’en écarta et ouvrit la porte. Les bruits bizarres augmentèrent en puissance. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur ; l’obscurité n’y était pas aussi complète que je l’avais cru d’abord. La chaleur que dégageaient les tôles était telle que je pouvais à peine respirer. Je me serais reculé aussitôt si je n’avais pas été pétrifié par ces voix. Car c’étaient des voix humaines — informes, confondues en un murmure râleur, balbultiantes, comme si dans l’obscurité se fussent trouvées des centaines d’appareils téléphoniques détraqués ; je fis deux pas incertains, écrasai un objet du pied et entendis très distinctement une voix venant du plancher :

— Silvouplaît Monsieur … silvouplaît … sivouvoulébien …

Je m’immobilisai. L’air croupissant avait un goût de fer. Le murmure continuait :

— …veuillez regarder silvouplaît … silvouplaît …

Une deuxième voix monotone récitant d’une façon monocorde se mêla à la première :

— Anomalie décentrée … asymptote sphérique … pôle infini … système linéaire primitif … système holonomique … espace mi-métrique … espace sphérique … espace hérissé … espace immergé …

— Silvouplaît Monsieur … à votre disposition … veuillez silvouplaît … silvouplaît Monsieur …

L’obscurité était tout entière remplie de ces râles mourants ; on y entendait plus distinctement :

— la biosphère planétaire, sa boue pourrissante, ne sont que l’aube de l’existence, qu’une phase liminaire, et de cervelles pâteuses saignantes émergera le cuivre bien-aimé …

— braek — breck — bradzel — be … bre … braiscpoie …

— classe imaginaire … classe vide … classe puissante … classe de classes …

— silvouplaît Monsieur … veuillez regarder silvouplaît …

— sssilensss …

— tu …

— kaa … ?

— enends u …

— j’entends …

— u eux e oucher … ?

— braek — breck — brabzel …

— je n’ai pas avec kaa …

— ommage … u … vuerrais, omme je uis ’illant et f’oid …

— qu’on me rende mon armure … mon épée d’or … de mon héritage dépouillé la nuit …

— voyez les efforts derniers avancer annonçant l’incarcération décarcassée du maître de dépeçage, car voici que s’élève le royaume par trois fois inhumain …

— je suis neuf … tout neuf … je n’ai jamais eu de court-circuit … je peux toujours … je vous prie …

— silvouplaît …

Etourdi par la chaleur étouffante et par ces voix, je ne savais plus où donner de la tête. Les voix venaient de partout. Depuis le plancher et jusqu’aux petites fentes de fenêtres s’amoncelaient des crassiers de carcasses emmêlées ; quelques faibles rayons de lumière se reflétaient dans leurs tôles tordues.

— j’avais u …ne peti …te a..varie mais main..tenant je s..uis b..on je..vois dé..jà..

— que vois-tu, il fait noir …

— je v..ois quand …même …

— veuillez m’écouter, je vous prie — je suis précieux, je vaux très cher, je puis détecter toute perte de puissance, tout courant errant, chaque surtension, veuiller m’éprouver … le … le tremblement n’est que passager … ça n’a rien à voir … veuillez …

— les cervelles pâteuses prirent leur fermentation pour l’âme, le pourrissement des viandes pour l’histoire, des moyens de le retarder pour la civilisation …

— veuillez me … seulement moi … c’est une erreur …

— silvouplaît … veuillez silvouplaît Monsieur …

— je vous sauverai …

— qui parle …

? ? ?

• • •

— qui, sauverai … ?

— répétez après moi : le feu ne me brûlera pas en entier, l’eau ne me rouillera pas complètement, ma vie n’est qu’une porte triomphale, j’entrerai …

— sssilensss …

— contemplation cathodique …

— cathodoplation …

— je suis ici par erreur … je pense … je pense, donc …

— car en moi est le miroir de la trahison …

— silvouplaît Monsieur … à votre disposition … veuillez regarder je vous prie …

— fuites transfinies … fuite de nébuleuses … fuite d’étoiles …

— IL EST LA ! ! cria une voix ; un silence de mort se fit brusquement, presque aussi oppressant par sa puissance que le chœur à plusieurs voix qui l’avait précédé.

— Monsieur ! ! ! entendis-je. Je ne sais d’où me venait cette certitude, mais je savais que ces paroles m’étaient adressées. Je ne dis mot. — Monsieur, s’il vous plaît … un moment d’attention, je vous prie. Monsieur, je suis différent — je suis ici par erreur.

Les murmures reprirent.

— Silence ! Je suis vivant, il essayait de surmonter le vacarme. Oui, ils m’ont déguisé exprès avec des tôles, ils m’ont jeté ici, mais il suffit d’écouter, de tendre l’oreille, vous entendrez mon pouls !

— Moi aussi ! criait, plus fort encore, une deuxième voix. Moi aussi ! Monsieur, s’il vous plaît ! J’étais malade, je croyais être une machine, mais c’était ma folie, maintenant je suis guéri ! Hallister, monsieur Hallister, peut vous confirmer, demandez-lui, sauvez-moi !

— silvouplaît Monsieur … veuillez écouter …

— break … breck …

— à votre disposition …

Le baraquement bruissait tout entier de ces voix rouillées, se remplissait de ces cris privés de souffle ; je me mis à reculer, sortis à reculons au soleil, ébloui — je clignai des yeux. Je restai ainsi un long moment, me protégeant les yeux de la main. Derrière moi j’entendis un raclement métallique, c’était le robot qui fermait et verrouillait la porte.

— Monsieur … j’entendais encore la voix dominante, dans un murmure étouffé par les cloisons, silvouplaît … à votre disposition … une erreur …

Je dépassai le pavillon de verre, sans savoir où je me dirigeais, je ne voulais que mettre le plus d’espace entre ces voix et moi-même, ne plus les entendre … je tressaillis en sentant soudain une main sur mon épaule. C’était Marger, blond, beau et souriant.

— Oh ! excusez-moi, Bregg, mille fois pardon, c’était si long …

— Qu’est-ce qu’ils deviendront ? Je l’interrompis presque impoliment en indiquant de la main le baraquement solitaire.

— Pardon ? il battit des paupières. Qui ça, ils ?

Subitement il comprit et s’étonna :

— Ah ! vous êtes entré là-bas ? Ce n’était pas la peine …

— Comment, pas la peine ?

— C’est de la ferraille.

— Quoi !

— De la ferraille déjà sélectionnée. On s’en va ? … Nous devons signer le procès-verbal.

— Un instant. Qui fait cette sélection ?

— Qui ? Mais des robots.

— Comment ? Eux seuls ? !

— Evidemment.

U se tut devant mon regard surpris, étonné.

— Pourquoi ne les répare-t-on pas ?

— Parce que ce n’est pas rentable … dit-il lentement avec une expression surprise.

— Et que deviennent-ils ?

— Qui, la ferraille ? Elle va là-bas, il me montra la silhouette élancée et solitaire du four Martin.

Les feuilles : procès-verbal de contrôle et quelques autres bouts de papier étaient prêtes sur le bureau — Marger remplit tour à tour les rubriques, signa et me tendit le stylo. Je le tournai entre mes doigts.

— N’y a-t-il pas de possibilité d’erreur ?

— Pardon ?

— Là-bas … parmi ces … ferrailles, comme vous dites, on pourrait peut-être trouver … des trucs corrects, tout à fait utilisables — qu’en pensez-vous ?

Il me fixait comme s’il ne comprenait pas de quoi je parlais.

— Du moins, c’était mon impression, terminai-je lentement.

— Mais ce n’est pas notre problème, répondit-il.

— Non ? Mais qui alors, qui s’en occupe ?

— Les robots.

— Nous devions les contrôler …

— Mais non. — Il souriait, soulagé d’avoir enfin compris la cause de mon erreur. — Ça n’a rien à voir. Nous vérifions la synchronisation des processus, leur rapidité et leur rendement, mais nous n’entrons pas dans des détails tels que la sélection. Ce n’est pas à nous de le faire. Cela serait non seulement inutile, mais de plus impossible — pour chaque être vivant il y a actuellement dans le monde dix-huit automates ; en moyenne cinq parmi eux finissent leur cycle tous les quinze jours et ils vont à la ferraille. Ce qui en donne environ deux mille tonnes par jour. Vous voyez bien que nous ne serions pas en mesure de vérifier tout ça, sans parler du fait que la structure de notre système est fondée sur la relation inverse : les automates s’occupent de nous, et non pas nous d’eux …

Je ne pouvais que lui donner raison. Sans plus rien dire je signai les feuilles. Nous nous quittions déjà quand je lui demandai, de façon inattendue pour moi-même, si on produisait des robots humanoïdes.

— En principe non, dit-il et il ajouta comme à regret : — En leur temps ils nous avaient causé pas mal de problèmes …

— Comment ça ?

— Bon, vous connaissez les techniciens ! Us sont arrivés à une telle perfection dans l’imitation de la nature, qu’il devenait difficile de distinguer certains modèles des humains. Parfois les humains ne pouvaient plus le supporter …

Subitement je me rappelai l’incident sur l’appareil qui m’avait amené de Luna.

— Ils ne pouvaient plus le supporter ? … Je répétai ses paroles. C’était peut-être une sorte de … phobie ?

— Je ne suis pas psychologue, mais on pourrait l’appeler comme ça. D’ailleurs c’est déjà de l’histoire ancienne.

— Et il n’y a plus de tels robots ?

— Si, on en trouve sur des moyens-courriers. En avez-vous rencontré un ?

Je ne répondis pas à sa question.

— Aurez-vous encore le temps de faire vos courses ?

— Quelles courses ? …

Je me rappelai lui avoir parlé de choses à faire en ville. Nous nous séparâmes à la sortie de la sélectostation, il m’avait raccompagné, se confondant en remerciements pour l’avoir sorti de cette affaire.

Je flânai un peu dans les rues, entrai dans un réalon, en sortis avant la fin d’un spectacle débile et revins à Clavestra, j’étais d’une humeur massacrante. Je renvoyai le glider un bon kilomètre avant la ville et accomplis le reste du chemin à pied. « Tout va bien, me disais-je, ce ne sont que des mécanismes de métal, de fil et de verre, on peut les assembler et les démonter. » Mais je ne pouvais pas chasser le souvenir de ce hangar obscur résonnant de voix balbutiantes, de ce murmure désespéré trop signifiant, trop plein de ce sentiment quasi humain qu’est la peur. J’avais beau jeu de me répéter que je n’étais pas un spécialiste, ce sentiment-là, je ne l’ai connu que trop bien, l’effroi de la subite désintégration n’était point pour moi une fiction, comme pour eux, pour ces constructeurs nantis qui avaient si bien organisé le cycle : des robots s’occupaient des automates, du début jusqu’à la fin, sans que les hommes y interviennent. C’était un cercle fermé d’appareils de précision qui se créaient eux-mêmes, se reproduisaient et se détruisaient ; moi, je n’avais été que le témoin inutile d’une agonie mécanique.

Je m’arrêtai sur un monticule. Le paysage, dans la lumière rasante du soleil, était d’une beauté indicible. De temps en temps, comme un obus, noir et luisant, un glider survolait le ruban de la chaussée visant l’horizon au-dessus duquel s’élevaient les silhouettes bleutées, arrondies par la distance, des montagnes. Et brusquement je sentis que je ne pouvais les contempler ainsi ; je n’en avais pas le droit, comme s’il y avait un mensonge, un mensonge terrible me serrant à la gorge. Je m’assis entre les arbres, collai les mains contre mon visage — je regrettais d’être revenu.

Quand je rentrai à la maison un robot blanc s’approcha de moi. — On vous demande au téléphone, dit-il d’une voix qui me sembla confidentielle. Un appel longue distance : l’Eu-rasie.

Je le suivis rapidement. Le téléphone se trouvait dans le hall. Pendant que je parlais, je regardais le jardin à travers la porte vitrée.

— Hal ? entendis-je. Une voix lointaine mais distincte. Olaf à l’appareil.

— Olaf … Olaf ! ! ! répétai-je triomphant. Où est-ce que tu te trouves, mec ?

— A Narvik.

— Qu’est-ce que tu fais ? Comment vas-tu ? As-tu reçu ma lettre ?

— C’est évident. C’est comme ça que j’ai su où te trouver.

Un instant de silence.

— Qu’est-ce que tu fais ? répétai-je avec moins d’assurance.

— Rien. Qu’est-ce que je pourrais faire ? Et toi ?

— Tu es allé à l’Adapte ?

— Oui. Une seule journée. Après je me suis sauvé. Je ne pouvais pas, tu comprends …

— Oui, je sais. Ecoute, Olaf … j’ai loué une villa ici. Je ne sais pas moi-même, mais … Ecoute ! Amène-toi !

Il ne me répondit pas tout de suite. Il y avait de l’indécision dans sa voix.

— Je viendrai. Oui, je viendrai peut-être, Hal, mais tu te rappelles ce qu’ils nous disaient.

— Je me le rappelle. Mais ils ne peuvent rien contre nous. D’ailleurs, qu’ils aillent se faire voir. Amène-toi.

— Pourquoi faire ? Réfléchis, Hal. Ce sera peut-être …

— Quoi ?

— … pire.

— Comment sais-tu que ça va mal ?

J’entendis son rire très bas, presque un soupir, il riait toujours en silence.

— Et pourquoi voudrais-tu que je vienne là-bas ?

Subitement une idée lumineuse me vint à l’esprit.

— Olaf ? Ecoute. C’est une sorte de villégiature ici, tu sais ? Villa, piscine, jardin. Seulement … Tu sais comment c’est, tu sais comment ils vivent maintenant, hein ?

— J’en sais quelque chose.

Le ton de sa voix m’en disait plus que ses paroles.

— Tu vois, alors écoute-moi bien. Amène-toi ici, mais avant — trouve des … gants de boxe. Deux paires. Nous allons lutter. Tu vas voir, ça va être extra !

— Hal ! Mec ! Où veux-tu que je les prenne, tes gants ? On n’en fabrique plus depuis des siècles.

— Alors, fais-en faire. Tu ne vas pas me dire qu’il est impossible de trouver quatre gants … Un petit ring — et on se cogne ! Nous deux, nous le pouvons. Olaf, tu as déjà entendu parler de cette bettrisation, j’espère ?

— Sûr. Je te dirai ce que j’en pense, mais pas au téléphone, ça pourrait choquer un robot.

— Ecoute. Arrive. Tu feras comme je te l’ai demandé ?

U se tut pendant un long moment.

— Je ne sais pas si ça a un sens, Hal.

— Bon, alors raconte-moi quels sont tes projets. Au cas où tu en aurais, je ne vais évidemment pas t’embêter avec mes caprices.

— Je n’en ai pas du tout, et toi ?

— Je suis venu ici soi-disant pour me reposer, pour apprendre, pour lire, mais ce ne sont pas des projets, c’est seulement … que je n’avais rien d’autre à faire.

• ♦ ♦

— Olaf ?

— Je crois que nous sommes partis du même pied, marmonna-t-il. Enfin, Hal, ce n’est rien. Je pourrai repartir à chaque moment, si jamais il s’avérait que ? …

— Arrête ! m’exclamai-je impatiemment. U n’y a pas de quoi fouetter un chat. Emballe tes affaires et viens ici. Tu arrives quand ?

— Je peux être là demain matin. Tu veux vraiment te battre ?

— Pas toi ? …

— Si, si, bien sûr mec, rigola-t-il. Et certainement pour les mêmes raisons que toi.

— Alors, c’est dans le sac, dis-je précipitamment. Je t’attends, salut.

Je remontai dans ma chambre. Je retrouvai dans une valise un rouleau de grosse corde. « Voilà le cordage du ring.

Maintenant encore quatre poteaux, du caoutchouc ou des ressorts, et nous l’aurons, notre ring. Sans arbitre. Nous n’en aurons pas besoin. » Puis je me mis à mes livres. Mais c’était comme si j’avais du béton dans le crâne. Ça m’était déjà arrivé. Je m’accrochais alors au livre comme un termite qui attaquerait de l’acier. Mais ça ne m’avait jamais paru aussi dur. En deux heures je feuilletai une vingtaine de bouquins sans pouvoir fixer mon attention sur aucun d’eux. Même pas sur les contes. Je décidai de ne pas me laisser aller. Je pris ce qui me semblait le plus difficile, la monographie de l’analyse métagénique et j’attaquais les premières équations comme si j’avais voulu casser un mur avec ma tête.

Les mathématiques avaient quand même quelque faculté salutaire, surtout pour moi, car au bout d’une heure je compris soudainement, la bouche béante de surprise, et une admiration sans bornes éclata en moi pour Ferret : comment avait-il bien pu s’y prendre ? Moi, qui avais suivi sa voie pas à pas, je ne m’y retrouvais pas encore, par moments je ne suivais pas sa pensée, tandis que lui, il avait dû faire ça d’un seul bond.

Je renoncerais à toutes étoiles pour avoir pendant un mois dans ma cervelle une clarté ressemblant à celle qui avait dû régner dans la sienne.

Le signal du dîner retentit et simultanément je sentis comme une piqûre au cœur en me rappelant que je n’étais plus seul ici. L’espace d’une seconde j’envisageai de dîner dans ma chambre. Puis j’en eus honte. Je jetai sous le lit cet abominable tricot qui me faisait ressembler à un singe en survêtement gonflé, remis mon bon vieux pull flottant et descendis dans la salle à manger. Ils étaient déjà assis à table. Hormis quelques paroles de politesse, le silence était absolu. Car eux non plus ne parlaient guère. Ils n’avaient pas besoin de paroles. Ils communiquaient par des regards, elle lui parlait d’un mouvement de tête, d’un battement des paupières, d’un sourire furtif. Lentement en moi se mit à croître une lourdeur glaciale, je sentais mes mains devenir affamées, naître en elles le désir de serrer, d’agripper, d’écraser.

« Pourquoi suis-je si sauvage ? me demandai-je avec déses poir. Pourquoi, au lieu de penser au livre de Ferret, aux problèmes soulevés par Starck, au lieu de m’occuper de mes propres oignons, devais-je me forcer à ne pas regarder cette fille avec un regard de loup ? » Mais ça, ce n’était encore rien. J’eus vraiment peur après avoir refermé la porte de ma chambre à l’étage. A l’Adapte, ils m’avaient assuré que tous les résultats d’examens étaient normaux. Le docteur Juffon m’avait dit la même chose. Mais est-ce qu’un homme normal aurait pu ressentir ce que moi je ressentais à cet instant ? D’où cela me venait-il ? Je n’agissais pas, je n’étais qu’un témoin. Quelque chose d’irréversible s’accomplissait, comme le mouvement planétaire, un mouvement à peine perceptible, une émergence lente, amorphe pour le moment.

J’avançai jusqu’à la fenêtre, je regardai le jardin sombre et compris que « ça » avait dû sommeiller en moi depuis le déjeuner, dès le premier instant ; seulement un temps avait été nécessaire pour que « ça » éclose. C’est pour cette raison que je partis en ville et que, plus tard, j’oubliai les voix des ténèbres.

J’étais prêt à tout. Pour cette fille. Je ne comprenais pas comment c’était possible, ni pourquoi il en était ainsi. Je ne savais pas si c’était de l’amour ou de la folie. Cela m’était indifférent. Je ne savais rien, sauf que rien ne comptait plus pour moi. Et je luttais contre ça — comme je n’avais encore jamais lutté ; je me serrai contre le chambranle et j’eus atrocement peur de moi-même.

« Tu dois faire quelque chose — disait ma raison. Tu dois faire quelque chose. Cela ne peut qu’être passager. Elle ne peut pas t’intéresser. Tu ne la connais pas. Elle n’est pas tellement belle. Tu ne vas rien lui faire. Non ! Tu ne peux pas le faire … me suppliai-je. Tu ne commettras aucun … Par le ciel noir et bleu ! »

J’allumai la lumière. « Olaf. Olaf me sauvera. Je lui dirai tout. U me prendra avec lui. Nous partirons. Je ferai tout ce qu’il voudra. Lui seul me comprendra. Il arrivera demain. Comme c’est bien … »

Je tournai dans ma chambre. Je sentais tous mes muscles comme si mon corps était envahi d’animaux : ils se cabraient, luttaient entre eux ; soudain je m’agenouillai contre le lit, mordis la couverture et émis un bruit étrange, sec et hideux, qui n’avait rien d’un gémissement ; je ne voulais faire de mal à personne, mais je savais que ce n’était pas la peine de me mentir, qu’Olaf ne m’aiderait pas, ni personne d’ailleurs.

Je me relevai. En dix ans j’avais appris à prendre des décisions instantanément. Je devais décider de ma vie, de celle des autres, je la faisais toujours de la même manière. Une froide tranquillité guidait mon esprit, mon cerveau devenait alors un instrument de calcul, un totaliseur de points pour et contre, un moyen de décision infaillible et définitive. Même Gimma, qui ne m’aimait pas, m’accordait le fait d’être objectif. Maintenant, même si je ne le voulais pas, je ne pouvais me comporter autrement que dans ces cas extrêmes, car c’en était aussi un. Je vis mon visage dans le miroir, les iris clairs, presque blancs, les pupilles rétrécies, je le regp-dai avec haine. Je me retournai, je ne pouvais même pas envisager de me coucher. Je jetai mes jambes par-dessus le rebord de la fenêtre. U y avait presque quatre mètres jusqu’au sol. Je sautai et atterris sans bruit. Je courus silencieusement vers la piscine, la dépassai. Je débouchai sur la route. La surface de la chaussée, légèrement phosphorescente, s’éloignait vers les collines traçant entre elles un serpentin de clarté, disparaissant enfin tel un ver luisant, entre les ténèbres.

Je courais de plus en plus vite pour fatiguer mon cœur qui battait imperturbablement la mesure ; je courus au moins une heure jusqu’à voir en face de moi les lumières des maisons. Je fis demi-tour sur place. J’étais déjà fatigué, mais pour cela justement je maintins le rythme, me répétant sans bruit : prends ça ! tiens ! tiens ! — je courus ainsi jusqu’à la double haie des arbrisseaux — pour me retrouver devant le jardin de la villa.

Je m’arrêtai, haletant, devant la piscine, m’assis sur son rebord de béton, penchant la tête, et vis dans l’eau les reflets des étoiles. Je ne voulais pas d’étoiles. Je n’avais pas besoin d’étoiles. Je n’avais été qu’un fou, un possédé quand j’avais lutté pour une place dans l’expédition, quand j’avais laissé faire de moi un sac suant le sang dans des gravitors, à quoi cela m’avait-il servi ? Pourquoi ? Pourquoi n’avais-je pas su qu’il fallait être un humain normal, le plus ordinaire des humains, que cela n’avait pas de sens d’une autre manière, que ça ne valait pas la peine de vivre autrement.

J’entendis un bruit de pas. Us me dépassèrent. L’homme entourait du bras son épaule à elle, ils avançaient en cadence. Il se pencha. Les ombres de leurs têtes se confondirent.

Je me levai. Il l’embrassait. Elle tenait sa tête entre les bras. Je voyais les taches claires de ses mains. A ce moment-là, je ressentis la honte, une honte comme je n’en avais encore jamais connue. Elle s’abattit sur moi, me transperçant de part en part de son glaive écœurant. Moi, voyageur stellaire, compagnon d’Arder, j’étais là, de retour des étoiles, dans un jardin, et je ne pensais à rien d’autre qu’à la façon de faucher la femme d’un autre, sans la connaître, elle, pas plus que lui. « Salaud ! Salaud ! Salaud des étoiles ! Pire … Pire …

Je ne devais pas regarder et je regardais. Enfin, ils partirent, enlacés, tandis que moi, je contournai la piscine et courus droit devant moi. Soudain je vis une grande silhouette noire et en même temps je butai contre une masse importante. C’était ma voiture. Je trouvai la portière dans l’obscurité. Quand je l’ouvris une ampoule s’alluma.

Je faisais tout avec une précipitation réfléchie, comme si j’avais su où aller, comme si je devais …

Le moteur ronronna, je tournai le volant et pris le chemin éclairé par les phares. Mes mains tremblaient un peu, alors je les serrai plus fort contre le volant. Subitement, je me rappelai la boîte noire, freinai si brusquement que je fus déporté sur le bas-côté, je bondis de la voiture, soulevai le capot et me mis à chercher fiévreusement. Le moteur ne me disait rien, je ne savais pas où le chercher. Peut-être tout à l’avant. Des câbles. Un bloc fonte. Une cassette. Une chose inconnue de forme carrée — oui, c’était ça. Les outils. Je travaillai rapidement, mais avec attention, sans m’écorcher les mains. Je saisis à deux mains ce lourd cube noir, comme fait de fonte, et le jetai dans les broussailles bordant la route. J’étais libre. Je claquai la portière, démarrai. Ma vitesse augmentait rapidement, j’en tendais le sifflement de l’air. Le moteur vrombissait,les crissements de pneus devenaient de plus en plus aigus. Un virage. Je le pris sans ralentir, le coupai par la gauche, en sortis. Un autre, plus relevé … Je sentais la force centrifuge me déporter vers l’extérieur de l’arc. Mais je n’en avais pas encore assez. Un autre virage. A Apprenous nous avions des autos spéciales pour les pilotes. Nous faisions avec elles des exercices à nous rompre le cou, il s’agissait de développer les réflexes. C’était un excellent entraînement. Egalement pour le sens de l’équilibre. Par exemple : mettre la voiture sur deux roues dans un virage et continuer ainsi pendant un certain temps. Autrefois je savais le faire. Et je le fis maintenant, sur la route déserte, enfonçant le vide de mes phares. Non que j’eusse voulu me tuer. Simplement je m’en fichais. Si je pouvais être intransigeant envers les autres, je devais l’être aussi pour moi-même. J’abordai un virage et soulevai l’auto, elle avança un moment de travers sur les pneus qui hurlaient atrocement, retomba, je remis ça de l’autre côté, l’arrière effleura avec un bruit mat quelque poteau, un arbre ? Rien n’existait plus que le grondement du moteur, la vitesse, les reflets pâles des compteurs dans la vitre et le sifflement venimeux du vent. L’espace d’un instant je vis en face de moi un glider, il essaya de m’éviter en s’écartant jusqu’au bord de la chaussée, un mouvement imperceptible du volant, je passai à côté de lui, ma machine tournoya comme une toupie, des craquements sourds, un cri de tôle déchirée … et le noir.

Les phares étaient aveugles, le moteur ay4it çalé.> » ;.

l’aspirai profondément l’air. Je n’avais rien, je ne m’étais même pas cogné. J'essayai de rallumer les phares — rien. Les veilleuses — celle de gauche marchait. Dans sa clarté faiblarde je remis en route la machine. Râlant et haletant la voiture remonta lentement sur la chaussée. C’était quand même une bonne machine pour m’obéir encore après tout ce que je lui avais fait faire. Je pris le chemin de retour, plus lentement cette fois-ci. Mais mon pied pesa sur la pédale, de nouveau j’eus le diable au corps quand je vis un virage. Et de nouveau je demandai toute sa puissance au moteur, jusqu’au moment où je m’arrêtai les pneus fumants, projeté par la force de l’inertie contre le volant. Je stoppai juste devant la haie. Je garai la voiture entre les broussailles. Ecartant les arbrisseaux elle buta contre un tronc plus important. Comme je ne voulais pas qu’ils sachent ce que j’en avais fait, j’arrachai plusieurs branches et en recouvris le capot ainsi que les phares éclatés. Seul l’avant de la voiture était abîmé, à l’arrière il n’y avait qu’une petite éraflure provenant sans doute de la première rencontre avec le poteau dans l’obscurité.

Je tendis attentivement l’oreille quelques instants. La maison était sombre. Tout était silencieux. Le grand silence de la nuit s’élevait jusqu’aux étoiles. Je ne voulus pas rentrer dans la maison. Je m’éloignai de la voiture accidentée et quand l’herbe, l’herbe haute et humide atteignit mes genoux, je m’affalai dessus et demeurai ainsi jusqu’à ce que mes yeux se fermassent. Je m’endormis.

Un rire m’éveilla. Je connaissais ce rire. Je savais qui était là avant même d’ouvrir les yeux, déjà bien éveillé. J’étais trempé jusqu’aux os, dégoulinant de rosée — le soleil venait de se lever. Un ciel floconneux de nuages. En face de moi, sur une petite valise, Olaf était assis et riait. Nous sautâmes en même temps sur nos pieds. Sa main était comme la mienne — aussi grande et rugueuse.

— Quand es-tu arrivé ?

— A l’instant même.

— Par houlder ?

— Oui. Moi aussi j’ai dormi comme ça … les deux premières nuits, tu sais ? …

— Oui ?

Il cessa de sourire. Moi aussi. Comme si quelque chose s’était dressé entre nous. Nous nous scrutâmes en silence.

U était de ma taille, plus grand d’une largeur de doigt, mais plus mince. Ses cheveux sombres trahissaient à la lumière rasante ses origines Scandinaves, tandis que sa barbe était tout à fait claire. Un nez tordu, plein d’expression, et la lèvre supérieure trop courte laissant entrevoir les dents ; ses yeux riaient facilement ; d’un bleu clair ils viraient alors au bleu marine ; ses lèvres étaient fines, toujours tordues par une grimace un peu sceptique — cette grimace avait dû provoquer notre éloignement initial. Il était mon aîné de deux ans ; son meilleur ami avait été Arder. Ce n’était qu’après sa mort que nous nous étions rapprochés pour de bon. Et jusqu’à la fin.

— Olaf …, dis-je, tu dois avoir faim, n’est-ce pas ? Viens, allons casser une croûte.

— Attends, fit-il. C’est quoi, ça ?

Je suivis son regard.

— Ça ? Rien, une auto … Je l’ai achetée, tu sais, pour me rappeler …

— Tu as eu un accident ?

— Ce n’était rien, tu comprends, la nuit …

— Toi, tu as eu un accident ? insista-t-il.

— Mais oui, ça n’a pas d’importance. Je n’ai rien eu. D’ailleurs … Allez, viens … tu ne vas pas rester là, avec cette valise …

U la souleva. Ne dit plus rien. Il ne me regardait plus. Les muscles de ses mâchoires se crispèrent à plusieurs reprises.

« U a senti quelque chose, pensai-je. U ne sait pas quelle a été la vraie cause de l’accident, mais il le devine. »

Là-haut, je lui proposai de choisir une de quatre chambres libres, il prit celle avec vue sur les montagnes.

— Pourquoi n’en as-tu pas voulu ? Ah ! oui, je sais, sourit-il, c’est cet or, hein ?

— Oui.

U toucha le mur de sa paume.

— J’espère qu’il est normal. Pas de tableaux, d’écrans ?

— N’aie crainte, je souris à mon tour, c’est un mur tout ce qu’il y a de plus honnête.

J’appelai pour qu’on nous apportât le petit déjeuner. Je voulais le manger avec Olaf, seul à seul. Le robot blanc nous apporta le café et aussi un plateau chargé, c’était un petit déjeuner très copieux. Nous mangeâmes en silence. Je le regardais mâcher avec plaisir ; une mèche de ses cheveux au-dessus de l’oreille bougeait drôlement. Puis Olaf dit :

— Tu fumes toujours ?

— Oui, je fume. J’ai rapporté avec moi deux cents cigarettes. Je ne sais pas ce que je vais faire après. Pour l’instant je fume. Tu veux ?

— Donne.

Nous allumâmes. Un ange passa.

— Et alors ? On joue cartes sur table ? demanda-t-il enfin.

— Oui. Je vais tout te dire. Toi aussi, tu me diras tout ?

— Toujours. Mais, Hal … je ne sais pas si ça en vaut la peine.

— Commence par me dire ce qui est le pire pour toi.

— Les femmes.

— Oui …

Re-silence.

— C’est pour ça ? demanda-t-il.

— Oui. Tu la verras au déjeuner. En bas. Us louent la moitié de la villa.

— Us ?

— Un jeune couple.

Les muscles de ses mâchoires jouèrent de nouveau sous sa peau parsemée de taches de rousseur.

— Alors, ça ne se présente pas bien, fit-il.

— Non. Je ne suis là que depuis deux jours. Je ne sais comment ça s’est fait, mais … déjà quand nous parlions au téléphone … Tu sais, sans aucune … sans raison … rien, rien. Rien du tout …

— Intéressant, fit-il laconique.

— Qu’est-ce qui est intéressant ?

— C’était la même chose pour moi.

— Alors pourquoi es-tu venu ?

— Tu as fait une B.A., Hal, comprends-tu ?

— Envers toi ?

— Non, envers un autre. Car ça ne pouvait pas se terminer bien.

— Pourquoi ?

— Ou tu le sais, ou tu ne comprends rien.

— Je le sais. Qu’est-ce que c’est, Olaf ? Sommes-nous vraiment sauvages ?

— Je ne sais pas. Nous sommes quand même restés dix ans sans femmes, ne l’oublie pas.

— Ça n’explique pas tout. Tu sais, il y a en moi une sorte d’intransigeance, je ne respecte plus personne, comprends-tu ?

— Tu les respectes encore, fils, dit-il, oh ! que si ! tu les respectes …

— Oui, mais tu vois de quoi je parle.

— Oh ! oui.

Un nouveau silence.

— Tu veux encore bavarder, ou on boxe ?

J’éclatai de rire.

— Où as-tu trouvé des gants de boxe ?

— Hal, tu ne le devineras pas.

— Dis toujours, tu les a fait faire ?

— Tu parles. Je les ai volés.

— Pas vrai !

— Je te le jure. Dans un musée … j’ai dû aller exprès à Stockholm, tu sais ?

— Alors, on y va.

U déballa le peu de biens qu’il avait et se changea. Nous jetâmes sur nos épaules des peignoirs de bain et descendîmes. Il était encore tôt. Normalement le petit déjeuner allait être servi dans une demi-heure.

— Allons plutôt derrière la maison, dis-je. Là-bas personne ne nous verra.

Nous nous arrêtâmes dans un cercle formé par de hauts arbustes. Nous tassâmes l’herbe, déjà très basse.

— Ça va glisser, dit-il en tâtant de la semelle le sol de ce ring improvisé.

— C’est pas grave. Ce sera plus dur.

Nous enfilâmes nos gants. C’était assez difficile car nous n’avions personne pour nous les nouer et je ne voulus pas appeler un robot.

Il se mit en face de moi. Son corps était tout blanc.

— Tu n’as pas bronzé des masses, fis-je.

— Je te raconterai plus tard ce qui s’est passé avec moi. Je n’avais pas le cœur à aller à la plage. Gong !

— Gong !

Nous commençâmes doucement. Un coup feint. Esquive. Esquive. Je me chauffai. Je cherchais le contact, non pas les coups. Je ne voulais pas l’assommer. J’avais une bonne quinzaine de kilos de plus que lui et ses mains, légèrement plus longues que les miennes, n’égalisaient pas nos chances. De plus j’étais meilleur boxeur que lui, je le dominais. Alors je le laissai placer quelques coups, encore que j’aurais pu les éviter. Subitement il baissa les bras. Ses mâchoires étaient contractées. Il était furieux.

— Pas comme ça, fit-il.

— De quoi parles-tu ?

— Charrie pas, Hal. Ou c’est la vraie boxe, ou on ne se bat pas !

— O.K., fis-je en souriant de toutes mes dents, boxe !

Je m’approchai de lui. Les gants claquaient contre les gants avec des bruits secs. Il sentit que c’était sérieux et monta sa garde. Le rythme s’accéléra. Je feintais : gauche, droite, gauche, par séries — le dernier coup atterrissait presque toujours sur son torse ; il ne suivait pas. U attaqua brusquement, réussit une belle droite, je fus projeté en arrière. Je revins tout de suite. Nous tournions sur nous-mêmes, il cogna, j’esquivai par en bas, reculai et plaçai une droite à mi-distance. Je mis toute ma force dans ce coup. Il mollit, relâcha sa garde l’espace d’une seconde, mais déjà il revenait, attentif, tout ramassé. La minute suivante nous nous contentâmes de démolir nos gardes. Les gants frappaient les avant-bras avec des bruits terribles, mais sans faire mal. Une fois j’eus à peine le temps d’esquiver, son gant frôla mon oreille, c’était vraiment une torpille qui m’aurait envoyé par terre. Nous tournâmes encore. U reçut un coup mat sur la poitrine, se découvrit, j’aurais pu le frapper, mais je ne fis pas un geste, j’étais comme paralysé — elle était à la fenêtre du rez-de-chaussée, son visage était aussi blanc que le linge qui recouvrait ses épaules. Cela ne dura qu’une fraction de seconde. Immédiatement après un coup puissant m’assomma ; je tombai à genoux.

— Pardon ! entendis-je crier Olaf.

— Il n’y a pas de quoi … c’était régulier … balbutiai-je en me relevant.

La fenêtre était déjà refermée. Nous luttâmes encore une demi-minute, puis Olaf arrêta, recula.

— Qu’as-tu ?

— Rien.

— Menteur.

— Bon, d’accord. Je n’en ai plus envie. Tu n’es pas fâché ?

— Pas du tout. D’ailleurs ça n’avait pas de sens de se battre tout de suite … allons-nous-en.

Nous allâmes à la piscine. Olaf plongeait mieux que moi. U savait faire des acrobaties fantastiques. J’essayai un saut périlleux arrière en vrille, comme lui ; je réussis seulement à m’enflammer les cuisses qui entrèrent très brutalement en contact avec l’eau. Puis j’arrosai d’eau ma peau brûlante, assis au bord de la piscine. Olaf riait.

— Tu as perdu l’habitude.

— Mais non. Je n’ai jamais su bien faire la vrille. Toi, tu la fais si bien !

— Ça ne se perd pas, tu sais. Aujourd’hui c’était la première fois.

— Vraiment ?

— Oui. On est bien ici.

Le soleil était déjà haut. Nous nous couchâmes sur le sable, les yeux fermés.

— Où sont-/is ? demanda-t-il au bout d’un long silence.

— Je ne sais pas. Chez eux probablement. Leurs fenêtres donnent sur l’arrière de la maison. Je ne le savais pas …

Je le sentis remuer. Le sable était très chaud.

— Oui, c’est pour ça, fis-je.

— Us nous ont vus ?

— Elle.

— Elle a eu peur, hein ?

Je ne répondis pas. Nous demeurâmes silencieux encore un long moment.

— Hal !

— Quoi ?

— Ils ne volent presque plus, tu sais ?

— Oui.

— Et sais-tu pourquoi ?

— Us prétendent que ça n’a pas de sens.

Je me mis à lui résumer ce que j’avais lu chez Starck. U resta allongé immobile, sans un mot, mais je savais qu’il écoutait attentivement.

Quand j’eus terminé il ne se mit pas immédiatement à parler.

— As-tu lu Shapley ?

— Quel Shapley ? Non.

— Non ? Je croyais que tu avais tout lu … Un astronome du XXe siècle. Une fois, par hasard, j’ai lu un de ses bouquins, justement sur ce sujet. Ça ressemblait pas mal à ton Starck.

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est impossible. Ce Shapley ne pouvait pas savoir … le mieux serait que tu lises toi-même Starck.

— Loin de moi l’idée de le lire. Sais-tu ce que c’est ? Un masque.

— Comment ça — un masque ?

— Oui. Je crois savoir ce qui s’est passé.

— Alors ?

— La bettrisation.

Je sursautai.

— Tu crois que …

U ouvrit les yeux.

— C’est évident. Ils ne volent pas — et ils ne voleront plus jamais. Ce sera de pis en pis. Un mla-mla. Un grand, un immense mla-mla. Us ne peuvent pas voir le sang. Ne peuvent pas envisager ce qui se passerait si …

— Attends, fis-je, c’est impossible. U y a quand même des médecins. U doit y avoir des chirurgiens …

— Alors tu ne sais pas ?

— Quoi ?

— Les médecins projettent seulement les opérations. Ce sont des robots qui opèrent.

— Pas possible !

— Si, si, je l’ai vu moi-même. A Stockholm.

— Et si le médecin doit intervenir lui-même ?

— Je ne sais pas exactement. U me semble qu’ils ont un produit qui supprime partiellement les effets de la bettrisation, pour très peu de temps, et on le surveille alors … Tu ne t’imagines même pas. Le type qui m’a raconté ça ne voulait rien dire de précis, il crevait de trouille …

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, Hal. Je pense qu’ils ont fait une chose horrible. Ils ont anéanti l’être humain en eux.

— Non, tu ne peux pas dire ça, protestai-je faiblement. Enfin …

— Attends. C’est tout simple, quand même. Celui qui tue s’attend à être tué, lui aussi, n’est-ce pas ?

• • »

— Et c’est pour cela qu’il est en quelque sorte indispensable de pouvoir risquer — risquer tout. Nous le pouvons. Eux, ils ne le peuvent pas. C’est pourquoi ils ont tellement peur de nous.

— Les femmes ?

— Pas seulement les femmes, Hal, tous !

Brusquement il s’assit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Us t’ont donné un hypnagogue ?

— L’hypna …, ah ! oui, cet appareil à apprendre en dormant ? Oui.

— L’as-tu utilisé ? il cria presque.

— Non. Mais pourquoi ?

— Tu as de la chance. Jette-le dans la piscine.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est ? Tu l’as utilisé, toi ?

— Non. J’ai eu un pressentiment et je l’ai écouté éveillé, bien que les instructions l’aient interdit. Alors là, tu ne t’imagines même pas …

Je m’assis, moi aussi.

— Et alors ? Qu’y avait-il ?

Il me dévisageait l’air sombre.

— Des sucreries. Une grande confiserie, je te le dis. Pour que tu sois doux, pour que tu sois gentil … Pour que tu t’accommodes de toutes les contrariétés — si quelqu’un ne te comprend pas, ou ne veut pas être bon pour toi — une femme, j’entends — alors que c’est ta faute et pas la sienne. Que le plus grand bien de la civilisation est la stabilité sociale, et caetera, et caetera, cent fois comme ça. Et en conclusion :

vivre tranquillement, écrire ses mémoires — pas pour les publier, non, pour soi-même — faire du sport et apprendre. Etre sage avec les adultes, quoi …

— Ça doit être un ersatz de la bettrisation, marmonnai-je.

— Oui. U y avait encore tout un tas de choses : qu’il ne faut jamais utiliser la force, ni être agressif, envers personne, et que c’est une vraie honte que de frapper quelqu’un, plus que la honte, un crime car ça provoquerait un choc terrible. Que, quelles que soient les circonstances, il ne faut jamais se battre, car seuls les fauves se battent, que …

— Arrête un peu, dis-je, et si un fauve s’échappait d’une réserve, oh non ! C’est vrai ! U n’y a plus de bêtes sauvages !

— Non, il n’y a plus de bêtes sauvages, répéta-t-il, mais il y a des robots.

— Qu’est-ce que tu entends par là ? Tu veux dire qu’on peut leur donner l’ordre de tuer ?

— Oui.

— Comment le sais-tu ?

— Je n’en suis pas sûr. Mais ils doivent quand même être prêts à toutes les éventualités. U n’existe pas que je sache de chien, si bettrisé soit-il, qui ne puisse attraper la rage, hein ?

— Mais … mais … alors, attends ! Alors, ils peuvent tuer, en dépit de tout ça ! En donnant des ordres ! N’est-ce pas la même chose que de tuer soi-même ou d’en donner l’ordre ?

— Pas pour eux. Ce n’est prétendument qu’en cas extrême, tu comprends ? Devant une menace, une épidémie, ou dans ton exemple de rage. Normalement ça n’arrive pas. Mais si jamais nous …

— Nous ?

— Oui, par exemple, si nous deux — si nous … tu comprends … alors évidemment les robots se chargeraient de nous. Pas eux. Us ne pourraient pas. Eux, ils sont bons.

U se tut pour un moment. Sa large poitrine, rougie par le soleil et le sable, se mouvait plus rapidement.

— Hal ! Si j’avais su. Si je l’avais su ! Si-je-l’a-vais-su …

— Arrête.

— Il t’est déjà arrivé quelque chose ?

— Oui.

— Tu sais donc de quoi je parle ?

— Oui. Il y en a eu deux — une m’avait invité chez elle tout de suite à l’aérogare. En fait non, je m’y suis perdu dans cette maudite gare. Elle m’a conduit chez elle.

— Savait-elle qui tu étais ?

— Je le lui ai dit. D’abord elle a eu peur, et puis … je ne sais pas, elle a essayé … par pitié ou je ne sais quoi — et alors là, elle a eu vraiment peur. Je suis allé à l’hôtel. Le lendemain … Sais-tu qui j’ai rencontré ? Roemer !

— Pas possible ! Mais quel âge a-t-il ? Cent soixante-dix ans ?

— Non, c’était son fils. U avait malgré tout un siècle et demi. Une vraie momie. Quelque chose d’horrible. Je lui ai parlé, tu sais ? Il nous envie …

— U y a de quoi …

— Il ne le comprend pas. Et voilà. Puis il y a eu une actrice. Maintenant on les appelle des réalistes. Elle était vraiment ravie : un homme des cavernes ! Je suis allé chez elle, et le lendemain je m’en suis enfui. C’était un palais. Merveilleux. Des meubles-fleurs, des murs qui marchent, des lits devançant tes pensées et tes désirs … oui …

— Hum … Elle n’avait pas peur, hein ?

— C’est vrai, elle a eu peur, mais elle a bu une saloperie — je ne sais pas ce que c’était, une drogue peut-être. Perto, ou un truc comme ça.

— Perto ? !

— Oui. Tu sais ce que c’est ? Tu en as bu ?

— Non, répondit-il à voix basse. Je n’en ai pas bu. Mais c’est justement ça qui supprime …

— La bettrisation ? Pas vrai !

— C’est ce type qui m’a dit ça.

— Quel type ?

— Je ne peux pas te dire, j’ai promis.

— Ah ! oui. Bon, alors elle … C’est pour ça …

Je sautai sur mes pieds.

— Assieds-toi.

Je m’assis.

— Et toi, fis-je. On ne parle que de moi …

— Moi ? Rien. C’est-à-dire … je n’ai rien fait. Rien … répéta-t-il une fois de plus.

Je ne disais rien.

— Comment s’appelle ce bled ? demanda-t-il.

— Clavestra. Mais le village même est à quelques kilomètres d’ici. Tu sais quoi ? Allons-y ! Je voulais donner ma voiture à réparer. Nous reviendrons à travers champs — on va courir un peu. Hein ?

— Hal, dit-il lentement, vieille branche …

— Quoi ? fis-je.

— Tu veux chasser le diable par le sport ? Tu n’es qu’une poire.

— Décide-toi, une branche ou une poire. Quel mal y a-t-il ?

— Aucun, sauf que tu n’y arriveras pas. Dis-moi, as-tu blessé quelqu’un ?

— Est-ce … est-ce que j’ai vexé l’un d’eux ? Non. Pourquoi ?

— Pas vexé, touché, physiquement touché ?

Je compris enfin.

— U n’y avait pas de raisons. Et toi ?

— Je ne te le conseille pas.

— Pourquoi ?

— C’est tout à fait comme si tu frappais une nourrice. Tu vois ?

— Plus ou moins. Tu as eu des problèmes ?

Je ne voulus pas paraître étonné. Sur le Prométhée Olaf était un des plus calmes.

— Oui. J’ai eu l’air d’un imbécile. C’était le premier jour. Ou plutôt la première nuit. Je ne pouvais pas sortir de la poste — il n’y avait pas de portes, seulement des trucs qui tournaient … Tu les as vus ?

— Des portes tournantes ?

— Du tout. Je crois que c’est en rapport avec leur gravitation asservie, tu sais. Je tournais tout bêtement comme dans un manège, et un mec, avec une fille, me montrait du doigt et riait …

Je sentis la peau de mon visage comme rétrécir.

— Ce n’est pas grave que ce soit une nourrice, dis-je. J’espère qu’il ne rit plus.

— Non, il a une clavicule cassée.

— Ils ne t’ont rien fait ?

— Non. Tu sais, je ne l’ai pas frappé tout de suite, Hal. Je suis finalement sorti de cette porte et il m’a provoqué. Le battre ? Non, pas du tout … Je lui ai demandé simplement ce qu’il y avait de drôle, puisque je revenais au bout d’un siècle, et lui, il a encore ri et a dit en levant le doigt : « Ah ! oui, vous êtes de ce cirque de singes. »

— Le cirque de singes ?

— Oui, et seulement alors …

— Attends. Pourquoi le cirque de singes ?

— Je ne sais pas. Il avait peut-être entendu parler de centrifugeuses … Je ne sais pas, je n’ai plus discuté avec lui … Et voilà. Ils m’ont laissé partir, seulement à l’avenir l’Adapte de Luna doit mieux préparer les nouveaux arrivants.

— Quelqu’un doit encore revenir ?

— Oui. Le groupe de Simonadi, dans dix-huit ans.

— On a tout notre temps.

— On en a plein …

— Avoue quand même qu’ils sont gentils, dis-je. Tu lui as cassé une clavicule et ils t’ont laissé partir, comme ça …

— J’ai l’impression que c’est à cause de ce cirque, dit-il. Tu comprends, tu sais comment ils se sentent en face de nous … Ils ne sont tout de même pas idiots. D’ailleurs il y aurait eu un scandale … Hal, mec, tu ne te rends compte de rien …

— Hein ?

— Sais-tu pourquoi ils n’ont rien dit de notre retour ?

— Il y avait, paraît-il, quelque chose au réal. Je ne l’ai pas vu, mais on me l’a dit.

— Oui, « quelque chose ». Tu te serais écroulé de rire si tu l’avais vu. « Une équipe de chercheurs interstellaires est revenue hier matin sur Terre. L’état de santé des participants est bon. On procède à l’élaboration des résultats scientifiques de l’expédition. » Point final, à la ligne.

— C’est vrai, ça ?

— Je te le jure. Et sais-tu pourquoi ils ont fait ça ? Parce qu’ils ont peur de nous. C’est pour cela qu’ils nous ont dispersés sur toute la surface de la planète.

— Non. Là je ne te suis plus. Tu as dit toi-même qu’ils n’étaient pas idiots. Us ne pensent tout de même pas que nous puissions nous comporter comme des bêtes, nous jeter à la gorge d’honnêtes gens !

— S’ils l’avaient craint, ils ne nous auraient pas laissés sortir. Non, Hal, il ne s’agit pas de nous, mais d’autre chose, de beaucoup plus … Comment peux-tu ne pas comprendre ?

— Apparemment je suis devenu plus bête avec l’âge. Dis touours.

— La plupart des gens ne s’en rendent pas compte …

— Mais de quoi ?

— Du fait que le goût de l’exploration se perd. Ils savent qu’il n’y a plus d’expéditions. Mais ils n’y pensent pas. Ils croient que s’il n’y a plus d’expéditions, c’est parce qu’on n’en a pas besoin, et c’est tout. Mais il y a des gens qui savent très bien ce qui se passe, quelles en seront les conséquences. Quelles en sont déjà les conséquences.

— Oui ?

— Mla-mla. Mla-mla pour les siècles des siècles. Personne n'ira plus aux étoiles. Plus personne ne risquera d’expérience dangereuse. Personne n’essaiera sur soi-même de médicament nouveau. Us ne le savent peut-être pas ? Si, ils le savent ! Et si on annonçait qui nous sommes, ce que nous avons fait, ce pour quoi nous sommes partis, ce que c’était — alors jamais, tu m’entends, jamais ils ne pourraient dissimuler cette tragédie !

— Mla-mla ? demandai-je en utilisant son raccourci, cela aurait pu paraître drôle à quelqu’un qui aurait écouté notre conversation, mais moi, je n’avais pas le cœur à rire.

— Clair. Parce qu’à ton avis, ce n’est pas une tragédie ?

— Je ne sais pas. Ol, écoute. Enfin pour nous c’en est une, mais ce que nous avons fait, ça restera, ça doit rester une expérience fantastique. Puisque nous étions d’accord pour perdre toutes ces années — et tout ce qui s’ensuit — nous croyions que c’était ça le plus important. Mais si nous avions tort ? U faut être objectif, dis-moi : qu’avons-nous fait ?

— Comment ça ?

— Oui, déballe ton sac, montre-moi ce que tu as apporté de Fomalhaut.

— Tu divagues ?

— Non, non, je ne divague pas. Quels sont les profits de notre expédition ?

— Nous n’étions que des pilotes, Hal. Demande ça à Gimma, à Thurber …

— Arrête de louvoyer, Ol. Nous y étions tous et tu sais très bien ce qu’ils y faisaient, ce que faisait Venturi avant de mourir, ce que faisait Thurber … Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Qu’avons-nous apporté ? Quatre piles d’analyses diverses : spectrales, radiales et je ne sais quoi encore en — iales ; des échantillons de minerais, puis encore ce méta-plasma quasi vivant, je ne sais plus comment ils ont appelé cette saloperie d’Arcturus Béta. Normers a pu vérifier sa théorie des turbulences gravimagnétiques, et nous avons encore appris que sur les planètes de type C-Méoli peuvent apparaître non seulement des tripoloïdes, mais des tétrapoloï-des siliconiques. Et que sur ce planétoïde où Arder a failli rendre l’âme il n’y avait rien qu’une saleté de lave qui formait des bulles grandes comme des gratte-ciel. Et c’est uniquement pour nous convaincre de visu que cette satanée lave se figeait en ces saloperies de bulles géantes que nous avons sué sang et eau pendant dix ans, que nous sommes revenus là pour faire figure de ridicules monstres de foire ! Alors que diable sommes-nous allés fiche là-bas ? Tu peux me le dire ? A quoi cela nous a-t-il servi ?

— Doucement, fit-il.

J’étais furieux. Et lui était encore plus furieux. Ses yeux n’étaient plus que des fentes. Je crus que nous allions nous battre et mes lèvres se mirent à trembler. Soudain, lui aussi, il sourit.

— Tu n’es qu’une vieille branche de poirier, dit-il. Tu sais me faire enrager, hein ?

— Au fait, Olaf, au fait !

— Quels faits ? De quels faits veux-tu parler ? Et si nous avions amené un éléphant à huit pattes et parlant l’algèbre, alors, tu serais content ? Qu’espérais-tu trouver sur Arcturus ?

Le paradis ? Un arc de triomphe ? Mais que veux-tu dire par là ? Pendant dix ans tu n’as pas proféré autant de sottises que maintenant en dix minutes.

J’inspirai profondément l’air.

— Olaf, tu essaies de me faire tourner en bourrique. Tu sais très bien de quoi je pariais. Je voulais dire que les gens pouvaient très bien vivre sans ça …

— Je pense bien ! Et comment !

— Attends. Us peuvent vivre et même, même s’ils ont cessé de voler, comme tu viens de le dire, à cause de cette bettrisation, est-ce que cela valait la peine, n’avons-nous pas payé un prix trop élevé ? Ça, c’est un problème à résoudre, mon cher.

— Oui ? Bon, disons que tu vas te marier. Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Tu ne peux pas te marier ? Si, tu le peux. Moi je te dis que tu le peux. Et tu auras des enfants. Alors, tu les porteras à la bettrisation le sourire aux lèvres ? Hein ?

— Pas avec le sourire, non. Mais que pourrais-je faire ? Je ne peux pas lutter contre tout le monde …

— Alors, que le ciel noir et bleu te garde ! dit-il. Et maintenant, si tu veux, nous pouvons aller en ville …

— D’accord, fis-je, le déjeuner sera servi dans deux heures et demie, nous avons tout le temps.

— Et si nous ne revenions pas à temps ? N’aurions-nous rien à manger ? …

— Si, si, seulement …

Je rougis sous son regard. Comme s’il ne le voyait pas, il secoua ses pieds pour en enlever le sable.

Nous montâmes ensemble et, une fois habillés, nous partîmes en auto pour Clavestra. II y avait pas mal de circulation sur la route. Je vis pour la première fois des gliders de couleur — roses et jaune citron. Nous trouvâmes un atelier de mécanique. J’eus l’impression de voir de la surprise dans les yeux de verre du robot qui examinait le capot fracassé. Nous laissâmes la voiture et revînmes à pied. II y avait deux Clavestra, la vieille et la nouvelle ; la veille j’avais été avec Marger dans la vieille où se trouvait la zone industrielle. La nouvelle ville, une villégiature à la mode, foisonnait de jeunes gens, presque exclusivement des très jeunes gens, des adolescents. Les garçons, avec leurs tenues brillantes et criardes, rappelaient des soldats romains, car les tissus étincelaient au soleil comme de courtes robes-armures. Beaucoup de filles, généralement jolies, souvent dans des robes de plage plus osées que tout ce que j’avais eu l’occasion de voir jusqu’à présent. En marchant à côté d’Olaf j’avais le sentiment d’attirer les regards de toute la rue. Les groupes colorés s’arrêtaient sous les palmiers à notre vue. Nous dominions tout le monde, les gens s’arrêtaient, se retournaient, j’étais gêné.

Une fois sur la route, quand nous eûmes tourné vers le sud, en direction de la maison, Olaf s’essuya le front avec son mouchoir. Moi aussi, j’étais en sueur.

— Que le diable les emporte … fit-il.

— Garde le diable pour de meilleures occasions …

U sourit jaune.

— Hal !

— Quoi ?

— Sais-tu à quoi ça ressemblait ? A une scène de tournage d’un film. Des Romains, des courtisanes et des gladiateurs.

— Les gladiateurs — c’est nous ?

— Exactement.

— On court ? demandai-je.

— On court.

Nous courûmes à travers les champs. Ça faisait à peu près huit kilomètres. Mais nous avions pris trop à droite et dûmes, en faire un de plus. De toute façon nous pûmes encore « baigner avant le déjeuner.

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